table des matières d'Aulu-Gelle
AULU-GELLE
LES NUITS ATTIQUES
LIVRE DOUZIÈME.
Relu et corrigé
I. Dissertation du philosophe Favorinus conseillant à une femme noble de ne pas recourir à des nourrices pour élever ses enfants, mais de leur donner son propre lait. On vint annoncer un jour au philosophe Favorinus, en notre présence, que la femme de l'un de ses auditeurs, partisan de ses doctrines, venait d'accoucher, et avait donné un fils à son mari. Allons, dit-il, voir l'accouchée et féliciter le père. C’était un homme de race sénatoriale, de famille très noble. Nous suivîmes tous Favorinus, et nous l'accompagnâmes jusqu'à la maison, où nous fûmes introduits avec lui. Il rencontra le père dans le vestibule, l'embrassa, le félicita et s'assit. Il demanda si l'accouchement avait été long et laborieux. On lui dit que la jeune mère, fatiguée par les souffrances et les vieilles, prenait quelque repos. Alors le philosophe donna un libre cours à ses idées « Je ne doute pas, dit-il, qu'elle ne soit dans l'intention de nourrir son fils de son propre lait. » La mère de la jeune femme répondit qu'il fallait user de ménagements, et donner à l'enfant des nourrices pour ne pas ajouter aux douleurs que sa fille avait éprouvées pendant sa couche les fatigues et les peines de l'allaitement. « Eh ! de grâce, répliqua le philosophe, femme, permettez qu'elle soit tout à fait la mère de son fils. N'est-ce pas contre la nature, n'est-ce pas remplir imparfaitement et à demi le rôle de mère, que d'éloigner aussitôt l'enfant que l'on vient de mettre au monde ? Quoi donc ! après avoir nourri dans son sein, de son propre sang, un je ne sais quoi, un être qu'elle ne voyait pas, elle lui refuserait son lait lorsqu'elle le voit déjà vivant, déjà homme, déjà réclamant les secours de sa mère ! Croyez-vous donc que la nature ait donné aux femmes ces globes gracieux pour orner leur sein et non pour nourrir leurs enfants ? En effet, la plupart de nos merveilleuses (et vous êtes loin de leur ressembler) s'efforcent de dessécher, de tarir ces sources si saintes du corps, ces nourrices du genre humain, et cela, au risque de corrompre le lait, en le détournant, car elles craignent qu'il ne détériore ce charme de leur beauté. C'est agir avec cette même déficience que ces femmes qui détruisent, par une fraude criminelle, le fruit qu'elles portent dans leur sein, de crainte que leur ventre ne se ride et ne se fatigue par le poids de la gestation. Si l'exécration générale, la haine publique est le partage de qui détruit ainsi l'homme à son entrée dans la vie, lorsqu'il se forme et s'anime entre les mains de la nature elle-même, pensez-vous qu'il y ait bien loin de là à refuser à cet enfant déjà formé, déjà venu au jour, déjà votre fils, ce sang qui lui appartient, cette nourriture qui lui est propre, à laquelle il est accoutumé ? Mais peu importe, ose-t-on dire, pourvu qu'il soit nourri et qu'il vive, de quel soin il reçoive ce bienfait ! Mais l'homme assez sourd à la voix de la nature pour s'exprimer ainsi, ne pensera-t-il pas que peu importe aussi dans quel corps et dans quel sang l'homme soit formé ! Le sang, parce qu'il a blanchi par la chaleur et par une active fermentation, n'est-il pas le même dans les mamelles que dans le sein ? Est-il permis de méconnaître l'habileté de la nature, quand on voit ce sang créateur, après avoir, dans son atelier mystérieux, formé le corps de l'homme, remonter à la poitrine aux approches de l'enfantement, prêt à fournir les éléments de la vie, prêt à donner au nouveau-né une nourriture déjà familière ? Aussi, n'est-ce pas sans raison que l'on a cru que, si la semence a naturellement la force de créer des ressemblances de corps et d'esprit, le lait possède des propriétés semblables et non moins puissantes. Cette observation s'applique non seulement aux hommes, mais encore aux animaux. En effet, si des chevreaux tètent le lait d'une brebis ou si des agneaux tètent le lait d'une chèvre, il est certain que la laine de ceux-ci est plus rude, celle de ceux-là plus moelleuse. Dans les arbres même et dans les végétaux, les eaux et le terrain ont en général plus d'influence pour détériorer ou améliorer leur nature on les nourrissant, que le principe même de la semence qui les a fait naître. Et vous verrez souvent un arbre plein de sève et de vigueur dépérir pour avoir été transplanté dans un sol aux sucs moins favorables. Pourquoi donc dégrader cette noblesse innée avec l'homme, ce corps, cette âme formés à leur origine d'éléments qui leur sont propres ? Pourquoi la corrompre on leur donnant, dans un lait étranger, une nourriture dégénérée ? Que sera-ce si celle que vous prenez pour nourrice est esclave ou de mœurs serviles, ce qui arrive le plus souvent ; et elle est de race étrangère et barbare ; si elle est méchante, difforme, impudique, adonnée au vin ? car, la plupart du temps, c'est au hasard que l'on prend la première femme qui a du lait. Souffrirons-nous donc que cet enfant, qui est le nôtre, soit infecté de ce poison contagieux ? Souffrirons-nous que son corps et son âme sucent une âme et un corps dépravés ? Certes nous ne devons pas nous étonner, d'après cela, si trop souvent les enfants des femmes pudiques ne ressemblent à leur mère ni pour le corps ni pour l'âme. Notre Virgile fait donc preuve de jugement et d'habileté, lorsqu'il imite ces vers d'Homère : Non, tu n'as pas eu pour père Pélée, habile a dompter les chevaux, ni pour mère Thétis ; tu dois le jour aux flots cruels de l'Océan, à des roches nues, puisque tu portes une âme inaccessible à la pitié. Virgile ne parle pas seulement de l'enfantement