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table des matières d'Aulu-Gelle

 

AULU-GELLE

 

LES NUITS ATTIQUES

 

LIVRE TREIZIÈME.

 

livre 12 - livre 14

 

Relu et corrigé

 

 

 

 

I. Recherches sur ces mots de M. Tullius, dans sa première Philippique : multa autem impendere videntur praeter naturam etiam praeterque fatum. Les mots fatum et natura ont-ils une signification semblable ou différente ?

M. Cicéron, dans sa première Antonienne, a écrit ces mots : « J'ai hâté mon retour pour suivre Pison, ce que n'ont pas fait les sénateurs ici présents. Ce n'était pas dans un but d'utilité personnelle (je ne pouvais en espérer, en attendre rien d'avantageux); mais si quelque malheur m'arrivait (et combien de dangers nous menacent, sans compter les lois de la nature et le destin, praeter naturam praeterque fatum), j'ai voulu que ce jour élevât la voix pour conserver le souvenir de mon dévouement sans bornes à la République. » Praeter nuturam, dit Cicéron, praeterque fatum ; a-t-il voulu rendre la même idée en deux mots, fatum et natura ? Ces deux termes sont-ils pris comme synonymes pour exprimer une même chose ? ou bien a-t-il donné deux sens à ces deux mots, pour faire entendre que certains accidents viennent de la nature, d'autres du destin ? Cette question mérite d'être examinée; je rechercherai surtout pour quel motif il a dit que bien des accidents menacent les mortels, sans compter les arrêts du destin, praeter fatum, puisque la nature, l'ordre et la nécessité presque invincible du destin sont tels, que le mot destin semble embrasser tout, à moins que Cicéron n'ait adopté l'opinion d'Homère :

De peur que vous ne descendiez dans le palais de Pluton, sans l'ordre du destin.

Il n'est pas douteux qu'il ait voulu parler d'une mort violente et inopinée que l'on peut dire avec raison arrivée contre les lois de la nature, praeter naturam. Mais pourquoi a-t-il mis aussi ce genre de mort en dehors des arrêts du destin ? Ce n'est ni le lieu ni l'instant de l'examiner. Cependant, je ne dois point passer sous silence que Virgile a émis la même opinion que Cicéron sur le destin. Dans le quatrième livre de l'Énéide, il dit de Didon, qui avait terminé violemment ses jours :

Comme elle ne périssait ni par l'ordre du destin ni par un trépas mérité.

Comme si l'on ne devait pas attribuer au destin la violence qui met un terme à la vie. Démosthène, non moins célèbre par sa sagesse que par son éloquence, a dit des choses à peu près semblables sur la nature et la destinée ; on croirait que M. Cicéron l'a pris pour modèle. On lit, en effet, dans son discours si remarquable Sur la Couronne : « L'homme qui croit n'être né que pour sa famille attend la mort venant d'elle-même, et d'après l'ordre du destin ; mais celui qui se croit né pour sa patrie, plutôt que de la voir esclave, marchera au-devant de la mort. Ce que Cicéron appela fatum et natura, Démosthène, longtemps auparavant, l'avait appelé τὴν πεπρωμένην καὶ τὸ αὐτόματον θάνατον. Et par αὐτόματος θάνατος, on entend une mort naturelle, selon la loi du destin, et qui vient sans violence étrangère. 

II. Conversation familière des deux poètes Pacuvius et Aulus à Tarente.

Ceux qui ont eu le loisir et le goût d'étudier et de transmettre à la mémoire la vie des savants illustres et leurs actions les plus remarquables, ont rapporté l'anecdote suivante sur les deux poètes tragiques M. Pacuvius et L. Attius. Pacuvius, parvenu à un âge avancé et affecté par des infirmités naturelles, avait quitté Rome pour se fixer à Tarente. Attius, qui était beaucoup plus jeune, arriva dans cette ville au moment de partir pour l'Asie; il alla visiter Pacuvius, et, cédant à sa bienveillante invitation, il passa quelques jours auprès de lui, et consentit à lire sa tragédie d'Atrée. Pacuvius en trouva, dit-on, les vers sonores et pleins de noblesse, mais un peu durs et âpres. « Votre critique est juste, dit Attius, mais je ne me repens pas de cette faute ; j'espère, en effet, faire mieux à l'avenir. On dit qu'il en est des talents comme des fruits : ceux qui naissent maigres et âpres deviennent doux et suaves ; ceux, au contraire, qui sont, dès le principe, mous et tendres, ne mûrissent pas, mais pourrissent promptement. Laissons donc à l'esprit une certaine raideur, que l'âge et le temps sauront bien adoucir. »

III. Ces mots, necessitas et necessitudo, ont-ils une signification différente ?

Il est vraiment par trop plaisant de voir la plupart des grammairiens assurer qu'il y a une différence marquée entre necessitas et necessitudo ; que necessitas exprime une force invincible, une violence; tandis que necessitudo est le droit, le lien, la religion de l'amitié, et que, pris isolément, il n'a que cette signification. Mais, comme il n'y a pas de différence entre suavitudo et suavitas, douceur ; sanctitudo et sanctitas, sainteté ; acerbitudo et acerbitas, verdeur ; acritudo et, comme l'a écrit Attius dans Néoptolème, acritas, aigreur ; ainsi je ne vois pas quelle différence on pourrait signaler entre necessitudo et necessitas. Aussi, vous trouverez fréquemment dans les vieux auteurs necessitudo pour ce qui est nécessaire. A la vérité, necessitas pour exprimer les droits, les liens d'amitié, de parenté, se trouve rarement, quoique ceux qui sont unis par ce droit et par ce devoir d'amitié et de parenté soient appelés necessarii. Cependant j'ai trouvé dans le discours de C. César, en faveur de la loi Plautia, necessitas pour necessitudo, c'est-à-dire dans le sens de liens de parenté. Voici le passage : « Certes, je crois avoir déployé tout le zèle, tous les efforts, toute l'activité que réclamait notre parenté, pro nostra necessitate. » L'idée d'écrire sur la synonymie de ces deux mots m'a peut-être été inspirée par la lecture du quatrième livre de notre vieil historien Sempronius Asellio. Il dit de P. l'Africain, fils de Paul-Emile :
« Il avait entendu dire à son père, L. Émilius Paulus, qu'un général accompli ne hasarde pas de bataille rangée, à moins d'une absolue nécessité, necessitudo ou d'une occasion très favorable. »

IV. Réponse pleine de tact et de prudence d'Olympias à son fils Alexandre. 

Dans la plupart des histoires d'Alexandre, et dernièrement encore dans le livre de M. Varron, intitulé Oreste, ou de la Folie, j'ai lu une réponse très plaisante d'Olympias femme de Philippe, à son fils Alexandre. Dans une lettre que ce prince écrivit à sa mère, il commençait en ces termes : « Le roi Alexandre, fils de Jupiter Ammon, à Olympias, sa mère, salut. » Olympias lui répondit : « Tu m'obligeras, mon fils, de garder le silence, et ne pas me dénoncer à Junon ; cette déesse m'accablera de sa vengeance, si dans tes lettres tu me reconnais pour sa rivale. » C'était, en femme éclairée et prudente, avertir poliment et avec finesse un fils superbe de déposer une vaine croyance sur son origine céleste, opinion que lui avaient inspirée ses éclatantes victoires, l'adulation des courtisans, et une prospérité sans bornes.

V. Sur les philosophes Aristote, Théophraste et Ménédème. Manière délicate dont Aristote désigne son successeur. 

Le philosophe Aristote fut affecté à environ soixante-deux ans d'une maladie qui laissa peu d'espérance. Mais la foule nombreuse de ses disciples l'entoura, le priant avec instance de désigner un successeur chargé de les guider après sa mort, de cultiver leur esprit, de les nourrir des mêmes principes, et de compléter son œuvre. L'école renfermait un grand nombre de disciples remarquables ; mais à leur tête on distinguait Théophraste et Ménédème : ils étaient au-dessus de tous par leur esprit et par l'étendue de leurs connaissances. Théophraste était né à Lesbos, Ménédème à Rhodes. Aristote répondit qu'il se rendrait à leur désir lorsqu'il jugerait le moment opportun. Quelques jours plus tard, Aristote, se voyant entouré des mêmes disciples qui lui avaient adressé cette demande : « Le vin que je bois, dit-il, ne convient pas à ma santé, il est âpre et malsain ; trouvez-moi quelque vin étranger, de Rhodes, par exemple, ou de Lesbos, je prendrai celui qui me sera le plus agréable. Aussitôt on va, on court, on apporte le vin ; alors Aristote demande celui de Rhodes, il le goûte : « Certes, dit-il, ce vin est fort et agréable. » Il goûte ensuite le vin de Lesbos : « Ces deux vins, sont d'un bon crû; mais celui de Lesbos a plus de douceur ἡδέον ὁ Λέσβεος .» A ces mots, il parut évident à tous que le philosophe venait d'indiquer d'une manière ingénieuse et délicate, sa préférence, non pour le vin, mais pour son successeur. Le Lesbien Théophraste avait, en effet, une douceur infinie dans son éloquence comme dans ses mœurs. Peu de temps après, Aristote étant mort, tous ses disciples passèrent à Théophraste.

VI. Nom employé par les Romains pour rendre l'expression grecque προσῳδία. Les anciens Romains et les Grecs ne connaissaient pas le mot barbarismus

Ce que les Grecs appellent προσῳδία, nos savants l'ont autrefois désigné par les mots note, mesure, accent, prononciation.

Quant à cette faute que nous appelons aujourd'hui un barbarisme, elle n'était pas désignée par ce mot ; mais on disait de celui qui la faisait qu'il parlait d'une manière rustique. P. Nigidius, dans ses Commentaires sur la Grammaire, dit : « La prononciation devient rustique, si vous aspirez mal à propos. » Le mot barbarisme, aujourd'hui vulgairement employé, l'a-t-il été avant Auguste par les hommes dont le langage était correct et pur ? Je n'en ai pas encore trouvé d'exemple.

