Dion Cassius, traduit par E. Gros Tome IX

DION CASSIUS

HISTOIRE ROMAINE.

TOME NEUVIÈME : LIVRE LXV

Traduction française : E. GROS.

livre LXIV - livre LXVI

 

 

HISTOIRE ROMAINE DE DION.

 

TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE NEUVIEME VOLUME.

LIVRE SOIXANTE-CINQUIÈME.

La mort d'Othon connue à Rome, Vitellius est proclamé empereur. 227

[A Lyon et à Crémone, il assiste à des combats de gladiateurs; il parcourt les champs de bataille sans donner l'ordre d'ensevelir les morts] 227—229

A Rome, il règle tout à sa fantaisie et publie un décret de bannissement contre les Chaldéens, qui publient à rencontre un décret pour lui signifier de sortir de la vie dans le délai du jour où il mourut 229

Vitellius s'abandonne à la débauche et aux désordres ; mot de Vibius Crispus. 229—231

Prodigalités de Vitellius ; sa conduite envers ses créanciers. 231—237

[Il montre cependant quelque noblesse sur certains points]. 237—241

Présages funestes qui lui arrivent 241—243

Vespasien, poussé par Mucien, est proclamé empereur. 243

Vespasien envoie Mucien en Italie contre vitellius, et passe en Egypte, d'où il envoie à Rome du blé et de l'argent. Les légions de Mysie, sous la conduite d'Antonius Primus, se déclarent en sa faveur, avant même l'arrivée de Mucien.245—247

Vitellius, malgré cela, continue sa vie de mollesse ; Aliénus, envoyé par lui contre ses adversaires, détermine les soldats sous ses ordres à embrasser le parti de Vespasien ; les soldats se rangent d'abord à cet avis, puis, saisis d'un remords soudain, ils mettent Aliénus dans les fers 247—249

Obstination des deux partis, malgré les témoignages d'amitié qu'on se prodigue de part et d'autre au milieu même du combat 249—255

Deux soldats de Vespasien coupent les cordes d'une machine ennemie qui les incommodait 255—257

La légion Gallica ayant, suivant la coutume de son pays, salué le lever du soleil, les soldats de Vitellius croient que Mucien est arrivé, et demandent quartier 257

SacdeCrémone. 257—259

Tergiversations de Vitellius 259-263

Les consuls et d'autres principaux citoyens se rendent an palais, à dessein de porter Vitellius à renoncer à l'empire. La garde germaine les oblige de se réfugier an Capitole; dangers que courent les uns et les antres 263—267

Vitellius, réduit à se cacher, est découvert et en butte aux plus honteux traitements; il est tué par les soldats.  267—-271

Le fils et le frère de Vitellius sont mis à mort. Mucien arrive à Rome 271—273
 

 

Τάδε

[

An de Rome 822, Galba consul II et Vinius consul I.

1. On ne connut pas plutôt à Rome la mort d'Othon, que les sentiments, comme on le pense bien, changèrent sur son compte : on lui avait, auparavant, prodigué les louanges et souhaité la victoire, et maintenant on l'outrageait comme ennemi de l'État, tandis que Vitellius, que l'on avait maudit, était accablé de louanges et proclamé empereur. Voilà comment il n'y a rien de stable dans les choses humaines; comment ceux qui jouissent de la prospérité la plus florissante et ceux qui sont dans le plus grand abaissement, sont tous également ballottés sans équilibre, et, selon leur fortune, reçoivent la louange ou le blâme, l'honneur ou l'ignominie. [Vitellius assista à des combats de gladiateurs à Lyon et à Crémone, comme si ce n'eût pas été assez du grand nombre de soldats morts sur les champs de bataille et qui, alors encore, étaient restés sans sépulture, dont il alla lui-même (car il traversa toute la plaine où ils gisaient), contempler les cadavres, se repaissant de ce spectacle comme si c'était alors qu'il remportait la victoire, et sans, malgré cela, donner l'ordre de les ensevelir.] Vitellius, lorsqu'il fut dans Rome, régla tout à sa fantaisie, et, entre autres mesures, publia un décret d'expulsion contre les astrologues , leur enjoignant d'avoir à quitter l'Italie dans un délai fixé à partir du jour du décret. Ceux-ci, la nuit, publièrent à l'encontre un décret pour lui signifier d'avoir à sortir de la vie dans le délai du jour où il mourut. Telle était leur exactitude à prévoir l'avenir.