comme son modèle ; mais encore il reprocha à Énée la nourriture qu'il a reçue, ajoutant ce trait qui n'est pas dans Homère : Les tigresses d'Hyrcanie t'ont offert leurs mamelles. En effet, rien ne contribue plus à former les moeurs, que le caractère et le lait de la nourrice, ce lait qui, participant dès le principe des éléments physiques du père, forme aussi cette, nature jeune et tendre d'après l'âme et le corps de la mère, son modèle. Il est encore une considération qui n'échappera à personne, et que l'on ne peut dédaigner : les femmes qui délaissent leurs enfants, qui les éloignent de leur sein, et les livrent à des nourrices étrangères, brisent ou du moins affaiblissent et relâchent ce lien sympathique d'esprit et d'amour par lequel la nature unit les enfants aux parents. A peine l'enfant confié à des moins étrangers n'est-il plus sous les yeux de sa mère, l'énergie brûlante du sentiment maternel s'affaiblit peu à peu, s'éteint insensiblement. Tout le bruit de cette impatience, de cette sollicitude de mère fait silence ; et le souvenir de l'enfant abandonné à une nourrice s'efface presque aussi vite que le souvenir de l'enfant qui n'est plus. De son côté, l'enfant porte son affection, son amour, toute sa tendresse sur celle qui le nourrit, et sa mère ne lui inspire ni plus de sentiment ni plus de regret que si elle l'avait exposé. Ainsi s'altèrent, ainsi s'évanouissent les semences de piété que la nature avait jetées dans le cœur de l'enfant ; et s’il paraît encore aimer son père et sa mère, ce n'est pas la nature qui parle : il n'obéit qu'à l'esprit de société, qu'à l'opinion. Telles furent les idées développées en ma présence par Favorinus s'exprimant dans la langue grecque. Ses principes étant d'une utilité générale, j'ai fait tous mes efforts pour n'en rien oublier. Pour ce qui est des grâces, de l'abondance, de la finesse de son style, toute l'éloquence latine en retracerait à peine une ombre, et ma faiblesse n'en peut rappeler la moindre idée. II. Annéus Sénéque, en critiquant Q. Ennius et M. Tullius, a fait preuve de légèreté et de futilité. Quelques critiques regardent Annéus Sénèque comme un écrivain si peu utile, que parcourir ses écrits, c'est perdre son temps; ils trouvent son style vulgaire et trivial; ses pensées prennent tantôt un mouvement ridicule et frivole, tantôt une forme légère et railleuse; son érudition commune et plébéienne n'a ni la grâce ni la dignité des anciens. D'autres conviennent qu'il a peu d'élégance dans le style; mais ils ne lui refusent pas une certaine connaissance des sujets qu'il traite, et prétendent qu'il censure le vice avec une sévérité, une gravité qui n'est pas sans mérite. Pour moi, qui ne crois pas nécessaire de faire la critique générale de son esprit et de tous ses écrits, je me con tenterai d'examiner quelques opinions qu'il a émises sur M. Cicéron, Q. Ennius et P. Virgile. Dans le vingt-deuxième livre des Lettres morales qu'il composa pour Lucilius, il regarde comme ridicules ces vers de Q. Ennius sur le vieux Céthégus. Tous ses contemporains lui donnaient d'une voix unanime le nom de fleur choisie parmi le peuple, et de moelle de persuasion. Sénèque, après avoir cité ces vers, s'exprime ainsi : « J'admire que les hommes les plus éloquents aient été passionnés pour Ennius au point de louer des choses aussi ridicules. Cicéron, par exemple, ne cite-t-il pas les vers d'Ennius, et ceux-ci, en particulier, comme bons. » Ici Sénèque critiquant Cicéron lui-même : « Je ne m'étonne pas, dit-il, qu'un homme ait écrit de tels vers, puisqu'il s'en est trouvé un pour en faire l'éloge. Mais peut-être Cicéron, en excellent orateur, plaidait-il sa propre cause, lorsqu'il voulait faire passer pour beaux de pareils vers. » Ensuite il ajoute, en mettant le comble au ridicule : « Vous trouverez dans la prose de Cicéron lui-même certains passages qui prouveront que l'orateur n'avait pas perdu son temps en lisant Ennius. » Il cite alors, comme écrit sous l'inspiration d'Ennius, ce passage de la République : « Le roi de Sparte Ménélas avait dans le langage une certaine suavité pleine de charmes. » Il cite encore cet autre passage : « qu'il aime une éloquence pleine de concision. » Alors notre plaisant critique se permet d'excuser Cicéron d'un ton railleur : « Ces défauts, dit-il, ne doivent pas être attribués à Cicéron, mais à son siècle, il fallait bien que l'on écrivit une prose semblable, puisqu'on lisait de tels vers. » Il ajoute que l'orateur a répandu de pareils traits dans son style pour échapper à la réputation d'écrivain prétentieux et recherché. Sénèque, dans ce même passage, parle aussi de Virgile en ces termes : « Si notre Virgile a fait entrer dans son poème quelques vers en dehors de toute règle en dépassant la mesure, il n'a pas ou d'autre intention que de plaire aux nombreux partisans d'Ennius, en donnant un air d'antiquité à des poésies nouvelles. » Quelque fatigué que je sois des sottises de Sénèque, je ne puis cependant passer sous silence le trait suivant ; il est d'un critique inepte autant que fade et déraisonnable. « Il y a, chez Q. Ennius, dit-il, des sentiments si élevés, que ses vers, quoique écrits au milieu de gens sentant le bouc peuvent cependant plaire à des parfumés. » Et après avoir critiqué les vers sur Céthégus, cités précédemment : « Ceux qui aiment de tels vers, dit-il, peuvent aussi admirer les lits de Sotéricus. » Combien Sénèque se montre digne d'être l'objet de la lecture et de l'étude des jeunes gens, lui qui compare la dignité et le coloris d'un vieux poète aux lits de Sotéricus, qui n'étaient sans doute rien