Maninigion

ANONYME 

 

LES MABINOGION Peredur ab Evrawc

INTRODUCTION - Le songe de Rhonabwy    OWEIN et LUNET ou la Dame de la Fontaine

Oeuvres numérisées par Marc Szwajcer

 

 

 

LES

MABINOGION

TRADUITS EN ENTIER POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS

UN COMMENTAIRE EXPLICATIF ET DES NOTES CRITIQUES

PAR

J. LOTH

 

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE RENNES

LAURÉAT DE L'INSTITUT

MEMBRE CORRESPONDANT DE LA SOCIÉTÉ DES Cymmrodorion

TOME PREMIER

PARIS

ERNEST THORIN, ÉDITEUR

LIBRAIRE DU COLLÈGE DE FRANCE, DE L'ÉCOLE NORMALE SUPERIEURE,

DES ÉCOLES FRANÇAISES D'ATHÈNES ET DE ROME,

DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES.

7, RUE DE MÉDICIS, 7

1889


 

 

Peredur[1] ab Evrawc

 

Le comte Evrawc possédait le comté du Nord. Il avait sept fils. Ce n'était pas par ses domaines que s'entretenait Evrawc, mais par les tournois, les guerres et les combats, et, comme il arrive souvent à qui les recherche, il fut tué, ainsi que six de ses fils. Le septième s'appelait Peredur ; c'était le plus jeune. Il n'avait pas l'âge d'aller aux combats ni à la guerre ; autrement, il eût été tué comme son père et ses frères. Sa mère était une femme avisée et intelligente. Elle réfléchit beaucoup au sujet de son fils et de ses domaines. Elle finit par prendre le parti de fuir dans le désert et la solitude, et d'abandonner les lieux habités. Elle ne garda dans sa compagnie que des femmes, des enfants et des hommes humbles, incapables de faire la guerre, et auxquels les combats ne convenaient pas. Personne n'eût osé réunir armes et chevaux là où l'enfant eût pu s'en apercevoir, de peur qu'il n'y prît goût.

L'enfant allait tous les jours dans la forêt pour jouer et lancer baguettes et bâtons. Un jour, il aperçut le troupeau de chèvres de sa mère et deux chevreaux près des chèvres. L'enfant s'étonna grandement qu'ils fussent sans cornes, tandis que tous les autres en portaient, et il pensa qu'ils étaient depuis longtemps égarés et qu'ils avaient ainsi perdu leurs cornes. Il y avait, au bout de la forêt, une maison pour les chèvres : à force de vaillance et d'agilité, il y poussa les chevreaux et les chèvres. Puis il retourna à la maison auprès de sa mère : « Mère, » dit-il, « je viens de voir ici près, dans le bois, une chose étonnante : deux de tes chèvres devenues sauvages et ayant perdu leurs cornes, si longtemps elles ont été égarées sous bois ! Il est impossible d'avoir plus de peine que je n'en ai eue à les faire rentrer. » Aussitôt chacun de se lever et d'aller voir : grand fut leur étonnement quand ils aperçurent les chevreaux.

Un jour, ils virent venir trois chevaliers suivant une voie chevalière, sur la lisière de la forêt : c'étaient Gwalchmei, fils de Gwyar; Gweir Gwystyl et Owein, fils d'Uryen.[2] Owein suivait les traces d'un chevalier qu'il poursuivait et qui avait partagé les pommes à la cour d'Arthur. « Ma mère, » dit Peredur, « qu'est-ce que ces gens là-bas ? » — « Ce sont des anges, mon fils, » dit-elle. — « J'en donne ma foi, » dit Peredur, « je m'en vais comme ange avec eux. » Et Peredur alla sur la route à leur rencontre. « Dis, mon âme, » dit Owein, « as-tu vu un chevalier passer par ici aujourd'hui ou hier? » — « Je ne sais ce que c'est qu'un chevalier. » — « Ce que je suis, » dit Owein. — « Si tu voulais me dire ce que je vais te demander, je te dirais ce que tu me demandes. » — « Volontiers. » — « Qu'est-ce que cela? » dit Peredur en désignant la selle. — « Une selle, » répondit Owein. Peredur l'interrogea sur tous les objets qu'il apercevait du harnais des hommes et des chevaux, sur ce qu'ils prétendaient et pouvaient faire avec eux. Owein lui en expliqua complètement l'usage. « Va devant toi, » dit Peredur ; « j'ai vu l'espèce d'homme que tu demandes. Moi aussi, je veux te suivre. » Et il retourna vers sa mère et ses gens. « Mère, » dit-il, « ce ne sont pas des anges les gens de tout à l'heure, mais des chevaliers ordonnés. » La mère tomba évanouie. Peredur alla à l'endroit où se trouvaient des chevaux qui portaient le bois de chauffage, et leur apportaient nourriture et boisson des lieux habités. Il prit un cheval gris pommelé, osseux, le plus vigoureux, à son avis ; il lui serra un bât autour du corps en guise de selle, et, avec de l'osier, il imita tous les objets d'équipement qu'il avait vus sur les destriers. Puis il retourna auprès de sa mère. A ce moment, la comtesse revint de son évanouissement. « Eh bien ! mon fils, » dit-elle, « tu veux donc partir ? » — « Oui, » répondit-il, « avec ta permission. » — « Attends d'avoir reçu mes conseils avant de t'en aller. » — « Volontiers; dis vite. » — « Va tout droit à la cour d'Arthur, là où sont, les hommes les meilleurs, les plus généreux et les plus vaillants. Où tu verras une église, récite ton Pater auprès d'elle. Quelque part que tu voies nourriture et boisson, si tu en as besoin et qu'on n'ait pas assez de courtoisie ni de bonté pour t'en faire part, prends toi-même. Si tu entends des cris, va de ce côté ; il n'y a pas de cri plus caractéristique que celui d'une femme. Si tu vois de beaux joyaux, prends et donne à autrui, et tu acquerras ainsi réputation.[3] Si tu vois une belle femme, fais-lui la cour, quand même elle ne voudrait pas de toi, et elle t'en estimera meilleur et plus puissant qu'auparavant. » Cet entretien terminé, Peredur monta à cheval, tenant une poignée de javelots à pointe aiguë, et il s'éloigna.

Il fut deux jours et deux nuits à cheminer dans la solitude des forêts et divers lieux déserts, sans nourriture ni boisson. Enfin il arriva dans un grand bois solitaire, et au loin, dans le bois, il aperçut une belle clairière unie. Apercevant dans la clairière un pavillon en forme d'église, il récita son Pater, puis il y alla. La porte était ouverte; près de la porte était une chaire dorée, dans laquelle était assise une jeune fille brune, d'une beauté parfaite, portant autour du front un diadème d'or, enrichi de pierres brillantes, et, aux mains, des bagues d'or épaisses. Peredur descendit de cheval et entra tout droit. La pucelle lui fit un accueil amical et lui souhaita la bienvenue. Au bout du pavillon, Peredur aperçut de la nourriture, deux flacons pleins de vin, deux tourtes de pain blanc et des tranches de cochon de lait. « Ma mère, » dit Peredur, « m'a recommandé, en quelque lieu que je visse nourriture et boisson, d'en prendre. » — « Je te le permets avec plaisir, seigneur, » dit-elle, « et grand bien te fasse. » Alors Peredur prit la moitié de la nourriture et de la boisson pour lui, et laissa l'autre à la pucelle. Lorsqu'il eut mangé, il plia un genou devant la jeune fille et dit : « Ma mère m'a recommandé, là où je verrais un beau joyau, de le prendre.[4] » — « Prends, mon âme, » dit-elle. Peredur prit la bague, emmena son cheval et partit.

Ensuite arriva le chevalier à qui appartenait le pavillon, le seigneur de la clairière. Il aperçut les traces des pieds du cheval. « Dis-moi, » dit-il à la jeune fille, « qui a été ici après moi? » — « Un homme à l'aspect étrange, seigneur, » répondit-elle. Et elle lui exposa en détail l'état de Peredur et l'objet de son voyage. « Dis, » s'écria-t-il, « a-t-il eu des rapports avec toi ? t'a-t-il violentée ? » — « Non, par ma foi, et il ne m'a fait aucun mal. » — « Par ma foi, je ne le crois pas, et, si je ne me rencontre avec lui pour venger mon déshonneur et ma colère, tu ne resteras pas deux nuits sous le même toit que moi. » Le chevalier sortit pour chercher à se rencontrer avec Peredur.

Peredur, de son côté, se dirigeait vers la cour d'Arthur. Avant qu'il n'y parvînt, un autre chevalier y arriva. Il ficha un grand anneau d'or épais contre la porte de l'entrée pour attacher son cheval, et se rendit à la chambre où se trouvaient Arthur et tous ses gens, ainsi que Gwenhwyvar et ses dames. Un page de la chambre servait à boire à Gwenhwyvar d'une coupe d'or. Le chevalier en jeta le contenu sur le visage et le sein de la reine, et lui donna un grand soufflet, en disant : « S'il y a quelqu'un d'assez intrépide pour me disputer cette coupe et venger l'outrage de Gwenhwyvar, qu'il vienne à ma suite dans le pré, et je l'y attendrai. » Le chevalier prit son cheval et se rendit au pré.

Tous les gens de la cour baissèrent la tête, de peur qu'on ne demandât à l'un d'eux d'aller venger l'outrage de Gwenhwyvar : il leur semblait que jamais homme n'aurait fait un coup aussi audacieux, s'il n'avait possédé vaillance et force particulières, sortilèges[5] qui le missent à l'abri de toute vengeance. A ce moment arriva Peredur à la cour, sur son cheval gris pommelé, osseux, à l'équipement négligé et bien piètre pour une cour aussi noble. Kei était debout au milieu de la salle. « Hé! l'homme long, là-bas, » dit Peredur, « où est Arthur? » — « Que veux-tu d'Arthur? » dit Kei. — « Ma mère m'a recommandé de venir vers lui pour me faire sacrer chevalier. » — « Par ma foi, tu es par trop mal monté en cheval et en armes. » Toute la cour porta les yeux de son côté et se mit à lui lancer des baguettes. A ce moment entra un nain qui était venu avec une naine, il y avait déjà un an, pour demander à Arthur de l'héberger, et il l'avait obtenu. De toute l'année, aucun d'eux n'avait dit un mot à personne. « Ha ! ha ! » s'écria le nain en apercevant Peredur, « Dieu te bénisse, Peredur, beau-fils d'Evrawc, chef des guerriers, fleur des chevaliers ! » — « En vérité, » dit Kei, « il faut être bien mal avisé pour rester une année muet à la cour d'Arthur, ayant la liberté de choisir avec qui s'entretenir, et aller appeler et déclarer, en face d'Arthur et de sa cour, un homme de cette espèce chef des guerriers et fleur des chevaliers. » Et il lui donna un tel soumet qu'il le jeta à terre évanoui. « Ha! ha ! » s'écria aussitôt la naine, « Dieu te bénisse, Peredur, beau-fils d'Evrawc, fleur des guerriers et lumière des chevaliers! » — « En vérité, » dit Kei, « femme, c'est être bien mal avisée que de rester une année sans parler à la cour d'Arthur et d'appeler ainsi un pareil homme. » Et Kei lui donna un tel coup de pied qu'elle tomba à terre évanouie. « L'homme long, » lui dit Peredur, « indique-moi où est Arthur. » — « Donne-nous la paix, » dit Kei ; « va après le chevalier qui est allé d'ici au pré, enlève-lui la coupe, renverse-le, prends son cheval et ses armes, et après tu obtiendras de te faire sacrer chevalier. » — « Je vais le faire, l'homme long. » Et Peredur de tourner bride, et au pré. Il y trouva le chevalier en train de chevaucher, l'air tout fier de sa force et de la vaillance qu'il se croyait. — « Dis-moi, » dit le chevalier, « as-tu vu quelqu'un de la cour d'Arthur venant après moi ? » — « Un homme long qui se trouvait là m'a commandé de te renverser, d'enlever la coupe et de prendre ton cheval et tes armes pour moi. » — « Tais-toi, retourne à la cour et commande à Arthur, de ma part, de venir lui ou un autre se battre avec moi ; s'il ne vient pas immédiatement, je ne l'attendrai pas. » — « Par ma foi, » dit Peredur, « choisis : de gré ou de force, il me faut le cheval, les armes et la coupe. » Le chevalier[6] le chargea avec fureur et lui donna du pied de sa lance un grand coup douloureux entre les épaules et le cou. — « Ha! ha ! homme, » dit Peredur, « les gens de ma mère ne jouaient pas ainsi avec moi ; je m'en vais jouer à mon tour avec toi de même. » Il le frappa d'un javelot à pointe aiguë, qui l'atteignit à l'œil, lui sortit par la nuque et le renversa mort à l'instant.

« En vérité, » dit Owein, fils d'Uryen, à Kei, « tu as été mal inspiré au sujet de ce fou que tu as envoyé après le chevalier. De deux choses l'une : ou il est tué, ou il a été culbuté. Si le chevalier l'a renversé, il le comptera parmi les gentilshommes de la cour, et il en résultera honte éternelle pour Arthur et ses guerriers. S'il le tue, il en va de même pour le déshonneur, avec péché en plus sur Arthur à son sujet. Par ma foi, je m'en vais là-bas pour savoir quelle aventure est la sienne. » Et Owein alla au pré. Il aperçut Peredur traînant le chevalier le long du pré. — « Que fais-tu là, ainsi, » dit-il? — « Jamais, » dit Peredur, « cette robe de fer ne le quittera : il y a déjà du temps qu'elle ne veut pas venir d'elle-même. » Owein enleva les armes et les habits : — « Voici, mon âme, » dit-il, « cheval et armes meilleurs que les tiens; prend-lés joyeusement et viens avec moi auprès d'Arthur pour te faire sacrer chevalier. Tu le mérites vraiment. — « Que je perde mon honneur, si j'y vais, » dit Peredur ! « seulement emporte la coupe de ma part pour Gwenhwyvar ; dis à Arthur qu'en quelque endroit que je me trouve, je serai son homme, et que si je puis pour lui service et profit, je le ferai ; ajoute que je n'irai pas à la cour avant de m'être rencontré avec l'homme long, pour venger l'outrage fait au nain et à la naine. » Owein retourna à la cour, et raconta l'aventure à Arthur, à Gwenhwyvar et aux gens de la cour, sans oublier la menace contre Kei.

Peredur prit le large; comme il cheminait, il rencontra un chevalier qui lui dit : — « D'où viens-tu? » — « De la cour d'Arthur. » — « Es-tu des hommes d'Arthur? » — « Oui, par ma foi. » — « Tu tombes bien pour te réclamer d'Arthur ! » — « Pourquoi ? » — « Voici : j'ai toujours été pillant aux dépens d'Arthur, et tous ceux de ses hommes que j'ai rencontrés, je les ai tués. » Ce fut tout, et ils se battirent. Il ne se passa guère de temps que Peredur ne l'eût jeté par dessus la croupe de son cheval à terre. Le chevalier demanda grâce. — « Tu l'auras, » dit Peredur, « en jurant que tu iras à la cour d'Arthur, que tu lui diras que c'est moi qui t'ai renversé pour son honneur et service, et que je n'irai pas à sa cour avant d'avoir trouvé à venger l'outrage fait au nain et à la naine. » Le chevalier le jura et s'en alla droit à la cour d'Arthur. Il répéta ce qu'il avait promis de dire, ainsi que la menace contre Kei.

Peredur alla devant lui, et dans la même semaine, il rencontra seize chevaliers qu'il renversa honteusement. Ils allèrent tous à la cour d'Arthur, apportant les mêmes propos que le premier chevalier, et particulièrement la menace de Peredur contre Kei; Kei fut blâmé par Arthur, et en devint lui-même soucieux.

Peredur marchait toujours devant lui. Il arriva dans un grand bois désert ; sur la lisière du bois, il y avait un étang, et, de l'autre côté de l'étang, un beau château fort. Sur les bords de l'étang, il vit un homme à cheveux blancs à l'air accompli, assis sur un coussin de paile, vêtu de paile, et des valets en train de pêcher. En apercevant Peredur, l'homme aux cheveux blancs se leva pour se rendre au château ; il était boiteux.[7] Peredur se dirigea vers la cour ; il trouva la porte ouverte et entra dans la salle. Le vieillard était assis sur un coussin, devant un grand feu. Les gens de la cour se levèrent pour aller à la rencontre de Peredur, et le désarmèrent. Le vieillard pria le jeune homme de s'asseoir sur le coussin. Il s'assit à côté de lui et ils causèrent. Lorsque le moment fut venu, on dressa les tables et on alla manger. Peredur s'assit à côté du maître de la cour. Quand on eut fini de manger, il demanda à Peredur s'il savait bien jouer de l'épée : « Je crois bien, » dit Peredur, « que si j'avais trouvé occasion de l'apprendre, je le saurais. » — « Qui saurait bien jouer du bâton et de l'écu, saurait se battre à l'épée. »

Le vieillard avait deux fils, l'un blond, l'autre brun. « Levez-vous, jeunes gens, dit-il, pour jouer du bâton et de l'écu. » Ils allèrent jouer du bâton.[8] « Dis mon âme, » dit le vieillard, « quel est, à ton avis, celui qui joue le mieux? » — « A mon avis, le blond pourrait tirer du sang à l'autre, s'il le voulait. » — « Vas toi-même, mon âme, prends le bâton et l'écu de la main du brun, et tire du sang au blond si tu peux. » Peredur se leva, alla jouer avec le blond, leva le bras sur lui et lui déchargea un tel coup, qu'un des sourcils lui tomba sur l'œil et que le sang se mit à courir. « Bien, mon âme, » dit le vieillard, « viens t'asseoir maintenant; le plus habile à se battre à l'épée dans cette île, ce sera toi. Je suis ton oncle, le frère de ta mère. Tu vas rester maintenant quelque temps avec moi pour apprendre les coutumes et les usages du pays, les belles manières, ainsi que courtoisie, gentillesse et seigneurie. Il est temps de renoncer au langage de ta mère. Je serai ton maître, je t'ordonnerai chevalier dès maintenant. Voici ce que tu devras faire : verras-tu quelque chose d'extraordinaire, ne t'en informe pas. Si on n'est pas assez courtois et poli pour t'en instruire, ce n'est pas sur toi que la faute retombera, mais sur moi qui suis ton maître. » On leur présenta honneurs et services variés.

Quand il fut temps, ils allèrent se coucher. Aussitôt le jour, Peredur se leva, prit son cheval et, avec la permission de son oncle, sortit. Il arriva dans un grand bois désert, puis, au bout du bois, à un pré uni, et de l'autre côté du pré, il aperçut un grand château. Peredur se dirigea de ce côté, trouva la porte ouverte, et entra dans la salle. Dans un des coins, était assis un homme, aux cheveux blancs, majestueux, entouré de nombreux pages. Ils se levèrent respectueusement devant Peredur, allèrent à sa rencontre et le placèrent à côté du maître de la cour. Ils causèrent. Lorsqu'il fut temps d'aller manger, Peredur fut assis à côté du gentilhomme. Après qu'ils eurent mangé et bu à souhait, le gentilhomme demanda à Peredur s'il savait jouer de l'épée. « Si j'avais trouvé à l'apprendre, dit-il, il me semble que je le saurais. » Il y avait, fixé au sol de la salle, un grand crampon de fer[9] que la main d'un homme de guerre aurait pu à peine étreindre. « Prends, » dit le vieillard à Peredur, « cette épée-là, et frappe l'anneau de fer. » Peredur se leva et frappa l'anneau qui se brisa en deux morceaux ainsi que l'épée. « Place les deux morceaux ensemble et réunis-les. » Peredur les mit ensemble et ils se ressoudèrent comme devant. Une seconde fois, il frappa l'anneau au point de le briser en deux ainsi que l'épée. Les morceaux se rajustèrent comme auparavant. La troisième fois, il frappa un tel coup que les morceaux de l'anneau et de l'épée, rapprochés, ne purent être rajustés. « Bien, jeune homme, » dit le vieillard, « en voilà assez, viens t'asseoir et la bénédiction de Dieu soit sur toi. Tu es le premier joueur d'épée de tout le royaume. Tu n'as que les deux tiers de ta force, il te reste encore la troisième partie à acquérir. Quand tu l'auras entière, personne ne sera capable de lutter avec toi. Je suis ton oncle, le frère de ta mère; nous sommes frères, moi et l'homme chez qui tu as logé hier soir. »

Il commençait à causer avec son oncle, lorsqu'il vit venir dans la salle et entrer dans la chambre, deux hommes portant une lance énorme[10] : du col de la lance coulaient jusqu'à terre trois ruisseaux de sang. A cette vue, toute la compagnie se mit à se lamenter et à gémir. Malgré cela le vieillard ne rompit pas son entretien avec Peredur ; il ne donna pas l'explication de ce fait à Peredur et Peredur ne la lui demanda pas non plus.[11] Après quelques instants de silence, entrèrent deux pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel était une tête d'homme baignant dans le sang. La compagnie jeta alors de tels cris qu'il était fatigant de rester dans la même salle qu'eux. A la fin, ils se turent. Lorsque le moment de dormir fut arrivé, Peredur se rendit dans une belle chambre. Le lendemain, il partit avec le congé de son oncle.

Il alla au bois, et au loin dans le bois, il entendit des cris perçants. Il vit une femme brune, accomplie, près d'un cheval tout harnaché, et à côté d'elle un cadavre. Elle essayait de le mettre en selle, mais il tombait à terre et, à chaque fois, elle jetait de grands cris. « Dis, ma sœur, » demanda Peredur, « pourquoi te lamentes-tu? » — « Peredur l'excommunié, » s'écria-t-elle, « homme de peu de secours, toutes mes souffrances viennent de toi. » — « Pourquoi serais-je excommunié? »

— « Parce que tu es cause de la mort de ta mère. Quand tu t'éloignas malgré elle, un glaive de douleur s'enfonça dans son cœur et elle mourut. C'est pourquoi tu es excommunié. Le nain et la naine que tu as vus à la cour d'Arthur étaient ceux de ton père et de ta mère; moi, je suis ta sœur de lait et l'homme que tu vois était mon mari. C'est le chevalier de la clairière du bois qui l'a tué ; n'approche pas de lui de peur d'être tué toi aussi. »

— « Ma sœur, tu as tort de me faire des reproches. Pour avoir été si longtemps avec vous, c'est à peine si je pourrai le vaincre ; c'eût été bien plus difficile, si j'étais resté plus longtemps. Cesse désormais de te lamenter, cela ne change en rien la situation. J'enterrerai le mort, puis j'irai à l'endroit où se tient le chevalier pour essayer de tirer vengeance de lui. »

Après avoir enterré le mort, ils se rendirent à la clairière où le chevalier chevauchait fièrement. Il demanda immédiatement à Peredur d'où il venait. « Je viens de la cour d'Arthur, » répondit-il.

— « Es-tu homme à Arthur? » — « Oui, par ma foi. » — « Tu tombes bien en parlant de tes liens avec Arthur. » Ce fut tout, et ils se chargèrent. Peredur renversa le chevalier, sur-le-champ. Celui-ci lui demanda grâce. « Je te l'accorde, » dit Peredur, « à condition que tu prennes cette femme pour épouse et que tu la traites avec tout l'honneur et la considération que tu pourras, pour avoir tué son mari sans motif ; tu iras à la cour d'Arthur, tu lui diras que c'est moi qui t'ai terrassé pour son honneur et service, et que je n'irai pas à sa cour avant de m'être rencontré avec l'homme long pour venger sur lui l'outrage fait au nain et à la naine. » Il prit des gages du chevalier à ce sujet. Celui-ci pourvut la femme de cheval et d'habits et se rendit à la cour d'Arthur, à qui il dit l'aventure et la menace contre Kei. Kei eut des reproches d'Arthur et de sa cour pour avoir forcé à errer loin de la cour d'Arthur, un homme comme Pere.dur. « Ce jeune homme, » dit Owein, fils d'Uryen, « ne viendra jamais à la cour, si Kei ne s'en va d'ici. — « Par ma foi, » s'écria Arthur, « je vais me mettre en quête de lui, dans les déserts de l'île de Bretagne, jusqu'à ce que je le trouve; et alors, que chacun d'eux fasse à l'autre le pis qu'il pourra. » Peredur marchait devant lui : Il arriva dans un bois désert, où il ne voyait aucune trace de pas d'hommes ni d'animaux, rien que des buissons et des herbes. Vers l'extrémité du bois, il aperçut un grand château surmonté de tours nombreuses et fortes. Près de l'entrée, les herbes étaient plus longues que partout ailleurs. De la hampe de sa lance, il frappa à la porte ; aussitôt un jeune homme aux cheveux roux, maigre, d'un créneau du rempart, lui dit : — « Choisis, seigneur; je vais t'ouvrir moi-même la porte ou indiquer à notre chef que tu es à l'entrée. » — « Dis-lui que je suis ici ; si l'on veut que j'entre, j'entrerai. » Le jeune homme revint bientôt et ouvrit la-porte à Peredur.

