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MACROBE SATURNALES LIVRE QUATRE
LIVRE IV. CHAPITRE 1. Du pathétique résultant de l'état extérieur des personnes. Alors Eusèbe commença en ces termes : Il ne sera pas difficile de trouver dans Virgile de nombreux exemples de ce pathétique que tous les rhéteurs ambitionnent dans leurs discours. Ainsi, après avoir introduit Énée dans les enfers, adressant à Didon qui le fuit les paroles sui vantes « O reine, c'est malgré moi que j'ai quitté vos rivages... Mais les ordres des dieux... me contraignirent. Arrête et ne te dérobe pas à ma vue. » il ajoute
sermone movetur,
Obstupui, steteruntque comae et vox faucibus haesit. Ailleurs, l'état de fatigue de Darès est dépeint complètement par la description de l'attitude extérieure
Ast illum fidi aequales genua aegra trahentem Ensuite le poète indique rapidement la consternation des camarades de Darès
— Galeamque ensemque vocati « Appelés (par Énée) » indique qu'ils ne vont point volontairement chercher une récompense, un don qui n'était en effet que le signe d'une défaite humiliante. Le passage suivant est du même genre
— Totoque loquentis ab ore Comme dans l'ensemble de la description de la peste, qu'on trouve dans Thucydide, Virgile dépeint aussi l'état extérieur de langueur.
Labitur infelix studiorum atque immemor herbae Et :
— Demissae aures, incertus ibidem Au sentiment du pathétique se mêle celui de la honte, lorsqu'il peint:
— pavitantem et dira tegentem Le désespoir est peint par l'attitude extérieure, lorsque la mère d'Euryale apprend la mort de son fils.
Expulsi manibus radii revolutaque pensa: Si Latinus est dans l'étonnement :
— Defixa. Quand Vénus s'apprête à intercéder (Jupiter) :
Tristior et lacrimis oculos suffusa nitentes: Quand le délire s'empare de la Sibylle
— Subito non vultus, non color unus, CHAPITRE II. Comment le pathétique s'exprime par la teneur du discours. Considérons maintenant le pathétique produit par la teneur du discours; et d'abord consultons sur cette matière les préceptes de l'art des rhéteurs. Nous y apprendrons que tout discours pathétique doit avoir pour but de provoquer ou l'indignation ou la compassion; ce que les Grecs expriment par les mots οἶκτος καὶ δείνωσις (terreur et pitié). L'un de ces sentiments est nécessaire au discours de l'accusé, l'autre à celui de l'accusateur. Ce dernier doit entrer brusquement en matière, car celui que l'indignation agite ne saurait procéder avec lenteur. Aussi, dans Virgile, Junon commence-t-elle ainsi .
— Quid me alta silentia cogis Et dans un autre endroit
— Mene incepto desistere victam? Et ailleurs
Heu stirpem invisam et fatis contraria nostris Didon s'écrie
— Moriemur inultae?
— Pro Iuppiter! ibit Priam s'écrie ailleurs (en s'adressant à Pyrrhus) :
At tibi pro scelere, exclamat, pro talibus ausis. Le pathétique ne doit point s'arrêter au début ; il doit, s'il est possible, animer le discours entier. Les phrases doivent être courtes, et les figures du style changer fréquemment, en sorte que celui-ci paraisse agité par les flots de la colère. Qu'un même discours de Virgile nous serve encore d'exemple. Il débute par une ecphonèse (exclamation) :
Heu stirpem invisam: suivent aussitôt de brèves interrogations :
— Num Sigeis occumbere campis, Vient ensuite la figure appelée hyperbole
Medias acies mediosque per ignes Puis l'ironie
At credo mea numina tandem Junon se plaint ensuite de l'inutilité de ses efforts :
— Per undas Ici succède une (seconde) hyperbole
Absumptae in Teucros vires caelique marisque. Maintenant les plaintes de Junon recommencent
Quid Syrtes aut Scylla mihi, quid vasta Charybdis Ici, pour accroître le pathétique, intervient l'argument a minore
— Mars perdere gentem Mars, c'est-à-dire une personne inférieure à Junon. Aussi ajoute-t-elle aussitôt
Ast ego magna Iovis coniunx. Après avoir récapitulé les causes qui devaient la faire réussir, avec quel accent la déesse s'écrie
— Infelix quae memet in omnia verti! Remarquez qu'elle ne dit point, « Je ne puis perdre Énée », mais,
Vincor ab Aenea. Elle se confirme ensuite dans le dessein de lui nuire, et, par un sentiment naturel à la colère, quoiqu'elle désespère de réussir complètement, elle est satisfaite de pouvoir au moins l'entraver
Flectere si nequeo superos, Acheronta movebo. Enfin elle profère des malédictions. Elles s'échappent volontiers d'un coeur irrité
Sanguine Troiano et Rutulo dotabere virgo, Et aussitôt elle fait valoir un argument a simili, tiré des événements antécédents.