2. Quant à Vitellius, il s'abandonnait à la débauche et aux désordres, sans prendre désormais aucun souci des choses humaines et divines. C'était, dès le principe, un homme hantant les cabarets, les maisons de jeu, les danseurs et les conducteurs de chars ; il avait englouti à ce commerce des sommes fabuleuses, et il avait, par suite de cela, de nombreux créanciers; mais alors, au sein d'une pareille puissance, il redoubla ses excès, et passa la plus grande partie du jour et de la nuit à faire de la dépense, se gorgeant sans mesure et vomissant continuellement, si bien qu'il ne se nourrissait que par le simple passage des aliments. Ce moyen lui permettait de résister à une telle débauche, tandis que tous ses convives y succombaient. [Toujours, en effet, il admettait à sa table plusieurs des premiers citoyens, et souvent aussi il mangeait .chez eux ; ] ce fut pour Vibius Crispus, l'un d'eux, qui, à la suite d'une indisposition, avait, pendant quelques jours, cessé de se trouver aux festins de Vitellius, l'occasion de cette parole pleine d'enjouement : « J'étais perdu, si je n'avais pas été malade. »

3. Le temps du règne de Vitellius ne fut autre chose qu'une ivresse et une orgie perpétuelles ; on allait, pour n'en pas dire davantage, jusqu'à l'Océan, chercher ce qu'il y a de plus précieux sur la terre et sur la mer, et sa table était servie avec une telle somptuosité qu'aujourd'hui encore des gâteaux et quelques autres plats s'appellent, de son nom, des mets Vitelliens. Pourquoi, d'ailleurs, entrer dans le détail de chacun d'eux, lorsqu'il est avéré pour tous également qu'il dépensa deux millions deux mille cinq cents drachmes en festins durant son règne ? Les choses les plus précieuses ne tardèrent pas, en effet, à s'épuiser toutes, et, malgré cela, il lui en fallait n'importe de quelle manière. Ainsi, il se fit apprêter un jour un plat composé de langues, de cervelles et de foies de poissons et d'oiseaux, qui lui coûta deux cent cinquante mille drachmes. Comme ce plat, à cause de sa grandeur, ne pouvait être en terre, on le fabriqua en argent, et il subsista longtemps comme une offrande aux dieux, jusqu'au règne d'Adrien qui, l'ayant vu, le fit mettre à la fonte.

4. Puisqu'une fois j'ai fait mention de ces particularités , j'ajouterai qu'il ne trouvait pas suffisante pour lui la maison d'Or de Néron, et que, malgré son grand amour et ses louanges pour la vie et pour toutes les pratiques de ce prince, il ne laissait pas que de l'accuser d'être mal logé et mal meublé; [aussi, dans une maladie dont il fut pris, chercha-t-il une maison pour lui servir de demeure, tellement rien de ce qui avait appartenu à Néron ne lui plaisait]. Sa femme Galéria se moquait du peu d'objets de toilette trouvés dans la demeure impériale. Mais, comme ils consommaient le bien d'autrui, ils ne tenaient nul compte de la dépense, et ceux qui les recevaient étaient dans une grande gêne, [à l'exception d'un petit nombre à qui Vitellius en rendait quelque chose.] Cependant les mêmes personnes ne le traitaient pas un jour entier : les uns lui donnaient le déjeuner, les autres le dîner, d'autres le souper, d'autres encore des collations pour le consoler de sa réplétion, [car tous ceux qui le pouvaient tenaient à le traiter]. On prétend qu'il dépensa un million de drachmes pour un festin. [Il célébra l'anniversaire de sa naissance par deux jours de fêtes, durant lesquels fut égorgée une multitude de bêtes et d'hommes.]

[Avec un prince comme Vitellius, les soldats, non plus, ne gardaient pas de retenue; partout également ils commettaient des violences et des désordres.]

5. Vitellius ne laissait pas néanmoins que de faire rire bien des gens. En effet, lorsqu'on voyait affecter un air grave pour sortir en public un homme dont on connaissait les débauches ; monter sur un royal coursier et revêtir la pourpre celui qu'on savait avoir vu, en habit vert, essuyer la sueur des chevaux de course; monter au Capitole, escorté d'un si grand nombre de soldats, celui que personne auparavant ne pouvait apercevoir au Forum à cause de la multitude de ses créanciers; recevoir de tous des marques d'un profond respect, celui que jamais personne n'avait volontairement consenti à embrasser, on ne pouvait s'empêcher de rire. Cependant ses créanciers, qui, lors de son départ pour la Germanie, l'avaient fait saisir et n'avaient consenti qu'avec peine à le relâcher, moyennant caution, loin de rire en ce moment, pleuraient au contraire et se cachaient. Vitellius les fit rechercher, leur accordant, disait-il, leur grâce en retour des sommes qu'il leur devait, et il se fit rendre les titres.

