Bibliothèque de Photius

BIBLIOTHEQUE DE PHOTIUS

Jugement sur les dix plus célèbres orateurs de la Grèce.

 

 

Traduction française : l'Abbé GEDOYN.
 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

.

 

ANTIPHON.

 

J’ai lu les oraisons d’Antiphon[1] & j'y ai trouvé de l'exactitude, de la force & de l'invention. Cet orateur dans les questions purement probables, a beaucoup d'art ; il s'entend bien à tirer le vrai de l'obscurité qui le couvre, ses arguments sont subtils & pressants : souvent laissant là le raisonnement, il tourne tout à coup son discours du côté des lois & des mœurs, alors il devient touchant & jamais il ne perd de vue ce que nous appelons les convenances, les bienséances. Cecilius dit qu'Antiphon n'a point connu les figures des pensées qu'il n'a ni cherché ni employé ces tours heureux, ces changements subits, par le moyen desquels on passe d'une chose à une autre ; qu'il disait amplement ce qu'il pensait, sans fiction ni détour ; mais que par la liaison naturelle de ses pensées & par les conséquences qu'il en savait tirer, il tournait, comme il voulait, l'esprit de son auditeur. Les anciens Rhéteurs, ajoute-t-il, ne songeaient qu'à trouver des enthymèmes & à les bien exprimer : ils étaient tout occupé du soin de rendre leur diction énergique, ou agréable & toute leur composition harmonieuse. Par là ils se croyaient fort supérieurs aux autres en l'art de parler. Ensuite le même Cecilius se rétractant en quelque sorte ; quand je dis, continue-t-il, que les oraisons d'Antiphon sont sans figures, je ne prétends pas dire qu'elles en soient totalement dénuées ; car on y trouve l'interrogation, la prolepse & quelques autres semblables ; mais je veux dire qu'il en fait rarement usage, qu'il y est conduit par la seule nature, sans le secours d'aucune méthode & qu'il n'a jamais connu ni l'art, ni les préceptes. C’est ce que l'on peut remarquer & dans les écrits d'Antiphon & dans ceux des autres Rhéteurs du même temps : non, comme je l'ai déjà dit, que les figures y manquent absolument ; car il n’est guère possible qu'un discours d'une juste longueur, n'en ait quelques-unes ; mais parce qu'elles ne se font sentir, ni par leur véhémence, ni par leur nombre & leur variété, on est bien fondé à dire que ces anciens orateurs en ont ignoré l'art. Il y a soixante oraisons qui portent le nom d'Antiphon. Cecilius n'en reconnaît que trente-cinq, regardant les autres au nombre de vingt-cinq, comme supposées. Ce Rhéteur eut pour maître, selon quelques-uns, Sophile, son propre père, qui exerçait la profession de Sophiste ; & selon Cecilius, l'historien Thucydide. Il ajoute qu'Antiphon disputait souvent contre Socrate, non par envie de disputer, mais pour éclaircir les questions & pour démêler la vérité. C'est lui, dit-il, qui a composé le premier[2] des Discours dans le genre judiciaire; & de fait, on n'en voit aucun avant son temps. On peut dire aussi qu'il fût le premier inventeur de la Rhétorique, il était né avec d'excellentes dispositions pour cela ; aussi lui donnait-on le surnom de Nestor. Platon[3] dans une de ses pièces le fait discourir avec Pisandre & le tourne en ridicule sur son avarice. On dit qu'il avait fait plusieurs tragédies, non seulement lorsqu’il menait une vie privée, mais même à la Cour de Denys le tyran, où il jouait un rôle plus considérable. Et dans le temps qu'il s'appliquait à la poésie, on assure qu'il trouva l'art de consoler les personnes affligées & qu'ayant fait bâtir une petite maison près du marché, à Corinthe, il y mit une affiche qui annonçait ce singulier talent. En effet il interrogeait ceux qui venaient chez lui, pour savoir la cause de leur chagrin & il les renvoyait toujours consolés & tranquilles. Mais ne trouvant pas cette occupation digne de lui, il reprit ses fonctions d'orateur : & son premier plaidoyer fut contre le Médecin Hippocrate,[4] qui se laissa condamner par défaut. Antiphon vivait sur la fin de la guerre des Perses contre les Grecs, il était un peu plus ancien[5] que le Sophiste Gorgias & il vécut jusqu'au temps où les quatre cents abolirent la démocratie à Athènes. On crut même qu'il avait eu bonne part à cette révolution ; c’est pourquoi après que leur domination eût cessé, on lui fit son procès, il fut condamné à mort ; son corps demeura sans sépulture, punition portée par la loi contre les traîtres à leur patrie : enfin on le déclara infâme lui & toute sa postérité. Cependant Lysias dit qu'au contraire les quatre cents le sacrifièrent à leur vengeance. D'autres ont écrit qu'il fut député vers Denys & qu'un jour ce tyran lui ayant demandé quel était le meilleur bronze, il répondit, Celui dont on a fait les statues d’Harmodius[6] & d'Aristogiton & que Denys ayant compris ce qu'il voulait dire, jura aussitôt sa perte. D'autres rapportent qu'il s'était attiré la haine du tyran, pour avoir dit trop librement ce qu'il pensait de ses vers, où il se piquait de réussir.

 

ISOCRATE.

 

J'ai lu aussi les soixante oraisons d'Isocrate ; car il y en a autant sous son nom, quoique Denys d'Halicarnasse en admette seulement vingt-cinq & Cecilius vingt-huit. On dit qu'il avait composé un traité de Rhétorique & nous savons qu'il y en a eu un qui portait son nom. Mais d'autres estiment qu'Isocrate avait moins d'art que d'exercice & de pratique. Il naquit vers la 86e Olympiade, plus jeune que Lysias de vingt-deux ans, plus vieux de sept que Platon. Il était fils de Théodore, dont l'état & la fortune étaient médiocres. Dans son jeune âge il eut pour maîtres Prodicus de Chio, Gorgias de Leuntium, Tisias de Syracuse & Théramène le Rhéteur. Quand il eut atteint l'âge d'homme, il ne voulut point se mêler des affaires de la République : la faiblesse de sa voix & sa timidité naturelle l'en empêchèrent. Comme il avait perdu une grande partie de son bien dans la guerre des Athéniens contre les Lacédémoniens, il fit un plaidoyer où il prétendait prouver qu'il ne devait pas payer une taxe qu'on exigeait de lui pour l'entretien des Galères,[7] & ce fut le seul plaidoyer qu'il prononça. Renfermé chez lui, il s’occupait à écrire & à philosopher. Il composa l’oraison qui porte le titre de Panégyrique & plusieurs autres dans le genre délibératif, pour exciter les Grecs à la vertu & à tous les devoirs d'un bon citoyen ; mais peu content du succès, il s'en tînt là. Quelque temps après, il alla ouvrir une école à Chio, où l'on dit qu'il eut d'abord tout au plus neuf auditeurs, par conséquent peu de profit. Sur quoi il s'écriait, Que je suis malheureux de m'être vendu à ces gens-ci. Mais dans la suite, il en eut jusqu'à cent, au nombre desquels était Timothée fils de Conon, avec qui il alla visiter plusieurs villes, d'où il écrivait aux Athéniens ces lettres, qui ont paru sous le nom de Timothée; il était son Secrétaire & cette fonction lui valut un talent. On comptait encore parmi ses auditeurs Xénophon fils de Gryllus, Théopompe de Chio, Ephorus de Cumes : il exhorta ces trois à s'appliquer à l'Histoire & leur proposa des sujets conformes à leur génie. Je ne dois pas oublier Asclépiade, qui devint célèbre par ses tragédies, Théodecte de Phazelis, qui écrivit dans le même genre, Léodamas d'Athènes & Lacrite qui donna des lois aux Athéniens. On dit qu'Hypéride & Isée furent aussi du nombre ; que Démosthène lui-même songeant déjà à devenir ce qu'il fut depuis, vint trouver Isocrate & que ne pouvant pas lui donner les mille drachmes[8] qu'il prenait pour enseigner la Rhétorique, il lui en offrit deux cents, pour apprendre seulement la cinquième partie de l'art oratoire ; à quoi Isocrate répondit que son art ne se morcelait point & qu'il ne lui en laisserait rien ignorer, s'ils convenaient du prix. Ce fut en ce temps-là qu'il fit cette harangue, dont j'ai parlé, pour se défendre de payer une taxe qu'on lui demandait & ce Panégyrique si célèbre, avec plusieurs autres discours du genre délibérant. Il employa, selon quelques-uns, dix ans à composer ce Panégyrique & quinze, selon d'autres. Cet ouvrage n’est point écrit à la manière de Gorgias & de Lysias : les enthymèmes & les épichérèmes y sont autrement traités, qu'ils ne l'étaient par ces Rhéteurs. On pourrait croire que ce qui lui a tant coûté, a été le choix des mots, l'extrême soin de la diction, l'élégance du style, l'arrondissement des périodes & la juste proportion de leurs parties ; toutes choses en effet qui demandent beaucoup de temps : mais l'invention & la disposition en demandaient encore davantage. Car si l'on considère l'économie & la distribution de tout l'ouvrage, les arguments & la manière dont il les traite, on sentira qu'un temps si long n'a pas été mal employé à un tel discours. Aussi a-t-il produit divers effets sur les gens du métier ; les uns examinant le fond des choses, les autres s'en tenant à la superficie, je veux dire au style & à la diction ; les uns approfondissant tout, les autres se contentant de lire pour le plaisir de lire, chacun selon son caractère & son goût, ou suivant qu'il était plus ou moins propre aux fonctions de la tribune & du barreau. Isocrate fit son oraison Panathénaïque un an avant sa mort, d'autres disent quatre ans. Pour ses lettres à Philippe, il les écrivit peu avant que de mourir. Il vécut cent ans selon quelques-uns & quatre-vingt-dix-huit, selon d'autres : ce qui est certain, c’est qu'ayant appris la défaite des Grecs à Chéronée, il prit la résolution de mourir, s'abstint de manger durant quatre jours & finit ainsi sa vie, ne pouvant se résoudre à voir la Grèce pour la quatrième fois dans la servitude. Il avait amassé un bien assez considérable, non seulement en prenant de l'argent de ceux à qui il se rendait utile, mais encore plus par la libéralité de Nicoclès, fils d'Evagoras & roi de Chypre, qui lui donna vingt talents, pour la belle oraison qu'il lui avait adressée & où il lui donnait des conseils excellents. Sa fortune lui suscita des envieux, qui le firent nommer trois fois Triérarque ou Capitaine de Galère. Les deux premières fois il s'excusa par le ministère de son fils, alléguant ses infirmités ; mais la troisième fois il fut obligé d'accepter cet emploi, où il dépensa une partie de son bien. Comme on lui demandait pourquoi lui, qui enseignait aux autres à haranguer le peuple, il ne le haranguait pas lui-même : il répondit qu'il était comme la pierre à aiguiser, qui ne coupe pas & rend le fer propre à couper. Un père lui disant qu'il avait envoyé son fils voyager avec un esclave pour toute compagnie, Bon, dit-il, pour un seul esclave, il vous en reviendra deux. Il fut si affligé de la mort de Socrate, que le lendemain il parut en habit de deuil: Il n'eut en toute sa vie que deux affaires fameuses, l'une contre Mégaclide, qui l'attaqua sur cette taxe destinée à l'entretien des Galères ; il était alors malade & ne pouvant se défendre lui-même, il s'en remit à son fils Apharée, qui plaida si bien la cause de son père, qu'il la gagnât. L'autre fut contre Lysimaque, qui l’entreprit sur l'intendance des galères ; il se défendit, mais il perdit son procès & fut condamné à passer par ces emplois.

