CELSE
LIVRE I
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
LIVRE I.
Préface La médecine est à l'homme malade ce que l'agriculture est à l'homme bien portant : l'une a pour but de le nourrir, et l'autre de lui rendre la santé. Partout la médecine existe, et les nations même les moins éclairées surent employer au soulagement de leurs maux et de leurs blessures les vertus naturelles des plantes, ainsi que d'autres remèdes qui s'offraient d'eux-mêmes. Il est constant néanmoins que la science médicale fut bien pins cultivée chez les Grecs que chez les autres peuples; non pas, il est vrai, dès leur première origine, mais peu de siècles avant nous, puisque Esculape est célébré comme le plus ancien médecin. Pour avoir montré dans la pratique d'un art encore informe et vulgaire un peu plus d'habileté que ses devanciers, il fut reçu parmi les dieux. Après lui Podalire et Machaon, ses deux fils, ayant accompagné le chef Agamemnon à la guerre de Troie, ne furent pas d'un faible secours à leurs compagnons d'armes ; toutefois Homère ne leur donne pas le pouvoir de combattre les affections pestilentielles et diverses autres maladies, mais nous les représente appliqués seulement à traiter les blessures par le fer et les médicaments. Il suit de là que cette branche de la médecine était seule l'objet de leurs recherches, et qu'elle est dès lors la plus ancienne. On peut voir dans le même auteur que les maladies étaient attribuées à la colère des dieux immortels, et que c'est d'eux aussi qu'on implorait sa guérison. Malgré cette indigence de moyens curatifs, il est à présumer qu'en général la santé des hommes se maintenait prospère, grâce à la pureté des mœurs, que la débauche et l'oisiveté n'avaient point corrompues. Ces deux causes ont énervé les corps, chez les Grecs d'abord, puis chez nous ; et de là vient que toutes les ressources de l'art, autrefois inutiles, inutiles même encore à certaines nations, suffisent à peine à conduire quelques-uns d'entre nous aux portes de la vieillesse. Depuis les hommes dont je viens de parler, aucun autre ne s'illustra dans l'exercice de la médecine, jusqu'au temps où se manifesta pour l'étude des lettres une ardeur plus vive, ardeur aussi contraire à la santé du corps qu'elle est nécessaire au développement de l'esprit. La médecine alors faisait partie de la philosophie, et les mêmes écrivains alliaient à la contemplation des choses naturelles l'étude de l'art de guérir. Cette recherche les occupait d'autant plus, qu'ils avaient épuisé leurs forces par les veilles et la méditation. Aussi voyons-nous que les connaissances médicales étalent familières à un grand nombre de philosophes et même aux plus célèbres, tels que Pythagore, Empédocle et Démocrite. Mais de tous ceux qui ont acquis des droits à la mémoire des hommes, Hippocrate de Cos, disciple, à ce qu'on croit, de Démocrite, et non moins illustre par le savoir que par l'éloquence, est le premier qui a séparé la médecine de la philosophie. Diodes de Caryste, Praxagore et Chrysippe, puis Hérophile et Érasistrate, cultivèrent successivement la science après lui, et l'engagèrent dans des voies diverses. Elle fut vers cette époque divisée en trois branches, l'une traitant de l'alimentation, la seconde des médicaments, et la troisième du secours de la main. Les Grecs appelèrent la première diététique, la seconde pharmaceutique, et la troisième chirurgicale. La branche médicale dont l'objet est de guérir par le régime compte les plus grands écrivains, qui, s'efforçant d'approfondir la science, cherchèrent à pénétrer la nature même des choses, persuadés que sans cela la médecine serait toujours impuissante et mutilée. Sérapion, venant après eux, fut le premier de tous à prétendre que la méthode rationnelle ne convient pas à la médecine, qui doit consister tout entière dans la pratique et l'expérience. Cette opinion fut admise par Apollonius et Glaucias, un peu plus tard par Héraclide de Tarente et d'autres médecins recommandables, qui, conformément à leur manière d'exercer, prirent le nom d'empiriques. Il s'établit ainsi dans la médecine diététique une nouvelle division : les uns en appelant au raisonnement, et les autres se bornant à la pratique. Les idées transmises par les médecins dont on a fait mention ne subirent aucun changement jusqu'au temps où Asclépiade vint renouveler presque en entier l'exercice de l'ait. Enfin l'un de ses successeurs, Thémison, parvenu à la vieillesse, s'est à son tour écarté de sa doctrine dans ces derniers temps. Ce sont là les hommes auxquels la profession médicale a dû jusqu'à nous ses plus grands progrès. Des trois parties de la médecine, celle qui guérit par le régime étant la plus difficile et la plus relevée, il convient de commencer par elle. Mais comme nous rencontrons dès le début une divergence d'opinions, puisque les uns n'admettent que l'autorité des faits, tandis qu'aux yeux des autres l'expérience est insuffisante, si l'ou n'y joint la connaissance intime du corps et des choses naturelles ; nous allons exposer les principales raisons émises des deux côtés, afin de pouvoir donner plus facilement notre sentiment personnel. Les partisans de la médecine rationnelle posent donc en principe que le médecin doit connaître les causes occultes et prochaines, puis les causes apparentes des maladies ; connaître ensuite les actions naturelles, et en dernier lieu la composition des organes internes. Ils appellent causes occultes celles qui conduisent à rechercher quels sont les principes des corps, et ce qui constitue la bonne et la mauvaise santé ; car il leur parait impossible d'assigner un traitement convenable à des maladies dont on ignore la source. On ne saurait non plus mettre en doute que le traitement changera, selon que la maladie reconnaîtra pour cause, ainsi que l'ont voulu certains philosophes, l'excès ou le défaut d'un des quatre éléments. Il sera différent, si l'on place le principe morbide dans l'humide, avec Hérophile, ou dans le pneuma, avec Hippocrate; différent, si, comme le dit Érasistrate, le sang, en s'épanchant dans les veines destinées à recevoir les esprits, excite l'inflammation, que les Grecs nomment φλεγμονὴ, et si cette inflammation soulève un mouvement qui n'est autre que la fièvre : il ne sera plus le même enfin, si, selon l'opinion d'Asclépiade, les atomes en circulation s'arrêtent dans les pores imperceptibles du corps, et en déterminent l'obstruction. Celui-là donc guérira pins sûrement, qui ne se sera pas mépris sur la cause première de la maladie. La nécessité de l'expérience est aussi reconnue par les dogmatiques : seulement, disent-ils, on ne peut y arriver sans le secours du raisonnement. Et en effet, les anciens médecins n'ordonnaient pas aux malades la première chose venue ; mais après avoir mûrement pesé ce qui convenait le mieux à leur état, ils mettaient à l'épreuve les moyens auxquels leurs conjectures les avaient conduits. Que ces moyens aujourd'hui soient pour la plupart consacrés par l'usage, cela n'importe guère, si le raisonnement en a précédé l'application ; et c'est aussi ce qui a lieu dans un grand nombre de cas. D'ailleurs il se présente souvent des maladies nouvelles sur lesquelles l'expérience n'a pu rien prononcer encore, et dont il faut pourtant rechercher l'origine, attendu que, sans cela, personne au monde ne pourrait trouver la raison qui doit faire préférer tel remède à tel autre. C'est d'après de semblables considérations qu'ils s'appliquent à pénétrer les causes enveloppées d'obscurité. Dans les causes qu'ils appellent, évidentes, ils veulent savoir si c'est à l'influence de la chaleur ou du froid, de l'abstinence ou de l'excès alimentaire, ou de toute autre circonstance analogue, qu'il faut rapporter l'invasion de la maladie ; car si l'on a pu remonter à la source du mal, ils pensent qu'il sera facile d'en prévenir les suites. Sous le nom d'actions naturelles du corps ils désignent les phénomènes de la respiration, de la déglutition, de la digestion et de la nutrition. Ils voudraient connaître encore par quelle raison le pouls des artères s'élève et se déprime alternativement, et quelle autre raison produit le sommeil et la veille. Dans l'ignorance de ces causes, ils estiment que personne n'a le pouvoir de prévenir ou de guérir les maladies qu'elles ont fait naître. Comme parmi ces fonctions la digestion parait jouer le principal rôle, ils s'y attachent particulièrement; et les uns, prenant pour guide Érasistrate, croient qu'elle a lieu par trituration ; les autres, avec Plistonicus, disciple de Praxagore, pensent que c'est par putréfaction ; d'autres enfin, sectateurs d'Hippocrate, l'expliquent par la coction. Mais surviennent les élèves d'Asclépiade, qui déclarent ces idées vaines, et dépourvues de fondement : la matière n'est pas soumise à la coction ; elle passe à l'état de crudité, et telle qu'on l'a prise, dans tout le corps de l'homme. Ils sont donc peu d'accord sur ce point, mais ils conviennent que le régime alimentaire doit