La vie de
Cicéron
Plutarque, Les
vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie
Librairies-éditeurs, Paris, 1840.
autre traduction de Pierron
I. Son origine. Son surnom. - II. Sa naissance. Il se distingue de tous les
jeunes gens de son âge. - III. Il s'applique à la philosophie et sert sous
Sylla. Son premier plaidoyer. - IV. Son voyage en Grèce. Il s'attache à
l'école de l'Académie. - V. Il va voir les plus fameux rhéteurs d'Asie.- VI.
Sa conduite réservée après son retour à Rome. – VII. II fait, dans ses
plaidoyers , un usage trop fréquent de la raillerie. Sa questure en Sicile.
-VIII. Sa passion pour la gloire. II s'applique à connaître, par leurs noms,
les personnes les plus considérables. - IX. Son désintéressement. Affaire de
Verrès. – X. Il le fait condamner. - XI. Sa vie particulière. Estime dont il
jouit à Rome. – XII. Causes qu'il plaide pendant sa préture. - XIII. Affaire
de Manilius. - XIV. Il est nommé consul. Faction qui se forme dans Rome. - XV.
Conspiration de Catilina, qui demande le consulat avec Antoine. - XVI. Affaires
difficiles que Cicéron a au commencement de son consulat. - XVII. Il fait
rejeter la loi agraire de Rullus. - XVIII. Pouvoir irrésistible de son
éloquence. - XIX. Catilina appelle des troupes à Rome. – XX. Cicéron
communique au sénat les avis qu'il a reçus de la conjuration. Décret qui
l'investit d'un pouvoir absolu. - XXI. Catilina tente inutilement de faire
assassiner Cicéron-. – XXII. Lentulus se met à la tête des conjurés
à Rome. - XXIII. Moyens que les conjurés avaient pour l'exécution. - XXIV.
Ils traitent avec les ambassadeurs des Allobroges. - XXV. Lentulus et les
principaux conjurés sont arrêtés. -. XXVI. Incertitude de Cicéron sur le
parti qu'il doit prendre. Sa femme l'encourage à les faire punir. - XXVII.
Opinion de César. - XXVIII. Caton fait revenir le sénat à l'arrêt de mort.
Les coupables sont exécutés. - XXIX. Témoignages d'estime donnés à
Cicéron. Défaite de Catilina. - XXX. Intrigues contre Cicéron. Il est nommé,
par un décret du peuple, Père de la patrie. - XXXI. Il déplaît aux Romains,
par les louanges continuelles qu'il se donne. - XXXII. Éloges qu'il a faits de
tous les hommes célèbres, de son temps. - XXXIII. Sa vanité lui fait
quelquefois oublier les bienséances. Ses mots contre Crassus. - XXXIV. Ses bon
mots. - XXXV. Suite. - XXXVI. Clodius entre, déguisé en femme , aux mystères
de la Bonne-Déesse. – XXXVII. Cicéron dépose contre lui en justice.-
XXXVIII. Clodius est absous. - XXXIX. Clodius feint de se réconcilier avec
Cicéron. - XL. César se déclare contre Cicéron. Clodius le cite en justice.
– XLI. Cicéron s'en va en exil. - XLII. Clodius le fait condamner au
bannissement. – XLIII. Efforts du sénat pour le faire rappeler. – XLIV.
Rappel de Cicéron. - XLV. Joie du peuple à son retour.
Il déchire les actes du tribunat de Clodius. - XLVI. Affaire de
Milon. – XLVII. Cicéron est envoyé proconsul en Cilicie. Conduite qu'il y
tient. -XLVIII. A son retour il trouve Rome divisée entre César et Pompée.
– XLIX. II va joindre Pompée, et en est blâmé par Caton. - L. Railleries de
Cicéron dans le camp de Pompée. - LI. II va trouver César, qui le reçoit
avec honneur. - LII. Affaire de Ligarius. - LIIl. II quitte les affaires et se
livre à l'étude. - LIV. Il répudie sa femme Térentia, et épouse une jeune
personne qu'il répudie encore. - LV. Mort de sa fille Tullie. Mort de
César. - LVI. Antoine excite le peuple contre les meurtriers de César. LVII.
Défiance mutuelle de Cicéron et d'Antoine. - LVIII. Songe singulier de
Cicéron. - LIX. Il prend le parti du jeune César. - LX. Il engage le sénat à
le favoriser. - LXI. César se raccommode avec Antoine et lui sacrifie Cicéron.
- LXII. Cicéron s'enfuit avec son frère qui est trahi et mis à mort. –
LXIII. Incertitudes où il se trouve. - LXIV. Il est tué. - LXV. Sa tête et
ses mains sont attachées à la tribune.
I. La mère de Cicéron se nommait Helvia; elle était d'une famille distinguée
et soutint, par sa conduite, la noblesse de son origine. On a sur la condition
de son père des opinions très opposées : les uns prétendent qu'il naquit et
fut élevé dans la boutique d'un foulon; les autres font remonter sa maison à
ce Tullus Attius qui régna sur les Volsques avec tant de gloire. Le premier de
cette famille qui eut le surnom de Cicéron fut un homme très estimable; aussi
ses descendants, loin de rejeter ce surnom, se firent un honneur de le porter,
quoiqu'il eût été souvent tourné en ridicule, il vient d'un mot latin qui
signifie pois chiche; et le premier à qui on le donna avait à l'extrémité du
nez une excroissance qui ressemblait à un pois chiche et qui lui en fit donner
le surnom. Cicéron , celui dont nous écrivons la Vie, la première fois qu'il
se mit sur les rangs pour briguer une charge, et qu'il s'occupa des affaires
publiques, fut sollicité par ses amis de quitter ce surnom et d'en prendre un
autre; mais il leur répondit, avec la présomption d'un jeune homme, qu'il
ferait en sorte de rendre le nom de Cicéron plus célèbre que ceux des Scaurus
et des Catulus. Pendant sa questure en Sicile, il fit aux dieux l'offrande d'un
vase d'argent, sur lequel il fit graver en entier ses deux premiers noms, Marcus
Tullius; et au lieu du troisième, il voulut, par plaisanterie, que le graveur
mit un pois chiche. Voilà ce qu'on dit de son nom.
II. Sa mère le mit au monde sans travail et sans douleur; il naquit le trois de
janvier, jour auquel maintenant les magistrats de Rome font des vœux et des
sacrifices pour la prospérité de l'empereur. II apparut, dit-on, à sa
nourrice un fantôme qui lui dit que l'enfant qu'elle nourrissait procurerait un
jour aux Romains les plus grands avantages. On traite ordinairement de rêves et
de folies ces sortes de prédictions ; mais le jeune Cicéron fut à peine en
âge de s'appliquer à l'étude qu'il vérifia celle-ci. L'excellent naturel
qu'on vit briller en lui le rendit si célèbre entre ses camarades, que les
pères de ces enfants allaient aux écoles pour le voir, pour être témoins
eux-mêmes de tout ce qu'on racontait de son grand sens et de la vivacité de sa
conception; les plus grossiers d'entre eux s'emportaient même contre leurs
fils, quand ils les voyaient, dans les rues, mettre, par honneur, Cicéron au
milieu d'eux. Il avait reçu de la nature un esprit né pour la philosophie et
avide d'apprendre, tel que le demande Platon: fait pour embrasser toutes les
sciences, il ne dédaignait aucun genre de savoir et de littérature; mais il se
porta d'abord avec plus d'ardeur vers la poésie; et l'on a de lui un petit
poème en vers tétramètres, intitulé Pontius Glaucus, qu'il composa dans sa
très grande jeunesse. En avançant en âge, il cultiva de plus en plus ce
talent, et s'exerça sur divers genres de poésie avec tant de succès, qu'il
fut regardé non seulement comme le premier des orateurs romains, mais encore
comme le meilleur de leurs poètes. La célébrité que lui acquit son
éloquence subsiste encore, malgré les changements que la langue latine a
éprouvés; mais le grand nombre de poètes excellents qui sont venus après lui
ont entièrement éclipsé sa gloire poétique.
III. Après avoir terminé ses premières études, il prit les leçons de Philon
, philosophe de l'Académie, celui de tous les disciples de Clitomachus qui
avait excité le plus l'admiration des Romains par la beauté de son éloquence,
et mérité leur affection par l'honnêteté de ses mœurs. Cicéron étudiait
en même temps la jurisprudence sous Mucius Scévola, l'un des plus grands
jurisconsultes, et le premier entre les sénateurs; il puisa dans ses leçons
une connaissance profonde des lois romaines. Il servit quelque temps sous Sylla
dans la guerre des Marses; mais, voyant la république agitée par des guerres
civiles, et tombée, par ces divisions, sous une monarchie absolue, il se livra
à la méditation et à l'étude; il fréquenta les Grecs les plus instruits et
s'appliqua aux mathématiques, jusqu'à ce qu'enfin Sylla, s'étant emparé du
pouvoir suprême, eut donné au gouvernement une sorte de stabilité. Vers ce
même temps, Chrysogonus, affranchi de Sylla, ayant acheté, pour la somme de
deux mille drachmes, les biens d'un homme que le dictateur avait fait mourir,
comme proscrit, Roscius, fils et héritier du mort, indigné de cette vente
inique, prouva que ces biens, vendus à si bas prix, valaient deux cent
cinquante talents. Sylla, qui se voyait convaincu d'une énorme injustice, fut
très irrité contre Roscius; et, à l'instigation de son affranchi, il fit
intenter à ce malheureux jeune homme une accusation de parricide. Personne
n'osait venir à son secours; l'effroi qu'inspirait la cruauté de Sylla
éloignait tous ceux qui auraient pu le défendre. Le jeune Roscius, abandonné
de tout le monde, eut recours à Cicéron, que ses amis pressèrent vivement de
se d'une affaire qui lui offrait, pour entrer charger dans la carrière
de la gloire, l'occasion la plus brillante, qui pût jamais se présenter. II
prit donc la défense de Roscius, et le succès qu'il eut lui attira
l'admiration générale; mais la crainte du ressentiment de Sylla le détermina
à voyager en Grèce; et il donna pour prétexte le besoin de rétablir sa
santé. II est vrai qu'il était maigre et décharné, et qu'il avait l'estomac
si faible, qu'il ne pouvait
manger que fort tard et ne prenait que peu de nourriture. Ce n'est pas que sa
voix ne fût forte et sonore; mais elle était dure et peu flexible: et comme il
déclamait avec beaucoup de chaleur et de véhémence, en s'élevant toujours
aux tons les plus hauts, on craignait que son tempérament n'en fût altéré.
IV. Arrivé à Athènes, il prit les leçons d'Antiochus l'Ascalonite, dont il
aimait la douceur et la grâce, quoiqu'il n'approuvât pas les nouvelles
opinions qu'il avait établies. Antiochus s'était déjà séparé de la
nouvelle Académie et de l'école de Carnéade; soit qu'il en eût été
détaché par l'évidence des choses, et par son adhésion au rapport des sens;
soit, comme d'autres le veulent, que la jalousie et le désir de contester avec
les disciples de Clitomachus et de Philon lui eussent fait changer de sentiment
et embrasser la plupart des dogmes du Portique. Cicéron aimait beaucoup la
philosophie, et s'attachait de plus en plus à son étude; déjà même il
projetait, si jamais il était forcé d'abandonner les affaires et de renoncer
au barreau et aux assemblées publiques, de se retirer à Athènes pour y mener
une vie tranquille, dans le sein de la philosophie. Lorsqu'il apprit la mort de
Sylla et qu'il sentit que son corps, fortifié par l'exercice, avait repris
toute sa vigueur; que sa voix, bien formée, était devenue plus forte à la
fois et plus douce, et assez proportionnée à son tempérament; pressé
d'ailleurs par ses amis de revenir dans sa patrie ; exhorté enfin par Antiochus
d'entrer dans l'administration des affaires, il résolut de retourner à Rome;
mais, voulant former encore avec plus de soin son éloquence, comme un
instrument qui lui devenait absolument nécessaire, et développer ses facultés
politiques, il s'exerçait à la composition et fréquentait les orateurs les
plus estimés.
V. II passa donc à Rhodes, et de là en Asie, où il suivit les écoles des
rhéteurs Xénoclès d'Adrumette, Denys de Magnésie et Ménippe le Carien. A
Rhodes, il s'attacha aux philosophes Apollonius Molon et Posidonius. Apollonius,
qui ne savait pas la langue latine, pria, dit-on, Cicéron de parler en grec; ce
que Cicéron fit volontiers, assuré que ses fautes seraient mieux corrigées.
Un jour qu'il avait déclamé en public , tous ses auditeurs, ravis
d'admiration, le comblèrent à l'envi de louanges; mais Apollonius , en
l'écoutant , ne donna aucun signe d'approbation, et quand le discours fut fini
, il demeura longtemps pensif, sans rien dire. Comme Cicéron paraissait
affecté de son silence: « Cicéron, lui dit Apollonius , je vous loue, je vous
admire; mais je plains le sort de la Grèce, en voyant que les seuls avantages
qui lui restaient, le savoir et l'éloquence, vous allez les transporter aux
Romains. »
VI. Cicéron, rempli des plus flatteuses espérances, retournait à Rome pour se
livrer aux affaires publiques, lorsqu'il fut un peu refroidi par la réponse
qu'il reçut de l'oracle de Delphes. Il avait demandé au dieu par quel moyen il
pourrait acquérir une très grande gloire: « Ce sera, lui répondit la Pythie,
en prenant pour guide de votre vie, non l'opinion du peuple, mais votre naturel.
» Quand il fut à Rome, il s'y conduisit dans les premiers temps avec beaucoup
de réserve; il voyait rarement les magistrats, qui lui témoignaient eux-mêmes
peu de considération; il s'entendait donner les noms injurieux de Grec et
d'écolier, termes familiers à la plus vile populace de Rome; mais son ambition
naturelle, enflammée encore par son père et par ses amis, le poussa aux
exercices du barreau, où il parvint au premier rang, non par des progrès lents
et successifs, mais par des succès si brillants et si rapides, qu'il laissa
bientôt derrière lui tous ceux qui couraient la même carrière. II avait
pourtant, à ce qu'on assure, et dans la prononciation et dans le geste, les
mêmes défauts que Démosthène; mais les leçons de Roscius et d'Ésope, deux
excellents acteurs, l'un pour la tragédie et l'autre pour la comédie, l'en
eurent bientôt corrigé. On raconte de cet Ésope, qu'un jour qu'il jouait le
rôle d'Atrée, qui délibère sur la manière dont il se vengera de son frère
Thyeste, un de ses domestiques étant passé tout à coup devant lui dans le
moment où la violence de la passion l'avait mis hors de lui-même , il lui
donna un si grand coup de son sceptre, qu'il l'étendit mort à ses pieds. La
grâce de la déclamation donnait à l'éloquence de Cicéron une force
persuasive. Aussi se moquait-il de ces orateurs qui n'avaient d'autre moyen de
toucher que de pousser de grands cris. « C'est par faiblesse, disait-il ,
qu'ils crient ainsi, comme les boiteux montent à cheval pour se soutenir. » Au
reste, ces plaisanteries fines, ces reparties vives conviennent au barreau; mais
l'usage que Cicéron en faisait jusqu'à la satiété blessait les auditeurs et
lui donna la réputation de méchant.