moins qu'agréables, et qu'on abandonnait avec mépris. Permettez toutefois que je vous cite, de ce même Sénèque, quelques mots dignes de mémoire, par exemple ce qu'il dit d'un homme avare, avide, affamé d'argent : « Que t'importe combien tu possèdes ? Il y a plus de choses encore que tu ne possèdes pas. » Bien, sans doute, fort bien ! mais quelques traits estimables reforment plus difficilement le goût de la jeunesse que le mauvais style ne le déprave. Cela est vrai, surtout quand le mauvais style domine, non pas dans des arguments sur des sujets simples et de peu d'importance, mais dans des conseils sérieux, où il s'agit de graves intérêts. III. Origine du mot lictor, opinions différentes du Valgius Rufus et de Tullius Cicéron l'affranchi. Valgius Rufus, dans le second livre de son ouvrage qui porte pour titre des Sujets traités par lettres, regarde le mot lictor comme dérivant de ligare, lier, parce que, quand les magistrats du peuple romain avaient prononcé la peine des verges, les jambes et les mains du condamné étaient d'abord liées par le viateur, que ces fonctions faisaient nommer licteur. Valgius appuie son opinion sur ce passage de M. Tullius, dans son plaidoyer pour C. Rabirius : « Licteur, lie-lui les mains. » Telle est l'opinion de Valgius, et c'est aussi la nôtre. Cependant Tiron Tullius, affranchi de M. Cicéron, donne pour étymologie à lictor le mot licium, bandelette, ou limus. « Les exécuteurs des sentences des magistrats étaient ceints, dit-il, d'une bandelette appelée limus.» Peut-être regardera-t-en comme preuve de cette opinion la syllabe longue des mots lictor et licium, tandis qu'elle est brève dans ligare ? Mais cette circonstance ne prouve rien. Car lictor vient de ligare, comma lector, lecteur, de legere, lire ; comme victor, vainqueur, de vivere, vivre ; tutor, tuteur, de tueri, protéger ; structor, constructeur, de struere, construire, en allongeant la première syllabe, brève dans le principe. IV. Vers extraits du septième livre des Annales de Q. Ennius, dans lesquels il dépeint l'esprit et la finesse qu'exige l'amitié des grands. Nous lisons, dons le septième livre des Annales de Q. Ennius, racontant l'histoire de Géminus Servilius, homme noble, une peinture détaillée et spirituelle de l'esprit, de la politesse, de la modestie, de la fidélité, de la retenue dans le langage, de l'à-propos, des connaissances des antiquités, et des mœurs anciennes et nouvelles, de la religion du secret, des précautions pour diminuer les chagrins de la vie, de l'art d'alléger les peines, de les adoucir, enfin de tous tes talents que doit posséder l'ami d'un homme supérieur par sa naissance et sa fortune. Ces vers, à mon avis, ne sont pas moins dignes d'occuper assidûment notre esprit que les principes des philosophes sur nos devoirs. Ajoutez à cela que ces vers respirent un tel parfum d'antiquité, une suavité si pure, si peu ordinaire, si éloignée de toute recherche, que ce sont, à mon avis, des lois antiques et sacrées de l'amitié que l'on doit retenir, observer et révérer. Je vais donc les transcrire pour satisfaire la curiosité de mes lecteurs : A ces mots, il appelle un homme avec lequel il se plaît souvent à partager sa table, en discourant avec urbanité de ses affaires, lorsqu'il revient fatigué d'avoir passé une grande partie du jour dans les délibérations du forum ou de l'auguste sénat. Devant lui, il pouvait traiter librement les sujets grands, ou petits, ou badins mêlant dans ses propos la malice à la bonté, sans craindre d'indiscrétion; avec lui, il goûtait une joie bien vive, soit dans l'intimité, soit en public : esprit qui ne concevait pas même l'ombre d'une pensée criminelle; léger, mais non méchant; instruit, fidèle, doux, éloquent, satisfait de son sort; heureux, plein de bon sens, parlant à propos; d'humeur facile, économe de paroles, ayant retenu beau. coup de faits anciens que le temps a ensevelis, connaissant les moeurs anciennes et celles du jour; instruit dans les lois divines et humaines; enfin, pouvant dire ou taire beaucoup de choses. Tel est l'homme auquel, au milieu des combats, Servilius s'adresse en ces termes. L. Elius Stilon a, dit-on, plusieurs fois assuré que Q. Ennius avait songé à lui-même en écrivant ces vers, que c'était la peinture de son esprit et de ses moeurs qu'il avait tracée. V. Conversation du philosophe Taurus sur le moyen de supporter la douleur d'après les préceptes des stoïciens. Le philosophe Taurus se rendait à Delphes pour y voir les jeux Pythiens et presque toute la Grèce rassemblée ; je l'accompagnais. A notre arrivée à Lébadie, ville ancienne de Béotie, on vint apprendre à Taurus que l'un de ses amis, philosophe distingué de l'école stoïcienne, était au lit, atteint d'une grave maladie. Alors, laissant de côté son voyage, qu'autrement il aurait dû hâter, il descend du char et se rend aussitôt près de son ami. Pour nous, selon notre usage, nous suivîmes ses pas. Arrivés dans la maison du malade, nous voyons un homme souffrant cruellement de l'intestin que les Grecs appellent kÇlon ; une fièvre ardente le consumait. Les gémissements étouffés qui sortaient de sa poitrine et son souffle haletant annonçaient moins la douleur que le combat qu'il livrait à la douleur. Cependant Taurus fit venir les médecins, s'entretint avec eux des remèdes à apporter au mal ; et après qu'il eut affermi son ami dans l'exemple de patience qu'il donnait, nous rejoignîmes nos chariots et nos compagnons de voyage. Vous venez d'assister, nous dit Taurus, à un spectacle bien pénible sans doute, mais qui a son utilité : vous avez vu la lutte de la philosophie aux