VII. Homère dans ses poèmes, Hérodote dans son Histoire, ont dit du lion des choses contradictoires.

La lionne ne produit qu'une fois dans sa vie, et n'aime qu'un seul lionceau, d'après Hérodote au troisième livre de son Histoire. Voici ses propres expressions : « La femelle du lion, le plus fort et le plus courageux des animaux, ne produit qu'une fois; car en mettant bas, elle perd sa matrice ; en voici la cause : aussitôt que le lionceau commence à s'agiter dans le sein de sa mère et à s'armer de ses griffes si aiguës, il déchire la matrice qui le renferme ; plus il prend de forces, plus il la déchire, et lorsqu’arrive le moment de la quitter, il n'en reste presque rien. » Homère, au contraire, dit que les lions (et par ce nom masculin il entend aussi les femelles; ce sont de ces substantifs appelés par les grammairiens ἐπίκοινον, douteux) mettent bas et élèvent plusieurs petits. Je citerai les vers où il émet clairement cette opinion :

Il s'arrêta : telle une lionne entourée de ses petits, qu'elle conduit dans une forêt, s'arrête tout à coup à l'aspect des chasseurs.

Dans un autre passage, il exprime la même idée :

Il pousse d'affreux gémissements, comme une lionne à la belle crinière à qui un chasseur a ravi ses petits dans la sombre forêt : elle arrive, et son cœur  est déchiré, elle parcourt les vallées, cherchant les traces du ravisseur qu'elle brûle de découvrir; car sa fureur est à son comble.

Cette diversité d'opinion entre le prince des poètes et le plus célèbre des historiens piqua ma curiosité ; j'ai donc voulu recourir au précieux traité composé par Aristote sur les animaux, en proposant de recueillir dans mes commentaires ce qu'Aristote a pu dire touchant la question qui nous occupe. Voici les expressions mêmes de cet écrivain, au sixième livre de l'Histoire des Animaux :

« La lionne s'accouple et urine par derrière, comme je l'ai dit précédemment ; elle s'accouple et produit tous les ans mais non pas en toute saison ; elle met bas au printemps, le plus souvent deux lionceaux, six au plus, parfois même un seul. Quant à ce que l'on a dit sur la perte de sa matrice quand elle met bas, c'est une fable ridicule ; la rareté des lions a sans doute donné lieu à ce récit. Les lions sont rares, en effet, et ne naissent pas en tout pays ; on n'en trouve dans toute l'Europe que dans l'espace compris entre l'Acholoüs et le Nessus. Au reste, le lion naît si petit, qu'à l'âge de deux mois il marche à peine. En Syrie, la lionne produit cinq fois, d'abord cinq petits, puis un de moins chaque fois; ensuite elle cesse de produire et est stérile. La lionne n'a pas de crinière, c'est la parure du mâle; le lion perd les dents appelées canines, au nombre de quatre, deux en haut, deux en bas; il les perd à l'âge de six mois. »

VIII. La sagesse, selon l'expression juste et spirituelle du poète Afranius, est fille de l'expérience et de la mémoire.

Rien de plus remarquable, de plus juste, que cette fiction par laquelle le poète Afranius nous peint la sagesse ; il l'appelle fille de l'expérience et de la mémoire. Il nous démontre par là que celui qui désire acquérir la sagesse et la connaissance des choses humaines, ne doit pas seulement étudier les livres, la rhétorique, la dialectique ; il faut encore qu'il agisse, qu'il s'exerce au maniement des affaires; il doit acquérir de l'expérience à ses dépens, et graver profondément dans sa mémoire tout ce qu'on a fait, tout ce qui est arrivé ; on doit ensuite se diriger avec prudence et régler sa conduite d'après les enseignements obtenus en courant soi-même des périls, et non d'après les leçons que donnent les livres et les maîtres, dont les vaines paroles et les images charment comme une représentation théâtrale ou comme un songe. Voici les vers d'Afranius dans sa pièce intitulée le Siège :

Je dois le jour à l'Expérience et à la Mémoire. Les Grecs m'appellent Sophia ; vous m'appelez Sagesse.

Pacuvius renferme à peu près la même idée dans un vers qu'un philosophe macédonien, homme vertueux et mon ami jugeait digne d'être gravé au frontispice de tous les temples ;

Je hais les hommes paresseux dans leurs actes et philosophes dans leurs maximes.

« Il ne connaissait rien, disait-il, de plus indigne, rien de plus insupportable, que ces hommes lâches portant la barbe et le manteau, et transformant les mœurs sévères et les enseignements de la philosophie en un vain bruit de paroles arrangées avec art, ces hommes qui invectivent avec éloquence contre les vices, au moment même où ils suent le vice par tous les pores. »

IX. Opinion de Tullius Tiron dans ses commentaires sur les étoiles appelées Suculae et Hyades.

Tullius Tiron, l'élève et l'affranchi de M. Cicéron, fut même le compagnon de ses travaux littéraires. Il a écrit sur les principes et l'origine de la langue latine. Il a aussi composé des ouvrages dans lesquels on trouve un mélange de toutes sortes de questions : le plus remarquable est celui qui porte le titre grec Πανδέκται, pandectes, c'est-à-dire répertoire, parce qu'il renfermait toute espèce de sujets et de connaissances. On y lit ce qui suit sur les étoiles appelées suculae : « Les anciens Romains étaient d'une ignorance telle sur la langue et la littérature grecques, qu'ils appelèrent suculae les étoiles qui sont à la tête du Taureau, parce que les Grecs les appellent ὑάδες ; comme si le mot latin rendait l'expression grecque, de même que sues a été formé de ὗες. Mais, dit Tiron, le mot ὑάδες ne vient pas de ὗες. [c'est-à-dire de sues], comme l'ont cru nos ancêtres dans leur simplicité, mais de ὕειν, car leur lever et leur coucher sont accompagnés de tempêtes, de pluies et d'orages : or, pleuvoir se dit en grec ὕειν. » Ainsi s'exprime Tiron dans ses Pandectes. Mais nos pères n'ont pas été assez ignorants, assez bornés, pour appeler la constellation des Hyades suculae, par la raison qu'ils nommaient les cochons ὗες, sues. Mais, de même que nous avons fait du grec ὑπὲρ, super, sur; de ὕπτιος supinus, courbé ou renversé en arrière, couché sur le dos, etc ; de ὑφορβὴς, subulcus, porcher; de ὕκνος, sypnus d'abord, et ensuite somnus, sommeil; à cause de l'affinité de notre u avec l'y grec ; ainsi ὕαδες devint d'abord pour nous syades, et fut ensuite appelé suculae. Au reste, ces étoiles ne sont pas à la tête du Taureau, comme le dit Tiron (en effet, sans elles le Taureau n'aurait pas de tête), elles sont disposées dans le cercle du zodiaque de telle sorte qu'elles présentent l'image d'une tête de taureau ; le reste du corps est figuré par la place occupée par les étoiles, que les Grecs appellent pléiades, et que nous nommons vergilies.

X. Étymologie de soror, d'après Labéon Antistius, et de frater, d'après Nigidius.

Labéon Antistius fit une étude toute particulière du droit civil, sur lequel il donna de fréquentes consultations. Il n'ignorait pas toutefois les autres arts ; il avait même pénétré profondément dans les études sur la grammaire, la dialectique et la littérature ancienne la plus élevée. Il connaissait parfaitement le sens et l'origine des mots latins, ce qui lui était d'un très grand secours pour résoudre la plupart des difficultés de la science du droit. On a publié de lui des livres sous le nom d'oeuvres posthumes. Trois livres, le trente-huitième, le trente-neuvième et le quarantième sont remplis de questions de cette nature, et propres à mettre au grand jour l'histoire de la langue latine. De plus, dans les livres qu'il a écrits sur un édit du préteur, on y trouve une foule de traits pleins de charmes et d'esprit. Tel est ce passage du quatrième livre : « Le nom soror, soeur, signifie qui naît, pour ainsi dire, seorsum, à part, et quitte la maison où elle est née pour passer dans une autre famille. » P. Nigidius, homme d'une science profonde, donne une étymologie non moins ingénieuse et subtile du mot frater, frère : « Frater, dit-il, est ainsi appelé comme étant presque un autre soi-même, fere alter. »

XI. Nombre de convives qu'il convient d'admettre, selon M. Varron. Des secondes tables et du dessert.

Rien de plus délicieux, dans les Satires Ménippées de M. Varron, que le livre ayant pour titre : « Tu ignores ce que le soir prépare.» Il y traite de l'ordonnance d'un festin, du nombre des convives que l'on doit y admettre. Il dit que ce nombre doit commencer à celui des Grâces et finir à celui des Muses, c'est à-dire commencer à trois et s'arrêter à neuf ; ainsi il faut être au moins trois, mais jamais plus de neuf. «Il ne faut pas, dit-il être nombreux ; la foule est d'ordinaire bruyante : à Rome il est vrai, les convives restent immobiles ; mais à Athènes, jamais ils ne se couchent. Quant au festin même, sa perfection dépend de quatre qualités : il sera parfait si les convives sont des hommes aimables et bien élevés, si le lieu est convenable, si le temps est bien choisi, et si le repas a été préparé avec soin. On doit choisir des convives qui ne soient ni bavards ni muets. L'éloquence convient sans doute au forum et au sénat ; mais le silence serait déplacé dans une salle de festin, il ne convient que dans le cabinet. » Il pense que l'on doit choisir pour le temps de festin des sujets de conversation non embrouillés et propres à inquiéter, mais agréables, attachants, pleins de charmes et délicieusement utiles ; en un mot, de ces conversations qui ornent notre esprit et lui donnent plus de grâce : « Pour obtenir ce résultat, dit-il, notre conversation devra rouler sur des sujets appartenant au commerce de la vie ordinaire, et dont on n'a pas le loisir de s'occuper au forum ou dans l'agitation des affaires. Quant au maître de la maison, ajoute-t-il, il n'est pas nécessaire qu'il soit magnifique; il suffit qu'on ne puisse l'accuser de parcimonie. Toutes sortes de lectures ne conviennent pas dans un festin, il faut choisir celles qui sont à la fois utiles, βιωφελῆ, et agréables. » Il n'a pas négligé, non plus, de donner des leçons pour les secondes tables. Il en parle en ces termes : «Le dessert, bellaria, le plus doux est celui qui ne l'est pas ; en effet, les friandises sont contraires à la digestion. » Le mot bellaria, employé par Varron, pourrait n'être pas compris : il signifie tout ce qui compose le service des secondes tables. Ce que les Grecs ont appelé πέμματα ou τραγήματα était appelé bellaria par nos ancêtres. Les vins de liqueur sont aussi désignés sous ce nom dans nos plus vieilles comédies; ils y sont nommés Liberi bellaria, les friandises de Bacchus.