VII. Nommé questeur dans un temps de disette, et le sort lui ayant donné la
Sicile en partage, il déplut d'abord aux Siciliens en exigeant d'eux des
contributions de blé qu'il était forcé d'envoyer à Rome; mais, quand ils
eurent reconnu sa vigilance, sa justice et sa douceur, ils lui donnèrent plus
de témoignages d'estime et d'honneur qu'à aucun des préteurs qu'ils avaient
eus jusqu'alors. Plusieurs jeunes gens des premières familles de Rome, ayant
été accusés de mollesse et d'insubordination dans le service militaire,
furent envoyés en Sicile auprès du préteur; Cicéron entreprit leur défense
et parvint à les justifier. Plein de confiance en lui-même, après tous ces
succès, il retournait à Rome, lorsqu'il eut en route une aventure assez
plaisante qu'il nous a lui-même transmise. En traversant la Campanie, il
rencontra un Romain de distinction qu'il croyait son ami. Persuadé que Rome
était remplie du bruit de sa renommée, il lui demanda ce qu'on y pensait de
lui et de tout ce qu'il avait fait. « Eh ! où donc avez-vous été, Cicéron,
pendant tout ce temps-ci? » lui répondit cet homme. Cette réponse le
découragea fort, en lui apprenant que sa réputation s'était perdue dans Rome
comme dans une mer immense et ne lui avait produit aucune gloire solide.
VIII. La
réflexion diminua depuis son ambition, en lui faisant sentir que cette gloire
à laquelle il aspirait n'avait point de bornes et qu'on ne pouvait espérer
d'en atteindre le terme. Cependant il conserva toute sa vie un grand amour pour
les louanges et une passion vive pour la gloire, qui l'empêchèrent souvent de
suivre, dans sa conduite, les vues sages que la raison lui inspirait. Entré
dans l'administration avec un désir ardent d'y réussir, il sentit, d'après
l'exemple des artisans qui, n'employant que des outils et des instruments
inanimés, savent en détail les noms de chacun et à quel usage ils sont
propres; il sentit, dis-je, qu'il serait honteux à un homme d'état dont les
fonctions publiques ne s'exercent que par le ministère des hommes, de mettre de
la négligence et de la paresse à connaître ses concitoyens. Il s'attacha
donc, non seulement à retenir les noms des plus considérables, mais encore à
savoir leur demeure à la ville, leurs maisons de campagne, leurs voisins, leurs
amis; en sorte qu'il n'allait dans aucun endroit de l'Italie qu'il ne pût
nommer facilement, et montrer même les terres et les maisons de ses amis.
IX. Son bien était modique, mais il suffisait à sa dépense; et ce qui le
faisait admirer de tout le monde, c'est que, avec si peu de fortune, il ne
recevait pour ses plaidoyers, ni salaire, ni présent. Il fit paraître surtout
ce désintéressement dans l'accusation de Verrès. Cet homme avait été
préteur en Sicile , où il avait commis les excès les plus révoltants. Il fut
mis en justice par les Siciliens; et Cicéron le fit condamner, non en plaidant
contre lui , mais pour ainsi dire en ne plaidant pas. Les autres préteurs
voulaient le sauver; et, par des délais continuels, ils avaient fait traîner
l'affaire jusqu'au dernier jour des audiences, afin que, la journée ne
suffisant pas pour la plaidoirie, la cause ne fût pas jugée. Cicéron s'étant
levé dit qu'il n'avait pas besoin de plaider ; et, produisant les témoins sur
chaque fait, il les fit interroger et obligea les juges de prononcer. On
rapporte cependant plusieurs bons mots qu'il dit dans le cours du procès. Les
Romains appellent, en leur langue, le pourceau, verrès ; et comme un affranchi,
nommé Cécilius, qui passait pour être de la religion des Juifs, voulait
écarter les Siciliens de la cause, afin de se porter lui-même pour accusateur
de Verrès : « Que peut avoir de commun un Juif avec un verrat? » dit
Cicéron. Verrès avait un fils qui passait pour ne pas user honnêtement
de sa jeunesse. Un jour Verrès ayant osé traiter Cicéron d'efféminé: « Ce
sont, lui répondit cet orateur, des reproches qu'il faut faire à ses enfants
les portes fermées. »
X. L'orateur Hortensius n'osa pas se charger ouvertement de défendre Verrès ;
mais on obtint de lui de se trouver au jugement, lorsqu'il s'agirait de fixer
l'amende qu'on prononcerait contre l'accusé. Il reçut pour prix de cette
complaisance un sphinx d'ivoire; et Cicéron lui ayant dit un jour quelques mots
équivoques , Hortensius lui répondit qu'il ne savait pas deviner les énigmes
: « Vous avez pourtant le sphinx chez vous, lui repartit Cicéron. Verrès fut
condamné; et Cicéron, ayant fixé l'amende à sept cent cinquante mille
drachmes, fut accusé d'avoir reçu de l'argent pour l'avoir bornée à une
somme si modique. Cependant, lorsqu'il fut nommé édile, les Siciliens, voulant
lui témoigner leur reconnaissance , lui apportèrent de leur île plusieurs
choses précieuses pour servir d'ornement à ses jeux ; mais il n'employa pour
lui-même aucun de ces présents, et ne fit usage de la libéralité des
Siciliens que pour diminuer à Rome le prix des denrées.
XI. II avait à Arpinum une belle maison de campagne, une terre aux environs de
Naples et une autre près de Pompéia , toutes deux peu considérables. La dot
de sa femme Térentia était de cent vingt mille drachmes ; et il eut une
succession qui lui en valut quatre-vingt-dix mille. Avec cette modique fortune
il vivait honorablement, mais avec sagesse, et il faisait sa société ordinaire
des Grecs et des Romains instruits. Il était rare qu'il se mît à table avant
le coucher du soleil, moins à cause de ses occupations, que pour ménager la
faiblesse de son estomac. Il soignait son corps avec une exactitude recherchée,
au point qu'il avait chaque jour un nombre réglé de frictions et de
promenades. Il parvint, par ce régime, à fortifier son tempérament, à le
rendre sain et vigoureux et capable de supporter les travaux pénibles et les
grands combats qu'il eut à soutenir dans la suite. Il abandonna à son frère
la maison paternelle et alla se loger près du mont Palatin, afin que ceux qui
venaient lui faire la cour n'eussent pas la peine de l'aller chercher si loin ;
car, tous les matins , il se présentait à sa porte autant de monde qu'à
celles de Crassus et de Pompée, les premiers et les plus honorés des Romains,
l'un pour ses richesses et l'autre pour l'autorité dont il jouissait dans les
armées. Cependant Pompée lui-même recherchait Cicéron, dont l'appui lui fut
très utile pour augmenter sa gloire et sa puissance.
XII. Quand Cicéron brigua la préture , il avait plusieurs concurrents
distingués; il fut nommé néanmoins le premier de tous; et les jugements qu'il
rendit pendant sa magistrature lui firent une grande réputation de droiture et
d'équité. Licinius Macer, qui, déjà puissant par lui-même, était encore
soutenu de tout le crédit de Crassus; fut accusé de péculat devant Cicéron.
Plein de confiance dans son pouvoir et dans le zèle de ses amis, il se croyait
si sûr d'être absous, que, lorsque les juges commencèrent à donner leurs
voix, il courut chez lui, se fit couper les cheveux, prit une robe blanche et se
mit en chemin pour retourner au tribunal. Crassus alla promptement au-devant de
lui, et, l'ayant rencontré dans sa cour, prêt à sortir, il lui apprit qu'il
venait d'être condamné à l'unanimité des suffrages. Il fut si frappé de ce
coup inattendu, qu'étant rentré chez lui, il se coucha et mourut subitement.
Ce jugement fit beaucoup d'honneur à Cicéron, parce qu'il montra la plus
grande fermeté. Vatinius, homme de mœurs dures, qui, dans ses plaidoyers,
traitait fort légèrement ses juges, et qui avait le cou plein d'écrouelles,
s'approchant un jour du tribunal de Cicéron, lui demanda quelque chose que le
préteur ne lui accorda pas tout de suite, et sur laquelle il réfléchit assez
longtemps. «Si j'étais préteur , lui dit Vatinius , je ne balancerais pas
tant. - Aussi , lui répondit Cicéron en se tournant vers lui, n'ai-je pas le
cou si gros que toi. »
XIII. Deux ou trois jours avant l'expiration de sa préture, Manilius fut
accusé du péculat à son tribunal. Manilius avait la faveur et l'affection du
peuple, qui le croyait en butte à l'envie, à cause de Pompée dont il était
l'ami. L'accusé ayant demandé de lui fixer un jour pour répondre aux charges,
Cicéron lui donna le lendemain; ce qui irrita fort le peuple, les préteurs
étant dans l'usage d'accorder au moins dix jours aux accusés. Les tribuns
ayant cité Cicéron devant l'assemblée du peuple, où ils l'accusèrent
d'avoir prévariqué, il demanda d'être entendu. « M'étant toujours
montré, dit-il, aussi favorable aux accusés que j'ai pu le faire sans violer
les lois, je me croirais bien coupable si je n'avais pas traité Manilius avec
autant de douceur et d'humanité que les autres. Je lui ai donc donné exprès
le seul jour de ma préture qui me restait et dont je pouvais encore
disposer. Si j'eusse renvoyé à un autre préteur le jugement de son affaire,
ce n'eût pas été lui rendre service. » Cette justification produisit
dans le peuple un changement si merveilleux, qu'il combla Cicéron de louanges
et le pria de défendre lui-même Manilius ; il s'en chargea volontiers, surtout
par égard pour Pompée, alors absent; et, ayant pris l'affaire dès l'origine,
il parla avec la plus grande force contre les partisans de l'oligarchie et
contre les envieux de Pompée.
XIV. Cependant le parti des nobles ne montra pas moins d'ardeur que le peuple
pour le porter au consulat. L'intérêt public réunit, dans cette occasion ,
tous les esprits; et voici quel en fut le motif. Le changement que Sylla avait
fait dans le gouvernement, et qui d'abord avait paru fort étrange, semblait,
par un effet du temps et de l'habitude, prendre une sorte de stabilité et
plaire assez au peuple. Mais des hommes animés par leur cupidité
particulière, et non par des vues du bien général, cherchaient à remuer, à
renverser l'état actuel de la république. Pompée faisait la guerre aux rois
de Pont et d'Arménie, et personne à Rome n'avait assez de puissance pour tenir
tête à ces factieux, amoureux de nouveautés. Leur chef était un homme
audacieux et entreprenant, et d'un caractère qui se pliait à tout; c'était
Lucius Catilina. A tous les forfaits dont il s'était souillé, il avait ajouté
l'inceste avec sa propre fille et le meurtre de son frère. Dans la crainte
d'être traduit devant les tribunaux pour ce dernier crime, il avait engagé
Sylla à mettre ce frère au nombre des proscrits , comme s'il eût encore été
en vie. Les scélérats de Rome, ralliés autour d'un pareil chef, non contents
de s'être engagé mutuellement leur foi par les moyens ordinaires, égorgèrent
un homme et mangèrent tous de sa chair.
XV. Catilina avait corrompu la plus grande partie de la jeunesse romaine, en lui
prodiguant tous les jours les festins, les plaisirs, les voluptés de toute
espèce, et n'épargnant rien pour fournir à profusion à cette dépense.
Déjà toute l'Étrurie et la plupart des peuples de la Gaule cisalpine étaient
disposés à la révolte; et l'inégalité qu'avait mise dans les fortunes la
ruine des citoyens les plus distingués par leur naissance et par leur courage,
qui, consumant leurs richesses en banquets , en spectacles, en bâtiments, en
brigues pour les charges, avaient vu passer leurs biens dans les mains des
hommes les plus méprisables et les plus abjects ; cette inégalité, dis-je ,
menaçait Rome de la plus funeste révolution. Il ne fallait plus, pour
renverser un gouvernement déjà malade, que la plus légère impulsion que 1e
premier audacieux oserait lui donner. Catilina , afin de s'entourer d'un rempart
bien plus fort, se mit sur les rangs pour le consulat. Il fondait ses plus
grandes espérances sur le collègue qu'il se flattait d'avoir : c'était Caïus
Antonius, homme également incapable par lui-même d'être le chef d'aucun parti
bon ou mauvais, mais qui pouvait augmenter beaucoup la puissance de celui qui
serait à la tête de l'entreprise. Le plus grand nombre des citoyens honnêtes
, voyant tout le danger qui menaçait la république, portèrent Cicéron au
consulat; et le peuple les ayant secondés avec ardeur, Catilina fut rejeté, et
Cicéron nommé consul avec Antoine, quoique, de tous les candidats, Cicéron
fût le seul né d'un père qui n'était que simple chevalier, et n'avait pas le
rang de sénateur.
XVI. Le peuple ignorait encore les complots de Catilina; et Cicéron, dès son
entrée dans le consulat, se vit assailli d'affaires difficiles, qui furent
comme les préludes des combats qu'il eut à livrer dans la suite. D'un côté,
ceux que les lois de Sylla avaient exclus de toute magistrature, et qui
formaient un parti puissant et nombreux, se présentèrent pour briguer les
charges; et, dans leurs discours au peuple, ils s'élevaient avec autant de
vérité que de justice contre les actes tyranniques de ce dictateur;
mais ils prenaient mal leur temps pour faire des changements dans la
république. D'un autre côté, les tribuns du peuple proposaient des lois qui
auraient renouvelé la tyrannie de Sylla; ils demandaient l'établissement de
dix commissaires qui seraient revêtus d'un pouvoir absolu, et qui, disposant en
maîtres de l'Italie, de la Syrie et des nouvelles conquêtes de Pompée,
auraient le pouvoir de vendre les terres publiques, de faire les procès à qui
ils voudraient, de bannir à leur volonté, d'établir des colonies, de prendre
dans le trésor public tout l'argent dont ils auraient besoin, de lever et
d'entretenir autant de troupes qu'ils le jugeraient à propos. La concession
d'un pouvoir si étendu donna pour appui à la loi les personnages les plus
considérables de Rome. Antoine, le collègue de Cicéron , fut des premiers à
la favoriser , dans l'espérance d'être un des décemvirs. On croit qu'il
n'ignorait pas les desseins de Catilina, et qu'accablé de dettes, dont ils lui
auraient procuré l'abolition , il n'eût pas été fâché de les voir
réussir; ce qui donnait plus de frayeur aux bons citoyens.
