Salvien

SALVIEN

 

LETTRES.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 


 

SALVIEN, PRÊTRE,

 

DE LA PROVIDENCE  ET DU JUSTE JUGEMENT DE DIEU EN CE MONDE.

 

Salvianus Massiliensis

 

De gubernatione Dei

 

 
 

EPISTOLA I.

I.

O amor, quid te appellem nescio, bonum an malum, dulcem an asperum, suavem an injucundum. Ita enim utroque plenus es, ut utrumque esse videaris. Amari a nobis nostros, honestum est; lædi, acerbum. Et tamen hoc ejusdem est interdum animi, ejusdemque pietatis: cum specie dissentiat, ratione concordat. Amor quippe nos facit nostros amare: amor interdum cogit offendere. Utrumque unum est; cum tamen aliud amoris habeat gratiam, aliud odii patiatur offensam. Quam grave hoc, quæso, mi dilectissimi, aut quam acerbum est, ut causa odii amor esse cogatur!

O amour, je ne sais comment te nommer, bon ou mauvais, doux ou amer, suave ou désagréable; car, tu es si plein de douceur et d’amertume, que tu sembles être l’une et l’autre chose. Il est beau d’aimer les nôtres, amer de les froisser, et cependant, deux effets si opposés viennent quelquefois du même cœur, de la même tendresse, et, bien que divers en apparence, ils ne laissent pas, après tout, de se ressembler. C’est l’amour qui nous fait aimer les nôtres, c’est l’amour qui nous contraint parfois à les offenser. Au fond, c’est une même chose, quoique d’une part il se trouve des dehors d’amour, de l’autre des dehors de haine. Qu’il est pénible, n’est-ce pas, mes amis, qu’il est amer de voir l’amour devenir un sujet d’éloignement!

Quod quidem cum sæpe aliis, tum etiam mihi accidisse nunc satis vereor; ut dum adolescentem hunc quem ad vos misi, tradere individuis meis cupio, uni studens, multis molestus sim, et amor ejus offensa sit cæterorum: quanquam hi qui satis diligunt, non cito offendantur. Sed ego insinuationem meam minus gratam fore quibusdam timens, etiam imminutionem gratiæ offensam puto. Placere enim dilectis meis plurimum cupiens, molestiam illorum reatum meum credo; et nisi eis satis placuero, supplicium displicentis fero. Quanquam hoc metuendum in vobis omnino non sit; qui totum me in vos recipientes, etiam apud alios pro me timetis. Tantum enim abest ut displicere ego charitati ac sensui vestro possim, ut etiam illud mecum reformidetis ne ego quibusdam forte displiceam, mi dulcissimi ac dilectissimi mei.

Je crains bien aujourd’hui que ce malheur ne me soit arrivé, comme à beaucoup d’autres; je crains qu’en désirant vous confier le jeune homme qui vous a été envoyé de ma part, je n’importune plusieurs des miens, pour en servir un seul, et que l’affection pour l’un ne vienne à heurter les autres, quoique, au reste, les vrais amis ne se choquent pas sitôt. Pour moi, dans la crainte que ma recommandation ne déplaise à quelques personnes, je regarde le désagrément que je vous cause comme un échec à votre amitié; car, ambitionnant surtout de plaire à ceux qui me sont chers, lorsqu’il m’arrive de les molester, je m’en fais un vif reproche; et si je ne puis leur plaire à un souverain degré, je souffre comme leur ayant déplu. Au reste, sur ce point, je n’ai rien à appréhender de votre part, vous qui me recevant tout entier en votre cœur, craignez même pour moi que je ne revienne point aux autres. Bien loin de me croire importun à votre affection, à votre pensée, vous allez jusqu’à redouter avec moi, amis bien doux et bien chers, que je ne heurte peut-être certaines gens.