XII. Les tribuns du peuple ont le droit d'appréhender, mais non de citer.

Dans une lettre d'Attéius Capiton, nous lisons que Labéon Antistius posséda une instruction profonde sur les lois, sur les mœurs du peuple romain et sur le droit civil; « mais il poussait, dit-il, l'amour de la liberté jusqu'à la licence, jusqu'à la folie ; croirait-on qu'au moment où le divin Auguste régnait sur la République, il n'y avait à ses yeux d'autres règles que les lois réputées comme justes et saintes dans l'antique jurisprudence des Romains ! » Il rapporte ensuite la réponse de ce même Labéon au viateur que les tribuns du peuple lui avaient envoyé pour le citer devant leur tribunal : « Une femme, dit-il, ayant porté plainte aux tribuns contre Labéon, ces magistrats lui envoyèrent Gallianus pour le sommer de venir répondre aux accusations de cette femme. Il dit au viateur de retourner vers les tribuns et de leur répondre qu'ils n'avaient le droit de citer ni lui ni personne, parce que, d'après les coutumes anciennes, les tribuns du peuple avaient le droit d'appréhension, et non de citation ; qu'ils pouvaient donc le faire saisir, mais non le citer. » J'avais déjà noté ce fait dans la lettre de Capiton, lorsque, plus tard, je trouvai le même fait plus détaillé au vingt et unième livre des Choses humaines de M. Varron. Je rapporterai le passage : Certains magistrats ont le droit de citation, d'autres celui d'appréhension, quelques-uns ni l'un ni l'autre. Le droit de citation appartient aux consuls et à tous ceux qui ont un commandement ; le droit d'appréhension appartient aux tribuns et à tous ceux qui ont un viateur ; les questeurs et les autres magistrats n'ayant ni licteur ni viateur, ne peuvent ni citer ni appréhender. Ceux qui ont le droit de citer peuvent aussi saisir, retenir, emmener ; et pour l'exercice de tous ces droits, il n'est pas nécessaire que la personne soit présente, il suffit qu'elle ait été appelée. Les tribuns n'ont pas le droit de citation, et néanmoins plusieurs par ignorance ont agi comme s'ils avaient ce droit ; quelques-uns même ont cité à la tribune aux harangues, non pas un particulier, mais un consul. Étant triumvir, je fus cité par le tribun Porcius, et, de l'avis des premiers magistrats, je refusai de comparaître, et me conformai au droit ancien. Lorsque j'étais tribun, je n'ai jamais cité personne, et jamais je n'ai contraint à obéir un citoyen cité par mes collègues. » Pour moi, je pense que Labéon se fondait à tort sur ce prétendu droit dont parle M. Varron, de ne pas répondre à la citation des tribuns. A-t-il quelque raison de leur dénier ce droit, lorsqu'il leur reconnaît celui de faire saisir un citoyen ? Ajoutez que le droit de faire saisir comporte celui de charger de fers. Comment donc, avec un plein pouvoir d'enchaîner la liberté d'un citoyen, les tribuns n'avaient-ils pas cependant celui de citer ? Cela peut s'expliquer ainsi : les tribuns ont été primitivement créés, non pour rendre la justice, ni pour connaître des causes et des querelles relatives à des absents, mais bien pour interposer leur action partout où ils la jugeaient nécessaire, pour que l'injure faite en leur présence soit aussitôt réprimée; aussi le droit de découcher leur fut-il enlevé ; en effet, pour écarter la violence, il fallait leur vigilance assidue, leur présence continuelle.

XIII. Opinion de M. Varron, dans son ouvrage des Choses humaines, sur cette question :  Les édiles et les questeurs du peuple romain peuvent-ils être cités par un simple particulier devant le tribunal de préteur ?

Lorsque, quittant la poussière des livres et la solitude de l'école, je parus pour la première fois au milieu des hommes et à la lumière du forum, toutes les réunions qui s'occupaient de droit agitaient cette question : Un questeur du peuple romain peut-il être cité devant le tribunal d'un préteur ? Et ce n'était pas là une question oiseuse ; ce cas même venait de se présenter, il s'agissait de citer un questeur : la plupart pensaient que le préteur n'avait pas à son égard le droit de citation, puisque le questeur, étant incontestablement magistrat du peuple romain, pouvait refuser de comparaître, et que la dignité de sa magistrature le mettait à l'abri d'être conduit de vive force et enchaîné devant ce tribunal. Mais moi, qui faisais alors ma lecture assidue de M. Varon, voyant les esprits incertains au sujet de cette question, je produisis le passage suivant du vingt et unième livre des Choses humaines : « Les magistrats auxquels la loi refuse le droit de citation et d'appréhension peuvent être cités par un simple particulier. Ainsi, M. Lévinus, édile curule, fut appelé par un particulier devant le tribunal du préteur ; mais aujourd'hui, escortés d'esclaves publics, les édiles, loin de pouvoir être saisis, se plaisent à braver le peuple. » Ainsi parle Varron dans ce passage au sujet des édiles ; il dit aussi dans le même livre que les questeurs n'ont ni le droit de citation ni celui d'appréhension. Aussitôt que j'eus fait connaître ces deux passages de Varron, chacun se rangea à son avis, et le questeur fut sommé de comparaître devant le tribunal du préteur.

XIV. Ce qu'il faut entendre par pomerium.

Les augures du peuple romain, qui ont écrit sur les auspices, ont défini le pomérium de la manière suivante : « Le pomérium est un espace autour de la ville, entre les murs et la campagne ; cet espace déterminé fixe les limites des auspices de la ville. Le premier pomérium établi par Romulus avait pour borne le pied du mont Palatin ; mais ce pomérium, grandissant avec la République, embrassa dans son enceinte plusieurs hautes collines. Celui-là avait le droit d'étendre le pomérium, qui avait agrandi le territoire de la République par quelque conquête sur l'ennemi. On a demandé, et on demande encore aujourd'hui comment il se fait que, des sept collines de Rome, l'Aventin seul se trouve hors du pomérium, malgré sa proximité et le grand nombre de ses habitants. Pourquoi ni le roi de Serv. Tullius, ni Sylla, qui ambitionna le droit d'étendre le pomérium ni le divin Jules, qui l'étendit plus tard, n'ont-ils pas compris dans cette enceinte le mont Aventin ? Messala a écrit qu'il y avait eu quelques raisons pour cela ; mais la première, à son avis, c'est que sur cette colline, Remus, pour la fondation de la ville, prit les auspices qui lui furent contraires, et Romulus triompha. « C'est pour cela, dit Messala, que tous ceux qui ont étendu le pomérium n'ont pas voulu y comprendre l'Aventin, comme si ne pouvant donner que de funestes augures. » Mais à propos de cette colline, je ne passerai pas sous silence ce que j'ai trouvé récemment dans les Commentaires d'Élis, ancien grammairien : j'y ai lu que l'Aventin, comme nous l'avons dit, exclu du pomérium, y fut renfermé par Claude, et qu'il est maintenant compris dans son enceinte.

XV. Passages de Messala où il indique quels sont les magistrats inférieurs. Le consul et le préteur sont collègues. Quelques détails sur les auspices. Différence entre adresser la parole, loqui, au peuple, et traiter, agere, avec le peuple. Quels magistrats ont le droit d'interdire la convocation des comices.

Dans l'édit des consuls, qui fixe le jour des comices par centuries, il est écrit, d'après la forme ancienne et de tout temps en usage : « Qu'un magistrat inférieur ne se permette pas d'observer le ciel. » On se demande donc à ce sujet quels sont les magistrats inférieurs; je crois inutile de donner mon opinion à ce sujet, puisque le premier livre de l'augure M. Messala sur les Auspices me tombe sous la main. Je transcrirai les paroles mêmes de Messala : « Le droit d'auspices des patriciens se divise en deux classes : les grands sont pris par les consuls, les préteurs, les censeurs. Toutefois, il y a dans ces auspices des différences comme il y en a dans ces magistratures ; car les censeurs ne sont les collègues ni des consuls ni des préteurs ; mais les préteurs sont les collègues des consuls ; aussi les auspices des censeurs ne peuvent être annulés ou consacrés par ceux des consuls et des préteurs, ni ceux des consuls et des préteurs par ceux des censeurs. Mais les censeurs entre eux ont ce droit ; il appartient dans le même cas, aux préteurs et aux consuls. Le préteur quoique collègue du consul, ne peut interroger en justice ni un autre préteur ni un consul. Tel est l'usage que nous ont transmis nos ancêtres, et que nous avons conservé jusqu'à ce jour car, comme le déclare C. Tuditanus au treizième livre de ses Commentaires, le préteur étant investi d'une autorité moins grande que le consul, l'inférieur ne peut pas interroger en justice un collègue son supérieur : préteur moi-même dans ces derniers temps, je me suis soumis à l'usage de nos pères, et quoique présidant les comices, je n'ai pas pris les auspices. Les auspices pour l'élection d'un censeur, d'un consul et du préteur ne sont pas les mêmes. Les autres magistrats prennent les petits auspices ; voilà pourquoi ils sont appelés magistrats inférieurs, et les premiers magistrats supérieurs. Les inférieurs sont nommés dans tes comices par tribus, ou plutôt par une loi curiate ; les grandes magistratures sont données dans les comices par centuries. » Tous ces détails, donnés par Messala, nous montrent clairement ce qu'il faut entendre par magistratures inférieures, et pour quel motif elles sont ainsi nommées. Messala nous apprend aussi que le préteur et le consul sont collègues, parce qu'ils sont créés sous les mêmes auspices : on dit qu'ils prennent les grands auspices, parce que ces auspices ont plus d'autorité, inspirent plus de confiance. Messala, dans le même livre, parle ainsi des petites magistratures. Le consul peut empêcher tous les magistrats de convoquer les comices et de haranguer le peuple ; le préteur peut empêcher tous les magistrats, le consul excepté ; les magistrats inférieurs n'ont, dans aucun cas, ce double pouvoir, de manière que le premier qui convoque les comices est dans son droit ; car n'est pas permis de traiter avec le peuple de deux choses à la fois. Ils ne peuvent s'empêcher mutuellement de tenir les comices ni de traiter avec le peuple ; cependant, plusieurs magistrats peuvent adresser la parole au peuple dans la même assemblée. »

