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La prophétie dans l'Enéide ou le futur du passé

III.  Enoncer et créer le futur

 

Enée quitte Carthage. Didon est folle de douleur.

" ... Si tangere portus
infandum caput ac terris adnare necesse est
et sic fata Iovis poscunt, hic terminus haeret,
at bello audacis populi vexatus et armis,
finibus extorris, complexu avulsus Iuli,
auxilium imploret videatque indigna suorum
funera; nec, cum se sub leges pacis iniquae
tradiderit, regno aut optata luce fruatur;
sed cadat ante diem mediaque inhumatus harena.
Haec precor,hanc
vocem extremam cum sanguine fundo.
Tum vos, o Tyrii, stirpem et genus omne futurum
exercete odiis cinerique haec mittite nostro
munera; nullus amor populis nec foedera sunto.
Exoriare aliquis nostris ex ossibus
ultor,
qui face Dardanios ferroque sequare colonos,
nunc, olim, quocumque dabunt se tempore vires.
Litora litoribus contraria, fluctibus undas
imprecor, arma armis; pugnent ipsique nepotesque."

VIRGILE
, Enéide, 4, 612-628.
infandum caput : décrit la personne d'Enée dont Didon refuse de prononcer le nom
adnare,o,avi,- : nager vers
extorris,is,e : rejeté d'un pays, banni
complexus,us : l' embrassement
avellere,o,vulsi,vulsum : arracher
Iulus,i : Iule
implorare,o,avi,atum : invoquer, implorer
inhumatus,a,um
: sans sépulture
harena,ae : le sable
vocem fundere : répandre une parole
Tyrius,ii : le Tyrien, le Carthaginois
sunto : impér. futur, 3e p.pl. (qu'il n'y ait pas)
exoriri,ior,ortus sum : se lever
ultor,oris : le vengeur
Dardanius,a,um : dardanien, troyen
imprecari,or,atus sum : souhaiter, prier  
 

Si cet homme exécré
doit toucher au port et atteindre sa terre,
si les décrets de Jupiter l'exigent, si ce terme est fixé,
qu'au moins, malmené par la guerre et les armes d'un peuple audacieux,
banni de ses terres, arraché aux étreintes de Iule, il soit réduit
à implorer secours et voie les siens mourir d'une mort indigne;
et lorsqu'il se sera rendu aux conditions d'une paix inégale,
que jamais il ne jouisse de la royauté ni de la gloire escomptée,
mais qu'il tombe avant le terme, sans sépulture, parmi les sables.
Voilà ma prière, voilà le voeu ultime que j'exhale avec mon sang.
Maintenant vous, ô Tyriens, exercez vos haines contre sa race
et toute sa descendance, et adressez-les en offrande à mes cendres.
Nulle amitié, nulle alliance n'existeront entre nos peuples.
Lève-toi, inconnu né de mes os, mon vengeur;

par le feu, par le fer, poursuis les colons dardaniens,
maintenant, plus tard, à tout moment, quand s'y prêteront nos forces.
Rivages contre rivages, flots contre flots, armes contre armes,

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Enée quitte Carthage. Didon est folle de douleur. Elle regrette de ne pas s'être vengée des Troyens par les armes (mais ses propos sont davantage le produit de sa douleur que l'expression du fond de sa pensée). Ensuite, elle s'adresse aux dieux à qui elle demande d'exaucer ses prières.

Didon commence par reconnaître que le voyage d'Enée vers le Latium est voulu par la destinée; c'est Enée lui-même qui le lui a dit dans le long récit qui occupe les chants 2 et 3 et il le lui a rappelé, quand elle lui a reproché son départ (1).

Les paroles qui suivent ont un caractère ambigu ; elles relèvent à la fois de l'imprécation et de la prophétie:

1. l'imprécation : il y a bien prière (2) dont l'objet est d'attirer le malheur sur quelqu'un; on peut dire qu'à ce titre - et à condition que la prière soit exaucée -, l'imprécation est créatrice de futur;

2. la prophétie : par la même occasion, Didon annonce les choses qui seront.

On peut se demander d'où vient cette clairvoyance de Didon. Elle n'a pas de pouvoirs particuliers comme Hélénus et elle ne se livre pas à des pratiques divinatoires (comme la prise des auspices, par exemple). L'explication doit sans doute être recherchée dans la situation qui est la sienne, c'est-à-dire la proximité de la mort (3). En effet, l'approche de la mort, donc d'une dimension où le temps est aboli, entraîne parfois une prescience plus ou moins précise. En 10, 739 -741, Orodes, vaincu par Mézence annonce à son vainqueur (qu'il ne connaît pas, c'est la limite de sa lucidité) que la défaite et la mort l'attendent pour bientôt.