prises avec la douleur. La violence de la maladie faisant son devoir, tiraillant, torturant le corps ; de son côté, l'âme s'armant de raison faisait aussi son devoir : elle souffrait, mais elle combattait et réprimait la violence d'une douleur effrénée. Point de sanglots, de lamentations, pas une parole inconvenante ; vous avez vu seulement quelques signes manifestant le combat de l'âme et du corps qui se disputaient la possession de l'homme. Alors un disciple de Taurus, jeune homme doué de quelque talent dans les disputes philosophiques : « Si la violence de la douleur est si grande, dit-il, qu'elle puisse lutter contre la volonté, contre le jugement, et contraindre l'homme, vaincu par le mal, à gémir, à confesser les tortures qu'il subit, comment se fait-il que les stoïciens regardent la douleur comme indifférente ? Comment refusent-ils d'avouer qu'elle est un mal ? Comment d'ailleurs un stoïcien peut-il être forcé à quelque chose, et forcé par la douleur, lorsque les stoïciens prétendent que la douleur est sans puissance, et que rien ne peut faire violence au sage ? » A ces mots, le visage de Taurus devint radieux (car une discussion avait pour lui des charmes) ; « Si notre ami était rendu à la santé, il aurait déjà justifié, contre toute attaque, des gémissements inévitables, et ton objection, je le pense, aurait été réfutée victorieusement. Pour moi, tu le sais, je ne suis pas très bien avec les stoïciens, ou plutôt avec la doctrine stoïcienne. Elle est, en effet, le plus souvent peu d'accord avec nous ou avec elle-même, comme je le déclare dans un ouvrage composé sur cette matière. Mais pour te plaire, je te dirai sans érudition, mais sans obscurité, ce qu'un stoïcien, à ma place, te dirait d'une manière bien moins naturelle et bien plus recherchée ; mais tu connais ce mot ancien autant que célèbre : Parle avec moins d'érudition, mais parle avec plus de clarté. Alors Taurus commença à discourir en ces termes sur la douleur et les gémissements du stoïcien malade : « La nature, notre mère, unit, mêla, aux éléments dont elle nous a formés, l'amour de nous-mêmes, de telle sorte que rien ne nous soit plus cher, plus précieux, que notre propre conservation ; elle a pensé que ce serait assurer la perpétuité de l'espace humaine, si chacun de nous, à peine à l'aurore de la vie, avait, avant tout, le sentiment, l'attachement des choses que les philosophes anciens ont appelé τὰ πρῶτα κατὰ φύσιν, les premières dans l'ordre de la nature ; c'est-à-dire si chacun aimait tout ce qui doit être avantageux au corps, et fuyait tout ce qui lui est funeste. Plus tard, avec les années, la raison et la réflexion, étant sortie de ces éléments, l'examen de l'utile, et de ce qui est vraiment honnête, est devenu l'objet de recherches plus subtiles, de méditations plus profondes : dès lors a brillé au-dessus de toutes choses la dignité du bienséant et de l'honnête ; que si quelques commodités extérieures doivent être sacrifiées pour la conquête et la conservation de biens si grands, on les a foulées aux pieds. Ainsi, a-t-on dit, il n'existe qu'un seul vrai bien, l'honnête, qu'un seul mal, le déshonnête. Tout le reste, tout ce qui tient le milieu, et qui n'est ni honnête ni honteux, a été déclaré ni mauvais ni bon. Toutefois, les causes et les effets ont été distingués et classés ; les stoïciens les appellent προηγούμενα et ἀποπροηγούμενα. C'est pourquoi le plaisir et la douleur, pour ce qui concerne le bonheur de la vie, ont été déclarés choses intermédiaires, et n'ont été mis ni parmi les biens ni parmi les maux. Cependant, le sentiment de la douleur et de la volupté étant né avant la raison et la sagesse, l'homme dés sa naissance en est pénétré : aussi la nature l'a fait l'ami du plaisir ; elle lui fait regarder la douleur comme un ennemi cruel et irréconciliable. Aussi ces sentiments primitifs, gravés profondément dans nos coeurs, ne peuvent en être extirpés qu'avec peine par raison venant en second lieu. Elle les combat incessamment lorsqu'il se dressent avec orgueil ; elle les accable, les foule aux pieds, et les force à s'humilier devant elle, à lui obéir. Ainsi vous avez vu un philosophe, appuyé sur la force de la raison, lutter contre la violence de la maladie et l'effervescence de la douleur, ne rien céder, ne rien avouer ; on ne l'entendait ni gémir, ni se lamenter à l'exemple de la plupart des hommes dans la souffrance ; il ne déplorait pas son sort, ne s'appelait pas infortuné ; seulement sa respiration forte, ses mâles gémissements, étaient des signes manifestes, non de la victoire de la douleur, mais des efforts du philosophe pour sortir vainqueur de la lutte. Mais, ajouta Taurus, je ne sais si l'on ne me dira pas : «Puisqu'il combat, puisqu'il gémit, comment le stoïcien soutient-il que la douleur n'est pas un mal ? » Parce que, répondra-t-il, bien des choses, qui ne sont pas un mal, peuvent ne pas laisser que d'être incommodes ; ce sont le plus souvent des choses très nuisibles à l'individu, mais non honteuses. Elles sont les ennemies de la nature ; elles luttent contre sa mansuétude et sa douceur, et, par une conséquence incompréhensible et fatale de la nature même, elles sont funestes. L'homme sage ne peut échapper à leur action ; il ne peut soustraire complètement ses sens à leur influence. Et cette négation de la douleur et de la souffrance, ἀναλγησία et ἀπάθεια, ce n'est pas moi seul qui l'improuve et la rejette, mais encore l'élite des sages du Portique : c'est l'opinion du grave et savant Panétius. Mais pour quoi, contre sa volonté, le philosophe stoïcien est-il contraint à pousser des