En entrant dans la salle il aperçut dix-huit valets maigres, rouges, de-même taille, même aspect, mêmes vêtements, même âge que celui qui lui avait ouvert. Il n'eut qu'à se louer de leur politesse et de leur service. Ils le désarmèrent, puis ils s'assirent et ils commençaient à causer, lorsque vinrent cinq pucelles de la chambre dans la salle. Pour celle d'entre elles qui était la plus élevée en dignité, Peredur était sûr qu'il n'avait pas vu de physionomie plus belle. Elle portait un vieux vêtement de paile, qui autrefois avait été bon, maintenant tout usé : à travers on voyait sa peau, qui était plus blanche que la fleur du cristal (?). Ses cheveux et ses sourcils étaient plus noirs que le jais, et il y avait sur ses joues deux petites places plus rouges que ce qu'il y a de plus rouge. La pucelle souhaita la bienvenue à Peredur, lui jeta les bras autour du cou, et s'assit à ses côtés. Peu de temps après, arrivèrent deux nonnains, l'une portant un flacon plein de vin, l'autre six tourtes de pain blanc. — « Dame, » dirent-elles, « en toute vérité, voilà tout ce qui restait de nourriture et de boisson dans notre couvent cette nuit. » Ils se mirent à table. Peredur s'aperçut que la pucelle voulait lui donner plus de nourriture et de boisson à lui qu'aux autres. — « Ma sœur, » dit-il, « je vais partager les vivres et la boisson. » — « Non pas, mon âme ; c'est moi, sur ma foi, qui partagerai. » Peredur prit le pain, en donna à chacun une part égale, et versa de même, du flacon, une mesure égale à chacun. Quand le moment fut arrivé, une chambre fut préparée pour Peredur, et il alla se coucher.

— « Ecoute, sœur, » dirent les valets à la pucelle la plus belle et la plus élevée en dignité des jeunes filles, « ce que nous avons à te conseiller. » — « Qu'est-ce, » répondit-elle? — « C'est d'aller dans la chambre là-haut te proposer au jeune homme, à son choix, comme femme ou comme maîtresse. » — « Voilà une chose qui ne me convient pas ; moi, qui n'ai jamais eu de rapport avec un homme, aller me proposer à lui, avant qu'il ne m'ait fait la cour! Je ne le saurais pour rien au monde. » — « Nous en prenons Dieu à témoin, si tu n'obéis, nous laissons tes ennemis faire ici de toi ce qu'ils voudront. » Effrayée, la pucelle, en versant des larmes, alla droit à la chambre. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, Peredur s'éveilla. La jeune fille pleurait et gémissait. — « Dis, ma sœur, pourquoi es-tu ainsi à pleurer ? » — « Je vais te le dire, seigneur. Mon père possédait en propre ces domaines, cette cour-ci et le comté qui en dépendait, le meilleur qui fût dans ses Etats. Le fils d'un autre comte me demanda à mon père en mariage. Je ne serais pas allé avec lui de mon gré et mon père ne m'aurait jamais donné non plus contre ma volonté, ai à lui ni à aucun comte au monde. J'étais fille unique. A sa mort, les domaines passèrent entre mes mains, et je désirais encore moins le comte qu'auparavant. Il me fit la guerre et s'empara de mes biens à l'exception de cette seule maison. Grâce à la vaillance de ces hommes que tu vois, mes frères de lait, et à la force de la maison elle-même, elle ne pouvait être prise tant que dureraient la nourriture et la boisson. Elles étaient déjà épuisées, et nous n'avions plus que ce que les nonnains que tu as vues pouvaient nous apporter de nourriture, grâce à la liberté qu'elles avaient de parcourir les domaines et le pays. Mais maintenant, elles n'ont plus rien elles-mêmes. Pas plus tard que demain, le comte viendra avec toutes ses forces attaquer cette place. S'il me prend, le moins qu'il puisse m'arriver, c'est d'être livrée par lui à ses écuyers. Je suis donc venue, seigneur, me proposer à toi pour faire de moi ce qu'il te plaira, en retour de ton aide : emmène-nous hors d'ici ou défends-nous dans cette place. » — « Va te reposer, ma sœur ; je ne te quitterai pas, quoique je ne veuille rien faire de ce que tu m'offres, avant d'avoir su par expérience jusqu'à quel point je puis vous secourir. » La jeune fille alla se coucher.

Le lendemain matin, elle se leva, se rendit auprès de Peredur et le salua. — « Dieu te donne bien mon âme, » dit-il ; « quelles nouvelles apportes-tu? » — « Il ne saurait y en avoir de mauvaises, tant que tu seras bien, seigneur ; seulement le comte et toutes ses forces sont descendues à l'entrée du château : je n'ai jamais vu nulle part plus de pavillons ni de chevaliers provoquant les autres au combat. » — « Eh bien, » dit Peredur, « que l'on prépare mon cheval. » Son cheval fut harnaché. Peredur se leva et alla au pré. Il y avait là un chevalier chevauchant fièrement et l'étendard de combat dressé. Ils se battirent, et Peredur jeta le chevalier à terre par dessus la croupe de son cheval. A la fin du jour, un chevalier de haut rang vint se battre avec lui et fut renversé. « Qui es-tu? » dit Peredur. — « En vérité, » répondit-il, « je suis le penteulu[12] du comté. » — « Quelle partie des possessions de la comtesse détiens-tu? » — « En vérité, le tiers. » — « Eh bien ! rends-lui ce tiers complètement et tout ce que tu as pu en retirer de profit ; en outre, qu'il y ait de la nourriture et de la boisson pour cent hommes, ainsi que des chevaux et des armes pour eux, cette nuit, dans sa cour ; tu seras son prisonnier, avec cette condition que tu auras la vie sauve. » Le tout fut fourni sans délai. La pucelle fut joyeuse cette nuit-là, après avoir reçu tout cela.

Le lendemain, Peredur alla au pré et renversa un grand nombre de guerriers. A la fin du jour, un chevalier, fier et de haut rang, vint contre lui. Peredur le renversa et lui accorda merci. « Qui es-tu? » lui dit-il. — « Le distein (intendant) de la cour.[13] » — « Quelle part des domaines de la jeune fille est en ta possession ? » — « Le tiers. » — « Eh bien ! » dit Peredur, « outre les domaines de la jeune fille, tu donneras tout ce que tu en as tiré de biens, de la nourriture et de la boisson pour deux cents hommes, des chevaux et des armes pour eux, et tu seras son prisonnier. » Tout cela fut fourni sans retard.

Le troisième jour, Peredur alla au pré et renversa encore plus de chevaliers que les autres jours. A la fin de la journée ? le comte vint se battre avec lui ; il fut renversé et demanda grâce. « Qui es-tu? » dit Peredur. — « Je suis le comte, » répondit-il; « je ne le cache pas. » — « Eh bien! outre son comté en entier, tu donneras à la jeune fille le tien, plus de la nourriture et de la boisson pour trois cents hommes, des chevaux et des armes pour eux tous, et tu seras en son pouvoir. » Tout cela fut fait sans faute. Peredur resta là trois semaines, forçant au tribut et à la soumission, et mettant les Etats de la jeune fille dans la situation qu'elle désirait. « Avec ta permission, » dit alors Peredur, « je partirai. » — « C'est bien ce que tu désires, mon frère ? » — « Oui, par ma foi : n'eût été mon affection pour toi, je ne serais pas resté si longtemps. » — « Mon âme, qui es-tu ? » — « Peredur, fils d'Evrawc du Nord. S'il te survient affliction ou danger, fais-le-moi savoir et je te protégerai, si je puis. » Peredur s'éloigna et, loin de là, rencontra une femme montée sur un cheval très maigre et couvert de sueur.

Elle salua le jeune homme. « D'où viens-tu, ma sœur? » dit Peredur. Elle lui donna la raison de son voyage. C'était la femme du maître de la clairière. « Eh bien! » dit-il, « je suis le chevalier à cause duquel tu as éprouvé cette souffrance. Il s'en repentira, celui qui en est l'auteur. » A ce moment survint un chevalier qui demanda à Peredur s'il avait vu quelqu'un ressemblant à un chevalier qu'il cherchait. « Assez de paroles, » dit Peredur ; « je suis l'homme que tu cherches. Par ma foi, tu as bien tort dans tes reproches à la jeune fille ; elle est bien innocente en ce qui me concerne. » Ils se battirent cependant, et le combat ne fut pas long : Peredur le renversa, et il demanda grâce. « Je te l'accorde, à condition de retourner par le même chemin que tu es venu, de proclamer que tu tiens la jeune femme pour innocente, et que tu as été renversé par moi en réparation de l'outrage que tu lui as fait. » Le chevalier en donna sa foi, et Peredur s'en alla devant lui.

Apercevant un château sur une éminence, il s'y dirigea et frappa à la porte avec sa lance. Aussitôt la porte fut ouverte par un homme brun, à l'air accompli, ayant la stature d'un guerrier et paraissant l'âge d'un adolescent. En entrant dans la salle, Peredur vit une grande femme, majestueuse, assise, et autour d'elle un grand nombre de suivantes. La dame lui fit bon accueil. Lorsqu'il fut temps, ils se mirent à table. Le repas fini, elle lui dit : « Tu ferais bien, seigneur, d'aller coucher ailleurs. » — « Pourquoi ne coucherais-je pas ici ? » dit-il. — « Il y a ici, mon âme, neuf des sorcières de Kaerloyw (Gloucester), avec leur père et leur mère, et si nous essayons de leur échapper vers le jour, elles nous tueront aussitôt. Elles se sont déjà emparées du pays et l'ont dévasté, à l'exception de cette seule maison. » — « Eh bien ! » dit Peredur, « nous resterons ici cette nuit. S'il survient un danger, je vous secourrai, si je peux; tort, en tout cas, je ne vous en ferai pas. » Ils allèrent se coucher. Vers le jour, Peredur entendit des cris effrayants. Il se leva en hâte, n'ayant que sa chemise, ses chausses et son épée au cou, et il sortit. Il vit une des sorcières atteindre un veilleur qui se mit à jeter les hauts cris. Peredur chargea la sorcière et lui donna un tel coup d'épée sur la tête qu'il fendit le heaume et la cervelière comme un simple plat. « Ta grâce! Peredur, » dit-elle, « et celle de Dieu soit sur toi. » — « D'où sais-tu, sorcière, que je suis Peredur ? » — « C'est la destinée : nous savons que nous aurons à souffrir de toi. Je te donnerai un cheval et une armure. Tu resteras avec moi pour apprendre la chevalerie et le maniement des armes. » — « Voici, » dit Peredur, « à quelle condition tu auras grâce : tu vas donner ta foi que tu ne feras jamais de mal sur les terres de la comtesse. » Peredur prit caution à ce sujet, et, avec la permission de la comtesse, il alla, en compagnie de la sorcière, à la cour des sorcières. Il y resta trois semaines de suite. Puis il choisit un cheval et des armes, et alla devant lui.

Vers le soir, il arriva dans une vallée, et, au bout de la vallée, devant la cellule d'un serviteur de Dieu. L'ermite l'accueillit bien, et il y passa la nuit. Le lendemain matin, il se leva et sortit. Il était tombé de la neige pendant la nuit, et un faucon avait tué un canard devant la cellule. Le bruit du cheval fit fuir le faucon, et un corbeau s'abattit sur la chair de l'oiseau. Peredur s'arrêta, et, en voyant la noirceur du corbeau, la blancheur de la neige, la rougeur du sang, il songea à la chevelure de la femme qu'il aimait le plus, aussi noire que le jais, à sa peau aussi blanche que la neige, aux pommettes de ses joues, aussi rouges que le sang sur la neige.[14]

Or, à ce moment, Arthur et sa cour étaient en quête de Peredur. « Savez-vous, » dit Arthur, « quel est le chevalier à la longue lance[15] arrêté là-bas dans le vallon ? » — « Seigneur, » dit quelqu'un, « je vais savoir qui c'est. » Le page se rendit auprès de Peredur et lui demanda ce qu'il faisait ainsi et qui il était. Peredur était si absorbé dans la pensée de la femme qu'il aimait le plus, qu'il ne lui donna pas de réponse. Le page le chargea avec sa lance ; Peredur se retourna contre lui et le jeta par-dessus la croupe de son cheval à terre. Vingt-quatre pages vinrent successivement le trouver. Il ne répondit pas plus à l'un qu'à l'autre et joua avec chacun d'eux le même jeu : d'un seul coup il les jetait à terre. Kei vint en personne et lui adressa des paroles rudes et désagréables. Peredur lui mit sa lance sous le menton et le culbuta à une portée de trait de lui, si bien qu'il se brisa le bras et l'omoplate ; puis il fît passer son cheval vingt et une fois par-dessus son corps. Pendant que Kei restait évanoui de douleur, son cheval s'en retourna d'un galop furieux. Les gens de la cour le voyant revenir sans son cavalier, se rendirent en hâte sur le lieu de la rencontre. En arrivant, ils crurent que Kei était tué ; mais ils reconnurent qu'avec les soins d'un bon médecin, il vivrait. Peredur ne sortit pas plus de sa méditation • en voyant tirer le heaume de Kei. On transporta Kei dans le pavillon d'Arthur, qui lui fit venir des médecins habiles. Arthur fut peiné de l'accident arrivé à Kei, car il l'aimait beaucoup.

Gwalchmei fit remarquer alors que personne ne devait troubler d'une façon impolie un chevalier ordonné, dans ses méditations, car il se pouvait qu'il eût fait quelque perte ou qu'il songeât à la femme qu'il aimait le plus. « C'est probablement, » ajouta-t-il, « cette inconvenance qu'a commise celui qui s'est rencontré le dernier avec le chevalier. Si tu le trouves bon, seigneur, j'irai voir s'il est sorti de sa méditation : auquel cas, je lui demanderai poliment de venir te voir. » Kei s'en irrita et se répandit en paroles amères et envieuses : « Gwalchmei, je ne doute pas que tu ne l'amènes en tenant ses rênes. Bien minces seront ta gloire et ton honneur pour vaincre un chevalier fatigué et épuisé par le combat. C'est ainsi, d'ailleurs, que tu as triomphé de beaucoup. Tant que dureront ta langué et tes belles paroles, une mince robe de fine toile sera pour toi une armure suffisante ; tu n'auras besoin de rompre ni lance ni épée pour te battre avec le chevalier que tu vas trouver dans un pareil état. » — « Kei, » répondit Gwalchmei, « tu pourrais, si tu le voulais, tenir un langage plus aimable. Ce n'est pas sur moi que tu devrais venger ta fureur et ton ressentiment. Il me semble, en effet, que j'amènerai le chevalier sans qu'il m'en coûte bras ni épaule. » — « Tu as parlé en sage jet en homme sensé, » dit Arthur à Gwalchmei. « Va, prends des armes convenables et choisis ton cheval. »

Gwalchmei s'arma et se dirigea, comme en se jouant, au pas de son cheval, du côté de Peredur. Celui-ci était appuyé sur la hampe de sa lance, toujours plongé dans la même méditation. Gwalchmei s'approcha de lui sans aucun air d'animosité et lui dit : « Si je savais que cela dût t'être aussi agréable qu'à moi, je m'entretiendrais volontiers avec toi. Je viens vers toi, en effet, de la part d'Arthur, pour te prier de venir le voir. Deux de ses officiers sont déjà venus vers toi à ce sujet. » — « C'est vrai, » dit Peredur, « mais ils se sont présentés d'une façon désagréable. Ils se sont battus avec moi, à mon grand regret, car il me déplaisait d'être distrait de ma méditation : je méditais sur la femme que j'aime le plus. Voici comment son souvenir m'est venu. En considérant la neige, le corbeau et les taches de sang du canard tué par le faucon sur la neige, je me mis à penser que sa peau ressemblait à la neige, la noirceur de ses cheveux et de ses sourcils au plumage du corbeau, et les deux pommettes de ses joues aux deux gouttes de sang. » — « Cette méditation n'est pas sans noblesse, » dit Gwalchmei, « et il n'est pas étonnant qu'il t'ait déplu d'en être distrait. » — « Me diras-tu si Kei est à la cour d'Arthur ? » — « Il y est ; c'est le dernier chevalier qui s'est battu avec toi, et ce n'est pas pour son bonheur que cette aventure lui est arrivée : son bras et son omoplate ont été brisés du saut qu'il a reçu de ton coup de lance. » — « Eh bien ! j'aime autant commencer à venger ainsi l'injure du nain et de la naine. » Gwalchmei fut tout étonné de l'entendre parler ainsi du nain et de la naine. Il s'approcha de lui, lui jeta les bras autour du cou et lui demanda son nom. « On m'appelle Peredur, fils d'Evrawc, » répondit-il ; « et toi, qui es-tu? » — « Gwalchmei est mon nom. » — « Je suis heureux de te voir. J'ai entendu te vanter, dans tous les pays où j'ai été, pour ta bravoure et ta loyauté. Je te prie de m'accorder ta compagnie. » — « Tu l'auras, par ma foi ; mais donne-moi aussi la tienne. » — « Volontiers. » Ils s'en allèrent ensemble, joyeux et unis, vers Arthur.

En apprenant qu'ils venaient, Kei s'écria : « Je savais bien qu'il ne serait pas nécessaire à Gwalchmei de se battre avec le chevalier. Il n'est pas étonnant qu'il se fasse grande réputation. Il fait plus par ses belles paroles que nous par la force de nos armes. » Peredur et Gwalchmei allèrent au pavillon de celui-ci pour se désarmer. Peredur prit les mêmes habits que Gwalchmei, puis ils se rendirent, la main dans la main, auprès d'Arthur et le saluèrent. « Voici, » dit Gwalchmei, « l'homme que tu étais en train de chercher depuis déjà longtemps. » — « Sois le bienvenu, seigneur, » dit Arthur ; « tu resteras auprès de moi ; si j'avais su que ta valeur dût se montrer comme elle l'a fait, je ne t'aurais pas laissé me quitter. C'est ce que t'avaient prédit le nain et la naine que Kei maltraita et que tu as vengés. A ce moment survinrent la reine et ses suivantes. Peredur les salua ; elles lui firent un accueil aimable et lui souhaitèrent la bienvenue. Arthur témoigna grand respect et honneur à Peredur, et ils s'en retournèrent à Kaerllion.

La première nuit de son séjour à la cour d'Arthur, à Kaerllion, Peredur alla faire un tour dans le château après le repas. Il rencontra Ygharat Llaw Evrawc (à la main d'or).[16] « Par ma foi, ma sœur, » dit Peredur, « tu es une pucelle avenante et digne d'amour. Je pourrais m'engager à t'aimer plus que toute autre femme, si tu voulais. » — « Je donne ma foi, » répondit-elle, « que je ne t'aime pas et que jamais je ne consentirai à t'aimer. — « Moi, je donne ma foi que je ne dirai pas un mot à un chrétien avant que tu n'en viennes à m'aimer plus que tout autre homme. »

Le lendemain, Peredur partit et suivit la grand-route, le long de la croupe d'une montagne. Arrivé au bout, il aperçut une vallée ronde dont le pourtour était boisé et rocailleux, tandis que le fond était uni et en prairies ; il y avait des champs labourés entre les prairies et les bois. Au milieu du bois se trouvaient des maisons noires, d'un travail grossier. Il descendit, conduisit son cheval du côté du bois, et, un peu avant, dans le bois, il aperçut le flanc d'un rocher aigu que contournait un sentier. Un lion enchaîné dormait sur le bord du rocher. Sous le lion était un gouffre profond, immense, rempli d'os d'animaux et d'hommes. Peredur dégaina et, d'un premier coup, jeta le lion suspendu à la chaîne au-dessus du gouffre ; d'un second, il brisa la chaîne, et le lion tomba dans le gouffre. Peredur fit passer son cheval par-delà le rebord du rocher et arriva dans la vallée. Au milieu était un beau château fort. Peredur s'y dirigea. Dans la prairie qui était devant le château, il aperçut un grand homme aux cheveux gris, assis, le plus grand qu'il eût jamais vu, et deux jeunes gens en train de lancer leurs couteaux dont les manches étaient d'os de cétacés, l'un brun, l'autre blond.

Peredur se rendit auprès de l'homme aux cheveux gris et le salua. « Honte sur la barbe de mon portier! » s'écria celui-ci. Peredur comprit que le portier était le lion. L'homme aux cheveux gris et les deux jeunes gens se rendirent avec lui au château. C'était un beau lieu et de noble aspect. Ils entrèrent dans la salle : les tables étaient dressées, portant en abondance nourriture et boisson. A ce moment arrivèrent de la chambre une femme d'un certain âge et une jeune femme : c'étaient les plus grandes femmes qu'il eût jamais vues. Ils se lavèrent et allèrent manger. L'homme aux cheveux gris se mit au bout de la table, à l'endroit le plus élevé, la femme d'un certain âge à côté de lui, et Peredur et la pucelle l'un à côté de l'autre ; les deux valets les servirent. La pucelle se mit à regarder Peredur et devint toute triste. Peredur lui demanda la cause de sa tristesse. « Mon âme, » répondit-elle, « à partir du moment où je t'ai vu, c'est toi que j'ai aimé le plus au monde. Il m'est dur de voir un jeune homme aussi noble que toi sous le coup de la mort qui t'attend demain. Tu as vu les nombreuses maisons noires du bois? Tous ceux qui y habitent sont des hommes à mon père, l'homme aux cheveux gris, là-bas, et ce sont tous des géants. Demain ils se rassembleront contre toi et te tueront. La Vallée Ronde (Dyffrynn Crwn) est le nom qu'on donne à cette vallée. » — « Eh bien ! belle pucelle, auras-tu soin de mettre mon cheval et mes armes dans mon logis cette nuit? » — « Par moi et Dieu, je le ferai volontiers, si je le puis. » Lorsqu'il leur parut plus opportun de dormir que de boire, ils allèrent se coucher. La jeune fille fit de sorte que le cheval et les armes de Peredur furent dans le même logis que lui.

Le lendemain, Peredur entendit le tumulte des hommes et des chevaux autour du château. Il se leva, s'arma, lui et son cheval, et se rendit au pré. La vieille femme et la pucelle allèrent trouver l'homme aux cheveux gris : « Seigneur, » dirent-elles, « prends la foi du jeune homme qu'il ne dira rien de ce qu'il a vu ici. Nous serons cautions pour lui. » — « Non, par ma foi, » répondit-il. Peredur se battit avec la troupe, et, vers le soir, il en avait tué le tiers, sans qu'aucun lui eût fait le moindre mal. La femme d'un certain âge dit alors : « Eh bien ! il a tué beaucoup de tes hommes; donne-lui grâce. » — « Non, par ma foi, » répondit-il. La femme et la belle pucelle regardaient, des créneaux du fort. Tout d'un coup, Peredur se rencontra avec le valet blond et le tua. « Seigneur, » s'écria la pucelle, « donne grâce au jeune homme. » — « Non, par moi et Dieu, » répondit l'homme aux cheveux gris. Peredur, aussitôt, se rencontra avec le valet brun et le tua. « Tu aurais mieux fait de donner grâce à ce jeune homme avant qu'il n'eût tué tes deux fils. C'est à peine, maintenant, si tu pourras toi-même échapper. » — « Va, toi, jeune fille, et prie-le de nous accorder pardon, puisque nous ne le lui avons pas accords à lui. » La pucelle se rendit auprès de Peredur et lui demanda la grâce de son père et de ceux de ses hommes qui étaient encore en vie. — « Je te l'accorde, » dit Peredur, « à condition que ton père et tous ceux qui sont sous lui aillent prêter hommage à l'empereur Arthur et lui dire que c'est Peredur qui lui vaut ce service. » — « Nous le ferons volontiers, par moi et Dieu. » — « De plus, vous vous ferez baptiser, et j'enverrai vers Arthur pour lui demander de te faire don de cette vallée, à toi et à tes héritiers, pour toujours après toi. »

Ils entrèrent ; la femme et l'homme aux cheveux gris adressèrent leurs saluts à Peredur. L'homme lui dit : « Depuis que je possède cette vallée, tu es le premier chrétien que j'aie vu s'en retourner en vie. Nous irons faire hommage à Arthur et prendre foi et baptême. » — « Je rends grâce à Dieu, » dit Peredur, « de n'avoir pas violé mon serment à la femme que j'aime le plus : que je ne dirais mot à aucun chrétien. » Ils restèrent cette nuit au château. Le lendemain, l'homme aux cheveux gris et sa troupe allèrent à la cour d'Arthur et lui firent hommage. Arthur les fit baptiser. L'homme aux cheveux gris dit à Arthur que c'était Peredur qui l'avait vaincu. Arthur lui fit don, à lui et aux siens, de la vallée, pour la tenir comme vassaux, ainsi que l'avait demandé Peredur. Puis, avec la permission d'Arthur, l'homme aux cheveux gris s'en retourna à la Vallée Ronde.

Peredur, le lendemain, s'était mis en marche. Après avoir parcouru une bonne étendue de déserts sans rencontrer d'habitation, il finit par arriver à une petite maison fort pauvre. Là il entendit parler d'un serpent couché sur un anneau, et qui ne souffrait aucune habitation à sept milles à la ronde. Il se rendit à l'endroit indiqué, et se battit avec lui furieusement, vaillamment, avec glorieux succès ; il finit par le tuer, et s'empara de l'anneau.