6. [Malgré une telle vie, il n'était pas complètement dépourvu de noblesse. Il conserva la monnaie frappée sous Néron, Galba et Othon, sans s'offenser de leurs images, et maintint tous les dons faits par ces princes, sans en reprendre aucun à qui que ce fût\. Il ne réclama non plus aucune des sommes dues sur les impôts, et ne confisqua les biens de personne, puisque, bien qu'il n'eût fait exécuter à mort qu'un petit nombre des partisans déclarés d'Othon, il ne priva même pas les parents des victimes de leur héritage. Il rendit également aux familles de ceux qui avaient été mis à mort auparavant tout ce qui se trouvait encore dans le trésor public. Il ne blâma même pas les testaments de ceux qui avaient porté les armes contre lui, ni de ceux qui étaient tombés dans les combats. Il défendit aussi aux sénateurs et aux chevaliers de se faire gladiateurs, ou de se donner en spectacle sur l'orchestre. Cette conduite lui valut des éloges.]

7. Il fréquentait assidûment les théâtres, afin de se concilier par là l'esprit de la multitude. Il mangeait familièrement avec les citoyens les plus puissants, afin de s'assurer davantage encore leur affection : il gardait fidèlement le souvenir de ceux avec qui il avait vécu, et il leur accordait des honneurs, ne croyant pas indigne de lui de sembler reconnaître quelqu'un d'entre eux, comme le font bien d'autres ; car beaucoup de gens, élevés, contre leur attente, à une haute position, haïssent ceux qui les ont vus dans leur première bassesse. [Priscus ayant contredit son avis dans le sénat et s'étant emporté en invectives contre les soldats, Vitellius appela les tribuns du peuple, comme s'il avait besoin de leur intervention; mais il ne fit lui-même aucun mal à Priscus et ne souffrit pas qu'ils lui en fissent aucun ; il se contenta de dire : « Pères conscrits, ne soyez ni troublés, ni irrités, si deux membres de votre compagnie sont en différend. » Il parut avoir agi eu cela avec modération; mais si ses prétentions à imiter Néron, les sacrifices funèbres qu'il lui offrit, et les sommes qu'il dépensa en festins, causaient de la joie aux autres, ils ne laissaient pas que d'affliger les personnes sensées, qui comprenaient bien que tous les trésors de l'univers ne lui suffiraient pas.]

8. Au milieu de ces occupations, il lui arriva des présages funestes. On aperçut une comète ; la lune s'éclipsa deux fois contre l'ordre des temps, car elle s'obscurcit le quatrième et le septième jour. On vit deux soleils à la fois, l'un du côté de l'Orient, l'autre du côté de l'Occident ; l'un faible et pâle, l'autre brillant et fort. On remarqua dans le Capitole des indices nombreux et graves du départ des dieux; les soldats de garde cette nuit-là racontèrent que le temple de Jupiter s'était ouvert de lui-même avec un si grand bruit que quelques-uns des gardes en étaient morts de peur. Pendant que ces prodiges avaient Heu, Vespasien, qui faisait la guerre en Judée, informé de la révolte de Vitellius et de celle d'Othon, délibéra sur la conduite qu'il devait tenir ; car il jouissait de l'amour général (la réputation qu'il avait rapportée de Bretagne, la gloire que lui valait la guerre dont il était chargé, sa modération, sa prudence, inspiraient aux Romains le désir de l'avoir à leur tête), et il était fortement poussé par Mucien , qui espérait que si Vespasien arrivait à l'empire , il serait assez équitable pour partager avec lui l'autorité. Les soldats n'eurent pas plutôt vent de ces projets, qu'entourant la tente de leur chef, ils le saluèrent empereur.