varier suivant l'hypothèse admise sur la digestion : si les aliments sont broyés dans l'estomac, on devra choisir ceux qui cèdent le plus facilement à la trituration ; et s'ils se putréfient, ceux qui arrivent le plus vite à la putréfaction : s'il y a coction des aliments par chaleur interne, c'est à ceux qui en développent le plus qu'il faudra s'arrêter; mais il n'y a pas à s'occuper de ce dernier choix si la digestion ne se fait pas ainsi, il faudra prescrire alors les substances qui résistent le mieux à toute altération. Par la même raison, lorsqu'on observe de l'embarras dans la respiration, de l'assoupissement ou de l'insomnie, il sera possible d'indiquer le remède, si d'avance on a pu pénétrer les conditions intimes de ces divers états. De plus, la douleur et des maladies d'espèce différente pouvant envahir nos organes intérieurs, ils ne voient aucun moyen, si l'on n'en connaît pas la structure, de les ramener à leur intégrité. Il y a donc nécessité de se livrer à l'ouverture des cadavres pour scruter les viscères et les entrailles ; et même Hérophile et Érasistrate ont bien mieux fait, en ouvrant tout vivants les criminels que les rois leur abandonnaient au sortir des cachots, afin de saisir sur le vif ce que la nature leur tenait caché, et d'arriver à connaître la situation des organes, leur couleur, leur forme, leur grandeur, leurs dispositions, leur degré de consistance ou de mollesse, l'état poli de leur surface, leurs rapports, leurs saillies et leurs dépressions ; de voir enfin quelles sont les parties qui s'insèrent aux autres, ou qui au contraire les reçoivent au milieu d'elles. En effet, quand survient une douleur interne, peut-on en désigner exactement le siège, si l'on ignore la position des viscères et des parties intérieurement situées ? et comment traiter un organe malade dont on ne se fait pas même une idée? Qu'une blessure, par exemple, mette à nu les viscères, celui qui ne connaît pas la coloration naturelle de chaque partie ne saura pas distinguer l'état d'intégrité de l'état d'altération, et ne pourra dès lors porter remède à la lésion. L'application des médicaments externes devient aussi plus efficace lorsque le siège, la forme et la grandeur des organes internes sont bien déterminés. Toutes ces considérations s'appliquent également aux choses énoncées plus haut. Il n'y a donc pas de cruauté, comme on l'a prétendu, à chercher dans le supplice d'un petit nombre de criminels les moyens de conserver d'âge en âge des générations innocentes. Ceux au contraire qui se nomment Empiriques parce qu'ils s'appuient sur l'expérience, regardent bien comme nécessaire la connaissance des causes évidentes ; mais ils soutiennent qu'il est oiseux d'agiter la question des causes occultes et des actions du corps, attendu que la nature est impénétrable : et la preuve qu'on ne peut la comprendre, c'est la discorde qui règne dans cette discussion, puisque ni philosophes ni médecins n'ont jamais pu sur ce point se mettre d'accord entre eux. En effet, pourquoi se ranger au sentiment d'Hippocrate plutôt qu'à celui d'Hérophile, à celui d'Hérophile plutôt qu'à l'opinion d'Asclépiade? Si l'on a égard aux raisonnements, ils paraissent tous également plausibles ; si l'on tient compte des guérisons, tous les médecins ont ramené des malades à la santé. On ne peut donc rejeter les objections ni l'autorité des uns et des autres. Si l'art de raisonner faisait les médecins, il n'y en aurait pas de plus grands que les philosophes ; mais ils ont en excès la science des mots, et n'ont point celle qui guérit. La médecine d'ailleurs varie selon les lieux, et sera différente à Rome, en Égypte, ou dans la Gaule : si pourtant les mêmes causes engendraient partout des maladies semblables, les mê-mes remèdes devraient partout convenir. Souvent encore la cause se montre évidente, comme dans les cas d'ophtalmie et de blessures, sans que cela conduise au moyen curatif. Si les causes évidentes ne peuvent guider la science, celles qui sont douteuses le pourront bien moins encore : et puisqu'il n'y a là qu'incertitude et mystère, mieux vaut s'appuyer sur les choses certaines et reconnues, celles qui dans le traitement des maladies ont reçu la sanction de l'expérience. Il en est ainsi pour tous les arts; c'est par la pratique et non par la controverse qu'on devient agriculteur ou pilote. On doit croire que la médecine peut se passer de ces conjectures, puisqu'avec des opinions contraires on a vu les médecins réussir également à sauver leurs malades. S'ils ont obtenu ce résultat, ce n'est pas en vertu des causes occultes et des actions naturelles, qu'ils expliquaient diversement, mais parce que chacun d'eux avait découvert par expérience la marche à suivre dans le traitement. Il n'est pas vrai qu'à son origine la médecine ait été la conséquence des questions qu'on s'était posées, car elle est née de l'observation des faits. Parmi les malades qui n'avaient pas encore de médecins, les uns, livrés à leur intempérance, ayant pris des aliments dès les premiers jours, et les autres s'étant abstenus par répugnance, on remarqua que la maladie de ces derniers en recevait plus de soulagement; de même on voyait des malades dont les uns avaient mangé pendant la fièvre, d'autres peu de temps avant l'accès, et d'autres seulement après la rémission complète, et ceux-ci s'en trouvaient infiniment mieux; enfin, les uns mangeant avec excès au début du mal, et les autres prenant peu de nourriture, ceux qui s'étaient gorgés d'aliments ajoutaient par cela même au danger de leur état. Chaque jour des accidents semblables se reproduisant, des observateurs attentifs prirent soin de noter les moyens qui réussissaient le mieux dans la plupart des cas, et commencèrent à les prescrire aux malades. C'est ainsi que la médecine a pris naissance, et qu'ayant pour exemples le rétablissement des uns et la mort des autres, elle a pu discerner ce qui était salutaires ou pernicieux. Puis, les remèdes étant déjà trouvés, les hommes se sont mis à disserter sur leur emploi. Donc la médecine n'est pas venue après le raisonnement, mais le raisonnement après la médecine. La théorie d'ailleurs confirme l'expérience, ou la contredit : si elle n'apprend rien de plus, elle est inutile, et nuisible si elle enseigne autre chose. Sans doute il a fallu d'abord avec un soin extrême éprouver les vertus des médicaments ; mais elles sont aujourd'hui bien reconnues, et comme on n'a plus à découvrir de nouvelles espèces de maladies, on n'a pas à rechercher une médication nouvelle. S'il se présente maintenant quelque affection ignorée, le médecin ne doit pas pour cela remonter aux causes obscures, mais examiner aussitôt de quelle maladie connue celle-ci se rapproche le pi us, pour lui appliquer les remèdes qui souvent ont été suivis de succès dans des cas à peu près semblables. En procédant ainsi par analogie, on arrivera sûrement au traitement convenable. Ce n'est pas à dire pourtant que la réflexion soit inutile au médecin, et que l'animal sans raison puisse exercer l'art de guérir ; mais on prétend que toutes ces conjectures sur les causes cachées ne vont pas au fait, et qu'il est moins important de connaître ce qui engendre la maladie que ce qui la guérit. De même il vaut mieux ignorer comment se fait la digestion et savoir ce qui se digère le mieux, quelle que soit la manière dont cette fonction s'accomplit, par coction, ou par simple dissolution. Au lieu d'interroger les causes de la respiration, il est préférable de chercher les moyens d'en faire cesser la gêne et la lenteur; et, plutôt que de se demander à quoi tiennent les battements des artères, il convient d'étudier la valeur des signes fournis par les variétés du pouls. Or, ces notions nous viennent de l'expérience. Dans toutes les discussions de ce genre on peut discourir également pour et contre, et triompher par son esprit et son éloquence ; les maladies cependant ne se guérissent point avec de belles paroles, mais avec le secours des médicaments : un homme privé du don de s'exprimer, mais versé dans la pratique, serait certes un plus grand médecin que s'il avait cultivé l'art de bien dire, sans s'appuyer sur l'expérience. Jusque-là ces diverses théories ne sont qu'inutiles ; mais ce qui est cruel, c'est d'ouvrir les entrailles à des hommes vivants et de faire d'un art conservateur de la vie humaine l'instrument d'une mort atroce, surtout quand les questions qu'on essaye de résoudre à l'aide de ces affreuses violences, ou demeurent complètement insolubles, ou pourraient être éclaircies sans crime. Car la couleur, le poli, la mollesse, la dureté et les autres conditions des organes ne restent point, sur le sujet qu'on vient d'ouvrir, ce qu'elles étaient avant les incisions; et puisque chez ceux qui n'ont point à les souffrir, la crainte, la douleur, la faim, une indigestion, la fatigue et mille autres légères incommodités viennent souvent modifier tous ces caractères, il est bien plus à croire que les parties intérieures, douées