D'après ce passage de Messala, il est évident qu'il y a une différence entre traiter avec le peuple, cum populo agere, et adresser la parole au peuple, contionem habere. » Traiter avec le peuple c'est soumettre à ses suffrages une mesure qu'il peut adopter, rejeter ; adresser la parole au peuple, c'est prononcer une harangue devant le peuple sans lui soumettre aucune question.

XVI. Humanitas n'a pas le sens que lui donne le vulgaire. Ceux qui ont parlé purement ont donné à ce mot l'acception qui lui est propre.

Ceux qui ont créé la langue latine, et ceux qui l'ont bien parlée, n'ont pas donné au mot humanitas l'acception vulgaire qui est synonyme du mot grec φιλανθρωπία, ce qui signifie une complaisance active, une tendre bienveillance pour tous les hommes. Mais ils ont attaché à ce mot le sens de ce que les Grecs appellent παιδεία, de ce que nous appelons éducation, connaissance des beaux-arts. Ceux qui pour cette étude montraient le plus de goût et de dispositions sont aussi les plus dignes d'être appelés humanissimi. Car, seul entre tous les êtres, l'homme peut s'adonner à la culture de cette étude qui pour cela a été appelée humanitas. Tel est le sens donné à ce mot par les anciens et particulièrement par M. Varron et par M. Cicéron ; presque tous leurs ouvrages en offrent des preuves : aussi je me contenterai d'en citer un exemple. J'ai choisi le début du premier livre de Varron des Choses humaines - Praxiteles, qui propter atificium egregium nemini est paulum modo humaniori ignotus, Praxitèle, que son admirable talent d'artiste a fait connaître de tout homme un peu instruit dans les arts. Ici humanior n'a pas l'acception vulgaire de facile, traitable, bienveillant, quoique sans connaissance dans les lettres (ce sens ne rendrait nullement la pensée de l'auteur) ; il signifie un homme instruit, savant, connaissant Praxitèle par les livres et par l'histoire.

XVII. Explication de ce mot de M. Caton : Entre la bouche et le gâteau.

II existe un discours de M. Caton le censeur sur les édiles nommés irrégulièrement ; on y lit ces mots : « On dit aujourd'hui qu'une moisson encore en herbe renferme d'excellents froments. Gardez-vous d'y croire trop facilement : j'ai souvent entendu dire qu'entre la bouche et le gâteau il peut survenir bien des choses ; mais certes entre l'herbe et le gâteau bien long est l'intervalle, » Erucius Clarus, qui fut préfet de la ville et deux fois consul, homme très versé dans la connaissance des mœurs et de la littérature des anciens, écrivit à Sulpicius Apollinaris, l'homme le plus savant dont je me souvienne, pour le prier de lui donner l'explication de ce mot de Caton. Apollinaris en ma présence (et à cette époque j'étais jeune et je vivais à Rome auprès de lui pour m'instruire), répondit à Clarus ce peu de mots suffisants pour un homme d'esprit : « Le vieux proverbe entre la bouche et le gâteau a la même signification que ce vers proverbial : παροιμεώδης, d'un Grec :

Il y a bien de l'espace entre la coupe et les lèvres.

XVIII. Que Platon attribue à Euripide un vers de Sophocle que ce même vers se trouve, à quelques mots près, chez plusieurs poètes de diverses époques.

Il est un vers iambique bien anciennement connu :

« Les sages sont rois dans la république des sages. »

Platon, dans le Thééthète, attribue ce vers à Euripide ; et cela m'étonne, car je l'ai vu dans la tragédie de Sophocle ayant pour titre Ajax le Locrien. Or, Sophocle est antérieur à Euripide. Cet autre vers non moins connu :

« Vieillard, je servirai de guide à ta vieillesse »,

on le trouve dans le Philoctète de Sophocle et dans les Bacchantes d'Euripide. On trouve encore dans le Prométhée ravisseur du feu d'Eschyle, et dans l'Ino, d'Euripide, le même vers, à quelques syllabes près. Voici celui d'Eschyle :

« Se taisant quand il le faut, et parlant à propos »,

et dans Euripide :

« Se taisant quand il le faut, et parlant où on le peut sans danger. »

Mais, Eschyle vivait bien avant Euripide.

XIX. Généalogie de la famille Porcia.

Nous étions assis dans la bibliothèque du palais de Tiberius Sulpicius Apollinaris et moi, avec d'autres, ses amis ou les miens ; nous trouvâmes un livre portant pour titre Par M. Caton Nepos. Chacun aussitôt de se demander quel était ce M. Caton Nepos. Il se trouvait un jeune homme dont la conversation me prouva qu'il n'était pas étranger à l'étude des lettres : « Nepos, nous dit-il, n'est pas un surnom de ce M. Caton ; il est ainsi appelé parce qu'il était le petit-fils de M. Caton censeur. Il donna le jour à M. Caton le préteur, ce citoyen qui dans la guerre civile, se tua à Utique en se perçant de son épée. Sa vie a été écrite par Cicéron sous ce titre : Éloge de M. Caton. Dans cet ouvrage, l'auteur dit que ce Romain était l'arrière-petit-fils du M. Caton le censeur. Ainsi, ce M. Caton dont Cicéron a écrit l'éloge, eut pour père celui dont les discours portent le nom de M. Caton Nepos. Alors Apollinaris le reprenant avec sa douceur et son calme accoutumés : « Je te félicite mon fils, de ce que, dans un âge aussi tendre, tu as su, malgré ton erreur au sujet de ce M. Caton, acquérir quelques connaissances sur la généalogie des Catons. Ce M. Caton le censeur eut non un seul petit-fils, mais plusieurs nés de pères différents. M. Caton, qui fut à la fois orateur et censeur, eut deux fils de deux épouses, et à des époques très éloignées. La première était morte, et son fils était déjà à la fleur de l'adolescence, lorsque Caton, sur le déclin de l’âge, prit pour épouse la fille de Salonianus, son client ; il en eut un fils, M. Caton Salonianus, ainsi appelé du nom de son aïeul maternel. Quant au fils aîné de Caton, il mourut préteur désigné, du vivant de son père, et a laissé un ouvrage fort remarquable sur la Science du droit ; ce fut précisément le père de l'homme qui nous occupe, de Marcus, fils et petit-fils de M. Caton. Ce fut un orateur assez véhément ; à l'exemple de son aïeul, il laissa un assez grand nombre de discours, et fut consul avec Q. Marcius Rex, et dans cette année même il trouva la mort en Afrique. Mais il ne fut pas, comme tu le disais, le père de M. Caton le préteur, qui se donna la mort à Utique, et dont Cicéron a fait l'éloge ; et de ce que l'un a été le petit-fils de Caton le censeur, l'autre son arrière-petit-fils, il ne faut pas conclure que l'un a été le père de l'autre. Ce petit-fils, dont nous venons de voir les discours, eut, il est vrai, un fils aîné appelé Caton ; mais ce n'était pas celui qui mourut à Utique, mais le Caton édile et préteur qui partit pour la Gaule Narbonnaise, où il trouva la mort. L'autre fils de Caton le censeur, beaucoup plus jeune que son frère, et surnommé, comme je l'ai dit, Salonianus, eut deux fils, L. Caton et M. Caton. Ce M. Caton fut tribun du peuple ; il aspirait à la préture, lorsqu'il mourut. Il fut le père de M. Caton le préteur, qui, dans la guerre civile, se donna la mort à Utique, et que M. Tullius, dans son éloge, appelait l'arrière-petit-fils de Caton le censeur. Vous voyez donc que, dans cette famille, la branche qui tire son origine du plus jeune fils de Caton l'ancien, doit être distinguée de la première par l'intervalle de temps qui l'en sépare, et par les rejetons qu'elle a produits. Car Salonianus étant venu au monde comme nous l'avons dit, dans les derniers jours de son père, ses enfants naquirent aussi plus tard que ceux de son frère aîné. Cette différence de temps vous paraîtra même sensible dans les discours que nous avons sous les yeux, si vous le lisez. » Ainsi parla Apollinaris en notre présence. Plus tard, je me convainquis de la vérité de ses paroles, en lisant les Eloges funèbres et les Commentaires généalogique de la famille Porcia.

XX. Que les écrivains les plus élégants ont tenu plus de compte de l'harmonie des mots, de cette mélodie appelée par les Grecs euphonia que des règles et des préceptes établis par les grammairiens.