— Nec face tantum Vous voyez comment Virgile coupe fréquemment ses phrases, et les varie par de nombreuses figures; c'est qu'en effet la colère, qui n’est qu'une courte folie, ne saurait continuer longtemps ses discours dans le même sens. On trouve aussi dans Virgile un grand nombre de discours ayant pour but d'exciter la compassion. Exemple, celui de Turnus à Juturne
An miseri fratris letum ut crudele videres? Il veut faire sentir ce qui lui rend plus sensible la perte de ses amis tués en combattant pour sa cause
Vidi oculos ante ipse meos me voce vocantem Pour être épargné du vainqueur, le même Turnus dépeint son misérable sort :
— Vicisti, et victum tendere palmas C'est-à-dire, faire ce que je voudrais le moins faire. Voici un autre exemple, entre plusieurs semblables, des prières de ceux qui intercèdent pour leur vie.
Per te, per qui te talem genuere parentes, CHAPITRE III Du pathétique tiré de l'âge, de la fortune, de la faiblesse, du lieu, du temps. Parlons maintenant du pathétique tiré de l'âge, de la faiblesse, etc. Nous trouverons dans Virgile des exemples ingénieux du parti qu'il a su tirer de tous les âges de la vie de l'homme, pour émouvoir la compassion. De l'enfance
Infantumque animae flentes in limine primo. De l'adolescence.
infelix puer atque impar congressus Achilli, Ou (Créuse) :
— Parvumque patri tendebat Iulum En sorte que la pitié est émue par le péril non seulement du fils, mais encore de l'enfant.
— Superet coniunxne Creusa? Ailleurs (Énée se représente)
— et parvi casus Iuli. Virgile parle-t-il de la jeunesse? Orphée aperçoit) :
Inpositique rogis iuvenes ante ora parentum, Ailleurs : « Les joues (de Turnus) s'altèrent, et la pâleur envahit la jeunesse de son corps. » Parle-t-il de la vieillesse?
— Dauni miserere senectae, Ailleurs c'est
Ducitur infelix aevo confectus Aletes, Ou bien c'est (Mézence)
Canitiem multo deformat pulvere. Virgile se sert de la fortune de ses personnages pour exciter, tantôt l'indignation, tantôt la pitié. C'est la pitié (alors qu'il dit de Priam)
— Tot quondam populis terrisque superbum Lorsque Sinon s'écrie :
— Et nos aliquod nomenque decusque Et (lorsque le poète parle de Galésus) :
— Ausoniisque olim ditissimus arvis. C'est l'indignation que Virgile provoque par ces paroles de Didon :
— Et nostris inluserit advena regnis? Elle aggrave son injure en ravalant Énée. Lorsqu'Amate s'écrie:
Exulibusne datur ducenda Lavinia Teucris? Lorsque Numanus s'écrie :
Bis capti Phryges. Le poète excite le sentiment de la compassion par la faiblesse (de ses personnages)
— Ex quo me divum pater atque hominum rex Ailleurs (c'est Déïphobe)
— Et truncas inhonesto vulnere nares, Et Mézence,
— Attollit in agrum Et (Pindarus)
Huc caput atque illuc humero ex utroque pependit, Et
Te decisa suum, Laride, dextera quaerit, Et (Hector)
— Aterque cruento
Le poète provoque souvent
le sentiment de la compassion, par (la circonstance) des lieux
Cum vitam in silvis inter deserta ferarum Et
— Libyae deserta peragro, Et
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros, Et ce vers remarquable par sa beauté et par son énergie :
