Maninigion

ANONYME 

 

LES MABINOGION OWEIN et LUNET ou la Dame de la Fontaine

 

INTRODUCTION - Le songe de Rhonabwy - Peredur ab Evrawc

Oeuvres numérisées par Marc Szwajcer

 

 

 

LES

MABINOGION

TRADUITS EN ENTIER POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS

UN COMMENTAIRE EXPLICATIF ET DES NOTES CRITIQUES

PAR

J. LOTH

 

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE RENNES

LAURÉAT DE L'INSTITUT

MEMBRE CORRESPONDANT DE LA SOCIÉTÉ DES Cymmrodorion

TOME PREMIER

PARIS

ERNEST THORIN, ÉDITEUR

LIBRAIRE DU COLLÈGE DE FRANCE, DE L'ÉCOLE NORMALE SUPERIEURE,

DES ÉCOLES FRANÇAISES D'ATHÈNES ET DE ROME,

DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.

7, RUE DE MÉDICIS, 7

1889


 

 

OWEIN[1] et LUNET[2] ou la Dame de la Fontaine

 

L'empereur Arthur se trouvait à Kaer Llion sur Wysc. Un jour il était assis dans sa chambre en compagnie d'Owen, fils d'Uryen, de Kynon,[3] fils de Klydno et de Kei, fils de Kynyr. Gwenhwyvar et ses suivantes cousaient près de la fenêtre. On disait qu'il y avait un portier à la cour d'Arthur, mais, en réalité, il n'y en avait point[4] : c'était Glewlwyt Gavaelvawr qui en remplissait les fonctions ; il recevait les hôtes et les gens venant de loin ; il leur rendait les premiers honneurs, leur faisait connaître les manières et les usages de la cour ; il indiquait à ceux qui avaient droit d'y entrer la salle et la chambre; à ceux qui avaient droit au logement, leur hôtel. Au milieu de la chambre était assis l'empereur Arthur sur un siège de joncs verts,[5] un tapis de paile jaune-rouge sous son coude. « Hommes », dit Arthur, « si vous ne vous moquiez pas de moi, je dormirais volontiers en attendant mon repas. Pour vous, vous pouvez causer, prendre des pots d'hydromel et des tranches de viande de la main de Kei. » Et l'empereur s'endormit.

Kynon, fils de Klydno, demanda à Kei ce que l'empereur leur avait promis. « Je veux d'abord, » dit Kei, « le récit qui m'a été promis. » — « Homme, » dit Kynon, « ce que tu as de mieux à faire, c'est de réaliser la promesse d'Arthur, ensuite nous te dirons le meilleur récit que nous pouvons savoir. » Kei s'en alla à la cuisine et au cellier ; il en revint avec des cruchons d'hydromel, un gobelet d'or, et plein le poing de broches portant des tranches de viande. Ils prirent les tranches et se mirent à boire l'hydromel. « Maintenant », dit Kei, « c'est à vous de me payer[6] mon récit. » — « Kynon, » dit Owein, « paie son récit à Kei. » — « En vérité », dit Kynon, « tu es plus vieux que moi, meilleur conteur, et tu as vu plus de choses extraordinaires : paye son récit à Kei. » — « Commence, toi, parce que tu sais de plus remarquable. » — « Je commence », dit Kynon.

J'étais fils unique de père et de mère ; j'étais fougueux, d'une grande présomption ; je ne croyais pas qu'il y eût au monde personne capable de me surpasser en n'importe quelle prouesse. Après être venu à bout de toutes celles que présentait mon pays, je fis mes préparatifs et me mis en marche vers les extrémités du monde et les déserts ; à la fin, je tombai sur un vallon le plus beau du monde, couvert d'arbres d'égale taille,[7] traversé dans toute sa longueur par une rivière aux eaux rapides. Un chemin longeait la rivière; je le suivis jusqu'au milieu du jour et je continuai de l'autre côté de la rivière jusqu'à nones. J'arrivai à une vaste plaine, à l'extrémité de laquelle était un château fort étincelant, baigné par les flots. Je me dirigeai vers le château : alors se présentèrent à ma vue deux jeunes gens aux cheveux blonds frisés portant chacun un diadème d'or ; leur robe était de paile jaune; des fermoirs d'or serraient leurs cous-de-pied ; ils avaient à la main un arc d'ivoire ; les cordes en étaient de nerfs de cerf; les flèches et les lances, d'os de cétacés,[8] avec des barbes de plumes de paon[9] ; la pointe des lances était en or ; la lame de leurs couteaux était en or et le manche, d'os de cétacé. Ils étaient en train de lancer leurs couteaux. A peu de distance d'eux, j'aperçus un homme aux cheveux blonds frisés, dans toute sa force, la barbe fraîchement rasée. Il était vêtu d'une robe et d'un manteau de paile jaune ; un liséré de fil d'or bordait le manteau. Il avait aux pieds deux hauts souliers de cordwal bigarré, fermés chacun par un bouton d'or. Aussitôt que je l'aperçus, je m'approchai de lui dans l'intention de le saluer, mais c'était un homme si courtois que son salut précéda le mien. Il alla avec moi au château.

Il n'y avait d'autres habitants que ceux qui se trouvaient dans la salle. Là se tenaient vingt-quatre pucelles en train de coudre de la soie auprès de la fenêtre, et je te dirai, Kei, que je ne crois pas me tromper en affirmant que la plus laide d'entre elles était plus belle que la jeune fille la plus belle que tu aies jamais vue dans l'île de Bretagne; la moins belle était plus charmante que Gwenhwyvar, femme d'Arthur, quand elle est le plus belle, le jour de Noël ou le jour de Pâques, pour la messe. Elles se levèrent à mon arrivée. Six d'entre elles s'emparèrent de mon cheval et me désarmèrent[10] ; six autres prirent mes armes et les lavèrent dans un bassin au point qu'on ne pouvait rien voir de plus blanc. Un troisième groupe de six mit les nappes sur les tables et prépara le repas. Le quatrième groupe de six me débarrassa de mes habits de voyage et m'en donna d'autres : chemise, chausses, robe, surcot et manteau de bliant (toile fine) ; il y avait au manteau une large bande d'orfrois (galon). Ils étendirent sous nous et autour de nous de nombreux coussins recouverts de fine toile rouge. Nous nous assîmes. Les six qui s'étaient emparées de mon cheval le débarrassèrent de tout son équipement d'une façon irréprochable, aussi bien que les meilleurs écuyers de l'île de Bretagne. On nous apporta aussitôt des aiguières d'argent pour nous laver et des serviettes de fine toile, les unes vertes, les autres blanches.

Quand nous nous fûmes lavés, l'homme dont j'ai parlé se mit à table; je m'assis à côté de lui et toutes les pucelles à ma suite au-dessous de moi, à l'exception de celles qui faisaient le service. La table était d'argent, et les linges de table, de toile fine; quant aux vases qui servaient à table, pas un qui ne fût d'or, d'argent ou de corne de bœuf sauvage. On nous apporta notre nourriture. Tu peux m'en croire, Kei, il n'y avait pas de boisson ou de mets à moi connu qui ne fût représenté là, avec cette différence que mets et boisson étaient beaucoup mieux apprêtés que partout ailleurs.

Nous arrivâmes à la moitié du repas sans que l'homme ou les pucelles m'eussent dit un mot. Lorsqu'il sembla à mon hôte que j'étais plus disposé à causer qu'à manger, il me demanda qui j'étais. Je lui dis que j'étais heureux de trouver avec qui causer et que le seul défaut que je voyais dans sa cour, c'était qu'ils fussent si mauvais causeurs. « Seigneur », dit-il, « nous aurions causé avec toi, sans la crainte de te troubler dans ton repas, nous allons le faire maintenant. » Je lui fis connaître qui j'étais et quel était le but de mon voyage : je voulais quelqu'un qui pût me vaincre, ou moi-même triompher de tous. » Il me regarda et sourit : « Si je ne croyais », dit-il, « qu'il dût t'en arriver trop de mal, je t'indiquerais ce que tu cherches. » J'en conçus grand chagrin et grande douleur. Il le reconnut à mon visage et me dit : « Puisque tu aimes mieux que je t'indique chose désavantageuse pour toi plutôt qu'avantageuse, je le ferai : couche ici cette nuit. Lève-toi demain de bonne heure, suis le chemin sur lequel tu te trouves tout le long de cette vallée là-bas jusqu'à ce que tu arrives au bois que tu as traversé. Un peu avant dans le bois, tu rencontreras un chemin de traverse à main droite ; suis-le jusqu'à une grande clairière unie ; au milieu s'élève un tertre sur le haut duquel tu verras un grand homme noir, aussi grand au moins que deux hommes de ce monde-ci ; il n'a qu'un pied et un seul œil au milieu du front; à la main il porte une massue de fer, et je te réponds qu'il n'y a pas deux hommes au monde qui n'y trouvassent leur faix. Ce n'est pas que ce soit un homme désagréable, mais il est laid. C'est lui qui est le garde de la forêt, et tu verras mille animaux sauvages paissant autour de lui. Demande-lui la route qui conduit hors de la clairière. Il se montrera bourru à ton égard, mais il t'indiquera un chemin qui te permette de trouver ce que tu cherches. »