gémissements, lui qui, dit-on, ne peut être forcé à rien ? Rien sans doute ne peut faire violence à la volonté du sage, tant que la raison conserve son empire ; mais lorsque la nature commande, il faut bien que la raison obéisse à cette force qui lui a donné l'être. On pourrait ainsi demander pourquoi le sage clignote involontairement devant une main qui s'agite ; pourquoi, devant un ciel éblouissant de lumière, il détourne malgré lui la tête et les yeux ; pourquoi l'éclat de la foudre le fait frémir ; pourquoi il éternue ; pourquoi l'ardeur du soleil le couvre de sueur ; pourquoi la rigueur du froid le glace. Toutes ces impressions et autres semblables ne dépendent ni de la volonté, ni de la sagesse, ni de la raison, mais de la nature, qui commande en souveraine. Le courage n'est pas un monstre qui, brisant les bornes qui lui sont imposées, lutte contre la nature par stupidité, par cruauté, ou par la triste et fatale habitude de supporter les douleurs ; comme cet intrépide gladiateur qui, dans le cirque de César, avait coutume de rire, tandis que les médecins pansaient ses blessures. Mais le courage véritable et digne d'éloges, est celui que nos ancêtres ont défini la science des choses qu'il faut ou qu'il ne faut pas supporter. On voit donc qu'il y a des choses insupportables que l'homme courageux évite, qu'il redoute même. » Telles furent les paroles du Taurus ; il allait continuer, mais nous étions arrivés près de nos chariots, et nous y montâmes. VI. De l'énigme. Ce que les Grecs appellent énigme, quelques-uns de nos anciens auteurs l'ont appelé scirpus. Telle est cette énigme fort ancienne, et très élégante, que j'ai trouvée dernièrement. Elle se compose de trois vers iambiques. Je n'en donne pas le mot, pour exercer l'esprit de mes lecteurs. Voici ces trois vers : Est-ce une fois moins, ou deux fois moins, ou les deux en même temps ? Je n'en sais trop rien ; mais j'ai oui dire autrefois qu'il ne voulut pas céder à Jupiter lui-même. Si quelqu'un ne vaut pas chercher plus longtemps, il trouvera le mot de l'énigme au second livre du traité de la Langue latine de M. Varron, adressé à Marcellus. VII. Pourquoi le proconsul Cn. Dolabella renvoya devant l'aréopage une femme accusée d'empoisonnement et confessant son crime. On amena devant Cn. Dolabella, qui gouvernait l'Asie en qualité de proconsul, une femme de Smyrne. Elle avait, à la même époque, empoisonné secrètement son mari et son fils. Elle l'avouait ; mais elle soutenait qu'elle avait eu le droit d'agir ainsi, son mari et son fils ayant fait périr, dans des embûches un enfant qu'elle avait eu d'un premier lit, et dont elle vantait l'innocence et les vertus. Personne ne niait l'exactitude de ces faits. Dolabella déféra la cause au conseil ; mais personne n'osa prononcer dans une affaire aussi délicate ; car on ne pouvait laisser impuni l'empoisonnement avoué d'un époux et d'un fils ; mais, d'un autre côté, ces scélérats avaient subi le châtiment qu'ils méritaient. Dolabella renvoya cette cause aux aréopagites d’Athènes, comme étant des juges plus graves et plus exercés. Ce tribunal, ayant ouï la cause, ajourna l'accusateur et l'accusée à comparaître dans cent ans. Par cet arrêt, on s'abstenait d'absoudre une femme d'un crime condamné par la loi ; on s 'abstenait aussi de condamner et de punir une femme digne de pardon. On trouve cette anecdote au livre neuvième des Faits et Dits mémorables de Valère Maxime. VIII. Réconciliations dignes de mémoire entre des hommes illustres. P. Scipion, le premier Africain, et Tib. Gracchus, père de Tib. et de C. Gracchus, ces deux citoyens si célèbres par la grandeur de leurs actions et par la dignité de leur vie, furent souvent en ressentiment au sujet des intérêts de la république; aussi pour ce motif, ou pour tout autre, ils n'étaient pas amis. Cette inimitié durait depuis longtemps, lorsque, dans un jour solennel un festin fut offert en l'honneur de Jupiter, et le sénat se réunit au Capitole pour ce repas sacré. Ces deux hommes se trouvèrent par hasard assis à la même table, l'un auprès de l'autre. Alors comme si les immortels, qui présidaient au festin, avaient eux- mêmes uni leurs mains, ils furent tout à coup liés par la plus étroite amitié, et cette amitié fut bientôt suivie d'une alliance, Publius Scipion avait une fille en âge d'être mariée; il la fiança dans ce lieu même à Tib. Gracchus, qu'il avait jugé digne d' un tel choix, dans le temps le plus favorable pour bien juger, lors, qu'ils étaient ennemis. Emilus Lépidus et Fulvius Flaccus, tous deux nobles, com blés d'honneurs, et occupant dans Rome un rang distingué, furent longtemps animés l'un contre l'autre de la haine la plus violente. Mais un jour le peuple les nomma censeurs ensemble. Le héraut avait à peine proclamé leur nom, que, sur le lieu même, et en présence de l'assemblée, ils se jettent dans les bras l'un de l'autre, par un mouvement simultané. A partir de moment, l'amitié la plus étroite les unit, non seulement durant leur censure, mais encore pour le reste de leur vie. IX. Mots qui ont eu deux sens opposés. Honor a été de ce nombre. Nous trouvons bien souvent dans les auteurs anciens un grand nombre de mots dont l'acception, maintenant bien fixée par l'usage vulgaire, était autrefois si vague, si indéterminée, qu'elle présentait parfois une double signification. Je pourrais citer quelques-uns de ces mots bien connus; par exemple : tempestas, valetudo, facinus, dolus, gratia, industria, orage et beau temps, bonne ou mauvaise santé, crime ou action illustre, ruse ou perfidie, faveur ou disgrâce, industrie ou artifice. Chacun sait que ces