Il resta longtemps à errer ainsi, cette fois, sans adresser la parole à aucune espèce de chrétien. Aussi perdait-il ses couleurs et sa beauté, par suite des regrets excessifs que lui inspiraient la cour d'Arthur, la femme qu'il aimait le plus, et ses compagnons. Il finit par se diriger vers la cour d'Arthur. En chemin, il rencontra les gens d'Arthur, et Kei à leur tête, allant remplir un message. Peredur les reconnut tous, mais aucun ne le reconnut. « D'où viens-tu, seigneur? » dit Kei. Il le demanda une seconde, une troisième fois, et Peredur ne répondit pas. Kei le frappa de sa lance, et lui traversa la cuisse. Pour ne pas être forcé de parler et de violer sa foi, Peredur passa outre, sans se venger de lui. « Par moi et Dieu, Kei, » dit Gwalchmei, « tu as été bien mal inspiré en blessant un pareil jeune homme, quoiqu'il ne pût parler. » Il s'en retourna à la cour d'Arthur. « Princesse, » dit-il à Gwenhwyvar, « vois avec quelle méchanceté Kei a blessé ce jeune homme, quoiqu'il ne pût parler? Fais-le soigner par les médecins, et, à mon retour, je saurai reconnaître ce service. »

Avant que les hommes ne fussent de retour de leur expédition, un chevalier vint au pré, à côté de la cour d'Arthur, demander quelqu'un pour se battre avec lui. Il l'obtint; le chevalier renversa son adversaire, et, tous les jours, il renversait un chevalier. Un jour, Arthur et ses gens allaient à l'église. Ils aperçurent le chevalier avec son étendard de combat dressé. « Par la vaillance de mes hommes, » dit Arthur, « je ne m'en irai pas d'ici avant d'avoir eu mon cheval et mes armes pour aller me battre avec ce rustre, là-bas. » Les pages allèrent lui chercher son cheval et ses armes. Ils passèrent, en revenant, à côté de Peredur, qui prit le cheval et les armes, et alla au pré. Tous, alors, en le voyant marcher au combat contre le chevalier, montèrent sur le haut des maisons, sur les collines et les lieux élevés, pour considérer la lutte. Peredur fit signe au chevalier, avec la main, de vouloir bien commencer l'attaque. Le chevalier le chargea, mais sans le faire bouger de place. Peredur, à son tour, lança son cheval à toute bride, l'aborda avec vaillance et fureur, terriblement, durement, avec ardeur et fierté, lui donna sous le menton un coup aigu et empoisonné, dur et cuisant, digne d'un guerrier vigoureux, le souleva hors de sa selle, et le lança à une bonne distance de lui. Puis il s'en retourna, et laissa, comme auparavant, le cheval et les armes aux écuyers. Puis, à pied, il se rendit à la cour. On l'appela dès lors le Valet Muet. A ce moment, Agharat Law Evrawc le rencontra. « Par moi et Dieu, seigneur, » dit-elle, « c'est grand’ pitié que tu ne puisses parler ; si tu le pouvais, je t'aimerais plus que tout homme ; et, par ma foi, quoique tu ne le puisses pas, je t'aimerai le plus au monde tout de même. » — « Dieu te le rende, ma sœur, » dit Peredur, « sur ma foi, moi aussi je t'aime. » On reconnut alors Peredur. Il vécut en compagnie de Gwalchmei, d'Owein, fils d'Uryen, des chevaliers de la cour, et demeura à la cour d'Arthur.

Arthur était à Kaerllion sur Wysc. Un jour, il alla chasser avec Peredur. Peredur lança son chien sur un cerf. Le chien tua le cerf dans un endroit désert. A quelque distance de lui, Peredur apercevant des indices d'habitation, se dirigea dans cette direction. Il vit une salle, et, à la porte, trois valets chauves et basanés jouant aux échecs. En entrant, il vit trois pu celles assises sur une couche, vêtues de même manière, comme des personnes de qualité. Il alla s'asseoir à côté d'elles, sur le divan. Une d'elles le regarda avec attention, et se mit à pleurer. Peredur lui demanda pourquoi elle pleurait : « A cause du chagrin que j'ai, » dit-elle, « à voir tuer un jeune homme aussi beau que toi. » — « Qui me tuerait donc? » dit Peredur. « S'il n'était dangereux pour toi de t'attarder ici, je te le dirais. » — « Quoiqu'il puisse m'arriver de fâcheux en restant, j'écouterai. » — « C'est mon père qui est le maître de cette cour, et il tue tous ceux qui y viennent sans sa permission. » — « Quelle espèce d'homme est donc votre père à vous, pour qu'il puisse tuer chacun ainsi ? » — « Un homme qui opprime et violente tous ses voisins, sans jamais faire réparation à qui que ce soit autour de lui. »

A ce moment il vit les jeunes gens se lever et débarrasser l'échiquier des cavaliers. Il entendit un grand bruit, et, aussitôt après, entra un grand homme noir et borgne. Les pucelles se levèrent et le débarrassèrent de ses vêtements. Il alla s'asseoir. Lorsqu'il eut repris ses sens et son calme, il jeta les yeux sur Peredur, et demanda quel était ce chevalier. « Seigneur, » dit la pucelle qui avait parlé à Peredur, « c'est le jeune homme le plus beau et le plus noble que tu aies jamais vu. Pour Dieu et au nom de ta dignité, sois modéré avec lui. » — « Pour l'amour de toi, je le serai, et je lui accorderai la vie pour cette nuit. » Peredur alla avec eux auprès du feu, mangea, but, et causa avec les dames. Lorsqu'il eut la tête échauffée par la boisson, il dit à l'homme noir : « Je suis étonné que tu te dises si fort. Qui t'a donc enlevé ton œil ? » — « Une de mes habitudes, "» répondit-il, « était de ne laisser la vie ni par faveur ni à aucun prix à quiconque me faisait pareille demande. » — « Seigneur, » dit la pucelle, « quoi qu'il puisse te dire de balivernes sous l'influence de l'ivresse, sois fidèle à ta parole de tout à l'heure, et à la promesse que tu m'as faite. » — « Volontiers, pour l'amour de toi, » dit l'homme noir. « Je lui laisserai la vie cette nuit. » Ils en demeurèrent là cette nuit.

Le lendemain, l'homme noir se leva, s'arma et donna cet ordre à Peredur : « Homme, lève-toi pour souffrir la mort. » — « De deux choses l'une, l'homme noir, » dit Peredur, « si tu veux te battre avec moi : ou tu dépouilleras tes armes ou tu m'en donneras d'autres pour le combat. » — « Ah ! » dit l'autre, « tu pourrais te battre, si tu avais des armes ? Prends celles que tu voudras. » La pucelle apporta à Peredur des armes qui lui convinrent. Il se battit avec l'homme noir jusqu'à ce que celui-ci dut lui demander grâce. « Je te l'accorde, » dit Peredur, « pendant le temps que tu mettras à me dire qui tu es et qui t'a enlevé ton œil. »

« Seigneur, voici : c'est en me battant avec le serpent noir du Carn.[17] Il y a un monticule qu'on appelle Cruc Galarus (le Mont Douloureux), et sur ce monticule il y a un carn, dans le carn un serpent, et dans la queue du serpent une pierre. La pierre a cette vertu que quiconque la tient dans une main peut avoir, dans l'autre, tout ce qu'il peut désirer d'or. C'est en me battant avec le serpent que j'ai perdu mon œil. Mon nom à moi est le Noir Arrogant (Du Trahaawc), et voici pourquoi on m'a appelé ainsi : Je n'ai laissé personne autour de moi sans l'opprimer, et je n'ai jamais fait droit à personne. » — « A quelle distance d'ici est le mont que tu dis ? » — « Je vais te compter les journées de voyage qu'il y a jusque-là et t'expliquer à quelle distance c'est. Le jour où tu partiras d'ici, tu arriveras à la cour des enfants du Roi des Souffrances. » — « Pourquoi les appelle-t-on ainsi? » — « L’addanc[18] du lac les tue une fois chaque jour. De là tu te rendras à la cour de la comtesse des Prouesses. » — « Quelles sont donc ses prouesses? » — « Sa maison se compose de trois cents hommes. On raconte, à tout étranger qui arrive à la cour, les prouesses de la famille. Les trois cents hommes sont assis le plus près de la comtesse, non par manque d'égards pour les hôtes, mais pour exposer les prouesses de la maison. Le jour où tu partiras de là, tu iras au Mont Douloureux. Là, au tour du mont, sont établis les propriétaires de trois cents pavillons faisant la garde autour du serpent. » — « Puisque tu as été si longtemps un fléau, » dit Peredur, « je vais pourvoir à ce que tu ne le sois pas plus longtemps. » Et il le tua. La pucelle, qui la première avait causé avec lui, lui dit alors : « Si tu étais pauvre en venant ici, désormais, avec le trésor de l'homme noir que tu as tué, tu seras riche. Tu vois aussi quelles belles et avenantes pucelles il y a dans cette cour-ci. Tu pourrais faire la cour à celle que tu voudrais. » — « Je ne suis pas venu ici de mon pays, princesse, pour prendre femme. Mais je vois ici des jeunes gens aimables : que chacun de vous s'apparie avec l'autre, comme il voudra. Je ne veux rien de votre bien; je n'en ai pas besoin. »

II alla à la cour des fils du Roi des Souffrances. En y entrant, il n'aperçut que des femmes. Elles se levèrent à son arrivée et lui firent bon accueil. Il commençait à causer avec elles, lorsqu'il vit venir un cheval portant en selle un cadavre. Une des femmes se leva, enleva le cadavre de la selle, le baigna dans une cuve remplie d'eau chaude qui était plus bas que la porte, et lui appliqua un onguent précieux. L'homme ressuscita, vint le saluer et lui montra joyeux visage. Deux cadavres arrivèrent encore portés en selle. La femme les ranima tous les deux de la même façon que le premier. Peredur leur demanda des explications. Ils lui dirent qu'il y avait un addanc, dans une grotte, qui les tuait une fois chaque jour. Ils en demeurèrent là cette nuit.

Le lendemain, les jeunes gens se mirent en devoir de sortir, et Peredur leur demanda, pour l'amour de leurs maîtresses, de le laisser aller avec eux. Ils refusèrent, en disant que, s'il était tué, il n'y avait personne qui pût le rappeler à la vie ; et ils partirent. Peredur les suivit. Il les avait perdus de vue, lorsqu'il rencontra, assise sur le haut d'un mont, la femme la plus belle qu'il eût jamais vue. « Je connais l'objet de ton voyage, » dit-elle ; « tu vas te battre avec l’addanc. Il te tuera, non par vaillance, mais par ruse. Il y a, sur le seuil de sa grotte, un pilier de pierre. Il voit tous ceux qui viennent sans être vu de personne, et, à l'abri du pilier, il les tue tous avec un dard empoisonné. Si tu me donnais ta foi de m'aimer plus qu'aucune autre femme au monde, je te ferais don d'une pierre qui te permettrait de le voir en entrant sans être vu de lui. » — « Je le jure, » dit-il; « aussitôt que je t'ai vue, je t'ai aimée. Et où irai-je te chercher? » — « Tu me chercheras du côté de l'Inde. » Et elle disparut après avoir mis la pierre dans la main de Peredur.

Il se dirigea vers la vallée arrosée par une rivière. Les contours en étaient boisés; mais, des deux côtés de la rivière, s'étendaient des prairies unies. Sur l'une des rives, il y avait un troupeau de moutons blancs, et, sur l'autre, un troupeau de moutons noirs. A chaque fois que bêlait un mouton blanc, un mouton noir traversait l'eau et devenait blanc. A chaque fois que bêlait un mouton noir, un mouton blanc traversait l'eau et devenait noir. Sur le bord de la rivière se dressait un grand arbre : une des moitiés de l'arbre brûlait depuis la racine jusqu'au sommet ; l'autre moitié portait un feuillage vert. Plus haut, Peredur aperçut, assis sur le sommet du mont, un jeune homme tenant en laisse deux chiens de chasse, au poitrail blanc, tachetés, couchés à côté de lui ; jamais il n'avait vu à personne un air aussi royal. Dans le bois, en face, il entendit des chiens levant un troupeau de cerfs. Peredur salua le jeune homme, qui lui rendit son salut. Comme trois routes partaient du mont, deux d'entre elles larges et la troisième plus étroite, Peredur lui demanda où elles conduisaient. « L'une, » dit-il, « mène à ma cour. Je te conseille ou de t'y rendre auprès de ma femme, ou d'attendre avec moi ici. Tu verras les chiens courants pousser les cerfs fatigués du bois dans la plaine ; puis les lévriers les meilleurs et les plus braves que tu aies jamais vu, et tu assisteras à la mort des cerfs près de l'eau, à côté de nous. Lorsqu'il sera temps de manger, mon valet viendra à ma rencontre avec mon cheval, et tu trouveras là-bas bon accueil cette nuit. » — « Que Dieu te le rende, mais je ne resterai pas ; je continuerai ma route. » — « L'autre chemin mène à une ville ici près, où tu trouveras, pour de l'argent, nourriture et boisson. Le troisième, le plus étroit, va du côté de la grotte de l'addanc. » — « Avec ta permission, jeune homme, c'est de ce côté que je vais aller. »

Et Peredur se dirigea vers la grotte. Il prit la pierre dans sa main gauche, sa lance dans sa main droite. En entrant, il aperçut l'addanc; il le traversa d'un coup de lance et lui coupa la tête. En sortant, il trouva à l'entrée les trois compagnons ; ils saluèrent Peredur et lui dirent qu'il était prédit que c'était lui qui détruirait ce fléau. Il leur donna la tête du serpent. Ils lui proposèrent celle qu'il voudrait de leurs trois sœurs pour femme, et la moitié de leur royaume avec elle. « Je ne suis pas venu ici pour prendre femme, » dit Peredur. « Si j'en avais l'intention, il se peut que j'eusse choisi votre sœur par-dessus toutes. » Peredur continua sa route.

Entendant du bruit derrière lui, il se retourna et aperçut un homme monté sur un cheval rouge et couvert d'une armure rouge. En arrivant en face de Peredur, le cavalier le salua au nom de Dieu et des hommes. Peredur salua le valet amicalement. « Seigneur, » dit celui-ci, « je suis venu pour te faire une demande. » — « Laquelle ? » dit Peredur.

— « C'est que tu me prennes pour ton homme. »

— « Qui prendrais-je comme homme, si je te prenais? » — « Je ne cacherai pas mon origine : on m'appelle Etlym Gleddyvcoch (à l'épée rouge), comte des marches de l'Est. » — « Je suis étonné que tu te proposes comme homme à quelqu'un dont les domaines ne sont pas plus grands que les tiens : je n'ai aussi qu'un comté. Puisque tu tiens à me suivre comme mon homme, je t'accepte volontiers. » Ils se dirigèrent vers la cour de la comtesse des Prouesses.

On leur fit accueil courtois. On leur dit que si on les plaçait à table plus bas que la famille, ce n'était pas pour leur manquer de respect, mais que la coutume de la cour le voulait ainsi : quiconque terrasserait les trois cents hommes de la comtesse aurait le droit de s'asseoir à table le plus près d'elle et serait celui qu'elle aimerait le plus. Peredur renversa les trois cents hommes de la famille et s'assit à côté de la comtesse, qui lui dit : « Je remercie Dieu de m'avoir fait avoir un jeune homme aussi beau et aussi vaillant que toi, puisque je n'ai pas eu l'homme que j'aimais le plus. » — « Qui était-il? » — « Sur ma foi, Etlym Gleddyvcoch était celui que j'aimais le plus, et jamais je ne l'ai vu. » — « En vérité, » dit-il; « Etlym est mon compagnon, et le voici. C'est pour l'amour de lui que je suis venu jouter avec tes gens; il aurait pu le faire mieux que moi, s'il l'avait voulu. Je te donne à lui. » — « Dieu te le rende, beau valet ; j'accepte l'homme que j'aime le plus. » Cette nuit-là, Etlym et la comtesse couchèrent ensemble.

Le lendemain, Peredur se mit en route pour le Mont Douloureux. « Par ta main, seigneur, » dit Etlym, « je m'en vais avec toi. » Ils marchèrent jusqu'à ce qu'ils aperçurent le mont et les pavillons. « Va vers ces gens là-bas, » dit Peredur à Etlym, « et commande-leur de venir me faire hommage. » Etlym alla vers eux et leur dit : « Venez faire hommage à mon seigneur. » — « Et quel est ton seigneur? » dirent-ils. — « Peredur Baladyr hir (à la longue lance). » — « S'il était permis de mettre à mort un messager, tu ne serais pas retourné vivant auprès de ton maître, pour avoir fait à des rois, des comtes et des barons une demande aussi arrogante que de venir faire hommage à ton seigneur. » Peredur lui ordonna de retourner auprès d'eux et de leur donner le choix ou de lui faire hommage ou de se battre avec lui. Ils préférèrent se battre.

Ce jour-là même Peredur renversa les propriétaires de cent pavillons. Le lendemain, il jeta à terre les propriétaires de cent autres. Le troisième jour, le cent qui restait se décida à lui faire hommage. Peredur leur demanda ce qu'ils faisaient là. Ils lui répondirent qu'ils montaient la garde autour du serpent jusqu'à ce qu'il fût mort ; ensuite ils se seraient battus entre eux pour la pierre, et le vainqueur l'aurait eue. « Attendez-moi ici, » dit Peredur; « je vais aller lutter contre le serpent. » — « Non pas, seigneur, » dirent-ils ; « allons ensemble. » — « Je ne le veux point, » dit Peredur. « Si on tuait le serpent, je n'en aurais pas plus de gloire que le premier venu d'entre vous. » Il alla où était le serpent et le tua. Puis il revint auprès d'eux et leur dit : « Comptez votre dépense depuis que vous êtes venus ici, et je vous rembourserai sur parole. » Il remboursa chacun d'après le compte qu'il indiqua et ne leur demanda pas autre chose que d'être ses hommes. Puis il dit à Etlym : « Retourne auprès de la femme que tu aimes le plus, et moi j'irai devant moi. Je veux te récompenser de l'hommage que tu m'as prêté. » Et il lui donna la pierre. « Dieu te le rende, » dit Etlym, « et aplanisse la voie devant toi. »

Peredur s'éloigna et arriva à une vallée arrosée par une rivière, la plus belle qu'il eût jamais vue. Il y vit une quantité de pavillons de différentes couleurs ; mais ce qui l'étonna le plus, ce fut le nombre des moulins à eau et des moulins à vent. Il se heurta à un homme brun ayant l'air d'un saer (ouvrier en pierres ou bois, charpentier),[19] et lui demanda qui il était : « Je suis, » répondit-il, « le chef meunier de tous ces moulins-là. » — « Me donnerais-tu un logement chez toi ? » — « Volontiers. » Peredur alla chez le meunier ; il trouva un beau logis qui lui convint. Il demanda de l'argent en prêt au meunier pour acheter de la nourriture et de la boisson pour lui et les gens de la maison, en s'engageant à le dédommager avant de partir. Puis il s'informa de la cause de tout ce rassemblement. « De deux choses l'une, » dit le meunier ; « ou tu viens de loin ou tu n'es pas dans ton bon sens. Là se trouve l'impératrice de la grande Cristinobyl. Elle ne veut pour époux que l'homme le plus vaillant ; pour les biens, elle n'en a pas besoin. C'est parce qu'il serait impossible d'apporter ici des vivres pour tant de milliers d'hommes, qu'on a établi cette multitude de moulins. » Cette nuit-là, ils prirent du repos.

Le lendemain, Peredur se leva et s'arma, lui et son cheval, pour aller au tournoi. Au milieu des pavillons, il en distingua un, le plus beau qu'il eût jamais vu ; par la fenêtre, avançait la tête une belle pucelle, la plus belle qu'il eût jamais vue. Elle était vêtue de paile d'or. Peredur la regarda fixement et son amour le pénétra profondément. Il resta à la considérer depuis le matin jusqu'à midi et de midi jusqu'à nones, auquel moment le tournois prit fin. Alors il retourna à son logis, dépouilla ses armes, et demanda de l'argent au meunier en prêt ; la meunière s'irrita contre lui ; mais, néanmoins, le meunier lui en prêta. Le lendemain, il se conduisit comme la veille, puis il revint à la nuit à son logis et emprunta de l'argent au meunier.

Le troisième jour, pendant qu'il était à la même place à considérer la jeune fille, il reçut un grand coup du manche d'une cognée entre le cou et les épaules. Il se retourna et vit le meunier qui lui dit : « Choisis, ou de déguerpir, ou d'aller au tournois. » Peredur sourit en l'entendant et se rendit au tournoi. Tous ceux qui se rencontrèrent avec lui ce jour-là, il les jeta à terre ; les hommes, il les envoyait en présent à l'impératrice, les chevaux et les armes, à la femme du meunier, comme intérêt de son argent. Peredur suivit le tournoi jusqu'à ce qu'il eût renversé tout le monde. Les hommes, il les envoya comme prisonniers à l'impératrice ; les chevaux et les armes, à la femme du meunier, comme intérêt de son argent. L'impératrice dépêcha vers le chevalier du moulin pour lui demander de la venir voir. Peredur fit défaut au premier message. Un second lui fut adressé. La troisième fois, elle envoya cent chevaliers lui demander une entrevue avec ordre de l'amener de force, s'il ne venait pas de bon gré. Ils allèrent et lui exposèrent le message de l'impératrice. Il joua bon jeu avec eux, les fit enchaîner avec des cordes de nerfs de chevreuils et jeter dans le clos du moulin. L'impératrice demanda conseil à un sage entre tous ses conseillers. Il lui dit qu'avec sa permission il irait trouver Peredur. Il se rendit auprès de lui, le salua et le pria, pour l'amour de son amante, de venir voir l'impératrice. Peredur alla avec le meunier. Au premier endroit du pavillon qu'il arriva, il s'assit. Elle vint s'asseoir à côté de lui ; et, après une courte conversation, Peredur prit congé d'elle et rentra à son logis. Le lendemain, il retourna la voir. Lorsqu'il entra dans le pavillon, il le trouva dans tous les coins préparé avec le même soin ; ils ne savaient pas, en effet, où il serait allé s'asseoir. Peredur s'assit à côté de l'impératrice et ils causèrent amicalement.

Sur ces entrefaites entra un homme noir ayant à la main un gobelet rempli de vin. Il tomba à genoux devant l'impératrice et la pria de ne le donner qu'à celui qui viendrait le lui disputer les armes à la main. Elle regarda Peredur. « Princesse, » dit-il, « donne-moi le gobelet. » Il but le vin et donna la coupe à la femme du meunier. A ce moment, entra un autre homme noir, plus grand que le premier, et ayant à la main un ongle de pryv,[20] taillé en forme de coupe et rempli de vin. Il le donna à l'impératrice en la priant de n'en faire don qu'à celui qui viendrait se battre avec lui. « Princesse, » dit Peredur, « donne-le-moi. » Peredur but le vin et donna le gobelet à la femme du meunier. A ce moment, entra un homme aux cheveux rouges frisés, plus grand qu'aucun des deux autres, ayant à la main un gobelet de cristal rempli de vin. Il s'agenouilla et le mit dans la main de l'impératrice en la priant de ne le donner qu'à celui qui viendrait le lui disputer les armes à la main. Elle le donna à Peredur qui l'envoya à la femme du meunier. Peredur passa cette nuit à son logis. Le lendemain, il s'arma, lui et son cheval, alla au pré et tua les trois hommes. Puis, il se rendit au pavillon. « Beau Peredur, » lui dit l'impératrice, « rappelle-toi la foi que tu m'as donnée, lorsque je te fis présent de la pierre et que tu tuas l'Addanc. » — « Princesse, tu dis vrai, je ne l'ai pas oublié. » Peredur gouverna avec l'impératrice pendant quatorze ans, à ce que dit l'histoire.

Arthur se trouvait à Kaerllion sur Wysc, sa principale cour. Quatre hommes, au milieu de la salle, étaient assis sur un manteau de paile : Owein, fils d'Uryen ; Gwalchmei, fils de Gwyar ; Howell, fils d'Emyr Llydaw, et Peredur Baladyr hir. Tout à coup entra une jeune fille aux cheveux noirs frisés, montée sur un mulet jaune, ayant en main des lanières grossières avec lesquelles elle le faisait marcher. Sa physionomie était rude et désagréable ; son visage et ses deux mains, plus noires que le fer le plus noir trempé dans la poix. Son teint n'était pas encore ce qu'il y avait de plus laid en elle : c'était la forme de son corps ; elle avait les joues très relevées, le bas du visage allongé, un petit nez avec des narines distendues, un œil gris vert, étincelant, et l'autre noir comme le jais, enfoncé profondément dans la tête, les dents longues, jaunes, plus jaunes que la fleur du genêt. Son ventre se relevait de la poitrine plus haut que le menton. Son échine avait la forme d'une crosse. Ses hanches étaient larges, décharnées, et toute la partie inférieure de son corps, mince, à l'exception des pieds et des genoux qu'elle avait gros.

Elle salua Arthur et toute sa famille, à l'exception de Peredur. A Peredur, elle parla en termes irrités, désagréables. « Peredur, » dit-elle, « je ne te salue pas, car tu ne le mérites point. La destinée était aveugle lorsqu'elle t'accorda talents et gloire. Tu es allé à la cour du roi boiteux, tu y as vu le jeune homme avec la lance rouge, au bout de laquelle il y avait une goutte de sang qui se changea en un torrent coulant jusque sur le poing du jeune homme ; tu as vu la encore d'autres prodiges : tu n'en as demandé ni le sens ni la cause ! Si tu l'avais fait, le roi aurait obtenu la santé pour lui et la paix pour ses Etats, tandis que désormais il n'y verra que combats et guerres, chevaliers tués, femmes laissées veuves, dames sans moyens de subsistance ; et tout cela à cause de toi.[21] » « Seigneur, » dit-elle en s'adressant à Arthur, « avec ta permission, mon logis est loin d'ici ; c'est le Château Noble (syberw) ; je ne sais si tu en as entendu parler. Il y a cinq cent soixante-six chevaliers ordonnés, et chacun d'eux a avec lui la femme qu'il aime le plus. Quiconque cherche la gloire par les armes, la lutte et les combats, la trouvera là, s'il en est digne ; mais pour celui qui aspire au sceptre de la gloire et de l'honneur, je sais où il peut le conquérir. Sur une montagne qu'on voit de tous côtés, il y a un château, et, dans ce château, une jeune fille qu'on tient étroitement assiégée. Celui qui la délivrerait acquerrait la plus grande renommée du monde. » En disant ces mots, elle sortit. « Par ma foi, » dit Gwalchmei, je ne dormirai pas tranquille avant d'avoir su si je peux délivrer la pucelle. » Beaucoup des hommes d'Arthur adoptèrent le sentiment de Gwalchmei. « Pour moi, » dit Peredur, « au contraire, je ne dormirai pas d'un sommeil tranquille tant que je n'aurai pas su l'histoire et le sens de la lance dont a parlé la jeune fille noire. »

Chacun était en train de s'équiper, lorsque se présenta à l'entrée un chevalier ayant la stature et la vigueur d'un guerrier, bien pourvu d'habits et d'armes. Il salua Arthur et toute sa maison, à l'exception de Gwalchmei. Sur l'épaule, il avait un écu émaillé d'or dont la traverse était d'émail bleu ; bleues aussi étaient toutes ses armes. Il dit à Gwalchmei : « Tu as tué mon seigneur par tromperie et trahison, et je le prouverai contre toi. » Gwalchmei se leva : « Voici, » dit-il, « mon gage contre toi, ici ou à l'endroit que tu voudras, que je ne suis ni trompeur ni traître. » — « Je veux que la lutte entre toi et moi ait lieu devant le roi mon suzerain. » — « Volontiers, » dit Gwalchmei, « marche, je te suis. » Le chevalier partit.