Au reste la beauté du style d’Isocrate est connue de tout le monde ; on sait combien il est clair, doux & correct ; il a des grâces qui paraissent naturelles, quoique régulier & châtié jusques dans ses moindres parties. Ce n’est point un orateur véhément qui anime son discours par de fréquentes figures ; au contraire il en est dénué & ce défaut le rendait peu propre aux exercices contentieux de la tribune & du barreau : mais ce qui lui est propre & particulier, c’est une suite d'arguments enchaînés les uns aux autres, qui le rend infiniment persuasif. On pourrait peut-être l'accuser d'avoir été plagiaire, parce que dans son Panégyrique, il semble avoir emprunté plusieurs traits des oraisons funèbres d'Archinus, de Thucydide & de Lysias : mais quand on traite des sujets qui ont été traités par d'autres, il est permis d'avoir les mêmes pensées & d'user des mêmes arguments, sans être réputé plagiaire, parce qu'on ne les prend pas dans l'écrivain qui a précédé, mais dans le sujet même. Après sa mort, il fut porté avec pompe dans la sépulture de sa famille & Timothée lui érigea une statue de bronze, où il fit graver cette inscription : Timothée en considération de l'amitié & de l'hospitalité qui le liaient avec Isocrate, lui a érigé cette statue, ouvrage de Cléocharès. Apharée son fils adoptif lui en érigea aussi une près du temple de Jupiter Olympien ; elle est ado liée contre une colonne avec cette inscription : Apharée,[9] fils d'Isocrate, lui a consacré ce monument pour honorer Jupiter, les Dieux & la vertu de son père. Apharée était né d'une amie d'Isocrate, appelée Lagisca, qu'Isocrate épousa & qui avait trois enfants, du nombre desquels était celui-là.

 

ANDOCIDE.

 

J'ai lu quatre oraisons d'Andocide, les seules qui me soient tombées entre les mains. La première est sur les mystères de Cérès. La seconde sur son retour à Athènes. La troisième concerne la paix d'Athènes avec Lacédémone ; & la quatrième est contre Alcibiade. Cet orateur écrit d'un style extrêmement simple ; il n'a rien d'étudié ni d'apprêté : d'autant plus persuasif & séduisant, qu'il semble fuir tout ornement, toute figure. Il florissait en même temps que Socrate & il était né en la 78e Olympiade ou environ. Il eut pour père Léogoras, homme de si ancienne extradition, qu'Hellanicus fait remonter son origine jusqu'à Mercure. Dans sa jeunesse il fut accusé d'impiété & cité en justice, pour avoir, disait-on, profané les mystères de Cérès & brisé quelques statues de Mercure : il échappa à la condamnation, en promettant de découvrir les coupables & il en fit une perquisition si exacte, qu'en effet il les découvrit, les dénonça, les convainquit & les fit condamner à mort. De ce nombre était son propre père, à qui l'on mit aussitôt les fers aux pieds ; il le sauva en assurant les Juges que ce criminel était nécessaire à l'Etat & qu'il lui rendrait des services importants. On n'y fut pas trompé ; Léogoras dénonça plusieurs citoyens qui ruinaient l'Etat, en détournant les deniers publics à leur usage particulier & qui étaient chargés de crimes. Andocide s'étant fait une grande réputation par les vues politiques & par sa conduite, fut nommé Général des Galères. Dans ce poste il pratiqua des liaisons avec les rois de Chypre & avec plusieurs personnes illustres, dont il devint l'hôte ou l'ami. Il eut l'audace d'enlever clandestinement la fille d'Aristide, sa cousine germaine & de l'envoyer au roi de Chypre. Voyant ensuite que cette action lui ferait une affaire criminelle, il alla lui-même en Chypre, à dessein de ramener cette fille avec lui ; mais le roi qui s'en défiait, le fit mettre en prison. Andocide trouva le moyen de se sauver & revint à Athènes, dans le temps que tout était au pouvoir des quatre cents, qui aussitôt s'assurèrent de sa personne : mais il leur échappa & après le renversement de leur tyrannie, il revint encore. Alors, il fut exilé & alla passer le temps de son exil en Elide, où s'étant joint aux amis de Thrasybule, il rentra avec eux dans Athènes. Quelque temps après, il fut député à Lacédémone pour y négocier la paix : il se comporta mal dans cette négociation & craignant les suites de la haine qu'il s'était attirée, il chercha son salut dans la fuite. On voit encore à Athènes une statue de Mercure qui porte le nom d'Andocide, quoiqu'elle ait été consacrée par la tribu d'Egée; la raison en est que la maison d'Andocide était tout auprès.

 

LYSIAS.

 