d'une délicatesse plus grande, et qui ne sont pas appelées à recevoir la lumière, seront profondément altérées par des blessures si graves et une mort si violente. Quelle folie de s'imaginer que, sur l'homme mourant ou déjà mort, les choses vont demeurer les mêmes que pendant la vie! On peut, il est vrai, ouvrir à un homme vivant le bas-ventre, qui renferme des organes moins importants; mais dès que le scalpel en remontant vers la poitrine aura divisé la cloison transversale (diaphragme des Grecs) qui sépare les parties supérieures des inférieures, cet homme rendra l'âme au même instant. C'est ainsi que le médecin homicide parvient à découvrir les viscères de la poitrine et du ventre ; mais ils se présentent à lui tels que la mort les a faits, et non plus tels qu'ils étaient vivants : de sorte qu'il a bien pu égorger son semblable avec barbarie, mais non pas savoir dans quelles conditions se trouvent nos organes lorsque la vie les anime. S'il en est quelques-uns cependant que le regard puisse pénétrer avant la mort, le hasard ne les offre-t-il pas souvent au médecin ? Le gladiateur dans l'arène, le soldat dans un combat, le voyageur assailli par des brigands, ne sont-ils pas quelquefois atteints de blessures qui laissent voir à l'intérieur telle partie chez celui-ci, telle autre chez celui-là? si bien que sans manquer à la prudence le praticien peut apprécier le siège, la position, l'arrangement, la forme et les autres qualités des organes, tout en ayant pour but non le meurtre, mais la guérison ; et de la sorte il ne doit qu'à son humanité les lumières que les autres n'obtiennent que par des actes impitoyables. Ces raisons conduisent à regarder comme inutile mémo la dissection des cadavres. Cette opération sans doute n'est pas cruelle, mais elle est repoussante, et la plupart du temps ne met sous les yeux que des organes changés par la mort, tandis que le traitement enseigne tout ce qu'il est possible de connaître pendant la vie. On a tant écrit sur ces questions, qui parmi les médecins ont été souvent et sont encore l'objet des plus vives controverses, qu'il est utile d'exposer les idées auxquelles nous reconnaissons le plus grand degré de vraisemblance. Dans cette manière de voir, on n'adopte exclusivement aucune opinion, de même qu'on n'en rejette aucune d'une manière absolue ; mais on conserve un moyen terme entre ces sentiments contraires, et c'est en général le parti que doivent prendre, dans les discussions, ceux qui recherchent la vérité sans ambition, comme dans le cas présent. Les philosophes, en effet, même les plus instruits, ne peuvent savoir de science certaine, mais seulement par conjecture, quelles sont en dernière analyse les causes qui maintiennent la santé ou produisent les maladies, non plus que celles qui président à la respiration, à la déglutition et à la digestion. Il n'y a pas à cet égard de notions positives, et par conséquent une simple opinion ne peut faire découvrir un re-mède infaillible. C'est donc l'expérience qui, dans la pratique médicale, apporte le plus utile secours. Mais ainsi qu'il y a dans les arts un grand nombre de sujets qui, sans relever directement de leur étude, leur servent pourtant d'auxiliaires en stimulant le génie de l'artiste; de même, si la contemplation des choses naturelles ne fait pas le médecin, elle le rend du moins plus apte à exercer la médecine. Il est naturel de penser qu'Hippocrate, Érasistrate, et tous ceux qui, ne voulant pas se réduire au traitement des plaies et des fièvres, ont également interrogé la nature des choses, n'ont pas été médecins par cela seul, mais que, par leurs méditations, ils sont devenus plus grands dans leur art. Il est certain que la médecine, bien qu'elle ne puisse reposer sur les causes occultes et les actions naturelles, est souvent obligée de recourir au raisonnement; car c'est un art conjectural qui, dans bien des cas, est trahi non seulement par la théorie, mais encore par la pratique ; en effet, la fièvre, l'appétit, le sommeil, n'ont pas une manière d'être invariable. Plus rarement, il est vrai, on observe des maladies nouvelles ; mais il est évident qu'on en rencontre quelquefois, puisque de nos jours nous avons vu succomber en peu d'heures une femme chez laquelle s'était présentée brusquement, à l'extérieur des parties génitales, une tumeur charnue qui se flétrit : les praticiens les plus distingués cherchèrent vainement à déterminer la nature du mal, et ne purent davantage lui trouver un remède. Ils ne firent aucun essai, je le présume, parce que la malade étant d'une classe élevée, personne n'osa donner son opinion, dans la crainte d'être accusé de sa mort, si on ne parvenait à la sauver; mais il est vraisemblable que, sans cette misérable circonspection, ils auraient cherché les moyens de la secourir, et que peut-être il s'en serait offert dont l'application eût été suivie de succès. L'analogie n'est pas toujours utile dans les affections de ce genre; quand elle peut l'être cependant, c'est encore par un procédé rationnel qu'après avoir examiné les maladies d'espèce semblable et les remèdes de même nature, on arrive à choisir celui qui convient le mieux au cas qui se présente. Le médecin doit donc, en pareille circonstance, découvrir des moyens de traitement qui, sans être infaillibles, se montrent le plus souvent efficaces. Il devra prendre aussi conseil, non des causes cachées, puisqu'elles demeurent enveloppées de doutes et d'incertitude, mais de celles que l'exploration peut atteindre, c'est-à-dire des causes évidentes. Car il est important de savoir si c'est la fatigue, la soif, le froid ou le chaud, l'insomnie, l'abstinence, l'excès dans le boire et le manger, ou l'abus des plaisirs qui a donné naissance à la maladie. Il faut connaître en outre le tempérament du malade, et voir s'il est d'une constitution sèche ou humide, faible ou robuste; s'il est habituellement bien ou mal portant, et si, lorsque sa santé se dérange, ses maladies sont graves ou légères, courtes ou de longue durée ; enfin si la vie qu'il mène est remplie par le travail ou le loisir, et si sa nourriture est frugale ou recherchée. C'est sur de semblables investigations qu'on peut souvent fonder un traitement nouveau. Nous ne pouvons cependant passer outre, comme si ces considérations ne souffraient aucune controverse; car Érasistrate a soutenu que les maladies doivent avoir une autre origine, par la raison que des personnes différentes, ou les mêmes individus placés à diverses époques dans les circonstances indiquées, ont eu ou n'ont pas eu la fièvre. Des médecins de nos jours, jaloux de mettre en avant l'autorité de Thémison, soutiennent aussi qu'il n'y a pas une seule cause dont la connaissance importe à la pratique, et qu'il suffit de saisir dans les maladies certaines conditions qui leur sont communes. Ces conditions sont de trois genres : la première consiste dans le resserrement, la seconde dans le relâchement, et la troisième est mixte. En effet, tantôt les malades n'évacuent pas assez et tantôt ils évacuent trop, ou bien leurs évacuations, insuffisantes dans telle partie, seront exagérées dans telle autre. Les maladies ainsi divisées peuvent être aiguës ou chroniques, devenir plus graves, rester stationnaires ou décliner. Il faut donc, lorsqu'on a reconnu l'un de ces états, tenir le corps relâché, s'il y a resserrement; s'il y a relâchement, amener l'effet contraire; et si l'affection est du genre mixte, pourvoir au mal le plus pressant. Il faut aussi varier le traitement, suivant que les maladies sont aiguës ou chroniques, qu'elles sont dans leur période d'accroissement, demeurent stationnaires ou touchent à leur déclin. Pour eux la médecine réside dans l'observation de ces préceptes, car elle n'est, d'après leur définition, qu'une certaine manière de procéder que les Grecs nomment méthode, et dont le but est d'observer les rapports des maladies entre elles. Ces méthodistes ne veulent être confondus ni avec les dogmatiques, ni avec les empiriques; ils sa distinguent des premiers, en ce qu'ils n'admettent pas que les conjectures sur les causes occultes puissent servir de base à la médecine, et se séparent des seconds, parce qu'ils estiment que l'art ne doit pas être réduit a la seule expérimentation. Quant à Érasistrate, l'évidence même est contraire à son opinion, car il est rare qu'une maladie se déclare en l'absence des causes énoncées plus haut; et de ce qu'elles n'agissent pas sur l'un, il ne s'ensuit pas qu'elles soient sans action sur un autre, ou que celui-là même qui leur résistait ne puisse céder plus tard à leur influence. Chez un individu, par exemple, il peut exister un état de faiblesse ou de malaise qu'on n'observe pas chez un autre, ou que la même personne n'avait pas encore éprouvé; et cet état, impuissant par lui-même à produire la maladie, constitue pourtant une prédisposition à de nouvelles atteintes. S'il eût eu de la nature des choses une connaissance moins imparfaite, connaissance que les médecins