Ter circum Iliacos raptaverat Hectora muros. « D'Ilion », c'est-à-dire de sa patrie, de ces remparts qu'il avait défendus, et pour lesquels il avait combattu efficacement durant l'espace de dix années : et cet autre vers :
Nos patriam fugimus, Et :
Litora cum patriae lacrimans portusque relinquo, Et:
— Dulces moriens reminiscitur Argos, Et:
— Ignarum Laurens habet ora Mimanta,
Lyrnesi domus alta, solo Laurente sepulchrum. Pour marquer l'atrocité du meurtre d'Agamemnon, il choisit le lieu où il tombe sous les coups de son épouse,
— Prima inter limina dextra Et ailleurs :
Moenibus in patriis atque inter tuta domorum. La sainteté des lieux est un motif spécial de pathétique. Virgile dépeint le meurtre d'Orphée, et le rend plus déplorable en raison des lieux.
Inter sacra deum nocturnique orgia Bacchi. Lors de la ruine de Troie (il peint les cadavres entassés)
— Perque domos et religiosa deorum Le lieu sacré d'où Cassandre fut enlevée pour être réduite en esclavage n'aggrave-t-il pas son malheur?
Ecce trahebatur a templo adytisque Minervae? Ailleurs :
— Divae armipotentis ad aram Lorsqu'Andromaque raconte le meurtre de Pyrrhus, pour exprimer la fureur du meurtrier, (elle dit qu'il)
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. La colère de Junon poursuit Énée sur les mers. Vénus s'en plaint à Neptune, et trouve dans la nature des lieux un motif d'exciter la jalousie du dieu:
In regnis hoc ausa tuis? Virgile tire le pathétique des circonstances de temps.
— Priusquam La longueur de la douleur d'Orphée le fait plus digne de pitié :
Septem illum totos perhibent ex ordine menses, Et Palinure (racontant son naufrage.) :
— Vix lumine quarto Achéménide :
Tertia iam lunae se cornua lumine conplent. Ailleurs :
Septima post Troiae excidium iam vertitur aestas. CHAPITRE IV. Du pathétique tiré de la cause, du mode et de la matière. Le pathétique qui résulte de la cause n'est pas rare dans Virgile. C'est souvent la cause par laquelle une chose est produite, qui la rend déplorable ou atroce. Ainsi, quand Cicéron contre Verrès dit: « II exigeait les prières des parents pour la sépulture de ceux qu'il avait fait périr dans les prisons ; » ce n'est pas tant d'être intercédé ou d'exiger de l'argent qui excite l'indignation, que la cause du cas dont il s'agit. Ainsi encore, quand Démosthène se plaint de Midias, qui avait suborné un individu, il aggrave l'indignation du délit, par la cause qu'il lui attribue « II a suborné, dit-il, un arbitre qui avait jugé avec intégrité entre lui et moi. » C'est aussi avec succès que Virgile use souvent de ce moyen oratoire pour provoquer le pathétique :
Occiditur, in acie Galesus. Cet événement, en temps de guerre, n'a rien en soi qui doive émouvoir le pathétique ; mais il n'en est pas de même de la cause qui l'a produit, car
Dum paci medium se offert. Autre exemple
Sternitur infelix, Et voici le motif qui rend cette mort déplorable :
alieno vulnere: Veut-il faire sentir l'injustice de la mort de Palamède :
— Quem falsa sub proditione Pelasgi Énée, pour faire sentir la grandeur de ses craintes, en indique les objets :
— Et pariter comitique onerique timentem. Pourquoi Iapix renonce-t-il aux arts pour une carrière sans gloire, ainsi que le dit le poète ?