Les oraisons de Lysias que j'ai lues aussi, sont au nombre de trois cents vingt-cinq ; mais il n'y en a que deux cents trente-trois qui soient véritablement de lui, les autres sont supposées. Dans ce grand nombre de plaidoyers, il ne perdit que deux fois la cause, quoiqu'il eût à faire à tant d'adversaires. Cet orateur est fort bref & en même temps fort persuasif. Il a autant de force d'éloquence[10] que pas un autre bien qu'il ne paraisse pas en avoir : car on dirait que rien n’est plus facile que de l'imiter & cependant rien n’est plus difficile. Il composa plusieurs plaidoyers pour des particuliers[11] qui les apprenaient par cœur & les prononçaient comme s'ils eussent été d’eux. Outre ses plaidoyers, il nous a laissé des harangues au peuple, des panégyriques, des éloges funèbres, des épîtres, des traités sur l'amour & l'apologie de Socrate. Dans la plupart de ses plaidoyers il est fort moral & il le devient d'une manière instructive, quand il a entre les mains quelqu'une de ses causes, qui ont un rapport naturel avec les mœurs. Car alors il faut non pas simplement dire les choses, mais en rapporter les raisons & les motifs. Par exemple, si l’on est obligé de dire des vérités dures, qui blessent nos amis, ou d'honnêtes gens, on fait voir que c’est la nécessité qui nous y contraint ; & si au contraire on leur est favorable, on témoigne le plaisir que l’on sent de pouvoir accorder la vérité avec son inclination : en un mot, vous ne persuadez qu'autant que vous rendez raison de tout. Mais dans le choix des causes, c’est l'honneur qu'il faut consulter, non l'intérêt. L'un est d'un honnête homme, l'autre d'un homme qui n'a que l'utile en recommandation. Il n’est pas aisé de tenir un juste milieu entre les deux & Lysias lui-même s'en est souvent écarté. L'une de ses plus belles oraisons est celle qu'il fit contre Diogiton,[12] où il s'agit d'une tutelle. La narration en est claire, simple & toujours soutenue d'un air de probabilité qui persuade. Il ne s'amuse point, comme plusieurs orateurs, à grossir le fait tout d'un coup & à contre temps, il se réserve pour la suite, ou en effet l'éloquence déploie mieux & plus à propos toutes ses forces. En récompense on remarque dès le commencement de son discours une grande pureté de style, une clarté admirable, soit dans la diction, soit dans les pensées : sa narration vient ensuite & sans se faire attendre ; elle est simple, vous n'y trouvez rien d'étranger au sujet. Mais il n’est pas donné à tout le monde de sentir l'ordre & la beauté de sa composition : car il semble dire les choses tout simplement & comme elles se présentent d'elles-mêmes : cependant peu à peu il s'élève & insensiblement sa marche devient pompeuse. On ne sait ce que l'on doit le plus admirer dans ce plaidoyer, ou les grâces de la diction, ou la beauté des pensées, ou la solidité des preuves, ou l'invention, ou l'arrangement & la disposition de toutes les parties du discours. Quelques-uns s'imaginent que son oraison sur l'olivier sacré est une pièce supposée ; mais s'ils y regardaient de près, ils changeraient de sentiment ; car & l'exorde & la narration & les preuves & l'épilogue, tout en est digne de Lysias ; il y règne une simplicité & en même temps une force qu'il n'appartient qu'à cet orateur d'allier ensemble. On le reconnaît encore dans cette oraison à la manière accoutumée d'employer plutôt des enthymèmes que des épichérèmes ; de parcourir les principaux chefs, sans allonger son discours par un détail inutile ; de plaire enfin par une brièveté, qui ne laisse rien à désirer ; qualité où il n’est inférieur qu'à Démosthène seul : mais pour la beauté des descriptions, il ne le cède en cette partie ni à Platon, ni à Démosthène, ni à Eschine. Un autre talent qui lui est propre & particulier, c’est d'employer des antithèses[13] tirées de son sujet, qui n'aient rien de captieux ni de recherché : c’est de tourner si heureusement une période, que tous ses membres aient une juste proportion entre eux : c’est d'écrire d’une manière également pure, élégante & fleurie. Paulus de Mysie, sans se donner la peine d'étudier & d'entendre cette oraison de Lysias sur l'olivier sacré, a décidé hardiment[14] qu'elle n'était point de lui & il en a retranché plusieurs autres qui n'étaient pas moins belles : en quoi il a rendu un mauvais service à la postérité ; car ces ouvrages étant par là devenus suspects, on a négligé de les conserver & ils ont disparu presque aussitôt, l'erreur prévalant sur la vérité en cette occasion, comme en tant d'autres. Lysias a aussi le mérite d'être touchant & d'amplifier admirablement les sujets qu'il traite, quand il est à propos de le faire. Quelques Rhéteurs ont dit de lui qu'il s'entendait fort bien à déduire des chefs d'accusation, mais nullement à les porter jusqu'où ils peuvent aller : je crois pour moi, qu'ils se trompent. Je ne veux d'autre preuve de mon sentiment que les oraisons mêmes & entre autres celle qu'il fit contre Mnésiptoleme, où il a poussé l'accusation avec autant de force qu'il est possible. Cecilius n'a pas raison non plus de dire que cet orateur a eu l'invention en partage, mais non la disposition, car surement il excelle en celle-ci autant que pas un autre. Au reste Lysias était de Syracuse;[15] son père s'appelait Céphalus Lysanias & son aïeul Céphalus. Dans sa vieillesse il avait vu Démosthène jeune. Deux choses l'attirèrent à Athènes, l'envie de voir une ville si célèbre & la réputation de Périclès fils de Xantippe. D'abord il y fut élevé avec les enfants de tout ce qu'il y avait d'illustres citoyens : mais peu après la République voulant envoyer une colonie à Sybaris, il prit cette occasion de concert avec Polémarque son frère aîné, pour aller recueillir la succession de leur père. A l'âge de quinze ans, revenu dans sa patrie, il apprit la Rhétorique sous Nicias & sous Tisias deux Syracusains très renommés. Héritier d'un bien considérable, il tint une bonne maison & vécut fort à son aise jusqu'à l'Archontat de Cléarque à Athènes. L'année suivante il fut accusé de favoriser le parti des Athéniens ; & sur ce prétexte, il fut chassé de son pays avec trois cents autres.[16] Dans cette extrémité, il se réfugia à Athènes, où il trouva les quatre cents maîtres de la ville : il ne laissa pas d'y fixer sa demeure. Les trente conjurés ayant délivré Athènes de la tyrannie, il y passa encore sept ans, au bout desquels il perdit son frère & se vit dépouillé de les biens & n'évita la mort qu'en se sauvant avec beaucoup de peine à Mégare. Ceux de sa tribu ne cessèrent de solliciter son rappel, tandis que lui, plein de zèle pour l'Etat, il lui rendait les plus grands services : car il fournit de sa bourse mille drachmes & deux cents boucliers. Il accepta avec Hermon la commission d'aller lever trois cents soldats & de les soudoyer ; enfin il persuada à Thrasydée d'Elis, son hôte & son ami, d'avancer deux talents pour le service des Athéniens. En considération d'une conduite si louable, Thrasybule écrivit au peuple d'Athènes, pour le prier d'accorder à Lysias le droit de bourgeoisie après son retour, ce qui lui fut accordé: Cependant Archinus accusa Lysias d'avoir violé les lois, en recevant cette grâce avant qu'elle eût été confirmée par un décret du Sénat : mais Lysias n'en jouit pas moins de cette faveur ; il passa le reste de ses jours à Athènes, comme s'il en avait été citoyen & il y mourut âgé de 83 ans, d'autres disent de 72.

 

ISΕΕ.

 

J'ai lu diverses oraisons d'Isée : il y en a soixante & quatre qui font sous son nom, mais on n'en admet que cinquante. Cet orateur avait été disciple de Lysias & il le prit pour son modèle. On en juge à l'élégance de sa diction & à la solidité de ses pensées. Il l'a si bien imité, qu'on ne reconnaîtrait pas le style de l'un d'avec le style de l'autre, sans les figures dont Isée a fait le premier un fréquent usage. C’est lui aussi qui a tourné le premier l'éloquence du côté de la politique : en quoi il a été suivi par Démosthène son disciple. Il était de Chalcis ; il fut envoyé à Athènes pour étudier sous Lysias : il florissait sur la fin de la guerre du Péloponnèse & il vécut jusqu'au règne de Philippe ; après avoir tenu quelque temps école, il se retira pour donner les soins à Démosthène, à qui il apprit l'art oratoire ; il reçut de lui deux mille drachmes pour sa récompense. La principale gloire d'Isée est d'avoir formé ce grand orateur. On dit même qu'il eut bonne part aux oraisons que nous avons de Démosthène contre ses tuteurs.

 

ΕSCHINE.

 

Les oraisons d'Eschine dont j'aie connaissance, sont au nombre de trois & ses lettres au nombre de neuf ; car la Déliaque n’est pas de lui. Son style est pur, doux & coulant. Il excelle, surtout à traiter l'enthymème avec une grande netteté de raisonnement. Son oraison contre Timarque est célèbre. Ce Timarque était accusé de faire de sa maison un lieu de prostitution. Eschine plaidant contre lui, le couvrit de confusion, au point qu'il sortit de l'audience & s'alla pendre de désespoir. Eschine fut le premier qui annonça aux Athéniens la victoire qu'ils avaient remportée pour la seconde fois à Tamynes. On dit qu'il fut aussi le premier qui parla contre Philippe dans l'assemblée du peuple : ce qui lui réussit si bien, qu’il fut député en Arcadie, où il persuada à ces peuples de lever dix mille hommes pour faire la guerre à ce prince. Il était de Cothoce, bourgade de l'Attique & fils de cet Atromete, qui sous la domination des trente, fut exilé & qui dans la suite anima le peuple à recouvrer sa liberté. Sa mère avait nom Glaucothée. A le considérer du côté de la naissance & du côté de la fortune, il n'y aurait rien à en dire. Dans ses jeunes ans il fit plus d'un métier ; né robuste, il s'adonna aux exercices de la gymnastique, il porta même les armes. Ensuite, voyant qu'il avait la voix belle & forte, il embrassa le métier de comédien : si nous en croyons Démosthène, il faisait l'office de souffleur & jouait même les troisièmes rôles dans la troupe d'Aristodème, qu'il suivait de bourgade en bourgade durant les Bacchanales. Il n'était encore qu'enfant, qu'il secondait son père dans la profession d'enseigner les Lettres. Selon quelques-uns, il l'était attaché à Socrate & à Platon ; mais suivant Cecilius il avoir été disciple de Léodamas. Dès qu'il eut commencé à se mêler des affaires de la République, il y acquit beaucoup de gloire : à quoi l'esprit de faction ne contribua pas peu ; car en le faisant l'antagoniste de Démosthène, il devint chef de parti. Cependant il fut député plusieurs fois avec Démosthène & une entre autres vers Philippe, pour traiter de la paix. Au retour de cette ambassade, Démosthène l'accusa de prévarication, sur ce qu'ayant été élu Pythagore,[17] & se trouvant député des Amphictyons à Amphisse, dans le temps qu'ils y faisaient construire un port, il suscita la guerre sacrée ; d'où il arriva, que les Amphictyons furent obligés de se réfugier auprès de Philippe, qui à l'instigation d’Eschine, voulut se mêler de cette affaire, entra dans la Phocide & s'en rendit maître. Mais par la complaisance d'Eubulus fils de Spinthare & par les sollicitations de Pronallusius, qui alors pouvait tout sur l'esprit du peuple, Eschine eut trente suffrages pour lui & ne fut point condamné. Quelque temps après, Philippe étant mort & Alexandre projetant de passer en Asie, Eschine entreprit Ctésiphon sur les honneurs qu'il avait décernés à Démosthène. Dans cette fameuse affaire, n'ayant pu avoir la cinquième partie des suffrages, il fut condamné à une amende de mille drachmes ; mais ne pouvant se résoudre à les payer, il alla s'embarquer au port Sisyphe & passa à Rhodes. Là il ouvrit une école d'éloquence, où prononçant un jour son oraison contre Ctésiphon & voyant les Rhodiens surpris de ce qu'il avait perdu sa cause après un tel plaidoyer, Rhodiens, leur dit-il, vous cesseriez, d'être surpris, si nous aviez entendu Démosthène. De Rhodes il fit voile à Samos & peu après son arrivée en cette île, il finît ses jours.