Je trouvai cette nuit longue. Le lendemain matin, je me levai, m'habillai, montai à cheval et j'allai devant moi le long de la vallée de la rivière ; je suivis le chemin de traverse jusqu'à la clairière. En y arrivant, il me sembla bien voir là au moins trois fois plus d'animaux sauvages que ne m'avait dit mon hôte. L'homme noir était assis au sommet du tertre ; mon hôte m'avait dit qu'il était grand : il était bien plus grand que cela. La massue de fer qui, d'après lui, aurait chargé deux hommes, je suis bien sûr, Kei, que quatre hommes de guerre y eussent trouvé leur faix : l'homme noir la tenait à la main. Il ne me répondit que par des murmures. Je lui demandai quel pouvoir il avait sur ces animaux. « Je te le montrerai, petit homme, dit-il. » Et de prendre son bâton et d'en décharger un bon coup sur un cerf. Celui-ci fit entendre un grand bramement, et aussitôt, à sa voix accoururent des animaux en aussi grand nombre que les étoiles dans l'air, au point que j'avais grand-peine à me tenir debout au milieu d'eux dans la clairière; ajoutez qu'il y avait des serpents, des vipères, toute sorte d'animaux. Il jeta les yeux sur eux et leur ordonna d'aller paître. Ils baissèrent la tête et lui témoignèrent le même respect que des hommes soumis à leur seigneur. « Tu vois, petit homme, » me dit alors l'homme noir, « le pouvoir que j'ai sur ces animaux. »

Je lui demandai la route. Il se montra rude, mais il me demanda néanmoins où je voulais aller. Je lui dis qui j'étais et ce que je voulais. Il me renseigna : « Prends le chemin au bout de la clairière et marche dans la direction de cette colline rocheuse là-haut. Arrivé au sommet, tu apercevras une plaine, une sorte de grande vallée arrosée. Au milieu tu verras un grand arbre ; l'extrémité de ses branches est plus verte que le plus vert des sapins ; sous l'arbre est une fontaine,[11] et sur le bord de la fontaine une dalle de marbre sur laquelle est un bassin fixé par une chaîne d'argent de façon à ce qu'on ne puisse l'arracher. Prends la tasse et jette plein le bassin d'eau sur la dalle. Aussitôt tu entendras un si grand coup de tonnerre qu'il te semblera que la terre et le ciel tremblent ; au bruit succédera une ondée très froide ; c'est à peine si tu pourras la supporter la vie sauve ; ce sera une ondée de grêle. Après l'ondée, il fera beau. Il n'y a pas sur l'arbre une feuille que l'ondée n'enlèvera ; après l'ondée viendra une volée d'oiseaux qui descendront sur l'arbre; jamais tu n'as entendu dans ton pays une musique comparable à leur chant. Au moment où tu y prendras le plus de plaisir, tu entendras venir vers toi le long de la vallée gémissements et plaintes, et aussitôt t'apparaîtra un chevalier monté sur un cheval tout noir, vêtu de paile tout noir; la lance ornée d'un gonfanon[12] de toile fine tout noir. Il t'attaquera le plus vite possible. Si tu fuis devant lui, il t'atteindra; si tu l'attends, de cavalier que tu es, il te laissera piéton. Si cette fois tu ne trouves pas souffrance, il est inutile que tu en cherches tant que tu seras en vie. »

Je suivis le chemin jusqu'au sommet du tertre, d'où j'aperçus ce que m'avait annoncé l'homme noir; j'allai à l'arbre et dessous je vis la fontaine, avec la dalle de marbre et le bassin d'argent attaché à la chaîne. Je pris le bassin et je le remplis d'eau que je jetai sur la dalle. Voilà aussitôt le tonnerre et beaucoup plus fort que ne m'avait dit l'homme noir, et après le bruit l'ondée : j'étais bien convaincu, Kei, que ni homme ni animal, surpris dehors par l'ondée, n'en échapperait la vie sauve. Pas un grêlon n'était arrêté par la peau ni par la chair, il pénétrait jusqu'à l'os. Je tourne la croupe de mon cheval contre l'ondée, je place le soc de mon bouclier sur la tête de mon cheval et sur sa crinière, la housse sur ma tète, et je supporte ainsi l'ondée. Je jette les yeux sur l'arbre : il n'y avait plus une feuille. Alors le temps devient serein ; aussitôt les oiseaux descendent sur l'arbre et se mettent à chanter ; et je suis sûr, Kei, de n'avoir jamais entendu ni avant ni après de musique comparable à celle-là. Au moment où je prenais le plus de plaisir à les entendre, voilà les plaintes venant vers moi le long de la vallée, et une voix me dit : « Chevalier, que me voulais-tu? Quel mal t'ai-je fait pour que tu me fisses à moi et à mes sujets ce que tu m'as fait aujourd'hui? Ne sais-tu pas que l'ondée n'a laissé en vie ni créature humaine ni bête qu'elle ait surprise dehors. » Aussitôt se présente le chevalier sur un cheval tout noir, vêtu de paile tout noir, avec un gonfanon de toile fine tout noir. Nous nous attaquons. Le choc fut rude, mais je fus bientôt culbuté. Le chevalier passa le pied de sa lance à travers les rênes de mon cheval, et s'en alla avec les deux chevaux en me laissant là. Il ne me fit même pas l'honneur de me faire prisonnier ; il ne me dépouilla pas non plus.

Je revins par le chemin que j'avais déjà suivi. Je trouvai l'homme noir à la clairière, et je t'avoue, Kei, que c'est merveille que je ne sois pas fondu de honte, en entendant les moqueries de l'homme noir. J'arrivai cette nuit au château où j'avais passé la nuit précédente. On s'y montra encore plus courtois que la nuit d'avant, on me fit faire bonne chère, et je pus causer à mon gré avec les hommes et les femmes. Personne ne fit la moindre allusion à mon expédition à la fontaine. Je n'en soufflai mot non plus à personne. J'y passai la nuit. En me levant, le lendemain matin, je trouvai un palefroi brun foncé, à la crinière toute rouge, aussi rouge que le kenn,[13] complètement équipé. Après avoir revêtu mon armure, je leur laissai ma bénédiction et je revins à ma cour. Le cheval, je l'ai toujours; il est à l'étable là-bas, et par Dieu et moi, Kei, je ne le donnerais pas encore pour le meilleur palefroi de l'île de Bretagne. Dieu sait que personne n'a jamais avoué pour son compte une aventure moins heureuse que celle-là. Et cependant, c'est une chose très extraordinaire pour moi que je n'aie jamais ouï parler de personne ni avant ni après qui sût la moindre chose au sujet de cette aventure, en dehors de ce que je viens de raconter ; et dire que l'objet de cette aventure se trouve dans les états de l'empereur Arthur sans que personne arrive dessus !

— « Hommes, » dit Owein, « ne serait-il pas bien de chercher à tomber sur cet endroit-là? » — « Par la main de mon ami, » dit Kei, « ce n'est pas la première fois que ta langue propose ce que ton bras ne ferait pas. » — « En vérité, » s'écria Gwenhwyvar, « mieux vaudrait te voir pendre, Kei, que tenir des propos aussi outrageants envers un homme comme Owein. » — « Par la main de mon ami, » répondit-il, « princesse, tu n'en as pas plus dit à la louange d'Owein que je ne l'ai fait moi-même. » A ce moment Arthur s'éveilla et demanda s'il avait dormi quelque temps. — « Pas mal de temps, seigneur, dit Owein » — « Est-il temps de se mettre à table ? » — « Il est temps, seigneur, dit Owein. » Le cor donna le signal d'aller se laver,[14] et l'empereur, avec toute sa maison, se mit à table. Le repas terminé, Owein disparut. Il alla à son logis et prépara son cheval et ses armes.

Le lendemain, dés qu'il voit le jour poindre, il revêt son armure, monte à cheval, et marche devant lui au bout du monde et vers les déserts des montagnes. A la fin, il tombe sur le vallon boisé que lui avait indiqué Kynon, de façon à ne pouvoir douter que ce ne soit lui. Il chemine par le vallon en suivant la rivière, puis il passe de l'autre côté et marche jusqu'à la plaine ; il suit la plaine jusqu'en vue du château. Il se dirige vers le château, voit les jeunes gens en train de lancer leurs couteaux à l'endroit où les avait vus Kynon, et l'homme blond, le maître du château, debout à côté d'eux. 'Au moment où Owein va pour le saluer, l'homme blond lui adresse son salut et le précède au château. Il aperçoit une chambre, et en entrant dans, la chambre, des pucelles en train de coudre de la paile jaune, assises dans des chaires dorées. Owein les trouva beaucoup plus belles et plus gracieuses encore que ne l'avait dit Kynon. Elles se levèrent pour servir Owein comme elles l'avaient fait pour Kynon. La chère parut encore meilleure à Owein qu'à Kynon. Au milieu du repas, l'homme blond demanda à Owein quel voyage il faisait. Owein ne lui cacha rien : « Je voudrais, » dit-il, « me rencontrer avec le chevalier qui garde la fontaine. » L'homme blond sourit ; malgré l'embarras qu'il éprouvait à donner à Owein des indications à ce sujet comme auparavant à Kynon, il le renseigna cependant complètement. Ils allèrent se coucher.

