RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE Virgile

 

page précédente   page suivante

La prophétie dans l'Enéide ou le futur du passé

IV.  Le mystère des images (1)

 

Vulcain décore le bouclier qu'il forge pour Enée de scènes qui évoquent l'histoire romaine.

llic res Italas Romanorumque triumphos,
haud vatum ignarus venturique inscius aevi
fecerat Ignipotens; illic genus omne futurae
stirpis ab Ascanio pugnataque in ordine bella
fecerat et viridi fetam Mavortis in antro
procubuisse lupam, geminos huic ubera circum
ludere pendentes pueros et lambere matrem
impavidos, illam tereti cervice reflexam
mulcere alternos et corpora fingere lingua.


VIRGILE
, Enéide, 8, 626-634.

Italus,a,um : italien
inscius,a,um : ignorant
Ignipotens,ntis : le maître du feu, Vulcain
Ascanius,ii : Ascagne = Iule
fetus,a,um : qui vient de mettre bas
Mavors,vortis = Mars
procumbere,o,cubui,cubitum : s'allonger
lupa,ae : la louve
lambere,o,-,- : lécher
impavidus,a,um : calme, confiant
teres,etis : arrondi, tourné
reflectere,o,flexi,flexum : retourner
mulcere,eo,mulsi,mulsum : caresser
fingere lingua : litt., façonner avec la langue (la mère nettoie ses petits)
 

Étaient représentés là l'histoire de l'Italie et les triomphes des Romains;
le maître du feu, n'ignorant rien des prophéties et conscient de l'avenir,
avait figuré là toute la race des futurs descendants d'Ascagne,
et, dans l'ordre, les guerres qui seraient livrées.
Il avait représenté, couchée dans l'antre verdoyant de Mars,
une louve qui venait d'avoir des petits; deux enfants, des jumeaux,
jouaient suspendus à ses mamelles, tétant leur mère, sans nulle crainte;
elle, tournant vers l'arrière sa souple encolure, les caressait
l'un et l'autre, modelant leurs corps avec sa langue.

 

IV. Le mystère des images (2)

At Caesar, triplici invectus Romana triumpho
moenia, dis Italis votum immortale sacrabat,
maxima ter centum totam delubra per urbem.
Laetitia ludisque viae plausuque fremebant;
omnibus in templis matrum chorus, omnibus arae;
ante aras terram caesi stravere iuvenci.
Ipse, sedens niveo candentis limine Phoebi,
dona recognoscit populorum aptatque superbis
postibus : incedunt victae longo ordine gentes,
quam variae linguis, habitu tam vestis et armis.
(...)
Talia per clipeum Vulcani, dona parentis,
miratur rerumque ignarus imagine gaudet,
attollens humero famamque et fata nepotum.

VIRGILE
, Enéide, 8, 714-723, 729-731.

Caesar,aris : César (ici = Auguste)
triplex,plicis : triple
invehere,o,vexi,vectum : transporter dans; au passif : arriver dans
dis = deis
Italus,a,um : italien
sacrare,o,avi,atum : consacrer, dédicacer
votum sacrare : consacrer aux dieux ce qu'on leur a promis votum)
delubrum,i : le temple, le sanctuaire
plausus,us : l'applaudissement
omnibus (arae) : dat.
stravere : 3e p. pl.du parfait actif de sternere
candere,eo,ui,- : être blanc, éclatant
limine Phoebi : sur le seuil (du temple) d' Apollon
recognoscere,o,ovi,itum : passer en revue
aptare,o,avi,atum : accrocher
postis,is, m : le montant (de porte)
clipeus,i : le bouclier
Volcanus,i : Vulcain
parentis : ici, désigne Vénus, la mère d'Enée
 