Adulescens quem ad vos misi, Agrippinæ cum suis captus est, quondam inter suos non parvi nominis, familia non obscurus, domo non despicabilis, et de quo aliquid fortasse amplius dicerem nisipropinquus meus esset. Hoc enim fit ut minus dicam, ne de me ipso dicere videar, de illo plura dicendo. Matrem ergo is de quo dico Agrippinæ viduam reliquit, probam, honestam, et de qua forsitan audacter dicere valeam, vere viduam. Nam præter cæteras castimoniæ sapientiæque virtutes, est etiam fide nobilis, quæ omnibus semper ornatibus ornamento est: quia sine hac nihil tam ornatum est quod ornare possit.

Le jeune homme que je vous ai adressé, a été pris à Cologne avec les siens; il avait naguère un grand nom parmi ceux de sa ville, il est de bonne maison, d’origine estimable; je vous en dirais davantage peut-être, s’il n’était mon parent. Si je m’en tiens là, c’est afin de ne point paraître dire de moi, ce que je pourrais ajouter de plus à son égard. Ce jeune homme, donc, laisse à Cologne une mère veuve, probe, honnête, et dont je puis dire hardiment, ce me semble, qu’elle est une véritable veuve. Car ce n’est pas seulement par la modestie et la sagesse qu’elle est recommandable; elle ne l’est pas moins par le zèle de sa foi, vertu qui relève l’éclat de toutes les autres vertus, et sans laquelle il n’y a rien de si brillant qui puisse donner quelque relief.

Hæc ergo, ut audio, tantæ illic inopiæ atque egestatis est, ut ei nec residendi nec abeundi facultas suppetat, quia nihil est quod vel ad victum vel ad fugam opituletur. Solum est, quod mercenario opere victum quæritans, uxoribus barbarorum locatitias manus subdit. Ita, licet per Dei misericordiam vinculis captivitatis exempta sit, cum jam non serviat conditione, servit paupertate. Hæc igitur habere me hic nonullorum sanctorum gratiam non falso suspicans (nec enim nego, ne negator gratiæ ingratus fiam. Sed plane sicut habere me eam non nego, ita non mereri me certo scio; in tantum ut etiam si est aliqua in me illa, ego tamen illius causa non sim: quia si qua est in me gratia, ob eos, ni fallor, maxime data est quorum intererat ut gratus essem. Ut verendum forsitan mihi sit ne negans his quod propter eos cœpi, non tam meam rem his negare videar quam ipsorum), hæc igitur aut id quod est aut plus quam est in me esse existimans, misit ad me hunc quem ad vos ego mitto sperans fore ut, agente me et adnitente amicorum meorum gratia, propinquorum meorum esset auxilium. Feci ergo id quod rogatus sum, sed tamen parce, et apud paucos, ne gratia ipsa ingrate uterer. Commendavi hunc aliis, commendo vobis, licet non æque aliis ut vobis. Primum, quia commendari satis vobis eum qui est meus, ita ut ipsum me non necesse est. Deinde quia cum me portionem vestri existimetis, necesse est eum qui mei portio est vestri quoque aliquatenus portionem esse ducatis. Postremo, quod commendatio ipsa sicut diversi generis, ita etiam excellentioris est charitatis. Aliis enim commendavi hunc corpore, vobis spiritu; aliis in emolumenta præsentium, vobis in spem futurorum; aliis ob brevia atque terrena, vobis ob sempiterna atque divina: et recte: ut quia carnalia vobis minus quam spiritalia bona suppetunt, illa ego magis a vobis peterem quibus vos magis abundatis.