Le lendemain matin, Owein trouva son cheval tenu prêt par les pucelles. Il chemina jusqu'à la clairière de l'homme noir, qui lui parut encore plus grand qu'à Kynon. Il lui demanda la route. L'homme noir la lui indiqua. Comme Kynon, Owein suivit la route jusqu'à l'arbre vert. Il aperçut la fontaine et au bord la dalle avec le bassin. Owein prit le bassin, et en jeta plein d'eau sur la dalle. Aussitôt voilà un coup de tonnerre, puis après le tonnerre, l'ondée, et bien plus forte que ne l'avait dit Kynon. Après l'ondée, le ciel s'éclaircit. Lorsqu’Owein leva les yeux vers l'arbre, il n'y avait plus une feuille. A ce moment les oiseaux descendirent sur l'arbre et se mirent à chanter. Au moment où il prenait le plus de plaisir à leur chant, il vit un chevalier venir le long de la vallée. Owein alla à sa rencontre et ils se battirent rudement. Ils brisèrent leurs deux lances, tirèrent leurs épées et s'escrimèrent. Owein bientôt donna au chevalier un tel coup qu'il traversa le heaume, la cervelière et la ventaille[15] et atteignit à travers la peau, la chair et les os jusqu'à la cervelle. Le chevalier noir sentit qu'il était mortellement blessé, tourna bride et s'enfuit. Owein le poursuivit et, s'il ne pouvait le frapper de son épée, il le serrait de près. Un grand château brillant apparut. Ils arrivèrent à l'entrée. On laissa pénétrer le chevalier noir mais on fit retomber sur Owein la herse. La herse atteignit l'extrémité de la selle, traversa le cheval, enleva les molettes des éperons du talon d'Owein, et ne s'arrêta qu'au sol. Les molettes des éperons et un morceau du cheval restèrent dehors, et Owein, avec le reste du cheval, entre les deux portes. La porte intérieure fut fermée, de sorte qu'Owein ne pouvait s'échapper.

Il était dans le plus grand embarras, lorsqu'il aperçut, à travers la jointure de la porte une rue en face de lui, avec une rangée de maisons des deux côtés, et une jeune fille aux cheveux blonds frisés, la tête ornée d'un bandeau d'or, vêtue de paile jaune, les pieds chaussés de deux brodequins de cordwal tacheté, se dirigeant vers l'entrée. Elle demanda qu'on ouvrît : « En vérité, » dit Owein, « dame, il n'est pas plus possible de t'ouvrir d'ici que tu ne peux toi-même me délivrer de là. » — « C'est vraiment grande pitié, » dit la pucelle, « qu'on ne puisse te délivrer. Ce serait le devoir d'une femme de te rendre service. Je n'ai jamais vu assurément jeune homme meilleur que toi pour une femme.[16] Si tu avais une amie, tu serais bien le meilleur des amis pour elle ; si tu avais une maîtresse, il n'y aurait pas meilleur amant que toi ; aussi ferai-je tout ce que je pourrai pour te tirer d'affaire. Tiens cet anneau et mets-le à ton doigt. Tourne le chaton à l'intérieur de ta main et ferme la main dessus. Tant que tu le cacheras, il te cachera toi-même.[17] Lorsqu'ils auront délibéré, ils accourront pour te livrer au supplice à cause du chevalier. Ils seront fort irrités quand ils ne te trouveront pas. Moi je serai sur le montoir de pierre[18] là-bas à t'attendre. Tu me verras sans que je te voie. Accours et mets ta main sur mon épaule ; je saurai ainsi que tu es là. Suis-moi alors où j'irai. » Sur ce, elle quitta Owein.

Il fit tout ce que la pucelle lui avait commandé. Les hommes de la cour vinrent en effet chercher Owein pour le mettre à mort, mais ils ne trouvèrent que la moitié du cheval, ce qui les mit en grande fureur. Owein s'échappa du milieu d'eux, alla à la pucelle et lui mit la main sur l'épaule. Elle se mit en marche suivie par Owein et ils arrivèrent à la porte d'une chambre grande et belle. Elle ouvrit, ils entrèrent et fermèrent la porte. Owein promena ses regards sur tout l'appartement : il n'y avait pas un clou qui ne fût peint de riche couleur, pas un panneau qui ne fût couvert de figures dorées.[19] La pucelle alluma un feu de charbon, prit un bassin d'argent avec de l'eau, et une serviette de fine toile blanche sur l'épaule, elle offrit l'eau à Owein pour qu'il se lavât. Ensuite, elle plaça devant lui une table d'argent doré, couverte d'une nappe de fine toile jaune et lui apporta à souper. Il n'y avait pas de mets connu d'Owein dont il ne vît là abondance, avec cette différence que les mets qu'il voyait étaient beaucoup mieux préparés qu'ailleurs. Nulle part il n'avait vu offrir autant de mets ou de boissons excellentes que là. Pas un vase de service qui ne fût d'or ou d'argent. Owein mangea et but jusqu'à une heure avancée du temps de nones. A ce moment, ils entendirent de grands cris dans le château. Owein demanda à la pucelle quels étaient ces cris : « On donne l'extrême onction au maître du château, » dit-elle. Owein alla se coucher. Il eût été digne d'Arthur, tellement il était bon, le lit que lui fit la pucelle, de tissus d'écarlate, de paile, de cendal[20] et de toile fine.

Vers minuit, ils entendirent des cris perçants. « Que signifient ces cris maintenant? » dit Owein. — « Le seigneur, maître du château, vient de mourir, » répondit la pucelle. Un peu après le jour retentirent des cris et des lamentations d'une violence inexprimable. Owein demanda à la jeune fille ce que signifiaient ces cris. « On porte, » dit-elle, « le corps du seigneur, maître du château, au cimetière. » Owein se leva, s'habilla,-ouvrit la fenêtre, et regarda du côté du château. Il ne vit ni commencement ni fin aux troupes qui remplissaient les rues, toutes complètement armées ; il y avait aussi beaucoup de femmes à pied et à cheval, et tous les gens d'église de la cité étaient là chantant. Il semblait à Owein que le ciel résonnait sous la violence des cris, du son des trompettes, et des chants des hommes d'église. Au milieu de la foule était la bière, recouverte d'un drap de toile blanche, portée par des hommes dont le moindre était un baron puissant. Owein n'avait jamais vu assurément une suite aussi brillante que celle-là avec ses habits de paile, de soie et de cendal.

Après cette troupe venait une femme aux cheveux blonds, flottant sur les deux épaules, souillés à leur extrémité de sang provenant de meurtrissures, vêtue d'habits de paile jaune en lambeaux, les pieds chaussés de brodequins de cordwal bigarré. C'était merveille que le bout de ses doigts ne fût écorché, tant elle frappait avec violence ses deux mains l'une contre l'autre. Il était impossible de voir une aussi belle femme, Owein en était bien persuadé, si elle avait eu son aspect habituel. Ses cris dominaient ceux des gens et le son des trompettes de la troupe. En la voyant Owein s'enflamma de son amour au point qu'il en était entièrement pénétré. Il demanda à la pucelle qui elle était. « Ou peut en vérité te dire, » répondit-elle, « que c'est la plus belle des femmes, la plus généreuse, la plus sage et la plus noble; c'est ma dame; on l'appelle la Dame de la Fontaine, c'est la femme de l'homme que tu as tué hier. » — « Dieu sait, » dit Owein, « que c'est la femme que j'aime le plus. » — « Dieu sait qu'elle ne t'aime ni peu ni point. » La pucelle se leva et alluma un feu de charbon, remplit une marmite d'eau et la fit chauffer. Puis elle prit une serviette de toile blanche et la mit sur l'épaule d'Owein. Elle prit un gobelet d'os d'éléphant, un bassin d'argent, le remplit d'eau chaude et lava la tête d'Owein. Puis elle ouvrit un coffret de bois, en tira un rasoir au manche d'ivoire, dont la lame avait deux rainures dorées, le rasa et lui essuya la tête et le cou avec la serviette. Ensuite elle dressa la table devant Owein et lui apporta son souper. Owein n'en avait jamais eu de comparable à celui-là, ni d'un service plus irréprochable. Le repas terminé, la pucelle lui prépara son lit. « Viens ici te coucher, » dit-elle, « et j'irai faire la cour pour toi. »