Mais César, porté en un triple triomphe dans l'enceinte de Rome,
consacrait aux dieux de l'Italie une offrande impérissable,
trois cents temples immenses, répartis à travers la ville.
Les rues retentissaient de liesse, de jeux, d'applaudissements;
dans tous les temples, un choeur de matrones; partout, des autels;
au pied de ceux-ci, des taureaux immolés couvrent le sol.
Lui, siégeant sur le seuil couleur de neige du brillant Phébus,
examine les présents de ses peuples et les fixe aux superbes chambranles;
les nations vaincues marchent en une longue procession, distinctes
tant par les vêtements et les armes que par la langue et les manières.
Ici, Mulciber avait représenté le peuple des Nomades africains
aux robes sans ceinture; ici, les Lélèges et les Cariens, et les Gélons
porteurs de flèches; l'Euphrate s'avançait, les flots plus apaisés déjà;
les Morins, ces hommes de l'extrémité de la terre, et le Rhin à la double corne,
les Dahes insoumis, et l'Araxe indigné du pont qui le franchit.
Devant ces scènes sur le bouclier de Vulcain, présent de sa mère,
Énée s'étonne, et ignorant l'histoire, il se réjouit de sa représentation,
chargeant sur son épaule les destins fameux de ses descendants.

 


Commentaires :

Vénus a obtenu de Vulcain des armes pour Enée. Virgile décrit longuement le bouclier ouvragé (1).

Le choix des extraits nécessite un mot de justification; ont été sélectionnés ici :

1. le début : Ascagne, Romulus et Rémus;

2. la fin : le triomphe d'Auguste;

3. la conclusion : l'étrange plaisir d'Enée.

1 et 2 impliquent un récit "complet" de l'histoire romaine; de plus, les faits évoqués en 1 sont bien connus et ceux évoqués en 2 ne nécessitent pas qu'on entre dans le détail du commentaire historique.

La décoration du bouclier présente bien les caractères de la prophétie : elle est l'oeuvre de quelqu'un (en l'occurrence, un dieu) qui a connaissance de l'avenir; elle "énonce" ce qui adviendra (2); elle use d'un langage clair, c'est-à-dire non symbolique (mais il ne s'agit pas de paroles, ce qui posera un problème à Enée).

La prophétie de Vulcain dévide le fil de l'histoire à partir des origines (ab Ascanio), mais n'annonce rien qui concerne personnellement Enée.

Les v. 714 - 723 décrivent le triple triomphe d'Auguste en 29. Il dura trois jours et célébra, entre autres, la victoire d'Actium (31). Le détail historique importe peu. On peut noter les points suivants :

1. La vision subit une dilatation impossible à contenir dans les limites de l'objet décrit (triplici, totam per urbem, omnibus in templis, ...).

2. Le tableau acquiert une sorte d'autonomie qui lui permet d'intégrer des notations auditives (laetitia, plaususque, chorus, ...) ...

3. ... et le mouvement (incedunt) (3).

S'agit-il d'une incohérence de Virgile, "oubliant" qu'il décrit un objet réduit, muet et inerte ? Ce n'est pas sûr : d'abord, il suit en cela aussi l'exemple d'Homère, ensuite, l'ampleur de la description et la vie qui y est insufflée accroissent l'impression de fabuleux, de surnaturel (et en cela, le bouclier d'Enée surpasse celui d'Achille puisqu'il décrit l'avenir). Enfin, le bouclier est présenté comme une image de totalité; la forme de l'objet n'est d'ailleurs pas sans signification : le cercle est le symbole de l'universel.

La conclusion est fort belle : Enée contemple le cadeau maternel et, sans le comprendre (rerum ignarus), il en tire un plaisir esthétique. En effet, privées de commentaires, ces images du futur sont indéchiffrables par Enée (4). Le lecteur antique faisait d'ailleurs fort probablement la démarche inverse : alors qu'Enée ne peut mettre de nom sur les images, le lecteur qui recevait une description verbale des scènes figurant sur le bouclier pouvait les associer à des images (bas-reliefs, peintures, ...) qui lui étaient familières (5) ou à des souvenirs personnels (triomphe d'Auguste).