Or, cette veuve, à ce que j’apprends, se trouve dans un tel dénuement, dans une telle indigence, qu’elle ne peut ni rester à Cologne, ni en sortir, car elle manque de quoi fournir à sa vie ou à sa fuite. L’unique ressource qui lui reste, c’est de gagner son pain en mercenaire et de louer ses mains aux femmes des Barbares. Ainsi, quoique exempte par la miséricorde divine des chaînes de la servitude, puisqu’elle n’est pas encore réduite à la condition d’esclave, elle est esclave toutefois par sa pauvreté. Elle a cru, non sans fondement, que j’ai quelque accès auprès des gens de bien de son pays; je ne saurais en disconvenir, de peur que, en niant cet avantage, je ne sois un ingrat. Toutefois, en faisant cet aveu, je n’ignore pas que je suis loin de mériter l’amitié dont on m’honore, en sorte que, si l’on veut bien me donner le nom d’ami, ce n’est point à mon mérite que j’en suis redevable; ai-je quelque crédit, je ne l’ai obtenu, si je ne me trompe, que pour obliger ceux qui avaient intérêt à ce que je fusse bienvenu. Ainsi donc, je puis craindre peut-être, en leur refusant ce que j’ai reçu pour eux, de paraître leur refuser moins une chose qui est à moi, qu’une chose qui leur appartient. Or, cette veuve, comptant sur moi autant et peut-être plus qu’elle ne devait, m’a envoyé le jeune homme que je vous adresse. J’ai pensé que par mon entremise et ma recommandation, le crédit de mes amis pourrait aider mes proches en quelque chose. J’ai donc fait ce que l’on m’a demandé, mais avec retenue cependant, et auprès d’un petit nombre d’amis, pour ne point abuser de leur complaisance. Je l’ai recommandé à d’autres, ce jeune homme, je vous le recommande à vous, mais sans insister autant auprès de vous qu’auprès des autres. D’abord, il n’est pas nécessaire de vous recommander avec instance un jeune homme de mes proches, pas plus qu’il ne le serait de me recommander, moi. Ensuite, puisque vous me regardez comme une portion de vous-mêmes, il faut bien que vous regardiez aussi comme une part de vous-mêmes, celui qui est une part de mon âme. Enfin, ma recommandation n’étant pas auprès de vous ce qu’elle est auprès des autres, participe aussi d’une amitié plus élevée. Aux autres, je l’ai recommandé pour les besoins du corps, je vous le recommande à vous, pour les besoins de l’esprit; auprès des autres, je n’ai réclamé que des avantages temporels, je vous demande, à vous, ce qui peut regarder les espérances futures; aux autres, j’ai parlé pour des biens passagers et terrestres, à vous, je vous parle, pour des biens célestes et impérissables. C’est à bon droit; comme les trésors spirituels abondent chez vous plus que les richesses de la chair, je vous demande les choses dont vous êtes le mieux pourvus.

Suscipite ergo, quæso, hunc ut mea viscera, et quantum in vobis est vestra; facite, inlicite et adhortamini, docete, instruite, formate, gignite. Christi Domini nostri misericordia tribuat, ut quia ei id magis expedit, qui nunc propinquus meus est et cæterorum, vester esse incipiat potius quam suorum. Admittite, quæso, hunc in illas beatas ac sempiternas domus, recipite in sacra horrea, aperite cœlestes thesauros; et ita agite ac peragite, ut dum hunc in thesaurum vestrum conditis, partem thesaurorum ipsorum esse faciatis. Potens est illa ineffabilis Dei pietas ut, dum eum in consortium spiritualium bonorum adoptatis, divitias quas in ipsum effunditis, per ipsum augeatis. Et sane si quid in ipso est bonæ indolis, non magnæ vobis difficultatis spes ejus ac salus esse debebit: etiamsi nihil ex vobis audiat, sufficere ei hoc ipsum convenit quod vos videt. Valete.