 

DEMOSTHENE.

 

J'ai lu toutes les oraisons de Démosthène, ou peu s'en faut. Il y en a soixante cinq qui passent pour être de lui ; celles qu'il prononça devant le peuple l'emportent, au jugement de plusieurs, sur celles qu'il prononça devant le Sénat. Son oraison sur Halonese, ou sa seconde contre Philippe, car elle porte aussi ce titre, est rejetée de quelques-uns, parce qu'elle ne s'accorde pas avec le discours que fit Démosthène au sujet de la lettre de Philippe aux Athéniens. Ces critiques s'appuient encore sur la diction, le style & la composition de cette pièce, qui de tous ces côtés leur paraît peu digne de Démosthène. A dire le vrai, le style en est lâche, décousu & fort diffèrent du style ordinaire de cet orateur : c’est pourquoi quelques-uns la donnent à Hégésippe. Pour moi je sais qu'assez souvent différents orateurs font des discours qui se ressemblent & que souvent aussi le même orateur en fait qui ne se ressemblent point, par la raison que la faculté de parler, non plus que les autres, n’est pas toujours égale & invariable, surtout dans ces discours que l'occasion ou la conjoncture fait naître. J'ai donc remarqué comme les autres, la différence de style qui se trouve dans cette seconde Philippique; mais je n'en suis pas plus en état de décider si elle est de Démosthène, ou d'Hégésippe. Il en est de même de l'oraison qui a pour titre, Des conditions à Alexandre ; on aime mieux l'attribuer à Hypéride, parce que Démosthène, supérieur à tous les orateurs dans les autres parties de son art, les surpasse encore plus dans le choix des mots. Or il se trouve dans cette oraison des termes, qui bien loin d'être choisis, ne sont nullement faits pour entrer dans un tel discours. D'autres veulent que les deux oraisons contre Aristogiton ne soient point de Démosthène : mais ils ne nous disent point de qui elles sont ; ils en font, pour ainsi parler, des bâtards à qui ils ne donnent point de père : Denys d'Halicarnasse est un de ces censeurs, sans beaucoup s'embarrasser de dire sur quoi il appuie son préjugé. Cependant Aristogiton nous apprend lui-même que Démosthène a plaidé contre lui & son témoignage doit assurément l'emporter sur la preuve négative que l'on tire du sentiment de Denys. En effet, qu'Aristogiton se soit défendu & de toute sa force, on n'en peut douter après l'apologie qu'il publia contre l'accusation de Démosthène & de Lycurgue. Il y en a qui rejettent aussi l'oraison contre Midias & l'oraison contre Eschine, parce qu'elles leur paraissent s'éloigner de la manière, ou plutôt du caractère de Démosthène. En effet, disent-ils, dans l'une & dans l'autre, il n'employé que des raisonnements faibles ; il semble moins combattre qu'escrimer : & par cette raison, quelques-uns prétendent que ni l'une ni l'autre n'a été faite pour voir le jour & qu'elles ne devaient jamais sortir de son cabinet ; en quoi ils marquent du moins plus de circonspection que les autres. Mais que diront-ils donc d'Aristide, qui rebat les mêmes idées jusqu'au dégoût & qui au lieu de se renfermer dans de justes bornes, donne souvent dans l'excès, dans le superflu ? Cependant ils ont quelque raison de penser comme ils font, que Démosthène n'a pas mis la dernière main à son oraison contre Eschine ; car nous voyons en effet que les preuves les plus faibles & les moins claires, sont celles qu'il y traite les dernières : plus occupé, ce semble, des mots que des choses. Il est en cela bien différent de Lysias dans son oraison contre Mnésiptoleme, où cet orateur toujours également touchant, également prenant, conserve son feu & fait exciter l'indignation de l'auditeur encore plus fortement sur la fin, que dans les autres parties de son discours. Il y en a qui croient que l'oraison sur les prévarications d'Eschine dans son ambassade, quoique prononcée, n'a jamais été ni travaillée, ni entièrement écrite : ils la regardent comme une simple esquisse ; sur quel fondement ? Parce qu'après plusieurs épilogues dont ce discours est rempli, Démosthène revient à des objections qu'il a déjà réfutées & les réfute encore de nouveau : ce qui leur paraît être contre les règles & marquer du dérangement, L'oraison pour Satyrus & pour sa tutelle contre Charidème, est attaquée par les uns & défendue par les autres ; les critiques les plus judicieux la croient de Démosthène : Callimaque moins éclairé l'attribue à Dinarque & quelques-uns la donnent à Lysias. Mais ni la circonstance du temps, ni le fond des choses, ni la manière dont tout ce discours est écrit, ne cadrent avec leur sentiment. Au contraire, ce style périodique & soutenu que l'on y remarque & ces traits obliques, accompagnés de tant de véhémence, font sentir que c’est Démosthène qui parle. On voit briller ces beautés dès l'exorde ; dans la suite un choix de mots qui ne se dément point & une composition extrêmement châtiée. A quoi on le reconnaît encore, c’est à ce fréquent usage qu'il aime tant à faire des figures & qui met tout à la fois tant de force & de variété dans le discours : car il employé tantôt l'interrogation, tantôt la subjection, tantôt cette figure qui entasse plusieurs choses les unes sur les autres & qui retranche les liaisons, afin de rendre le discours plus rapide; ajoutez à cela une diction toujours régulière, toujours, ornée, mais dont l'ornement ne nuit ni à la force, ni à la clarté ; enfin des périodes qui ont toujours toute leur perfection. Car de ne négliger jamais sa composition & de renfermer tout dans des périodes,[18] c’est un mérite qui est commun à Démosthène, à Isocrate & à Lysias ; mais avec cette différence, qu'Isocrate donne peut-être un peu trop d'étendue à les périodes, que Lysias en donne trop peu aux siennes & que Démosthène seul tient ce juste milieu qui a tant de grâces. Le Sophiste Libanius[19] & quelques autres estiment que l'oraison concernant la paix, a été composée par Démosthène, mais qu'elle n'a jamais été prononcée. A dire le vrai, en accusant Eschine d'avoir conseillé aux Athéniens d'accorder le droit d'Amphictyonat à Philippe & en le reprenant aigrement, comme il fait, de cette démarche, il semble se condamner lui-même ; car il avoir donné le même conseil aux Athéniens, on n'en peut pas douter. Il y en a suffi qui veulent que l'oraison contre Nééra, ne soit point de lui : ils la trouvait trop lâche, trop négligée. Ils rejettent pareillement son discours sur l'amour & cet éloge funèbre que nous avons sous son nom. On prétend que Démosthène avoir vingt-quatre ans, quand il fit son oraison contre Leptine. Le critique Longin dit que l'exorde de cette pièce est du genre contentieux. Ce Longin vivait sous l'empire de Claude[20] : il était en grande réputation dans le temps que Zénobie régnait à Osroène & il l'aida de ses conseils après la mort de son mari Odénate. Quelques Anciens ont écrit que cette reine avait quitté la religion des Gentils pour embrasser celle des Chrétiens. Quoiqu'il en soit, Longin a jugé ainsi de cet exorde. D'autres veulent, contre toute raison, qu'il soit du genre moral. Car cette oraison contre Leptine a fourni aux Rhéteurs ample matière de discourir & surtout à Aspasius, qui, se me semble, n'est pas fort bien· entré· dans le plan de cette pièce. L'oraison contre Midias n'a pas moins causé de division parmi les critiques ; les uns la soutenant du genre pathétique & véhément ; les autres du genre propre aux affaires & qui tient plus des mœurs que des passions. Pour moi, je la crois mixte ; car aux endroits qui demandent du pathétique, je vois que le poids de l'expression, la force des arguments, le nombre & l'harmonie du discours, tout annonce une prononciation véhémente ; & aux endroits destinés à la discussion des faits, je vois de la modération, moins de passion que de sentiment : en un mot, ce que nous appelons des mœurs, caractère que· Démosthène garde dans cette oraison & dans plusieurs autres, mais qu'il garde à sa manière. Car il ne faut pas croire que dans une plaidoirie contentieuse, un orateur puisse toujours être humain, doux & modéré arec son adversaire ; il s'échappe quelques fois, particulièrement quand il y est entraîné par un naturel impétueux, comme il est arrivé à Aristide & à Démosthène. C’est que l'art dirige peu la volonté & qu'il ne corrige le naturel, qu'autant qu'il est souple & flexible. Démosthène fit ses Olynthiennes à trente-huit ans ; ce sont trois harangues au peuple d'Athènes, pour lui persuader d'envoyer contre Philippe du secours aux Olynthiens qui en demandaient par une ambassade.