Ille ut depositi proferret fata parentis. Autre exemple du même genre :
Fallit te incautum pietas tua. Et voilà la cause qui le rend (Lausus) un objet de compassion même pour ses ennemis. Lorsqu'Enée exhorte ses compagnons à ensevelir les morts, quel motif en donne-t-il ?
— Qui sanguine nobis Aussi bien que la pitié, l'indignation naît de la cause signalée. Exemple:
Multa gemens, ignominiam plagasque superbi Dans les passages suivants, le pathétique provient de la cause qui provoque le sentiment de celui qui s'indigne:
— An solos tangit Atridas Et:
— At tu dictis, Albane, maneres.
Vendidit hic auro patriam,
Quique ob adulterium caesi,
Nec partem posuere suis. Virgile n'a eu garde d'omettre, pour exciter le pathétique, ces deux lieux communs que les rhéteurs appellent le mode et la matière. Le mode, c'est lorsque je dis: Il a tué publiquement ou secrètement ; la matière, c'est lorsque je dis Par le fer, ou par le poison. Démosthène emploie le premier de ces moyens pour provoquer l'indignation contre Midias, qui l'avait frappé avec son cothurne. Cicéron l'emploie contre Verrès, lorsqu'il raconte qu'il avait fait attacher quelqu'un tout nu à une statue. Voici des exemples non moins sensibles, tirés de Virgile
— Altaria ad ipsa trementem Dans tous les passages suivants, le pathétique est tiré du mode
— Rostroque inmanis vultur adunco Et:
Quos super atra silex iam iam lapsura cadentique Virgile excite souvent, la pitié par le mode, comme en parlant d'Orphée.
— Latos iuvenem sparsere per agros, Et comme dans les passages suivants
Obruit auster aqua involvens navemque virosque, Et:
Saxum ingens volvunt alii, Et :
Mortua quin etiam iungebat corpora vivis, Et, dans les Géorgiques, cette description de l'épizootie, qui commence ainsi :
Nec via mortis erat simplex, L'autre lieu commun, usité chez les rhéteurs pour exciter le pathétique, se tire de la matière. C'est celui qu'emploie Cicéron, lorsqu'il déplore la mort de cet individu étouffé par le moyen de la fumée d'un tas de bois vert, auquel on avait mis le feu. Le pathétique est tiré de la matière, parce que la fumée fut la matière dont on se servit en cette occasion pour commettre le meurtre, comme d'autres foi on emploie l'épée ou le poison; et même c'est cette circonstance qui porte le pathétique au plus haut degré. Il en est de même lorsque l'orateur déplore le sort de ce citoyen romain que Verrès fit battre de verges. Voici maintenant un exemple tiré de Virgile
At pater omnipotens densa inter nubila telum Dans ce passage, le poète se dispense habilement de décrire la matière de la foudre, en même temps qu'il y trouve un moyen vrai et énergique de peindre la colère du dieu. Nous avons successivement énuméré les moyens usités par les rhéteurs pour faire naître le pathétique, et nous avons démontré que Virgile les a tous employés. Nous ajouterons que souvent, pour l'accroitre, il se sert, dans la même circonstance, de deux ou plusieurs de ces moyens simultanément. Ainsi, à l'égard de Turnus, il tire un premier moyen de l'âge de son père
— Miserere parentis Et un second moyen du lieu.