9. Vespasien avait eu des présages et des songes lui annonçant de loin l'empire, qui seront rapportés dans sa vie; mais alors il envoya Mucien en Italie contre Vitellius ; quant à lui, surveillant ce qui se passait en Syrie et confiant à d'autres chefs la guerre contre les Juifs, il passa en Égypte : il y ramassa de l'argent dont il avait grand besoin, et du blé, afin d'en envoyer à Rome le plus possible. Les légions de Mœsie, ayant appris les dispositions de Vespasien, n'attendirent pas même l'arrivée de Mucien (elles savaient qu'il était en chemin); elles prirent pour chef Antonius Primus, condamné à l'exil sous Néron, rappelé par Galba et commandant alors les troupes de Pannonie. Primus fut ainsi revêtu d'un pouvoir absolu, sans avoir été nommé ni par l'empereur, ni par le sénat. Telle était l'irritation des soldats contre Vitellius et leur désir de piller, car ils n'agissaient ainsi que pour saccager l'Italie, et ce fut, en effet, ce qui eut lieu.

10. Malgré ces nouvelles, Vitellius ne resta pas moins à Rome, continuant à se livrer à sa mollesse ordinaire et donnant des combats de gladiateurs, à l'occasion desquels Sporus, qui devait paraître sur le théâtre dans le rôle d'une jeune fille enlevée, aima mieux, au lieu de supporter cet outrage, se donner la mort : ce fut sur Aliénus et sur d'autres chefs qu'il s'en reposa du soin de la guerre. Aliénus se rendit à Crémone et l'occupa le premier; mais, voyant ses troupes énervées par le régime de Rome et amollies par l'oubli de la discipline, tandis que, chez ses adversaires, les corps étaient exercés et les esprits pleins d'ardeur, il fut effrayé ; puis, des propositions amicales lui ayant été faites de la part de Primus, il convoqua ses soldats, et, leur représentant la faiblesse de Vitellius et la force de Vespasien, ainsi que les mœurs de l'un et de l'autre, il les décida à changer de parti. Les soldats alors arrachèrent de leurs enseignes les images de Vitellius, et jurèrent de se mettre sous les ordres de Vespasien ; mais, quand ils se furent dispersés et retirés sous leurs tentes, ils furent saisis de repentir, et, se réunissant tout à coup en hâte et en 'grand tumulte, ils proclamèrent de nouveau Vitellius empereur, et mirent Aliénus dans les fers comme coupable de les avoir trahis, sans respect pour sa dignité de consul : tant sont grands les excès de ce genre, surtout dans les guerres civiles.

11. Le trouble, déjà grand, produit par cette affaire dans l'armée de Vitellius, fut encore augmenté par 'une éclipse de lune survenue durant la nuit : non seulement l'astre s'obscurcit (ce qui, pour des esprits troublés, ne laisse pas que d'inspirer la crainte), mais encore il se montra sanglant, teint en noir et autres couleurs sinistres. Malgré cela, loin de changer de résolution ou de céder, [ils envoyèrent, le lendemain, en réponse aux messages de Primus pour les amener à un accord, l'exhorter, à leur tour, à embrasser la cause de Vitellius ; > puis, en étant venus aux mains avec les soldats de ce général, ils combattirent avec ardeur. L'action fut en- . gagée sans préméditation ; quelques cavaliers, tout à. coup, comme cela a lieu lorsque deux armées sont campées en face Tune de l'autre, attaquèrent les fourrageurs ennemis -, ensuite, de chaque côté, chacun étant venu au secours des siens, suivant le besoin, tantôt de ceux-ci, tantôt de ceux-là, puis d'autres et d'autres encore, fantassins et cavaliers, la lutte présenta des chances diverses , jusqu'à ce que tous enfin accoururent. Alors ce fut une bataille rangée, comme s'il y eût eu un signal convenu, et l'on combattit en ordre, bien que sans chef], car Aliénus était à Crémone dans les fers.

12. A partir de ce moment, la lutte devint égale, et le succès balancé , non seulement durant le jour, mais aussi pendant la nuit. La nuit survînt, en effet, niais ne sépara pas les combattants, tant, quoique se connaissant les uns les autres et se parlant entre eux, ils avaient d'ardeur et d'acharnement. Aussi, ni la faim, ni la fatigue, ni le froid, ni l'obscurité, ni les blessures, ni le sang versé, ni les restes de leurs camarades morts précédemment, [ni le souvenir de leur défaite, ni le nombre de ceux qui avaient inutilement péri], ne purent les apaiser : tant fut grand le délire qui s'empara des deux armées à la fois, [tant le souvenir même du lieu excitait le désir, chez les uns, de remporter, cette fois encore, la victoire, chez les autres, de ne pas, cette fois encore, essuyer une défaite ; comme si la lutte eût été entre des étrangers et que de son issue eût dépendu pour tous pareillement ou la mort sur-le-champ, ou la servitude dans l'avenir. Aussi, la nuit qui survint, comme je l'ai dit, ne les fit pas céder ; loin de là, bien que la fatigue les forçât plusieurs fois de se reposer, non sans se parler les uns aux autres, ils ne laissèrent pas de combattre.]