Démosthène était fils d'un père de même nom : sa mère s'appelait Cléobule : il était de Péanie l'un des bourgs de l’Attique. A l'âge de sept ans, il perdit son père & il vécut avec une soeur cadette chez sa mère, qui le mit sous la discipline d'Isocrate, dès qu'il en fut capable : d'autres disent sous celle d'Isée, qui tenait alors une école à Athènes & qui se donnait pour l'émule de Thucydide & du philosophe Platon : car on parle différemment de son éducation & de ses maîtres. Quand il fut en âge, voyant son bien fort diminué, il plaida contre ses tuteurs ; ils étaient trois, Aphobus, Théripide & Démophon, ou Démeas, comme d'autres l'appellent. Il les fit condamner à lui payer chacun dix talents : mais dans la suite, il leur remit cette somme & les quitta même du remerciement. Quelque temps après il fut élu Surintendant du théâtre : dans l'exercice de cet emploi insulté & frappé par Midias, il le cita en justice & plaida lui-même la cause ; mais s'étant accommodé[21] avec l'agresseur pour la somme de trois mille drachmes, il se désista de son accusation. On prétend que né avec plusieurs défauts qui auraient pu l'empêcher de parler en public ; il les surmonta tous par son application. A l'âge où les autres jeunes gens se livrent au plaisir, lui il s'enfermait dans un lieu souterrain, la tête à demi-rasée, afin de n'être pas même tenté d'en sortir & là il vaquait à l'étude & à la philosophie. Le lit le plus étroit & le plus dur, était celui qui lui plaisait davantage, parce qu'il le rendait plus matinal. Sa langue se refusait à la prononciation de l’r ; il sut si bien l'y accoutumer, qu'il la prononça ensuite comme un autre. On l'avertit qu'en déclamant il lui arrivait de hausser une épaule plus que l'autre : pour s’en corriger il attachait un fer pointu-au plancher & s'exerçait immédiatement dessous, afin que si ce mouvement irrégulier venait à lui échapper, il en fût puni sur l'heure. Pour s'aguerrir contre ces assemblées tumultueuses du peuple, si capables d'intimider un orateur, il allait se promener au port de Phalère & déclamait sur le bord de la mer, dont le mugissement & les vagues sont une image assez naturelle de ce qui arrive dans ces assemblées. Souvent il déclamait devant un miroir de toute sa grandeur, afin d'observer ses gestes & de leur donner plus de grâce & de régularité. Il était né avec une difficulté de respirer, qui ne lui permettait pas de prononcer de suite une longue période ; voulant vaincre cet empêchement, il donna mille drachmes au comédien Néoptoleme, qui entreprit de lui rendre l'haleine moins courte & qui y réussit. Car voyant que les conduits par où l'air extérieur entre & rafraîchit sans cesse le poumon, étaient fort serrés dans le jeune homme, il lui conseilla de tenir une olive dans sa bouche & de s'accoutumer à courir dans des lieux qui allaitent en pente. Le fruit de cette olive amollie par la salive & serrée dans la bouche par la rapidité du mouvement, passait du palais dans le nez & sortait par les narines : en forte que l'organe de la respiration & de la voix le trouvait insensiblement élargi & plus propre aux fonctions de l'orateur. Lorsqu'il s'adonna à la politique, il trouva sa ville partagée entre deux factions : l'une était pour Philippe, l'autre pour la liberté. Il prit le parti le meilleur, celui d'un homme de bien, d'un bon républicain ; il suivit l'exemple d'Hypéride, de Nansiclès, de Polyeucte, de Diotime & en peu de temps il procura à Athènes des alliés puissants, tels que les Eubéens, les Thébains, les Béotiens, les Corcyréens, les Corinthiens & plusieurs autres. Un jour qu'il avait été sifflé dans l'assemblée du peuple, comme il s'en retournait chez lui, triste & abattu, il fut rencontré par Eunomus, vénérable vieillard, qui fâchant le sujet de son chagrin, lui dit qu'il fallait se mettre au dessus de ces accidents & avoir bon courage. Andronic célèbre acteur, le consola aussi, en l'assurant que ses harangues étaient admirables & il s'y connaissait : seulement, ajouta-t-il, on y pourrait désirer quelque choie quant à l'action. Sur quoi Démosthène le pria de lui donner des leçons, jusqu'à ce qu'il fût content de sa manière de prononcer, qui en effet fut bientôt perfectionnée sous un si excellent maître. Aussi quand on lui demandait quelle était la première partie de l'art oratoire, il répondait toujours que c'était l'action. Et la seconde ? l'action. Et la troisième ? l'action : donnant par là à entendre que de toutes les parties de l'éloquence celle qui a le plus d'empire sur l'esprit de la multitude, c'est la prononciation & l'action. Mais afin que rien ne lui manquât non plus, du côté de la Dialectique, il voulut étudier aussi sous Eubulide de Milet qui passait pour le plus grand Dialecticien de son temps. Démétrius de Phalère rapporte que Démosthène avait coutume de jurer par la terre, par l'eau, par les fleuves, les fontaines & qu'un jour ce jurement ayant excité un grand murmure dans l'assemblée du peuple, il jura aussi par Esculape, dont il prononça le nom grec, en faisant l'antépénultième aiguë. On dit que Philippe de Macédoine ayant lu quelques harangues que Démosthène avait prononcées contre lui, plein d'admiration avoua de bonne foi, que lui-même il se serait laissé entraîner & lui aurait donné l'armée à commander. Et quelqu'un lui demandant quelles oraisons il aimait le mieux, de celles de Démosthène, ou de celles d'Isocrate: Démosthène est un soldat, répondit-il & Isocrate un athlète. Après le fameux jugement qui intervint au sujet d'une couronne décernée par Ctésiphon à Démosthène, Eschine condamné à l'exil, s'était déjà mis en chemin ; Démosthène courut à cheval après lui & l'ayant atteint, il l'embrassa, le consola, lui donna un talent & lui offrît toute sorte de services. Eschine demeura interdit, car voyant Démosthène galoper après lui, il n'avait pas douté que ce ne fût pour lui insulter dans son malheur. Se couvrant donc la tête, il était prêt à le jeter à ses genoux, quand Démosthène eut avec lui le procédé que je viens de dire, plus digne d'un philosophe que d'un orateur. Et comme il exhortait Eschine à supporter courageusement son exil, Ah, dit Eschine, comment puis-je ne pas regretter une ville où je trouve dans un ennemi plus de générosité qu'on n'en trouve ailleurs dans ses amis?

Démosthène chargé de pourvoir à l'abondance des vivres dans Athènes, fut accusé de malversation ; mais aussitôt il fut absous. Après la prise d'Elatée, il se trouva à la bataille de Chéronée & il y fit mal son devoir : car on dit qu'il quitta son rang & prit la fuite. On ajoute que sa tunique s'étant accrochée à un buisson, il se crut poursuivi par l'ennemi & lui cria La vie, la vie. On trouva sur le champ de bataille son bouclier, où il y avait une fortune pour symbole. Il fit ensuite l'oraison funèbre de ceux qui avaient péri dans le combat. Si l'on a égard à l'état où était alors Démosthène, cette pièce ne paraîtra pas absolument indigne de lui, mais elle est fort inférieure à ses autres harangues. Quelque temps après, il fut chargé de faire relever les murs d'Athènes ; il y mit du sien & beaucoup plus encore à la décoration des spectacles : il monta ensuite une galère & se transporta chez tous les alliés de la République, pour les engager à contribuer de leurs deniers aux dépenses communes de l'Etat. Par ces grands services, il mérita plusieurs fois d'être couronné d'une couronne d'or, à la réquisition de Démotele, d'Aristonic, d'Hypéride & en dernier lieu de Ctésiphon. A cette dernière fois le décret de Ctésiphon fut attaqué par Diotote & par Eschine, comme porté contre les lois : Démosthène en prit la défense, plaida lui-même[22] sa cause & la gagna.