quem nunc maestum patria Ardea longe A l'égard de Cassandre, le poète tire le pathétique du mode :
Ecce trahebatur, De l'état de sou corps:
passis Priameia virgo Du lieu :
a templo ... adytisque Minervae: A l'égard d'Agamemnon, le poète tire le pathétique de sa patrie:
Ipse Mycenaeus, De sa haute fortune:
magnorum ductor Achivum, De sa famille :
Coniugis, Du lieu (où il reçoit la mort) :
prima inter limina, De la cause qui l'attire:
— possedit adulter. Quelquefois Virgile provoque le pathétique implicitement, et par une simple indication; comme lorsqu'il ne désigne pas nettement l'objet qui provoque la pitié, mais qu'il le fait seulement entendre. Ainsi, lorsque Mézence dit:
— Nunc alte vulnus adactum. Que vent-il exprimer par là, sinon que la perte d'un fils (Lausus) est une blessure bien cruelle? Aussi ajoute-t-il peu après (s'adressant à Énée)
— Haec via sola fuit qua perdere posses. Ce qui veut dire que c'est périr que de perdre un fils. Juturne, déplorant son impuissance à secourir son frère, s'écrie:
Inmortalis ego? Exclamation dont la conséquence est : que ce n'est point être immortel que de vivre dans le deuil. Ces indications ont la force d'une définition, et le poète les emploie par élégance. CHAPITRE V. Du pathétique tiré des arguments a simili. L'art des rhéteurs leur fournit encore ces lieux communs qu'ils appellent circa rem ( relatifs au sujet), et qui sont très propres à exciter le pathhétique. Le premier de tous est l'argument a simili, et on en distingue trois espèces : l'exemple, la parabole, l'image; en grec, παράδειγμα παραβολὴ εἰκών. Commençons par l'exemple, et prenons-le dans Virgile
Si potuit Manes accersere coniugis Orpheus,
.... Quid Thesea magnum,
Antenor potuit mediis elapsus Achivis. Toutes ces comparaisons ont pour but de provoquer la pitié : car il paraît cruel de refuser à celui qui prie, ce qui fut accordé à d'autres. Voyez ensuite comment le poète accroît ce sentiment, par la différence des causes : Si potuit Manes accersere coniugis Orpheus. pour Orphée, il s'agit des mânes de son épouse; pour Énée, il s'agit de son père. Pour Orphée, de rappeler l'une; pour Énée, de voir simplement l'autre: L'épithète de thréicienne, donnée à la lyre d'Orphée, est employée par dérision.
Si fratrem Pollux alterna morte redemit, Voilà un argument a modo : assez est beaucoup plus qu'une seule fois.
Quid Thesea magnum, Ceux-ci sont des héros trop illustres pour que le poète puisse les rabaisser, ou élever Énée au-dessus d'eux; mais il ne manque pas de se glorifier de ce qu'il partage avec eux.
Et mi genus ab Iove summo. L'exemple qui suit est pareil, quoique afférent à l'indignation:
— Pallasne exurere classem C'était une flotte victorieuse, bien au-dessus de ces restes fugitifs que la déesse poursuit. Elle atténue ensuite la cause :
Unius ob noxam et furias Aiacis Oilei, Le poète emploie l'expression noxam, qui signifie proprement une faute légère. C'était la faute d'un seul; ce qui peut se pardonner aisément; et encore le coupable était dans un état de fureur: en sorte qu'il n'y avait pas même faute. Autre exemple :
— Mars perdere gentem Remarquez des combinaisons analogues: c'est une nation, et elle est monstrueuse (immanem). Poursuivons
Concessit in iras Antique est là pour re- hausser le prix de l'objet. Maintenant Junon va atténuer les causes (du ressentiment des deux dïvinités) :
Quod scelus aut Lapithis tantum aut Calydone merente? La parabole est une figure qui appartient spécialement à la poésie. Aussi Virgile s'en sert fréquemment pour exciter le pathétique, soit qu'il veuille peindre l'infortune, soit qu'il veuille peindre la colère. S'agit-il de l'infortune: (exemples tirés de Virgile. )
Qualis populea maerens Philomela sub umbra,
Qualis commotis excita sacris
Qualem virgineo demessum pollice florem, Et plusieurs autres paraboles semblables, par lesquelles Virgile sollicite les sentiments de la pitié. S'agit-il au contraire de peindre la colère (exemple) :
Ac veluti pleno lupus insidiatus ovili Et:
Mugitus veluti, fugit cum saucius aram Et plusieurs autres exemples semblables, que celui qui les recherche trouvera facilement. L'image est la troisième espèce d'ornement à simili. Elle est aussi très propre à remuer les passions. Elle consiste, ou à décrire les formes d'un objet absent, ou à créer la forme d'un objet qui n'existe point. Virgile s'est servi de l'une et de l'autre avec une égale élégance. Il emploie la première à l'égard d'Ascagne :