s'attribuent témérairement (01), Érasistrate aurait vu que rien ne se fait par une seule cause, mais que l'on prend pour telle celle dont le pouvoir est le plus évident : c'est ainsi qu'une circonstance qui n'agira pas isolément peut, en se réunissant à d'autres, soulever les plus grands désordres. Bien plus, Érasistate lui-même expliquant la fièvre par le passage du sang dans les artères, et trouvant que ce passage a lieu lorsqu'il y a pléthore, ne saurait dire pourquoi de deux sujets également pléthoriques, l'un tombe malade, tandis que l'autre est à l'abri de tout danger; et c'est précisément ce que nous observons tous les jours. Il est permis d'en conclure que cette transfusion du sang, toute réelle qu'elle puisse être, ne survient pas uniquement dans les cas de plénitude, mais lorsqu'à la pléthore est venue se joindre l'une des causes énoncées déjà. Pour les disciples de Thémison, s'ils sont fidèles à leurs principes, ils méritent plus que personne le titre de dogmatiques ; et quoi qu'ils n'admettent pas toutes les opinions de ces derniers, il n'est pas nécessaire de leur donner une autre dénomination, puisqu'ils sont d'accord avec eux sur ce point essentiel, que la mémoire seule est insuffisante, et que le raisonnement doit intervenir. Si au contraire, comme cela parait être, la médecine ne reconnaît pas pour ainsi dire de préceptes immuables, les méthodistes alors se confondent avec les empiriques, d'autant plus facilement que l'homme le moins éclairé est comme eux en état de juger si la maladie dépend du resserrement ou du relâchement. Est-ce le raisonnement qui leur a fait connaître ce qui peut relâcher le corps ou le resserrer? Ils sont dogmatiques : n'ont-ils pris que l'expérience pour guide? il faudra bien qu'ils se rangent parmi les empiriques qui répudient le raisonnement. Ainsi d'après eux la connaissance des maladies est en dehors de l'art, et la médecine est renfermée dans la pratique: encore sont-ils inférieurs aux empiriques, car ceux-ci embrassent beaucoup de choses dans leur examen, tandis que les méthodistes se bornent à l'observation la plus facile et la plus vulgaire. Ils agissent comme les vétérinaires, qui, ne pouvant apprendre d'animaux muets ce qui est relatif à chacun d'eux, insistent seulement sur les caractères généraux. C'est ce que font aussi les nations étrangères, qui, dans leur ignorance de toute médecine rationnelle, ne vont pas au delà de quelques données générales. Ainsi font encore les infirmiers, qui ne pouvant prescrire à chaque malade un régime convenable, les soumettent tous au régime commun. A coup sûr les anciens médecins ne négligeaient pas l'étude des caractères généraux, mais ils allaient plus loin ; et Hippocrate, le médecin de l'antiquité, nous dit que pour traiter les maladies, il faut connaître les symptômes qui les rapprochent et ceux qui les séparent. Les méthodistes eux-mêmes ne sauraient maintenir leurs principes ; car que les maladies dépendent du resserrement ou du relâchement, elles offrent certainement des différences entre elles, et ces différences sont encore plus faciles à saisir dans les maladies par relâchement. Autre chose, en effet, est de vomir du sang ou de la bile, ou de rejeter ses aliments ; d'être tourmenté par des évacuations abondantes ou par des tranchées ; d'être épuisé par des sueurs ou miné par la consomption. Les humeurs peuvent aussi se jeter sur certains organes, comme les yeux et les oreilles, ou sur toute autre partie du corps sans exception. Or, le même traitement n'est pas applicable à ces affections diverses. De sorte que le principe général du relâchement se réduit en pratique à la considération d'une maladie spéciale, à laquelle il faut souvent trouver un remède particulier ; car même dans les cas semblables les mêmes moyens n'ont pas un effet constant. Et bien qu'on ait en général des ressources assurées contre le resserrement ou le relâchement du ventre, il y a cependant des personnes sur lesquelles ces remèdes agiront d'une manière différente. Ici donc, on n'a que faire d'examiner l'état général ; et l'appréciation des signes particuliers est seule importante. Souvent aussi 11 suffira de connaître la cause du mal pour le guérir. C'est ce que nous avons vu faire depuis peu à Cassius, un les plus habiles médecins de notre temps. Appelé chez un malade aux prises avec la fièvre et très altéré, et reconnaissant que la maladie n'était venue qu'à la suite d'un état d'ivresse, il lui fit boire aussitôt de l'eau froide ; or, dès que cette eau, par son mélange avec le vin, en eut tempéré la force, il se manifesta du sommeil et de la sueur, qui emportèrent la fièvre. En agissant avec tant d'opportunité, ce médecin ne s'occupait pas de savoir si le corps était resserré ou relâché ; mais il se réglait sur la cause qui avait précédé l'invasion du mal. Les méthodistes d'ailleurs conviennent qu'il faut tenir compte des saisons et des climats ; et dans leurs discussions relatives à la manière dont les personnes en santé doivent se conduire, ils prescrivent, dans les localités et les saisons malsaines, d'éviter plus soigneusement le froid, la chaleur, l'intempérance, le travail, et l'abus des plaisirs; si l'on ressent quelque malaise, ils conseillent le repos, et ne veulent pas qu'on provoque ni vomissements, ni selles. Il y a certainement de la vérité dans ces préceptes, mais ici encore leurs principes généraux fléchissent devant les considérations particulières; à moins qu'ils n'entreprennent de nous persuader que ces remarques sur l'état du ciel et les époques de l'année, utiles aux hommes bien portants, sont de nulle valeur pour les malades ; tandis que l'observation des règles est d'autant plus nécessaire à ces derniers, que leur faiblesse les prédispose davantage aux influences morbides. Ne voit-on pas ensuite les maladies affecter chez les mêmes personnes des caractères différents, et tel qu'on traitait vainement par des moyens convenables être guéri souvent par des remèdes contraires? Que de distinctions à établir aussi dans le régime alimentaire! je n'en veux signaler qu'un exemple. On supporte mieux la faim dans la jeunesse que dans l'enfance, quand l'air est épais que lorsqu'il est léger; on la supporte mieux l'hiver que l'été, lorsqu'on ne fait habituellement qu'un repas que lorsqu'on en fait deux, et quand on garde le repos que lorsqu'on prend de l'exercice. Enfin, il est souvent nécessaire d'accorder de bonne heure des aliments à ceux qui tolèrent plus difficilement l'abstinence. D'après ces considérations, je conclus que si l'on ne peut tenir compte des circonstances particulières, il faut se borner aux vues générales; mais que si l'on peut apprécier chacune d'elles, il faut s'y arrêter avec soin, sans oublier toutefois les caractères communs ; et c'est pour cela qu'à mérite égal, il vaut mieux avoir un ami qu'un étranger pour médecin. Je reviens à mon sujet, et je pense que la médecine doit être rationnelle, en ne puisant cependant ses indications que dans les causes évidentes ; la recherche des causes occultes pouvant exercer l'esprit du médecin, mais devant être bannie de la pratique de l'art. Je pense aussi qu'il est à la fois inutile et cruel d'ouvrir des corps vivants, mais qu'il est nécessaire à ceux qui cultivent la science de se livrer à la dissection des cadavres, car ils doivent connaître le siège et la disposition des organes, objets que les cadavres nous représentent plus exactement que l'homme vivant et blessé. Quant aux choses qui ne se révèlent que pendant la vie, l'expérience nous en instruira dans le pansement des blessures, d'une manière plus lente, il est vrai, mais plus conforme à l'humanité. Ces préliminaires établis, j'exposerai d'abord les règles à suivre pour se maintenir en santé; puis je parlerai des maladies et de leur traitement I. L'homme doué d'une bonne constitution, qui possède à la fois la santé et la liberté de ses actions, ne doit s'astreindre à aucun régime, et peut se passer également de médecin et d’iatralepte (02). Il variera son genre de vie, tantôt à la campagne, tantôt à la ville, et le plus souvent à la campagne. Il devra naviguer, chasser, parfois s'abandonner au repos, mais presque toujours s'exercer, car la mollesse énerve le corps, que le travail fortifie ; l'une rend la vieillesse hâtive, et l'autre prolonge la jeunesse. Il peut aussi se baigner, tantôt à l'eau chaude, tantôt à l'eau froide ; employer les onctions ou les négliger ; ne repousser aucun des aliments dont le peuple fait usage ; prendre sa part d'un banquet ou s'en abstenir ; manger avec excès ou modérément ; faire plutôt deux repas par jour qu'un seul, et les faire abondants, pourvu que la digestion s'accomplisse. Cette manière de vivre et de s'exercer est aussi nécessaire que celle des athlètes serait mal entendue ; car si l'exigence des affaires civiles vient troubler l'ordre des exercices, la santé se dérange, et ceux d'ailleurs qui suivent le régime des athlètes arrivent très promptement à la vieillesse, et