Probus Valérius, interrogé (je le tiens d'un de ses amis) s'il fallait dire has urbis ou has urbes, ces villes ; hanc turrem ou hanc turrim, cette tour : « Si tu fais des vers, dit-il, ou si tu composes de la prose et que tu veuilles employer ces mots, tu n'auras pas égard aux règles surannées et vermoulues de la grammaire ; tu consulteras ton oreille pour l'emploi des mots, pour la place qu'ils doivent occuper, et ce qu'elle t'aura conseillé sera certainement le mieux. » Alors celui qui l'interrogeait reprit : Comment voulez-vous que j'interroge mon oreille? - Comme Virgile, répondit Probus, qui a dit tantôt urbes, tantôt urbis, n'ayant pour conseil et pour unique règle que l'oreille. Au premier livre des Géorgiques, dans une édition corrigée de sa main, j'ai lu urbis. Voici les vers :

Tuque adeo, quem mox quia sint habitura deorum
Concilia lacertum est], urbisne invisere, Caesar,
Terrarumque volis curam.

Quelle place occuperas-tu bientôt parmi les immortels ? nous l'ignorons; veilleras-tu sur les villes, ô César, et prendras-tu soin de la terre ?

Changez le mot urbis, dites urbes, et vous aurez aussitôt je ne sais quoi de disgracieux, de lourd. Il dit, au contraire, urbes dans le troisième livre de l'Énéide :

Centum urbes habitant magnas.
Ils habitent cent villes.

Mettez, urbis, et vous aurez un son maigre et sans force : c'est la combinaison des mots qui se suivent qui établit la différence dans l'harmonie ! Le même Virgile a dit turrim pour turrem, securim pour securem

Turrim in praecipiti stantem.
Une tour sur le penchant d'un abîme.

... Incertam excussit cervice securim.
Il a soustrait sa tête à la hache incertaine.

La grâce de ces expressions disparaîtrait, à mon avis, si l'on mettait un e au lieu de l'i.
Alors notre questionneur, homme ignorant et d'une oreille fort peu sensible à l'harmonie : « Pourquoi, dit-il, telle lettre vous paraît-elle plus convenable dans ce lieu, moins convenable dans l'autre ? Je ne comprends pas bien cette différence. » Alors Probus ne pouvant maîtriser son impatience : « Ne te fatigue pas, dit-il, à chercher s'il faut dire urbis ou urbes ; car, du naturel que je te connais à présent, tu peux mal faire sans inconvénient, tu ne perdras rien à dire l'un ou l'autre. « Ce fut avec de telles paroles et une semblable péroraison qu'il congédia notre homme ; il était, au reste, sans pitié pour les têtes dociles. J'ai trouvé moi-même ensuite dans Virgile des mots écrits de deux manières. Il a mis tres et tris dans le même passage, mais avec un goût si délicat que, si vous disiez autrement, si vous faisiez le moindre changement, vous verriez aussitôt, pour peu que vous ayez l'oreille sensible, disparaître toute l'harmonie. Voici ces vers tirés du dixième livre :

Tres quoque Troicios Boreae de gente suprema,
Et tris, quoque Idas pater, et patria Ismara mittit.

Trois Thraces dont l'origine remonte au divin Borée, et trois envoyés par leur père Idas et par Ismare, leur patrie.

Tres, dans le premier vers ; tris, dans le second : pesez, appréciez cette double harmonie, et vous trouverez que ces deux mots occupent la place la plus convenable. De même dans cet autre vers de Virgile :

Haec finis Priami fatorum.
Telle fut la fin des destinées de Priam,

si vous changez, et dites hic finis, vous aurez un son dur, discordant, et votre oreille rejettera ce changement. Au contraire vous détruirez le charme de ce vers de Virgile:

Quem das finem, rex magne, laborum ?
Quel terme proscrivez-vous à nos travaux, grand roi ?

Quam das finem, et vous aurez un son disgracieux, et qui remplira beaucoup trop la bouche. Ennius a dit rectos cupressos, péchant contre le genre, dans ce vers :

Capitibus nutantis pinos rectosque cupressos.
Les pins qui balancent leurs têtes et les cyprès à la tige droite.

Il a trouvé, sans doute, que le son serait plus ferme, plus vigoureux, en mettant rectos cupressos au lieu de rectas. Le même Ennius a dit, au livre huitième de ses Annales, aere fulva, pour aere fulvo, airain jaune. Ce n'était pas, sans doute, dans le seul but d'imiter Homère, qui avait dit ἠέρα βαθεῖαν, sombre nuage ; il aura, j'imagine, regardé ce son comme plus harmonieux, comme plus agréable. C'est ainsi que M. Cicéron a trouvé plus doux, plus coulant, dans son cinquième discours contre Verrès, de dire fretu pour freto, détroit : « Perangusto fretu divisa, » séparé par un détroit fort resserré, dit-il. Perangusto freto aurait produit une harmonie sourde et sans élégance. C'est encore pour obtenir le même résultat qu'il a dit dans la seconde Verrine: - Manifesto peccatu, et non peccato. J'ai trouvé cette leçon dans deux manuscrits de Tiron, qui méritent une entière confiance. Voici les expressions même de Cicéron : Nemo ita vivebat, ut nulla ejus vitae pars summae turpitudinis esset expers : nemo ita in manifesto peccatu tenebatur, ut quum impudens fuisset in facto, tum impudentior videretur, si negaret, personne ne vivait de manière à ne pas se souiller par quelque infâme turpitude ; personne qui n'eût l'impudence de vivre publiquement dans le vice, et qui n'eût été plus impudent encore, s'il eût osé nier. Peccatu est ici plus harmonieux ; mais il peut encore être autorisé par un autre motif : en effet, peccatus au masculin, pour peccatio, se dit très bien, est de bonne latinité ; de même hic incestus, pour désigner, non le coupable, mais l'inceste même, hic tributus, ce tribut, pour tributum, se trouvent chez la plupart de nos anciens auteurs. On dit encore hic allegatus, cette sollicitation, et hic arbitratus, cette décision, pour allegatio et pour arbitratio; c'est par cette raison que nous disons : Arbitratu et allegatu meo, d'après ma décision et ma sollicitation Ainsi, il a dit in manifesto peccatu, comme les anciens disaient in manifesto incestu, dans un inceste manifeste ; non pas que peccato n'eût pas été latin ; mais peccatu, dans cet endroit, a quelque chose de plus délicat et de plus doux. Lucrèce, par égard pour l'harmonie, a employé funis, corde, chaîne, au féminin dans les vers suivants :

Haud, ut opino, enim mortalia secta superne
Aurea de coelo demisit funis in arva;

Je ne pense pas que les siècles des mortels soient descendus du ciel et sur la terre par une chaîne d'or;

Il aurait pu cependant, sans rompre la mesure, dire selon l'usage :

Aureus de coelo demisit funis in arva.

M. Cicéron a appelé les prêtresses antistitae, au lieu de antistes que voulait la grammaire. Le plus souvent, il rejetait les mots vieillis; mais, charmé par l'harmonie de cette expression, il a dit :

Sacerdotes Cereis atque illius antistitae,
les prêtres de Cérès et les prêtresses de ce temple.

Mais tel est le pouvoir de cette loi d'harmonie, que souvent on n'a consulté ni la nature du mot, ni l'usage, mais seulement l'oreille, qui pèse les mots d'après leur mesure. «  Ceux qui ne sentent pas cela, dit Cicéron lui-même, lorsqu'il traite du nombre et de l'harmonie dans le discours, je ne sais quelle oreille est la leur ; y a-t-il en eux quelque chose qui ressemble à l'homme ? je l'ignore. »

Les anciens grammairiens ont noté avec soin qu'Homère aurait dit dans un endroit : κολοεούς τε ψῆράς τε, des geais et des étourneaux ; ailleurs il a dit ψαρῶν et non ψηρῶν :

Τῶν δ' ὡς τε ψαρῶν νέφος ἔρχεται ἠὲ καλοιῶν.
Comme passe un nuage d'étourneaux et de geais.

Il avait consulté pour ces mots, non leur harmonie propre mais leur harmonie de position : en effet, changez-les de place et tous les deux ne produisent plus qu'un effet disgracieux.

XXI. Paroles sévères du rhéteur T. Castricius à ses jeunes disciples sur l'indécence du vêtement et de la chaussure.

Le rhéteur T. Castricius tenait à Rome sa principale école de déclamation et d'enseignement ; c'était un homme grave et de la plus grande autorité ; il s'était concilié l'estime de l'empereur Adrien par ses mœurs et par ses connaissances littéraires. Un jour de fête, en ma présence (car j'ai suivi ses leçons), s'apercevant que quelques-uns de ses disciples, de l'ordre des sénateurs étaient vêtus de tuniques communes et chaussés à la gauloise : « Certes, dit il, j'aurais préféré vous voir vêtus de la toge. Vous n'avez pas même pris la peine de mettre une ceinture et un manteau ; mais en admettant qu'un long usage autorise un tel vêtement, comment marchez-vous en sandales à travers les rues de la ville, vous, sénateurs du peuple romain ? Est-ce chose convenable ? N'êtes-vous pas aussi coupables que celui à qui M. Tullius en fit un crime ?» Ainsi parla, en ma présence, Castricius et il ajouta sur le même sujet d'autres observations d'une sévérité vraiment romaine. Plusieurs de ses auditeurs demandaient pourquoi il avait appelé soleae, sandales, des chaussures appelées gallicae, gauloises ? Mais Castricius avait parlé avec connaissance de cause et correctement ; car presque toutes les espèces de chaussure ne couvrant seulement la plante du pied, laissant le reste à découvert, et retenues par de légères courroies, sont appelées soleae, sandales, et quelquefois crepidulae, petites sandales, mot d'origine grecque. Gallicae, gauloises, est une expression nouvelle, et qui ne remonte guère au-delà de l'époque où M. Cicéron écrivait. Il s'en est servi lui-même dans sa seconde Philippique:

Cum gallicis et lacerna cucurristi,
tu as couru avec des chaussures à la gauloise et couvert d'un vêtement grossier.