deux mots peuvent être pris indifféremment dans les deux significations opposées. On pourrait encore citer periculum, danger ; venenum poison ; contagium, contagion, qui n'étaient pas pris seulement en mauvaise part comme aujourd'hui, ainsi que de nombreux exemples pourraient le prouver. Le mot honor a en lui-même un sens double; de telle sorte que l'on disait malus honor dans le sens d'injure; à la vérité, les exemples en sont fort rares. On lit toutefois dans le discours de Quintus Métellus Numidicus, au sujet de son triomphe : Qua in re quanto universi me unum antistatis, tanto vobis quam mihi majorem injuriam atque contumeliam facit Qui rites; et quanto probi injuriam facilius accipiunt, quam alteri tradunt, tanto ille vobis quam mihi pejorem honorem habuit ; nam me injuriam ferre vos facere vult, Quirites : ut hic conquestio, istic vituperatio relinquatur; dans cette circonstance plus vous m'élevez d'un concert unanime, plus il est évident que c'est vous plutôt que moi qu'il injurie, qu'il outrage, Romains ; et s'il est vrai de dire que l'honneur probe aime mieux essuyer une injure que la faire, il n'est pas moins certain que c'est vous plutôt que moi qu'il a traités peu honorablement, car il veut que ce soit moi qui supporte l'injure, et vous qui la fassiez; de sorte qu'il met de mon côté la plainte, du vôtre la honte. Ces mots honorem pejorem vobis habuit quam mihi ont le même sens que les précédents, majore vos affecit injuria et contumelia quam me. En faisant cette citation, j'ai eu pour but, non seulement de donner la signification d'un mot, mais encore de montrer Métellus donnant une force nouvelle à cette pensée de Socrate : il est pire de faire une injustice que de la supporter. » X. Aeditimus est un mot latin. Aeditimus, gardien d'un temple, est un mot latin et ancien. Il a été formé comme finitimus, voisin, et legitimus, légitime Mais la plupart remplacent ce mot par aedituus, gardien d'un temple, expression nouvelle et fausse ; car on parait la faire dériver de aedes tueri, protéger les temples. Cette observation suffirait, s'il n'y avait des disputeurs entêtés et indomptables que l'on ne peut condamner au silence qu'en s'appuyant sur des autorités. M. Varron, au second livre de son traité de la Langue latine, adressé à Marcellus, préfère aeditimus à aedituus, mot nouvellement formé, tandis que l'autre a conservé la pureté de son antique origine. Livius, dans sa Protesilaodamie, a dit égament, si je ne me trempe, claustritumus l'homme qui préside aux verrous, sans doute par la même raison qu'il entendait appeler aeditimus celui qui préside aux temples. J'ai trouvé dans les meilleurs exemplaires des Verrines de Cicéron : Aeditumi custodesque mature sentiunt, les préposés et les gardiens s'en aperçoivent à temps. Toutefois, dans les exemplaires les plus répandus, on lit aeditui. On a de Pompilius une atellane qui porte pour titre Aeditumus. On y lit ce vers :
Qui postquam tibi appareo atque aeditumor in
templo tuo.
Titus Lucretius dans son poème remplace aeditui
par aedituentes : XI. C'est tromper que de commettre une faute dans l'espoir qu'elle restera ignorée ; le voile qui la couvre est tôt ou tard déchiré. Dissertations du philosophe Pérégrinus à ce sujet. Pensée du poète Sophocle. J'ai connu à Athènes le philosophe Pérégrinus que l'on sur nomma dans la suite Protée : c'était un de ces hommes aux moeurs graves, à l'âme constante. Il habitait une chaumière hors des murs d'Athènes ; j'allais souvent le visiter, car sas entretiens étaient pleins de noblesse et d'utilité. Mais ce que j'ai recueilli de plus remarquable de sa bouche, le voici : « Il disait que le sage ne pécherait pas, même avec la certitude que sa faute serait ignorée des hommes et des dieux. L'homme, selon lui, devrait être retenu, non par la crainte du châtiment ou de l'infamie, mais par l'amour du juste et de l'honnête, par le sentiment du devoir. Les hommes, ajoutait-il, qui n'ont pas reçu de tels principes, soit de la nature, soit de l'éducation, et qui n'ont pas assez d'empire sur eux-mêmes pour s'abstenir du mal, seront tous enclins à pêcher, lorsqu'ils pourront espérer le secret et l'impunité. Mais si les hommes savaient que rien ne peut rester longtemps caché, ils seraient alors détournés du mal par la honte. Aussi le philosophe pensait qu'il faudrait sans cesse avoir à la bouche ces vers de Sophocle, le plus sage des poètes : Ainsi, ne cache rien ; car le temps, qui voit tout et entend tout, révèle tout. Un autre poète ancien, dont le nom m'échappe en ce moment, a dit que « la vérité est fille du temps. » XII. Réponse plaisante de M. Cicéron pour se justifier d'un mensonge évident. La rhétorique enseigne même à avouer spirituellement, avec ruse et sans danger, ce qui est répréhensible; de sorte que si l'on vous reproche une action honteuse qui ne peut être niée, vous répondez par une plaisanterie, et le fait parait plutôt digne de risée que d'une accusation sérieuse. Tel fut le moyen mis en usage par Cicéron, auquel on reprochait une faute qu'il ne pouvait nier : il se disculpa par un mot plein d'esprit et d'urbanité Il voulait acheter une maison sur le mont Palatin, et n'ayant pas, à l'instant même, la somme nécessaire, il emprunta secrètement à P. Sylla, qui était alors accusé, un million de sesterces Mais, avant l'achat, le secret fut trahi et divulgué. On reprocha à Cicéron d'avoir emprunté à un accusé pour acheter une maison. Cicéron, d'abord interdit par ce reproche inattendu, nia l'emprunt, et même le projet d'achat : « Qu'il soit vrai, dit-il que j'ai emprunté l'argent, si j'achète la maison. » Dans