tombent facilement malades. Quant aux rapports sexuels, il ne faut pas plus les redouter que les rechercher avec excès. A de rares intervalles ils relèvent les forces, mais ils les abattent s'ils sont trop répétés. Au reste, comme ce n'est pas le nombre ici qui constitue la fréquence, mais qu'elle se mesure au tempérament, à l'âge et à la santé, il est bon de savoir que ces rapports sont utiles, quand ils ne sont pas suivis d'épuisement et de douleur. Ils conviennent beaucoup moins le jour que la nuit ; et dans le premier cas on ne doit pas manger aussitôt après, de même que dans le second il faut éviter le travail et la veille. Ces préceptes s'adressent aux personnes robustes, et l'on se gardera bien d'épuiser dans l'état de santé les ressources destinées à la maladie. II. Mais pour les personnes délicates, parmi lesquelles je range une grande partie des habitants des villes et presque tous les gens de lettres. Il y a nécessité de s'observer davantage. Il faut qu'elles regagnent à force de soins ce que la faiblesse de leur constitution, la nature de leurs études ou l'insalubrité de leur séjour leur a fait perdre. Ainsi donc si la digestion s'est faite régulièrement, on pourra se lever matin; si elle n'a pas été complète, il faudra donner plus de temps au sommeil, et même si l'on est obligé de sortir trop tôt du lit, se recoucher plus tard. Mais si la digestion ne se fait pas du tout, on devra garder un repos absolu, et laisser en suspens le travail, l'exercice, et les affaires. Lorsqu'on a des éructations sans douleur à l'épigastre, il faut de temps en temps boire un peu d'eau froide et ne point s'agiter. La maison qu'on occupe doit être bien éclairée, recevoir un vent frais en été, et le soleil en hiver. On ne s'exposera point à la chaleur du midi, à la fraîcheur du matin et du soir, non plus qu'aux émanations des rivières et des étangs. Par un temps incertain, mêlé de nuages et de soleil, on évitera de sortir, de peur de ressentir les doubles effets de la chaleur et du froid, d'où naissent presque toujours les rhumes et les fluxions. C'est surtout dans les lieux malsains, où règnent souvent des épidémies, que ces préceptes sont d'une obligation rigoureuse. Il n'est pas inutile de savoir que si l'on rend tous les matins des urines aqueuses, puis des urines rougeâtres, il y a là l'indice d'une bonne santé. Les premières annoncent le travail actuel de la digestion, et les secondes que ce travail est terminé. Lorsqu'on est réveille, on doit rester encore quelque temps au lit, puis (à moins qu'on ne soit en hiver) se bien laver la bouche avec de l'eau froide. Quand les jours se rallongent, si l'on ne fait pas la méridienne avant les repas, ce qui est préférable, il faut au moins la faire après. Toutes les nuits d'hiver appartiennent au sommeil ; mais si l'on est forcé da donner ses veilles au travail, au lieu de s'y livrer après avoir mangé, on doit attendre que la digestion soit faite. Celui que des devoirs civils ou privés retiennent tout le jour, aura soin cependant de réserver quelques instants au maintien de sa santé. L'exercice pris constamment avant le repas doit se placer en première ligne. Il sera plus actif si les occupations ont été modérées et les digestions faciles, et moins énergique s'il y a déjà de la fatigue, et si l'on n'a qu'imparfaitement digéré. Parmi les exercices salutaires, figurent la lecture à haute voix, les armes, la paume, la course et la promenade. Celle-ci présente plus d'avantages quand le terrain est accidenté que lorsqu'il est uni, parce qu'il en résulte une plus grande variété de mouvements; mais il faut toutefois que le sujet ne soit pas trop faible. Elle est aussi plus favorable en plein air que sous un portique, et au soleil qu'à l'ombre, si la tête peut le supporter. Il vaut mieux marcher à l'ombre des murs et du' feuillage qu'à celle des toits, et se promener dans une seule direction que dans une route flexueuse. Le terme de l'exercice sera marqué généralement par la sueur, ou par un commencement de lassitude qui ne doit pas aller jusqu'à la fatigue. A cet égard, la mesure sera plus ou moins forte, et l'on n'a pas comme les athlètes à s'imposer une règle fixe, ou des efforts immodérés. L'exercice est utilement suivi, soit d'onctions faites au soleil ou devant le feu, soit d'un bain qu'il faut prendre dans une salie élevée, spacieuse, et bien éclairée. Sans qu'il soit nécessaire de toujours s'astreindre à ces précautions, on peut recourir à l'une ou à l'autre, selon la disposition de corps, et se reposer ensuite quelque temps. Relativement à l'alimentation, l'excès n'est jamais utile, et l'abstinence extrême est souvent nuisible. En cas d'intempérance, il vaut mieux qu'elle porte sur le boire que sur le manger. Le repas commencera de préférence par des salaisons, des légumes et autres aliments semblables, pour arriver à la viande, qui est toujours meilleure rôtie ou bouillie. Tous les assaisonnements sont nuisibles, par la double raison que leur saveur excite à manger davantage, et qu'à proportion égale ils sont plus rebelles à la digestion. Le dessert est supporté facilement par un bon estomac, mais il s'aigrit dans un estomac débile. Si donc on n'a pas une grande force pour digérer, c'est au commencement du repas qu'il faut manger les dattes, les pommes, et les autres fruits de même nature. Lorsqu'on a bu bien au delà de sa soif, il ne faut plus rien prendre; et dès qu'on est rassasié, on doit se tenir en repos. On facilite la digestion après avoir beaucoup mangé, en avalant un verre d'eau froide. On a soin de veiller encore quelque temps, puis le sommeil vient naturellement. Si l'on s'est gorgé d'aliments pendant la journée, il faudra se préserver de la chaleur, du froid et de la fatigue, dont la fâcheuse influence s'exerce plus facilement dans cet état de plénitude que dans l'état de vacuité. Si l'on croit avoir à supporter une longue abstinence, on devra dans ce cas éviter tout travail pénible. III. Ces règles générales sont à peu près constantes; mais il y a des circonstances accidentelles, et d'autres relatives aux tempéraments, aux sexes (03), aux âges et aux saisons, qui réclament encore des soins particuliers. On doit redouter en effet le passage d'un lieu salubre à un lieu malsain, ou même le changement d'un endroit insalubre contre un meilleur. A l'entrée de l'hiver, il y a moins d'inconvénient à passer d'un milieu favorable dans un milieu contraire ; mais c'est au commencement de l'été que devra se faire la transition inverse. Manger avec excès après une longue abstinence, est aussi nuisible que de remplacer l'extrême satiété par un jeûne extrême. Celui-là s'expose, qui, contrairement à son habitude, se livre sans mesure à la table une ou deux fois par jour. De même, sous peine de conséquences graves, on évitera de faire suivre un travail immodéré d'un repos immédiat, ou de passer brusquement de l'oisiveté à un travail excessif. Ainsi, lorsqu'on veut changer quelque chose à son genre de vie, il faut y procéder par degrés. Un enfant ou un vieillard supportera mieux une occupation quelconque que l'homme fait, sans habitude du travail. Comme cependant la nécessité peut en faire une loi, on voit par là ce qu'il y a de fâcheux dans une vie oisive. S'il arrive en effet qu'une personne inappliquée jusqu'alors soit obligée de travailler, elle devra s'endormir à jeun, de même que l'homme laborieux qui aurait dépassé sa mesure habituelle. Ce précepte est de rigueur, surtout si la bouche est amère, si la vue est trouble, ou s'il y a des désordres du côté du ventre. Et ce n'est pas assez de se coucher à jeun, il faut le lendemain encore garder le lit, à moins que le repos n'ait amené un prompt soulagement. Il convient dans ce cas de se lever et de faire une petite promenade à pas lents. Si la fatigue est trop modérée pour rendre le sommeil nécessaire, on se contentera de se promener un peu, comme je viens de le dire. Une règle applicable à tous ceux qui veulent prendre des aliments après s'être fatigués, c'est de marcher d'abord quelque temps ; puis, s'ils n'ont pas de bain à leur disposition, de recourir aux onctions dans un endroit chaud, en les faisant au soleil ou devant le feu, jusqu'à provoquer la sueur. S'il leur est possible de se baigner, ils s'arrêteront avant tout dans le lepidarium, et après quelques instants de repos entreront au bain. Ils en sortiront pour se faire pratiquer des onctions huileuses et des frictions légères, et s'y mettront de nouveau. Enfin, comme dernier soin, ils devront se rincer la bouche avec de l'eau tiède, puis avec de l'eau froide. Le bain trop chaud leur serait contraire. Si, par suite d'une lassitude trop grande, il se déclare un léger mouvement de fièvre, il conviendra de prendre, dans un endroit où règne une bonne température, un demi-bain d'eau chaude, à laquelle il faut ajouter un peu d'huile. Il est utile ensuite de frictionner doucement toutes les parties du corps, et de préférence celles qui se trouvaient dans l'eau, avec