Dans le temps qu'Alexandre passait en Asie, Harpalus[23] voulant se retirer à Athènes avec tous ses trésors, Démosthène ne fut pas d'avis qu'on l'y reçût ; mais Harpalus ne laissa pas d’y aborder & Démosthène le voyant arrivé, changea de sentiment : on a dit qu'il avait reçu de lui mille dariques. Les Athéniens voulaient livrer Harpalus à Antipater, Démosthène s'y opposa; il ordonna que ses richesses fussent mises en dépôt dans la citadelle d'Athènes : mais le peuple ne sut point à quelle somme elles montaient. Harpalus soutenait qu'il avait apporté sept cents talents & qu'ils avaient été portés dans la citadelle : cependant on n'y en trouva guère plus de trois cents. Après qu'Harpalus se fut sauvé de prison & qu'il eût passé en Crète selon quelques-uns & selon d'autres, à Tenare, ville de la Laconie, Démosthène fut accusé de s'être laissé corrompre. Hypéride, Pythéas, Menesechme, Himerée & Proclès le citèrent devant les Juges & sur leur accusation, il fut condamné par arrêt de l'Aréopage. Aussitôt il s'embarqua & se sauva, n'ayant pas le moyen de payer l'amende à laquelle il avoir été condamné & qui passait cinq fois la somme qu'on prétendait qu'il avait touchée : et on l'accusait d'avoir reçu trente talents. Quelques-uns disent qu'il n'attendit pas le jugement & que voyant les Juges disposés à le condamner, il les avait prévenus par sa fuite. Quelque temps après, les Athéniens députèrent Polyeucte aux Arcadiens, pour tâcher de les détacher de l'alliance de la Macédoine ; Polyeucte n'ayant pu les persuader, Démosthène prit la parole, harangua à son tour & leur persuada tout ce qu'il voulut. La renommée eut bientôt publié ce prodigieux effet de son éloquence ; au bout de quelques jours les Athéniens donnèrent un décret pour son rappel & envoyèrent une galère qui le ramena à Athènes. Ils ordonnèrent de plus, qu'au lieu d'exiger de lui les trente talents, on élèverait une statue à Jupiter dans le Pirée. Démosthène ainsi rappelé, gouverna sa République comme auparavant. Mais dans la suite Antipater ayant pris Pharsale & menaçant les Athéniens d'assiéger leur ville s'ils ne lui livraient leurs orateurs : Démosthène prit le parti de chercher son salut dans la fuite & se réfugia d'abord à Egine. Ne s'y croyant pas en fureté & appréhendant toujours la colère d'Antipater, il vint à Calaurée. Là il apprit que les Athéniens avaient pris la résolution de livrer leurs orateurs & de le livrer lui-même : à cette nouvelle, il alla se réfugier dans le temple de Neptune, comme suppliant. Archias à qui son acharnement contre les exilés avait attiré le sobriquet de le Veneur, l'étant venu trouver, voulut l'engager à sortir du temple & à bien espérer de la bonté d'Antipater, mais Démosthène ne s'y fia pas : Mon ami, lui dit-il, tu ne m'as jamais persuadé quand tu faisais le personnage de Comédien. À présent que tu fais un autre métier, tu ne me persuaderas pas plus ; sur quoi Archias se prépara à lui faire violence : mais il en fut empêché par les habitants de Calaurée. Alors Démosthène avec un courage & une fermeté admirable, Calauréens, leur dit-il, je me suis réfugié dans votre temple, non pour y conserver ma vie, mais pour convaincre à jamais les Macédoniens d'impiété et de violence envers les Dieux. Là-dessus il demanda des tablettes & l'on dit qu'il y écrivit une inscription en deux vers, que les Athéniens firent mettre depuis à sa statue & dont voici à peu près le sens. Si j’avais su aussi bien combattre que parler, ô ma chère Patrie, tu n'aurais pas subi le joug de Philippe. C’est du moins ainsi que le rapporte Démétrius Magnus. D'autres disent qu'il n'écrivit que ces mots, par où il semblait commencer une lettre : Démosthène à Antipater, salut. Presque tous conviennent qu'il s'empoisonna, soit en avalant une potion, soit en suçant le bout de la plume dont il écrivit & qu'il avait frotté de poison, soit en recourant à sa bague, ou à un bracelet où l'on prétend qu'il conservait du poison pour s'en servir dans la nécessité. Cependant quelques-uns ont dit qu'il s'était fait mourir à force de retenir son haleine & faute de respiration. Il était âgé de soixante huit ou dix ans & il y en avait vingt-deux qu'il était à la tête des affaires. Il laissa d'une femme distinguée par son mérite deux enfants, qui peu après furent nourris aux dépens de l'Etat dans le Prytanée, où leur père était peint avec une épée à la ceinture, tel qu'il était lorsqu'il harangua contre Antipater, qui demandait qu'Athènes lui livrât ses orateurs. Les Athéniens n'oublièrent rien pour honorer sa mémoire & entre autres marques d'estime, ils lui élevèrent une statue dans la place publique. Nous avons de lui un bon nombre de sentences & d'apophtegmes, qu'il savait placer à propos & que ses amis ont transmis à la postérité. Un jour que l'assemblée du peuple avait été fort tumultueuse, jusqu'à ne vouloir pas écouter l'orateur, Athéniens, leur dit Démosthène, je n'ai que deux mots à vous dire & deux mots absolument nécessaires. Par là s'étant fait prêter silence, Un jour d'été, continua-t-il, un jeune homme de Mégare loua un âne pour aller aux champs ; il monte dessus & part ; le maître de l’âne suivait à pied : sur le milieu du jour, ne pouvant plus l'un & l’autre apporter l’ardeur du Soleil, le jeune homme descend & se met à l’ombre sous un âne. Le maître lui dispute la place : vous avez loué mon âne, dit-il, mais non pas l’ombre qui est dessous. L'autre répond qu'il a loué l’âne avec toutes ses circonstances & dépendances, grand débat entre eux. Là, Démosthène voulut descendre de la Tribune ; le peuple le retint & le pria de continuer. Hé quoi, Athéniens, leur dit-il, quand je vous fais un conte d'enfant, vous ne vous lassez pas de m'entendre ; et quand je vous parle d'affaires sérieuses, où il s'agit de votre fortune et de votre liberté, vous ne m’écoutez pas ? On lui avoir donné le sobriquet de Batalus ; les uns disent, parce que dans son jeune âge il aimait à être paré comme une femme : les autres, parce que sa nourrice lui avait donné ce nom par mignardise ; d'autres, au nombre desquels est le Sophiste Libanius, parce qu'il était né délicat & valétudinaire. Aussi n'avait-il jamais voulu tâter des exercices de la gymnastique, à quoi les jeunes Athéniens s'adonnent du moins quelques années. Il n'en fallait pas davantage, pour lui mériter la réputation d'efféminé & pour le faire appeler Batalus. Car il y eut anciennement un joueur de flûte, nommé Batalus, qui porta le premier une chaussure de femme au théâtre & qui gâta la scène par ses airs mous & efféminés. De là vient que tout efféminé a depuis été appelé de ce nom.

 

HΎPERIDE.

 

J'ai lu aussi toutes les oraisons d'Hypéride. Il y en a cinquante-deux que l’on croit être véritablement de lui & vingt-cinq dont on doute : ce qui fait en tout soixante sept. La composition de cet orateur est si excellente, que quelques-uns[24] n'oseraient décider si Démosthène est au-dessus d'Hypéride, ou Hypéride au-dessus de Démosthène & qu'ils appliquent à Hypéride cette inscription que j'ai rapportée, changeant seulement le nom de l'un en celui de l'autre.

Il eut pour père Glaucippe, fils de Denys, du bourg de Colitée. Il laissa un fils qui eut nom aussi Glaucippe : ce fils s'appliqua à l'éloquence & fît quelques plaidoyers. Pour Hypéride, après avoir été disciple de Platon & d'Isocrate, il gouverna la République d'Athènes, dans le temps qu'Alexandre donnait la loi à la Grèce. Ce Prince demandait aux Athéniens des galères & des Officiers ; Hypéride fut d'avis qu'on ne lui accordât ni l'un ni l'autre & conseilla aux Athéniens de congédier les troupes étrangères qu'ils entretenaient au Ténare. Il décerna de grands honneurs à Démosthène. Diodote l'accusa d'avoir violé les lois, mais il se défendit si bien, qu'il fut absous. Après avoir été en liaison avec Lycurgue, avec Lysiclès & avec Démosthène, dès que les deux premiers furent morts, il changea de conduite à l'égard du troisième : car Démosthène étant soupçonné d'avoir pris de l'argent d'Harpalus, Hypéride fut choisi par préférence,[25] pour être son accusateur. Mais il fut accusé à son tour par Aristogiton d'avoir agi contre les lois, en donnant un décret qui accordait le droit de bourgeoisie aux étrangers & la liberté aux esclaves, dont il ordonnait que les Dieux, les femmes & les enfants fussent transportés au Pirée. A cette accusation il ne répondit autre chose, sinon qu'il avait pris conseil de la nécessité : Ce n’est pas moi, dit-il, qui ai porté ce décret, c'est l'épouvante où vous étiez. C’est la bataille de Chéronée & il ne fut point condamné. Avant que d'être orateur de la République, il subsistait de sa profession d'avocat. On le soupçonna d'avoir eu sa part de l'argent des Perses, aussi bien qu'Ephialte ; ce qui n'empêcha pas qu'on ne le fit Capitaine de galère, dans le temps que Philippe assiégeait Byzance ; & en cette qualité, il secourut si promptement & si à propos les Byzantins, que la même année il fut nommé Surintendant du théâtre, lorsqu'on dépouillait tous les autres de leurs emplois. Pendant qu'il gouvernait la République, il décerna[26] de grands honneurs à Iolas, qui avait donné à Alexandre un breuvage empoisonné. Il n'eut pas moins de part que Démosthène à la· guerre de Lamia & il fit avec un succès étonnant l'oraison funèbre de ceux qui avaient péri dans cette guerre. Lorsqu'il vit Philippe dans le dessein de descendre en Eubée & les Athéniens justement alarmés des mouvements de ce Prince, il ordonna qu'il serait levé sur le public une taxe, dont les fonds seraient employés à équiper quarante galères ; & voulant montrer l'exemple aux autres, il donna lui-même deux galères pour lui & pour son fils. Les habitants de Délos & les Athéniens ayant eu une dispute entre eux, à qui des deux aurait la préséance dans le temple d'Apollon, le peuple d'Athènes nomma Eschine pour parler sur cette affaire & les Juges de l'Aréopage nommèrent Hypéride ; c’est ce qui donnât lieu à l'oraison que nous avons de lui sous le titre de Déliaque. Quelque temps après il vint à Athènes des députés d'Antipater : ces députés admis à l'audience, firent un grand éloge de leur maître & parlèrent de lui comme du plus honnête-homme du monde. Je sais que c'est un fort honnête homme, leur dit Hypéride ; mais je sais aussi que nous ne voulons point d’un maître, quelque honnête homme qu'il soit. Sur la dénonciation de Midias, il accusa Phocion d'avoir voulu corrompre le peuple par ses largesses ; mais il eut du dessous dans cette affaire. Enfin après la malheureuse issue du combat de Cranon, voyant qu'Antipater avait juré sa perte & que le peuple voulait le livrer à ce redoutable ennemi, il se sauva d'Athènes à Egine. Il y trouva Démosthène, à qui il tâcha de se justifier du procédé qu'il avait eu avec lui. Son dessein était de chercher un autre lieu de sûreté ; mais il fut arrêté par ordre d'Archias, dans le temple même de Neptune, quoiqu'il embrassât sa statue. On le conduisit de là à Corinthe, où Antipater était alors. Là on lui donna la question pour l'obliger à révéler le secret de l'Etat : mais en homme de courage, il aima mieux souffrir toute sorte de tourments, que de rien dire qui pût nuire à la patrie & il se déchira la langue, afin qu'on ne pût jamais lui tirer son secret. D'autres disent qu'il fut mené en Macédoine, que dans le chemin il se coupa la langue & qu'après sa mort, il demeura sans sépulture. Cependant quelques-uns de ses proches, malgré la défense des Macédoniens, mirent son corps sur un bûcher & en rapportèrent les cendres à Athènes.[27]

 

DINARQUE.