Elle ferma la porte et s'en alla au château. Elle n'y trouva que tristesse et soucis. La comtesse était dans sa chambre, ne pouvant, dans sa tristesse, supporter la vue de personne. Lunet s'avança vers elle et la salua. Elle ne répondit pas. La pucelle se fâcha et lui dit : « Que t'est-il arrivé, que tu ne réponds à personne aujourd'hui. » — « Lunet, » dit la comtesse, « quel honneur est le tien, que tu ne sois pas venue te rendre compte de ma douleur. C'est moi qui t'ai faite riche. C'était bien mal à toi de ne pas venir, oui, c'était bien mal. » — « En vérité, » dit Lunet, « je n'aurais jamais pensé que tu eusses si peu de sens. Il vaudrait mieux pour toi chercher à réparer la perte de ce seigneur que de t'occuper d'une chose irréparable. » — « Par moi et Dieu, je ne pourrai jamais remplacer mon seigneur par un autre homme au monde. » — « Tu pourrais épouser qui le vaudrait bien et peut-être mieux. » — « Par moi et Dieu, s'il ne me répugnait de faire périr une personne que j'ai élevée, je te ferais mettre à mort, pour faire en ma présence des comparaisons aussi injustes. Je t'exilerai en tout cas. » — « Je suis heureuse que tu n'aies pas à cela d'autre motif que mon désir de t'indiquer ton bien, lorsque tu ne le voyais pas toi-même. Honte à la première d'entre nous qui enverra vers l'autre, moi pour solliciter une invitation, toi pour la faire. » Et Lunet sortit. La dame se leva et alla jusqu'à la porte de la chambre à la suite de Lunet ; là elle toussa fortement. Lunet se retourna. La comtesse lui fit signe et elle revint auprès d'elle. « Par moi et Dieu, dit la dame, tu as mauvais caractère, mais puisque c'est mon intérêt que tu veux m'enseigner, dis-moi comment cela se pourrait. » — « Voici, » dit-elle. « Tu sais qu'on ne peut maintenir ta domination que par vaillance et armes. Cherche donc au plus tôt quelqu'un qui la conserve. » — « Comment puis-je le faire? » — « Voici : si tu ne peux conserver la fontaine, tu ne peux conserver tes états ; il ne peut y avoir d'autre homme à défendre la fontaine que quelqu'un de la cour d'Arthur. J'irai donc à la cour, et honte à moi si je n'en reviens avec un guerrier qui gardera la fontaine aussi bien ou mieux que celui qui l'a fait avant. » — « C'est difficile; enfin, essaie ce que tu dis. »

Lunet partit comme si elle allait à la cour d'Arthur, mais elle se rendit à sa chambre auprès d'Owein. Elle y resta avec lui jusqu'au moment où il eût été temps pour elle d'être de retour de la cour d'Arthur. Alors elle s'habilla et se rendit auprès de la comtesse, qui la reçut avec joie : «Tu apportes des nouvelles de la cour d'Arthur? » dit-elle. — « Les meilleures du monde, princesse; j'ai trouvé ce que je suis allé chercher. » — « Et quand comptes-tu me présenter le seigneur qui est venu avec toi? Viens avec lui demain vers midi pour me voir. Je ferai débarrasser la maison en vue d'un entretien particulier. » Lunet rentra.

Le lendemain, à midi, Owein revêtit une robe, un surcot et un manteau de paile jaune, rehaussé d'un large orfroi de fil d'or; ses pieds étaient chaussés de brodequins de cordwal bigarré, fermés par une figure de lion en or. Ils se rendirent à la chambre de la dame qui les accueillit d'aimable façon. Elle considéra Owein avec attention : « Lunet », dit-elle, « ce seigneur n'a pas l'air d'un voyageur. Par Dieu et moi, ce n'est pas un autre que lui qui a fait sortir l'âme du corps de mon seigneur. » — « Tant mieux pour toi, princesse ; s'il n'avait pas été plus fort que lui, il ne lui eût pas enlevé l'âme du corps; on n'y peut plus rien, c'est une chose faite. » — « Retournez chez vous, » dit la dame, « et je prendrai conseil. » Elle fit convoquer tous ses vassaux pour le lendemain et leur signifia que le comté était vacant, en faisant remarquer qu'on ne pouvait le maintenir que par chevalerie, armes et vaillance. « Je vous donne à choisir : ou l'un de vous me prendra, ou vous me permettrez de choisir un mari d'ailleurs qui puisse défendre l'Etat. » Ils décidèrent de lui permettre de choisir un mari en dehors du pays. Alors elle appela les évêques et les archevêques à la cour pour célébrer son mariage avec Owein.[21] Les hommes du comté prêtèrent hommage à Owein. Owein garda la fontaine avec lance et épée, voici comme : tout chevalier qui y venait, il le renversait et -le vendait pour toute sa valeur. Le produit, il le partageait entre ses barons et ses chevaliers ; aussi n'y avait-il personne au monde plus aimé de ses sujets que lui. Il fut ainsi pendant trois années.

Un jour que Gwalchmei se promenait avec l'empereur Arthur, il jeta les yeux sur lui, et le vit triste et soucieux. Gwalchmei fut très peiné de le voir dans cet état, et lui demanda : « Seigneur, que t'est-il arrivé ? » — « Par moi et Dieu, Gwalchmei, j'ai regret après Owein qui a disparu d'auprès de moi depuis trois longues années; si je suis encore une quatrième sans le voir, mon âme ne restera pas dans mon corps. Je suis bien sûr que c'est à la suite du récit de Kynon, fils de Klydno, qu'il a disparu du milieu de nous. » — « Il n'est pas nécessaire, » dit Gwalchmei, « que tu rassembles les troupes de tes Etats pour cela; avec tes gens seulement, tu peux venger Owein s'il est tué, le délivrer s'il est prisonnier, et l'emmener avec toi s'il est en vie. » On s'arrêta à ce qu'avait dit Gwalchmei. Arthur et les hommes de sa maison firent leurs préparatifs pour aller à la recherche d'Owein. Ils étaient au nombre de trois mille sans compter les subordonnés. Kynon, fils de Klydno, leur servait de guide. Ils arrivèrent au château fort où avait été Kynon : les jeunes gens étaient en train de lancer leurs couteaux à la même place, et l'homme blond était debout près d'eux. Dès qu'il aperçut Arthur, il le salua et l'invita : Arthur accepta l'invitation. Ils allèrent au château. Malgré leur grand nombre, on ne s'apercevait pas de leur présence dans le château. Les pucelles se levèrent pour les servir. Il n'avaient jamais vu auparavant de service irréprochable, mais celui des femmes le fut. Le service pour les valets des chevaux, cette nuit-là, ne se fit pas plus mal que pour Arthur lui-même dans sa propre cour.

Le lendemain matin Arthur se mit en marche, avec Kynon pour guide. Ils arrivèrent auprès de l'homme noir ; s'a stature parut encore beaucoup plus forte à Arthur qu'on ne le lui avait dit. Ils gravirent le sommet de la colline, et suivirent la vallée jusqu'auprès de l'arbre vert, jusqu'à ce qu'ils aperçurent la fontaine et le bassin sur la dalle. Alors Kei, va trouver Arthur, et lui dit : « Seigneur, je connais parfaitement le motif de cette expédition, et j'ai une prière à te faire, c'est de me laisser jeter de l'eau sur la dalle, et recevoir la première peine qui viendra. » Arthur le lui permet. Kei jette de l'eau sur la pierre, et aussitôt éclate le tonnerre ; après le tonnerre, l'ondée : jamais ils n'avaient entendu bruit ni ondée pareille. Beaucoup d'hommes de rang inférieur de la suite d'Arthur furent tués par l'ondée. Aussitôt l'ondée cessée, le ciel s'éclaircit. Lorsqu'ils levèrent les yeux vers l'arbre, ils n'y aperçurent plus une feuille. Les oiseaux descendirent sur l'arbre ; jamais, assurément, ils n'avaient entendu musique comparable à leur chant. Puis ils virent un chevalier monté sur un cheval tout noir, vêtu de paile tout noir, venant d'une allure ardente. Kei alla à sa rencontre et se battit avec lui. Le combat ne fut pas long : Kei fut jeté à terre. Le chevalier tendit son pavillon ; Arthur et ses gens en firent autant pour la nuit.