XVII. Cicéron, pour prévenir ce danger, fit décerner à Antoine le
gouvernement de la Macédoine, et refusa pour lui-même celui de la Gaule qu'on
lui assignait. Ce service important lui ayant gagné Antoine, il espéra d'avoir
en lui comme un second acteur qui le soutiendrait dans tout ce qu'il voudrait
faire pour le salut de la patrie. La confiance de l'avoir sous sa main et d'en
disposer à son gré lui donna plus de hardiesse et de force pour s'élever
contre ceux qui voulaient introduire des nouveautés. Il combattit dans le
sénat la nouvelle loi, et étonna tellement ceux qui l'avaient proposée,
qu'ils n'eurent pas un seul mot à lui opposer. Les tribuns firent de nouvelles
tentatives et citèrent les consuls devant le peuple. Mais Cicéron , sans rien
craindre, se fit suivre par le sénat; et, se présentant à la tête de son
corps, il parla avec tant de force que la loi fut rejetée, et qu'il ôta aux
tribuns tout espoir de réussir dans d'autres entreprises de cette nature: tant
il les subjugua par l'ascendant de son éloquence !
XVIII. C'est de tous les orateurs celui qui a le mieux fait sentir aux Romains
quel charme l'éloquence ajoute à la beauté de morale; de quel pouvoir
invincible la justice est armée, quand elle est soutenue de celui de la parole.
Il leur montra qu'un homme d'état qui veut bien gouverner doit, dans sa
conduite politique, préférer toujours ce qui est honnête à ce qui flatte;
mais que, dans ses discours, il faut que la douceur du langage tempère
l'amertume des objets utiles qu'il propose. Rien ne prouve mieux la grâce de
son éloquence que ce qu'il fit dans son consulat, par rapport aux spectacles.
Jusqu'alors les chevaliers romains avaient été confondus dans les théâtres
avec la foule du peuple; mais le tribun Marcus Othon, pour faire honneur à ce
second ordre de la république, voulut les distinguer de la multitude et leur
assigna des places séparées , qu'ils ont conservées depuis. Le peuple se crut
offensé par cette distinction; et lorsque Othon parut au théâtre, il fut
accueilli par les huées et les sifflets de la multitude, tandis que les
chevaliers le couvrirent de leurs applaudissements. Le peuple redoubla les
sifflets, et les chevaliers, leurs applaudissements. De là on en vint
réciproquement aux injures, et le théâtre était plein de confusion.
Cicéron, informé de ce désordre, se transporte au théâtre , appelle le
peuple au temple de Bellone et lui fait des réprimandes si sévères, que la
multitude étant retournée au théâtre applaudit vivement Othon, et dispute
avec les chevaliers à qui lui rendra de plus grands honneurs.
XIX. Cependant la conjuration de Catilina, que l'élévation de Cicéron au
consulat avait d'abord frappée de terreur, reprit courage; les conjurés,
s'étant assemblés, s'exhortèrent mutuellement à suivre leur complot avec une
nouvelle audace, avant que Pompée, qu'on disait déjà en chemin , suivi de son
armée, ne fût de retour à Rome. Ceux qui aiguillonnaient le plus Catilina,
c'étaient les anciens soldats de Sylla, qui , dispersés dans toute l'Italie,
et répandus pour la plupart, et surtout les plus aguerris, dans les villes de
l'Étrurie, rêvaient déjà le pillage des richesses qu'ils avaient sous les
yeux. Conduits par un officier, nommé Mallius, qui avait servi avec honneur
sous Sylla, ils entrèrent dans la conjuration de Catilina et se rendirent à
Rome pour appuyer la demande qu'il faisait une seconde fois du consulat ; car il
avait résolu de tuer Cicéron, à la faveur du trouble qui accompagne toujours
les élections. Les tremblements de terre, les chutes de la foudre, et les
apparitions de fantômes qui eurent lieu dans ce temps-là, semblaient être des
avertissements du ciel sur les complots qui se tramaient. On recevait aussi, de
la part des hommes, des indices véritables, mais qui ne suffisaient pas pour
convaincre un homme de la noblesse et de la puissance de Catilina. Ces motifs
ayant obligé Cicéron de différer le jour des comices, il fit citer Catilina
devant le sénat et l'interrogea sur les bruits qui couraient de lui. Catilina,
persuadé que plusieurs d'entre les sénateurs désiraient des changements dans
l'état, voulant d'ailleurs se relever aux yeux de ses complices, répondit
très durement à Cicéron : « Quel mal fais-je, lui dit-il, si , voyant deux
corps dont l'un a une tête , mais est maigre et épuisé, et l'autre n'a pas de
tête, mais est grand et robuste, je veux mettre une tête à ce dernier? »
Cicéron, qui comprit que cette énigme désignait le sénat et le peuple, en
eut encore plus de frayeur; il mit une cuirasse sous sa robe et fut conduit au
champ de Mars pour les élections, par les principaux citoyens et par le plus
grand nombre des jeunes gens de Rome. II entrouvrit à dessein sa robe au-dessus
des épaules, afin de laisser apercevoir sa cuirasse et de faire connaître la
grandeur du danger. A cette vue, le peuple indigné se serra autour de lui; et,
quand on recueillit les suffrages, Catilina fut encore refusé, et l'on nomma
consuls Silanus et Muréna.
XX. Peu de temps après, les soldats de l'Étrurie s'étant rassemblés pour se
trouver prêts au premier ordre de Catilina, et le jour fixé pour l'exécution
de leur complot étant déjà proche, trois des premiers et des plus puissants
personnages de Rome, Marcus Crassus, Marcus Marcellus et Scipion Métellus,
allèrent, au milieu de la nuit, à la maison de Cicéron, frappèrent à la
porte, et, ayant appelé le portier, ils lui dirent de réveiller son maître et
de lui annoncer qu'ils étaient là. Ils venaient lui dire que le portier de
Crassus avait remis à son maître, comme il sortait de table, des lettres qu'un
inconnu avait apportées et qui étaient adressées à différentes personnes;
celle qui était pour Crassus n'avait point de nom. II n'avait lu que celle qui
portait son adresse; et comme on lui donnait avis que Catilina devait faire
bientôt un grand carnage dans Rome, qu'on l'engageait même à sortir de la
ville, il ne voulut pas ouvrir les autres; et soit qu'il craignit le danger dont
Rome était menacée, soit qu'il cherchât à se laver des soupçons que ses
liaisons avec Catilina avaient pu donner contre lui, il alla sur le champ
trouver Cicéron, avec Scipion et Marcellus. Le consul, après en avoir
délibéré avec eux, assembla le sénat dès le point du jour, remit les
lettres à ceux à qui elles étaient adressées et leur ordonna d'en faire tout
haut la lecture. Elles donnaient toutes les mêmes avis de la conjuration; mais
après que Quintus Arrius, ancien préteur, eut dénoncé les attroupements qui
se faisaient dans l'Étrurie; qu'on eut su, par d'autres avis, que Mallius, à
la tête d'une armée considérable, se tenait autour des villes de cette
province pour y attendre les nouvelles de ce qui se passerait à Rome, le sénat
fit un décret par lequel il déposait les intérêts de la république entre
les mains des consuls, et leur ordonnait de prendre toutes les mesures qu'ils
jugeraient convenables pour sauver la patrie. Ces sortes de décrets sont rares;
le sénat ne les donne que lorsqu'il craint quelque grand danger. Cicéron,
investi de ce pouvoir absolu, confia à Quintus Métellus les affaires du dehors
et se chargea lui-même de celles de la ville: depuis, il ne marcha plus dans
Rome qu'escorté d'un si grand nombre de citoyens, que lorsqu'il se rendait sur
la place, elle était presque remplie de la foule qui le suivait.
XXI. Catilina,
qui ne pouvait plus différer, résolut de se rendre promptement au camp de
Mallius; mais, avant que de quitter Rome, il chargea Marcius et Céthégus
d'aller, dès le matin, avec des poignards, à la porte de Cicéron comme pour
le saluer, de se jeter sur lui et de le tuer. Une femme de grande naissance,
nommée Fulvie, alla la nuit chez Cicéron pour lui faire part de ce complot et
l'exhorta à se tenir en garde contre Céthégus. Les deux conjurés se
rendirent en effet, dès la pointe du jour, à la porte de Cicéron; et, comme
on leur en refusa l'entrée, ils s'en plaignirent hautement et firent beaucoup
de bruit à la porte; ce qui augmenta encore les soupçons qu'on avait contre
eux. Cicéron étant sorti assembla le sénat dans le temple de Jupiter Stateur,
qu'on trouve à l'entrée de la rue Sacrée, en allant au mont Palatin. Catalina
s'y rendit, dans l'intention de se justifier; mais aucun des sénateurs ne
voulut rester auprès de lui; ils quittèrent tous le banc sur lequel il
s'était assis. Il commença néanmoins à parler; mais il fut tellement
interrompu, qu'il ne put se faire entendre. Cicéron alors se lève et lui
ordonne de sortir de la ville. « Puisque je n'emploie, lui dit-il, dans le
gouvernement que la force de la parole, et que vous faites usage de celle des
armes, il faut qu'il y ait entre nous des murailles qui nous séparent. »
Catilina sortit sur-le-champ de Rome, à la tête de trois cents hommes armés,
précédé de licteurs avec leurs faisceaux; on portait devant lui les enseignes
romaines, comme s'il eût été revêtu du commandement militaire; et il se
rendit en cet état au camp de Mallius. Là, après avoir assemblé une armée
de vingt mille hommes, il parcourut les villes voisines, pour les porter à la
révolte. Cette démarche étant une déclaration formelle de guerre, le consul
Antoine fut envoyé pour le combattre.
XXII. Ceux qui, corrompus par Catilina, étaient restés à Rome, furent
assemblés par Cornélius Lentulus , surnommé Sura, afin de les encourager à
suivre leur entreprise. C'était un homme de la plus haute naissance, mais que
l'infamie de sa conduite et ses débauches avaient fait chasser du sénat; il
était alors préteur pour la seconde fois, comme il est d'usage pour ceux qui
veulent être rétablis dans leur dignité de sénateur. Quant à l'originalité
du surnom de Sura, on raconte que pendant qu'il était questeur de Sylla, ayant
consumé en folles dépenses une grande partie des deniers publics, Sylla,
irrité de ce péculat, lui demanda compte, en plein sénat, de son
administration. Lentulus, s'avançant d'un air d'indifférence et de dédain ,
dit qu'il n'avait pas de compte à rendre, mais qu'il présentait sa jambe : ce
que font les enfants quand ils ont commis quelque faute, en jouant à la paume.
Cette réponse lui fit donner le surnom de Sura, qui, en latin, veut dire jambe.
Cité un jour en justice, il corrompit quelques uns de ses juges et ne fut
absous qu'à la pluralité de deux voix : « J'ai perdu, dit-il, l'argent que
j'ai donné à l'un des juges qui m'ont absous, car il me suffisait de l'être
à la majorité d'une voix. »
XXIII. Avec un tel caractère, Lentulus fut bientôt ébranlé par Catilina; et
des charlatans, de faux devins achevèrent de le corrompre par les fausses
espérances dont ils le berçaient. Ils lui débitaient des prédictions des
livres sibyllins, et de prétendus oracles qu'ils avaient forgés eux-mêmes et
qui annonçaient qu'il était dans les destinées de Rome d'avoir trois
Cornélius pour maîtres : « Deux, lui disaient-ils, ont déjà rempli leur
destinée, Cinna et Sylla; vous êtes le troisième que la fortune appelle à la
monarchie; recevez-la sans balancer et ne laissez pas échapper, comme Catilina,
l'occasion favorable qui se présente. » D'après ces hautes promesses,
Lentulus ne forma plus que de vastes projets; il résolut de massacrer tout le
sénat, de faire périr autant de citoyens qu'il pourrait, de mettre le feu à
la ville et de n'épargner que les fils de Pompée, qu'il enlèverait et
garderait chez lui avec soin pour avoir en eux des otages qui lui faciliteraient
sa paix avec leur père; car c'était un bruit général et qui paraissait
certain, que Pompée revenait de sa grande expédition d'Asie. L'exécution de
leur complot était fixée à une nuit des fêtes saturnales. Ils avaient déjà
caché dans la maison de Céthégus des épées, des étoupes et du soufre; ils
avaient divisé la ville en cent quartiers , à chacun desquels était attaché
un de leurs complices désigné par le sort, afin que, le feu prenant à la fois
en plusieurs endroits, la ville fût plus tôt embrasée. D'autres devaient
être placés auprès de tous les conduits d'eau , pour tuer ceux qui
viendraient en puiser.
XXIV. Pendant qu'ils faisaient ainsi leurs dispositions, il se trouvait à Rome
deux ambassadeurs des Allobroges, peuple durement traité par les Romains et qui
supportait impatiemment leur domination. Lentulus, persuadé que ces deux hommes
pourraient leur être utiles pour exciter les Gaules à la révolte, les fit
entrer dans la conjuration et leur donna des lettres pour leur sénat, dans
lesquelles ils promettaient aux Gaulois la liberté. Ils leur en remirent
d'autres pour Catilina, qu'ils pressaient d'affranchir les esclaves et de
s'approcher promptement de Rome. Ils firent partir avec ces ambassadeurs un
Crotoniate, nommé Titus, qu'ils chargèrent de lettres destinées à Catilina;
mais toutes les démarches de ces hommes inconsidérés, qui ne parlaient jamais
ensemble de leurs affaires que dans le vin et avec les femmes, vinrent bientôt
à la connaissance de Cicéron, qui, opposant à leur légèreté une vigilance,
un sang-froid et une prudence extrêmes, les observait sans cesse et avait
d'ailleurs répandu dans la ville un grand nombre de gens affidés pour épier
tout avec soin et venir lui en rendre compte. II avait même des conférences
secrètes avec des personnes sûres, que les conjurés croyaient être leurs
complices, et qui l'informèrent des relations que les conjurés avaient eues
avec les ambassadeurs. II mit donc des gens en embuscade pendant la nuit; et les
deux Allobroges étant secrètement d'intelligence avec lui , il fit arrêter le
Crotoniate et saisir les lettres dont il était chargé.