la suite cependant il l'acheta; et comme ses ennemis l'accusaient de mensonge, en plein sénat : « Hommes de peu de sens, ἀκοινονήτοι ,dit-il en riant, quoi donc! ignorez-vous qu'un père de famille prudent assure, par crainte des compétiteurs, qu'il ne peut pas acheter ce qu'il brûle cependant d'acquérir. » XIII. Que signifie intra kalendas? Est-ce avant les calendes, pendant les calendes, ou deux à la fois ? Que signifient dans M.Tulius intra Oceanum, intra montem Taurum, et, dans une de ses lettres, intra modum ? Les consuls m'ayant ordonné de remplir extraordinairement à Rome les fonctions de juge intra kalendas, je demandai au savant Sulpicius Apoillnaris si ces mots intra kalendas comprenaient aussi le jour des calendes. Je lui appris que j'avais été établi juge, et que je devais prononcer mes jugements intra Kalendas : «Pourquoi, me dit-il, vous adresser à moi plutôt qu'à des habiles et savants jurisconsultes dont vous prenez ordinairement les lumières pour guides avant de prononcer vos jugements ? » Je lui répondis en ces termes : « Ce sont eux, en effet, que je consulterais, s'il s'agissait de droit ancien ou renouvelé, controversé ou incertain; mais voulant connaître le sens, l'emploi et la nature d'une expression latine, je serais bien maladroit et bien aveugle, si, pouvant m'adresser à vous, j'avais recours à tout autre. » « Eh bien, me dit-il, voici mon opinion sur la nature de ce mot; mais c'est à condition que vous réglerez votre conduite, non d'après ma définition, mais d'après ce que vous verrez conservé, à ce sujet, sinon par tout le monde, du moins par la plupart des hommes. Car ce sont pas seulement les mots qui, par un long usage, perdent leur signification première et véritable; les lois elles -mêmes, par un consentement tacite, tombent en désuétude. » Alors, en présence d'un nombreux auditoire, Sulpicius discourut à peu près en cas termes : « Lorsque l'on dit que le juge siégera intra kalendas, il est évident pour tous qu'il peut juger avant les calendes, ante kalendas ; il n'y a de doute que pour le jour même des calendes , et l'on demande, comme vous le faites, s'il pourra siéger le jour des calendes, kalendis. A consulter l'origine du mot, il n'est pas douteux qu'on disant intra kalendas, c'est comme si l'on indiquait seulement le jour des calendes. En effet, cas trois mots intra, dans l'intervalle de; citra, en deçà; ultra, au delà, qui déterminent les limites des lieux, n'avaient dans le vieux langage qu'une syllabe : in, cis, uls ; mais comme la prononciation ces particules ne faisait entendre qu'un son exigu et étouffé, on ajouta aux trois mots la même syllabe : ainsi, au lieu de cis Tiberim, en deçà du Tibre ; uls Tiberim, au delà du Tibre, on dit citra Tiberim, ultra Tiberim. De même in, par l'addition de la même syllabe, in devint intra. Ces trois mots sont donc, pour ainsi dire, limitrophes, car ils expriment des limites qui se touchent ; par exemple : intra oppidum, au dedans de la ville ; ultra oppidum, au delà de la ville ; citra oppidum, en deçà de la ville ; ici, comme je l'ai dit, intra a la signification de in. En effet, dire intra oppidum, intra cubiculum, infra ferias, est-ce dire autre chose que in oppidum, dans la ville ; in cubiculo, dans la chambre ; in feriis, dans les fêtes ? Donc, intra kalendas, ce n'est pas avant les calendes, mais le jour même des Kalendes. Ainsi, d'après l'étymologie et la valeur du mot, celui qui est chargé de juger intra kalendas, s'il ne juge pas le jour même des calendes, ne remplit pas son devoir d'après le sens attaché à cette expression intra kalendas. Car, s'il juge avant les calendes, alors il siégera non intra, mais citra. Je ne sais, et la question est peu importante, comment il se fait que, par l'interprétation la plus absurde, on a donné à intra kalendas la signification de citra kalendas, ou de ante kalendas. Il paraît même étrange que l'on puisse juger avant les calendes, quand on a reçu l'ordre de siéger intra kalendas, et non pas en deçà ni au delà. Mais ainsi l'a décidé l'usage, cet arbitre souveraine à toutes choses, et principalement du langage. » Lorsque Apollinaris eut terminé sa dissertation aussi claire que sensée, je lui dis : « J'ai été désireux de rechercher, de sa voir, avant de m'adresser à vous, quel emploi nos anciens avaient fait de la particule en question, et j'ai trouvé dans la troisième Verrine de Tullius cette phrase : Locus intra oceanum jam nullus est, neque tam longinquus, neque tam reconditus, quo non per haec tempora nostrorum hominum libido iniquitasque pevaserit, il n'y a déjà plus, en deçà de l'océan, de lieu si éloigné ni si retiré qui n'ait été envahi de nos jours par la licence et l'injustice de nos hommes. Il emploie intra oceanum, en opposition avec votre raisonnement ; car il est évident qu'il na pas voulu dire dans l'océan. Il veut, en effet, parler de toutes les terres qui baignent l'océan, et où nos hommes ont pu pénétrer : elles sont citra oceanum, et non in oceano. On ne peut croire qu'il ait voulu parler de je ne sais quelles îles qui se trouvent, dit-on, au sein même des flots de l'océan. » Alors Sulpicius Apollinaris souriant : « certes, dit-il, il y a de l'adresse à m'opposer ce passage de Tullius; mais Cicéron n'a pas donné à intra oceanum la signification de : en deçà le l'océan, comme vous l'interprétez. Que peut-il y avoir, en effet, en deçà l'océan, puisque l'océan ceint et baigne les terres ? Car ce qui est en deçà, est en dehors ; et peut-on dire qu'une chose est dans l'intérieur, si elle est en dehors ? Mais si l'océan ne baignait qu'une seule partie de