 

Enfin j'ai lu aussi toutes les Oraisons de Dinarque. On en compte soixante quatre, qui, au jugement de la plupart des critiques, sont toutes de lui. Les autres en donnent quelques-unes à Aristogiton, qui florissait en même temps qu'Hypéride. Il paraît que Dinarque avait pris Hypéride pour son modèle & encore plus Démosthène, dont la véhémence & le style animé & varié par l'usage des figures, convenait plus à son génie. Son père avait nom Socrate ; d'autres disent, Sostrate : il était Athénien selon les uns & selon les autres, de Corinthe. Etant venu jeune à Athènes, dans le temps qu'Alexandre menait son armée en Asie, il fut disciple de Théophraste s & se lia d'amitié avec Démétrius de Phalère. Après la mort d'Antipater, il trouva la République privée de la plupart de ses orateurs : les uns avaient perdu la vie, les autres étaient en fuite ; dans cette conjoncture, il prit le timon des affaires. Il sut gagner l'amitié de Cassandre, l'un des Capitaines d'Alexandre ; par ce moyen & en y rendant des plaidoyers à ceux qui en avaient besoin, il acquit beaucoup de bien. Il eut pour antagonistes les plus célèbres orateurs de son temps, non qu'il plaidât contre eux, cela ne lui était pas permis ; mais en vendant sa plume aux personnes qui avaient à se défendre en justice. Après qu'Harpalus se fut enfui d'Athènes, Dinarque fit plusieurs oraisons contre ceux qui étaient accusés de s'être laissé corrompre : mais dans la suite accusé lui-même d'avoir entretenu des intelligences avec Cassandre contre les intérêts de l'Etat, il vendit tous ses effets, en fît une bonne somme & se sauva dans la Chalcide. Il amassa encore là de grandes richesses & au bout de quinze ans il revint à Athènes par le crédit & les bons offices de Théophraste, qui procura son rappel & celui des autres exilés. En revenant il alla loger chez Proxène son ami, où il fut volé. Quoique vieux & presque aveugle, il lui intenta procès & pour la première fois il plaida sa cause en personne ; nous avons encore ce plaidoyer contre Proxène. Voilà ce que j'avais à dire des neuf orateurs, dont j'ai lu les oraisons.

 

LYCURGUE.

 

Pour Lycurgue, je n'ai pas encore eu le temps de lire ses oraisons ; je sais seulement qu'il en a fait quinze & qu'il n'a été inférieur à aucun des autres orateurs de la République d'Athènes. Il était fils de Lycophron, que les trente tyrans condamnèrent à mort. L'histoire nous apprend qu'il s'adonna d'abord à l'étude de la Philosophie, où il eut Platon pour maître. Il se fit ensuite disciple d’Isocrate & dès qu'il commença à avoir part au gouvernement, il le distingua autant par sa bonne conduite, que par son éloquence. On lui confia dès lors l'administration des deniers publics : il eut durant quinze ans la recette de quatorze mille talents & il s'acquitta de cet emploi avec tout le soin & toute l'intégrité que l'on pouvoir désirer. On lui donna ensuite la direction des affaires de la guerre dans ce nouvel emploi, il répara les fortifications de la ville & y en ajouta de nouvelles : il acheva divers ouvrages publics, qui étaient demeurés imparfaits. Il fit construire trois cents galères avec des loges pour les mettre à l'abri ; il pourvut l'arsenal de toute sorte de munitions & d'agrès ; il décora le stade des Panathénées d'un beau parapet qui régnait tout à l'entour. Chargé ensuite de la police d'Athènes, il fît de si bons règlements & les fit si bien observer, qu'en peu de temps, il eût nettoyé la ville de tout ce qu'il y avait de bandits & de scélérats. Il était d'une sévérité inexorable à l'égard de ces sortes de gens ; d'où l'on prit occasion de dire, que pour faire ses ordonnances, c'était moins dans l'encre que dans le sang qu'il trempait sa plume. Par ses services & par ses rares qualités, il avait inspiré aux Athéniens tant d'amour & de vénération pour sa personne, qu'Alexandre ayant demandé que Lycurgue lui fût livré avec les autres orateurs, le peuple ne pût jamais s'y résoudre. Il fut envoyé plusieurs fois en ambassade conjointement avec Démosthène & en dernier lieu, vers les peuples du Péloponnèse. Ainsi il passa tout le temps de sa vie dans une grande considération à Athènes, sa droiture était si bien connue, que d'avoir le suffrage de Lycurgue, était une présomption en faveur de ceux à qui il l'accordait. Il fut l'auteur de plusieurs Lois, entre autres de celle-ci, qui était la cinquième : Qu'aucune femme Athénienne, ne pourrait à l’avenir aller en char à Eleusis,[28] parce que cela mettait trop de différence entre celles qui étaient riches &· celles qui ne l'étaient pas. Un commis de la Douane osa mettre la main sur le philosophe Xénocrate & vouloir l'arrêter ; Lycurgue survint, délivra le philosophe, donna cent coups de canne au commis & le fit mettre en prison. Cette action plut infiniment au peuple d'Athènes & attira mille bénédictions à Lycurgue : aussi quelques jours après, Xénocrate ayant rencontré les fils de Lycurgue, Votre père, leur dit-il, m’a vengé de ce coquin de commis ; mais je suis quitte envers lui ; car je lui ai valu bien des louanges. Quoi que riche & aussi riche qu'aucun autre de la ville, il n'avait jamais qu'un habit, qu'il portait l'hiver comme l'été. Pour l'ordinaire, il marchait nus pieds & ne connaissait guère de chaussure que dans les occasions où la bienséance le demandait. La nature lui avait refusé le talent de bien parler sur le champ ; il y remédiait par un travail assidu, occupé jour & nuit de ce qu'il avait à dire. Une peau d'ourse étendue sur le plancher de sa chambre avec un oreiller lui servait de lit. Il en tenait moins au chevet & se levait plus volontiers pour reprendre son travail. En parlant, il s'exprimait avec énergie & disait librement ce qu'il pensait. Un jour qu'il haranguait les Athéniens & qu'ils ne voulaient pas l'écouter. Peuple ingrat, s'écria-t-il, que tu mériterais les étrivières. Devenu vieux & sentant sa fin approcher, il se fit porter dans le temple de la mère des Dieux & ensuite au Sénat, où il voulut rendre compte de son administration : mais à la réserve de Ménesechme, tous s'écrièrent que Lycurgue était au dessus de la calomnie. On le reconduisit donc dans sa maison & il mourut peu d'heures après. Il avait triomphé de l'envie en plusieurs autres occasions ; & plus d'une fois le peuple lui avait fait l'honneur de le couronner. Il laissa de Calliste sa femme trois fils, Abron, Lycurgue & Lycophron. Après sa mort les Athéniens poussèrent l'ingratitude jusqu'à faire mettre en prison ces trois enfants, sur l'accusation de Ménesechme, qui avait pour greffier Thrasyclès. Démosthène, du lieu de son exil, écrivit au peuple d'Athènes, pour lui représenter qu'il se déshonorait à jamais, en abandonnant les enfants d'un père à qui il avait marqué tant d'estime & qui lui avait rendu de si grands services ; cette lettre eut son effet & les enfants de Lycurgue furent déclarés innocents.


 

[1] Thucydide, liv. 8, parle de cet orateur comme d'un des principaux auteurs de l'oligarchie à Athènes. Quelques-uns disent qu'il fut le maître de cet historien & d'autres qu'il fut son disciple. Les uns aussi le font mourir d'une façon, les autres d'une autre. Ce sont, je crois, ces contradictions qui ont déterminé Vossius, encore plus qu'un passage d'Hermogène, à distinguer deux Antiphons, l’un de Rhamnus plus ancien que Thucydide, l'autre postérieur.

[2] Quintilien, liv. 3, ch. i. a dit la même chose de cet orateur.

[3] Cela doit s'entendre de Platon le Poète comique, qui était un peu plus ancien que Platon le Philosophe.

[4] Il ne faut pas confondre cet Hippocrate avec le célèbre médecin du même nom. Celui-ci était de l'île de Coos, & vivait 460 ans avant l'Ere chrétienne. Plutarque dit : contre le médecin Hippocrate qui était préteur. Je suis persuadé qu’un mot, par la faute des copistes, a passé mal à propos dans le texte de Plutarque, & ensuite dans celui de Photius. Cet Hippocrate était, selon toute apparence, le Capitaine Athénien dont parle Thucydide, & qui vivait au temps de la guerre du Péloponnèse.

[5] Plutarque au contraire dit qu'il était plus jeune. Je crois qu'il s'en faut tenir au sentiment de Plutarque.