Didon annonce qu'Enée devra se séparer d'Iule, rechercher des alliés (ce qui implique que le rapport de forces lui sera défavorable) et qu'il verra mourir certains des siens. La suite démontrera que le terme ne désigne pas la famille d'Enée (Ascagne), mais des compagnons (par ex., Nisus et Euryale) ou des alliés (Pallas). Ensuite, sa victoire ne sera pas complète (leges pacis iniquae), allusion probable au fait que les Troyens perdront leur nom et leur identité dans l'alliance avec les Latins.

Il n'est pas aisé de déterminer dans les vers 615 à 618 ce qui relève de l'imprécation et ce qui relève de la prophétie. Il est certain que les paroles de Didon ne sont pas totalement créatrices de futur : la guerre dans le Latium est déjà fixée, puisque Jupiter l'a annoncée à Vénus (4). On peut sans doute penser que les péripéties prédites par Didon (la séparation, la recherche d'alliances, les morts) sont elles aussi déjà écrites.

Mais qu'en est-il de la pax iniqua et de la mort d'Enée ? La pax iniqua est la condition mise par Junon à la cessation des hostilités envers les Troyens : n'est-ce pas la "prière" de Didon qui a inspiré la déesse ?

Enfin, Didon prophétise qu'Enée mourra prématurément (5) et qu'il ne connaîtra pas la sépulture.

Les circonstances de la mort d'Enée sont peu claires : les auteurs s'accordent à le faire mourir dans une bataille contre les Etrusques de Mézence (6). Mais la sépulture du héros pose problème :

1. Tite-Live mentionne un ensevelissement.

2. Denys d'Halicarnasse signale que son corps n'a pas été retrouvé et rapporte deux opinions à ce sujet (divinisation / mort). Il signale un hérôon élevé en l'honneur d'Enée.

3. Chez Ovide (7), le corps d'Enée est emporté par le fleuve Numicus et le Troyen est divinisé.

4. Servius mentionne une tradition selon laquelle Enée serait tombé dans le Numicus au cours d'un sacrifice célébré après la victoire sur Mézence.

On le sait par ailleurs (8), Virgile a opté pour la divinisation (rien de plus normal !). Dans sa prophétie, Didon ne retient qu'un aspect de l'événement à venir : le corps ne sera jamais retrouvé et n'aura pas de sépulture. Aveuglée par la haine et la colère, elle ne voit dans l'avenir que ce qui la satisfait (de même, plus loin, quand elle appellera à la guerre, elle ne verra apparemment pas la défaite finale de Carthage).

Par contre, les v. 621 à 628 se présentent nettement comme une imprécation (precor - v. 621; imprecor - v. 628) et s'adressent non plus aux dieux, mais aux Carthaginois à qui est confié un devoir de vengeance. Didon proclame une hostilité définitive entre Rome et Carthage (9). Explicitement, elle appelle un vengeur (ultor) pour une époque indéterminée (on pense à Hannibal) et déclare l'affrontement ouvert (ipsique nepotesque). Les vers 627 et 628 font probablement référence aux guerres Puniques dont les péripéties eurent pour théâtre la mer (fluctibus undas) et la terre ferme (litora litoribus). L'opposition entre Rome et Carthage est d'autant plus définitive qu'elle s'inscrit dans la géographie (Virgile joue sur les sens de contrarius : en face / opposé à, ennemi).

(1) 4, 345 - 347
(2) Au soleil, à Junon, à Hécate, aux Furies et aux "dieux d'Elissa mourante" qui sont sans doute ceux qui vengent les amants bafoués - voir 4, 520 - 521
(3) CIC., de div., 1, 30
(4) 1, 264 - 265
(5) Il y a une curieuse coïncidence avec le personnage de Moïse qui, après avoir guidé son peuple vers la Terre Promise, ne peut y accéder. Certes, Enée atteindra le Latium, mais Didon dit clairement qu'il n'en "jouira" pas.  

(6) La chronologie figurant dans la tradition est différente de celle de Virgile : en effet, la tradition présente les faits dans l'ordre suivant: arrivée d'Enée - alliance avec Latinus (parfois précédée d'un conflit) - fondation de Lavinium et mariage d'Enée - conflit avec les Rutules et les Etrusques - victoire et mort d'Enée - voir T.-L., 1, 1 et 2; DENYS D'HALICARNASSE, 1, 57 - 64
(7) Mét., 14, 581 - 628
(8) 1, 259; 12, 798
(9) Rome et Carthage n'ont pas toujours été rivales (H.H. SCULLARD, Punic Wars dans Oxford Classical Dictionnary, p. 900)

 

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