En se levant, le lendemain matin, ils aperçurent l'enseigne de combat flottant sur la lance du chevalier. Kei alla trouver Arthur : « Seigneur, » dit-il, « j'ai été renversé hier dans de mauvaises conditions; te plairait-il que j'allasse aujourd'hui me battre avec le chevalier ? » — « Je le permets, » dit Arthur. Kei se dirigea sur le chevalier, qui le jeta à terre aussitôt. Puis il jeta un coup d'œil sur lui; et, lui donnant du pied de sa lance sur le front, il entama heaume, coiffe, peau et même chair jusqu'à l'os, de toute la largeur du bout de la hampe. Kei revint auprès de ses compagnons. Alors les gens de la maison d'Arthur allèrent tour à tour se battre avec le chevalier, jusqu'à ce qu'il ne resta plus debout qu'Arthur et Gwalchmei. Arthur revêtait ses armes pour aller lutter contre le chevalier, lorsque Gwalchmei lui dit : « Oh ! seigneur, laisse-moi aller le premier contre le chevalier. » Et Arthur y consentit. Il alla donc contre le chevalier ; comme il était revêtu d'une couverture[22] de paile que lui avait envoyée la fille du comte d'Anjou, lui et son cheval, personne de l'armée ne le reconnaissait. Ils s'attaquèrent et se battirent, ce jour-là, jusqu'au soir, et cependant aucun d'eux ne fut près de jeter l'autre à terre. Le lendemain ils allèrent se battre avec des lances épaisses, mais aucun d'eux ne put triompher de l'autre. Le jour suivant, ils allèrent au combat avec des lances solides, grosses et épaisses. Enflammés de colère, ils se chargèrent jusqu'au milieu du jour, et enfin ils se donnèrent un choc si violent que les sangles de leurs chevaux se rompirent, et que chacun d'eux roula par dessus la croupe de son cheval à terre. Ils se levèrent vivement, tirèrent leurs épées, et se battirent. Jamais, de l'avis des spectateurs, on n'avait vu deux hommes aussi vaillants, ni si forts. S'il y avait eu nuit noire, elle eût été éclairée par le feu qui jaillissait de leurs armes. Enfin le chevalier donna à Gwalchmei un tel coup, que son heaume tourna de dessus son visage,[23] de sorte que le chevalier vit que c'était Gwalchmei. « Sire Gwalchmei, » dit alors Owein, « je ne te reconnaissais pas à cause de ta couverture ; tu es mon cousin germain. Tiens mon épée et mes armes. » — « C'est toi qui es le maître, Owein, » répondit Gwalchmei, « c'est toi qui as vaincu ; prends donc mon épée. » Arthur les remarqua dans cette situation, et vint à eux. « Seigneur Arthur, » dit Gwalchmei, « voici Owein qui m'a vaincu, et il ne veut pas recevoir de moi mon épée. » — « Seigneur, » dit Owein, « c'est lui qui est le vainqueur, et il ne veut pas de mon épée. » — « Donnez-moi vos épées, » dit Arthur, « et ainsi aucun de vous n'aura vaincu l'autre. » Owein jeta les bras autour du cou d'Arthur, et ils se baisèrent. L'armée accourut vers eux. Il y eut tant de presse et de hâte pour voir Owein et l'embrasser, que peu s'en fallut qu'il n'y eût des morts. Ils passèrent la nuit dans leurs pavillons.

Le lendemain, Arthur manifesta l'intention de se mettre en route. « Seigneur, » dit Owein, « ce n'est pas ainsi que tu dois agir. Il y a aujourd'hui trois ans que je t'ai quitté, et que cette terre m'appartient. Depuis ce temps jusqu'aujourd'hui, je prépare un banquet pour toi. Je savais que tu irais à ma recherche. Tu viendras donc avec moi pour te débarrasser de ta fatigue, toi et tes hommes. Vous aurez des bains. » Ils se rendirent au château de la Dame de la Fontaine tous ensemble, et le festin qu'on avait mis trois ans à préparer, ils en vinrent à bout en trois mois de suite. Jamais banquet ne leur parut plus confortable ni meilleur. Arthur songea alors au départ, et envoya des messagers à la dame pour lui demander de laisser Owein venir avec lui, afin de le montrer aux gentilshommes et aux dames de l'île de Bretagne pendant trois mois. La dame le permit malgré la peine qu'elle en éprouvait. Owein alla avec Arthur dans l'île de Bretagne. Une fois arrivé au milieu de ses compatriotes et de ses compagnons de festins, il resta trois années au lieu de trois mois.

Owein se trouvait, un jour, à table à Kaer Llion sur Wysc, lorsqu'une jeune fille se présenta,[24] montée sur un cheval brun, à la crinière frisée ; elle lui flattait la crinière de la main. Elle était vêtue de paile jaune. La bride et tout ce qu'on apercevait de la selle était d'or. Elle s'avança en face d'Owein, et lui enleva la bague qu'il avait au doigt.[25] « C'est ainsi qu'on traite, » dit-elle, « un trompeur, un traître sans parole : honte sur ta barbe! » Elle tourna bride et sortit. Le souvenir de son expédition revint à Owein, et il fut pris de tristesse. Le repas terminé, il se rendit à son logis, et y passa la nuit dans les soucis.

Le lendemain il se leva, mais ce ne fut pas pour se rendre à la cour ; il alla aux extrémités du monde et aux montagnes désertes. Et il continua ainsi jusqu'à ce que ses habits furent usés, et son corps pour ainsi dire aussi ; de longs poils lui poussèrent par tout le corps. Il fit sa compagnie des animaux sauvages, il se nourrit avec eux, si bien qu'ils devinrent familiers avec lui. Mais il finit par s'affaiblir au point de ne pouvoir les suivre. Il descendit de la montagne à la vallée, et se dirigea vers un parc, le plus beau du monde, qui appartenait à une comtesse veuve. Un jour, la comtesse et ses suivantes allèrent se promener au bord de l'étang qui était dans le parc, jusqu'à la hauteur du milieu de l'eau. Là elles aperçurent comme une forme et une figure d'homme. Elles en conçurent quelque crainte, mais, néanmoins, elles approchèrent de lui, le tâtèrent et l'examinèrent. Elles virent qu'il était tout couvert de teignes, et qu'il se desséchait au soleil. La comtesse retourna au château. Elle prit plein une fiole d'un onguent précieux,[26] et le mit dans la main d'une de ses suivantes en disant : « Va avec cet onguent, emmène ce cheval-là, et emporte des vêtements que tu mettras à la portée de l'homme de tout à l'heure. Frotte-le avec cet onguent dans la direction de son cœur. S'il y a encore de la vie en lui, cet onguent le fera lever. Epie ce qu'il fera. » La pucelle partit. Elle répandit sur lui tout l'onguent, laissa le cheval et les habits à portée de sa main, s'éloigna un peu de lui, se cacha et l'épia. Au bout de peu de temps, elle le vit se gratter les bras, se relever et regarder sa peau. Il eut grande honte, tellement son aspect était repoussant. Apercevant le cheval et les habits, il se traîna jusqu'à ce qu'il pût tirer les habits à lui de la selle, et les revêtir. Il put à grand peine monter sur le cheval. Alors la pucelle parut et le salua. Il se montra joyeux vis-à-vis d'elle, et lui demanda quels étaient ces domaines et ces lieux. « C'est à une comtesse veuve, » dit-elle, « qu'appartient ce château fort là-bas. Son mari, en mourant, lui avait laissé deux comtés, et aujourd'hui elle n'a plus d'autre bien que cette demeure : tout le reste lui a été enlevé par un jeune comte, son voisin,[27] dont elle n'a pas voulu devenir la femme. » — « C'est triste, » dit Owein. Et la jeune fille et lui se rendirent au château.

Owein descendit ; la jeune fille le mena à une chambre confortable, alluma du feu, et le laissa. Puis elle se rendit auprès de la comtesse, et lui remit la fiole. « Hé, pucelle, » dit la dame, « où est tout l'onguent? » — « Il est tout entier perdu, » dit-elle. — « Il m'est difficile de te faire des reproches à ce sujet. Cependant il était inutile pour moi de dépenser en onguent précieux la valeur de cent vingt livres pour je ne sais qui. Sers-le tout de même, » ajouta-t-elle, « de façon qu'il ne lui manque rien. » C'est ce que fit la pucelle ; elle le pourvut de nourriture, boisson, feu, lit, bains, jusqu'à ce qu'il fût rétabli. Les poils s'en allèrent de dessus son corps par touffes écailleuses. Cela dura trois mois, et sa peau devint plus blanche qu'elle ne l'avait été.

Un jour, Owein entendit du tumulte dans le château, et un bruit d'armes à l'intérieur. Il demanda à la pucelle ce que signifiait ce tumulte. « C'est le comte dont je t'ai parlé, » dit-elle, « qui vient contre le château, à la tête d'une grande armée, dans l'intention d'achever la perte de la dame. » Owein demanda si la comtesse avait cheval et armes. « Oui, » dit-elle, « les meilleures du monde. » — « Irais-tu bien lui demander en prêt, pour moi, un cheval et des armes? Je voudrais aller voir de près l'armée. » — « J'y vais. » Et elle se rendit auprès de la comtesse, à laquelle elle exposa toute leur conversation. La comtesse se mit à rire. « Par moi et Dieu, » s'écria-t-elle, « je lui donne le cheval et l'armure pour toujours. Et il n'en a sûrement jamais eu en sa possession de pareils. J'aime mieux qu'il les prenne que de les voir devenir la proie de mes ennemis, demain, malgré moi, et cependant je ne sais ce qu'il veut en faire. »

On lui amena un gascon noir, parfait, portant une selle de hêtre, et une armure complète pour cheval et cavalier. Owein revêtit son armure, monta à cheval, et sortit avec deux écuyers complètement armés et montés. En arrivant devant l'armée du comte, ils ne lui virent ni commencement ni fin. Owein demanda aux écuyers dans quelle bataille était le comte. « Dans la bataille, là-bas, où tu aperçois quatre étendards jaunes, deux devant lui, et deux derrière. » — « Bien, » dit Owein, « retournez sur vos pas et attendez-moi auprès de l'entrée du château. » Ils s'en retournèrent, et lui poussa en avant jusqu'à ce qu'il rencontra le comte. Il l'enleva de sa selle, le plaça entre lui et son arçon de devant, et tourna bride vers le château. En dépit de toutes les difficultés, il arriva avec le comte au portail, auprès des écuyers. Ils entrèrent, et Owein donna le comte en présent à la comtesse, en lui disant : « Tiens, voici l'équivalent de ton onguent béni. » L'armée tendit ses pavillons autour du château. Pour avoir la vie sauve, le comte rendit à la dame ses deux comtés; pour avoir la liberté, il lui donna la moitié de ses domaines à lui, et tout son or, son argent, ses joyaux et ses otages à elle, en plus. Owein partit. La comtesse l'invita bien à rester, en lui offrant sa main et tous ses domaines, mais il ne le voulut pas, et se dirigea vers les extrémités du monde et la solitude.