Gwalchmei fit ses préparatifs; on lui proposa beaucoup d'armes, mais il ne voulut que les siennes. Une fois armés, Gwalchmei et Peredur partirent à la suite du chevalier, tous les deux, à cause de leur compagnonnage et de leur grande affection l'un pour l'autre. Ils ne se mirent pas en quête ensemble, mais chacun de son côté.

Dans la jeunesse du jour, Gwalchmei arriva dans une vallée arrosée par une rivière, où il aperçut un château fort, avec une grande cour, et couronné de tours superbes et très élevées. Il vit en sortir un chevalier partant pour la chasse, monté sur un palefroi d'un noir luisant, aux narines larges, avide de voyager, au trot égal et fier, vif, rapide et sûr : c'était le propriétaire de la cour. Gwalchmei le salua. « Dieu te protège, seigneur, » dit le chevalier ; « d'où viens-tu ? » — « De la cour d'Arthur. » — « Es-tu des hommes d'Arthur ? » — « Oui, par ma foi. » — « Un bon conseil, » dit le chevalier; « je te vois fatigué, harassé. Va à ma cour, et restes-y cette nuit, si cela te convient. »

— « Volontiers, seigneur, et Dieu te le rende. »

— « Voici un anneau comme signe de passe pour le portier ; va ensuite droit à cette tour là-bas, ma sœur s'y trouve. » Gwalchmei se présenta à l'entrée, montra l'anneau au portier, et se dirigea vers la tour.

A l'intérieur brûlait un grand feu à flamme claire, élevée, sans fumée ; auprès du feu était assise une jeune fille, majestueuse, accomplie. La pucelle lui fit bon accueil, le salua et alla à sa rencontre. Ils s'assirent l'un auprès de l'autre. Ils mangèrent, et, le repas fini, ils tinrent amicalement conversation. Sur ces entrefaites, entra, se dirigeant vers eux, un homme, aux cheveux blancs, respectable. « Ah! misérable putain, s'écria-t-il, si tu savais comme il te convient de jouer et de t'asseoir en compagnie de cet homme, assurément tu ne le ferais pas ! » Il se retira aussitôt et s'éloigna. « Seigneur, » dit la pucelle, « si tu suivais mon avis, dans la crainte d'un danger pour toi de la part de cet homme, tu fermerais la porte. » Gwalchmei se leva. En arrivant à la porte, il vit l'homme, lui soixantième, complètement armé, ainsi que ses compagnons, montant à la tour. Saisissant la table au jeu d'échecs, il réussit à empêcher aucun d'eux de monter, jusqu'au retour du comte de la chasse. « Que se passe-t-il ? » dit le comte en arrivant. — « Une bien vilaine chose, » répondit l'homme aux cheveux blancs : « cette malheureuse, là-haut, est restée jusqu'à ce soir assise et mangeant en compagnie de l'homme qui a tué votre père : c'est Gwalchmei, fils de Gwyar. » — « Arrêtez maintenant, » dit le comte, « je vais entrer. »

Le comte fut courtois vis-à-vis de Gwalchmei. « Seigneur, » dit-il, « tu as eu tort de venir à notre cour, si tu savais avoir tué notre père ; quoique nous ne puissions, nous, le venger, Dieu le vengera sur toi. » — « Mon âme, » dit Gwalchmei, « voici, à ce sujet, la vérité : ce n'est ni pour avouer que j'ai tué votre père ni pour le nier que je suis venu ici. Je suis en mission pour le compte d'Arthur et le mien. Je te demande un délai d'un an, jusqu'au retour de ma mission, et alors, sur ma foi, je viendrai à cette cour pour avouer ou pour nier. » Le délai lui fut volontiers accordé. Il passa la nuit à la cour et partit le lendemain. L'histoire n'en dit pas davantage au sujet de Gwalchmei à propos de cette expédition.

Pour Peredur, il marcha devant lui. Il erra à travers l'île, cherchant des nouvelles de la jeune fille noire, et il n'en trouva pas. Il finit par arriver dans une terre qu'il ne connaissait pas, dans le val d'une rivière. En cheminant à travers cette vallée, il vit venir un cavalier ayant les insignes d'un prêtre. Il lui demanda sa bénédiction. «Malheureux, » répondit-il, « tu ne mérites pas ma bénédiction, et il ne te portera pas bonheur de vêtir une armure un jour [comme aujourd'hui. » — « Quel jour est-ce donc ? » — « C'est aujourd'hui le vendredi de la passion. » — « Ne me fais pas de reproches, je ne le savais pas. Il y a un an aujourd'hui que je suis parti de mon pays. »

Peredur mit pied à terre[22] et conduisit son cheval à la main. Il suivit quelque temps la grand-route, puis il prit un chemin de traverse qui le mena à travers un bois. En en sortant, il aperçut un château qui lui parut habité. Il s'y rendit et, à l'entrée, il rencontra le même prêtre et lui demanda sa bénédiction. « Dieu té bénisse, » répondit le prêtre, « il vaut mieux faire route ainsi. Tu resteras avec moi ce soir. » Peredur passa la nuit au château. Le lendemain, comme il songeait à partir, le prêtre lui dit : « Ce n'est pas un jour aujourd'hui pour Voyager, pour qui que ce soit. Tu resteras avec moi aujourd'hui, demain et après demain, et je te donnerai toutes les informations que je pourrai au sujet de ce que tu cherches. » Le quatrième jour, Peredur se mit en devoir de partir et demanda au prêtre des renseignements au sujet du château des Merveilles. « Tout ce que j'ai appris, » dit celui-ci, « je vais te le dire. Tu franchiras cette montagne là-bas ; de l'autre côté, il y a une rivière et dans la vallée de cette rivière, une cour. C'est là que fut le roi à Pâques. S'il y a un lieu où tu doives trouver des nouvelles au sujet du château des Merveilles, c'est bien là. ».

Peredur partit et se rendit à la vallée de la rivière où il rencontra une troupe de gens allant à la chasse et ayant au milieu d'eux un homme de haut rang. Peredur le salua. « Choisis, seigneur, » dit cet homme : « viens chasser avec moi, ou va à la cour : j'enverrai quelqu'un de mes gens pour te recommander à ma fille, qui y est ; elle te donnera à manger et à boire en attendant mon retour de la chasse. Si ce que tu cherches est de telle nature que je puisse te le procurer, je le ferai volontiers. » Le roi fit accompagner Peredur par un valet court et blond ; lorsqu'ils arrivèrent à la cour, la princesse venait de se lever et allait se laver. Peredur s'avança ; elle le salua avec courtoisie, le fit asseoir à côté d'elle, et ils prirent ensemble leur repas. A tout ce que lui disait Peredur, elle riait assez haut pour être entendue de toute la cour : « Par ma foi, » lui dit alors le petit blond, « si tu as jamais eu un mari, c'est bien ce jeune homme. S'il ne l'a pas encore été, à coup sûr, ton esprit et ta pensée sont fixés sur lui. » Puis le petit blond se rendit auprès du roi et lui dit qu'à son avis, suivant toute vraisemblance, le jeune homme qu'il avait rencontré, était le mari de sa fille. « S'il ne l'est pas encore, ajouta-t-il, il va le devenir tout de suite, si tu n'y prends pas garde. » — « Quel est ton avis, valet, dit le roi? »— « Je suis d'avis de lancer sur lui des hommes vaillants et de le tenir prisonnier jusqu'à ce que tu n'aies plus d'incertitude à ce sujet. » Le roi lança ses hommes sur Peredur, avec ordre de le saisir et le fit mettre en geôle. La jeune fille alla au-devant de son père et lui demanda pourquoi il avait fait emprisonner le chevalier de la cour d'Arthur. « En vérité, » répondit-il, « il ne sera libre ni ce soir, ni demain, ni après-demain : jamais il ne sortira du lieu où il est. » Elle ne protesta pas contre les paroles du roi et se rendit auprès du jeune homme auquel elle dit : « Est-ce qu'il t'est désagréable d'être ici? » — « J'aimerais autant, » répondit-il, « ne pas y être. » — « Ton lit, ton sort, ne seront pas plus mauvais que ceux du roi. Les meilleurs chants de la cour, tu les auras à ton gré. Si tu trouves même plus amusant que j'établisse mon lit ici pour causer avec toi, je le ferai volontiers » — « Pour cela, je ne le refuse pas. » Il passa cette nuit en prison, et la pucelle tint tout ce qu'elle avait promis.

Le lendemain Peredur entendit du bruit dans la ville. « Belle pucelle, » dit-il, « quel est ce bruit? » — « L'armée du roi et toutes ses forces viennent dans cette ville aujourd'hui. » — « Que veulent-ils ainsi? » — « Il y a ici près un comte, possédant deux comtés et aussi puissant que le roi. Il y aura lutte entre eux aujourd'hui. » — « J'ai une prière à t'adresser : fais-moi avoir cheval et armes pour assister à la lutte ; je jure de retourner à ma prison. » — « Volontiers, tu auras cheval et armes. » Elle lui procura le cheval et les armes, ainsi qu'une cotte d'armes toute rouge par-dessus son armure, et un écu jaune qu'il suspendit à son épaule. Il alla au combat et renversa tout ce qu'il rencontra d'hommes du comte ce jour-là. Puis il rentra en prison. La pucelle demanda des nouvelles à Peredur : il ne lui répondit pas un mot. Elle alla aux renseignements auprès de son père et lui demanda qui avait été le plus vaillant de sa maison. Il répondit qu'il ne le connaissait pas, mais que c'était un chevalier portant une cotte d'armes rouge par-dessus son armure et un bouclier jaune sur l'épaule. Elle sourit et retourna auprès de Peredur, qui fut cette nuit-là l'objet d'égards particuliers.

Trois jours de suite, Peredur tua les gens du comte, et, avant que personne ne pût savoir qui il était, il retournait à sa prison. Le quatrième jour, Peredur tua le comte lui-même. La pucelle alla au-devant de son père et lui demanda les nouvelles. « Bonnes nouvelles, » répondit-il, « le comte est tué, et je suis maître de ses deux comtés. » — « Sais-tu, seigneur, qui l'a tué? » — « Je le sais : c'est le chevalier à la cotte d'armes rouge et à l'écu jaune. » — « Seigneur, moi je le connais. » — « Au nom de Dieu, qui est-ce ? » — « C'est le chevalier que tu tiens en prison. » Il se rendit auprès de Peredur, le salua, et lui dit qu'il le récompenserait du service qu'il lui avait rendu, comme il le voudrait lui-même. A table, Peredur fut placé à côté du roi, et la pucelle à côté de lui : « Je te donne, lui dit le roi, ma fille en mariage avec la moitié de mon royaume, et je te fais présent des deux comtés. » — « Seigneur, Dieu te le rende, mais je ne suis pas venu ici pour prendre femme. » — « Que cherches-tu, seigneur? » — « Je cherche des nouvelles du château des Merveilles. » — « La pensée de ce seigneur est bien plus haut que là où nous la cherchions, dit la pucelle : tu auras des nouvelles au sujet du château, des guides pour te conduire à travers les Etats de mon père, et de quoi défrayer ta route. C'est toi, seigneur, l'homme que j'aime le plus. Franchis, continua-t-elle, cette montagne là-bas, puis tu verras un étang et, au milieu, un château : c'est ce qu'on appelle le château des Merveilles. »

Peredur se dirigea vers le château. Le portail était ouvert. En arrivant à la salle, il trouva la porte ouverte : il entra et aperçut un jeu d'échecs : les deux troupes de cavaliers jouaient l'une contre l'autre[23] ; celle à qui il donnait son aida perdait et l'autre jetait un cri, absolument comme l'eussent fait des hommes. Il se fâcha, prit les cavaliers dans son giron, et jeta l'échiquier dans le lac. A ce moment entra une jeune fille noire, qui lui dit : « Puisse Dieu ne pas t'accorder sa grâce. Il t'arrive plus souvent de faire du mal que du bien. Tu as fait perdre à l'impératrice sa table de jeu, ce qu'elle n'eût pas voulu pour son empire. » — « Y aurait-il moyen de la retrouver? » — « Oui, si tu allais à Ysbidinongyl. Il y a là un homme noir qui dévaste une grande partie des domaines de l'impératrice. En le tuant, tu aurais la table. Mais si tu y vas, tu n'en reviendras pas vivant. » — « Veux-tu me guider là-bas? » — « Je vais t'indiquer le chemin. »

II se rendit à Kaer Ysbidinongyl, et se battit avec l'homme noir. Celui-ci demanda grâce : « Je te l'accorde, » dit Peredur, « à condition que la table de jeu soit où elle était à mon entrée dans la salle. » A ce moment arriva la jeune fille noire. « En vérité, » dit-elle, « que la malédiction de Dieu soit sur toi en retour de ta peine, pour avoir laissé en vie ce fléau qui est en train de dévaster les domaines de l'impératrice. — « Je lui ai laissé la vie, » dit Peredur, « pour qu'il remît la table. » — « Elle n'est pas à l'endroit où tu l'as trouvée : retourne et tue-le. » Peredur alla et tua l'homme noir.

En arrivant à la cour, il y trouva la jeune fille noire. « Pucelle, » dit Peredur, « où est l'impératrice ? » — « Par moi et Dieu, » répondit-elle, « tu ne la verras pas maintenant, si tu ne tues le fléau de cette forêt là-bas. » — « Quel est ce fléau? » — « Un cerf, aussi rapide que l'oiseau le plus léger ; il a au front une corne aussi longue qu'une hampe de lance, à la pointe aussi aiguë que tout ce qu'il y a de plus aigu. Il brise les branches des arbres, et tout ce qu'il y a de plus précieux dans la forêt ; il tue tous les animaux qu'il rencontre, et ceux qu'il ne tue pas meurent de faim. Bien pis : il va tous les soirs boire l'eau du vivier et il laisse les poissons à sec; beaucoup sont morts avant que l'eau n'y revienne. » — « Pucelle, viendrais-tu me montrer cet animal-là ? » — « Non point ; personne depuis un an n'a osé aller à la forêt, mais il y a l'épagneul de l'impératrice qui lèvera le cerf et reviendra vers toi avec lui; le cerf alors t'attaquera: » L'épagneul servit de guide à Peredur, leva le cerf, et le rabattit vers l'endroit où était Peredur. Le cerf se jeta sur Peredur, qui le laissa passer de côté, et lui trancha la tête. Pendant qu'il considérait la tête, une cavalière vint à lui, mit l'épagneul dans sa cape et la tête du cerf entre elle et l'arçon de sa selle. Il avait au cou un collier d'or rouge. « Ah ! seigneur, » dit-elle, « tu as agi d'une façon discourtoise en détruisant le plus précieux joyau de mes domaines. » — « On me l'a demandé, » répondit-il ; « y a-t-il un moyen de gagner ton amitié? » — « Oui, va sur la croupe de cette montagne là-bas. Tu y verras un buisson. Au pied du buisson, il y a une pierre plate. Une fois là, demande par trois fois quelqu'un pour se battre avec toi; ainsi tu pourras avoir mon amitié. »

Peredur se mit en marche et, arrivé au buisson, il demanda un homme pour se battre avec lui. Aussitôt un homme noir sortit de dessous la pierre, monté sur un cheval osseux, couvert, lui et son cheval, d'une forte armure rouillée. Ils se battirent. A chaque fois que Peredur le renversait, il sautait de nouveau en selle. Peredur descendit et tira son épée. Au même moment l'homme noir disparut avec le cheval de Peredur et le sien, sans que Peredur pût même jeter un coup d'œil dessus. Peredur marcha tout le long de la montagne et, de l'autre côté, dans une vallée arrosée par une rivière, il aperçut un château. Il s'y dirigea. En entrant, il vit une salle dont la porte était ouverte. Il entra et aperçut au bout de la salle sur un siège, un homme aux cheveux gris, boiteux; à côté de lui, Gwalchmei, et son propre cheval dans la même écurie que celui de Gwalchmei. Ils firent joyeux accueil à Peredur qui alla s'asseoir de l'autre côté de l'homme aux cheveux gris.

A ce moment, un jeune homme aux cheveux blonds tomba à genoux devant Peredur et lui demanda son amitié. « Seigneur, » dit-il, « c'est moi que tu as vu sous les traits de la jeune fille noire, à la cour d'Arthur, puis lorsque tu jetas la table de jeu, lorsque tu tuas l'homme noir d'Ysbidinongyl, lorsque tu tuas le cerf, quand tu t'es battu avec l'homme de la pierre plate. C'est encore moi qui me suis présenté avec la tête sanglante sur le plat, avec la lance de la pointe de laquelle coulait un ruisseau de sang jusque sur mon poing et tout le long de la hampe. La tête était celle de ton cousin germain. Ce sont les sorcières de Kaerloyw qui l'ont tué ; ce sont elles aussi qui ont estropié ton oncle ; moi, je suis ton cousin. Il est prédit que tu les vengeras. »

Peredur et Gwalchmei décidèrent d'envoyer vers Arthur et sa famille pour lui demander de marcher contre les sorcières. Ils engagèrent la lutte contre les sorcières. Une des sorcières voulut tuer un des hommes d'Arthur devant Peredur ; celui-ci l'en empêcha. Une seconde fois, la sorcière voulut tuer un homme devant Peredur ; celui-ci l'en empêcha. A la troisième fois, la sorcière tua un homme devant Peredur. Celui-ci tira son épée et en déchargea un tel coup sur le sommet de son heaume qu'il fendit le heaume, toute l'armure et la tête en deux. Elle jeta un cri et commanda aux sorcières de fuir en leur disant que c'était Peredur, celui qui avait été à leur école pour apprendre la chevalerie, et qui, d'après le sort, devait les tuer. Arthur et ses gens se mirent alors à frapper sur les sorcières. Toutes les sorcières de Kaerloyw furent tuées.

Voilà ce qu'on raconte au sujet du château des Merveilles.


 

Geraint[24] et Enid[25]

Voici comment on traite de l'histoire de Geraint, fils d'Erbin.

Arthur prit l'habitude de tenir cour à Kaerllion sur Wysc. Il l'y tint sept fois de suite à Pâques, cinq fois de suite à Noël. Une fois même, il l'y tint à la Pentecôte[26] : c'était, en effet, de tous ses domaines, l'endroit à l'accès le plus facile par mer et par terre. Neuf rois couronnés, ses vassaux, vinrent jusque-là, ainsi que les comtes et les barons : c'étaient ses invités à toutes les fêtes principales, à moins qu'ils ne fussent arrêtés par de graves empêchements. Quand il tenait cour à Kaerllion, on réservait treize églises pour la messe, voici de quelle façon : une d'elles était destinée à Arthur, à ses rois et à ses invités ; une seconde à Gwenhwyvar et ses dames ; la troisième au distein (intendant) et aux solliciteurs ; la quatrième à Odyar le Franc et aux autres officiers ; les neuf autres étaient pour les neuf penteulu, et, tout d'abord, pour Gwalchmei, à qui la supériorité de gloire, de vaillance et de noblesse avait valu d'être leur chef. Aucune de ces églises ne renfermait un homme de plus que ceux que nous venons de dire. Glewlwyt Gavaelvawr était chef portier ; il ne s'occupait de ce service qu'à chacune des trois fêtes principales ; mais il avait sous ses ordres sept hommes qui se partageaient le service de l'année : c'étaient Grynn, Penpighon, Llaesgynym, Gogyvwlch, Gwrddnei Llygeit Cath (aux yeux de chat), qui voyait la nuit aussi bien que le jour; Drem, fils de Dremhidid; Klust, fils de Klustveinyt. Ils servaient de veilleurs à Arthur.

Le mardi de la Pentecôte, comme l'empereur était assis, buvant en compagnie, entra un grand jeune homme brun. Il portait une robe et un surcot de paile losange, une épée à poignée d'or suspendue au cou, et, aux pieds, deux souliers bas de cordwal. Il se présenta devant Artbur. « Bonne santé, seigneur, » dit-il. — « Dieu te donne bien, » dit Arthur ; « sois le bienvenu en son nom. Apportes-tu des nouvelles fraîches ? » — « 0"ui, seigneur. » — « Je ne te connais pas, toi. » — « J'en suis surpris : je suis ton forestier de la forêt de Dena[27] ; mon nom est Madawc, fils de Twrgadarn. » — « Dis tes nouvelles. » — « Voici, seigneur : j'ai vu, dans la forêt, un cerf comme je n'en ai jamais vu. » — « Qu'a-t-il donc de particulier, que tu n'aies jamais vu son pareil? » — « Il est tout blanc, et par fierté, par orgueil de sa royauté, il ne marche en compagnie d'aucun autre animal. Je viens te demander ton avis : quel est ton sentiment à son sujet? » — « Ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'aller le chasser demain, dans la jeunesse du jour, et en faire donner avis dans tous les logis. »

On prévint Ryfuerys, le chef chasseur[28] d'Arthur ; Elivri, le chef des pages[29] ; enfin tout le monde. C'est à quoi ils s'arrêtèrent. Arthur fit partir le valet avant eux. Gwenhwyvar dit à Arthur : « Seigneur, me permettras-tu demain d'aller voir et entendre chasser le cerf dont a parlé le valet ? » — « Volontiers, » dit Arthur. — « J'irai donc. » Gwalchmei dit alors à Arthur : « Ne trouverais-tu pas juste, seigneur, de permettre à celui à qui viendrait le cerf pendant la chasse de lui couper la tête et de la donner à qui il voudrait, maîtresse ou compagnon, que le cerf tombe sur un cavalier ou un piéton? » — « Je le permets volontiers, » répondit Arthur, « et que le distein soit blâmé si chacun n'est pas prêt demain pour la chasse. » La nuit, ils eurent à souhait chants, divertissements, causeries, services abondants, et ils allèrent se coucher quand ils le jugèrent à propos.

Le lendemain, lorsque vint le jour, ils se réveillèrent. Arthur appela les quatre pages qui gardaient le lit : Kadyrieith, flls de Porthawr Gandwy (portier de Gandwy) ; Amhren, fils de Bedwyr ; Amhar, fils d" Arthur ; Goreu, fils de Kustermin. Ils vinrent, le saluèrent et le vêtirent. Arthur s'étonna f$& que Gwenhwyvar ne fût pas réveillée et qu'elle ne se fût pas retournée dans son lit. Les hommes voulurent la réveiller; mais Arthur leur dit : « Ne la réveillez pas, puisqu'elle aime mieux dormir qiraller voir la chasse. » Arthur se mit en route ; il entendit bientôt deux cors sonner, l'un auprès du logis du chef chasseur, l'autre auprès du chef des écuyers. Toutes les troupes vinrent se rassembler autour d'Arthur, et ils se dirigèrent vers la forêt.

Arthur était sorti de la cour, lorsque Gwenhwyvar s'éveilla, appela ses pucelles et s'habilla. « Jeunes filles, » dit-elle, « j'ai eu hier la permission d'aller voir la chasse. Qu'une d'entre vous aille à l'étable et amène ce qu'il peut y avoir de chevaux convenables à monter pour une femme. » Une d'elles y alla ; mais on ne trouva à l'écurie que deux chevaux. Gwenhwyvar et une des pucelles les montèrent, traversèrent la Wysc et suivirent les traces de la file des hommes et des chevaux. Comme elles chevauchaient ainsi, elles entendirent un grand bruit impétueux. Elles regardèrent derrière elles et aperçurent un jeune cheval de chasse de stature énorme, monté par un jeune valet brun, aux jambes nues, à l'air princier ; il portait à la hanche une épée à poignée d'or; il portait une robe et un surcot de paile, et ses pieds étaient chaussés de deux souliers bas en cordwal. Par-dessus, il avait un manteau de pourpre bleue, orné d'une pomme d'or à chaque angle. Le cheval marchait la tête levée et fière, d'une allure rapide, facile, brève et cadencée. Le cavalier atteignit Gwenhwyvar et la salua. « Que Dieu te favorise, Gereint, » dit-elle; «je t'ai reconnu dès que je t'ai aperçu ; sois le bienvenu au nom de Dieu. Pourquoi n'es-tu pas allé chasser avec ton seigneur? » — « Parce qu'il est parti sans que je le susse. » — « Moi aussi j'ai été étonnée qu'il y soit allé sans m'avertir. » — « Je dormais, princesse, de sorte que je ne me suis pas aperçu de son départ. » — « Parmi tous les compagnons que j'ai dans ce royaume, tu es bien le jeune homme dont je préfère la compagnie. La chasse pourrait bien être aussi amusante pour nous que pour eux-mêmes : nous entendrons les cors sonner, la voix des chiens quand on les découplera et qu'ils commenceront à appeler. » Ils arrivèrent à la lisière de la forêt et s'y arrêtèrent. « Nous entendrons bien d'ici, » dit-qlle, « quand on lâchera les chiens. »

A ce moment un bruit se fit entendre : ils tournèrent les yeux dans cette direction et aperçurent un nain monté sur un cheval haut et gros, aux larges naseaux, dévorant l'espace, fort et vaillant; le nain tenait à la main un fouet ; près de lui était une femme sur un cheval blanc pâle, parfait, au pas uni et fier, et vêtue d'un habit de paile d'or ; à côté d'elle, un chevalier monté sur un cheval de guerre de grande taille, à la fiente abondante, couvert, lui et son cheval, d'une armure lourde et brillante. Ils étaient bien sûrs de n'avoir jamais vu cheval, chevalier et armure dont les proportions leur parussent plus belles. Ils étaient tous les trois près l'un de l'autre. « Gereint, » dit Gwenhwyvar, « connais-tu ce grand chevalier là-bas ? » — « Non, je ne le connais pas, » répondit-il ; « cette grande armure étrangère ne laisse pas apercevoir sa figure et sa physionomie. » — « Va, pucelle, » dit Gwenhwyvar, « et demande au nain quel est ce chevalier. » La pucelle se dirigea vers le nain ; la voyant venir, celui-ci l'attendit. « Quel est ce chevalier? » lui demanda-t-elle. — « Je ne le dirai pas, » répondit-il. — « Puisque tu es trop mal appris pour me le dire, je vais le lui demander à lui-même. » — « Tu ne le lui demanderas point, par ma foi. » — « Pourquoi? » — « Parce que tu n'es pas d'un rang à parler à mon maître. » La pucelle tourna bride du côté du chevalier. Aussitôt, le nain lui donna du fouet qu'il avait à la main à travers le visage et les yeux, au point que le sang jaillit abondamment. La douleur du coup arrêta la pucelle, qui retourna auprès de Gwenhwyvar en se plaignant de son mal. « C'est bien vilain, » dit Gereint, « ce que t'a fait le nain. Je vais moi-même savoir quel est ce chevalier. » — « Va, » dit Gwenhwyvar.