13. On pouvait les voir, chaque fois que la lune se dégageait (car des nuages [nombreux et de formes diverses venaient à chaque instant] la cacher), tantôt combattre, tantôt se tenir immobiles, s'appuyant sur leurs lances, ou même assis. Un instant, on poussait eu commun des cris en faveur, ceux-ci de Vespasien, ceux-là de Vitellius, et on se provoquait mutuellement de chaque côté en injuriant ou en louant les deux princes ; un autre instant, on se parlait l'un à l'autre en particulier : « Camarade, citoyen, que faisons-nous? Pourquoi nous battre? Viens de mon côté. » — « Non, mais toi, viens du mien. » Comment s'en étonner, quand les femmes sortirent, la nuit, de la ville pour aller donner à manger et à boire aux soldats de Vitellius, et que ceux-ci non seulement mangèrent et burent, mais encore en donnèrent à leurs ennemis? Un d'eux même, appelant par son nom un adversaire (tous, en effet, pour ainsi dire, savaient les noms les uns des autres et se reconnaissaient mutuellement) : « Prends, camarade, et mange ; ce n'est pas une épée, c'est du pain que je. te donne. Prends et bois; ce n'est pas un bouclier, c'est une coupe que je te tends, afin que, si tu me tues, ou si je te tue, nous en finissions plus aisément, et que, ni toi ni moi, nous ne nous percions pas d'un bras énervé et sans force. Ce sont là les repas funèbres que nous donnent de notre vivant Vitellius et Vespasien, afin de nous offrir en sacrifice aux morts d'autrefois. » Quelques-uns, après avoir échangé de tels propos, s'être un instant reposés et avoir mangé, combattirent de nouveau; puis, après un temps d'arrêt, engagèrent derechef la lutte.

14. Ces alternatives se prolongèrent pendant toute la nuit jusqu'à l'aurore. Dans cet intervalle, deux soldats de Vespasien accomplirent l'action que je vais raconter : fort incommodés par une machine, ils prirent deux boucliers parmi les dépouilles des Vitelliens; puis, se mêlant aux soldats du camp ennemi, ils arrivèrent sans être reconnus jusqu'à la machine, comme s'ils eussent été de ce parti, et en coupèrent les cordages, de manière à l'empêcher désormais de lancer aucun trait. Au lever du soleil, des soldats de la troisième légion, celle qu'on appelait la Gallica, dont les quartiers d'hiver sont en Syrie, mais qui se trouvait alors par hasard dans le parti de Vespasien, ayant tout à coup salué cet astre, selon leur coutume, les soldats de Vitellius, s'imaginant que Mucien était arrivé, changèrent de résolution, et, vaincus par le seul cri de leurs ennemis, prirent la fuite : tant il suffit quelquefois des moindres choses pour inspirer une folle terreur à des hommes déjà fatigués. Retirés dans leurs retranchements, ils tendirent les mains et demandèrent quartier. Comme personne ne les écoutait, ils délièrent le consul et l'envoyèrent, revêtu des ornements de sa charge avec les faisceaux, intercéder pour eux, et ils obtinrent une trêve ; car Aliénus, à cause de sa dignité et de son malheur, n'eut pas de peine à persuader Primus d'accepter des conditions d'arrangement.

15. Néanmoins, lorsque les portes de Crémone eurent été ouvertes, et que tous furent en sûreté, incontinent alors ils commencèrent à faire irruption de tout côté, à tout saccager et tout brûler. Cette calamité ne le céda en horreur à aucun désastre; la ville, en effet, était remplie d'édifices grands et magnifiques, et des richesses immenses y avaient été accumulées tant par ses habitants que par les étrangers. Ce furent les Vitelliens qui firent le plus de mal, attendu qu'ils connaissaient exactement les maisons des plus riches citoyens et leurs issues; peu leur importait la perte de ceux dont ils avaient auparavant pris la défense ; loin de là, ils frappaient, ils égorgeaient comme s'ils vengeaient leurs propres injures, en sorte qu'il périt, dit-on, y compris, ceux qui tombèrent dans le combat, cinquante mille hommes.