Pendant qu'il cheminait, il entendit un cri de douleur dans un bois, puis un second, puis un troisième. Il se dirigea de ce côté, et aperçut une éminence rocailleuse au milieu du bois, et un rocher grisâtre sur le penchant de la colline. Dans une fente du rocher se tenait un serpent, et, à côté du rocher, était un lion tout noir. Chaque fois qu'il essayait de s'échapper, le serpent s'élançait sur lui et le mordait. Owein dégaina son épée, et s'avança vers le rocher. Au moment où le serpent sortait du rocher, il le frappa de son épée et le coupa en deux. Il essuya son épée et reprit sa route. Tout à coup, il vit le lion le suivre et jouer autour de lui comme un lévrier qu'il aurait élevé lui-même. Ils marchèrent tout le jour jusqu'au soir. Quand Owein trouva qu'il était temps de se reposer, il descendit, lâcha son cheval au milieu d'un pré uni et ombragé, et se mit à allumer du feu. Le feu était à peine prêt, que le lion avait apporté assez de bois pour trois nuits. Puis il disparut. En un instant, il revint apportant un fort et superbe chevreuil qu'il jeta devant Owein. Il se plaça de l'autre côté du feu, en face d'Owein. Owein prit le chevreuil, l'écorcha, et en mit des tranches à rôtir sur des broches autour du feu. Tout le reste du chevreuil, il le donna à manger au lion.

Pendant qu'il était ainsi occupé, il entendit un grand gémissement, puis un second, puis un troisième, tout près de lui. Il demanda s'il y avait là une créature humaine. « Oui, assurément, » fut-il répondu. — « Qui es-tu? » dit Owein. — « Je suis Lunet, la suivante de la dame de la fontaine. » — « Que fais-tu ici? » — « On m'a emprisonnée à cause d'un chevalier qui vint de la cour d'Arthur pour épouser ma dame ; il resta quelque temps avec elle, puis il alla faire un tour à la cour d'Arthur, et jamais plus il ne revint. C'était pour moi un ami, celui que j'aimais le plus au monde. Un jour, deux valets de la chambre de la comtesse dirent du mal de lui et l'appelèrent traître. Je leur dis que leurs deux corps ne valaient pas le sien seul. C'est pour ce motif qu'on m'a emprisonnée dans ce coffre de pierre, en me disant que je perdrais la vie s'il ne venait lui-même me défendre à jour fixé. Je n'ai plus que jusqu'après-demain, et je n'ai personne pour aller le chercher : c'est Owein, fils d'Uryen. » — « Es-tu sûre que si ce chevalier le savait, il viendrait te défendre ? » — « J'en suis sûre par moi et Dieu. » Quand les tranches de viande furent suffisamment cuites, Owein les partagea par moitié entre lui et la pucelle. Ils mangèrent et s'entretinrent jusqu'au lendemain.

Le lendemain, Owein lui demanda s'il y avait un lieu où il pourrait trouver nourriture et bon accueil pour la nuit. « Oui, seigneur, » dit-elle, « va là, à la traverse ; suis le chemin le long de la rivière, et, au bout de peu de temps, tu verras un grand château surmonté de nombreuses tours. Le comte à qui appartient le château est le meilleur homme du monde pour ce qui est du manger. Tu pourras y passer la nuit. » Jamais guetteur ne veilla aussi bien son seigneur que ne fit le lion pour Owein, cette nuit-là. Owein équipa son cheval, et marcha, après avoir traversé le gué, jusqu'à ce qu'il aperçût le château. Il entra. On le reçut avec honneur. On soigna parfaitement son cheval, et on mit de la nourriture en abondance devant lui. Le lion alla se coucher à l'écurie du cheval ; aussi personne de la cour n'osa approcher de celui-ci. Nulle part, assurément, Owein n'avait vu un service aussi bien fait que là. Mais chacun des habitants était aussi triste que la mort.

Ils se mirent à table. Le comte s'assit d'un côté d'Owein, et la fille unique de l'autre. Jamais Owein n'avait vu une personne plus accomplie qu'elle. Le lion alla se placer sous la table entre les pieds d'Owein, qui lui donna de tous les mets qu'on lui servait à lui-même. Le seul défaut qu'Owein trouva là, ce fut la tristesse des habitants. Au milieu du repas, le comte souhaita la bienvenue à Owein : « Il est temps pour toi, » dit Owein, « d'être joyeux. » — « Dieu nous est témoin, » dit-il, « que ce n'est pas envers toi que nous sommes sombres, mais il nous est venu grand sujet de tristesse et de souci. Mes deux fils étaient allés, hier, chasser à la montagne. Il y a là un monstre qui tue les hommes et les mange. Il s'est emparé de mes fils. Demain est le jour convenu entre lui et moi où il me faudra lui livrer cette jeune fille, ou bien il tuera mes fils en ma présence. Il a figure d'homme, mais pour la taille, c'est un géant. » — « C'est, assurément, triste, » dit Owein., « et quel parti prendras-tu? » — « Je trouve, en vérité, plus digne de lui laisser détruire mes fils, qu'il a eus malgré moi, que de lui livrer, de ma main, ma fille pour la souiller et la tuer. » Et ils s'entretinrent d'autres sujets. Owein passa la nuit au château.

Le lendemain, ils entendirent un bruit incroyable : c'était le géant qui venait avec les deux jeunes gens. Le comte voulait défendre le château contre lui, et, en même temps, voir ses deux fils en sûreté. Owein s'arma, sortit, et alla se mesurer avec le géant, suivi du lion. Aussitôt qu'il aperçut Owein en armes, le géant l'assaillit et se battit avec lui. Le lion se battait avec lui avec plus de succès qu'Owein. « Par moi et Dieu, » dit-il à Owein, « je ne serais guère embarrassé de me battre avec toi, si tu n'étais aidé par cet animal. » Owein poussa le lion dans le château, ferma la porte sur lui, et vint reprendre la lutte contre le grand homme. Le lion se mit à rugir en s'apercevant qu'Owein était en danger, grimpa jusque sur la salle du comte, et de là sur les remparts. Des remparts, il sauta jusqu'aux côtés d'Owein, et donna, sur l'épaule du grand homme, un tel coup de griffe, qu'il le déchira jusqu'à la jointure des deux hanches, et qu'on voyait les entrailles lui sortir du corps. L'homme tomba mort. Owein rendit ses deux fils au comte. Le comte invita Owein, mais il refusa, et se rendit au vallon où était Lunet.

Il vit qu'on y allumait un grand feu ; deux beaux valets bruns, aux cheveux frisés, amenaient la pucelle pour l'y jeter. Owein leur demanda ce qu'ils lui voulaient. Ils racontèrent leur différend comme l'avait raconté la pucelle, la nuit d'avant. « Owein lui a fait défaut, » ajoutèrent-ils, « et c'est pourquoi nous allons la brûler. » — « En vérité, » dit Owein, « c'était cependant un bon chevalier, et je serais bien étonné, s'il savait la pucelle en cet embarras, qu'il ne vînt pas la défendre. Si vous vouliez m'accepter à sa place, j'irais me battre avec vous. » — « Nous le voulons bien, par celui qui nous a créés. » Et ils allèrent se battre contre Owein. Celui-ci trouva fort à faire avec les deux valets. Le lion vint l'aider et ils prirent le dessus sur les deux valets. « Seigneur, » lui dirent-ils, « nous n'étions convenus de nous battre qu'avec toi seul; or, nous avons plus de mal à nous battre avec cet animal, qu'avec toi. » Owein mit le lion où la pucelle avait été emprisonnée, plaça des pierres contre la porte, et revint se battre avec eux. Mais sa force ne lui était pas encore revenue, et les deux valets avaient le dessus sur lui. Le lion ne cessait de rugir à cause du danger où était Owein; il finit par faire brèche dans les pierres, et sortir. En un clin d'œil, il tua un des valets, et, aussitôt après, l'autre. C'est ainsi qu'ils sauvèrent Lunet du feu. Owein et Lunet allèrent ensemble aux domaines de la Dame de la Fontaine; et, quand Owein en sortit, il emmena la dame avec lui à la cour d'Arthur, et elle resta sa femme tant qu'elle vécut.[28]