Gereint alla trouver le nain. « Quel est ce chevalier? » lui dit-il. — « Je ne te le dirai pas, » répondit-il. — « Je le demanderai au chevalier lui-même. » — « Tu ne le demanderas point, par ma foi; tu n'es pas d'un rang à t'entretenir avec mon maître. » — « Je me suis entretenu avec quelqu'un qui vaut bien ton maître. » Et il tourna bride du côté du chevalier. Le nain l'atteignit et le frappa au même endroit que la jeune fille, au point que le sang tacha le manteau qui couvrait Gereint. Gereint porta la main sur la garde de son épée ; mais il se ravisa et réfléchit que ce n'était pas une vengeance pour lui que de tuer le nain,[30] et que le chevalier aurait bon marché de lui, privé qu'il était de son armure. Il retourna auprès de Gwenhwyvar. « Tu as agi en homme sage et prudent, » dit-elle. — « Princesse, » répondit-il, je vais aller après lui, avec ta permission ; il arrivera bien à la fin à quelque lieu habité où je trouverai des armes, en prêt ou sur gage, de façon à pouvoir m'essayer avec lui. » — « Va, » dit-elle, « et n'en viens pas aux mains avec lui, avant d'avoir trouvé de bonnes armes. J'aurai grande inquiétude à ton sujet, avant d'avoir reçu des nouvelles de toi. » — « Si je suis vivant, si j'échappe, demain soir, vers nones, tu auras de mes nouvelles. » Il se mit aussitôt en marche.

Le chemin que suivirent les inconnus passait plus bas que la cour de Kaerllion. Ils traversèrent le gué sur la Wysc, et marchèrent à travers une terre unie, belle, fertile, élevée, jusqu'à une ville forte. A l'extrémité de la ville, ils aperçurent des remparts et un château et se dirigèrent de ce côté. Comme le chevalier s'avançait à travers la ville, les gens de chaque maison se levaient pour le saluer et lui souhaiter la bienvenue. Gereint, dès son entrée dans la ville, se mit à jeter les yeux dans chaque maison pour voir s'il ne trouverait pas quelque connaissance à lui, mais il ne connaissait personne et il n'y avait personne à le connaître, personne par conséquent dont il pût attendre le service de lui procurer des armes en prêt ou sur gage. Toutes les maisons étaient pleines d'hommes, d'armes, de chevaux, de gens en train de faire reluire les boucliers, de polir les épées, de nettoyer les armures, de ferrer les chevaux. Le chevalier, la femme à cheval et le nain se rendirent au château. Tout le monde leur y fit bon accueil, aux créneaux, aux portes, de tous côtés : on se rompait le cou à les saluer et à leur faire accueil. Gereint s'arrêta pour voir s'ils n'y resteraient pas longtemps. Quand il fut bien sûr qu'ils y demeuraient, il jeta les yeux autour de lui et aperçut, à quelque distance de la ville, une vieille cour tombant en ruines et toute percée de trous. Comme il ne connaissait personne en ville, il se dirigea de ce côté.

En arrivant devant, il n'aperçut guère qu'une chambre à laquelle conduisait un pont de marbre ; sur le pont était assis un homme aux cheveux blancs, aux vêtements vieillis et usés. Gereint le regarda fixement longtemps. « Valet, » dit le vieillard, « à quoi songes-tu ? » — « Je suis songeur, » répondit Gereint, « parce que je ne sais où aller cette nuit. » — « Veux-tu venir ici, seigneur? On te donnera ce qu'on trouvera de mieux. » Gereint s'avança et le vieillard le précéda à la salle. Gereint mit pied à terre dans la salle, y laissa son cheval et se dirigea vers la chambre avec le vieillard. Il y aperçut une femme d'un certain âge, assise sur un coussin, portant de vieux habits de paile usés : si elle avait été dans sa pleine jeunesse, Gereint pensait qu'il eût été difficile de voir femme plus belle; à côté d'elle était une pucelle portant une chemise et un manteau déjà vieux et commençant à s'user : jamais Gereint n'avait vu jeune fille plus pleine de perfections du côté du visage, de la forme et de la beauté. L'homme aux cheveux blancs dit à la pucelle : « Il n'y aura d'autre, serviteur que toi ce soir pour le cheval de ce jeune homme. » — « Je le servirai, » répondit-elle, « de mon mieux, lui et son cheval. » Elle désarma le jeune homme, pourvut abondamment son cheval de paille et de blé, puis se rendit à la salle et revint à la chambre. « Va maintenant à la ville, » lui dit alors le vieillard, « et fais apporter ici le meilleur repas, comme nourriture et boisson, que tu trouveras. » — « Volontiers, seigneur. » Et elle se rendit à la ville.

Eux causèrent pendant son absence. Elle revint bientôt accompagnée d'un serviteur portant sur le dos un cruchon plein d'hydromel acheté, et un quartier de jeune bœuf; elle avait, elle, entre les mains, une tranche de pain blanc, et dans son manteau, une autre de pain plus délicat. Elle se rendit à la chambre et dit : « Je n'ai pu avoir meilleur repas, et je n'aurais pas trouvé crédit pour mieux. » — « C'est bien assez bon, répondit Gereint. » Et ils firent bouillir la viande. Leur nourriture prête, ils se mirent à table. Gereint s'assit entre l'homme aux cheveux blancs et sa femme ; la pucelle les servit. Ils mangèrent et burent.

Le repas fini, Gereint se mit à causer avec le vieillard et lui demanda s'il était le premier à avoir possédé la cour qu'il habitait. « Oui, c'est moi, » répondit-il ; « je l'ai bâtie ; la ville et le château que tu as vu m'ont appartenu. » — « Oh! dit Gereint, et pourquoi les as-tu perdus? » — « J'ai perdu, en outre, un grand comté, et voici pourquoi : j'avais un neveu, un fils à mon frère. Je réunis ses états aux miens. Lorsque la force lui vint, il les réclama. Je les gardai; il me fit la guerre et conquit tout ce que je possédais. » — « Voudrais-tu m'expliquer la réception qu'ont eu à leur entrée dans la ville le chevalier de tout à l'heure, la femme à cheval et le nain, et me dire pourquoi toute cette activité à mettre les armes en état? » — « Ce sont des préparatifs pour la joute de demain que fait faire le jeune comte. On va planter dans le pré là-bas deux fourches, sur lesquelles reposera une verge d'argent ; sur la verge on placera un épervier qui sera le prix du tournoi. Tout ce que tu as vu dans la ville d'hommes et de chevaux et d'armures y sera. Chacun amènera avec lui la femme qu'il aime le plus ; autrement, il ne sera pas admis à la joute. Le chevalier que tu as vu a gagné l'épervier deux années de suite; s'il le gagne une troisième fois, on le lui enverra désormais chaque année, sans qu'il vienne lui-même, et on l'appellera le chevalier à l'épervier. » — « Quel avis me donnerais-tu, gentilhomme, au sujet de ce chevalier, et de l'outrage que son nain nous a fait à moi et à la pucelle de Gwenhwyvar, femme d'Arthur? »

Gereint raconta alors à l'homme aux cheveux blancs l'histoire de l'outrage. « Il m'est difficile, » répondit-il « de te donner un avis, car il n'y a ici ni femme ni pucelle dont tu puisses te déclarer le champion. Si tu allais te battre avec lui, je t'offre les armes que je portais autrefois, ainsi que mon cheval, si tu le préfères au tien. » — « Dieu te le rende ; je suis habitué à lui; je me contenterai de mon cheval et de tes armes. Me permettrais-tu de me déclarer le champion de cette pucelle, ta fille, dans la rencontre de demain? Si j'échappe du tournois, la pucelle aura ma foi et mon amour, tant que je vivrai. Si je n'en reviens pas, elle sera aussi irréprochable qu'auparavant. » — « Volontiers. Eh bien, puisque c'est à cette résolution que tu t'arrêtes, il faut que demain, au jour, ton cheval et tes armes soient prêts. Le chevalier fera faire en effet une publication : il invitera la femme qu'il aime le plus à venir prendre l'épervier, en ajoutant que c'est à elle qu'il convient le mieux, qu'elle l'a eu l'année dernière, deux années de suite, et que s'il se trouve quelqu'un aie lui disputer de force, lui, il le lui maintiendra. Il faut donc que tu sois là, dès le jour ; nous aussi, nous y serons avec toi, tous les trois. » Ce fut à quoi on s'arrêta, et aussitôt on alla se coucher.

Ils se levèrent avant le jour, et se vêtirent. Quand le jour vint, ils étaient tous les quatre dans le champ clos. Là se trouvaient aussi le chevalier de l'épervier qui fît faire silence et invita sa maîtresse à aller prendre l'épervier. » — « N'y va pas » s'écria Gereint : « il y a ici une pucelle plus belle, plus accomplie, plus noble que toi et qui le mérite mieux. » — « Si c'est toi qui soutiens que l'épervier lui revient, avance pour te battre avec moi. » Gereint s'en alla à l'extrémité du pré, couvert, lui et son cheval, d'armes lourdes, rouillées, sans valeur. Ils se chargèrent et brisèrent un faisceau de lances, puis un second, puis un troisième. Ils les brisaient à mesure qu'on les leur apportait. Quand le comte et ses gens voyaient le chevalier de l'épervier l'emporter, ce n'étaient de leur côté que cris, joie, enthousiasme, tandis que l'homme aux cheveux blancs, sa femme et sa fille s'attristaient. Le vieillard fournissait Gereint de lances à mesure qu'il les brisait, et le nain, le chevalier de l'épervier. Le vieillard s'approcha de Gereint. « Tiens, » dit-il, « prends cette lance que j'avais en main le jour où je fus sacré chevalier, dont la hampe ne s'est jamais encore rompue et dont le fer est excellent, puisque aucune lance ne te réussit. » Gereint la prit en le remerciant. Aussitôt le nain apporta une lance à son maître : « En voici une, » dit-il, « qui n'est pas plus mauvaise. Souviens-toi que tu n'as laissé debout aussi longtemps aucun chevalier. » — « Par moi et Dieu, » s'écria Gereint, « à moins que mort subite ne m'enlève, il ne se trouvera pas mieux de ton aide. » Et, partant de loin, il lança son cheval à toute bride, chargea son adversaire en l'avertissant, et lui lança un coup dur et cruel, rude, au milieu de l'écu, à tel point que l'écu et l'armure, dans la même direction, furent fendus, que les sangles se rompirent et que le chevalier avec sa selle fut jeté à terre par-dessus la croupe de son cheval.

Gereint mit pied à terre, s'anima, tira son épée et l'attaqua avec colère et impétuosité. Le chevalier de son côté se leva, dégaina contre Gereint, et ils se battirent à pied, à l'épée, au point que l'armure de chacun d'eux en était rayée et bosselée, et que la sueur et le sang les aveuglaient. Quand Gereint l'emportait, le vieillard, sa femme et sa fille se réjouissaient ; c'était le tour du comte et de son parti, quand le chevalier avait le dessus. Le vieillard voyant que Gereint venait de recevoir un coup terrible et douloureux, s'approcha vivement de lui en disant : « Seigneur, rappelle-toi l'outrage que tu as reçu du nain ; n'est-ce pas pour le venger que tu es venu ici ? rappelle-toi l'outrage fait à Gwenhwyvar, femme d'Arthur. »

Ces paroles allèrent au cœur à Gereint; il appela à lui toutes ses forces, leva son épée et, fondant sur le chevalier, il lui déchargea un tel coup sur le sommet, de la tête, que toute l'armure qui la couvrait se brisa, que la peau et la chair furent entamées, que l'os du crâne fut atteint et que le chevalier fléchit sur ses genoux et, jetant sou épée, demanda merci à Gereint. « Trop tard, » s'écria-t-il, « mon fâcheux orgueil et ma fierté m'ont permis de te demander merci; si je ne trouve un peu de temps pour me remettre avec Dieu au sujet de mes péchés, et m'entretenir avec des prêtres, ta grâce me sera inutile. » — « Je t'accorde grâce, » répondit Gereint, « à condition que tu ailles trouver Gwenhwyvar, femme d'Arthur, pour lui donner satisfaction au sujet de l'outrage fait à sa pucelle par ton nain, car pour celui que j'ai reçu de toi et de ton nain, le mal que je t'ai fait me suffît; tu ne descendras pas de cheval avant de t'être présenté devant Gwenhwyvar pour lui offrir telle satisfaction qu'on décidera à la cour d'Arthur. » — « Je le ferai volontiers; maintenant, qui es-tu? » — « Je suis Gereint, fils d'Erbin; et toi? » — « Je suis Edern, fils de Nudd. » On le mit sur son cheval et ils partirent pour la cour d'Arthur, lui, la femme qu'il aimait le plus et son nain, menant grand deuil tous les trois. Leur histoire s'arrête là.

Le jeune comte et sa troupe se rendirent alors auprès de Gereint, le saluèrent et l'invitèrent à venir avec eux au château. « Je n'accepte pas, » dit Gereint; « où j'ai été hier soir, j'irai ce soir. » — « Puisque tu ne veux pas d'invitation, tu voudras bien que je ne te laisse manquer de rien, autant qu'il est en mon pouvoir, à l'endroit où tu as été hier soir. Je te ferai avoir un bain, et tu pourras te reposer de ta fatigue et de ta lassitude. » — « Dieu te le rende; je m'en vais à mon logis. » Gereint s'en alla avec le comte Ynywl, sa femme et sa fille. En arrivant à la chambre, ils y trouvèrent les valets de chambre du jeune comte occupés au service, en train de mettre en état tous les appartements, de les fournir de paille et de feu. En peu de temps, le bain fut prêt ; Gereint s'y rendit, et on lui lava la tête. Bientôt arriva le comte avec des chevaliers ordonnés, lui quarantième, entouré de ses vassaux et des invités du tournois. Gereint revint du bain, et le jeune comte le pria de se rendre à la salle pour manger. « Où sont donc, » dit Gereint, « le comte Ynywl, sa femme et sa fille? » — « Ils sont à la chambre là-bas, » dit un valet de la chambre du comte, « en train de revêtir les vêtements que le comte leur a fait apporter. » — « Que la pucelle ne mette que sa chemise et son manteau jusqu'à son arrivée à la cour d'Arthur, où Gwenhwyvar la revêtira de l'habit qu'elle voudra. » La pucelle ne s'habilla pas. Tout le monde se rendit à la salle. Après s'être lavés, ils se mirent à table. A un des côtés de Gereint s'assit le jeune comte, puis le comte Ynywl ; de l'autre, prirent place la pucelle et sa mère ; ensuite chacun s'assit suivant son rang.[31] Ils mangèrent, eurent riche service, quantité de mets différents, et se mirent à causer. Le jeune comte invita. Gereint pour le lendemain. « Par moi et Dieu, » dit Gereint, « je n'accepte pas; demain je me rendrai, avec cette pucelle, à la cour d'Arthur. J'aurai assez à faire tant que le comte Ynywl sera dans la pauvreté et la misère ; j'irai tout d'abord lui chercher d'autres moyens de subsistance. » — « Seigneur, » dit le jeune comte, « ce n'est pas ma faute à moi si le comte Ynywl est sans domaines. » — « Par ma foi, il ne restera pas sans domaines, à moins que «mort subite ne m'enlève. » — « Seigneur, pour ce qui est du différend entre moi et Ynywl, je suis prêt à me conformer à ta décision, car tu es désintéressé dans le redressement de nos griefs. » — « Je ne réclame pour lui que son droit et une compensation pour ses pertes depuis l'enlèvement de ses domaines jusqu'à ce jour. » — « Je le ferai volontiers pour l'amour de toi. » — « Eh bien ! que tous ceux de l'assistance qui doivent être vassaux d'Ynywl lui fassent hommage sur-le-champ. » Tous les vassaux le firent. On s'en tint à ces conditions de paix : on rendit à Ynywl son château, sa salle, ses domaines et tout ce qu'il avait perdu, même l'objet le plus insignifiant. « Seigneur, » dit-il alors, « la jeune fille dont tu t'es déclaré le champion pendant le tournois est prête à faire ta volonté ; la voici en ta possession. » — « Je ne veux qu'une chose, » répondit il; « c'est que la jeune fille reste comme elle est jusqu'à son arrivée à la cour d'Arthur. Je veux la tenir de la main d'Arthur et de Gwenhwyvar. » Le lendemain, ils partirent pour la cour d'Arthur. L'aventure de Gereint s'arrête ici.

Voici maintenant comment Arthur chassa le cerf. Les hommes et les chiens furent divisés en partis de chasse, puis on lâcha les chiens sur le cerf. Le dernier qui fut lâché était te chien favori d'Arthur, Cavall. Il laissa de côté tous les chiens et fit faire un premier crochet au cerf; au second, le cerf arriva sur le parti d'Arthur. Arthur se rencontra avec lui et lui trancha la tête avant que personne n'eût pu le blesser. On sonna le cor, annonçant la mort du cerf, et tous se réunirent en cet endroit. Kadyrieith vint à Arthur et lui dit : « Seigneur, Gwenhwyvar est là-bas, n'ayant pour toute compagnie qu'une servante. » — « Dis à Gildas, » répondit Arthur, « et à tous les clercs, de retourner, avec Gwenhwyvar, à la cour. » Ce qu'ils firent. Tous se mirent alors en marche, discutant au sujet de la tête du cerf, pour savoir à qui on la donnerait : l'un voulait en faire présent à sa bienaimée, un autre à la sienne ; la discussion tourna à l'aigre entre les gens de la maison d'Arthur et les chevaliers jusqu'à leur arrivée à la cour. Arthur et Gwenhwyvar l'apprirent. Gwenhwyvar lui dit : « Voici mon avis au sujet de la tête du cerf : qu'on ne la donne à personne avant que Gereint, fils d'Erbin, ne soit revenu de son expédition. » Et elle exposa à Arthur le motif de son voyage. « Volontiers, » dit alors Arthur ; « qu'on fasse ainsi. » On s'arrêta à cette résolution.

Le lendemain, Gwenhwyvar fit mettre des guetteurs sur les remparts. Après midi, ils aperçurent au loin ^un petit homme monté sur un cheval ; à sa suite, à ce qu'il leur semblait, une femme ou une pucelle, et, après elle, un chevalier de haute taille, un peu courbé, la tête basse, l'air triste, l'armure fracassée et en très mauvais état. Avant qu'ils ne fussent arrivés au portail, un des guetteurs se rendit auprès de Gwenhwyvar et lui dit quelle sorte de gens ils apercevaient et quel était leur aspect. « Je ne sais qui ils sont, » ajouta-t-il. — « Je le sais, moi, » dit Gwenhwyvar ; « voilà bien le chevalier après lequel est allé Gereint, et il me semble bien que ce n'est pas de bon gré qu'il vient. Gereint l'aura atteint et aura, tout au moins, vengé l'outrage fait à la pucelle. » A ce moment, le portier vint la trouver. « Princesse, » dit-il, « un chevalier est à la porte ; je n'ai jamais vu personne qui fasse plus mal à voir. Son armure est fracassée, en très mauvais état, et on en aperçoit moins la couleur que le sang qui la couvre. » — « Sais-tu qui c'est ? » — « Je le sais : il a dit être Edern, le fils de Nudd. Pour moi, personnellement, je ne connais pas. » Gwenhwyvar alla à leur rencontre jusqu'à la porte.

Le chevalier entra : il eût fait peine à voir à Gwenhwyvar, s'il n'avait gardé avec lui son nain si discourtois. Edyrn salua Gwenhwyvar. « Dieu te donne bien, » dit-elle. — « Princesse, » dit-il, « je te salue de la part de Gereint, fils d'Erbin, le meilleur et le plus vaillant des hommes. » — « As-tu eu une rencontre avec lui? » — « Oui, et non pour mon bonheur; mais la faute n'en est pas à lui, mais bien à moi. Gereint te salue; il m'a forcé à venir ici non seulement pour te saluer, mais pour faire ta volonté au sujet du coup donné par le nain à ta pucelle. Pour celui qu'il a reçu lui-même, il me le pardonne en raison du mal qu'il m'a fait. Il pensait que j'étais en danger de mort. C'est à la suite d'un choc vigoureux et vaillant, courageux, guerrier, qu'il m'a forcé à venir ici te donner satisfaction, princesse. » — « Et où s'est-il rencontré avec toi? » — « A un endroit où nous joutions et nous nous sommes disputé l'épervier, dans la ville qu'on appelle maintenant Kaerdyff (Cardiff). Il n'avait avec lui que trois personnes à l'extérieur assez pauvre, délabré : un homme aux cheveux blancs d'un certain âge, une femme âgée, une jeune fille d'une beauté accomplie, tous portant de vieux habits usés; c'est en se donnant comme amant de la pucelle que Gereint a pris part au tournois pour disputer l'épervier. Il a déclaré qu'elle le méritait mieux que la pucelle qui m'accompagnait. Là-dessus nous nous sommes battus, et il m'a laissé, princesse, dans l'état où tu me vois. » — « Quand penses-tu que Gereint arrive ici? » — « Je pense qu'il arrivera demain, princesse, avec la jeune fille. »

Arthur, à ce moment, vint à lui. Le chevalier le salua. Arthur le considéra longtemps et fut effrayé de le voir dans cet état. Comme il croyait le reconnaître, il lui demanda : « N'es-tu pas Edern, fils de Nudd ? » — « Oui, c'est moi, mais atteint par très grande souffrance et blessures intolérables. » Et il lui raconta toute sa mésaventure. « Eh bien, » dit Arthur, « d'après ce que je viens d'entendre, Gwenhwyvar fera bien d'être miséricordieuse envers toi. » — « Je lui accorderai merci de la façon que tu voudras, seigneur, puisque la honte qui m'atteint est aussi grande pour toi que pour moi. » — « Voici ce que je crois juste : il faut le faire soigner jusqu'à ce qu'on sache s'il vivra. S'il vit, qu'il donne telle satisfaction qu'auront décidée les principaux personnages de la cour ; prends caution à ce sujet. S'il meurt, c'est déjà trop que la mort d'un homme comme Edern pour l'outrage fait à une pucelle. » — « J'y consens, » dit Gwenhwyvar.

Arthur se porta comme répondant pour lui, avec Kradawc, fils de Llyr ; Gwallawc, fils de Lleenawc[32] ; Owein, fils de Nudd ; Gwalchmei et bon nombre d'autres outre ceux-là. Il fit appeler Morgan Tut, le chef des médecins. « Emmène avec toi, » dit-il, « Edern fils de Nudd; fais-lui préparer une chambre; fais-le soigner aussi bien que moi si j'étais blessé, et, pour ne pas troubler son repos, ne laisse entrer dans sa chambre personne autre que toi et ceux de tes disciples qui le traiteront. » — « Je le ferai volontiers, seigneur, » répondit Morgan Tut. Le distein dit alors à Arthur : « Seigneur, où faut-il mener la jeune fille? » — « A Gwenhwyvar et à ses suivantes, » répondit-il. Le distein la leur confia. Leur histoire à eux deux s'arrête ici.