XXV. Cicéron, dès le matin, assembla le sénat dans le temple de la Concorde,
fit la lecture des lettres qu'on avait saisies et entendit les dépositions.
Julius Silanus déclara que plusieurs personnes avaient entendu dire à
Céthégus qu'il y aurait trois consuls et quatre préteurs d'égorgés. Pison,
homme consulaire, fit une déposition à peu près semblable; et Caïus
Sulpicius, l'un des préteurs, qui fut envoyé dans la maison de Céthégus, y
trouva une grande quantité d'armes et de traits, surtout d'épées et de
poignards, fraîchement aiguisés. Le Crotoniate, sur la promesse de l'impunité
que lui fit le sénat s'il voulait tout avouer, convainquit si bien Lentulus,
qu'il se démit sur-le-champ de la préture, quitta, dans le sénat même, sa
robe de pourpre, en prit une plus conforme à sa situation présente, et fut
remis avec ses complices à la garde des préteurs, dont les maisons leur
servirent de prison. Comme il était déjà tard et que le peuple attendait en
foule à la porte du sénat, Cicéron sortit du temple et fit part à tous les
citoyens de ce qui s'était passé. Le peuple le reconduisit jusqu'à la maison
voisine d'un de ses amis, parce qu'il avait laissé la sienne aux femmes
romaines, pour y célébrer les mystères secrets de la déesse qu'on appelle à
Rome la Bonne-Déesse et à qui les Grecs donnent le nom de Gynécée ; car tous
les ans la femme ou la mère du consul font à cette divinité, dans la maison
du premier magistrat, un sacrifice solennel, en présence des vestales.
XXVI. Cicéron, étant entré dans la maison de son ami, et n'ayant avec lui que
très peu de personnes, réfléchit sur la conduite qu'il devait tenir envers
les conjurés. La douceur de son caractère, la crainte qu'on ne l'accusât
d'avoir abusé de son pouvoir, en punissant, avec la dernière rigueur, des
hommes d'une naissance si illustre et qui avaient dans Rome des amis puissants,
le faisaient balancer à leur infliger la peine que méritait l'énormité de
leurs crimes: d'un autre côté, en les traitant avec douceur , il frémissait
du danger auquel la ville serait exposée; les conjurés, comptant pour peu
d'avoir évité la mort, s'irriteraient de la peine plus légère qu'on leur
ferait subir; et, ajoutant à leur ancienne méchanceté ce nouveau
ressentiment, ils se porteraient aux derniers excès de l'audace; il passerait
lui-même pour un lâche dans l'esprit du peuple, qui déjà n'avait pas une
grande idée de sa hardiesse. Pendant qu'il flottait dans cette incertitude, les
femmes qui faisaient le sacrifice dans sa maison virent le feu de l'autel, qui
paraissait presque éteint, jeter tout à coup, du milieu des cendres et des
écorces brûlées, une flamme brillante. Ce prodige effraya les autres femmes;
mais les vierges sacrées ordonnèrent à Térentia, femme de Cicéron , d'aller
sur-le-champ trouver son mari et de le presser d'exécuter sans retard les
résolutions qu'il voulait prendre pour le salut de la patrie; en
l'assurant que la déesse avait fait éclater cette lumière si vive comme un
présage de sûreté et de gloire pour lui-même. Térentia, qui naturellement
n'était ni faible, ni timide, qui même avait de l'ambition, et, comme le dit
Cicéron lui-même, partageait plutôt avec son mari le soin des affaires
publiques, qu'elle ne lui communiquait ses affaires domestiques, alla
sans retard lui porter l'ordre des vestales et le pressa vivement de punir les
coupables. Elle fut secondée par Quintus, frère de Cicéron, et par Publius
Nigidius, son compagnon d'étude dans la philosophie, et qu'il consultait
souvent sur les affaires politiques les plus importantes.
XXVII. Le lendemain on délibéra, dans le sénat, sur la punition des
conjurés. Silanus opina le premier et ouvrit l'avis de les conduire dans la
prison publique pour y être punis du dernier supplice. Tous ceux qui parlèrent
après lui adoptèrent son opinion, jusqu'à Caïus César, celui qui fut depuis
dictateur. Il était jeune encore et commençait à jeter les fondements de sa
grandeur future; déjà même, par ses principes politiques et par ses
espérances, il se frayait insensiblement la route qui le conduisit enfin à
changer la république en monarchie. Il sut cacher sa marche à tout le monde;
Cicéron seul avait contre lui de grands soupçons, sans aucune preuve
suffisante pour le convaincre. Quelques personnes assurent que le consul
touchait au moment de la conviction, mais que César eut l'adresse de lui
échapper. D'autres prétendent que Cicéron négligea et rejeta même à
dessein les preuves qu'il avait de sa complicité, parce qu'il craignit son
pouvoir et le grand nombre d'amis dont il était soutenu ; car tout le monde
était persuadé que ses amis parviendraient plus aisément à sauver César
avec ses complices, que la conviction de la complicité de César ne servirait
à faire punir les coupables. Quand il fut en tour d'opiner, il dit qu'il
n'était pas d'avis qu'on punît de mort les conjurés, mais qu'après avoir
confisqué leurs biens, on mît leurs personnes dans telles villes de l'Italie
que Cicéron voudrait choisir pour les y tenir dans les fers jusqu'à l'entière
défaite de Catilina. Cet avis, plus doux que le premier et soutenu de toute
l'éloquence de l'opinant, reçut encore un grand poids de Cicéron lui-même,
qui, s'étant levé, embrassa dans son opinion la première partie de l'avis de
Silanus et la seconde de celui de César. Ses amis, jugeant que l'opinion de
César était la plus sûre pour le consul, parce qu'en laissant vivre les
coupables il aurait moins à craindre les reproches, adoptèrent ce dernier
avis; et Silanus lui-même, revenant sur son opinion, s'expliqua, en disant
qu'il n'avait pas prétendu conclure à la mort, parce qu'il regardait la prison
comme le dernier supplice pour un sénateur.
XXVIII. Quand César eut fini de parler, Catulus Lutatius fut le premier qui
combattit son opinion; et Caton, qui parla ensuite, ayant insisté avec force
sur les soupçons qu'on avait contre César, remplit le sénat d'une telle
indignation et lui inspira tant de hardiesse, que la sentence de mort fut
prononcée contre les coupables. César s'opposa à la confiscation des biens,
et représenta qu'il n'était pas juste de rejeter ce que son avis avait
d'humain pour n'en adopter que la disposition la plus rigoureuse. Comme le plus
grand nombre se déclarait ouvertement contre son avis, il en appela aux
tribuns, qui refusèrent leur opposition; mais Cicéron prit de lui-même le
parti le plus doux et se relâcha sur la confiscation des biens. Il se rendit
alors, à la tête du sénat , aux lieux où étaient les complices ; car on ne
les avait pas tous mis dans la même maison; chaque préteur en avait un sous sa
garde. Il alla d'abord au mont Palatin prendre Lentulus, qu'il conduisit par la
rue Sacrée et à travers la place ; il était escorté des principaux de la
ville qui lui servaient de gardes et d'une foule immense de peuple qui, le
suivant en silence, frissonnait d'horreur sur l'exécution qu'on allait faire.
Les jeunes gens surtout assistaient, avec un étonnement mêlé de frayeur, à
cette espèce de mystère politique que la noblesse faisait célébrer pour le
salut de la patrie. Lorsqu'il eut traversé la place et qu'il fut arrivé à la
prison, il livra Lentulus à l'exécuteur et lui ordonna de le mettre à mort;
il y amena ensuite Céthégus et les autres conjurés, qui subirent tous le
dernier supplice. Cicéron, en repassant sur la place, vit plusieurs complices
de la conjuration qui s'y étaient rassemblés et qui, ignorant la punition des
conjurés, attendaient la nuit pour enlever les prisonniers, qu'ils croyaient
encore en vie. Cicéron leur cria à haute voix : Ils ont vécu , manière de
parler dont se servent les Romains pour éviter des paroles funestes et ne pas
dire :
Ils sont morts.
XXIX. La nuit approchait, et Cicéron traversait la place pour retourner chez
lui, non au milieu d'un peuple en silence et marchant dans le plus grand ordre,
mais entouré de la multitude des citoyens qui, confondus ensemble, le
couvraient d'acclamations et d'applaudissements et l'appelaient le sauveur, le
nouveau fondateur de Rome. Toutes les rues étaient garnies de lampes et de
flambeaux que chacun allumait devant sa maison; les femmes éclairaient aussi du
haut des toits pour lui faire honneur et pour le contempler, conduit en
triomphe, avec une sorte de vénération, par les principaux personnages de
Rome, qui tous avaient ou terminé des guerres importantes, ou donné à la
ville le spectacle des plus magnifiques triomphes, ou conquis à l'empire romain
une vaste étendue de terres et de mers. Ils marchaient à la suite de Cicéron,
se faisant mutuellement l'aveu que le peuple romain devait aux victoires d'une
foule de généraux et de capitaines de l'or et de l'argent, de riches
dépouilles et une grande puissance; mais que Cicéron était le seul qui eût
assuré son salut et sa tranquillité, en éloignant de sa patrie un si affreux
danger. Ce qu'on trouvait de plus admirable, ce n'était pas d'avoir prévenu
l'exécution d'un horrible complot et d'avoir fait punir les coupables; mais
d'avoir su, par les moyens les moins violents, étouffer la plus vaste
conjuration qui eût jamais été formée, et de l'avoir éteinte sans sédition
et sans trouble. Car le plus grand nombre de ceux que Catilina avait rassemblés
autour de lui n'eurent pas plus tôt appris le supplice de Lentulus et de
Céthégus, qu'ils abandonnèrent leur chef; et lui-même, ayant combattu contre
Antoine avec ceux qui lui étaient restés fidèles, fut défait et périt avec
toute son armée.
XXX. Cependant il se tramait des intrigues contre Cicéron; on parlait mal de
lui; et des hommes mécontents de ce qu'il avait fait formaient le dessein de le
perdre. A leur tête étaient César, Métellus et Bestia, désignés, l'un
préteur et les deux autres tribuns, pour l'année suivante. Lorsqu'ils
entrèrent en charge, il restait encore quelques jours à Cicéron jusqu'à
l'expiration de son consulat; ils ne voulurent jamais lui permettre de parler au
peuple et mirent leurs bancs sur la tribune pour l'empêcher même d'y entrer;
ils lui laissèrent seulement la liberté d'y venir, s'il le voulait, pour se
démettre de sa charge, et d'en descendre aussitôt qu'il aurait fait le serment
d'usage. Cicéron y consentit; et, étant monté à la tribune, il obtint le
plus grand silence; mais, au lieu du serment ordinaire, il en fit un tout
nouveau et qui ne convenait qu'à lui; il jura qu'il avait sauvé la patrie et
conservé l'empire. Tout le peuple répéta, après lui, le même serment.
César et les tribuns n'en furent que plus irrités et s'occupèrent de susciter
à Cicéron de nouveaux orages : ils proposèrent une loi qui rappelait Pompée
avec ses troupes, afin de détruire le pouvoir presque absolu de Cicéron.
Heureusement pour lui et pour Rome, Caton était alors tribun; et comme il avait
une autorité égale à celle de ses collègues, avec une plus grande
considération, il mit opposition à leurs décrets. Non content d'en avoir
empêché facilement les effets, il releva tellement, dans ses discours, le
consulat de Cicéron, qu'on lui décerna les plus grands honneurs qu'on eût
encore accordés à aucun Romain, et qu'on lui donna le nom de Père de la
patrie: titre honorable qu'il eut la gloire d'obtenir le premier et que
Caton lui déféra en présence de tout le peuple.
XXXI. Il jouit alors de la plus grande autorité dans Rome; mais il excita
l'envie publique, non par aucune mauvaise action , mais par l'habitude de se
vanter lui-même et de relever ce qu'il avait fait dans son consulat par des
louanges dont tout le monde était blessé. II n'allait jamais au sénat, aux
assemblées du peuple et aux tribunaux, qu'il n'eût sans cesse à la bouche les
noms de Catilina et de Lentulus. Il en vint jusqu'à remplir de ses propres
louanges tous les ouvrages qu'il composait; et par-là son style, si plein de
douceur et de grâce, devenait insupportable à ses auditeurs. Cette affectation
importune était comme une maladie fatale attachée à sa personne. Mais cette
ambition démesurée ne le rendit pas envieux des autres : étranger à tout
sentiment de jalousie, il comblait de louanges et les grands hommes qui
l'avaient précédé, et ses contemporains, comme on le voit par ses écrits et
par plusieurs bons mots qu'on rapporte de lui . Il disait, par exemple,
d'Aristote, que c'est un fleuve qui roule de l'or à grands flots; et; des
Dialogues de Platon, que si Jupiter parlait il prendrait le style de ce
philosophe. Il avait coutume d'appeler Théophraste ses délices. On lui
demandait un jour quelle oraison de Démosthène il trouvait la plus belle. «
La plus longue, » répondit-il. Cependant quelques partisans de Démosthène
lui reprochent d'avoir dit, dans une de ses lettres à ses amis, que cet orateur
sommeille quelquefois dans ses discours. Mais ces censeurs ne se souviennent pas
apparemment des éloges admirables qu'il donne à Démosthène en plusieurs
endroits de ses ouvrages; ils oublient que les oraisons qu'il a travaillées
avec le plus de soin, celles qu'il a faites contre Antoine, il les a appelées Philippiques,
du nom de celles de Démosthène contre Philippe.
XXXII. De tous les orateurs et de tous les philosophes célèbres de son temps,
il n'en est pas un seul dont il n'ait augmenté la réputation dans ses discours
ou dans ses écrits. Il appuya de tout son crédit auprès de César, déjà
dictateur, Cratippe le philosophe péripatéticien pour lui faire avoir le droit
de bourgeoisie à Rome. Il lui fit obtenir aussi de l'aréopage un décret par
lequel ce sénat le priait de rester à Athènes pour y être un des ornements
de la ville, et instruire les jeunes gens dans la philosophie. On a encore des
lettres de Cicéron à Hérode et d'autres écrites à son fils pour l'exhorter
à prendre les leçons de Cratippe. II reproche au rhéteur Gorgias d'inspirer
à son fils le goût des plaisirs et de la table, et il le prie de n'avoir plus
aucun rapport avec lui. De toutes les lettres grecques de Cicéron, celle à
Gorgias et une autre à Pélops de Byzance sont les seules qui soient écrites
de ce ton d'aigreur; mais il avait raison de se plaindre de ce rhéteur, s'il
était réellement aussi vicieux et aussi corrompu qu'il passait pour l'être ,
au lieu qu'il y a bien de la petitesse dans les reproches qu'il fait à Pélops
sur sa négligence à lui procurer de la part des Byzantins des honneurs et des
décrets qu'il désirait.