un mélange d'huile, de vin, et de sel pulvérisé. Ces précautions observées, il est permis à ceux qui ont ressenti de la fatigue de songer à l'alimentation ; mais elle doit être humectante. Ils se contenteront d'eau pure, ou de boissons très affaiblies, et favorables surtout à l'écoulement des urines. Il rie faut pas ignorer qu'il est très pernicieux de boire froid après un travail qui a excité la sueur; et lors même que la sueur est passée, cela est au moins inutile à ceux qui ont à se reposer d'une longue route. Aux yeux d'Asclépiade, les boissons froides sont dangereuses, même au sortir du bain. Cela est vrai sans doute pour les personnes dont le ventre se dérange facilement et d'une manière sérieuse, et pour celles qui sont très sujettes aux frissons ; mais cela n'est pas vrai pour tout le monde, et rien n'est plus naturel que de calmer la chaleur de l'estomac par une boisson rafraîchissante. Je reconnais toutefois que si l'on est encore en sueur à la suite du bain, il faut éviter de boire froid. Lorsqu'on a pris différentes sortes de mets, et qu'on a bu beaucoup de vin étendu d'eau, il y a souvent de l'avantage à se faire vomir, a se reposer longtemps le lendemain, et à prendre ensuite un exercice modéré. Si l'on ne peut se soustraire à une fatigue prolongée, il faudra boire alternativement de l'eau et du vin, et ne se baigner que rarement. Le changement d'occupations rend aussi la lassitude moins grande; et tel qui fléchit sous un travail inaccoutumé, se délasse en reprenant celui dont il a l'habitude. Quand on a besoin de repos, le lit de chaque jour est le meilleur ; et dur ou moelleux, tout autre que celui-là fatigue. Si l'on ne supporte la marche qu'avec peine, il y a des soins particuliers à prendre. Les frictions, par exemple, faites pendant la route à de fréquents intervalles, renouvellent les forces. La marche terminée, il faut d'abord s'asseoir, passer ensuite aux onctions, puis aux fomentations dans un bain d'eau chaude, en agissant principalement sur les parties inférieures (04). On doit, lorsqu'on a souffert de l'ardeur du soleil, se rendre immédiatement aux bains, et se faire arroser d'huile la tête et le corps; se mettre ensuite dans un bain très chaud, et là faire diriger sur la tête des effusions chaudes, auxquelles succéderont les affusions froides. A-t-on au contraire subi l'influence du froid, il faut s'asseoir bien enveloppé dans le tepidarium, jusqu'à ce que la sueur se déclare, recourir aux onctions, et se baigner. On prendra peu d'aliments, et l'on boira du vin pur. Celui qui pendant une navigation a été tourmenté de nausées devra, s'il a vomi beaucoup de bile, observer la diète, ou du moins très peu manger; si c'est de la pituite acide qu'il a rendu, il pourra se nourrir, il est vrai, mais plus légèrement que de coutume. Si les nausées n'ont pas été suivies de vomissements, il gardera l'abstinence, ou se fera vomir après le repas. Quand on est resté tout le jour en litière, ou assis au spectacle, Il ne fout pas se mettre à courir, mais se promener doucement. Il est convenable aussi de prolonger la durée du bain, et de se contenter d'un souper modeste. Si la chaleur du bain incommode, on se trouvera bien de conserver dans la bouche un peu de vinaigre, ou à son défaut de l'eau froide. On doit s'attacher avant tout à bien connaître son tempérament. Les uns ont pour caractère la maigreur, et les autres l'embonpoint. Il y a des tempéraments chauds, il en est de froids, il y en a de secs et d'humides. Le ventre trop relâché chez les uns est resserré chez les autres, et presque toujours enfin il existe un côté faible. Il faut au sujet maigre un régime très nourrissant, à celui qui est gras, une nourriture atténuante. Selon le tempérament, il y a lieu de rafraîchir ou de donner de la chaleur, ou encore de faire prévaloir le sec ou l'humide ; de même que, selon l'état du ventre, on aura pour but de le tenir libre ou resserré. L'indication constante est de porter secours à la partie la plus faible. Peu d'exercice et beaucoup de repos, l'usage des onctions et le bain après déjeuner, le resserrement du ventre, le froid peu rigoureux en hiver, un sommeil complet sans être excessif, un bon lit et la tranquillité d'esprit; en fait d'aliments et de boissons, des substances douces et grasses, des repas rapprochés et aussi abondants que l'estomac peut les supporter; telles sont les conditions qui favorisent l'embonpoint. Celles qui font maigrir sont l'immersion dans l'eau chaude, surtout si elle est salée; le bain pris à jeun, l'ardeur du soleil ou toute autre chaleur, les veilles, tes soucis, l'insuffisance ou l'excès du sommeil, l'habitude de coucher sur la terre en été, ou d'avoir un lit dur en hiver; la course, les marches forcées et tout exercice violent, les selles, les vomissements, les substances acides et astringentes, l'usage enfin de ne faire qu'un repas par jour et de boire, à jeun du vin qui ne soit pas assez froid. Puisque parmi les causes d'amaigrissement j'ai signalé le vomissement et les évacuations alvines, il est bon de s'expliquer à ce sujet. Je sais qu'Asclépiade, dans son traité sur l'art de conserver la santé, défend expressément de provoquer le vomissement ; et je ne le blâme point de s'être élevé contre une coutume employée chaque jour, dans le but de satisfaire une grossière intempérance. Mais il va plus loin, et dans le même ouvrage il proscrit les purgations. Ces deux sortes d'évacuations sont nuisibles sans doute quand elles sont dues à des médicaments trop actifs, mais il ne suit pas de là qu'il faille y renoncer toujours ; car, suivant les saisons et les tempéraments, il peut se présenter des circonstances qui les rendent nécessaires, en ayant soin toutefois de ne les solliciter qu'avec mesure, et seulement lorsque l'indication est pressante. Asclépiade d'ailleurs, reconnaît lui-même qu'il faut expulser les matières corrompues : donc on ne peut condamner d'une manière absolue l'usage des vomitifs et des purgatifs, mais on doit saisir avec discernement les occasions nombreuses où ces moyens sont utiles. Le vomissement est plus avantageux l'hiver que l'été, parce qu'alors il y a plus de pituite et plus de pesanteurs de tête. Il est nuisible aux personnes maigres et qui ont l'estomac faible ; mais il convient à tous les gens replets et bilieux, soit qu'ils aient trop mangé, soit qu'ils aient eu de mauvaises digestions. Si l'on a pris en effet plus d'aliments qu'on n'en peut digérer, il serait dangereux de les laisser se corrompre ; et s'ils sont corrompus déjà, rien de plus simple que de les rejeter par la voie la plus prompte. En conséquence, dès qu'on a des rapports amers, accompagnés de douleur et de pesanteur à l'épigastre, il faut de suite recourir au vomissement. H réussit également à ceux qui ont de la chaleur à la poitrine avec expectoration fréquente, ou qui sont tourmentés de nausées : on en obtient encore de bons effets quand on a des tintements d'oreille, les yeux larmoyants ou la bouche amère; quand on change d'air ou de lieu, ou qu'après avoir été plusieurs jours sans vomir, on ressent de la douleur dans la région de l'estomac. Je n'ignore pas que l'emploi des vomitifs exige du repos, que ne peuvent se donner ceux qui ont des occupations forcées; et je sais aussi que le repos n'a pas la même action sur tout le monde. J'avouerai dès lors qu'on ne doit jamais provoquer le vomissement pour se livrer à son intempérance ; mais Je crois, au nom de l'expérience, qu'il est quelquefois utile d'en venir là pour le maintien de la santé. Si pourtant on est jaloux de se bien porter et de connaître la vieillesse, on évitera de s'en faire une habitude journalière. Si l'on veut vomir après le repas et qu'on n'ait pas besoin de grands efforts, un peu d'eau tiède suffira: si l'on a plus de peine à se débarrasser, on ajoutera un peu de sel ou de miel à l'eau tiède. Se propose-t-on de vomir le matin, on commencera par boire de l'hydromel (05) ou de l'hysope, ou bien on mangera du raifort; puis on fera usage de l'eau tiède, comme il est dit plus haut. Tous les autres moyens recommandés par les anciens médecins sont contraires à l'estomac. Après le vomissement, si l'on ressent quelque faiblesse, on pourra prendre en petite quantité des aliments qui répondent à l'état de l'estomac, et boire en outre trois verres d'eau froide, à moins que les matières vomies n'aient trop irrité la gorge. Lorsqu'on a sollicité cette évacuation dès le matin, on doit se promener dans le jour, faire des onctions, et dîner ensuite : mais si elle n'a eu lieu qu'après le repas du soir, il convient de se baigner le lendemain pour appeler la sueur. Le repas qui succède à cette secousse doit être fort restreint, et composé de pain de la veille, de vin pur et astringent, de viande rôtie, ou de tous autres aliments très secs. Si l'on croit utile d'exciter le vomissement deux fois par mois, il vaut mieux y recourir deux jours de suite, que de laisser entre chaque fois quinze jours d'intervalle, à moins