Alors il prit le chemin de la cour du Du Traws (le Noir Oppresseur), et se battit avec lui. Le lion ne quitta pas Owein avant qu'il ne l'eût vaincu. Aussitôt arrivé à la cour du Noir Oppresseur, il se dirigea vers la salle. Il y aperçut vingt-quatre femmes, les plus accomplies qu'il eût jamais vues. Elles n'avaient pas, sur elles toutes, pour vingt-quatre sous[29] d'argent, et elles étaient aussi tristes que la mort. Owein leur demanda la cause de leur tristesse. Elles lui dirent qu'elles étaient filles de comtes, qu'elles étaient venues en ce lieu, chacune avec l'homme qu'elles aimaient le plus. « En arrivant ici, » ajoutèrent-elles, « nous trouvâmes accueil courtois et respect. On nous enivra, et, quand nous fûmes ivres, le démon à qui appartient cette cour vint, tua tous nos maris, et enleva nos chevaux, nos habits, notre or et notre argent. Les corps de nos maris sont ici, ainsi que beaucoup d'autres cadavres. Voilà, seigneur, la cause de notre tristesse. Nous regrettons bien que tu sois venu ici, de peur qu'il ne t'arrive malheur. » Owein prit pitié d'elles et sortit. Il vit venir à lui un chevalier qui l'accueillit avec autant de courtoisie et d'affection qu'un frère : c'était le Noir Oppresseur. « Dieu sait, » dit Owein, « que ce n'est pas pour chercher bon accueil de toi que je suis venu ici. » — « Dieu sait que tu ne l'obtiendras pas non plus. » Et, sur-le-champ, ils fondirent l'un sur l'autre, et se maltraitèrent rudement.

Owein le mit hors de combat, et lui attacha les deux mains derrière le dos. Le Noir Oppresseur lui demanda merci en disant : « Seigneur Owein, il était prédit que tu viendrais ici pour me soumettre. Tu es venu, et tu l'as fait. J'ai été en ces lieux un spoliateur, et ma maison a été une maison de dépouilles ; donne-moi la vie, et je deviendrai hospitalier, et ma maison sera un hospice[30] pour faible et fort, tant que je vivrai, pour le salut de ton âme. » Owein accepta. Il y passa la nuit, et, le lendemain, il emmena avec lui les vingt-quatre femmes avec leurs chevaux, leurs habits, et tout ce qu'elles avaient apporté de biens et de joyaux. Il se rendit avec elles à la cour d'Arthur. Si Arthur s'était montré joyeux vis-à-vis de lui auparavant, après sa première disparition, il le fut encore plus cette fois. Parmi les femmes, celles qui voulurent rester à la cour, en eurent toute liberté, les autres purent s'en aller. Owein resta, à partir de là, à la cour d'Arthur, comme Penteulu, très aimé d'Arthur, jusqu'à ce qu'il retourna vers ses vassaux, c'est-à-dire les trois cents épées de la tribu de Kynvarch[31] et la troupe des corbeaux. Partout où il allait avec eux, il était vainqueur.

Cette histoire s'appelle l'histoire de la Dame de la Fontaine.

 

 


 

[1] Owein ab Uryen est un des trois gwyndeyrn (rois bénis) de l'île (Triades Mab., p. 300, 7). Son barde, Degynelw, est un des trois gwaewrudd ou hommes à la lance rouge (Ibid., p. 306, 8; d'autres triades appellent ce barde Tristvardd ; Skene, II, p. 458). Son cheval, Carnavlawc, est un des trois anreithvarch ou chevaux de butin (Livre Noir, Skene, II, p. 10, 2). Sa tombe est à Llan Morvael (Ibid., p. 29, 25; cf. ibid., p. 26, 6; 49, 29, 23). Suivant Taliesin, Owein aurait tué Ida Flamddwyn ou Ida Porte-brandon, qui paraît être le roi de Northumbrie, dont la chronique anglo-saxone fixe la mort à l'année 560 (Petrie, Mon. hist. brit., Taliesin, Skene, II, p. 199, XLIV). Son père, Uryen, est encore plus célèbre. C'est le héros favori de Taliesin (Skene, II, Taliesin, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXIX). Il était roi de Roged, district que l'on place le plus souvent dans le Nord; mais on appelait aussi ainsi la région comprenant Gwyr, Cedweli, Carnwyllion, Cantrev Bychan et Is Cennen (Iolo mss., p. 120). D'après un passage de la généalogie de Nennius, Urbgen (= Uryen) avec ses alliés Riderch, Guallauc et Morcant, aurait lutté contre Deodric, fils d'Ida, qui régna vers 597. Il aurait réussi à enfermer Deodric et ses fils dans l'île de Metcawt (Lindisfarne ?), mais il aurait péri par suite de la défection de Morcant qui était jaloux de lui (Pétrie, Mon. hist. brit., p. 75). Suivant les Triades, son meurtrier serait Llovan Llawdivro (Triades Mab., p. 303, 28). Il aurait été tué, d'après Llywarch Hen, à Aberlleu (v. Livre Rouge, Skene, II, p. 267, XII, Elégie sur Uryen). D'après les généalogies des saints, Uryen serait venu au sud du pays de Galles, et aurait contribué, avec les enfants de Ceredic ab Cunedda, à expulser les Gaëls, et serait naturellement devenu un saint (Iolo mss., p. 127). Uryen était fils de Kynvarch, dont une des grandes tribus des Bretons du nord portait le nom (Skene, II, p. 455). Le nom d'Urbgen, Uryen, se retrouve chez les Bretons armoricains (Cart. de Redon). Llywarch Hen célèbre souvent Uryen et Owein (Skene, II, p. 219, 220, 262, 267, 269, 270, 271, 272, 291, 292, 295).

[2] Lunet. Les poètes font souvent mention d'elle (Gruffudd ab Maredudd, poète du quatorzième siècle, dans la Myv. arch., p. 305, col. 1; cf. Davydd ab Gwilym, p. 45, et surtout p. 287). Lunet paraît dérivé de llun, image, effigie (cf. les noms Lunen, Lun-monoc dans le Cart. de Redon), si le nom est d'origine bretonne.

[3] Kynon est un des trois chevaliers au sage conseil de la cour d'Arthur; les deux autres sont Arawn, fils de Cynvarch et Llywarch Hen, fils d'Elidyr Lydanwen (Myv. arch., p. 411, 116). C'est aussi un des trois amoureux de Bretagne : il aime Morvudd, fille d'Uryen de Reged (Ibid., 410, 102; cf. p. 305, col. 2). Sa tombe est à Llanbadarn (Livre Noir, Skene, II, p. 29, 12, 15, 18). II est célébré aussi dans le Gododin. D'après Aneurin, ce serait un des trois qui auraient échappé à la bataille de Cattraeth (Skene, II, p. 68, 73, 80, 83). Sur Kynon, v. Llywarch Hen (Skene, II, p. 278, 283, 291).

[4] Lady Guest fait remarquer qu'à en juger par un passage de Rhys Brychan, poète de la fin du quinzième siècle, l'absence de portier était une marque d'hospitalité. Un poète de la même époque constate que Owein ab Gruffudd ab Nicholas a dans sa maison tous les officiers moins le portier (Llew Glyn Cothi, p. 139, v. 30).

[5] Les cochers des héros irlandais Ferdiaidh et Cuchulain leur préparent, pour se reposer, après une lutte épique, un lit de joncs verts (O' Curry, On the manners. II, p. 304). Dans les Romans français de la Table Ronde, il est souvent question de la jonchée : ce sont des joncs, ou des fleurs ou des herbes odoriférantes recouvrant le sol. Les salles n'étaient pas pavées (Paulin Paris, Les Romans de la Table Ronde, III, p. 320). La même habitude a existé, d'après lady Guest, en Angleterre et en Galles, au moyen âge. Elle en cite un exemple tiré d'un récit du quatorzième siècle.

[6] V. les notes critiques sur cette expression.

[7] Ce trait se retrouve dans d'autres descriptions ; lady Guest en cite un exemple tiré d'un récit de Gruffydd ab Adda, tué en 1370 à Dolgellau.

[8] Il s'agit non de la baleine, mais probablement de la licorne de mer, du narval. Nous voyons, en effet, que ces os de cétacés sont donnés comme blancs dans plusieurs poèmes anglais du moyen âge (v. lady Guest, Mab., I, p. 105).

[9] C'était un ornement recherché pour les flèches, comme le montre le prologue aux Canterbury Tales, de Chaucer (ligne 104, 8, d'après lady Guest). L'habileté des Gallois à tirer de l'arc était célèbre au moyen âge. Les trois armes de guerre légales du Gallois sont l'épée avec le poignard, la lance avec le bouclier, l'arc et les flèches; leur valeur est fixée par la loi (Ancient laws, II, p. 585, 9).