Je n'ai trouvé ce mot employé dans cette acception chez aucun autre écrivain de quelque autorité. Mais, comme je l'ai dit, il appela crepidae, sandales, et crepidulae, petites sandales. La première syllabe étant brève, le genre de chaussures appelées par les Grecs krepidas et les cordonniers qui les faisaient furent appelés crepidarii. Sempronius Asellio, dans le quatorzième livre des Faits et gestes, dit :

Crepidarium cultellum rogavit a crepidario sutore,
il demanda au cordonnier son tranchet.

XXII. Les prières que l'on adresse aux dieux selon le rite romain se trouvent dans les livres des prêtres. Ces livres donnent Nériène pour épouse à Mars. Qu'est-ce que Nèriène ou Nério ?

Les invocations adressées aux dieux immortels, selon le rite romain, se trouvent dans les livres des prêtres du peuple romain et dans la plupart des vieux discours. On y lit : Luam Saturni, Salaciam Neptuni, Horam Quirini, Jurites Quirini, Maiam Volcani, Horam Junonis, Molas Martis, Nerienemque Martis, Lua est à Saturne, Salacia à Neptune, Hora à Quirinus, les Jurites à Quirinus, Maia à Vulcain, Hérié à Junon, les Mola à Mars, Nériène à Mars. On allonge le plus souvent la première syllabe de ce dernier nom Neriene, de même que les Grecs qui disent Νηρείδαι ; mais ceux qui prononcent correctement font la première brève et la troisième longue. En effet le nominatif, que l'on trouve dans les vieux écrits, est Nerio ; cependant M. Varron, dans la satire Ménippée ayant pour titre Σκιαμαχία, dit au vocatif, non pas Nerio, mais Nerienes. Voici ces vers :

Te Anna ac Perenna, Panda, te Lato, Pales, Nerienes, [et] Minerva, Fortuna ac Ceres.
Anna et Perenna, Panda et toi, Latone ; Palès, Nériène, Minerve,  Fortune et Cérès.

Par conséquent, le nominatif serait aussi nécessairement Nerienes ; mais Nerio est décliné par les vieux auteurs comme Anio: de même qu'ils disent Anionem, ils disent aussi Nerienem, en faisant la troisième syllabe longue. Que ce soit Nerio ou Nerienes, toujours est-il que c'est un mot sabin qui signifie force et courage ; aussi celui qui, dans la famille Claudia, originaire du pays des Sabins, excella par son brillant courage, fut appelé Néron. Toutefois, les Sabins ont probablement reçu ce mot des Grecs, qui ont appelé les liens et les soutiens du corps νεῦρα que nous avons désignés par le mot latin nervi. Il est donc évident que Nerio est la force, la puissance, et en quelque sorte la majesté de Mars. Plaute, dans le Brutal, regarde Nériene comme l'épouse de Mars. C'est ce qui fait dire à un soldat :

Mars, arrivant de loin, salue Nériène son épouse.

J'ai entendu à ce sujet un homme, qui ne manquait pas de célébrité, dire que Plaute avait dépassé les bornes du comique en mettant dans la bouche d'un soldat ignorant et grossier cette opinion fausse et nouvelle, que Nériène est l'épouse de Mars. Mais on trouvera que Plaute s'est montré dans cette circonstance plutôt savant que comique, si l'on veut lire le troisième livre des Annales de Cn. Gellius : on y voit Hersilie demander la paix à T. Tatius et faire cette prière : « Neria, femme de Mars, je t'en supplie, donne-nous la paix, afin que nos mariages soient prospères, puisque ton époux a voulu qu'ils enlevassent, nous, jeunes vierges, pour donner des enfants à eux, à leur postérité et à leur patrie. » Ton époux a voulu, dit Hersilie, et c'est bien de Mars qu'elle entend parler. Cela prouve que Plaute n'a pas voulu faire une simple fiction poétique; mais qu'il adoptait, en parlant ainsi, la vieille tradition qui faisait de Nériène l'épouse de Mars. Au reste, il faut remarquer que Gellius a dit Neria, et non Nerio ou Nerienes. Mais Plaute et Gellius ne sont pas les seuls ; Licinius Imbrex, ancien auteur comique, a dit, dans la pièce intitulée Néère :

Je ne veux pas, moi, qu'on t'appelle Néère, mais Nériène, puisque tu as été donnée pour épouse à Mars.

La mesure de ce vers est telle, que la troisième syllabe de Nerienem, contrairement à ce que j'ai dit, doit être brève. On sait trop combien la quantité de cette syllabe a varié chez les vieux poètes, pour qu'il soit nécessaire de nous arrêter plus longtemps sur ce point. Cependant, dans ce vers du premier livre des Annales d'Ennius :

... Nerionem Mavortis et Herclem,
Nériène, épouse de Mars et Hercule,

le poète a suivi la mesure, ce qui lui arrive rarement, il a fait la première syllabe longue et la troisième brève. Je ne dois pas omettre (quelle que soit la valeur de cette opinion) que Servius Claudius, dans un de ses commentaires, fait dériver Nerio de Netrio c'est-à-dire sans colère et avec douceur. C'est un nom par lequel nous invitons Mars à la douceur, à la tranquillité. En effet la particule ne est le plus souvent, en latin comme en grec, privative.

XXIII. Admirable sortie de M. Caton, personnage consulaire et censeur, contre les philosophes de nom seulement.

M. Caton, qui fut consul et censeur, dit qu'au milieu de l'opulence de la République et des particuliers, il était arrivé à l' âge de soixante et dix ans sans avoir donné aucun soin, aucun embellissement à ses maisons de campagne, sans même avoir fait crépir les murailles de sa demeure : « Je n'ai, ajoute-t-il, ni édifices, ni vases, ni vêtements d'un travail précieux, ni esclave, ni servante achetés à un prix élevé; je me sers de ce que je possède ; je me passe de ce que je n'ai pas; je laisse chacun user et jouir librement de ce qui lui appartient. » - « On me reproche poursuit-il, de me passer de beaucoup de choses ; et moi, je reproche aux autres de ne pouvoir se passer de rien. » Cette franchise ingénue avec laquelle le Tusculan convient qu'il manque là beaucoup de choses, sans cependant rien désirer, est certainement une invitation bien plus persuasive à l'économie et à la patience dans la pauvreté, que toutes les vaines déclamations de ces Grecs qui se disent philosophes, et dont les discours se composent de mots vides de sens. Ils disent qu'ils ne possèdent rien, et que cependant ils ne manquent de rien; qu'ils ne désirent même rien, tandis qu'en réalité ce qu'ils ont, ce qui leur manque et ce qu'ils désirent allume sans cesse leurs ardentes passions.

XXIV. Que faut-il entendre par manubiae ? Dans quelle circonstance peut-on employer plusieurs mots ayant la même signification ?

Au sommet du portique de Trajan, on voit un groupe de chevaux et de drapeaux militaires entièrement couverts d'or. Au-dessus on lit cette inscription : EX MANUBIIS. Favorinus se promenait dans le forum en attendant le consul, son ami, qui siègeait en ce moment, occupé à rendre la justice. Nous accompagnons Favorinus. Il nous demanda quel sens nous attachions de juste à ce mot manubiae de l'inscription. Alors l'un des assistants, homme qui s'était fait un nom illustre par l'étendue de son savoir : Ex manubiis, dit-il, a la signification de ex praeda ; on appelle, en effet, manubiae le butin fait avec la main, manu. Favorinus prenant alors la parole : Quoique la littérature grecque ait été l'étude principale et presque unique de toute ma vie, la langue latine ne m'est pas toutefois assez peu familière, que je l'aie apprise sans suite, sans méthode, pour ne pas connaître l'acception vulgaire qui fait de ex manubiis un synonyme de ex praeda. Mais M. Tullius, cet écrivain d'un goût si correct dans le choix des mots, dans son discours sur la Loi agraire contre Rullus, et prononcé le jour des calendes de janvier, a réuni manubias et praedam ; ce qui ne serait qu'une vaine et disgracieuse redondance, si ces deux mots avaient la même signification, s'ils étaient parfaitement synonymes. Favorinus, qui était doué d'une mémoire remarquable, presque divine, nous cita aussitôt les propres expressions de M. Tullius. Je les transcris ici :

Praeda, manubias, sectionem, castra denique Cn. Pompeii, sedente imperatore, decemriri vendent,
les décemvirs vendront le butin, les dépouilles, le fruit du pillage, enfin le camp même de Cn. Pompée, et ce général restera assis dans l'inaction.

Plus loin, Cicéron rapproche encore ces deux expressions : Ex praeda, ex manubiis, ex auro coronario, du butin, des dépouilles, de l'or des couronnes. Favorinus, se tournant ensuite vers celui qui avait confondu manubiae avec praeda : « Croyez-vous, dit-il, que Cicéron ait ainsi, sans chaleur et sans goût, employé deux fois ces deux termes parfaitement semblables, et que l'on puisse lui appliquer la plaisanterie que, dans Aristophane, le plus joué des comiques, Euripide adresse à Eschyle :

Le sage Eschyle nous répète deux fois la même chose. En effet,

Je vais, dit-il, sous la terre, et j'y descends.

Ces deux verbes n'ont pas la même signification ? Par Jupiter ! c'est comme si quelqu'un disait à son voisin :

Prête-moi, je te prie, ta huche et ton pétrin.

Je suis loin d'admettre, dit l'autre, que l'on puisse comparer la huche et le pétrin avec deux ou plusieurs synonymes employés fréquemment par les orateurs et par les poètes grecs ou latins, pour donner à une expression plus de brillant et plus de relief - Mais à quoi bon, dit Favorinus, cette même idée présentée sous deux termes, manubiae et praeda ? Cette répétition orne-t-elle le discours, comme il arrive parfois ? lui donne-t-elle plus de mélodie, plus de convenance ? Cette répétition a-t-elle, pour résultat d'exagérer le crime pour le flétrir avec plus d'énergie ? C'est ainsi que, dans son discours sur le Choix d'un accusateur, le même M. Tullius, par l'emploi de plusieurs mots rend une idée avec bien plus de force et de véhémence :

Sicilia tota, si una voce loqueretur, hoc diceret, quod auri, quod argenti, quod ornamentorum in meis urbibus, sedibus, delubris fuit,
la Sicile tout entière, si elle pouvait parler, n'aurait qu'une voix pour crier : Tout l'or, tout l'argent, tous les ornements de mes villes, de mes maisons, de mes temples. Ainsi, après avoir parlé des villes entières, il ajoute les maisons et les temples qui font partie des villes. C'est encore dans ce but qu'il dit dans le même livre :

Siciliam, provinciam C. Verres per triennium depopulatus esse, Siculorum civitates vastasse, domos exinanisse fana spoliasse dicitur,
on accuse C. Verrès d'avoir, pendant trois ans, ravagé la Sicile, dévasté les villes, ruiné les maisons, dépouillé les temples.