Recevez donc mon jeune homme, je vous prie, recevez-le comme mes entrailles, et autant qu’il est en vous, comme les vôtres. Veuillez le former, l’engager et l’exhorter à la vertu, le prêcher, l’instruire, le façonner, l’engendrer au Christ. Fasse la miséricorde de notre Seigneur, que celui qui est aujourd’hui mon parent et le proche des autres, commence, puisque il y va de son avantage, d’être à vous plutôt qu’aux siens. Admettez-le, je vous prie, dans ces demeures fortunées et éternelles, recevez-le dans les sacrés tabernacles, ouvrez-lui les trésors célestes. Faites, et faites si bien que, en le cachant pour votre trésor, vous puissiez le voir devenir une partie de ce trésor même. Elle est puissante cette ineffable bonté de Dieu; grâce à elle, en admettant mon jeune homme au partage de vos biens spirituels, les richesses que vous répandez sur lui, s’accroîtront aussi par lui. Et certes, pour peu qu’il ait un bon naturel, son avenir et son salut ne devront pas vous coûter beaucoup. Quand même il n’entendrait rien de votre bouche, il devrait lui suffire de votre exemple. Adieu.

EPISTOLA II.

AD EUCHERIUM.

II.

A EUCHER.

Eucherio episcopo Salvianus. Ursicinus alumnus tuus salutationem tuam proxime ad me detulit: si non jussus, laudo sapientiam, licet non probem falsitatem: si jussus, miror quod mandare amoris officium quam scribere maluisti, hoc est per servum potius quam per te dare.

Eucher évêque, Salvien. — Ursicin, votre élève, est venu dernièrement me présenter vos salutations; s’il n’avait pas de mission, je loue sa prudence, sans approuver son mensonge; si vous lui aviez intimé vos ordres, je trouve étonnant que vous ayez mieux aimé m’envoyer vos devoirs d’amitié que de m’écrire, c’est-à-dire de donner de vos nouvelles par un esclave plutôt que par vous-même.

Arguo itaque hoc et emendari volo; si tamen negligentiæ est, non superbiæ. Pedissequa enim plerumque novi honoris est arrogantia: licet in te nec generalis vitii opinio admittenda sit, quia prope singularis est mens ac benignitas tua. Unde responderi a te antiquæ existimationi meæ etiam nunc jugiter cupio, ne si in quibusdam officiorum tuorum mos discrepavit, aliquid in te novis honoribus licuisse videatur.

Je vous fais donc un reproche de cela, et je désire que vous vous en corrigiez, si toutefois il y a là de la négligence, et non pas de la vanité. L’arrogance devient pour l’ordinaire la compagne des nouvelles dignités; à dire vrai, l’on ne doit pas soupçonner en vous un défaut si général, tant est grande votre douceur aussi bien que votre bonté. Donc, je ne cesse de désirer, même à présent, que vous répondiez à la vieille estime que je vous ai vouée, afin que, si vous vous êtes écarté de vos manières envers certaines personnes, on n’attribue point cet oubli à votre nouvelle dignité.

EPISTOLA III.

AD AGRICIUM.

III.

A AGRICIUS

Agricio episcopo Salvianus. Si excusare inofliciositatem meam apud sanctimoniam tuam cupiam, magis accusandus sim, qui inexcusabilem me esse vel non agnoscam præ stoliditate, vel nolim præ superbia confiteri. Non excuso ergo: augmentum enim reatus est, innocentiam jactare post culpam. Quid igitur faciam, cui nec negandi delicti facultas suppetit, nec tuendi? Negare enim manifesta non audeo, et excusare immodica non possum. Confugiendum mihi itaque ad divinarum est remedia litterarum, quæ maximorum criminum.....................................

A Agricius évêque, Salvien. — Si je m’efforçais d’excuser auprès de votre sainteté mon manque d’égard, je serais plus blâmable encore, puisque je serais ou assez stupide pour ne pas reconnaître, ou assez vain pour craindre d’avouer que je suis inexcusable. Je ne m’excuserai pas, car c’est ajouter à sa faute, que d’aller après cela vanter son innocence. Que faire donc, moi qui ne peux ni désavouer ma faute, ni m’en justifier. Je n’oserais nier ce qui est manifeste, je ne saurais excuser ce qui est trop criant. Il me faut donc recourir aux remèdes que me fournissent les saintes lettres, elles qui, dans les plus grands crimes …………………—

EPISTOLA IV.

AD SOCERUM ET SOCRUM.

IV.

A YPATIUS ET A QUIETA.