(1) On ne peut comprendre la pleine signification de ce passage sans se référer à l'Iliade. Il est clair que la connaissance d'Homère fait partie du "contrat auteur-lecteur" et que les jeux de miroir auxquels se livre Virgile avaient pour ses lecteurs un sens immédiat que nous ne pouvons retrouver que laborieusement. Cependant, dans ce cas précis, il me semble plein d'intérêt d'opérer la confrontation, car une différence radicale sépare les deux auteurs. Homère brosse un tableau à signification cosmique; Virgile inscrit sur le bouclier une narration historique. Le bouclier d'Enée, c'est Tite-Live en bandes dessinées (et sans phylactères).
(2) Le caractère énonciatif apparaît dans la construction grammaticale elle-même; fecerat d'abord construit avec des acc. COD (genus, bella) est ensuite suivi de la prop. inf.; il est donc l'équivalent d'un v. déclaratif.
(3) Il n'est pas impossible de représenter dans une oeuvre sculpturale des gens qui "s'avancent" (par ex., la procession des Panathénées au Parthénon), mais on trouvera ailleurs dans la description du bouclier des notations "animées" beaucoup moins réalisables - voir la description de la bataille d'Actium (v. 675 - 713).
(4) Enée a pourtant des lumières sur l'avenir de sa race : au chant 6, Anchise lui a montré les grands hommes de Rome qui sont encore à naître. PLESSIS - LEJAY, p. 660, font justement remarquer que seule, la figure d'Auguste est commune aux deux évocations et que par conséquent, elles se complètent, mais ne s'éclairent pas mutuellement. Ainsi, Anchise nomme Romulus comme fondateur de Rome, mais ne mentionne pas la louve. Par conséquent, Enée sait que Romulus viendra, mais il ne peut pas savoir que c'est lui qui est représenté enfant sur le bouclier.
(5) L.-A. CONSTANS, L'Enéide de Virgile, p. 50 - 51.

ANNEXE : LE BOUCLIER D'ACHILLE

 

(Héphaïstos) y montre la terre et le ciel et la mer, le soleil inlassable et la lune en son plein, et les astres, tous ceux dont le ciel se couronne (...).
Il y figure aussi deux belles cités d'hommes.
Dans l'une, on voit d'abord des noces, des festins. Par la ville, un cortège, à la lueur des torches, emmène hors de leur maison des épousées, et le chant nuptial s'élève de la foule. Plusieurs jeunes danseurs virevoltent au son des flûtes et des lyres, et, chacune debout au seuil de son logis, les femmes s'émerveillent (...).
Autour de l'autre ville, on distingue deux camps, où brillent des guerriers les armes éclatantes. Ils hésitent pour l'heure entre ces deux partis : ou bien tout ravager, ou bien faire deux parts des richesses qu'enclôt la ville convoitée. (...)
Puis, il fait un troupeau de boeufs aux cornes hautes. Ces boeufs, d'or et d'étain, meuglants, quittent l'étable et vont au pâturage. Ils avancent le long d'un fleuve bruissant et de souples roseaux. Quatre bouviers, en or, s'alignent auprès d'eux, et, derrière, neuf chiens aux pieds rapides suivent. Mais, soudain, deux lions redoutables saisissent un taureau qui mugit, en tête du troupeau. Il meugle longuement, quand les fauves l'entraînent. Les hommes et les chiens sur leurs traces bondissent. Mais, déjà, les lions, ayant déchiqueté la peau du grand taureau, dévorent ses entrailles et lapent son sang noir. Et c'est en vain que les pourchassent les bergers, excitant leurs chiens prompts qui n'osent attaquer les fauves, ni les mordre, et, près d'eux arrêtés, en se garant, aboient. (...)
Puis, à l'extrême bord du bouclier solide, il place l'Océan, le vaste et puissant fleuve.

HOMÈRE, Iliade, 18, 483 - 485; 490 - 496; 509 -512; 573 - 586; 607 - 608.

page suivante