N'est-il pas évident que la Sicile entière qu'il nomme d'abord, renferme les villes, les maisons et les temples, qu'il place après ? Ces expressions accumulées depopulatus esse, vastasse, exinanisse, spoliasse, n'expriment-elles pas la même idée, n'ont-elles pas la même valeur ? J'en conviens ; mais la dignité, l'abondance et la gravité du style semblent multiplier ces idées, qui sont au fond les mêmes, et cela parce qu'elles frappent à plusieurs reprises l'esprit et l'oreille. Cet artifice de style par lequel on rend une accusation plus véhémente en accumulant des expressions sévères, a été employé avec succès par notre vieux M. Caton. Par exemple, dans son discours qui a pour titre les Dix Victimes, dans lequel il accuse Thermus d'avoir envoyé à la mort le même jour dix hommes libres, il simule des expressions qui ont toutes la même signification. Comme ce sont les premières étincelles de l'éloquence latine, alors à son début, je me ferai un plaisir de rappeler ce passage :

Tuum nefarium facinus pejore facinore operire postulas ; succidias humanas facis, tantas trucidationes facis, decem funera facis, decem capita libera interficis, decem hominibus vitam eripis, indicta causa, injudicatis, indemnatis,
c'est par une action plus criminelle encore que tu demandes à couvrir ton crime: tu envoies des hommes à la mort, tu commets un si grand nombre de meurtres, tu fais dix funérailles, tu fais tomber dix têtes libres, tu arraches la vie à dix hommes sans les entendre, sans les juger, sans les condamner.

Le même M. Caton, dans l'exorde du discours qu'il prononça dans le sénat pour les Rhodiens, voulant peindre une prospérité excessive, a recours à trois expressions rendant la même idée:

Scio solere plerisque hominibus in rebus secundis atque prolixis atque prosperis animum excellere, atque superbiam atque ferociam augescere,
je sais, dit-il, que la plupart des hommes, dans un état favorable, quand la fortune leur sourit, quand ils sont dans la prospérité, sont portés à l'enivrement, à l'orgueil, à l'insolence.

Nous voyons encore Caton, au septième livre des Origines, dans son discours contre Servius Galba, employer le même artifice oratoire:
Multa me dehortata sunt huc prodire, anni, aetas, vox, vires, senectus ; vero enimvero quum tantam rem publicam agier arbitrarer
;

plusieurs motifs m'éloignaient de la tribune : les années, le grand âge, ma faible voix, mes forces évanouies, ma vieillesse, mais, en songeant que l'on allait traiter une affaire aussi importante...

Mais Homère, avant tout, nous offre un délicieux exemple d'agglomération :

Jupiter arrache Hector du milieu des traits, de la poussière, de meurtres, du sang, de la mêlée.

Et dans cet autre vers :

La mêlée, les combats, les meurtres, le carnage.

Sans doute, toutes ces expressions accumulées ne rendent qu'une idée, le combat ; mais c'est le combat dépeint sous toutes faces, de la manière la plus variée, et ce tableau est plein de charmes. Ne trouvons-nous pas encore dans le même poète une même idée rendue par deux termes de la manière la plus remarquable : Ideus, voulant mettre fin an combat d'Hector et d'Ajax, leur adressa ces paroles :

Guerriers chéris, ne combattez plus, déposez les armes.

Et n'allons pas voir, dans ce vers, un mot ajouté à un autre mot de signification semblable, avec la seule intention de remplir, de combler la mesure, ce qui serait futile et ridicule. Mais le héraut, s'adressant à deux jeunes guerriers pleins d'ardeur pour la gloire, et voulant leur reprocher avec douceur leur fierté et leur acharnement au combat, pour leur montrer la faute qu'il y aurait à poursuivre cette lutte implacable, exprime deux fois la même idée afin de la rendre avec plus de force, et cette invitation redoublée est propre à mieux fixer l'attention des combattants. Trouvera-t-on faible et froide la répétition suivante :

Les amants préparaient à Télémaque la mort et le trépas.

En répétant deux fois la même idée, la mort et le trépas, Homère semble déplorer avec plus de force l'attentat qui menace les jours de Télémaque. Du reste, quel est l'esprit assez obtus pour ne pas comprendre que ne combattez plus, cessez de combattre, expressions synonymes, ne sont pas mises sans intention ? Il en est de même de ces mots : 

Va, pars, songe trompeur...
Va, pars, Iris, messagère rapide,

Ce n'est pas un vain parallélisme, comme quelques-uns le pensent, mais une vive exhortation à obéir avec célérité à l'ordre donné. On trouve dans le discours de M. Cicéron, contre L. Pison, trois mots qui peuvent déplaire à des oreilles inhabiles, mais qui sont remplis d'harmonie et dépeignent, grâce à la répétition des mots, le masque dont se couvre l'hypocrisie :

Vultus denique totus, qui sermo quidam tacitus mentis est, hic in fraudem homines impulit, : hic eos, quibus erat ignotus, decepit, fefellit,induxit,
enfin, la physionomie tout entière, ce langage muet des affections de l'âme, fit tomber les hommes dans le piège ; elle abusa, trompa, séduisit tous ceux auxquels il était inconnu.

Quelle sera donc notre conclusion ? Dirons-nous que in praeda et in manubiis sont synonymes ? non, certes, il n'en est pas ainsi : en ajoutant manubiis par redoublement, l'expression n'a ni plus de grâce, ni plus de force, ni plus d'harmonie. Mais la signification de praeda n'est pas celle de manubiae, comme on le voit dans tous les anciens écrits : car praeda désigne les objets mêmes pris sur l'ennemi ; manubiae l'argent que le préteur a retiré de la vente du butin. M. Tullius a donc employé les deux mots pour déverser encore plus l'odieux sur les décemvirs poursuivant de leur convoitise et la partie du butin qui n'est pas encore vendue, et celle qui a été convertie en argent. Ainsi, dans l'inscription que vous voyez, EX MANUBIIS ne signifie pas le butin (car Trajan n'avait rien apporté de semblable de son expédition), mais l'argent, fruit de la vente du butin ; car on entend par manubiae, je l'ai déjà dit, non le butin, mais l'argent provenant de la vente du butin qui a été faite par le questeur du peuple romain ; or, par ce mot questeur, il faut entendre aujourd'hui le préfet du trésor, car la garde du trésor a passé du questeur au préfet ; il est arrivé sans doute que quelques écrivains non sans mérite ont employé par négligence ou par distraction praedae pour manubiae, et manubiae pour praedae. On pourrait encore le considérer comme un trope qu'il est permis d'employer avec connaissance de cause. Il n'en fut pas moins vrai que tous ceux qui se piquent de parler purement, et en conservant la propriété des termes, ont traduit dans ce lieu, comme M. Tullius, le mot manubiae par argent.

XXV. P. Nigidius pense que dans le nom Valerius, au vocatif, la première syllabe doit être accentuée dans la prononciation. Autres préceptes d'orthographe du même écrivain.

P. Nigidius, qui fut si profondément versé dans les principes de toutes les sciences, dit, au vingt-quatrième livre de ses Commentaires sur la Grammaire : « Comment pourrons-nous observer avec soin l'accentuation, si nous ne savons dans les noms propres, par exemple dans Valeri, distinguer l'interrogatif du vocatif à l'interrogatif : la voix s’élève plus sur la seconde syllabe que sur la première, et baisse sur la dernière, au vocatif, la voix s'élève sur la première et baisse ensuite graduellement. «  Telle est la règle selon P. Nigidius. Toutefois, si aujourd'hui, en appelant un Valerius, on plaçait un accent aigu sur la première syllabe, comme le recommande Nigidius, on s'exposerait au ridicule. Il appelle l'accent aigu, προσῳδία, le ton le plus élevé, et notre simple accent est appelé par lui voculation ; le cas qu'il appelle interrogatif est notre génitif. Nous remarquons encore dans l'ouvrage de Nigidius ce qui suit :

« Si vous employez amicus, ami,et magnus, grand, au génitif, vous terminerez par un i, amici magni ; si vous employons ces mots au nominatif pluriel, vous mettrez un e devant amicei, magnei; et vous ferez de même pour tous les mots semblables. Dites également terrai, de terre, au génitif, terrae au datif ; de même au cas interrogatif, on doit écrire mei, par exempte mei studiosus, qui s'intéresse à moi; mais au datif, on doit dire mi sans e.
L'autorité d'un homme aussi savant nous a engagés à ne point passer sous silence des détails qui peuvent être utiles à ceux qui se donnent à l'étude des langues.

XXVI. Vers de Virgile qui paraissent imités d'Homère et de Parthénius.

Voici un vers du poète Parthénius : 

A Glaucus, à Nérée, et à Mélicerte, dieu de la mer. 

Virgile a imité ce vers; il a dit, en changeant deux mots avec grâce :

A Glaucus, à Panopée, et à Mélicerte, fils d'Ino.

Mais qu'il est loin d'avoir égalé le vers suivant d'Homère; combien le poète grec est plus simple, plus naturel! Le vers de Virgile n'a plus cette teinte d'antiquité, c'est un style ayant pour coloris du plâtre et du fard :

Homère :

Un taureau à Alphée, un taureau à Neptune.

Virgile :

Un taureau à Neptune, un taureau à toi, bel Apollon.