[10] « Les jeunes demoiselles prévenaient de civilité les chevaliers qui arrivaient dans les châteaux; suivant nos romanciers, elles les désarmaient au retour des tournois et des expéditions de guerre, leur donnaient de nouveaux habits et les servaient à table » (Sainte-Palaye, I, 10, d'après lady Guest.)

[11] D'après Wace, la fontaine de Barenton en Brecheliant (Brecilien) en Armorique, forêt située en partie dans l'ancien évêché de Saint-Malo, avait à peu près les mêmes privilèges (Roman de Rou, éd. Pluquet, II, 143, 4, d'après lady Guest). Guillaume le Breton rapporte au sujet de cette fontaine la même tradition (Guillelmus Brito, Philipp., VI, 415). Barenton ou Belenton était dans la seigneurie de Gaël, d'après les Ordonnances manuscrites du comte de Laval, connues sous le titre d'Usemenls et coustumes de la forest de Brecilien. M. de la Villemarqué en cite un extrait qui prouve qu'au quinzième siècle la tradition n'était pas encore éteinte (Les Romans de la Table Ronde, p. 234). Huon de Méry, trouvère du treizième siècle, fit le pèlerinage de Breceliande et, plus heureux que Wace, trouva non seulement la fontaine, mais le bassin, et renouvela avec plein succès l'expérience de Kynon et d'Owein (Tournoiement Antecrist, Bibl. roy., n° 541. S. F. fol. 72, col. 2, v. 5, d'après lady Ouest, Mab., I, 223). Dans le Chevalier au Lion, de Chrétien de Troyes, l'aventure se passe aussi dans la forêt de Brocéliande (Hist. litt. de France, XV, p. 235).

[12] Gonfanon, étendard ou enseigne quadrangulaire terminé en pointe, enroulé quand on ne combattait pas, flottant en cas de combat. Il s'attachait à la hampe de la lance. Les simples chevaliers portaient le pennon, flamme triangulaire au bout de la lance. (Viollet-le-Duc, Diction, rais. du mob., V).

[13] D'après Richards, Welsh dict., c'est une sorte de mousse en usage pour colorer en rouge. On pourrait traduire par pourpre.

[14] C'est ce que nos romans français expriment par corner l'eau.

[15] Voir notes critiques. La cervelière ou coiffe était une coiffure de mailles ou de plaques de fer enveloppant la partie supérieure du crâne. Ou elle était sous-jacente au rainai!, partie du vêtement de l'homme de guerre qui couvrait la tête et les épaules, et alors elle était de toile ou de peau, et n'était qu'un serre-tête (pennffestin?), ou elle faisait partie du camail, et, dans ce cas, était faite de maillons ; ou encore elle était posée par-dessus ; alors elle était de fer battu (Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français, V). La ventaille était une petite pièce dépendant du haubert, et que l'on attachait à la coiffe pour protéger le visage. Elle ne remontait pas jusqu'aux yeux. Elle fut remplacée par la visière qui dépendait du casque (Paulin Paris, Les Romans de la Table Ronde, IV).

[16] L'empressement de Lunet à obliger Owein, et ce compliment qu'elle lui adresse sont justifiés dans le Chevalier au Lion, de Chrestien de Troyes. Envoyée par sa dame à la cour d'Arthur, elle n'avait trouvé d'appui qu'auprès d'Owein. Elle l'a reconnu et veut lui témoigner sa reconnaissance en le tirant du mauvais pas où il se trouve.

[17] Il est question, dans des récits de tous pays, d'anneaux de ce genre. L'anneau de Gygès est un des plus fameux. Celui-ci est compté, dans un texte gallois que je cite d'après lady Guest, parmi les treize raretés de l'île, gardées primitivement à Caerlleon sur Usk. Ces curiosités avaient été emportées par Myrddin, fils de Morvran, dans la maison de verre à Enlli ou Bardsey Island. D'autres en font la propriété de Taliesin. « La pierre de l'anneau d'Eluned qui tira Owein ab Urien d'entre la herse et le mur; quiconque la cachait était caché par elle. »

[18] Lady Guest, d'après Ellis (note 8, Way's Fabliaux), fait remarquer que ces montoirs étaient placés sur les routes, dans les forêts, et aussi en grand nombre dans les villes. Il y en avait beaucoup à Paris, où ils servaient aux magistrats à monter sur leurs mules pour se rendre aux cours de justice. Sur ces montoirs ou sur les arbres à côté, les chevaliers plaçaient leurs boucliers comme signe de défi pour tout venant.

[19] L'usage de peindre les panneaux des appartements était assurément répandu au moyen âge. Lady Guest cite à l'appui plusieurs passages de Chaucer, notamment du Knightes Tale.

[20] Le cendal est une espèce de soie, probablement une sorte de taffetas, en usage dès le onzième siècle (Quicherat, Le costume, p. 153).

[21] C'est là un trait qui n'est pas gallois. Les lois galloises ne font jamais mention de la bénédiction religieuse pour le mariage. D'ailleurs, comme le fait remarquer le savant jurisconsulte allemand Ferd. Walter, d'après le droit canonique, même au moyen âge, la bénédiction n'était pas nécessaire à la validité du mariage. C'est dans les lois concernant le mariage que le droit gallois a le plus échappé à l'influence romaine et à l'influence de l'Eglise (Ferd. Walter, Das alte Wales, p. 409). Quant au mariage de la Dame de la Fontaine avec le meurtrier de son mari, comme le fait remarquer lady Guest, il n'a rien de bien extraordinaire à cette époque. C'était, d'après Sainte-Palaye, un moyen très facile et fort ordinaire de faire fortune pour un chevalier que d'épouser une dame dans cette situation (I, 267, 326).

[22] Il ne s'agit probablement pas d'une cotte d'armes. La cotte d'armes était une sorte de tunique d'étoffe ou de peau qu'on mettait, dès la fin du douzième siècle, sur le haubert de mailles, sur le gambison et la broigne. Les cottes du douzième et du treizième siècle étaient habituellement de cendal, taffetas ou étoffe de soie assez forte (Viollet-le-Duc, Dict. du mob., V). La couverture ou surcot, qui était de laine ou de, soie, se portait par dessus la cotte d'armes et le haubert. C'est ainsi que, dans les romans français de la Table Ronde, un chevalier porte écu noir, cotte d'armes noire, et couverture noire (Paulin Paris, Les Romans de la Table Ronde, III, p. 231).

[23] L'ancien heaume des douzième et treizième siècles se posait sur la tête au moment du combat; il garantissait bien la tête, mais la gorge assez mal. Sa partie inférieure était libre, aussi les coups portés sur cette partie le faisaient dévier. Vers 1350 le heaume fut remplacé par le bacinet, le chapel de fer. Une plaque d'acier fut adaptée à la cervelière de peau, de mailles ou de fer qui était posée sur le chapel de fer, pour protéger la gorge (Viollet-le-Duc, Dict. du mobilier français, V).

[24] Il y a de nombreux exemples de gens entrant à cheval dans la salle pendant que le seigneur et ses hôtes sont à table. Lady Guest cite à l'appui un passage intéressant de Chaucer tiré du conte de Cambuscan (10, 390; 10, 401).

[25] Cet anneau, dans le Chevalier au Lion, de Chrestien, est celui que la femme d'Yvains (Owein) lui a donné en partant : il rend invulnérable tant qu'on aime sa dame.

[26] Dans le Chevalier au Lion, les dames ont reconnu Owein. La dame du château tient son onguent de la fée Morgain. Le grand médecin, dans les Mabinogion de Géreint et Enid, et de Peredur ab Evrawc, c'est Morgan Tut.

[27] Ce comte s'appelle Aliers dans le Chevalier au Lion.

[28] La réconciliation d'Yvains avec la Dame de la Fontaine, dans le Chevalier au Lion, est beaucoup plus romanesque. Après plusieurs aventures qui suivent la délivrance de Lunet, il retourne à la fontaine où il renouvelle l'expérience de la coupe. Personne ne se présente. Lunet conseille à sa dame de prendre comme défenseur le Chevalier au lion. Elle y consent. Lunet va à sa recherche et est heureuse de reconnaître Yvains dans le héros. Il la suit au château, et, après quelques difficultés, les deux époux se réconcilient (Hist. litt. de France, XV).

[29] ) Sou au sens actuel du mot.

[30] Plusieurs lieux en Galles portent le nom de Spytty ou Yspytty, dont le premier terme vient de hospitium : ces hospices étaient des espèces d'hôtels tenus en général par des moines, et placés dans des lieux écartés des villes à l'intention des voyageurs.

[31] Ce passage n'a pas été compris par lady Guest, v. notes critiques. — Il devient très clair si on le rapproche du passage suivant de la Noblesse des hommes du Nord, édité avec traduction par Skene (Four ancient books, II, p. 455) : « Les trois cents épées de Kynvarch, les trois cents boucliers de Kynnwydyon, les trois cents lances de Coel, à quelque entreprise qu'ils allassent sérieusement, ils n'échouaient jamais. » Owein était fils d'Uryen ab Cynvarch ab Meirchawn ab Gorwst Ledlwm ab Keneu ab Coel.