Le lendemain, Gereint se dirigea vers la cour. Gwenhwyvar avait fait mettre des guetteurs sur les remparts pour qu'il n'arrivât pas à l'improviste. Le guetteur vint la trouver. « Princesse, » dit-il, « il me semble que j'aperçois Gereint et la jeune fille avec lui : il est à cheval avec un habit de voyage ; pour elle, ses habits de dessus me paraissent blancs ; elle semble porter quelque chose comme un manteau de toile. » — « Apprêtez-vous toutes, femmes, » dit Gwenhwyvar; «venez au-devant de Gereint pour lui souhaiter la bienvenue et lui faire accueil. » Gwenhwyvar se rendit au-devant de Gereint et de la pucelle. En arrivant auprès d'elle, il la salua. « Dieu te donne bien, » dit-elle; « sois le bienvenu. Tu as fait une expédition féconde en résultats, favorisée, au succès rapide, glorieuse. Dieu te récompense pour m'avoir procuré satisfaction avec tant de vaillance. » — « Princesse, » répondit-il, « mon plus vif désir était de te faire donner toute la satisfaction que tu pouvais désirer. Voici la pucelle qui m'a fourni l'occasion d'effacer ton outrage. » — « Dieu la bénisse ; il n'est que juste que je lui fasse bon visage. » Ils entrèrent. Gereint mit pied à terre, se rendit auprès d'Arthur et le salua. « Dieu te donne bien, » dit Arthur; « sois le bienvenu en son nom. Quoiqu’Edern, fils de Nudd, ait reçu de toi souffrances et blessures, ton expédition a été heureuse. » — « La faute n'en est pas à moi, » répondit Gereint, « mais à l'arrogance d'Edern lui-même, qui ne voulait pas avoir affaire à moi. Je ne voulais pas me séparer de lui avant de savoir qui il était ou que l'un de nous deux fût venu à bout de l'autre. » — « Eh bien, où est la pucelle dont j'ai entendu dire que tu es le champion? » — « Elle est avec Gwenhwyvar, dans sa chambre. »

Arthur alla voir la pucelle et lui montra joyeux visage, ainsi que tous ses compagnons et tous les gens de la cour. Pour chacun d'eux, c'était assurément la plus belle pucelle qu'il eût vu, si ses ressources avaient été en rapport avec sa beauté. Gereint la reçut de la main d'Arthur et il fut uni avec Enid, suivant l'usage du temps. On donna à choisir à la jeune fille entre tous les vêtements de Gwenhwyvar. Quiconque l'eût vu ainsi habillée lui eût trouvé un air digne, agréable, accompli. Ils passèrent cette journée et cette nuit au milieu des plaisirs de la musique, des divertissements, ayant en abondance présents, boissons et jeux variés. Lorsque le moment leur parut venu, ils allèrent se coucher. Ce fut dans la chambre où était le lit d'Arthur et de Gwenhwyvar qu'on dressa le lit de Gereint et d'Enid : ce fut la première nuit qu'ils couchèrent ensemble.

Le lendemain, Arthur combla les solliciteurs, au nom de Gereint, de riches présents. La jeune femme se familiarisa avec la cour d'Arthur et s'attira tant de compagnons, hommes et femmes, qu'il n'y eut pas, dans toute l'ile de Bretagne, une fille dont on parlât davantage. Gwenhwyvar dit alors : « J'ai eu une bonne idée, au sujet de la tête du cerf, en demandant qu'on ne la donnât pas avant l'arrivée de Gereint. On ne saurait mieux la placer qu'en la donnant à Enid, la fille d'Ynywl, la plus illustre des jeunes femmes, et je ne crois pas que personne la lui dispute, car il n'y a, entre elle et tous ici, d'autres rapports que ceux de l'amitié et du compagnonnage. » Tout le monde applaudit, Arthur le premier, et on donna la tête à Enid. A partir de ce moment, sa réputation grandit encore, ainsi que le nombre de ses compagnons. Gereint se prit de goût pour les tournois, les rudes rencontres, et il en sortait toujours vainqueur. Une année, deux années, trois années il s'y livra, à tel point que sa gloire vola par tout le royaume.

Arthur tenait cour une fois à Kaerllion. Arrivèrent auprès de lui des messagers sages et prudents, très savants, à la conversation pénétrante. Ils le saluèrent. « Dieu vous donne bien, » dit Arthur; « soyez en son nom les bienvenus. D'où venez-vous ? » — « De Kernyw, seigneur, » répondirent-ils ; « nous venons, comme ambassadeurs, vers toi, de la part d'Erbin, fils de Kustenhin,[33] ton oncle. Il te salue comme un oncle salue son neveu et un vassal son seigneur. Il te fait savoir qu'il s'alourdit, s'affaiblit, qu'il approche de la vieillesse, et que les propriétaires, ses voisins, le sachant, empiètent sur ses limites et convoitent ses terres et ses états. Erbin te prie donc, seigneur, de laisser aller Gereint pour garder ses biens et connaître ses limites, et de lui représenter qu'il vaut mieux pour lui passer la fleur de sa jeunesse et de sa force à maintenir les bornes de ses terres que dans des tournois stériles, malgré la gloire qu'il peut y trouver. » — « Eh bien, » dit Arthur, « allez vous désarmer, mangez et reposez-vous de vos fatigues. Avant de vous en retourner, vous aurez une réponse. » Ainsi firent-ils.

Arthur réfléchit que s'il ne pouvait sans peine laisser aller Gereint loin de lui et de sa cour, il ne lui était guère possible non plus ni convenable d'empêcher son cousin de garder ses domaines et ses limites, puisque son père ne le pouvait plus. Le souci et les regrets de Gwenhwyvar n'étaient pas moindres non plus que ceux de ses femmes, dans la crainte qu'Enid ne les quittât. On eut tout en abondance ce jour et cette nuit-là. Arthur annonça à Gereint la venue des ambassadeurs de Kernyw et le motif de l'ambassade. « Eh bien, » dit Gereint, « quoi qu'il puisse m'arriver ensuite de profit ou de perte, je ferai, seigneur, ta volonté au sujet de cette ambassade. » — « Voici, à mon avis, ce que tu as à faire, » dit Arthur. « Quoique ton départ me soit pénible, va vivre sur tes domaines et garder les limites de tes terres. Prends avec toi, pour t'accompagner, la suite que tu voudras, ceux que tu préfères de mes fidèles et qui t'aiment le plus, les chevaliers, tes compagnons d'armes. » — « Dieu te le rende, » répondit Gereint ; « j'obéirai. » — « Qu'est-ce que tout ce tracas de votre part ? » dit Gwenhwyvar. « Est-ce au sujet des gens qui accompagneraient Gereint jusqu'à son pays? » — « C'est de cela qu'il s'agit, » répondit Arthur. — « Il me faut donc aussi songer, » dit Gwenhrwyvar, « à faire accompagner et pourvoir de tout la dame qui est en ma compagnie. » — « Tu feras bien, » dit Arthur. Et ils allèrent se coucher. Le lendemain, on congédia les messagers, en leur disant que Gereint les suivrait.

Le troisième jour après, Gereint se mit en route. Voici ceux qui l'accompagnèrent : Gwalchmei, fils de Gwyar ; Riogonedd, fils du roi d'Iwerddon ; Ondyaw, fils du duc de Bourgogne; Gwilym, fils du roi de France ; Howel, fils d'Emyr Llydaw ; Elivri Anaw Kyrdd ; Gwynn, fils de Tringat ; Goreu, fils de Kustennin ; Gweir Gwrhytvawr ; Garannaw, fils de Golithmer ; Peredur, fils d'Evrawc ; Gwynn Llogell Gwyr, juge de la cour d'Arthur ; Dyvyr, fils d'Alun Dyvet ; Gwrhyr Gwalstawt Ieithoedd ; Bedwyr, fils de Bedrawt ; Kadwri, fils de Gwryon ; Kei, fils de Kynyr ; Odyar le Franc, ystiwart (stewart) de la cour d'Arthur. « Et Edern, fils de Nudd, » dit Gereint, « que j'entends dire être en état de chevaucher, je désire aussi qu'il vienne avec moi. » — « Il n'est vraiment pas convenable, » répondit Arthur, « que tu l'emmènes, quoiqu'il soit rétabli, avant que paix n'ait été faite entre lui et Gwenhwyvar. » — « Mais nous pourrions, Gwenhwyvar et moi, le laisser libre sur cautions. » — « Si elle le permet, qu'elle le fasse en le tenant quitte de cautions ; c'est assez de peines et de souffrances sur cet homme pour l'outrage fait par le nain à la pucelle. » — « Eh bien, » dit Gwenhwyvar, « puisque vous le trouvez juste, toi et Gereint, je le ferai volontiers. » Et aussitôt elle permit à Edern, fils de Nudd, d'aller en toute liberté. Bien d'autres, outre ceux-là, allèrent conduire Gereint.

Ils partirent, formant la plus belle troupe qu'on eût jamais vue, dans la direction de la Havren. Sur l'autre rive étaient les nobles d'Erbin, fils de Kustennin, et son père nourricier à leur tête, pour recevoir amicalement Gereint. Il y avait aussi beaucoup de femmes de la cour envoyées par sa mère au-devant d'Enid, fille d'Ynywl, femme de Gereint. Tous les gens de la cour, tous ceux des Etats furent remplis de la plus grande allégresse et de la plus grande joie à l'arrivée de Gereint, tellement ils l'aimaient, tellement il avait recueilli de gloire depuis son départ, et aussi parce qu'il venait prendre possession de ses domaines et faire respecter leurs limites. Ils arrivèrent à la cour. Il y avait là abondance, profusion somptueuse de toute espèce de présents, boissons diverses, riche service, musique et jeux variés. Pour faire honneur à Gereint, on avait invité tous les gentilshommes des états à venir voir Gereint. Ils passèrent cette journée et la nuit suivante avec tout l'agrément désirable. Le lendemain matin, Erbin fit venir Gereint et les nobles personnages qui l'avaient escorté, et lui dit : « Je suis un homme alourdi, âgé ; tant que j'ai pu maintenir les domaines pour toi et pour moi, je l'ai fait. Toi, tu es un jeune homme, tu es dans la fleur de la jeunesse : à toi à présent de maintenir tes Etats. » — « Assurément, » répondit Gereint, « s'il avait dépendu de moi, tu n'aurais pas remis en ce moment entre mes mains la possession de tes domaines, et tu ne m'aurais pas emmené de la cour d'Arthur. » — « Je les remets entre tes mains ; prends aujourd'hui l'hommage de tes vassaux. » Gwalchmei dit alors : « Ce que tu as de mieux à faire, c'est de satisfaire aujourd'hui les solliciteurs et de recevoir demain les hommages. »

On réunit les solliciteurs. Kadyrieith se rendit auprès d'eux pour examiner leurs vœux et demander à chacun ce qu'il désirait. Les gens d'Arthur commencèrent à donner ; puis aussitôt vinrent les gens de Kernyw, qui se mirent aussi à faire des dons. La distribution ne dura pas longtemps, tellement chacun était empressé à donner. Personne de ceux qui se présentèrent ne s'en retourna sans avoir été satisfait. Ils passèrent cette journée et la nuit suivante dans tous les plaisirs désirables. Le lendemain, Erbin pria Gereint d'envoyer des messagers à ses vassaux pour leur demander si cela ne les contrariait pas qu'il vînt recevoir leur hommage, et s'ils avaient à lui opposer sujet de colère, dommage, ou quoi que ce soit. Gereint envoya des messagers à ses hommes de Kernyw pour leur faire ces demandes. Ils répondirent qu'ils n'éprouvaient d'autre sentiment que la joie et l'honneur le plus complets à la nouvelle que Gereint venait prendre leur hommage. Gereint prit aussitôt l'hommage de tous ceux d'entre eux qui se trouvaient là. La troisième nuit, ils la passèrent encore ensemble.

Le lendemain, les gens d'Arthur manifestèrent le désir de s'en aller. « Il est trop tôt pour partir, » dit Gereint. « Restez ici avec moi jusqu'à ce que j'aie fini de prendre l'hommage de ceux de mes nobles qui auront l'intention de se rendre auprès de moi. » Ils restèrent jusqu'à ce qu'il eût fini, puis ils partirent pour la cour d'Arthur. Gereint et Enid les accompagnèrent jusqu'à Diganhwy.[34] En se séparant, Ondyaw, fils du duc de Bourgogne, dit à Gereint : « Va tout d'abord aux extrémités de tes domaines et examine minutieusement tes limites. Si tes embarras devenaient trop lourds, fais-le savoir à tes compagnons. » — « Dieu te le rende, » dit Gereint ; « je le ferai. »

Gereint se rendit aux extrémités de ses Etats, ayant avec lui, comme guides, les nobles les plus clairvoyants de ses domaines, et prit possession des points les plus éloignés qu'on lui montra. Comme il en avait l'habitude pendant tout son séjour à la cour d'Arthur, il rechercha les tournois, fit connaissance avec les hommes les plus vaillants et les plus forts, si bien qu'il devint célèbre dans cette région comme il l'avait été ailleurs, et qu'il enrichit sa cour, ses compagnons et ses gentilshommes des meilleurs chevaux et des meilleures armes. Il ne cessa que lorsque sa gloire eut volé par tout le royaume. Mais lorsqu'il en eut conscience, il commença à aimer son repos et ses aises : il n'y avait plus personne à lui résister un moment. Il aima sa femme, le séjour continu à la cour, la musique, les divertissements, et resta ainsi assez longtemps à la maison. Bientôt il aima la retraite dans sa chambre avec sa femme, à tel point qu'il perdait le cœur de ses gentilshommes, négligeant même chasse et divertissements, le cœur des gens de sa cour, et qu'il y avait secrètement des murmures et des moqueries à son sujet, pour se séparer aussi complètement de leur compagnie par amour pour une femme. Ces propos finirent par arriver à l'oreille d'Erbin. Il répéta ce qu'il avait entendu à Enid, et lui demanda si c'était elle qui faisait agir ainsi Gereint et qui lui mettait en tête de se séparer de sa maison et de son entourage. — « Non, par ma foi, » répondit-elle, « je le déclare devant Dieu; et il n'y a rien qui me soit plus odieux que cela. » Elle rie savait que faire ; il lui était difficile de révéler cela à Gereint ; elle pouvait encore moins négliger de l'avertir de ce qu'elle avait entendu. Aussi en conçut-elle un grand chagrin.

Un matin d'été, ils étaient au lit, lui sur le bord, Enid éveillée, dans la chambre vitrée. Le soleil envoyait ses rayons sur le lit. Les habits avaient glissé de dessus sa poitrine et ses bras ; il dormait. Elle se mit à considérer combien son aspect était beau et merveilleux, et dit : « Malheur à moi, si c'est à cause de moi que ces bras et cette poitrine perdent toute la gloire et la réputation qu'ils avaient conquise. » En parlant ainsi, elle laissait échapper d'abondantes larmes, au point qu'elles tombèrent sur la poitrine de Gereint, ce qui, avec le bruit de ses paroles, acheva de le réveiller. Une autre pensée le mit en émoi : c'est que ce n'était pas par sollicitude pour lui qu'elle avait ainsi parlé, mais par amour pour un autre qu'elle lui préférait, et parce qu'elle désirait se séparer de lui. L'esprit de Gereint en fut si troublé, qu'il appela son écuyer. « Fais préparer tout de suite, dit-il, mon cheval et mes armes, et qu'ils soient prêts. Toi, » dit-il à Enid, « lève-toi, habille-toi, fais préparer ton cheval et prends l'habit le plus mauvais que tu possèdes pour chevaucher. Honte à moi, et si tu reviens ici avant d'avoir appris si j'ai perdu mes forces aussi complètement que tu le dis, et si tu as autant de loisirs que tu en avais pour désirer te trouver seule avec l'homme auquel tu songeais. » Elle se leva aussitôt et revêtit un habit négligé. « Je ne sais rien de ta pensée, seigneur, » dit-elle. — « Tu ne le sauras pas maintenant, » répondit-il. Et il se rendit auprès d'Erbin. « Seigneur, » dit-il, « je pars pour une affaire, et je ne sais pas trop quand je reviendrai ; veille donc sur tes domaines jusqu'à mon retour. » — « Je le ferai, » répondit-il ; « mais je m'étonne que tu partes si subitement. Et qui ira avec toi ? car tu n'es pas un homme à qui il convienne de traverser seul la terre de Lloegyr. » — « Il ne viendra avec moi qu'une seule personne. » — « Dieu te conseille, mon fils, et puissent beaucoup de gens avoir recours à toi en Lloegyr. » Gereint alla chercher son cheval, qu'il trouva revêtu de son armure lourde, brillante, étrangère. Il ordonna à Enid de monter à cheval, d'aller devant et de prendre une forte avance. « Quoi que tu voies ou entendes, » ajouta-t-il, « ne reviens pas sur tes pas, et, à moins que je ne te parle, ne me dis pas un seul mot. » Et ils allèrent devant eux.

Ce ne fut point la route la plus agréable ni la plus fréquentée qu'il lui fit prendre, mais bien la plus déserte, celle où il était le plus certain de trouver des brigands, des vagabonds, des bêtes fauves enragées, venimeuses. Ils arrivèrent à la grand-route, la suivirent et aperçurent un grand bois à côté d'eux. Ils y entrèrent, et, en sortant du bois, ils virent quatre cavaliers. Ceux-ci les regardèrent, et l'un d'eux dit : « Voici une bonne aubaine pour nous : les deux chevaux, la femme avec, nous aurons le tout sans effort pour ce qui est du chevalier là-bas, seul, à la tête penchée, affaissée et triste. » Enid les entendait, et, par crainte de Gereint, ne savait que faire : si elle devait le lui dire ou se taire. « La vengeance de Dieu soit sur moi, » dit-elle enfin, « si je n'aime mieux la mort de sa main que de la main d'un autre. Dût-il me tuer, je l'avertirai plutôt que de le voir frappé de mort à l'improviste. » Elle attendit Gereint, et, quand il fut près d'elle : « Seigneur, » lui dit-elle, « entends-tu les propos de ces hommes là-bas à ton sujet? » Il leva la tête et la regarda avec colère : « Tu n'avais autre chose à faire qu'à observer l'ordre qui t'avait été donné, c'est-à-dire te taire. Je ne tiens pas compte de ce qui vient de toi ni de ton avertissement; quoique tu désires me voir tuer et mettre en pièces par ces gens-là, je n'ai pas la moindre appréhension. » A ce moment, le premier d'entre eux mit sa lance en arrêt et s'élança sur Gereint. Gereint lui tint tête, et non en homme amolli. Il laissa passer le choc de côté, et, s'élançant lui même sur le chevalier, le frappa à la boucle de son écu au point que l'écu se fendit, que l'armure se brisa, qu'une bonne coudée de la hampe de la lance lui entra dans le corps et qu'il fut jeté mort à terre par-dessus la croupe de, son cheval. Le second chevalier l'attaqua avec fureur en voyant son compagnon tué ; d'un seul choc, Gereint le jeta à terre et le tua comme l'autre. Le troisième le chargea et Gereint le tua de même. De même aussi, il tua le quatrième.

Triste et peinée, Enid regardait. Gereint mit pied à terre, enleva aux morts leurs armures, les mit sur les selles, attacha les chevaux ensemble par le frein et remonta à cheval. « Voici, » lui dit-il, « ce que tu vas faire ; tu vas prendre les quatre chevaux et les pousser devant toi ; tu iras devant, comme je te l'avais commandé tout à l'heure, et tu ne me diras pas un mot avant que je ne t'adresse la parole. Je le déclare devant Dieu, si tu ne le fais pas, ce ne sera pas impunément. » — « Je ferai mon possible, seigneur, » dit-elle, « pour te satisfaire. »

Ils s'avancèrent à travers le bois, et de là, ils passèrent dans une vaste, plaine. Au milieu, il y avait un taillis à tête épaisse, embroussaillé ; et ils virent venir vers eux, du côté de ce bois, trois chevaliers montés sur des chevaux bien équipés, et couverts, eux et leurs montures, d'armures de haut en bas. Enid les observa avec attention. Quand ils furent près, elle les entendit dire entre eux : « Voici une bonne aubaine qui ne coûtera pas d'efforts : nous aurons à bon marché les quatre chevaux et les quatre armures pour ce qui est de ce chevalier là-bas, sans compter la pucelle. » — « Ils disent vrai, » se dit-elle ; « il est fatigué à la suite de sa lutte avec les hommes de tout à l'heure. La vengeance de Dieu soit sur moi si je ne l'avertis pas. » Elle attendit Gereint, et quand il fut près d'elle :

« Seigneur, » dit-elle, « n'entends-tu pas la conversation de ces hommes là-bas à ton sujet? » — « Qu'est-ce, » répondit-il? — « Ils sont en train de dire qu'ils auront tout ceci comme butin à bon marché. » — « Par moi et Dieu, ce qui est plus pénible pour moi que la conversation de ces gens-là, c'est que tu ne te taises point vis-à-vis de moi et que tu ne te conformes pas à mon ordre. » — « Seigneur, je ne veux pas qu'on te prenne à l'improviste. » — « Tais-toi désormais, je ne me soucie pas de ce qui vient de toi. » A ce moment, un des chevaliers, baissant sa lance, se dirigea vers. Gereint, et s'élança sur lui avec succès, pensait-il. Gereint reçut le choc tranquillement, d'un coup le fit passer à côté, et se jeta en plein sur le chevalier. Tel fut le choc de l'homme et du cheval, que le nombre des armes ne servit de rien au chevalier, que la pointe de la lance sortit de l'autre côté, qu'il eut une bonne partie de la hampe dans le corps, et que Gereint le précipita à terre de toute la longueur de son bras et de sa lance par-dessus la croupe de son cheval. Les deux autres chevaliers chargèrent tour à tour et n'eurent pas meilleure chance.

La jeune femme s'était arrêtée et regardait. Elle était anxieuse dans la crainte que Gérant ne fût blessé dans sa lutte avec ces hommes, et aussi joyeuse en le voyant avoir le dessus. Gereint descendit, amarra les trois armures dans les trois selles, et attacha les trois chevaux ensemble par le frein, de sorte qu'il avait avec lui sept chevaux. Puis il remonta, et commanda à la jeune femme de les pousser devant. « Il vaut autant que je me taise, » ajouta-t-il, « car tu ne te conformeras pas à mon ordre. » — « Je le ferai, seigneur, » dit-elle, « dans la mesure du possible; seulement je ne pourrai te cacher les propos menaçants et terribles que j'entendrai à ton sujet de la part d'étrangers, comme ceux-ci, qui rôdent à travers le pays. » — « Par moi et Dieu, je ne me soucie pas de ce qui vient de toi. Tais-toi maintenant. » — « Je le ferai, seigneur, autant que possible. » La jeune femme alla en avant, les chevaux devant elle, et garda son avance.

Du taillis dont nous avons parlé un peu plus haut, ils firent route à travers une terre découverte, d'une agréable élévation, heureusement unie, riche. Au loin, ils aperçurent un bois, et, s'ils en voyaient la partie la plus proche, ils n'en distinguaient ni les côtés ni l'extrémité. Ils s'y rendirent, et, en sortant, ils virent cinq chevaliers ardents et vaillants, forts et solides, sur des chevaux de guerre gros et robustes, tous parfaitement armés, hommes et chevaux. Lorsqu'ils furent tout prêts, Enid les entendit dire entre eux : « Voici pour nous une bonne aubaine : nous aurons à bon marché, sans nulle peine, tous ces chevaux et ces armures, ainsi que la pucelle, pour ce qui est de ce chevalier là-bas, affaissé, courbé, triste. » Enid fut très inquiète en entendant les propos de ces hommes, au point qu'elle ne savait au monde que faire. A la fin, elle se décida à avertir Gereint. Elle tourna bride de son côté. « Seigneur, » lui dit-elle, « si tu avais entendu la conversation de ces hommes là-bas comme je l'ai entendue, tu ferais plus attention que tu ne le fais. » Gereint sourit d'un air contraint, irrité, redoutable, amer, et dit : « Je t'entends toujours bien enfreindre toutes mes défenses; il se pourrait que tu eusses bientôt à t'en repentir. » Au même moment les chevaliers se rencontrèrent avec lui, et Gereint les renversa victorieusement, superbement tous les cinq. Il mit les cinq armures dans les cinq selles, attacha les douze chevaux ensemble par le frein et les confia à la jeune femme. « Je ne sais pas, » dit-il, « à quoi il me sert de te donner des ordres. Pour cette fois, que mon ordre te serve d'avertissement. » La jeune femme s'avança vers le bois et garda l'avance, comme Gereint le lui avait commandé. Il eût été dur pour Gereint de voir une jeune femme comme elle obligée, à cause des chevaux, à une marche aussi pénible, si la colère le lui eût permis.