que la distance ne parût ensuite trop longue, dans le cas où la poitrine s'embarrasserait de nouveau. Il faut de même employer les purgatifs dès que la constipation occasionne des flatuosités, des vertiges, des maux de tête, et du malaise dans les parties supérieures. Quel secours, en effet, attendre alors du repos et de la diète, qui favorisent précisément cet état du ventre ? Pour se purger, il faut choisir d'abord des vins et des aliments doués de propriétés laxatives ; mais si leur action est insuffisante, on se servira d'aloès. Nécessaires de temps à autre, les purgations deviennent dangereuses quand elles sont trop répétées. Elles finissent par détourner la nourriture du corps ; et la faiblesse qu'elles entraînent le rendent bien plus accessible aux atteintes des maladies. Les choses qui échauffent sont les onctions, l'eau salée surtout quand elle est chaude, toutes les salaisons, les amers, les substances charnues, l'usage du bain après le repas, et le vin astringent. Celles qui rafraîchissent sont les bains pris à jeun, le sommeil quand il est modéré, tous les acides, l'eau très froide, et l'huile mêlée à l'eau. Un travail plus fort que de coutume, des bains répétés, une nourriture rendue plus substantielle, des boissons abondantes, ensuite la promenade et la veille, telles sont les conditions propres à humecter le corps. La marche, par elle-même, agit d'une manière semblable quand elle est prolongée et rapide, ainsi que l'exercice du matin, pourvu que l'on ne mange pas aussitôt après. On peut considérer encore comme humectants, tous les aliments qui viennent de lieux froids, pluvieux, et souvent arrosés. Au contraire, un exercice modéré, l'abstinence, les onctions sèches, la chaleur en général ou celle d'un soleil tempéré, l'eau froide, les repas succédant immédiatement à l'exercice, et les aliments tirés de lieux secs et chauds, servent à chasser l'humidité du corps. Le travail, l'habitude de rester assis, l'application d'argile sur le corps, une nourriture restreinte à un repas par jour au lieu de deux, si tel était l'usage, la petite quantité de boisson qu'on prend lorsqu'on a fini de manger, et le repos après l'alimentation, contribuent au resserrement du ventre. Il devient libre sous l'Influence d'une marche forcée, d'une nourriture plus substantielle, de boissons plus abondantes, prises en même temps que les aliments, et de l'exercice fait après le repas. On ne doit pas ignorer non plus que le vomissement peut supprimer la liberté du ventre quand il est relâché, ou la favoriser lorsqu'il est resserré. Le premier effet sera produit, si l'on vomit aussitôt après avoir mangé, et l'effet contraire, si le vomissement survient plus tard. Relativement aux âges, on supporte très bien l'abstinence au milieu de la vie, avec moins de facilité dans la jeunesse, et beaucoup moins encore dans l'enfance ou la vieillesse. On prendra des aliments d'autant plus souvent qu'on souffrira davantage de leur privation, et cela devient surtout nécessaire pendant la croissance. Les bains chauds conviennent aux enfants et aux vieillards; les premiers devront boire leur vin très affaibli, et les seconds le prendront plus pur; mais les uns et les autres éviteront les vins qui donnent des flatuosités. Quant aux jeunes gens, ils ont moins à s'occuper de la qualité et de la quantité de leur nourriture. La plupart de ceux qui ont eu le ventre libre dans la jeunesse deviennent, en vieillissant, sujets à la constipation; et réciproquement ceux qui l'avaient resserré arrivent ensuite à l'état de relâchement. Mais il est préférable que les évacuations alvines soient faciles chez le jeune homme, et plus rares chez le vieillard. Il faut encore avoir égard aux saisons de l'année. On doit en hiver se nourrir davantage et moins boire; mais aussi, boire son vin plus pur. Il convient de manger beaucoup de pain, de la viande bouillie de préférence, et peu de légumes. Un seul repas par jour suffira, à moins toutefois, que le ventre ne fasse pas ses fonctions. Si l'on déjeune, que ce soit avec des alimente secs et en petite quantité, sans prendre de viande et sans boire. Tout ce que l'on mange à cette époque de l'année doit être chaud, ou de nature à développer de la chaleur. Les plaisirs de Vénus présentent alors moins de danger. Au printemps, il faut diminuer les aliments et boire davantage; mais les boissons seront plus affaiblies. La viande et les légumes deviendront d'un usage plus fréquent, et l'on passera par degrés des viandes bouillies à celles qui sont rôties. C'est le temps où l'amour est le plus favorable. En été le corps a plus souvent besoin de nourriture et de boissons, et l'on fait bien alors de déjeuner. La viande et les légumes conviennent dans ce cas parfaitement; et quant aux vins, ils doivent être assez étendus d'eau pour apaiser la soif sans exciter de chaleur. Les bains froids, la viande rôtie, les aliments froids ou qui rafraîchissent, sont de même indiqués. Il faut à cette époque manger d'autant moins à la fois, qu'il est nécessaire d'y revenir plus souvent. L'automne, en raison des vicissitudes de l'air, expose à de grands dangers ; aussi ne doit-on jamais sortir que vêtu et chaussé, principalement les jours où le temps s'est refroidi. Il ne faut pas non plus passer la nuit dehors; ou dans ce cas être bien couvert. On peut commencer dès lors à se nourrir davantage ; on boira moins de vin, mais on ne sera pas tenu de l'affaiblir autant. On a prétendu que les fruits étaient nuisibles, parce qu'en général on en mange immodérément tout le jour, sans rien retrancher de sa nourriture ordinaire ; mais ce ne sont pas les fruits, c'est l'excès en tout qui fait mal, et même il y a moins d'inconvénients à abuser des fruits que des autres aliments. Ce n'est pas une raison cependant pour se livrer plutôt à cet abus qu'à tout autre; et si cela arrive, il faut diminuer alors le repas habituel. En été, comme en automne, les plaisirs de Vénus sont contraires. Ils sont moins à craindre, il est vrai, dans cette dernière saison ; mais il faudrait pouvoir s'en abstenir entièrement pendant l'été. IV. J'arrive à parler maintenant de ceux chez lesquels il y a faiblesse de certaines parties du corps. S'il s'agit de la tête, on doit dès le matin, lorsque la digestion est bien faite, se la frotter doucement avec les mains; autant que possible la tenir découverte, la raser jusqu'à la peau; éviter l'influence de la lune, surtout avant sa conjonction avec le soleil, et ne jamais se promener après les repas (06). Si l'on porte ses cheveux, il faut les peigner tous les jours. Il convient de marcher beaucoup ; mais s'il se peut, pas plus dans un lieu couvert qu'au soleil, dont l'ardeur serait nuisible, principalement après avoir bu et mangé. Les onctions, qu'il vaut mieux employer que les bains, pourront se foire quelquefois à la chaleur d'un brasier, mais jamais à celle de la flamme. Si l'on se rend aux bains, on doit s'arrêter dans le tepidarium sans quitter ses vêtements, jusqu'à ce qu'une légère transpiration s'établisse; se soumettre ensuite aux onctions et passer dans le calidarium. Mais une fois en sueur, au lieu de descendre dans la cuve, il faut faire diriger sur tout le corps, en commençant par la tête, d'abondantes affusions, qui seront successivement chaudes, tièdes et froides. La tête sera plus longtemps arrosée d'eau froide que les autres parties du corps; on la frictionnera quelque temps; puis après l'avoir essuyée, on renouvellera les onctions. Bien ne fait tant de bien à la tête que l'eau froide; aussi, pour remédier à sa faiblesse, il faut pendant l'été l'exposer chaque jour un certain temps à la chute d'un large courant d'eau. On doit toujours, lors même qu'on à fait usage des onctions sans se baigner, et que le corps supporterait mal un refroidissement, se faire néanmoins arroser la tête d'eau froide. Pour qu'elle ne puisse en descendant le long du cou mouiller le reste du corps, on aura soin de se pencher en avant et même de la ramener vers la tête avec les mains, dans le but de protéger les yeux et les parties voisines. Il est convenable, en pareil cas, de se contenter d'une nourriture succincte et de facile digestion. Si l'on éprouve des maux de tête avant d'avoir rien pris, on pourra manger dans le milieu de la journée; autrement il vaut mieux se borner à un seul repas. Comme boisson habituelle, il faut préférer le vin léger étendu d'eau à l'eau pure, afin de tenir ce dernier moyen en réserve, si la pesanteur de tête augmente. Il n'y a donc pas lieu de faire exclusivement usage de vin on d'eau; mais, pour qu'ils produisent de bons effets, on doit s'en servir alternativement. Il est hors de propos après dîner de lire, d'écrire, ou de parler à haute voix. La méditation est également contraire ; mais ce qui serait le plus nuisible, c'est le vomissement. V. L'usage de l'eau froide n'est pas seulement utile à ceux dont la tête est faible, il convient encore aux individus affectés d'ophthalmies continuelles, ou fréquemment