16. Vitellius, lorsqu'il apprit cette défaite, commença à s'alarmer, troublé par des présages (pendant un sacrifice qu'il offrait, et au sujet duquel il haranguait les soldats, des vautours, en grand nombre, déchirèrent les victimes et faillirent le renverser de son tribunal), et plus encore par la nouvelle de sa défaite ; il envoya en diligence son frère à Tarracine, et, par son moyen, retint cette forte place en son obéissance; mais, lorsque les généraux de Vespasien marchèrent sur Rome, il fut frappé de terreur et perdit la raison. Il n'y avait d'unité ni dans ses actes, ni dans ses pensées ; il allait de haut et de bas comme emporté par le tourbillonnement des flots. Un instant, il s attachait à l'empire et s apprêtait à lutter à tout prix ; un instant après, il se disposait à rentrer, également à tout prix, dans la vie privée. Parfois il portait la prétexte, et se ceignait d'une épée ; parfois aussi il prenait un vêtement de deuil. Il tenait et dans le palais et dans le Forum des discours contradictoires, exhortant à la fois les siens à combattre et à faire la paix ; tantôt il se sacrifiait lui-même à l'intérêt public, tantôt, serrant son fils dans ses bras et l'embrassant , il le présentait aux spectateurs pour exciter leur compassion. Il licenciait les gardes prétoriens, et les rappelait au même instant ; après avoir quitté le palais et/s'être retiré dans la maison de son frère, il revenait ensuite au palais ; en sorte que, par cette conduite, il paralysa le zèle du plus grand nombre. En le voyant courir çà et là comme un insensé, ils n'exécutèrent aucun de ses ordres et songèrent moins à lui qu'à leur propre intérêt. Ils le raillaient, entre autres choses, de ce que, dans les assemblées, il présentait son épée aux consuls et aux autres sénateurs en signe d'abdication ; car personne n'osait la recevoir, et ceux qui étaient là tournaient l'offre en dérision.

17. Pour ces motifs donc et surtout parce que Primus approchait déjà de Rome, les consuls C. Quintius Atticus et Cn. Cécilius Simplex (ce dernier était parent de Vespasien) et d'autres principaux citoyens prirent une détermination et se rendirent au palais avec les soldats qui étaient de leur sentiment, pour décider Vitellius à renoncer, de gré ou de force, à l'empire. Mais, ayant rencontré la garde germaine de Vitellius, ils furent repoussés avec perte, et, par suite, se réfugièrent au Capitole, où, après avoir fait venir Domitien, fils de Vespasien, et ses parents, ils se mirent en état de défense. Le lendemain, ils repoussèrent, pendant quelque temps, l'attaque de leurs adversaires ; mais les lieux voisins du Capitole ayant été incendiés, ils furent coupés par le feu. Alors les soldats de Vitellius, montant au Capitole, firent un grand carnage parmi les assiégés, et, pillant toutes les offrandes, incendièrent, entre autres, le Grand Temps ; puis, s'étant emparés de Sabinus et d'Atticus, ils les envoyèrent à Vitellius. Quant à Donatien et à Sabinus, fils de Sabinus, s'étant échappés grâce au trouble du premier moment, ils parvinrent à se cacher dans des maisons.

18. Mais, lorsqu approchèrent de Rome les troupes de Vespasien, conduites par Q. Pétilius Géréalis, l'un des premiers du sénat et qu'un mariage faisait l'allié de Vespasien, et par Antonius Primus (Mucien n'était pas encore arrivé), Vitellius fut saisi de la dernière frayeur. Les gens de Vespasien avaient, dans le premier moment, des messagers qui, au moyen de lettres mises dans des cercueils, dans des paniers renfermant des fruits, ou dans des cannes d'oiseleurs, les tenaient au courant de tout ce qui se faisait dans la ville , et ils prenaient leurs résolutions en conséquence. Mais, lorsqu'ils virent le feu s'élever du Capitole comme d'un phare, alors ils se hâtèrent; Céréalis, tout d'abord, [dans un engagement] de cavalerie, [fut vaincu à son entrée même, pour s'être laissé surprendre dans un endroit resserré ; mais il empêcha du moins les ennemis de faire du mal ; car Vitellius, à la suite de ce succès, espérant obtenir un traité, retint ses soldats], et, assemblant le sénat, envoya à Céréalis des ambassadeurs, pris dans ce corps, avec le collège des Vestales.