XXVII. Le philosophe Panétius, dans le second livre de son ouvrage des Devoirs, exhorte les hommes à être partout prêts et disposés à repousser l'injustice.

Je lisais le second des trois livres du philosophe Panétius, sur les Devoirs, ouvrage remarquable que M. Tullius a imité avec tant d'ardeur et de peine. Entre autres pensées pleines d'utilité, je distinguai celles-ci que chacun devrait graver dans sa mémoire :

« Les hommes qui sont continuellement au milieu des affaires, et qui veulent être utiles à eux-mêmes et aux leurs, passent une vie agitée par les embarras et presque journellement menacée par des périls inattendus. Pour les prévoir et les éviter, il faut toujours veiller, toujours être attentif, comme les athlètes dans le combat du pancrace. Appelés à la lutte, les athlètes se dressent les bras tendus devant eux, ils se font comme un rempart de leurs mains pour garantir leur visage et leur tête. Tous leurs membres, avant le commencement du combat, sont également prêts à parer et à porter des coups ; de même l'âme du sage, toujours préparée à la violence et aux attaques injustes qui la menacent en tout lieu et en tout temps, doit être toujours en garde, prête au combat, sur la défensive, inébranlable, toujours armée. La vigilance ne doit pas s'endormir, l'œil se fermer un seul instant ; mais il faut opposer toute sa prudence, toute son intelligence aux coups de la fortune et aux embûches des méchants, mettre comme l'athlète ses bras et ses mains devant la tête, de peur que l'adversité ne vienne fondre sur nous à l'improviste et ne nous attaque, nous trouvant désarmés, sans défense. »

XXVIII. Quadrigarius a dit cum multis mortalibus. En quoi le sens aurait-il été s'il eût dit cum multis hominibus.

On trouve dans le troisième livre des Annales de Claudius Quadrigarius :

Concione demissa, Metellus in Capitolium venit cum multis mortalibus, inde quum domum proficiscitur, tota civitas eum reduxit,
la séance étant levée, Metellus vint au Capitole suivi d'une grande multitude ; puis, lorsqu'il se dirigea vers sa demeure, toute la ville l'accompagna.

M. Fronton lisait ce passage devant moi et plusieurs autres personnes ; un homme qui n'était pas dépourvu d'instruction, trouva que multis mortalibus, pour multis hominibus, était déplacé et froid dans son histoire, que l'auteur avait employé une expression trop poétique. Alors Fronton, s'adressant à celui qui émettait cette opinion : « Vous prétendez donc, dit-il, vous dont le goût est d'ordinaire si fin, que multis mortalibus vous semble déplacé et froid ? Vous pensez donc que c'est sans motif qu'un écrivain modeste, correct, dont le style est presque familier, a préféré mortalibus à homininus ? Et vous croyez que l'idée de multitude eût été aussi bien rendue s'il eût dit multis hominibus, et non multis mortalibus ? Pour moi, dit Fronton, si l'amour et la vénération que je porte pour cet ancien écrivain et pour tout ce qui tient au langage de nos aïeux ne m'obscurcit pas le jugement, je suis convaincu que l'idée d'une foule, d'une multitude, d'une ville entière est rendue avec bien plus de force par mortales que par homines. En effet, multi homines peut n'exprimer qu'une réunion peu nombreuse; multi mortales, au contraire, dépeint (je ne sais pourquoi), et je le sens mieux qu'il ne me serait possible de le délivrer, embrasse tous les habitants de la ville, tous les ordres, tous les âges, tous les sexes. Aussi Quadrigarius, voulant nous faire un tableau fidèle du concours de peuple qui accompagnait Metellus au Capitole, a dit cum multis mortalibus ce qui est bien plus expressif, ἐμφατικώτερον, que s'il eût dit cum multis hominibus. »

Les paroles de Fronton excitèrent non seulement ma juste approbation, mais encore mon admiration. « Gardez-vous de croire, ajouta-t-il, qu'en toute circonstance, et toujours, il soit mieux de dire multi mortales que multi homines ; ce serait vouloir réaliser le proverbe grec que nous trouvons dans une satire de Varron : « Dans la lentille le parfum ». Je n'ai pas cru devoir passer sous silence ce jugement de Fronton, malgré le peu d'importance du sujet, parce qu'il peut nous mettre à même de saisir les nuances délicates qui existent dans le sens de ces sortes de mots.

XXIX. Que le mot facies a une acception plus étendue que celle qu'on lui donne vulgairement.

C'est une chose à remarquer, que la plupart des mots latins sont plus ou moins éloignés de leur signification première ; ces changements doivent être attribués à l'ignorance ordinaire de ceux qui se servent d'expressions dont ils méconnaissent la valeur. Ainsi, on croit que facies ne désigne que la bouche, les yeux les joues, ce que les Grecs appellent prñsvpon, tandis que ce mot exprime la forme entière, la figure de tout le corps, la manière dont il est fait, comme l'indique l'origine du mot facies de facio ; de même que species vient de aspectus et figura de fingo. Ainsi Pacuvius, dans sa tragédie qui a pour titre Niptra, a rendu par facies la taille d'un homme :

Aetate integra, feroci ingenio, facie procera virum.
Un homme dans la force de l'âge, d'un caractère dur, d'une taille élevée.

Du reste, on peut désigner par facies, non seulement la forme du corps humain, mais même toutes sortes d'objets. On dit, en effet, montis, caeli et maris facies, l'aspect d'une montagne, du ciel, de la mer, et quand on le dit à propos, on s'exprime correctement. On lit au second livre de l'Histoire de Salluste : « La Sardaigne, dans la mer d'Afrique, ayant la forme de la plante du pied de l'homme, facie vestigii humani, est plus large vers l'Orient que vers l'Occident. » Il me vient encore en mémoire que Plaute, dans le Carthaginois, a employé facies pour la couleur et la forme de tout le corps. Voici les expressions de Plaute :

Sed earum nutrix qua sit facto, mihi expedi. --
Statura [haud] magna, corpore aquilo'st, -- ipsa ea'st, -.
Specie venusta, ore parvo, atque oculis pernigris, -
Formam quidem hercle verbis depinxti probe.
- Mais, leur nourrice, dépeins-la-moi. - Taille ordinaire, corps bien fait. - C'est elle-même. - Gracieuse apparence, bouche petite, yeux très noirs. - Certes, il est impossible de mieux la peindre par la parole.

Enfin, je me souviens d'avoir lu, dans le onzième livre de Quadrigarius, facies pour la taille et toute la forme du corps.

XXX. Que signifie, dans une satire de M. Varron, caninum prandium.

Dernièrement, dans une bibliothèque, un ignorant plein de vanité se louait et se vantait comme le seul sous le ciel capable de comprendre les satires de M. Varron, satires appelées indifféremment Cyniques ou Ménippées. A ce propos, il débitait quelques passages sans difficulté réelle, déclarant que personne ne pouvait aspirer à l'honneur d'en pénétrer le sens. J'avais par hasard sur moi un de ces livres de satires ayant pour titre Ὑδροκύων, le Chien buveur d'eau. Je m'approchai et lui dis : Vous connaissez, maître, le vieux proverbe ; Belle musique sans auditeurs n'a pas de mérite. Je vous prie donc de lire ces quelques vers et de m'expliquer le sens du proverbe qui s'y trouve. « Lisez plutôt vous-même les vers que vous ne comprenez pas, pour que je vous les explique. - Je lui répondis : Comment pourrai-je lire ce que je ne puis comprendre? je jetterai dans votre esprit le désordre et la confusion qui régneront dans ma lecture. » Alors, cédant à mon désir et à celui d'un grand nombre d'assistants, notre homme reçut de mes mains un ancien manuscrit dont le texte était très pur et l'écriture très nette ; mais, en le prenant, son visage changea et devint triste. Faut-il que je continue? j'ose à peine demander que l'on ajoute foi à mon récit : l'enfant le plus ignorant auquel on aurait remis ce livre n'eût pas été plus ridicule, tant il brisait le sens des phrases et défigurait la prononciation des mots. Il me rendit donc le manuscrit au milieu d'un éclat de rire général. Vous le voyez, dit-il mes yeux sont malades et presque perdus par des veilles continuelles; c'est à peine si j'ai pu distinguer les premières lettres ; quand mes yeux seront guéris, revenez vers moi, et je vous lirai le livre tout entier. - Bonne santé je souhaite à vos yeux, lui dis-je ; mais vos yeux n'ont rien à faire, je vous demande seulement ce que signifie, dans le passage que vous venez de lire, caninum prandium. Aussitôt notre insigne fourbe comme effrayé par la difficulté de la question, se lève, et, s'en allant : Vous ne demandez pas, dit-il, une petite chose, je n'enseigne pas cela gratis. Du reste, voici le passage où se trouve ce proverbe : « Ne voyez-vous pas que Mnesthée distingue trois sortes de vins : le noir, le blanc et l'intermédiaire, que l'on appelle roux, κερρὸν ou bien le nouveau, le vieux, l'intermédiaire ; le noir provoque la bile, le blanc l'urine, l'intermédiaire la digestion, πέψιν; le nouveau rafraîchit, le vieux réchauffe, l'intermédiaire est bon pour un dîner de chien, caninum prandium. » Que signifient ces mots caninum prandium ? Cette question futile nous retint cependant longtemps et nous tourmenta beaucoup. Or, un dîner où l'on ne boit pas de vin est appelé caninum, parce que le chien ne boit pas de vin. M. Varron, ayant appelé vin intermédiaire celui qui n'était ni nouveau, ni vieux (et généralement les hommes ne connaissent que ces deux sortes de vins, le vieux et le nouveau), il a voulu faire prétendre que le vin medium ne possède la vertu ni du vieux ni du nouveau ; aussi ne l'a-t-il pas considéré comme du vin, puisqu'il n'était propre ni à rafraîchir ni à réchauffer. Il appelle rafraîchir, refrigerare, ce que les Grecs appellent ἀναψυξαι.