XXXIII. C'est sans doute à cette ambition pour les louanges qu'il faut
attribuer le tort qu'il eut souvent de sacrifier la bienséance et
l'honnête à la réputation de bien dire. Un certain Numatius, qu'il avait
défendu et fait absoudre, poursuivait en justice un ami de Cicéron, nommé
Sabinus. Cicéron en fut si irrité, qu'il s'oublia jusqu'à lui dire : «
Crois-tu donc, Numatius, que ce soit à ton innocence que tu as dû d'être
absous, plutôt qu'à mon éloquence, qui a fasciné les yeux des juges? » Il
fit un jour, dans la tribune, un éloge de Crassus qui fut très applaudi; et,
peu de temps après, il fit de lui une censure amère : « Nest-ce pas de ce
même lieu , lui dit Crassus , que vous avez, il y a peu de jours, publié mes
louanges? - Oui , répliqua Cicéron, je voulais essayer mon talent sur un sujet
ingrat. » Dans une autre occasion , Crassus avait dit que personne, dans sa
famille, n'avait vécu plus de soixante ans; mais ensuite il se rétracta. A
quoi, pensais-je, dit-il, quand j'ai avancé un tel fait? - Vous saviez, lui dit
Cicéron, que les Romains l'entendraient avec plaisir, et vous vouliez leur
faire la cour. » Ce même Crassus ayant dit qu'il aimait fort cette maxime des
stoïciens , que le sage est riche : « Prenez garde, lui dit Cicéron, que vous
n'aimiez plutôt cette autre maxime des mêmes philosophes, que tout appartient
au sage : » c'est que Crassus était fort décrié pour son avarice. Un des
fils de Crassus ressemblait tellement à un certain Axius, qu'on en conçut
contre sa mère des soupçons désavantageux. Ce jeune homme ayant été fort
applaudi pour un discours qu'il avait fait dans le sénat, on demanda à
Cicéron ce qu'il en pensait. « Il est digne de Crassus, » répondit-il.
Crassus, au moment de son départ pour la Syrie, sentit qu'il lui serait plus
utile de se réconcilier avec Cicéron , que de l'avoir pour ennemi ; il lui fit
donc beaucoup de prévenances et lui dit qu'il irait souper chez lui. Cicéron
le reçut avec plaisir. Quelques jours après, ses amis lui dirent que Vatinius
, avec qui il était brouillé, désirait fort de se remettre bien avec lui. «
Vatinius, dit Cicéron, ne veut-il pas aussi souper avec moi? » C'est ainsi
qu'il en agissait envers Crassus.
XXXIV. Vatinius avait au cou des écrouelles. Un jour qu'il avait plaidé dans
le barreau : « Voilà, dit Cicéron , un orateur bien enflé. » On vint
lui dire, quelque temps après, que Vatinius était mort; mais ensuite ayant su
que la nouvelle était fausse : « Maudit soit celui qui, a menti si mal à
propos ! » César avait ordonné qu'on distribuât aux soldats les terres de la
Campanie, et cette loi mécontentait plusieurs sénateurs; Lucius Gellius, le
plus âgé d'entre eux, ayant dit que ce partage n'aurait pas lieu tant qu'il
serait en vie : « Attendons, dit Cicéron; car Gellius ne demande pas un long
terme. » Un certain Octavius, à qui l'on reprochait son origine africaine, dit
un jour à Cicéron qu'il ne l'entendait pas. « Ce n'est pas, lui répondit
Cicéron , que vous n'ayez l'oreille ouverte. » Métellus Népos lui disait
qu'il avait fait mourir plus de citoyens en rendant témoignage contre eux,
qu'il n'en avait sauvé par son éloquence. » Je conviens, repartit Cicéron,
que j'ai encore plus de probité que de talent pour la parole. » Un
jeune homme, accusé d'avoir empoisonné son père dans un gâteau, s'emportait
contre Cicéron et le menaçait de l'accabler d'injures. « Je crains moins tes
injures que ton gâteau , » lui répondit Cicéron. Publius Sextius,
dans une affaire criminelle qu'il avait, pria Cicéron et quelques autres
orateurs de le défendre; mais il voulait toujours parler et ne laissait pas
dire un mot à ses défenseurs. Comme les juges étaient aux opinions et
qu'elles paraissaient favorables à l'accusé : « Profitez du temps, Sextius,
lui dit Cicéron; car demain vous serez un homme privé. » Publius Cotta, qui
se donnait pour un jurisconsulte, quoiqu'il fût sans connaissances et sans
esprit, appelé un jour en témoignage par Cicéron, répondit qu'il ne savait
rien. « Vous croyez peut-être, lui dit Cicéron, que je vous interroge sur le
droit. » Métellus Népos , dans une dispute avec Cicéron, lui demanda souvent
qui était son père: « Grâce à votre mère , lui répondit Cicéron , vous
seriez plus embarrassé que moi pour répondre à une pareille question. » La
mère de Métellus n'avait pas une bonne réputation, et il était lui-même
d'un caractère fort léger. Pendant qu'il était tribun, il se démit tout à
coup de sa charge, pour aller trouver Pompée en Syrie, et il en revint avec
encore plus de légèreté. Philagre, son précepteur, étant mort, Métellus
lui fit de magnifiques obsèques et mit sur son tombeau un corbeau de marbre. «
Vous ne pouviez mieux faire, lui dit Cicéron; car votre précepteur vous a bien
plus appris à voler qu'à parler. »
XXXV. Marcus Appius ayant dit, dans l'exorde de son plaidoyer, que l'ami qu'il
défendait l'avait conjuré d'apporter à cette cause beaucoup d'exactitude, de
raisonnement et de bonne foi : « Comment donc, lui dit Cicéron, avez-vous le cœur
assez dur pour ne rien faire de tout ce que votre ami vous a demandé? »
L'usage de ces mots piquants , en plaidant contre ses ennemis ou contre ses
adversaires, fait partie de l'art oratoire; mais Cicéron les employait
indifféremment contre tout le monde, afin de jeter du ridicule sur les
personnes; j'en citerai quelques exemples. Marcus Aquilius avait deux de ses gendres
bannis; Cicéron lui donna le surnom d'Adraste, Lucius Cotta , qui aimait
fort le vin , était censeur, lorsque Cicéron, briguant le consulat, pressé
par la soif pendant qu'on donnait 1es suffrages, but un verre d'eau, au milieu
de ses amis qui l'entouraient. « Vous avez eu peur, leur dit-il, que le censeur
ne se fâchât contre moi , s'il me voyait boire de l'eau. » Il rencontra dans
les rues Voconius avec ses filles, toutes extrêmement laides. « O ciel !
s'écria Cicéron !
En dépit d'Apollon , cet homme devint père. »
Marcus Gellius, qui passait pour fils d'un père et d'une mère esclaves, lisait
un jour des lettres dans le sénat, d'une voix très forte et très claire. «
Il ne faut pas s'en étonner, dit Cicéron , il est de ceux qui
ont été crieurs publics. » Faustus , fils de Sylla, de celui qui avait
usurpé à Rome l'autorité souveraine et fait périr un si grand nombre de
citoyens, ayant dissipé la plus grande partie de sa fortune et se trouvant
accablé de dettes, fit afficher une cession de tous ses biens à ses
créanciers. « J'aime bien mieux ses affiches, dit Cicéron, que celles de son
père. » Cette habitude de railler le rendit odieux à bien des gens et souleva
surtout contre lui Clodius et ses partisans. Je vais dire à quelle occasion.
XXXVI. Clodius, jeune Romain d'une grande naissance, mais insolent et audacieux,
aimait Pompéia, femme de César: déguisé en musicienne, il se glissa
secrètement dans la maison de César, le jour que les femmes romaines y
célébraient un sacrifice mystérieux, interdit à tous les hommes. Il n'en
était pas resté un seul dans cette maison; mais Clodius, si jeune encore qu'il
n'avait pas de barbe au menton, espéra qu'il pourrait se glisser, parmi les
autres femmes, dans l'appartement de Pompéia, sans être reconnu. Entré de
nuit dans une maison très vaste, il s'égara et il errait de côté et d'autre,
lorsqu'il f'ut rencontré par une des femmes d'Aurélia, mère de César, qui
lui demanda son nom. Forcé de répondre, il dit qu'il cherchait une des femmes
de Pompéia, qui se nommait Abra. La suivante, ayant reconnu aisément que ce
n'était pas la voix d'une femme, appelle à grands cris les autres femmes, qui,
étant accourues, ferment toutes les portes et font de si exactes recherches,
qu'elles trouvent Clodius dans la chambre de l'esclave avec laquelle il était
entré. Le bruit que fit cet événement obligea César de répudier Pompéia et
de citer Clodius devant les tribunaux, pour crime d'impiété.
XXXVII. Cicéron était ami de Clodius, qui, dans l'affaire de Catilina ,
l'avait servi avec le plus grand zèle et avait toujours été comme un de ses
gardes. La défense de Clodius consistait à dire qu'il n'était pas à Rome ce
jour-là, qu'il en était même très éloigné. Mais Cicéron déposa qu'il
était venu ce jour-là même chez lui, pour traiter de quelque affaire; ce qui
était vrai. Au reste, il fit cette déposition, moins pour attester la
vérité, que pour guérir les soupçons de sa femme, qui haïssait Clodius,
parce qu'elle savait que sa sœur Clodia avait envie d'épouser Cicéron , et
qu'elle se servait, pour négocier ce mariage, d'un certain Tullus, ami intime
de Cicéron, lequel voyait tous les jours Clodia et lui faisait assidûment la
cour. Térentia, dont Clodia était voisine, regardait ces visites comme très
suspectes; c'était d'ailleurs une femme d'un caractère difficile; et, comme
elle gouvernait son mari, elle le poussa à rendre témoignage contre lui.
Plusieurs citoyens des plus distingués déposèrent aussi contre Clodius et
l'accusèrent de s'être parjuré, d'avoir commis des friponneries, d'avoir
corrompu le peuple à prix d'argent, et séduit plusieurs femmes. Lucullus
produisit deux femmes esclaves, qui attestèrent que Clodius avait entretenu un
commerce incestueux avec la plus jeune de ses sœurs, mariée alors à ce même
Lucullus: c'était aussi un bruit généralement répandu , qu'il avait
déshonoré ses deux autres sœurs, dont l'une, nommée Térentia , avait
épousé Marcius Rex ; et l'autre, appelée Clodia, était femme de Métellus
Céler et avait eu le surnom de Quadrantaria , parce qu'un de ses amants lui
avait envoyé, dans une bourse, de petites pièces de cuivre , au lieu de
pièces d'argent. Les Romains appellent quadrans la plus petite de leurs
monnaies de cuivre. Ce fut son inceste avec cette dernière de ses sœurs qui
diffama le plus Clodius dans Rome.
XXXVIII. Cependant le peuple se montrant très mal disposé envers ceux qui
semblaient s'être ligués contre Clodius pour le charger par leurs
dépositions, les juges, qui craignirent qu'on n'usât de violence,
environnèrent le tribunal de gens armés; et la plupart, en écrivant leur
opinion sur les tablettes, brouillèrent à dessein les mots. Il parut pourtant
qu'il y avait eu plus de voix pour l'absoudre; et le bruit courut qu'on avait
distribué de l'argent aux juges. Aussi Catulus, les ayant rencontrés au sortir
du tribunal: « Vous avez eu raison , leur dit-il , de demander des gardes pour
votre sûreté, de peur qu'on ne vous enlevât votre argent. » Clodius ayant
reproché à Cicéron que les juges n'avaient pas ajouté foi à sa déposition:
« Au contraire, lui répondit Cicéron, il y en a eu vingt-cinq qui m'ont cru,
puisqu'ils vous ont condamné; et trente qui n'ont pas voulu vous croire,
puisqu'ils ne vous ont absous qu'après avoir reçu votre argent. » César,
appelé en témoignage dans cette affaire, ne voulut pas déposer: il dit que sa
femme n'avait pas été convaincue d'adultère; mais qu'il l'avait répudiée ,
parce que la femme de César devait être exempte, non seulement de toute action
criminelle, mais encore de tout soupçon.
XXXIX. Clodius, délivré de ce péril, et nommé tribun du peuple, s'attacha
tout de suite à tourmenter Cicéron; il lui suscita le plus d'affaires qu'il
lui fut possible et souleva contre lui tous ceux qu'il put gagner. Il se
ménagea la faveur du peuple, en proposant des lois très avantageuses pour la
multitude. Il fit décerner aux deux consuls les plus belles provinces: à
Pison, la Macédoine, et à Gabinius , la Syrie. Il donna le droit de
bourgeoisie à un grand nombre d'hommes indigents et tint toujours auprès de sa
personne une troupe d'esclaves armés. Des trois personnages qui avaient alors
le plus de pouvoir dans Rome, Crassus était l'ennemi déclaré de Cicéron;
Pompée se faisait valoir auprès de l'un et de l'autre; et César était sur le
point de partir pour la Gaule avec son armée. Cicéron chercha à s'insinuer
auprès de ce dernier, quoiqu'il sût bien qu'il n'était pas son ami, et qu'il
lui était même devenu suspect depuis l'affaire de Catilina. Il le pria donc de
l'emmener avec lui dans la Gaule, en qualité de son lieutenant. César y
consentit sans peine; et Clodius, voyant que Cicéron allait échapper à son
tribunal, feignit de vouloir se réconcilier avec lui; et, rejetant sur
Térentia tous les sujets de plainte que Cicéron lui avait donnés, il ne parla
plus de lui que dans les termes les plus honnêtes et les plus doux. Il
protestait qu'il n'avait contre lui aucun sentiment de haine, et qu'il ne s'en
plaignait qu'avec la modération qu'on doit à un ami. Par cette dissimulation,
il dissipa tellement toutes les craintes de Cicéron, que celui-ci remercia
César de sa lieutenance et se livra de nouveau aux affaires publiques.