O mihi sola mei super Astyanactis imago, Il emploie la seconde dans la fiction suivante :
— Quam fama secuta est, La première de ces deux images convient mieux pour exciter la pitié. Aussi les Grecs l'appellent οἶκτον (pitié); et l'autre convient mieux pour provoquer l'horreur, et ils l'appellent δείνωσιν (force). Voici des exemples de cette dernière :
Et scissa gaudens vadit Discordia palla, On pourrait citer tous les passages où Virgile décrit la forme des personnes; mais nul n'est plus beau que le suivant :
— Furor inpius intus CHAPITRE VI. Du pathétique a majore et a minore. Nous venons de parler du pathétique a simili, parlons du pathétique tiré par le poète de l'argument a minore. Je cite une grande infortune; si je fais voir ensuite qu'elle est encore au-dessous de celle que je veux peindre, il en résultera certainement un effet très pathétique. Exemple
O felix una ante alias Priameia virgo, Andromaque appelle Polyxène heureuse en se comparant à elle, malgré le mode rigoureux de sa mort (jussa mori), malgré le lieu où elle la reçut, sur le tombeau d'un ennemi : comme si elle disait « Quoiqu'on ait fait parler un oracle pour prononcer son arrêt, quoiqu'elle ait reçu la mort sur le tombeau d'un ennemi, elle est cependant plus heureuse que moi, puisqu'elle n'eut point à supporter de devenir le prix du sort. » C'est dans une disposition semblable qu'Énée s'écrie :
— O terque quaterque beati, C'est ainsi encore que Virgile dit de Pasiphaé :
Proetides inplerunt falsis mugitibus agros, puis il ajoute, pour faire sentir que cette monstruosité est au-dessous de celle de Pasiphaé :
At non tam turpes pecudum tamen ulla secuta est Voici encore un exemple bien marqué du pathétique a minore :
Nec vates Helenus, cum multa horrenda moneret, Ce qui nous fait comprendre que la mort de son père était un événement plus cruel pour Énée que tous ceux qu'il avait soufferts. On a nié qu'il fût possible d'agrandir une chose par la comparaison d'une autre plus grande (a majore); mais Virgile a employé ce moyen avec beaucoup d'habileté, à l'occasion de la mort de Didon.
Non aliter, quam si inmissis ruat hostibus omnis Par où il fait voir que la seule mort de Didon causa une aussi grande désolation que si la ville entière eût été détruite; ce qui, néanmoins, aurait été indubitablement une plus grande calamité. Homère a employé la même figure:
῾Ως εἰ
ἅπασα Il est un autre lieu commun, usité chez les orateurs pour produire le pathétique. On le rencontre fréquemment dans Virgile. C'est celui qu'on appelle praeter spem (qui trompe l'espérance). (Exemple)
Nos tua progenies, caeli quibus annuis arcem, et cetera. Autre exemple: c'est Didon qui parle:
Hunc ego si potui tantum sperare dolorem, (Autre) : Énée parlant d'Évandre (à (occasion de la mort de son fils Pallas)
Et nunc ille quidem spe multum captus inani Autre:
— Advena nostri, On peut aussi tirer un moyen de pathétique d'un espoir déçu; comme lorsqu'Évandre dit (en parlant de son fils) :
Haud ignarus eram, quantum nova gloria in armis, Les orateurs appellent ὁμοιοπάθειαν (homéopathée), cette figure qui produit le pathétique par la similitude des sentiments, comme dans ces passages de Virgile
— Fuit et tibi talis Et :
— Patriae strinxit pietatis imago,
— Subiit cari genitoris imago, Didon (aux Troyens) :
Me quoque per multos similis fortuna labores. Il est un lieu commun, dans lequel, pour produire le pathétique, on s'adresse aux êtres inanimés ou muets; les orateurs l'emploient fréquemment. Dans les deux cas, Virgile a tiré un grand parti de l'un et de l'autre, soit lorsque Didon s'écrie :
Dulces exuviae, dum fata deusque sinebant, soit lorsque Turnus (fait cette prière) :
— Tuque optima ferrum soit lorsqu'il s'écrie :
— Nunc, o numquam frustrata vocatus soit lorsque Mézence s'adressant à son cheval, lui dit :
Rhoebe, diu, res si qua diu mortalibus ulla est, L'addubitation, que les Grecs appellent aporèse, est encore un moyen de pathétique employé par les orateurs. Car il est dans le caractère de celui qui se plaint, comme de celui qui s'irrite, d'hésiter sur ce qu'il doit faire.