Ils allèrent à travers le bois, qui était profond. La nuit les y surprit. « Jeune femme, » dit-il, « il ne nous sert pas de chercher à marcher. » — « Bien, seigneur, » répondit-elle ; « nous ferons ce que tu voudras. » — « Ce que nous avons de mieux à faire, c'est de nous détourner de la route dans le bois pour nous reposer, et d'attendre le jour pour voyager. » — « Volontiers. » C'est ce qu'ils firent. Il descendit de cheval et la mit à terre. « Je suis si fatigué, » dit-il, « que je ne puis m'empêcher de dormir. Veille, toi, les chevaux, et ne dors pas. » — « Je le ferai, seigneur. » Il dormit dans son armure et passa ainsi la nuit. Elle n'était pas longue à cette époque de l'année. Quand Enid aperçut les lueurs de l'aurore, elle tourna ses yeux vers lui pour voir s'il dormait. A ce moment il s'éveilla. « Je voulais déjà te réveiller, il y a pas mal de temps, » dit-elle. Par lassitude, Gereint ne dit rien, quoiqu'il ne l'eût pas autorisée à parler. Gereint se leva et dit : « Prends les chevaux, va devant, et garde ton avance comme tu l'as fait hier. »

Le jour était déjà un peu avancé quand ils quittèrent le bois et arrivèrent à une plaine assez nue. Il y avait des prairies des deux côtés et des faucheurs en train de couper le foin, et, devant eux, une rivière. Il y fit descendre les chevaux, et, lorsqu'ils eurent bu, ils gravirent une pente assez élevée. Là, ils rencontrèrent un tout jeune homme, assez mince, ayant autour du cou une serviette avec quelque chose dedans, ils ne savaient quoi, et, à la main, une petite cruche bleue et un bol dessus. Le valet salua Gereint. « Dieu te donne bien, » dit Gereint ; « d'où viens-tu? » — « De la ville qui est là-bas devant toi. Trouverais-tu mauvais, seigneur, que je demande d'où tu viens toi-même ? » — « Non, » dit Gereint; « je viens de traverser ce bois là-bas. » — « Je suppose bien que ta situation n'a guère dû être bonne hier soir et que tu n'as eu ni à manger ni à boire. » — « Non, certes, par moi et Dieu! » — « Veux-tu suivre mon conseil ? Accepte de moi ce repas. » — « Quel repas? » — « Le déjeuner que j'apportais à ces faucheurs là-bas, c'est-à-dire du pain, de la viande et du vin. Si tu veux, seigneur, ils n'en auront rien. » — « J'accepte, » dit Gereint ; « Dieu te le rende. » Gereint descendit de cheval. Le valet mit Enid à terre. Ils se lavèrent et prirent leur repas. Le valet coupa le pain, leur donna à boire, les servit complètement. Lorsqu'ils eurent fini, il se leva et dit à Gereint : « Seigneur, avec ta permission, je vais aller chercher à manger aux faucheurs. » — « Va à la ville, » répondit Gereint, « tout d'abord pour me retenir un logement dans l'endroit le meilleur que tu connaisses et où les chevaux soient le moins à l'étroit ; prends le cheval et l'armure que tu voudras en récompense de ton service et de ton présent. » — « Dieu te le rende ; cela eût suffi à payer un service autrement important que le mien. »

Le valet alla à la ville, retint le logement le meilleur et le plus confortable qu'il connût pour Gereint ; puis il se rendit, avec son cheval et ses armes à la cour, auprès du comte, et lui raconta toute l'aventure. « Seigneur, » dit-il ensuite, « je vais retrouver le chevalier pour lui indiquer le logement. » — « Va, » dit le comte ; « s'il le désirait, il trouverait ici bon accueil. » Le valet retourna auprès de Gereint et l'informa qu'il aurait bon accueil de la part du comte dans sa cour même. Gereint ne voulut que son logement. Il trouva, en y arrivant, chambre confortable, avec abondance de paille et d'habits, et ample étable pour les chevaux. Le valet veilla à ce qu'ils fussent bien servis. Quand ils furent désarmés, Gereint dit à Enid : « Va de l'autre côté de la chambre et ne passe pas de ce côté-ci. Fais venir, si tu veux, la femme de la maison. » — « Je ferai, seigneur, » répondit-elle, « comme tu dis. » A ce moment l'hôtelier vint auprès de Gereint, le salua, lui fit accueil, et lui demanda s'il avait mangé son souper. Il répondit que oui. Le valet lui dit alors : « Désires-tu boisson ou autre chose, avant que je n'aille voir le comte ? » — « En vérité, je veux bien, » répondit-il. Le valet alla en ville et revint avec de la boisson. Ils se mirent à boire ; mais, presque aussitôt, Gereint dit : « Je ne peux m'empêcher de dormir. » — « Bien, » dit le valet ; « pendant que tu dormiras, j'irai voir le comte. » — « Va, et reviens ici ensuite. » Gereint s'endormit, ainsi qu'Enid.

Le valet se rendit auprès du comte, qui lui demanda où logeait le chevalier. « Il ne faut pas que je tarde, » dit le valet, « à aller le servir. » — « Va, » dit le comte, « et salue-le de ma part. Dis-lui que j'irai le voir bientôt. » —« Je le ferai. » Il arriva lorsqu'il était temps pour eux de s'éveiller. Ils se levèrent et allèrent se promener. Lorsque le moment leur parut venu, ils mangèrent. Le valet les servit. Gereint demanda à l'hôtelier s'il avait chez lui des compagnons qu'il voulût bien inviter à venir près de lui. — « J'en ai, » dit-il. — « Amène-les ici pour prendre en abondance, à mes frais, tout ce qu'on peut trouver de mieux à acheter dans la ville. » L'hôtelier amena là la meilleure société qu'il eût pour festoyer aux frais de Gereint. Sur ces entrefaites, le comte vint avec des chevaliers, lui douzième, faire visite à Gereint. Celui-ci se leva et le salua. « Dieu te donne bien, » dit le comte. Ils allèrent s'asseoir chacun suivant son rang. Le comte s'entretint avec Gereint et lui demanda quel était le but de son voyage. — « Pas d'autre, » répondit-il, « que celui de chercher aventure et faire ce que je jugerai à propos. » Alors le comte considéra Enid avec attention, fixement. Jamais, pensait-il, il n'avait vu une jeune fille plus belle ni plus gracieuse qu'elle ; il concentra toutes ses pensées sur elle. « Veux-tu me permettre, » dit-il à Gereint, « d'aller m'entretenir avec cette jeune femme là-bas, que je vois en quelque sorte comme séparée de toi ? » — « Très volontiers, » dit Gereint. Il se rendit près d'Enid et lui dit : « Jeune fille, il n'y a guère de plaisir pour toi, dans un pareil voyage, en compagnie de cet homme. » — « Il ne m'est pas désagréable, » répondit-elle, « de suivre la route qu'il lui plaît de suivre. » — « Tu n'auras à tes ordres ni serviteurs ni servantes. » — « J'aime mieux suivre cet homme que d'avoir serviteurs et servantes. » — « Veux-tu un bon conseil? Reste avec moi, et je mettrai mon comté en ta possession. » — « Non, par moi et Dieu, cet homme est le seul à qui j'aie jamais donné ma foi, et je ne lui serai pas infidèle. » — « Tu as tort. Si je le tue, je t'aurai tant que je voudrai, et quand je serai fatigué de toi, je te jetterai dehors. Si tu consens pour l'amour de moi, il y aura entre nous accord indissoluble, éternel, tant que nous vivrons. » Elle réfléchit aux paroles du comte, et trouva plus sage de lui inspirer une confiance présomptueuse au sujet de sa demande. « Seigneur, » dit-elle, « ce que tu as de mieux à faire pour ne pas m'attirer trop de honte, c'est de venir ici demain m'enlever, comme si je n'en savais rien. » — « Je le ferai, » répondit-il. Sur ce, il se leva, prit congé et sortit, lui et ses hommes.

Pour le moment, elle ne parla pas à Gereint de son entretien avec le comte, de peur d'accroître sa colère, ses soucis et son agitation. Ils allèrent se coucher quand il fut temps. Elle dormit un peu au commencement de la nuit. A minuit, elle s'éveilla, mit les armes de Gereint en état toutes ensemble, de façon à ce qu'il n'eût qu'à les vêtir, et, avec beaucoup d'appréhension pour sa démarche, elle alla jusqu'au bord du lit de Gereint et lui dit à voix basse, doucement : « Seigneur, réveille-toi et habille-toi. Ecoute l'entretien que j'ai eu avec le comte et ses intentions à mon égard. » Elle révéla à Gereint toute la conversation. Quoiqu'il fût irrité contre elle, il tint compte de l'avertissement et s'habilla. Elle alluma de la chandelle pour l'éclairer pendant qu'il s'habillait. « Laisse-là la chandelle, » dit-il, « et dis au maître de la maison de venir ici. » Elle obéit. L'hôtelier se rendit auprès de Gereint. « Sais-tu combien je te dois? » lui dit-il. — « Peu de chose, je crois, seigneur. » — « Quoi qu'il en soit de ma dette, prends onze chevaux et onze armures. » — « Dieu te le rende, seigneur ; mais je n'ai pas dépensé pour toi la valeur d'une seule de ces armures. » —« Qu'importé ! Tu n'en seras que plus riche. Veux-tu me guider hors de la ville? » — « Volontiers ; et de quel côté comptes-tu aller? » — « Je voudrais aller du côté opposé à celui par lequel nous sommes entres en ville. » L'hôtelier le conduisit aussi loin qu'il le voulut. Alors Gereint ordonna à Enid de prendre de l'avance comme auparavant. Elle le fit et partit devant elle. L'hôtelier retourna chez lui.

Il venait à peine de rentrer qu'il entendit venir sur sa maison le plus grand bruit qu'il eût jamais entendu. Lorsqu'il regarda dehors, il vit quatre-vingt six chevaliers complètement armés et le comte Dwnn à leur tête. « Où est le chevalier ? » s'écria-t-il. — « Par ta main, seigneur, » dit l'hôtelier, « il est déjà à une certaine distance d'ici; il est parti depuis pas mal de temps. » — « Pourquoi, vilain, l'as-tu laissé aller sans m'avertir ? » — « Seigneur, tu ne me l'avais pas commandé; si tu l'avais fait, je ne l'aurais pas laissé aller. » — « De quel côté crois-tu qu'il soit allé? » — « Je ne sais ; seulement, c'est la grand-rue qu'il a prise. » Ils tournèrent bride vers cette rue, aperçurent les traces des pieds des chevaux, les suivirent et arrivèrent à la grand-route.

Enid, quand elle vit le jour poindre, regarda derrière elle, et aperçut comme un brouillard et un nuage qui approchait de plus en plus. Elle s'en inquiéta, pensant que c'étaient le comte et sa suite lancés à leur poursuite. A ce moment, elle vit un chevalier apparaître hors du nuage. « Par ma foi, » dit-elle, « je l'avertirai, au risque d'être tué par lui. J'aime mieux mourir de sa main que de le voir tuer sans l'avoir prévenu. Seigneur, » lui dit-elle, « ne vois-tu pas cet homme se diriger vers toi suivi de beaucoup d'autres? » — « Je le vois, » répondit-il. « On a beau te commander le silence, tu ne te tairas jamais. Ton avertissement ne compte pas pour moi ; ne m'adresse plus la parole. » Il se retourna contre le chevalier, et, du premier assaut, le jeta sous les pieds de son cheval. Il continua à les culbuter au premier choc, tant qu'il resta un seul des quatre-vingt-six cavaliers. Le vaincu était toujours remplacé par un plus fort, le comte restant à part. Le comte vint le dernier. Il brisa contre lui une première lance, puis une seconde. Gereint se tourna contre lui, et, s'élançant, le frappa de sa lance au beau milieu de son bouclier, si bien que le bouclier se brisa, ainsi que toute l'armure, dans cette direction, et qu'il fut jeté lui-même par-dessus la croupe de son cheval à terre, en péril de mort. Gereint s'approcha de lui ; le bruit des sabots du cheval fit revenir le comte de son évanouissement. « Seigneur, » dit-il à Gereint, « ta merci. » Gereint lui accorda merci. Par suite de la dureté du sol sur lequel ils avaient été précipités et de la violence des assauts qu'ils avaient eus à subir, pas un d'eux ne s'en alla sans avoir reçu de Gereint un saut mortellement douloureux, amenant de cuisantes blessures et brisant le corps. Gereint s'en alla devant lui, suivant la route sur laquelle il se trouvait. La jeune femme garda son avance. Près d'eux ils virent une vallée, la plus belle qu'on pût voir, traversée par une grande rivière, un pont sur la rivière, et une route conduisant à la rivière ; plus haut que le pont, de l'autre côté, il y avait une ville forte, la plus belle du monde. Comme il se dirigeait vers le pont, Gereint vit venir de son côté, à travers un taillis épais, un chevalier monté sur un cheval gros et grand, au pas égal, fier et docile. « Chevalier, » lui dit-il, « d'où viens-tu? » — « Je viens, » répondit-il, « de cette vallée làbas. » — « Qui possède cette belle vallée et cette belle ville forte ? » — « Je vais te le dire : les Francs et les Saxons l'appellent Gwiffret Petit, et les Kymry le Petit Roi.[35] » — « Puis-je aller à ce pont et à la grand-route qui passe le plus près sous les murs de la ville? » — « Ne mets pas les pieds sur la terre qui est de l'autre côté du pont, si tu ne veux avoir affaire à lui ; c'est son habitude que pas un chevalier ne passe sur ses terres sans se battre avec lui. » — « Par moi et Dieu, je suivrai cette route malgré lui. » — « S'il en est ainsi, je crois bien que tu auras honte et affront. » Gereint, d'un air furieux, avec résolution et colère, se dirigea vers la route qu'il avait auparavant l'intention de suivre^ Et ce ne fut pas celle qui menait à la ville par le pont qu'il prit, mais celle qui menait à une éminence au sol dur, solide, élevée, à la vaste vue.

Il vit aussitôt venir après lui un chevalier monté sur un cheval de guerre fort et gros, à la démarche vaillante, au large sabot, au large poitrail : jamais il n'avait vu d'homme plus petit ; il était complètement armé, lui et son coursier. En atteignant Gereint, il s'écria : « Dis, seigneur, est-ce par ignorance ou par présomption que tu as cherché à me faire perdre mon privilège et à violer ma loi ? » — « Non, » répondit Gereint, « je ne savais pas que le chemin fût fermé à personne. » — « Comme tu le savais, viens avec moi à ma cour pour me donner satisfaction. » — « Je n'irai point, par ma foi; je n'irai même pas à la cour de ton seigneur, à moins que ce ne soit Arthur. » — « Par la main d'Arthur, j'aurai satisfaction de toi ou souffrance extrême. » Et ils s'attaquèrent.

Un écuyer à lui vint les fournir de lances à mesure qu'ils les brisaient. Ils se donnaient l'un à l'autre, sur leurs écus, des coups durs, violents, au point que les écus en perdirent toute leur couleur. Gereint ne trouvait guère agréable de se battre avec lui, à cause de sa petitesse, de la difficulté de le bien voir, et de la violence des coups qu'il donnait lui aussi. Ils ne cessèrent de frapper que lorsque les chevaux s'abattirent sur leurs genoux, et qu'enfin Gereint l'eut jeté à terre, la tête la première. Alors ils se battirent à pied. Ils se donnèrent l'un à l'autre des coups rapides et irrités, rudes et vaillants, durs et précipités. Ils trouèrent leurs heaumes, entamèrent leurs cervelières, détraquèrent leurs armures, si bien qu'ils étaient aveuglés par la sueur et le sang. A la fin Gereint entra en fureur, appela à lui toutes ses forces, et avec colère, rapidité, cruellement, solidement, il leva son épée et lui déchargea sur la tête un coup mortellement violent, pénétrant comme le poison, furieux, amer, au point qu'il brisa toute l'armure de la tête, la peau, la chair, qu'il entama l'os et que l'épée du petit roi fut lancée au bout le plus éloigné du champ. Il demanda à Gereint grâce et merci. — « Tu l'auras, » dit Gereint, « malgré ton manque de courtoisie et de politesse, à condition d'être mon allié, de ne jamais rien faire contre moi désormais, et, si tu apprends que je suis dans la peine, de venir m'en délivrer. » — « Je le ferai, seigneur, avec plaisir. » Quand il lui en eut donné sa foi, il ajouta : « Et toi, seigneur, tu viendras sans doute avec moi à ma cour, là-bas, pour te remettre de tes fatigues et de ta lassitude. » — « Je n'irai point, par moi et Dieu, » répondit Gereint. Gwiffret le Petit aperçut alors Enid : il trouva dur de voir une créature aussi noble qu'elle supporter tant de souffrances. « Seigneur, » dit-il à Gereint, « tu as tort de ne pas te laisser aller au délassement et au repos. S'il te survient, dans cet état, une aventure difficile, il ne te sera pas facile d'en venir à bout. » Gereint ne voulut que continuer son voyage.

Il remonta à cheval, couvert de sang et souffrant. La jeune femme reprit son avance. Ils marchèrent vers un bois qu'ils apercevaient à côté d'eux. La chaleur était, grande, et les armes, par la sueur et le sang, collaient à sa chair. Arrivés dans le bois, il s'arrêta sous un arbre, pour éviter la chaleur. La douleur de ses blessures se fit alors sentir plus vivement à lui qu'au moment où il les avait reçues. Enid se tenait sous un autre arbre. A ce moment, ils entendirent le son des cors et le tumulte d'un grand rassemblement : c'était Arthur et sa suite qui descendaient dans le bois. Gereint se demandait quelle route il prendrait pour les éviter, lorsqu'un piéton l'aperçut : c'était le valet du distein de la cour. Il alla trouver le distein et lui dit quelle sorte de chevalier il avait vu dans le bois. Le distein fit équiper son cheval, prit sa lance et son bouclier, et se rendit auprès de Gereint. « Chevalier, » lui dit-il, « que fais-tu ici ? » — « Je suis au frais sous cet arbre, et j'évite l'ardeur du soleil et de la chaleur. » — « Qui es-tu et quel est le but de ton voyage ? » — « Chercher des aventures et aller où il me plaît. » — « Eh bien, » dit Kei, « viens avec moi faire visite à Arthur, qui est ici prés. » — « Je n'irai point, par moi et Dieu. » — « Il te faudra bien venir. » Kei ne le reconnaissait pas, mais Gereint le reconnaissait bien. Kei chargea Gereint du mieux qu'il put. Gereint, irrité, le frappa du bois de sa lance sous le menton et le jeta à terre, la tête la première : ce fut tout le mal qu'il lui fit. Kei se leva tout hors de lui, remonta à cheval et se rendit à son logis. De là, il se rendit au pavillon de Gwalchmei. « Seigneur, un de mes serviteurs vient de me dire qu'il a vu dans le bois, là haut, un chevalier blessé, avec une armure en très mauvais état. Tu ferais bien d'aller voir si c'est vrai. » — « Cela m'est égal, » répondit Gwalchmei. — « Prends ton cheval et une partie de tes armes, car j'ai appris qu'il n'est guère aimable pour ceux qui vont le trouver. »

Gwalchmei prit sa lance et son bouclier, monta à cheval et se rendit auprès de Gereint. « Chevalier, » lui dit-il, « quel voyage fais-tu? » — « Je voyage pour mes affaires et je cherche aventure. » — « Diras-tu qui tu es et viendras-tu faire visite à Arthur, qui est ici près? » — « Je ne veux pas entrer en relation avec toi pour le moment, et je n'irai pas voir Arthur. » Il reconnut Gwalchmei, mais Gwalchmei ne le reconnut pas. « Il ne sera pas dit, » s'écria Gwalchmei, « que je t'aie laissé aller avant d'avoir su qui tu étais. » Il le chargea avec sa lance et frappa son écu au point que sa lance fut brisée et leurs chevaux front à front. Gwalchmei le regarda alors avec attention et le reconnut. « Oh ! Gereint, » s'écria-t-il, « est-ce toi? » — « Je ne suis pas Gereint, » répondit-il. — « Tu es bien Gereint, par moi et Dieu. C'est une triste et déraisonnable expédition que la tienne. » En jetant les yeux autour de lui, il aperçut Enid, la salua et lui montra joyeux visage. « Gereint, » dit Gwalchmei, « viens voir Arthur, ton seigneur et ton cousin. » — « Je n'irai pas, » répondit-il ; « je ne suis pas dans un état à me présenter devant qui que ce soit. » A ce moment, un des écuyers vint après Gwalchmei pour chercher des nouvelles. Gwalchmei l'envoya avertir Arthur que Gereint était blessé, qu'il ne voulait pas le voir et que c'était pitié de voir l'état dans lequel il se trouvait, et tout cela sans que Gereint le sût, à part, à voix basse : « Recommande à Arthur, » ajouta-t-il, « d'approcher sa tente de la route, car il n'ira pas le voir de bon gré, et il n'est pas facile de l'y contraindre dans l'état où il est. » L'écuyer alla rapporter tout cela à Arthur, qui fit transporter son pavillon sur le bord de la route. L'âme d'Enid en fut réjouie alors. Gwalchmei essaya de faire entendre raison à Gereint tout le long de la route, jusqu'au campement d'Arthur, à l'endroit où les pages étaient en train de tendre son pavillon sur le bord de la route. « Seigneur, » dit Gereint, « porte-toi bien. » — « Dieu te donne bien, » répondit Arthur ; « qui es-tu ? » — « Gereint, » dit Gwalchmei ; « de sa propre volonté, il ne serait pas venu te voir aujourd'hui. » — « En vérité, » répondit Arthur, « il n'est pas dans son bon sens. » A ce moment, Enid arriva près d'Arthur et lui offrit ses souhaits. — « Dieu te fasse bien, » répondit-il ; « quel voyage est celui-ci ? » — « Je ne sais, seigneur, » dit-elle ; « seulement, mon devoir est de suivre la même route qu'il lui plaira de suivre lui-même. » — « Seigneur, » dit Gereint, « nous allons nous mettre en route, avec ta permission. » — « Où cela ? Tu ne peux partir que pour achever ta perte. » — « Il ne voulait pas me permettre à moi-même de l'inviter, » dit Gwalchmei. — « Il me le permettra bien à moi, » dit Arthur ; « et, de plus, il ne s'en ira pas d'ici qu'il ne soit guéri. » — « Je préférerais, » dit Gereint, « que tu me laissasses aller. » — « Je n'en ferai rien, par moi et Dieu. » Il fit appeler les pucelles pour Enid et la fit conduire à la chambre de Gwenhwyvar. Gwenhwyvar et toutes les dames lui firent bon accueil. On la débarrassa de son habit de cheval et on lui en revêtit un autre. Arthur appela Kadyrieith, lui ordonna de tendre un pavillon pour Gereint et ses médecins, et le chargea de ne le laisser manquer de rien de ce qu'il lui demanderait. Kadyrieith le fit ; il amena Morgan Tut et ses disciples à Gereint. Arthur et sa cour restèrent là à peu près un mois pour soigner Gereint.

Quand Gereint sentit ses chairs solides, il alla trouver Arthur pour lui demander la permission de se mettre en route. « Je ne sais pas, moi, » dit Arthur, « si tu es encore guéri. » — « Je le suis assurément, seigneur, » répondit-il. — « Ce n'est pas à toi que je me fierai là-dessus, mais aux médecins qui t'ont soigné. » Il fit venir les médecins et leur demanda si c'était vrai. « C'est vrai, » dit Morgan Tut. Le jour même, Arthur quitta ces lieux. Gereint ordonna à Enid de prendre les devants et de garder l'avance, comme elle l'avait fait auparavant. Elle se mit en marche et suivit la grand-route. Comme ils allaient ainsi, ils entendirent les cris les plus violents du monde près d'eux. « Arrête ici, toi, » dit" Gereint à Enid, « et attends. Je vais voir ce que signifient ces cris. » — « Je le ferai, » répondit-elle. Il partit et arriva à une clairière qui était près de la route. Dans la clairière, il aperçut deux chevaux, l'un avec une selle d'homme, l'autre avec une selle de femme, et un chevalier, revêtu de son armure, mort. Une jeune femme, revêtue d'un habit de cheval, se lamentait, penchée sur le chevalier. « Dame, » dit-il, « que t'est-il arrivé ? » — « Nous voyagions par ici, moi et l'homme que j'aimais le plus, lorsque vinrent à nous trois géants, qui, au mépris de toute justice, le tuèrent. » — « Par où sont-ils allés ? » — « Par là, par la grand-route. » Il retourna vers Enid : « Va, » lui dit-il, « auprès de la dame qui est là-bas, et attends-moi là, si je reviens. » Cet ordre lui fit de la peine ; elle se rendit cependant auprès de la jeune femme, qui faisait mal à entendre. Elle était persuadée que Gereint n'en reviendrait pas.

Pour lui, il partit après les géants et les atteignit. Chacun d'eux était plus grand que trois hommes et avait sur l'épaule une énorme massue. Il se précipita sur l'un d'eux et le traversa de sa lance. Il la retira du corps et en frappa le second de même façon. Mais le troisième se retourna contre lui et le frappa de sa massue, au point qu'il fendit le bouclier, entama l'épaule, que toutes ses blessures se rouvrirent et qu'il se mit à perdre tout son sang. Alors il tira son épée, fondit sur le géant et le frappa d'un coup dur, rapide, énorme, violent, vaillant, sur le haut de la tête, si bien qu'il lui fendit la tête et le cou jusqu'aux deux épaules et l'abattit mort. Il laissa les morts ainsi, alla jusqu'à l'endroit où était Enid, et, à sa vue, tomba sans vie de dessus son cheval. Enid poussa des cris terribles, perçants, continuels, douloureux. Elle accourut et se jeta sur son corps. A ses cris, aussitôt vinrent le comte Limwris et sa suite, qui suivaient cette route; ils accoururent à travers la route. « Dame, » dit le comte à Enid, « que t'est-il arrivé? » — « Seigneur, » répondit-elle, « il est tué l'homme que j'aimais et que j'aimerai toujours le plus. » — « Et à toi, » dit-il à l'autre dame, « que t'est-il arrivé? » — « Celui que j'aimais le plus moi aussi, » dit-elle, « est tué. » — « Qui les a tués ? » — « Les géants avaient tué mon plus aimé. L'autre chevalier est allé à leur poursuite et est revenu d'auprès d'eux dans l'état que tu vois, perdant excessivement de sang. Je ne crois pas qu'il les ait quittés sans avoir tué quelqu'un d'eux et peut-être tous. » Le comte fit enterrer le chevalier qui avait été laissé mort. Pour Gereint, il supposait qu'il y avait encore en lui ua reste de vie. Pour voir s'il en reviendrait, il le fit transporter avec lui à sa cour, sur une bière, dans le creux de son bouclier. Les deux jeunes femmes l'y accompagnèrent.

Lorsqu'on y fut arrivé, on plaça Gereint dans sa bière, sur une table placée de front dans la salle. Chacun se débarrassa de ses habits de voyage. Le comte pria Enid d'en faire autant et de prendre un autre habit. « Je n'en ferai rien, par moi et Dieu, » dit-elle. — « Dame, » dit-il, « ne sois pas si triste. » — « Il est bien difficile de me raisonner sur ce point. » — « Je ferai en sorte que tu n'aies pas lieu d'être triste, quoi qu'il arrive de ce chevalier, qu'il meure ou qu'il vive. J'ai un bon comté : tu l'auras en ta possession, et moi avec lui. Sois joyeuse, heureuse désormais. » — « Je ne le serai pas, j'en prends Dieu à témoin, tant que je vivrai désormais. » — « Viens manger. » — « Je n'irai point, par moi et Dieu. » — « Tu viendras, par moi et Dieu. » Et il l'emmena à table, malgré elle, et lui demanda avec insistance de manger. — « Je ne mangerai pas, j'en atteste Dieu, jusqu'à ce que mange celui qui est sur la bière là-bas. » — « Voilà une parole que tu ne pourras tenir : cet homme n'est-il pas, autant vaut dire, mort? » — « J'essaierai. » Alors il lui proposa une coupe pleine. « Bois cette coupe, et tes sentiments changeront. » — « Honte à moi, » répondit-elle, « si je bois avant qu'il ne boive lui-même ! » — « En vérité, » s'écria le comte, « je ne suis pas plus avancé d'être aimable à ton égard ! » Et il lui donna un soufflet.[36] Elle jeta un cri perçant, violent. Elle éprouvait une douleur plus grande que jamais en pensant que si Gereint avait été vivant, on ne l'aurait pas souffletée ainsi.