Ypatio et Quietæ parentibus Salvianus, Palladia et Auspiciola salutem. Paulus apostolus, electionis vas, magister fidei et receptaculum Dei, cum omnes epistolas, utpote eloquentissimus vir, dictaverit, quibusdam tamen non suum tantum nomen inscripsit: siquidem in aliis Silvani, in nonnullis Timothei, in quibusdam vero utriusque nomini suum nomen adjunxit. Cur id? Primum, credo, ut simul esse agnoscerentur qui simul scriberent. Deinde ut ii qui separatim ab unoquoque eorum edocti fuerant, scirent omnium non discrepare sententiam. Postremo ut quos singulorum non movebat auctoritas, omnium saltem moveret assensus.

A Ypatius et Quieta nos parents, Salvien, Palladie et Auspiciole, salut. — L’apôtre Paul, ce vase d’élection, ce maître de la foi, ce sanctuaire de Dieu, cet homme éloquent, bien qu’il ait toujours composé ses lettres, a cependant mis en tête de quelques-unes, non seulement son nom, mais tantôt celui de Silvain, tantôt celui de Timothée, d’autres fois même avec le sien le nom de l’un et de l’autre. Pourquoi cela? d’abord, afin de montrer, je pense, qu’ils étaient ensemble, ceux qui écrivaient ensemble; ensuite, afin que les peuples qui avaient été instruits séparément par l’un d’eux, comprissent que la doctrine des trois apôtres était la même; enfin, pour que, s’il se rencontrait des fidèles que n’entraînât pas l’autorité d’un seul, ils fussent ébranlés par l’unanimité de tous.

Ita ergo et nos exemplorum ingentium parvi imitatores, ad vos, quos natura parentes, fide fratres, honore dominos habemus, non, ut apostoli illi, auctoritate docentium scribimus, sed humilitate famulorum; ut qui hactenus singulorum nostrorum epistolis moti non estis vel nunc omnium obsecratione moveamini, nosque filios vetros neque ex superfluo metus sit;... et simul sciatis esse unum sentire pariter et metuere et æqualiter supplicare: non quia sciamus an vos omnibus irascamini, sed quia nos non possumus causa esse divisi. Idem enim nobis admodum metus est, etiam si non eadem videtur offensa. Charitas quippe mutua facit ut licet vos non utrique forsan succenseatis, uno tamen ex nobis reo, alter sine tristitia reatus esse non possit. Illud sane est quod nos contendere in aliquo et certare mutuo faciat, quod cum ambo filii vestri æqualiter rei simus, plus tamen unusquisque nostrum pro altero quam pro se timet. Parentes charissimi, parentes reverentissimi, interrogari vos quæsumus liceat. Ita possuntpignora sic amantia non amari? Quid tantum mali commeruimus, vel affectus dilectissimi, vel domini reverentissimi, ut nobis nec tanquam filiis reddatur gratia, nec tanquam famulis remittatur offensa? Septimus jam ferme annus est ex quo nulla ad nos tam longe a vobis sitos scripta misistis. Nullis pene in Deum delinquentibus tam longum lugendi tempus imponitur; .....................................................