XL. César, offensé de cette conduite, anima Clodius contre lui , aliéna
Pompée et déclara devant le peuple que Cicéron lui paraissait avoir blessé
la justice et les lois , en faisant mourir Lentulus et Céthégus, sans aucune
formalité de justice. C'était sur cette accusation qu'on l'appelait en
jugement. Cicéron, voyant le danger dont le menaçait la haine de ses ennemis,
prit la robe de deuil, laissa croître sa barbe et allait partout supplier le
peuple de lui être favorable. Clodius se trouvait sur ses pas, dans toutes les
rues, suivi d'une troupe de gens audacieux et violents qui le raillaient sur son
changement d'habit et sur son air abattu , qui lui faisaient mille outrages, qui
souvent même lui jetaient de la boue et des pierres et l'empêchaient de faire
ses sollicitations au peuple. L'ordre presque entier des chevaliers romains
prit, comme lui, l'habit de deuil; et plus de vingt mille jeunes gens
l'accompagnaient, les cheveux négligés, et sollicitaient le peuple en sa
faveur. Le sénat s'assembla pour décréter que le peuple changerait de robe,
comme dans un deuil public; mais les consuls s'opposèrent à ce décret; et
Clodius étant venu assiéger le lieu du conseil avec ses satellites armés, la
plupart des sénateurs sortirent en poussant de grands cris et déchirant leurs
robes. Un spectacle si triste n'excitant ni la compassion ni la honte de ces
scélérats, il fallait ou que Cicéron sortît de Rome, ou qu'il en vînt aux
mains avec Clodius. Il implora le secours de Pompée, qui s'était éloigné à
dessein et se tenait à la campagne , dans sa maison d'Albe. Après lui avoir
envoyé d'abord Pison son gendre, Cicéron y alla lui-même. Mais, prévenu de
son arrivée, Pompée n'osa soutenir sa vue. Il aurait eu trop de honte de voir,
dans cet état d'humiliation , un homme qui avait livré pour lui de si grands
combats, qui, dans son administration publique, lui avait rendu les services les
plus importants; mais, devenu le gendre de César, il sacrifiait à son
beau-père une ancienne reconnaissance, et, étant sorti par une porte de
derrière, il évita cette entrevue.
XLI. Cicéron , trahi par Pompée et abandonné de tout le monde, eut enfin
recours aux consuls. Gabinius le traita toujours avec beaucoup de dureté; mais
Pison, lui parlant avec douceur, lui conseilla de se retirer, de céder pour
quelque temps à la fougue de Clodius, de supporter patiemment ce revers de
fortune, et d'être une seconde fois le sauveur de sa patrie, qui se trouvait,
à son occasion, agitée de séditions et menacée des plus grands maux.
Cicéron délibéra sur cette réponse avec ses amis: Lucullus fut d'avis qu'il
restât, l'assurant qu'il triompherait de ses ennemis; mais tous les autres lui
conseillèrent de s'exiler lui-même pour un temps, persuadé que le peuple,
quand il serait las des folies et des fureurs de Clodius, ne tarderait pas à le
regretter. Cicéron prit ce dernier parti: il avait depuis longtemps dans sa
maison une statue de Minerve , qu'il honorait singulièrement; il la prit, la
porta dans le Capitole, où il la consacra, après y avoir mis cette inscription
: A MINERVE, PROTECTRICE DE ROME . Il se fit escorter par les gens de quelques
uns de ses amis et prit à pied le chemin de la Lucanie , pour se rendre de là
en Sicile.
XLII. Dès qu'on fut informé de sa fuite, Clodius fit rendre contre lui un
décret de bannissement et afficher dans toutes les rues la défense de lui
donner l'eau et le feu, et de le recevoir dans les maisons, à la distance de
cinq cents milles de l'Italie. Mais le respect qu'on avait pour Cicéron fit
généralement mépriser cette défense; on le recevait partout avec
empressement et on l'accompagnait en lui témoignant Brunduse, d'où les plus
grands égards. Seulement dans une ville de la Lucanie, appelée alors Hipponium
et aujourd'hui Vibone, un Sicilien, nommé Vibius , à qui Cicéron avait donné
de fréquentes marques d'amitié et qu'il avait fait nommer, pendant son
consulat, à la charge d'intendant des ouvriers, lui refusa sa maison et lui
offrit une retraite dans sa terre. Caïus Virginius, préteur de Sicile, qui
avait aussi de grandes obligations à Cicéron , lui écrivit de ne pas venir
dans sa province. Affligé de ces traits d'ingratitude, il se rendit à
il s'embarqua pour Dyrrachium par un vent favorable; mais il était à peine
en pleine mer, qu'il s'éleva un vent contraire qui, le lendemain, le reporta au
lieu même d'où il était parti. Il se remit bientôt en mer; et , en arrivant
à Dyrrachium ; comme il était sur le point de débarquer, il survint tout à
coup un tremblement de terre qui fit retirer les eaux de la mer. Les devins
conjecturèrent que son exil ne serait pas long, ces sortes de signes
présageant toujours un changement favorable.
XLIII. Pendant son séjour à Dyrrachium, il fut visité par une foule de
personnes qui lui témoignèrent le plus vif intérêt; et les villes grecques
disputèrent d'empressement à lui rendre plus d'honneurs. Mais toutes ces
marques d'affection ne purent ni lui rendre son courage, ni dissiper sa
tristesse. Semblable à un amant malheureux, il tournait sans cesse ses regards
vers l'Italie. Humilié, abattu par son infortune, il montra beaucoup plus de
faiblesse et de pusillanimité qu'on n'en devait attendre d'un homme qui avait
passé toute sa vie à s'instruire; car souvent il priait ses amis de ne pas
l'appeler orateur, mais philosophe, parce qu'il s'était attaché à la
philosophie comme au but de toutes ses actions: et l'éloquence n'était pour
lui que l'instrument de sa politique. Mais l'opinion n'a que trop de pouvoir
pour effacer de notre âme les impressions de la raison , comme une teinture qui
n'a pas pénétré dans l'étoffe s'altère aisément. L'habitude de traiter
avec le peuple dans les affaires du gouvernement nous fait adopter les passions
du vulgaire. On ne peut éviter leur influence que par une attention continuelle
sur soi-même, en communiquant avec les personnes du dehors, que par le talent
de participer aux affaires, sans partager les passions qui s'y mêlent.
XLIV. Clodius, après avoir fait bannir Cicéron, brûla ses maisons de campagne
et sa maison de Rome, sur le sol de laquelle il éleva le temple de la Liberté.
Il mit en vente tous ses biens et les faisait crier tous les jours, sans qu'il
se présentât personne pour les acheter. Devenu, par ses violences, redoutable
à tous les nobles; disposant du peuple, qu'il laissait s'abandonner à tous les
excès de la licence et de l'audace, il osa s'attaquer à Pompée lui-même et
blâmer plusieurs des ordonnances qu'il avait rendues pendant qu'il commandait
les armées. Pompée, à qui cette censure faisait tort dans l'opinion publique,
se reprocha d'avoir sacrifié Cicéron; et, changeant de disposition , il se
ligua avec ses amis pour s'occuper des moyens de le rappeler. Clodius, de son
côté, s'y opposant de tout son pouvoir, le sénat décréta qu'il suspendait
tout rapport et toute expédition des affaires publiques, jusqu'au rappel de
Cicéron. Sous le consulat de Lentulus , la sédition fut poussée si loin ,
qu'il y eut des tribuns du peuple blessés sur la place publique , et que
Quintus; frère de Cicéron, fut laissé pour mort parmi beaucoup d'autres. Ces
excès commencèrent à ramener le peuple; et Annius Milon , l'un des tribuns du
peuple, osa le premier traîner Clodius devant les tribunaux, pour les violences
qu'il avait commises. La plus grande partie du peuple et des habitants des
villes voisines se joignirent à Pompée, qui, fort de leur secours; chassa
Clodius de la place publique et appela le peuple aux suffrages, pour le rappel
de Cicéron. Jamais décret ne fut rendu avec autant d'unanimité. Le sénat,
rivalisant de zèle avec le peuple, arrêta qu'on décernerait des remerciements
aux villes qui avaient recueilli Cicéron dans son exil, et que sa maison de
Rome et ses maisons de campagne, que Clodius avait détruites , seraient
rebâties aux dépens du public.
XLV. Cicéron fut rappelé seize mois après son exil; toutes les villes qui se
trouvèrent sur son passage montrèrent tant de joie et d'empressement à aller
au-devant de lui, que Cicéron était encore au-dessous de la vérité,
lorsqu'il disait dans la suite que l'Italie entière l'avait porté dans Rome
sur ses épaules. Crassus même, son ennemi mortel avant son exil, sortit à sa
rencontre et se réconcilia avec lui; voulant, disait il, faire ce plaisir à
son fils, un des plus zélés partisans de Cicéron. Peu de temps après son
retour, Cicéron, profitant de l'absence de Clodius, alla au Capitole avec une
suite assez nombreuse; et, arrachant les tablettes tribunitiennes, où étaient
inscrits les actes du tribunat de Clodius, il les mit en pièces. Clodius ayant
voulu lui en faire un crime, Cicéron répondit que c'était au mépris des lois
que Clodius, né patricien, avait été nommé tribun; qu'ainsi tout ce qu'il
avait fait pendant son tribunat n'était point légal. Caton fut très
mécontent de cette violence et combattit le motif qu'avait allégué Cicéron ,
non qu'il approuvât ce qu'avait fait Clodius, au contraire il blâmait son
administration; mais il représentait que le sénat ne pourrait, sans injustice
et sans un abus d'autorité, annuler tous les actes faits pendant le tribunat de
Clodius ; dont un, entre autres, était la commission qui lui avait été
donnée à lui-même pour aller dans l'île de Cypre et à Byzance, avec tout ce
qu'il avait fait dans ces deux villes. Cette dispute brouilla Caton et Cicéron
, non qu'ils en vinssent à une rupture ouverte; mais ils vécurent ensemble
avec moins d'intimité.
XLVI. Peu de temps après, Milon tua Clodius; et, traduit en justice pour ce
meurtre, il chargea Cicéron de sa défense. Le sénat, qui craignit que le
danger où se trouvait un homme de la réputation et du courage de Milon ne
causât quelque trouble dans la ville, chargea Pompée de présider à ce
jugement, ainsi qu'à tous les autres procès; et de maintenir la sûreté dans
la ville et dans les tribunaux. Pompée ayant, dès avant le jour, garni de
soldats toute l'étendue de la place, et Milon, craignant que Cicéron ,
troublé par la vue de ces armes aux-quelles il n'était pas accoutumé, ne
plaidât pas avec son éloquence ordinaire, lui persuada de se faire porter en
litière sur la place et de s'y tenir tranquille jusqu'à ce que les juges
eussent pris séance et que le tribunal fût rempli; car Cicéron ,
naturellement timide, non seulement à la guerre, mais dans le barreau, ne se
présentait jamais pour plaider sans éprouver de la crainte; et lors même
qu'un long usage eut fortifié et perfectionné son éloquence, il avait bien de
la peine à s'empêcher de trembler et de frissonner. Quand il plaida pour
Licinius Muréna, accusé par Caton, jaloux de surpasser Hortensius, qui avait
eu le plus grand succès en parlant le premier pour l'accusé , il passa toute
la nuit à travailler son discours et se fatigua tellement par ce travail forcé
et cette longue veille, qu'il parut inférieur à lui-même. Le jour qu'il
défendit Milon , quand il vit , en sortant de sa litière, Pompée assis au
haut de la place, environné de soldats dont les armes jetaient le plus grand
éclat, il fut tellement troublé, que, tremblant de tout son corps , il ne
commença son discours qu'avec peine et d'une voix entrecoupée, tandis que
Milon assistait au jugement avec beaucoup d'assurance et de courage, ayant
dédaigné de laisser croître ses cheveux et de prendre un habit de deuil; ce
qui ne contribua pas peu à sa condamnation: mais, dans Cicéron, cette frayeur
semblait moins tenir à sa timidité qu'à son affection pour ses clients.
XLVII. Il fut
nommé augure, à la place du jeune Crassus, qui avait été tué chez les
Parthes; et la Cilicie lui étant échue par le sort dans le partage des
provinces, avec une armée de douze mille hommes de pied et de deux mille six
cents chevaux, il s'embarqua pour s'y rendre. Il entrait aussi dans sa
commission de remettre la Cappadoce sous l'obéissance du roi Ariobarzane et de
le réconcilier avec ses peuples. II y réussit parfaitement, sans employer la
voie des armes et sans donner lieu à aucune plainte. Le désastre que les
Romains venaient d'éprouver dans le pays des Parthes, et les mouvements de la
Syrie ayant donné aux Ciliciens quelque envie de se révolter, il les calma et
les contint par la douceur de son gouvernement; il refusa les présents que les
rois lui offraient, et remit à la province la dépense qu'elle était obligée
de faire pour les festins des gouverneurs ; il recevait lui-même à sa table
les Ciliciens les plus honnêtes, qu'il traitait sans magnificence, mais avec
générosité. Sa maison n'avait point de portier, et jamais on ne le trouvait
dans son lit; il se levait de très grand matin et se promenait devant sa porte,
où il recevait ceux qui venaient le voir. Sous son gouvernement, personne ne
fut battu de verges et n'eut sa robe déchirée; jamais, même dans la colère,
il ne dit une parole offensante et n'ajouta aux amendes qu'il prononçait des
qualifications outrageantes. Les revenus publics avaient été dilapidés: il
les fit rendre aux villes, qui par-là se trouvèrent fort riches; et, sans
frapper d'ignominie les prévaricateurs, il se contenta de leur faire restituer
ce qu'ils avaient pris. Il eut aussi une occasion de faire la guerre et mit en
fuite les brigands qui habitaient le mont Amanus. Cette victoire lui mérita le
titre d'imperator. L'orateur Coelius lui avait écrit de lui envoyer de la
Cilicie des panthères, pour des jeux qu'il devait donner à Rome : Cicéron,
qui était bien aise de relever ses exploits, lui répondit qu'il n'y avait plus
de panthères en Cilicie; qu'irritées d'être les seules à qui l'on fît la
guerre, pendant que tout le reste était en paix, elles avaient toutes fui dans
la Carie.