19. Comme personne ne les écouta "et que même ils faillirent perdre la vie , ils allèrent trouver Primus qui, lui aussi, commençait à approcher ; ils obtinrent audience, mais sans aucun résultat. En effet, les soldats s'élancèrent en fureur contre Vitellius et n'eurent pas de peine à mettre eu déroute ceux qui gardaient le pont du Tibre (le poste qu'on y avait établi l'ayant empêchée de passer, la cavalerie traversa le fleuve à la nage et attaqua les derrières) ; puis d'autres s'étant, d'un autre côté, jeté sur la ville, se livrèrent à toute sorte de désordres : tout ce qu'ils reprochaient à Vitellius et à ses partisans, et qui leur avait servi de prétexte pour prendre les armes, ils le firent eux-mêmes et massacrèrent un grand nombre de citoyens. Beaucoup, en revanche, assaillis du haut des toits par des tuiles et pressés par la multitude de leurs adversaires dans des rues étroites, étaient mis en pièces; en sorte qu'il périt, en ces jours-là, jusqu'à cinquante mille hommes.

20. Tandis que la ville était ainsi au pillage, que les uns combattaient et que les autres fuyaient, que même quelques-uns de ces derniers, pour sauver leur vie en semblant être du nombre des soldats qui étaient entrés dans la place, pillaient et massacraient, Vitellius, saisi de frayeur, se couvrit d'une méchante tunique sale et déchirée, et s'alla cacher dans un lieu obscur où l'on nourrissait les chiens, méditant de s'enfuir, la nuit, à Tarracine chez son frère. Mais les soldats l'ayant cherché et trouvé (on ne saurait rester bien longtemps caché, quand on a été empereur), ils l'en tirèrent tout couvert de boue et de sang (il avait été maltraité par les chiens); ensuite, déchirant ses vêtements, lui attachant les mains derrière le dos et lui passant une corde au cou, ils menèrent le César hors du palais où il s'était livré à la mollesse; ils entraînèrent l'Empereur le long de la voie Sacrée où il avait souvent passé étalant son orgueil dans une litière royale ; ils conduisirent l'Auguste au Forum où il avait souvent fait des harangues. I^s uns lui donnaient des soufflets, les autres lui tiraient la barbe ; tous l'injuriaient, tous l'outrageaient, lui reprochant, entre autres choses, son intempérance, attendu qu'il avait le ventre gros.

21. Comme Vitellius, honteux de ces traitements, tenait ses regards baissés, les soldats lui piquaient le dessous du menton pour le forcer à les tenir levés. Un Gaulois ne put supporter cette vue, et prenant compassion de lui : « Je te secourrai, dit-il, de la seule manière qui soit en mon pouvoir ; » et il le perça, puis se tua lui-même. Néanmoins, Vitellius ne mourut pas du coup : il fut traîné à la prison, ainsi que ses statues, qu'on accablait de railleries et d'outrages. L'excès de la douleur causée par ce qu'il souffrait et par ce qu'il entendait, lui ayant arraché ce cri : « Pourtant, j'ai été votre empereur, » les soldats irrités le menèrent aux Gémonies, et là lui coupèrent la tète, qu'ils promenèrent par toute la ville,

22. Sa femme, dans la suite, lui donna la sépulture : il avait vécu environ cinquante - quatre ans [quatre-vingt-neuf jours], et régné un an moins dix jours. Son frère partit de Tarracine à dessein de le secourir; mais, ayant appris sa mort en chemin et ayant été rencontré par ceux qu'on avait envoyés contre lui, il traita avec eux à la condition d'avoir la vie sauve, ce qui n'empêcha pas qu'il fut peu après égorgé. A sa suite périt aussi le fils de Vitellius, bien qu'il n'eût tué aucun des parents ni d'Othon ni de Vespasien. Tout cela était déjà accompli, quand Mucien arriva ; il prit l'administration des affaires avec Domitien, et, le conduisant au milieu des soldats, il lui fit, bien qu'il fût encore fort jeune, adresser une harangue aux troupes. Chaque soldat reçut vingt-cinq drachmes.
 

   
   
   
   
 
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