atteints de rhumes, de maux de gorge ou de fluxions. Et il ne suffit pas d'employer l'eau froide à se laver la tête, il tant s'en rincer la bouche, et y revenir souvent. Tous ceux à qui ce moyen est utile doivent y recourir, surtout quand les vents du midi ont rendu l'air plus malsain. En général, toute contention ou travail d'esprit est préjudiciable après les repas ; mais cela devient plus contraire encore lorsqu'on est sujet aux maux de tête, à des douleurs de la trachée ou de quelque autre partie de la gorge. Les personnes chez lesquelles cette disposition existe pourront éviter les fluxions et les rhumes, en changeant le moins possible d'eau et de lieu, en se couvrant la tête pour la préserver de l'ardeur du soleil ou d'un froid subit si le ciel s'obscurcit tout à coup, en se rasant la tète à jeun et quand la digestion est bien faite ; et enfin, en s'abstenant de lire et d'écrire après les repas. VI. S'il y a trop grande liberté du ventre, il faut exercer les parties supérieures en jouant à la paume ou a quelque autre jeu de même nature; se promener à jeun, éviter le soleil, se baigner continuellement, faire usage des onctions sans aller jusqu'à la sueur, ne point trop varier ses aliments, s'abstenir de ceux qui sont trop succulents, ainsi que des légumes et des herbages, qui ne font que passer dans l'estomac ; et préférer enfin les substances qui exigent une longue digestion. Les plus convenables sont le gibier, les poissons dont la chair est ferme, et là viande rôtie des animaux domestiques. Au lieu de vin salé, doux ou léger, dont l'action serait nuisible, on doit se servir de vin astringent qui n'ait rien perdu de sa force et ne soit pas trop vieux. On ne boira d'hydromel que s'il est préparé avec du miel cuit ; et si l'état du ventre le permet, on n'emploiera que lés boissons froides. Si le repas du soir est mal supporté, il faudra se faire vomir aussitôt, et recommencer le lendemain ; le troisième jour ne prendre qu'un peu de pain trempé dans du vin, en ajoutant simplement quelques raisins cuits ou confits, ou quelque autre préparation semblable, et revenir ensuite à ses habitudes. Il faut après avoir mangé garder constamment le repos ; ne pas se fatiguer l'esprit et ne pas môme se déplacer pour une promenade légère. VII. Si l'on souffre habituellement du gros intestin qu'on appelle colon, ce qui tient à la distension produite par des flatuosités, on doit s'appliquer à rendre les digestions meilleures, et pour cela s'adonner à la lecture à haute voix, ainsi qu'à d'autres exercices; prendre des bains chauds, ne choisir que les aliments solides ou liquides qui peuvent développer de la chaleur, éviter le froid par conséquent de toutes les manières, de même que les substances douces, les légumes, et tout ce qui d'ordinaire donne des flatuosités. VIII. Se plaint-on de l'estomac, on doit lire a haute voix, se promener ensuite, puis jouer à la paume, faire des armes, ou se livrer à tout autre exercice qui mette en mouvement les parties supérieures ; il ne faut point boire d'eau à jeun, mais du vin chaud; faire deux repas par jour, et de nature pourtant à être digérés facilement ; se servir d'un vin astringent et léger ; et lorsqu'on a fini de manger, boire froid de préférence. La faiblesse de l'estomac s'annonce par la pâleur, la maigreur, les douleurs à l'épigastre, les nausées, les vomissements involontaires, et les maux de tête quand on est à jeun. L'absence de tous ces signes dénote un bon estomac. Mais il est prudent sur ce point de ne pas s'en rapporter toujours à nos Romains; car lorsqu'ils veulent, étant malades, obtenir du vin ou de l'eau froide, ils accusent l'estomac d'une faiblesse imaginaire qui sert d'excuse à leurs désirs. Les personnes qui digèrent lentement, chez lesquelles il y a pour cette raison gonflement des hypocondres, ou bien une soif ardente qu'il faut apaiser la nuit doivent, avant de se coucher, boire, au moyen d'un siphon, deux ou trois verres d'eau froide. On favorise encore les digestions pénibles par la lecture à haute voix, à laquelle on fait succéder la promenade, puis les onctions ou le bain. Il est utile aussi de boire habituellement son vin froid, de terminer le repas par une boisson prise en grande quantité, mais, comme je viens de le dire, à l'aide d'un siphon, et en dernier lieu d'avaler un verre d'eau froide. Si les aliments s'aigrissent, il faut prendre avant de manger un peu d'eau tiède et vomir ; et s'il en résulte du dévoiement, boire après chaque évacuation un verre d'eau froide. IX. Lorsqu'on est obsédé par des douleurs de nerfs, ce qui arrive ordinairement à ceux qui ont la goutte aux pieds ou aux mains (07), il faut, autant que possible, exercer la partie malade et l'exposer au froid et à la fatigue; pourvu cependant que la douleur ne soit pas exaspérée, car alors rien n'est préférable au repos. Les plaisirs de l'amour sont toujours contraires ; mais ici, comme dans toutes les autres affections, il est essentiel de bien digérer. En effet, une indigestion ne manque jamais d'aggraver l'état local ; et chaque fois que le corps reçoit une atteinte, elle est ressentie surtout par la partie souffrante. S'il n'y a pas de circonstances où les bonnes digestions ne soient utiles, il n'en est pas ainsi de la chaleur et du froid, qui peuvent, selon les cas, être salutaires ou nuisibles. Aussi doit-on, à cet égard, se régler sur sa constitution. Le froid est l'ennemi des vieillards et des gens maigres, il est pernicieux dans les blessures et nuit aux hypocondres, aux intestins, à la vessie, aux oreilles, aux hanches, aux épaules, aux parties naturelles, aux os, aux dents, aux nerfs, a la matrice, et au cerveau. Il rend la peau pâle, aride, dure, noire, et fait naître des frissons et des tremblements. Mais il est favorable aux jeunes gens ainsi qu'aux personnes replètes ; et bien qu'il faille s'en garantir, il donne à l'esprit plus de vivacité et vient en aide à la digestion. Ce n'est pas seulement pour la tête qu'on peut employer avec avantage les effusions froides, l'estomac s'en trouve également bien, et leurs bons effets se font sentir dans les douleurs articulaires, quand il n'y a pas complication d'ulcères; elles conviennent enfin aux personnes trop colorées qui n'éprouvent aucune douleur. La chaleur soulage tous les maux que le froid exaspère : tels sont les maux d'yeux qui ne sont accompagnés ni de douleur ni de larmoiement, les mouvements nerveux et les ulcères, ceux notamment qui se sont manifestés sous l'influence du froid. C'est la chaleur qui donne au corps une bonne coloration, et qui favorise l'écoulement des urines. Cependant, au delà de certaines limites, elle énerve le corps, affaiblit les nerfs et relâche l'estomac. Mais rien n'est plus dangereux que le froid ou le chaud dont l'action s'exerce à l'improviste, et sans qu'on y soit préparé. Le froid produit alors des points de côté et diverses maladies, de même que l'eau froide accélère le développement des affections strumeuses. D'un autre côté, la chaleur arrête la digestion, fait perdre le sommeil, entraîne des sueurs débilitantes, et prédispose aux maladies épidémiques.
X. Il est des précautions indispensables, que doit
prendre, pendant le règne d'une épidémie, celui qu'elle n'a pas
encore atteint, mais qui cependant n'est pas à l'abri de ses
attaques. Le plus sûr alors est de voyager ou de naviguer. Si cela
n'est pas possible, il faut se faire porter en litière, se promener
doucement en plein air, avant l'heure des grandes chaleurs; employer
de légères onctions, et, comme on l'a conseillé plus haut, éviter la
fatigue, les indigestions, le froid, la chaleur, et les excès
vénériens. Il faudra s'observer bien davantage encore s'il survient
quelque malaise, et dans ce cas ne pas se lever matin, ne jamais
marcher pieds nus, surtout lorsqu'on vient de manger ou de prendre
un bain, renoncer à se faire vomir aussi bien à jeun qu'après dîner,
ne point solliciter d'évacuations alvines, chercher même à les
arrêter si le dévoiement existe, et remédier plutôt par l'abstinence
à l'excès de plénitude du corps. De même, on devra supprimer les
bains, ne pas se mettre en sueur, et se tenir en garde contre le
sommeil de midi, surtout s'il succède au seul repas qu'on doive
faire dans le jour. Ce repas enfin sera très modéré, pour ne pas
s'exposer aux indigestions ; et l'on boira chaque jour
alternativement du vin et de l'eau. Ces précautions prises, on ne
changera plus rien à sa manière de vivre. Toutes les maladies
pestilentielles, et principalement celles qui sont apportées par les
vents du midi, exigent qu'on se conformée ces préceptes. Ils ne sont
pas moins nécessaires aux personnes qui voyagent, soit qu'elles
aient quitté leurs foyers dans une saison fâcheuse, soit qu'elles
arrivent dans des pays infestés. Si quelque circonstance s'oppose à
l'observance de ce régime, on doit au moins s'imposer la diète, et
passer alternativement, comme je viens de le dire, de l'eau au vin,
et du vin à l'eau. |
LIVRE PREMIER. |