XLVIII. En revenant de la Cilicie , il passa d'abord à Rhodes, et ensuite à
Athènes, où il séjourna quelque temps avec plaisir, par le souvenir des
habitudes qu'il avait eues autrefois dans cette ville. Il y vit les hommes les
plus distingués par leur savoir, et qui tous avaient été ses
amis et ses compagnons d'étude. Après avoir fait l'admiration de toute la
Grèce, il revint à Rome, où il trouva les esprits tellement échauffés, que
la guerre ne devait pas tarder à éclater. Le sénat voulut lui décerner le
triomphe; mais il dit qu'il suivrait plus volontiers le char de triomphe de
César, quand on aurait fait la paix avec lui. Il ne cessait, en particulier, de
conseiller cette paix; il écrivait fréquemment à César; il faisait à
Pompée les plus vives instances, ne négligeant rien pour les adoucir et les
réconcilier ensemble: mais le mal était irrémédiable; et lorsque César vint
à Rome, Pompée, au lieu de l'attendre, abandonna la ville, suivi d'un très
grand nombre des principaux d'entre les Romains. Cicéron, ne l'ayant pas
accompagné dans cette fuite , donna lieu de croire qu'il allait se joindre à
César. II est certain qu'il flotta longtemps entre les deux partis et qu'il
f'ut violemment agité, à en juger par ce qu'il écrit lui-même dans ses
lettres. « De quel côté, dit-il, dois-je me tourner? Pompée a le motif le
plus honnête de faire la guerre; César met plus de suite dans ses affaires et
a plus de moyens de se sauver lui et ses amis: je sais bien qui je dois fuir,
mais je ne vois pas vers qui je puis me réfugier. »
XLIX. Trébatius, un des amis de César, ayant écrit à Cicéron que César
pensait qu'il devait se joindre à lui et partager ses espérances; ou que si
l'âge l'obligeait de renoncer aux affaires, il lui conseillait de se retirer en
Grèce et d'y vivre tranquille , également éloigné des deux partis;
Cicéron , très étonné que César ne lui eût pas écrit lui-même, répondit
en colère à Trébatius qu'il ne démentirait pas la conduite qu'il avait
toujours tenue dans le gouvernement: c'est ainsi qu'il en parle dans ses
lettres. César étant parti pour l'Espagne, Cicéron s'embarqua tout de suite
pour aller joindre Pompée. Tout le monde le vit arriver avec plaisir, excepté
Caton, qui, l'ayant pris tout de suite en particulier, le blâma fort d'avoir
embrassé le parti de Pompée. « Pour moi, lui dit-il, je ne pouvais, sans me
faire tort, abandonner une cause à laquelle je me suis attaché dès ma
première entrée dans les affaires publiques; mais vous, n'auriez-vous pas
été plus utile à votre patrie et à vos amis en restant neutre dans Rome pour
vous conduire d'après les événements; au lieu de venir ici, sans raison et
sans nécessité, vous déclarer l'ennemi de César et vous jeter dans un si
grand péril? » Ces remontrances lui firent d'autant plus aisément changer de
résolution, que Pompée ne l'employait à rien d'important. II est vrai qu'il
ne devait s'en prendre qu'à lui-même; car il ne dissimulait pas qu'il se
repentait d'être venu: il se moquait ouvertement des préparatifs de Pompée,
blâmait sans ménagement tous ses projets et ne pouvait s'empêcher de lancer
contre les alliés les railleries les plus piquantes. Cependant il se promenait
toute la journée dans le camp d'un air sérieux et morne; mais il ne laissa
échapper aucune occasion de faire rire par ses bons mots ceux qui en avaient le
moins d'envie. Je ne crois pas inutile d'en rapporter ici quelques uns.
L. Domitius, qui voulait élever au grade de capitaine un homme peu fait pour la
guerre, vantait la douceur et l'honnêteté de ses mœurs. «Que ne le
gardez-vous, lui dit Cicéron, pour élever vos enfants? » Théophane de Lesbos
était intendant des ouvriers dans le camp de Pompée; et comme on le louait de
la manière dont il avait consolé les Rhodiens, après la perte de leur flotte:
« Qu'on est heureux, dit Cicéron, d'avoir un Grec pour capitaine! » César
avait du succès dans toutes les rencontres qui avaient lieu entre les deux
armées et tenait Pompée comme assiégé. Lentulus ayant dit un jour que les
amis de César étaient tristes : « Voulez-vous dire, répondit Cicéron ,
qu'ils sont mal disposés pour César? » Un certain Marcius, nouvellement
arrivé d'Italie, disait que le bruit courait dans Rome que Pompée était
assiégé dans son camp. « Vous vous êtes donc embarqué tout exprès, lui dit
Cicéron, pour venir vous en assurer par vos propres yeux? » Après la défaite
de Pompée, Nonnius portait les esprits à la confiance, parce qu'il restait
encore sept aigles dans le camp. « Vous auriez raison, répliqua Cicéron, si
nous avions à combattre contre des geais. » Labiénus , plein de confiance en
certaines prédictions, soutenait que Pompée finirait par être vainqueur. «
Cependant , lui dit Cicéron, avec cette ruse de guerre nous avons perdu notre
camp. »
LI. Cicéron, retenu par une maladie, n'avait pu se trouver à la bataille de
Pharsale. Lorsque Pompée eut pris la fuite, Caton, qui avait à Dyrrachium une
armée nombreuse et une flotte considérable, voulait que Cicéron en prît le
commandement, qui lui appartenait par la loi, parce qu'il avait le rang d'homme
consulaire. Cicéron l'ayant absolument refusé, en déclarant qu'il ne
prendrait plus de part à cette guerre, il manqua d'être massacré par le jeune
Pompée et par ses amis, qui, l'accusant de trahison, allaient le percer de
leurs épées, si Caton ne les eût arrêtés; encore eut-il bien de la peine à
l'arracher de leurs mains et à le faire sortir du camp. Cicéron se rendit à
Brunduse, où il resta quelque temps pour attendre César, que ses affaires
d'Asie et d'Égypte retenaient encore. Dès qu'il sut qu'il était arrivé à
Tarente et qu'il venait par terre à Brunduse, il alla au-devant de lui, ne
désespérant pas d'en obtenir son pardon, honteux néanmoins d'avoir à faire
devant tant de monde l'épreuve des dispositions d'un ennemi vainqueur; mais il
n'eut rien à faire ou à dire de contraire à sa dignité. César ne l'eut pas
plus tôt vu venir à lui, précédant d'assez loin ceux qui l'accompagnaient,
qu'il descendit de cheval, courut l'embrasser et marcha plusieurs stades en
s'entretenant tête à tête avec lui. Il ne cessa depuis de lui donner les plus
grands témoignages d'estime et d'amitié; et Cicéron ayant composé dans la
suite un éloge de Caton, César, dans la réponse qu'il y fit, loua beaucoup
l'éloquence et la vie de Cicéron, qu'il compara à celles de Périclès et de
Théramène.
LII. Quintus Ligarius ayant été mis en justice comme ennemi de César, et
Cicéron s'étant chargé de sa défense, César dit à ses amis : « Qui
empêche que nous laissions parler Cicéron? II y a longtemps que nous ne
l'avons entendu. Pour son client, c'est un méchant homme, c'est mon ennemi; il
est déjà condamné. » Mais Cicéron, dès l'entrée de son discours, émut
singulièrement son juge; et, à mesure qu'il avançait dans sa cause, il
excitait en lui tant de passions différentes, il donnait à son expression tant
de douceur et de charme, qu'on vit César changer souvent de couleur et rendre
sensibles les diverses affections dont son âme était agitée. Quand enfin
l'orateur vint à parler de la bataille de Pharsale, César, n'étant plus
maître de lui-même, tressaillit de tout son corps et laissa tomber les papiers
qu'il tenait à la main. Cicéron, vainqueur de la haine de son juge, le força
d'absoudre Ligarius.
LIII. Depuis cette époque, Cicéron, voyant la monarchie succéder à
l'ancien gouvernement; abandonna les affaires et donna tout son loisir aux
jeunes gens qui voulurent s'appliquer à la philosophie: ils étaient
tous des premières familles de Rome; et les liaisons fréquentes qu'il eut avec
eux lui donnèrent de nouveau un très grand crédit dans la villé. Son
occupation ordinaire était d'écrire des dialogues philosophiques, de traduire
les philosophes grecs et de faire passer dans la langue latine les termes de
dialectique ou de physique employés par ces écrivains: c'est lui, dit-on, qui
le premier a naturalisé dans sa langue les mots grecs que les Latins rendent
par imagination, assentiment, suspension de jugement, compréhension, atome,
indivisible, vide, et plusieurs autres semblables; ou du moins c'est lui qui les
a rendus plus intelligibles aux Romains, en les expliquant par des métaphores
ou par des termes déjà connus dans la langue latine. II faisait servir ainsi
à son amusement la facilité qu'il avait pour la poésie : lorsqu'il
s'abandonnait à ce genre de composition, il faisait jusqu'à cinq cents vers
dans une nuit. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa maison de
Tusculum , d'où il écrivait à ses amis qu'il menait la vie de Laërte, soit
qu'il voulut plaisanter, comme à son ordinaire, soit que son ambition lui fit
désirer encore de prendre part au gouvernement et qu'il fût mécontent de sa
situation présente. Il allait rarement à Rome et seulement pour faire sa cour
à César; il était le premier à applaudir aux honneurs qu'on lui décernait,
et avait toujours quelque chose de nouveau et de flatteur à dire sur sa
personne ou sur ses actions. Tel est le mot sur les statues de Pompée qu'on
avait abattues et que César fit relever. « César, dit Cicéron, en relevant
les statues de Pompée, a, par cet acte de générosité, affermi les siennes.
»
LIV. II pensait à écrire l'histoire de Rome, dans laquelle il voulait faire
entrer une partie de l'histoire grecque, avec la plupart de ses fables; mais il
en fut détourné par un grand nombre d'affaires publiques et particulières,
par des événements fâcheux, dont les uns furent involontaires et les autres
lui arrivèrent presque toujours par sa faute. Il répudia d'abord sa femme
Térentia, à qui il reprochait une telle négligence pendant la guerre civile,
qu'elle l'avait laissé manquer des choses les plus nécessaires, et qu'à son
retour en Italie il n'avait reçu d'elle aucune marque d'affection; car elle
n'était pas même venue le trouver à Brunduse, où il avait fait un long
séjour; et lorsque sa fille Tullia, qui était encore dans sa première
jeunesse, avait été le joindre à Brunduse, sa mère ne lui avait donné, ni
une suite convenable, ni les provisions nécessaires pour un si long voyage;
elle avait enfin laissé sa maison dans un entier dénuement et chargée de
plusieurs dettes considérables. Tels sont les prétextes les plus honnêtes
qu'il donna de son divorce. Térentia soutenait qu'ils étaient faux ; et
Cicéron lui-même, il faut l'avouer, lui donna un grand moyen de justification
, en épousant peu de temps après une jeune personne , séduit par sa beauté,
à ce que disait Térentia; et, suivant Tiron, l'affranchi de Cicéron, à cause
de ses richesses, qu'il devait faire servir à payer ses dettes. Cette fille
avait en effet de très grands biens; et son père, en mourant , les avait
laissés à Cicéron en fidéicommis pour les lui rendre à sa majorité : mais,
comme il devait beaucoup, il se laissa
persuader par ses parents et ses amis de l'épouser malgré la disproportion de
l'âge, afin de trouver dans la fortune de cette femme de quoi se libérer
envers ses créanciers. Antoine, dans sa réponse aux Philippiques ,
parle de ce mariage et reproche à Cicéron d'avoir répudié une femme
auprès de laquelle il avait vieilli : c'était le railler finement sur la vie
sédentaire qu'il avait menée, sans avoir fait, dans sa jeunesse, aucun service
militaire.
LV. Peu de temps après son mariage, il perdit sa fille Tullia, qui mourut en
couche dans la maison de Lentulus, qu'elle avait épousé après la mort de
Pison, son premier mari. Tous les philosophes qui se trouvaient alors à Rome se
rendirent en foule chez Cicéron pour le consoler; mais il fut si amèrement
affecté de cette perte, qu'il répudia sa nouvelle femme, parce qu'il crut
qu'elle s'était réjouie de la mort de Tullia. Voilà pour ses affaires
domestiques. Il n'eut aucune part à la conjuration qui fit périr César,
quoiqu'il fût intimement lié avec Brutus et que, mécontent de l'état
présent des affaires, il désirât, autant que personne, l'ancien ordre de
choses. Mais les conjurés craignirent son caractère timide et l'âge avancé,
qui ôte l'audace et la fermeté aux âmes même les plus vigoureuses. Brutus et
Cassius ayant exécuté leur complot, les amis de César se réunirent pour
venger sa mort; et l'on craignit de voir Rome replongée dans les horreurs de la
guerre civile. Antoine, alors consul, assembla le sénat et parla, en peu de
mots, sur la nécessité d'agir de concert. Cicéron fit un très long discours
analogue aux circonstances, et persuada aux sénateurs de décréter, à
l'exemple des Athéniens, une amnistie générale pour tout ce qui avait été
fait depuis la dictature de César, et de donner des gouvernements à Cassius et
à Brutus.
LVI. Mais ces sages mesures furent sans effet. Le peuple, en voyant le corps de
César porté à travers la place publique, se laissa aller à sa compassion
naturelle; et Antoine ayant déployé la robe du dictateur , tout ensanglantée
et percée des coups qu'on lui avait portés, ce spectacle remplit la multitude
d'une telle fureur, qu'elle chercha les meurtriers dans la place même, et que,
s'armant de tisons enflammés, elle courut à leurs maisons pour y mettre le
feu. Ils se dérobèrent à ce danger, qu'ils avaient prévu ; et , comme ils en
craignaient de plus grands encore, ils prirent le parti de quitter Rome. Leur
fuite releva la fierté d'Antoine ; la pensée qu'il allait régner seul dans la
ville le rendit redoutable à tout le monde et surtout à Cicéron. Comme il
voyait la puissance de cet orateur dans le gouvernement se fortifier de jour en
jour, le sachant d'ailleurs intime ami de Brutus, il supportait impatiemment sa
présence. L'opposition de leurs mœurs avait fait naître depuis longtemps
entre eux des soupçons et de la défiance. Cicéron, qui redoutait sa mauvaise
volonté, voulut d'abord aller en Syrie, comme lieutenant de Dolabella; mais
Hirtius et Pansa, deux hommes vertueux et partisans de Cicéron, qui devaient
succéder à Antoine dans le consulat, conjurèrent Cicéron de ne pas les
abandonner, se promettant, s'ils l'avaient avec eux à Rome, de détruire la
puissance d'Antoine. Cicéron, sans refuser de les croire, mais sans ajouter
trop de foi à leurs paroles, laissa partir Dolabella; et, après être convenu
avec Hirtius qu'il irait passer l'été à Athènes et qu'il reviendrait à Rome
dès qu'ils auraient pris possession du consulat, il s'embarqua seul pour la
Grèce. Sa navigation ayant éprouvé du retard, il recevait tous les jours des
nouvelles de Rome , qui l'assuraient, comme il est ordinaire en pareil cas,
qu'il s'était fait dans Antoine un changement merveilleux; qu'il ne faisait
rien qu'au gré du sénat, et qu'il ne fallait plus que la présence de Cicéron
pour donner aux affaires la situation la plus favorable. Alors, se reprochant
son excessive prévoyance, il revint à Rome. Il ne fut pas trompé d'abord dans
ses espérances ; il sortit au-devant de lui une foule si considérable, que les
compliments et les témoignages d'affection qu'il reçut, depuis les portes de
la ville jusqu'à sa maison, consumèrent presque toute la journée.