En, quid ago? rursusne procos inrisa priores Dans cet autre vers il s'agit d'Orphée :
Quid faceret? quo se rapta bis coniuge ferret? Dans cet autre il s'agit de Nisus :
Quid faciat? qua vi iuvenem, quibus audeat armis Ailleurs, Anne désolée dit (à Didon) :
Quid primum deserta querar? comitemne sororem . . . La description de la chose vue est encore un moyen employé par les rhéteurs pour produire le pathétique. En voici des exemples pris dans Virgile :
Ipse caput nivei fultum Pallantis et ora
Inplevitque sinum sanguis,
— Moriensque suo se in sanguine versat,
Crudelis nati monstrantem vulnera cernit,
Ora virum tristi pendebant pallida tabo,
Volvitur Euryalus.., pulchrosque per artus
Vidi egomet duo de numero cum corpora nostro . . . L'hyperbole, ce qui veut dire exagération, produit aussi le pathétique. Elle sert d'expression à la colère, ou à la pitié; à la colère, lors, par exemple, que nous disons : « II eût dû périr mille fois; » tournure qu'on trouve dans Virgile :
Omnes per mortes animam sontem ipse dedissem; A la pitié, lorsque le même poète dit :
Daphni, tuum Poenos etiam ingemuisse leones L'hyperbole s'emploie encore pour peindre l'amour ou toute autre passion. (Par exemple) :
Si mihi non haec lux toto iam longior anno est, Voici d'autres exemples encore plus remarquables:
— Maria ante exurere Turno
— Non si tellurem effundat in undas. L'exclamation, que les Grecs appellent ἐκφώνησις (ecphonèse), est encore une figure qui produit le pathétique. Elle part, tantôt de la bouche du poète, tantôt de celle du personnage qu'il fait parler. Exemples des exclamations du poète :
Mantua vae miserae nimium vicina Cremonae!
Infelix! utcumque ferent ea facta nepotes,
Crimen amor vestrum! Et plusieurs autres passages semblables. Exemples des exclamations du personnage que le poète fait parler :
— Di talia Graiis
— Di talem terris avertite pestem! La figure opposée à l'exclamation est celle que les Grecs appellent ἀποσιώπησις (aposiopèse), qui consiste dans la réticence. Dans la précédente, la pensée s'exprimait par une exclamation; dans celle-ci, on la fait ressortir par un silence ménagé de telle sorte qu'il puisse être compris par l'auditeur. Comme Neptune dans Virgile :
Quos ego! — sed motos praestat conponere fluctus, Comme Mnesthée :
— Nec vincere certo. Comme Turnus :
Quamquam, o, si solitae quicquam virtutis adesset! Et dans les Bucoliques :
Novimus et qui te transversa tuentibus hircis, Sinon emploie cette figure, pour exciter la compassion en sa faveur :
— Donec Calchante ministro — Le pathétique se produit encore par la répétition, que les Grecs appellent ἐπαναφορὰν (épanaphore). Cette figure consiste à répéter le même mot dans plusieurs phrases consécutives. Exemples de Virgile
— Eurydicen vox ipsa et frigida lingua, Ailleurs :
Te dulcis coniunx, te solo in litore secum, Et dans un autre en droit :
Te nemus Angitiae, vitrea te Fucinus unda, Enfin, une dernière figure employée pour produire le pathétique est l'objurgation, en grec ᾿Επιτίμησις, qui consiste à réfuter les objections par les mêmes termes dans lesquels elles sont produites (exemple) :
Aeneas ignarus abest, ignarus et absit.
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