l'univers, cette partie pourrait être dite en deçà ou en avant de l'océan ; mais puisqu'il baigne de tous côtés la terre, puisque ses flots la ceignent de toutes parts, il n'y rien au dehors de l'océan ; mais ses eaux, embrassant toutes les terres, au milieu même de ses rivages se trouve tout ce qu'il renferme. Ainsi, certes, le soleil ne fait pas sa révolution en deçà du ciel, mais dans le ciel, dans l'espace compris dans le ciel. » Cette réponse d'Apollinaris nous parut sensée et piquante, mais plus tard je trouvai, dans une des lettres de M. Tullius à Serv. Sulpicius intra modum dans le même sens que intra kalendas, quand on veut lui donner la signification de citra kalendas. Je cite le passage de Cicéron : Sed tamen, quoniam effugi eius offessionem qui fortasse arbitraretur, me hanc rem publicam non putare, si perpetuo tacerem, modice hoc faciams aut etiam intra modum, ut et illius voluntati et meis studiis serviam; cependant, puisque j'ai évité de l'offenser, et qu'il pourrait penser, si je persistais dans le silence, que je ne regarde pas cette affaire comme publique, je me tairai avec mesure, même en dedans des bornes, pour satisfaire à la fois son désir de mes goûts. Il avait dit : hoc faciam modice, c'est-à-dire je le ferai dans des bornes convenables et justes ; ensuite, comme l'expression ne le satisfaisait pas, et qu'il voulut la corriger, il ajoute : aut etiam intra modum, expression moins forte que modice ; c'est-à-dire qu'il se tiendra en deçà du juste milieu. Dans le discours de Cicéron pour P. Sestius il dit intra montem Taurum, pour signifier, non dans le mont Taurus, mais jusqu'au mont Taurus. Voici les paroles mêmes de M. Tullius dans le discours indiqué : Antiochum Magnum ilium majores nostri,magna belli contentione terra marique superatum intra montem Taurum regnare jusserunt; Asiam qua illum mulctarunt. Attalo ut is in ea regnaret, condonarunt, Antiochus le Grand après une lutte acharnée sur terre et sur mer, reçut de nos ancêtres l'ordre de régner en deçà du mont Taurus ; ils lui infligèrent, comme amende, la porte de l'Asie, dont ils confièrent le gouvernement à Attale. Il reçut l'ordre, dit Cicéron, de régner intra montem Taurum : ce n'est pas là évidemment la signification de intra cubiculum ; à moins de dire que intra montem signifie entre les contrées qui sont bornées par le mont Taurus. de même que celui qui est intra cubiculum n'est pas dans les murailles de la chambre, mais entre les murailles qui entourent la chambre, et qui cependant en font partie ; ainsi le prince qui règne intra montem Taurum, ne règne pas seulement dans le mont Taurus, mais encore dans les contrées que borne le Taurus. D'après ces deux passages de M. Tullius, faut-il, par analogie, que celui qui a reçu l'ordre de juger intra kalendas se donne le droit de le faire et avant et pendant les calendes? Ce ne serait pas là abuser du privilège d'un usage sans fondement, mais se conformer à la raison même , puisque tout l'espace de temps compris dans les calendes peut être considéré avec justice comme étant renfermé intra kalendas. XIV. Sur la signification et l'origine du mot saltem. Nous cherchions la première signification et l'origine du mot saltem. Il est, en effet, d'un usage tellement ancien, que l'on ne peut le considérer comme ces particules explétives que l'on emploie souvent au hasard, sans intention positive. Quelques-uns prétendaient avoir lu dans les Commentaires du grammairien P. Nigidius, que saltem est pour si aliter, avec une ellipse dont voici la pensée complète : Si aliter non potest, si la chose ne peut être autrement. Pour moi, j'ai parcouru, non sans attention, le livre de Nigidius, et je n'y ai nulle part trouvé cette, explication. Toutefois, ces mots, si aliter non potest, rendent assez bien le sens du mot qui nous occupe. Mais renfermer en si peu de lettres tant de mots, parait une subtilité que l'on ne peut approuver. Un homme, qui faisait son unique occupation des livres et de l'étude de la grammaire, prétendait que, de saltem, on avait supprimé la lettre u ; que l'on disait autrefois salutem « Après avoir éprouvé plusieurs refus, disait-il, si nous voulons adresser une dernière prière à laquelle on ne puisse résister, nous avons coutume de dire : Hoc saltem fieri aut dari oportet, il faut du moins faire ou accorder ceci. C'est comme si nous demandions en dernier lieu un salut, salutem, qu'il soit trop juste de nous accorder.» L'interprétation est sans doute fort ingénieuse ; mais elle me paraît peu naturelle : la question mérite donc d'être plus mûrement examinée pour que nous puissions décider. XV. Que Sisenna, dans son Histoire, emploie souvent des adverbes tels que celatim, velitatim, saltuatim. Dans mes lectures habituelles de l'Histoire de Sisenna, j'ai remarqué le retour fréquent de cette forme d'adverbes cursim, en hâte; properatim, en diligence; celatim, en secret; velitatim, en escarmouchant; saltuatim par saut. Inutile de donner des exemples des deux premiers, qui sont usités ; je trouve des exemples des autres au sixième livre : Quam maxime celatim poterat, in insidiis suos disponit, il place ses hommes en embuscade aussi secrètement que possible. Ailleurs, je lis : Nos una aestate in Asia et Graecia litteris gesta idcirco continentia mandavimus, ne velitatim aut saltuatim scribendo lectorum animos impediremus, j'ai raconté dans tous leurs détails les événements arrivés dans l'Asie et dans la Grèce, pour ne pas mettre dans l'embarras l'esprit de mes lecteurs, en écrivant l'histoire par sauts et par bonds.
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