LVII. Le lendemain Antoine, ayant convoqué le sénat, y appela Cicéron, qui
refusa de s'y rendre et se tint au lit, sous prétexte que le voyage l'avait
fatigué; mais son vrai motif fut la crainte d'une embûche qu'on devait lui
dresser, et dont il avait été prévenu dans sa route. Antoine, offensé d'un
soupçon qu'il traitait de calomnieux, envoyait des soldats pour l'amener de
force, ou pour brûler sa maison s'il s'obstinait à ne pas venir; mais, aux
vives instances de plusieurs sénateurs, il révoqua son ordre et se contenta de
faire prendre des gages chez lui. Depuis ce jour-là, lorsqu'ils se
rencontraient dans les rues, ils passaient sans se saluer ; et ils vécurent
dans cette défiance réciproque, jusqu'à ce que le jeune César arriva
d'Appollonie, et que, s'étant porté pour héritier de César, il réclama
d'Antoine une somme de vingt-cinq millions de drachmes , qu'il retenait de la
succession du dictateur; ce qui mit entre Antoine et lui de la division.
Philippe, qui avait épousé la mère du jeune César, et Marcellus, le mari de
sa sœur, allèrent avec lui chez Cicéron; et tous ensemble ils convinrent que
Cicéron appuierait le jeune César de son éloquence et de son crédit dans le
sénat et auprès du peuple, et que le jeune César emploierait son argent et
ses armes à protéger Cicéron contre ses ennemis; car il avait déjà auprès
de lui un grand nombre de ces soldats qui avaient servi sous le dictateur.
LVIII. Mais il paraît que Cicéron fut déterminé par un motif encore plus
fort à recevoir avec plaisir les offres d'amitié de ce jeune homme. César et
Pompée vivaient encore, lorsque Cicéron eut un songe dans lequel il crut avoir
appelé au Capitole les enfants de quelques sénateurs, parce que Jupiter devait
déclarer l'un d'entre eux souverain de Rome. Tous les citoyens étaient
accourus en foule et environnaient le temple. Ces enfants, vêtus de robes
bordées de pourpre, étaient assis au-dehors , dans un profond silence: tout à
coup les portes s'étant ouvertes, ils s'étaient levés, et, entrant dans le
temple, ils avaient passé, chacun à son rang, devant le dieu, qui, après les
avoir considérés attentivement, les avait renvoyés tous fort affligés : mais
quand le jeune César s'approcha, Jupiter étendit sa main vers lui: « Romains,
dit-il , voilà le chef qui terminera vos guerres civiles. » Ce songe imprima
si vivement dans l'esprit de Cicéron l'image de ce jeune homme, qu'elle y resta
toujours empreinte. Il ne le connaissait pas; mais le lendemain il descendit au
champ de Mars, à l'heure où les enfants revenaient de leurs exercices; le
premier qui s'offrit à lui fut le jeune César, tel qu'il l'avait vu dans le
songe. Frappé de cette rencontre, il lui demanda le nom de ses parents. Son
père s'appelait Octavius , homme d'une naissance peu illustre; sa mère Attia
était nièce de César, lequel, n'ayant point d'enfants, l'avait, par son
testament, institué héritier de sa maison et de ses biens.
LIX. On dit que depuis cette aventure Cicéron ne rencontrait jamais cet enfant
sans lui parler avec amitié et lui faire des caresses que le jeune César
recevait avec plaisir; d'ailleurs le hasard avait fait qu'il était né sous le
consulat de Cicéron. Voilà les causes qu'on a données de son affection pour
ce jeune homme: mais les véritables motifs de cet attachement furent d'abord sa
haine contre Antoine; ensuite son caractère, qui , toujours faible contre les
honneurs , lui donna ce goût pour César, dans l'espérance qu'il ferait servir
au bien de la république la puissance de ce jeune homme, qui d'ailleurs faisait
de son côté tout son possible pour s'insinuer dans l'amitié de Cicéron et
l'appelait même son père. Brutus, indigné de cette conduite, lui en fait les
plus vifs reproches dans ses lettres à Atticus : il y dit que Cicéron, en
flattant César par la peur qu'il a d'Antoine, ne laisse aucun lieu de douter
qu'il cherche moins à rendre à sa patrie la liberté, qu'à se donner à
lui-même un maître doux et humain. Cependant Brutus ayant trouvé le fils de
Cicéron à Athènes, où il suivait les écoles des philosophes; le prit
avec lui, le chargea d'un commandement et lui dut plusieurs de ses succès.
Jamais Cicéron n'avait joui d'une plus grande autorité dans Rome: disposant de
tout en maître, il vint à bout de chasser Antoine et de soulever tous les
esprits contre lui; il envoya même les deux consuls Hirtius et Pansa pour lui
faire la guerre, et persuada au sénat de décerner au jeune César les licteurs
armés de faisceaux et toutes les marques du commandement, parce qu'il
combattait pour la patrie.
LX. Mais après qu'Antoine eut été défait, et les deux consuls tués, les
deux armées qu'ils commandaient s'étant réunies à César, le sénat, qui
craignit ce jeune homme, dont la fortune devenait si brillante, décerna aux
troupes qui le suivaient des honneurs et des récompenses, dans la vue d'abattre
sa puissance, sous prétexte que depuis la défaite d'Antoine la république
n'avait plus besoin d'armée. César, alarmé de cette mesure, envoya
secrètement quelques personnes à Cicéron, pour l'engager, par leurs prières,
à se faire nommer consul avec César; l'assurant qu'il disposerait à son gré
des affaires et qu'il gouvernerait un jeune homme qui ne désirait que le titre
et les honneurs attachés à cette dignité. César avoua depuis que, craignant
de se voir abandonné de tout le monde par le licenciement de son armée, il
avait mis à propos en jeu l'ambition de Cicéron et l'avait porté à demander
le consulat, en lui promettant de l'aider de son crédit et de ses
sollicitations dans les comices.
LXI. Ce fut surtout dans cette occasion que Cicéron, malgré l'expérience de
l'âge, dupé par un jeune homme, appuya si fortement sa brigue, qu'il lui donna
tout le sénat. II en fut blâmé sur le champ par ses amis, et il ne tarda pas
lui-même à reconnaître qu'il s'était perdu et qu'il avait sacrifié la
liberté du peuple. César, dont le consulat avait fort augmenté la puissance,
ne s'embarrassa plus de Cicéron; il se lia avec Antoine et Lépidus; et,
réunissant tous trois leurs forces, ils partagèrent entre eux l'empire , comme
si ce n'eût été qu'un simple héritage. Ils dressèrent une liste de plus de
deux cents citoyens dont ils avaient arrêté la mort. La proscription de
Cicéron donna lieu à la plus vive dispute. Antoine ne voulait se prêter à
aucun accommodement, que Cicéron n'eût péri le premier. Lépidus appuyait sa
demande, et César résistait à l'un et à l'autre. Ils passèrent trois jours,
près de la ville de Bologne, dans des conférences secrètes, et s'abouchaient
dans un endroit entouré d'une rivière qui séparait les deux camps. César
fit, dit-on, les deux premiers jours, la plus vive défense pour sauver
Cicéron, mais enfin il céda le troisième jour et l'abandonna. Ils obtinrent
chacun, par des sacrifices respectifs, ce qu'ils désiraient: César sacrifia
Cicéron; Lépidus, son propre frère Paulus; et Antoine, son oncle
maternel Lucius César: tant la
colère et la rage, étouffant en eux tout sentiment d'humanité , prouvèrent
qu'il n'est point d'animal féroce plus cruel que l'homme, quand il a le pouvoir
d'assouvir sa passion!
LXII. Pendant ce traité barbare, Cicéron était , avec son frère , à sa
maison de Tusculum, où, à la première nouvelle des proscriptions, ils
résolurent de gagner Astyre , autre maison de campagne que Cicéron avait sur
le bord de la mer, pour s'y embarquer et se rendre en Macédoine, auprès de
Brutus, dont il avait appris que le parti s'était fortifié. Ils se mirent
chacun dans une litière, accablés de tristesse et n'ayant plus d'espoir. Ils
s'arrêtèrent en chemin; et, ayant fait approcher leur litière, ils
déploraient mutuellement leur infortune. Quintus était le plus abattu; il
s'affligeait surtout de n'avoir pas songé à rien prendre chez lui. Cicéron
n'ayant non plus que peu de provisions pour son voyage, ils jugèrent qu'il
était plus sage que Cicéron , continuant sa route, se hâtât de fuir, et que
Quintus retournât dans sa maison pour y prendre tout ce qui leur était
nécessaire. Cette résolution prise, ils s'embrassèrent tendrement et se
séparèrent en fondant en larmes. Peu de jours après, Quintus, trahi par ses
domestiques et livré à ceux qui le cherchaient, fut mis à mort avec son fils.
Cicéron, en arrivant à Astyre, trouva un vaisseau prêt, sur lequel il
s'embarqua et fit voile, par un bon vent , jusqu'à Circée. Là , les pilotes
voulant se remettre en mer, Cicéron, soit qu'il en craignît les incommodités,
soit qu'il conservât encore quelque espoir dans la fidélité de César,
descendit à terre et fit à pied l'espace de cent stades, comme s'il eût voulu
retourner à Rome.
LXIII. Mais bientôt, l'inquiétude où il était lui ayant fait changer de
sentiment, il reprit le chemin de la mer et passa la nuit suivante livré à des
pensées si affreuses, qu'il voulut un moment se rendre secrètement dans la
maison de César et s'égorger lui-même sur son foyer, afin d'attacher à sa
personne une furie vengeresse. La crainte des tourments auxquels il devait
s'attendre, s'il était pris, le détourna de cette résolution: toujours
flottant entre des partis également dangereux, il s'abandonna de nouveau à ses
domestiques, pour le conduire par mer à Caiète, où il avait une maison qui
offrait, pendant les chaleurs de l'été, une retraite agréable , lorsque les
vents étésiens rafraîchissent l'air par la douceur de leur haleine. Il y a
dans ce lieu un temple d'Apollon, situé près de la mer. Tout à coup il sortit
de ce temple une troupe de corbeaux qui, s'élevant dans les airs avec de grands
cris, dirigèrent leur vol vers le vaisseau de Cicéron , comme il était près
d'aborder, et allèrent se poser aux deux côtés de l'antenne. Les uns
croassaient avec grand bruit, les autres frappaient à coup de bec sur les
cordages. Tout le monde regarda ce signe comme très menaçant. Cicéron ,
après être débarqué, entra dans sa maison et se coucha pour prendre du
repos; mais la plupart de ces corbeaux étant venus se poser sur la fenêtre de
sa chambre jetaient des cris effrayants. Il y en eut un qui, volant sur son lit,
retira avec son bec le pan de la robe dont Cicéron s'était couvert le visage.
A cette vue , ses domestiques se reprochèrent leur lâcheté. «
Attendrons-nous , disaient-ils, d'être ici les témoins du meurtre de notre
maître? et lorsque des animaux même, touchés du sort indigne qu'il éprouve,
viennent à son secours et veillent au soin de ses jours, ne ferons-nous rien
pour
sa conservation? » En disant ces mots , ils le mettent dans une litière,
autant par prières que par force, et prennent le chemin de la mer.
LXIV. Ils étaient à peine sortis, que les meurtriers arrivèrent: c'était un
centurion nommé Hérennius, et Popilius, tribun de soldats, celui que Cicéron
avait autrefois défendu dans une accusation de parricide. Ils étaient suivis
de quelques satellites. Ayant trouvé les portes fermées , ils les
enfoncèrent. Cicéron ne paraissant pas , et toutes les personnes de la maison
assurant qu'elles ne l'avaient point vu, un jeune homme, nommé Philologus , que
Cicéron avait lui-même instruit dans les lettres et dans les sciences, et qui
était affranchi de son frère Quintus, dit au tribun qu'on portait la litière
vers la mer, par des allées couvertes. Popilius, avec quelques soldats, prend
un détour et va l'attendre à l'issue des allées. Cicéron, ayant entendu la
troupe que menait Hérennius courir précipitamment dans les allées, fit poser
à terre sa litière; et , portant la main gauche à son menton, geste qui lui
était ordinaire, il regarda les meurtriers d'un oeil fixe. Ses cheveux
hérissés et poudreux , son visage pâle et défait par une suite de ses
chagrins, firent peine à la plupart des soldats mêmes , qui se couvrirent le
visage pendant qu'Hérennius l'égorgeait : il avait mis la tête hors de la
litière et présenté la gorge au meurtrier; il était âgé de soixante-quatre
ans. Hérennius, d'après l'ordre qu'avait donné Antoine, lui coupa la tête et
les mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. C'était le
nom que Cicéron avait donné à ses oraisons contre Antoine; et elles le
conservent encore aujourd'hui.
LXV. Lorsque cette tête et ces mains furent portées à Rome, Antoine, qui
tenait les comices pour l'élection des magistrats, dit tout haut en les voyant
: « Voilà les proscriptions finies. » Il les fit attacher à l'endroit de la
tribune qu'on appelle les rostres : spectacle horrible pour les Romains, qui
croyaient avoir devant les yeux, non le visage de Cicéron, mais l'image même
de l'âme d'Antoine. Cependant , au milieu de tant de cruautés, il fit un acte
de justice, en livrant Philologus à Pomponia , femme de Quintus. Cette femme,
se voyant maîtresse du corps de ce traître, outre plusieurs supplices affreux
qu'elle lui fit souffrir, le força de se couper lui-même peu à peu les
chairs, de les faire rôtir et de les manger ensuite. C'est du moins le récit
de quelques historiens; mais Tiron , l'affranchi de Cicéron, ne parle pas même
de la trahison de Philologus. J'ai entendu dire que plusieurs années après,
César étant un jour entré dans l'appartement d'un de ses neveux , ce jeune
homme , qui tenait dans ses mains un ouvrage de Cicéron, surpris de voir son
oncle, cacha le livre sous sa robe. César, qui s'en aperçut, prit le livre ,
en lut debout une grande partie et le rendit à ce jeune homme, en lui disant :
« C'était un savant homme, mon fils; oui, un savant homme et qui aimait bien
sa patrie. » César, ayant bientôt après entièrement défait Antoine, prit
pour collègue au consulat le fils de Cicéron. Ce fut cette même année que
par ordre du sénat les statues d'Antoine furent abattues, les honneurs dont il
avait joui révoqués; et il fut défendu, par un décret public, que personne
de cette famille ne portât le prénom de Marcus. C'est ainsi que la vengeance
divine réserva à la famille de Cicéron la dernière punition d'Antoine.