A ses cris, Gereint sortit de son évanouissement, se mit sur son séant, et, trouvant son épée dans le creux de son bouclier, s'élança jusqu'auprès du comte et lui déchargea un coup furieux et perçant, mortellement acéré, vigoureux, sur le haut de la tête, si bien qu'il le fendit en deux et que l'épée entama la table. Tout le monde abandonna les tables et s'enfuit dehors. Ce n'est pas tant la crainte de l'homme vivant qui les saisissait que le spectacle du mort se levant pour les frapper. Gereint jeta les yeux sur Enid, et une double douleur le pénétra en voyant Enid privée de couleur et par la conscience qu'il avait de son innocence. « Dame, » dit-il, « sais-tu où sont allés nos chevaux? » — « Je sais où est le tien, mais je ne sais où est allé l'autre. Le tien est à cette maison là-bas. » Il y alla, fit sortir son cheval, monta, et, enlevant Enid de terre, la plaça entre lui et l'arçon de devant, et s'éloigna.

Pendant qu'ils chevauchaient ainsi entre deux haies, la nuit commençant à triompher du jour, ils aperçurent tout d'un coup derrière eux, entre eux et le ciel, des hampes de lances, et entendirent un bruit de sabots de chevaux et le tumulte d'une troupe. « J'entends venir derrière nous, » dit Gereint ; « je vais te déposer de l'autre côté de la haie. » A ce moment, un chevalier se dirigea sur lui, la lance en arrêt. En le voyant, Enid s'écria : « Seigneur, quelle gloire aurais-tu à tuer un homme mort, qui que tu puisses être? » — « Ciel, » dit-il, « serait-ce Gereint ? » — « Assurément, par moi et Dieu ; et qui es-tu toi-même ? » — « Je suis le Petit Roi ; je viens à ton secours, parce que j'ai appris que tu étais dans la peine. Si tu avais suivi mon conseil, tu n'aurais pas éprouvé tous ces malheurs. » — « On ne peut rien, » répondit Gereint, « contre la volonté de Dieu ; grand bien peut cependant venir d'un bon conseil. » — « Assurément, et je puis t'en donner un bon dans les circonstances présentes : tu vas venir avec moi à la cour d'un gendre d'une sœur à moi, tout près ici, pour te faire traiter par les meilleurs médecins du royaume. » — « Volontiers, allons, » répondit-il. On donna le cheval d'un des écuyers à Enid, et ils se rendirent à la cour du baron. On leur fit bon accueil. Ils y trouvèrent attentions et service. Le lendemain matin, on se mit en quête de médecins : ils ne tardèrent pas à arriver, et ils le soignèrent jusqu'à complète guérison. Entre temps, il avait chargé le Petit Roi de faire remettre ses armes en état, de sorte qu'elles étaient aussi bonnes que jamais. Ils restèrent là un mois et quinze jours. Le Petit Roi lui dit alors : « Nous allons nous rendre à ma cour à moi maintenant, pour nous reposer et prendre nos aises. » — « Si tu le voulais bien, » dit Gereint, « nous marcherions encore un jour, et ensuite nous reviendrions. » — « Volontiers; ouvre la marche. » Dans la jeunesse du jour, ils se mirent en route.

Enid se montrait avec eux plus heureuse et plus joyeuse qu'elle ne l'avait jamais été. Ils arrivèrent à la grand-route et virent qu'elle se divisait en deux. Sur un des chemins, ils aperçurent un piéton venant à eux. Gwiffret lui demanda : « Piéton, de quel côté viens-tu ? » — « De ce pays là-bas, » répondit-il, « de faire des commissions. » — « Dis-moi, » dit Gereint, « lequel de ces deux chemins vaut-il mieux que nous prenions ? » — « Tu feras mieux de prendre celui-ci ; si tu vas à l'autre, là-bas, tu n'en reviendras pas. Là-bas est le clos du Nuage, et il y a des jeux enchantés. De tous ceux qui y sont v allés, pas un n'est revenu. Là est la cour du comte Owein[37] ; il ne permet à personne de venir prendre logis en ville, à moins qu'on n'aille à sa cour. » — « Par moi et Dieu, c'est par ce chemin que nous irons. » Et alors, suivant cette route, ils arrivèrent à la ville.

Ils prirent leur logement dans l'endroit de la ville qui leur parut le plus beau et le plus agréable. Comme ils y étaient, un jeune écuyer vint à eux et les salua. « Dieu te donne bien, » répondirent-ils. — « Gentilshommes, quels préparatifs sont les vôtres ici? » — « Nous prenons un logement et nous restons ici cette nuit. » — « Ce n'est pas l'habitude de l'homme à qui appartient cette ville de permettre à aucun gentilhomme d'y loger, à moins qu'il n'aille le trouver à sa cour. Venez donc à la cour. » — « Volontiers, » dit Gereint. Ils suivirent l'écuyer. On les accueillit bien. Le comte vint à leur rencontre dans la salle, et commanda de préparer les tables. Ils se levèrent et allèrent s'asseoir : Gereint, d'un côté du comte, et Enid, de l'autre ; le Petit Roi tout à côté d'Enid et la comtesse à côté de Gereint; chacun ensuite suivant sa dignité. Gereint se mit à réfléchir aux jeux, et, pensant qu'on ne le laisserait pas y aller, il cessa de manger. Le comte le regarda et crut que c'était de peur d'aller aux jeux. Il se repentit de les avoir établis, quand ce n'eût été qu'à cause de la perte d'un homme comme Gereint. Si Gereint lui avait demandé d'abolir ces jeux à jamais, il l'eût fait volontiers. Il dit à Gereint : « A quoi penses-tu, que tu ne manges pas ». Si tu appréhendes d'aller aux jeux, tu obtiendras de moi de n'y point aller, et même que personne n'y aille plus jamais, par considération pour toi, » — « Dieu te le rende : je ne désire rien tant que d'y aller et de m'y faire guider. » — « Si tu le préfères, je le ferai volontiers. » — « Oui, en vérité, » répondit-il. Ils mangèrent. Ils eurent service complet, abondance de présents, quantité de boissons. Le repas terminé, ils se levèrent. Gereint demanda son cheval et ses armes, et se harnacha, lui et son destrier. Toutes les troupes se rendirent à la limite du clos.

La haie s'élevait à perte de vue dans l'air. Sur chacun des pieux qu'on apercevait dans le champ, il y avait une tête d'homme, deux pieux exceptés, et on y apercevait des pieux de tous côtés. « Quelqu'un pourra-t-il accompagner le prince, » dit alors le Petit Roi, « ou ira-t-il tout seul? » — « Personne, » répondit Owein. — « Par quel côté entre-t-on ? » demanda Gereint. — « Je ne sais, » dit Owein. « Va par le côté que tu voudras et qui te paraîtra le plus commode. » Et sans crainte, sans hésitation, il s'avança dans la nuée.

En en sortant, il arriva dans un grand verger, avec un espace libre au milieu, où il aperçut un pavillon de paile au sommet rouge. La porte était ouverte. En face de la porte était un pommier, et un grand cor d'appel était suspendu à une branche de l'arbre. Gereint mit pied à terre et entra : il n'y avait qu'une pucelle assise dans une chaire dorée; en face d'elle était une autre chaire vide. Gereint s'y assit. « Seigneur, » dit la jeune fille, « je ne te conseille pas de t'asseoir dans cette chaire. » — « Pourquoi? » — « Celui à qui elle appartient n'a jamais permis qu'un autre s'y assît. » — « Il m'est fort égal qu'il trouve mal que je m'y assoie. » A ce moment, un grand bruit se fit entendre près de la porte. Gereint alla voir ce que cela signifiait, et il aperçut un chevalier monté sur un cheval de guerre, aux naseaux orgueilleux, ardent et fier, aux os forts; une cotte d'armes divisée en deux le couvrait, lui et son cheval, et il y avait dessous une armure complète. « Dis, seigneur, » demanda-t-il à Gereint, « qui t'a prié de t'asseoir là? » — « Moi-même. » — « Tu as eu tort de me causer pareille honte et pareil affront. Lève-toi de là pour me donner satisfaction pour ton manque de courtoisie. » Gereint se leva, et aussitôt ils se battirent. Ils brisèrent un assortiment de lances, puis un second, puis un troisième. Ils se donnaient l'un à l'autre des coups durs et précipités, rapides et violents. A la fin, Gereint s'irrita, lança son cheval à toute bride, se jeta sur lui et le frappa juste au milieu de son écu, si bien qu'il le fendit, que la pointe de la lance pénétra dans son armure, que toutes les sangles se rompirent, et qu'il fut jeté à terre, par-dessus la croupe de son cheval, de toute la longueur de la lance du bras de Gereint, la tête la première. « Oh ! seigneur, » dit-il à Gereint, « ta merci, et tu auras tout ce que tu voudras. » — « Je ne veux qu'une chose, » répondit-il ; « c'est qu'il n'y ait plus jamais ici ni jeux enchantés, ni champ de nuage, ni jeux de tromperie et de sorcellerie. » — « Je te l'accorde volontiers, seigneur. » — « Fais disparaître la nuée. » — « Sonne de ce cor là-bas, et, aussitôt que tu sonneras, la nuée disparaîtra pour toujours ; elle ne devait pas disparaître avant que n'en sonnât un chevalier qui m'eût terrassé. »

Triste et soucieuse était Enid à l'endroit où elle était restée en pensant à Gereint. Gereint sonna du cor, et, au premier son qu'il en tira, la nuée disparut. Toutes les troupes se réunirent, et tout le monde fit la paix. Le comte invita Gereint et le Petit Roi pour cette nuit-là. Le lendemain matin, ils se séparèrent. Gereint se rendit dans ses états.[38] Il les gouverna à partir de là d'une façon prospère ; sa vaillance et sa bravoure ne cessèrent de lui maintenir gloire et réputation désormais, ainsi qu'à Enid.

 


 

[1] Un Peredur Arvau-dur, ou Peredur aux armes d'acier, périt à la bataille de Cattraeth (Gododin, Skene, II, p. 72, v. 29). Le nom de Peredur est souvent associé à celui de Gwrgi ; tous deux sont fils d'Eliffer Gosgorddvawr, ou à la grande suite. Le cheval qui les porte, Corvann, est un des trois marchlwyth ou chevaux de tribu (Triades Mab., p. 301, 5). La tribu de Gwrgi et de Peredur est une des trois tribus déloyales ; elle abandonne ses seigneurs à Kaer Greu lorsqu'ils devaient se battre le lendemain avec Eda Glingawr, et cause ainsi leur mort (ibid., p. 305, 16). D'après les Annales Cambriae, ils seraient morts en 580 (Pétrie, Mon. hist. brit., p. 831). Il est bien difficile de dire si ce Peredur est le même que le héros très francisé de notre récit. Evrawc est le nom gallois de la ville d'York (Eboracum). On peut se demander si la légende ancienne ne faisait pas simplement de lui le fils d'un chef, seigneur d'Evrawc ou York. Le Livre Noir signale parmi les tombes célèbres celle d'un fils du Peredur (Skene, ÏI, p. 30). Chez les poètes, c'est surtout sa vaillance qui est mentionnée (Myv. arch., p. 253, col. 2 (sur siècle); p. 290, col. 1 (xiii-xiv siècles). Ni Taliesin, ni Llywarch Hen, dans les poèmes imprimés par Skene, ne parlent de lui. D'après une triade évidemment inspirée du Seint Greal, les trois chevaliers qui gardèrent le Greal furent : Cadawc, fils de Gwynlliw, Illdud, chevalier et saint, et Peredur ab Evrawc (Myv. arch., p. 411, 121). P. 71, en note, je renvoie à un intéressant passage de Dafydd ab Gwilym sur Peredur, Gwrgi et Peredur ont été mis au nombre des saints (Iolo mss., p. 128). D'après des généalogies de la fin du dixième siècle, Guurci et Peretur fils d'Eleuther Cascord Mawr (Eliffer Gosgvrddvawr) descendent de Coyl Hen (Y Cymmrodor, IX, p. 175). Coyl était un chef des Bretons du Nord.

[2] Dans le Perceval de M. Halliwell, ce sont Ivain (Owein), Gauvain (Gwalchmei) et Keu.

[3] Lady Guest cite fort à propos, pour montrer quelle idée on se faisait de la libéralité au moyen âge, une amusante anecdote, tirée des mémoires de Joinville, dont Henri, comte de Champagne, est le héros (V. Natalis de Wailly, Histoire de saint Louis, p. 63).

[4] Notre Mabinogi et le Perceval de Chrestien de Troyes omettent ici un détail important. Dans le poème anglais publié par Ritson et analysé par M. Halliwell, la mûre de Perceval, Acheflour, sœur d'Arthur, dont le mari a été tué par le Chevalier rouge, a remis à son fils un anneau qui lui servira plus tard à le reconnaître. Perceval rencontre une salle, y pénètre, et aperçoit, étendue sur un lit et dormant, une jeune dame. Il lui enlève sa bague et la remplace par son anneau, ce qui a des conséquences fâcheuses à la fois pour elle et Perceval. Son mari, le Chevalier noir, la maltraite; un jour, Perceval, attiré par ses cris, accourt (v. cet épisode, plus bas). Il renverse le chevalier noir et réclame son anneau. Il a été donné à un géant. Celui-ci l'a présenté à la mère de Perceval, à qui il fait la cour. Elle croit que son fils est mort, devient folle et erre dans la forêt. Perceval tue le géant, ramène sa mère dans ses Etats, où ils vivent heureux. Il finit par se rendre en terre sainte où il trouve la mort (Gaston Paris, Hist. littér. de France, XXX, p. 254 et suiv.).

[5] C'était une idée si bien répandue au moyen âge que, suivant la remarque de lady Guest, les chevaliers, avant de se battre, devaient jurer qu'ils ne portaient sur eux aucun charme et qu'ils n'étaient protégés par aucune magie ou enchantement.

[6] Dans le Perceval de Ritson, ce chevalier est le chevalier rouge, le meurtrier du père de Perceval qui, lui aussi, s'appelait Perceval.

[7] Il y a ici confusion avec le roi Pêcheur. Voir la note 11. Tout ce récit, d'ailleurs, est plein d'incohérences.

[8] Bâton, au moyen âge, a non seulement le sens actuel, mais encore celui d'arme en général ; on voit désigner par ce nom jusqu'à des haches et des épées. Le jeu du bâton à deux bouts (ffon ddwybig) était un des vingt-quatre exercices nationaux des Gallois (Myv. arch., p. 871, col. 2).

[9] Ces crampons, destinés à attacher les chevaux, étaient souvent fixés ça et là dans la salle, comme cela ressort de l'élégie de Llywarch Hen sur Uryen (Skene, II, p. 273, 13). Une des treize merveilles 4e Bretagne était le licol de Klydno Eiddin qui était engagé dans un crampon au pied de son lit; il n'avait qu'à désirer que n'importe quel cheval s'y engageât pour que son désir fût aussitôt exaucé (lady Guest, I, p. 377).

[10] Il semble que ce soit là un souvenir du Seint Greal; mais, d'après un autre passage du mabinogi (p. 322), la tête serait celle du cousin germain de Peredur, tué par les sorcières de Kaerloyw.

[11] Le Perceval de Chrestien est ici plus complet que notre Mabinogi. Le roi Peschéor ou Pêcheur, ainsi nommé parce que sa seule occupation était de pécher, est malade à la suite de blessures ; il ne doit guérir que si un jeune chevalier lui fait, sur la lance et le plat, des questions auxquelles il est prêt à répondre. Peredur, par discrétion, et, d'après notre mabinogi, suivant les conseils de son premier maître, ne demande rien. Plus tard, un saint ermite, qui se trouve être son oncle maternel, lui révèle toutes ces particularités. Il lui apprend que le roi Peschéor est son oncle. Peredur finit par retrouver le château, tue l'ennemi de son oncle, Pertinal, fait les questions requises, et le roi est guéri. Après sa mort, Peredur règne à sa place. Au bout de quelques années, il se retire dans un ermitage en emportant le plat ou greal, la lance et le tailloir d'argent. Après sa mort, les trois objets sacrés sont enlevés aux cieux.

[12] La valeur du penteulu était le tiers de celle du roi. Il a un tiers aussi dans les amendes dues pour fautes commises à la cour. Le partage se fait par tiers avec le roi, en ce qui concerne le butin, entre lui, la reine et le chef fauconnier (Ancient laws, I, p. 13, 14). Il est possible, d'après un passage suivant de notre récit, que le chef fauconnier ait supplanté le dystein ou intendant.

[13] Le dystein est le troisième des officiers de la cour du roi. Il a le soin des vivres et de la boisson; il s'occupe des logements. Il a droit au tiers des amendes infligées aux officiers de la cour. D'après ce récit, il aurait droit aussi à un tiers des dépouilles (Ancient laws, I, p. 29, 20). Ce mot de distein ou dystein se retrouve en Armorique dans le nom de Wr-distin ou Wr-disten (Cart. de Redon).

[14] La même comparaison se retrouve dans une légende irlandaise dont le manuscrit le plus ancien paraît antérieur à 1164. M. H. Zimmer l'a analysée et rapprochée du passage gallois dans ses Keltische Studien, II, p. 201 et suiv.). Davydd ah Gwilym refait la comparaison tout au long au profit de Dyddgu, sa maîtresse, en rappelant Peredur ab Evrawc et sa méditation; il a eu évidemment le mabinogi de Peredur sous les yeux (p. 18, v. 23 et suiv.).

[15] Paladyr Hir, à la longue lance, est le surnom habituel de Peredur.

[16] Ygharat, ou plus souvent Angharat. C'est probablement l'Angharad qui est donnée dans les Triades comme une des trois dames enjouées de Bretagne ; elle y est qualifiée de Tonnfelen ; elle est fille de Rhydderch Hael (Myv. arch., p. 410, 106). Son surnom de Llaw Evrawc est rappelé, d'une façon singulière, dans une poésie adressée à une Angharat moderne (Iolo mss., p. 199 : llaw rodd aryan, « à la main qui donne l'argent »).

[17] Proprement, tas, pyramide de pierres.

[18] Addanc, plus souvent avanc, désigne un animal plus ou moins fabuleux. Suivant les uns, c'est un castor, suivant d'autres un crocodile, etc., v. Silvan Evans, Welsh dict. « Il y a trois chefs-d'œuvres de l'île de Bretagne : le navire de Nevydd Nav Neivion, qui emporta un mâle et une femelle de chaque espèce quand Llynn Llion se rompit; le second a été fait par les bœufs cornus de Hu Gadarn quand ils traînèrent l'avanc de l'étang à terre, à la suite de quoi l'étang ne se rompit plus ; le troisième étaient les pierres de Gwyddon Ganhebon, sur lesquelles se lisaient tous les arts et toutes les connaissances du monde » (Myv. arch., p. 409, 97.)

[19] V. Kulhwch et Olwen, I, p. 214, note 2; p. 149, note 2.

[20] Proprement ver ; mais pryv désigne aussi divers animaux : voir notes critiques. Vermes, dans Nennius, désigne aussi le dragon. C'est la traduction latine du mot gallois pryv.

[21] V. la note 11.

[22] L'usage d'Arthur était de ne pas monter à cheval durant la semaine peneuse ou sainte (Paulin Paris, Les Romans de la Table Ronde, IV, p. 206).

[23] Parmi les treize merveilles de l'île est le jeu d'échec de Gwenddoleu ou Gwenddolen : on n'a qu'à mettre debout les cavaliers, ils jouent tout seuls. L'échiquier était en or et les cavaliers en argent (lady Guest, Mab., I, p. 3831.

[24] Gereint, fils d'Erbin. Il y a eu un Gereint, roi des Bretons, qui a eu à lutter contre le roi de Wessex, Ine, vers 710 (Chronique anglo-saxonne, Pétrie, Mon. hist. brit., p. 326). Le nôtre paraît avoir été roi de Devon et de Cornouailles, d'après la célèbre élégie qui lui est consacrée dans le Livre Noir (Skene, II, p. 38, XXII), ce qui concorde avec un passage de notre récit. Dans les Triades, il devient un des trois chefs de flotte de Bretagne, avec March ab Meirchyon et Gwenwynnwyn ab Nav (Triades Mab., p. 303, l. 11). Gereint = Gerontios; cf. irl. gerait, « champion. » Gereint a été mis au rang des saints, ainsi que ses enfants. Une église lui était dédiée à Hereford (Iolo mss., p. 136).

[25] Enit. « Les trois dames les plus remarquables de la cour d'Arthur sont : Dyvyr Walt Eureid (aux cheveux d'or); Enit, fille du comte Yniwl, et Tegeu Eurvron. Elle est souvent mentionnée par les poètes (Daf. ab Gwil., p. 28).

[26] Les trois principales fêtes de l'année étaient Noël, Pâques et la Pentecôte (Ancient laws, I, p. 6).

[27] La forêt de Dena, ou, comme le disent les écrivains anglais, de Dean. Un cantrev de Gwent portait le nom de Cantrev coch yn y Ddena, et s'étendait depuis Mynwy jusqu'à Gloucester (Myv. arch., p. 736, 737).

[28] Le penkynydd, ou chef chasseur, est le dixième des officiers du roi. Il a sa terre libre, un cheval nourri aux frais du roi, ses vêtements de toile, de la reine, et ceux de laine, du roi. Il a le tiers des amendes payées par les chasseurs et l'amobyr (droit pour mariage) de leurs filles, etc. (Ancient laws, I, p. 36, 37).

[29] Lady Guest croit qu'il s'agit du gwas ystavell, ou valet de la chambre royale. Il est plus probable que c'est le pengwastrawd, ou chef des écuyers, le sixième personnage de la cour (Ancient laws, I, p. 29, 30; pour le gwas-ystavell, v. ibid., p. 31, 32).

[30] Un chevalier ne pouvait, sans déshonneur, porter la-main sur un écuyer, un valet, sauf le cas de légitime défense (Paulin Paris, Les Romans de la. Table Ronde, V, p. 190). Dans le roman d'Erec et Enide de Chrétien de Troyes, Erec et Genièvre aperçoivent une pucelle battue par un nain. Erec, sur l'ordre de la reine, se porte à son secours. Le nain le frappe de son fouet au visage. Erec va se venger, quand un chevalier accourt armé de toutes pièces : c'était Ydier (Edern) (V. Histoire littéraire de France, XV, p. 197 et suiv.).

[31] Les lois galloises déterminent avec le plus grand soin les places assignées à la table du roi à chaque officier (Ancient laws, 10).

[32] Gwallawc ab Lleenawc est un des personnages les plus considérables de la légende galloise. Un poème du Livre Noir lui est consacré (Skene, II, 53, xxxii); il est question de sa mort dans le dialogue entre Gwynn ab Nudd et Gwyddno (ibid., p. 55, 22). Sa tombe est à Karrawc (ibid., p. 29, 9). C'est un des héros favoris de Taliesin : « Il n'a pas vu un homme, » s'écrie-t-il, « celui qui n'a pas vu Gwallawc » (Skene, II, p. 150, 16; cf. ibid., p. 149, xi). Le théâtre de ses exploits paraît avoir été surtout le Nord (ibid., p. 192, 30; v. sa généalogie, Y Cymmrodor, IX, I, p. 173). Llywarch Hen le mentionne aussi (Skene, II, p. 271, 7). Dans les Triades, c'est un des trois aerveddawc, un de ceux qui se vengent du fond de leur tombe (Triades mab., p. 304, 8). C'est aussi un des trois post-cad ou piliers de combat ; les deux autres sont Dunawd ab Pabo et Cynvelyn Drwsgl (Myv. arch., p. 407, 71). Avec Uryen et deux autres chefs, il lutte contre les successeurs d'Ida (Voir II, p. 1, la note à Owein ab Uryen).

[33] V. plus bas, triade 10, note à Gwrtheyrn.

[34] Dyganhwy est sur la Conway, dans le nord du pays de Galles. Il est donc probable que le scribe ici s'est trompé. C'est un endroit célèbre (V. Annales Cambriae aux années 812, 822. Cf. Livre Noir, 23, 11). Le fragment de Hengwrt donne Dyngannan.

[35] Dans Chrestien de Troyes, il s'appelle Gujures-le-Petit, ce qui paraît une faute de scribe, car, plus loin, on lui donne le nom de Guivret (Hist. littér. de France, XV, p. 197 et suiv.).

[36] Chez Chrestien de Troyes, le chevalier force Enid à accepter sa main; le lendemain, il donne un repas de noces, et, par un raffinement de cruauté, place en face le corps d'Erec sur une bière. La scène, pour le reste, ne diffère guère de celle de notre mabinogi.

[37] Chrestien de Troyes l'appelle Evrain. Il est probable qu'il a eu sous les yeux une forme Evain ou Ewain.

[38] Chez Chrestien de Troyes, Erec, après sa victoire sur le chevalier Mabonagrains, reçoit la nouvelle de la mort du roi Lac, son père. Il se fait couronner roi à Nantes par Arthur.