[6] Harmodius & Aristogiton, tous deux Athéniens, sont célèbres par l'amitié qui était entre eux, & par le courage qu'ils eurent de délivrer leur patrie de la tyrannie d'Hipparque fils de Pisistrate. Les Athéniens leur dressèrent des statues comme à leurs libérateurs.

[7] Pour entendre cela, il faut savoir 1° Que tout citoyen d'Athènes contribuait de son bien à l'entretien des galères, 2° que celui dont le bien montait à dix talents ou dix mille écus de notre monnaie, pouvait être nommé Triérarque, c'est-à-dire, Capitaine de galère ; auquel cas il était obligé d'équiper une galère, & avait droit de la commander ; 3° que ceux dont le bien était au-dessous de dix talents, se joignaient plusieurs ensemble jusqu'à la concurrence du nombre nécessaire, & se cotisaient pour contribuer à frais communs à l'armement d'une galère ; 4° que la charge de Triérarque étant fort onéreuse, il était permis à ceux qui étaient nommés d'indiquer quelqu'un qui fut plus riche qu'eux, & de demander qu'on le mît à leur place, pourvu qu'ils fussent prêts à changer de bien avec lui, & à faire la fonction de Triérarque après cet échange. Cette loi était de Solon, & s'appelait la loi des échanges. C’était précisément de quoi il s'agissait dans ce plaidoyer d’Isocrate.

[8] Environ cinq cents livres Tournois.

[9] Pausanias à l’occasion de cette statue qu'il avait vue à Athènes, fait d'Isocrate un éloge, qui joint à ce qu'en dit Photius, donne une idée complète de cet orateur. Parmi ces antiquités, dit-il, je mets encore une colonne où est une statue d'Isocrate, homme digne de mémoire, et qui laisa trois grands exemples à la postérité ; le premier de confiance, en ce qu'à l’âge de 98 ans, il n'avait pas encore cessé d’enseignner, m d'avoir des disciples ; le second d’une modestie rare, qui le tint toujours éloigné des affaires publiques & des soins du gouvernement ; le troisième d'un grand amour pour la liberté, car sur la nouvelle de la défaite des Athéniens à Chéronée, il finit ses jours volontairement.

[10] Cela ne paraît pas vrai, à en juger par les oraisons qui nous restent de Lysias. Démosthène avait bien plus de force & de nerfs. Denys d'Halicarnasse observe qu'il réussissait beaucoup mieux dans le genre judiciaire que dans les deux autres. On peut voir le jugement qu'il a porté de cet orateur.

[11] A Athènes tout criminel, ou pour parler plus exactement, tout homme accusé en justice, était obligé de se défendre lui-même, c'est-à-dire de plaider sa propre cause. Cette loi embarrassait fort ceux qui n'avaient pas le talent de parler en public ; aussi trouvaient-ils le moyen de l'éluder, en employant la plume des plus célèbres orateurs, & en apprenant par cœur des plaidoyers qu'ils payaient bien cher. Quand Socrate fut accusé, Lysias fit en sa faveur un plaidoyer qui est parvenu jusqu'à nous ; mais Socrate ne daigna pas s'en servir ; en homme vertueux, en vrai Philosophe il aima mieux se laisser condamner & perdre la vie, que de violer les lois de son pays.

[12] Denys d'Halicarnasse a fait l’analyse de cette oraison, & il nous la propose comme un modèle.

[13] L'antithèse est l’une des figures qui sent le plus l'affectation : elle déplaît par la raison même qu'elle cherche trop à plaire. Cette figure était fort à la mode du temps de Balzac, de Voiture, de S. Evremont, mais aujourd'hui que l'on fait plus de cas du style naturel, elle est presque bannie de l'éloquence française.

[14] Cet endroit de Photius est remarquable. Il nous apprend que dans tous les temps, il y a eu des critiques hardis, qui ont imposé à leurs contemporains, & qui se prévalant de l'empire qu'ils avaient sur leur esprit, ont condamné plusieurs écrits qui n'étaient pas de leur goût, quoique fort bons & fort dignes de passer à la postérité. De nos jours nous avons vu arriver pis ; des censeurs présomptueux ont entrepris de dégoûter leur siècle de la lecture des meilleurs ouvrages de l'antiquité, & ils n'y ont que trop réussi. Maïs depuis qu'on ne lit plus ces ouvrages, ou qu'on les lit moins, voyons-nous que les Belles-lettres y aient gagné ? voyons-nous que le style de nos écrivains français d'aujourd'hui, qui se sont éloignés de la manière de Cicéron, & des vrais modèles, en soit devenu meilleur ?

[15] Plutarque le fait originaire de Syracuse, mais né à Athènes, ce qui est beaucoup plus vraisemblable.

[16] Le texte de Plutarque porte avec trois autres, c’est une faute qui a passé ensuite dans le texte de Photius, il faut la corriger dans l'un & dans l'autre, & lire avec trois cents autres, sur la foi de Denys d'Halicarnasse & de Diodore.

[17] On appelait ainsi un orateur député de la république, pour assister à l’assemblée des Amphictyons aux Thermopyles.

[18] Le style favori des bons écrivains d'Athènes & de Rome, était le style nombreux & périodique. Tant que nos écrivains français se sont formés dans la lecture de ces grands modèles, ils ont imité leur manière. Balzac & Voiture font périodiques jusques dans leurs lettres. Vaugelas, Pélisson, Bossuet, Boileau ont écrit dans le même goût. Mais depuis que nos écrivains ne s'appliquent qu'a la littérature française, je vois que leur style même dans les discours d'apparat est un style coupé, haché, décousu, qui n'a ni grâce ni· soutien.

[19] Ce Libanius était d'Antioche, & il se rendit célèbre dans le quatrième siècle. Il fut le maître de S. Basile & de S. Jean Chrysostome, mais il n'en fut pas moins attaché au paganisme, ni moins cher à Julien l'apostat.

[20] C'est-à-dire de Marcus Aurelius Claudius, qui succéda à Gordien l'an 268. Longin eut Porphyre pour disciple ; c'était un des plus savants hommes de son temps ; il avait beaucoup écrit, mais de tous ses ouvrages le Traité du Sublime, si bien traduit par Boileau, est le seul qui soit venu jusqu'à nous. Zénobie, après l'avoir attiré à elle pour lui apprendre le Grec, le fit son principal ministre. L'Empereur Aurélien le crut auteur de la lettre hardie que cette princesse lui avait écrite, & le condamna à la mort l'an 173.

[21] Eschine dans son oraison contre Ctésiphon, dit fort plaisamment que Démosthène portait sur ses épaules, non une tête, mais une ferme, pour dire qu'il tirait du profit des insultes & des mauvais traitements qu'il recevait. Mais malgré cette plaisanterie, il est certain que les Grecs, peuple aussi brave qu'il y en ait eu, ne se croyaient point déshonorés pour avoir reçu un soufflet & ne s'en être pas fait raison eux-mêmes.

[22] Nous n'avons rien de plus éloquent que l'oraison d'Eschine contre Ctésiphon, ou pour mieux dire, contre Démosthène & que l’oraison de Démosthène pour Ctésiphon contre Eschine. Mais quelque admirables que soient ces deux harangues, elles ont un grand défaut, c’est d'être pleines d'injures atroces. Nous voyons que ce goût régnait dès le temps d'Homère, dont les héros se disent des injures de crocheteurs, & c’est l'une des choses qui a le plus autorisé quelques modernes à dégoûter leur siècle de la lecture de ce grand Poète. Mais ils devaient considérer que chaque peuple a son vice dominant, & que nous autres Français avec notre fureur pour le duel ; surtout telle qu'elle était il y a cent ans, nous avons mauvaise grâce de faire le procès aux Grecs sur les termes injurieux qu'ils le permettaient.

[23] L'un des Capitaines d'Alexandre, que ce prince avait fait gouverneur de Babylone & son trésorier. Il pilla le trésor dont il avait la garde, & vint à Athènes, mais poursuivi par Antipater, il se sauva en Crète, où il fut tué.

[24] Quintilien, qui était bon juge en telle matière, décide la question. Hypéride, dit-il, a surtout la douceur du style, & la délicatesse de l'esprit en partage. Mais je le crois plus né, plus propre pour les petites causes, que pour les grandes.

[25] Plutarque en dit la raison; c’est qu'Hypéride était le seul des orateurs d'Athènes, que l'on ne soupçonnait point de s'être laissé corrompre par les présents d'Harpalus. Ces présents avaient pour objet de gagner les orateurs de la république, & de les porter à animer le peuple contre Alexandre.

[26] Voilà un étrange décret, & qui ne fait guère d'honneur à Hypéride, ni à la république d’Athènes. Les Romains avaient bien une autre conduite à l'égard de leurs ennemis.

[27] On peut à ce qui est dit ici d'Hypéride, ajouter ce que Plutarque rapporte, que cet orateur était fort adonné aux femmes, & qu'il aimait éperdument la belle Phryné. Cette illustre courtisane fut accusée en justice, Hypéride la défendit, mais avec toute son éloquence, il allait perdre sa cause, lorsqu'arrachant tout à coup à Phryné le voile qui la couvrait. Il l'exposa nue aux yeux des Juges de l’Aréopage, & leur fît sentir qu'une si rare beauté pouvait les charmer comme les autres hommes.

[28] Plutarque dit que la première qui transgressa cette loi, ce fut la femme de Lycurgue, & que son mari la condamna à une amende d'un talent.