Nous donc, humbles imitateurs de grands modèles, nous vous écrivons tous deux, à vous nos pères par la nature, nos pères par la foi, nos maîtres par le respect; nous ne vous écrivons point toutefois avec l’autorité des docteurs, mais avec l’humilité des serviteurs, afin que, si, jusqu’à ce jour, vous n’avez point été touchés des lettres que nous vous avons adressées séparément, vous vous laissiez ébranler par nos supplications réunies; afin qu’il vous devienne manifeste que nous, vos enfants, nous habitons ensemble, nous partageons les mêmes pensées, les mêmes craintes, nous formons les mêmes vœux. Nous ignorons, à la vérité, si vous êtes également irrités contre nous, mais dans la conjoncture présente, nous ne saurions être divisés. Notre crainte à tous deux est la même, quoique l’offense ne soit pas la même néanmoins; car, ne fussiez-vous pas irrités peut-être contre tous deux, l’affection mutuelle qui nous unit, fait cependant que, l’un de nous étant regardé comme coupable, l’autre aussi ne peut s’empêcher d’éprouver de la tristesse en pensant à sa faute. Ce qui nous fait rivaliser de crainte, c’est qu’étant tous deux également regardés comme coupables, chacun de nous appréhende néanmoins beaucoup plus pour l’autre que pour lui-même. Parents chéris, parents vénérables, souffrez, de grâce, que nous vous interrogions. Des enfants si aimants, peuvent-ils donc n’être pas aimés? Quelle si forte disgrâce avons-nous encourue, parents bien-aimés, maîtres vénérables, que vous ne nous rendiez pas vos amitiés comme à des enfants, que vous ne nous pardonniez pas une offense comme à des serviteurs? Voilà presque la septième année que, jetés si loin de vous, nous n’avons reçu de vous aucune lettre. Jamais peut-être pour aucun délit envers Dieu on n’impose la nécessité de pleurer si longtemps ………….. —

scilicet ut patris motus non detrimenta amoris sint, sed profectus; cum quantum cœrcitio attulerit unius correctioni, tantum correctio reddat mutuæ charitati. Quanquam hoc illos magis parentes facere conveniat, qui de nonnullis negotiis veras irascendi filiis causas habent. Tu autem quid succenses, qui ex quo Christianus factus es, etiam falsas habere desiisti? Esto enim, conversiunculam nostram paganus quondam non æquanimiter acceperis. Ferenda tunc fuit, ex dissimilitudine studiorum, etiam discrepantia voluntatum; quando etsi amor non succensebat, superstitio tamen adversabatur. Nam licet pater non odisset filium, error tamen oderat veritatem. Nunc longe aliud est. Ex quo Dei cultum professus es, pro me pronuntiasti. Si præteritas irarum causas exsequeris, imputa tibi, qui Christiano filiam tuam dedisti. Si id non est, quid mihi irasceris, quia eam nunc in me religionem augere cupio quam tu in te probare cœpisti? Cur rogo in me non diligas quod es, qui in te quod eras ipse damnasti? Sed parcendum paululum verbis est: quia etiam in bona causa humilis esse in quantum res sinit, filii apud parentes debet oratio. Indulgete, affectus charissimi: liberiorem me esse paululo in negotio suo Dei affectus facit. Si quæ sunt vobis aliæ succensendi causæ, peccare me potuisse non abnego. In hoc vero quia ideo succensetis quia Christum amare videor, ignoscite quod dicturus sum. Peto quidem veniam, quia irascimini; sed non possum dicere malum esse quod feci.

La sévérité paternelle, loin d’être de nature à diminuer l’affection filiale, ne doit au contraire que l’augmenter encore; les réprimandes doivent entretenir l’amour et de celui qui reprend et de celui qui est repris. C’est aux pères qui ont de justes raisons de s’irriter contre leurs enfants, de conquérir cet accroissement d’affection. Mais vous, Ypatius, pourquoi votre colère, vous qui, en devenant chrétien, avez cessé d’avoir même de faux motifs de courroux? Que notre conversion vous ait irrité, lorsque vous étiez encore païen, nous n’en avons pas été surpris; la dissimilitude de goût dut faire supporter alors la différence de volontés. S’il n’y avait pas refroidissement du côté de l’amour, toujours y avait-il éloignement du côté de la superstition. Car, si le père ne haïssait pas le fils, l’erreur néanmoins haïssait la vérité. Aujourd’hui, il en est bien autrement. Depuis que vous avez embrassé le culte de Dieu, vous avez prononcé en ma faveur. Si vous persistez dans vos anciens motifs de colère, la faute en soit à vous, qui avez donné votre fille à un Chrétien. Dans le cas contraire, pourquoi vous fâcher contre moi, si je cherche à perfectionner en mon cœur une religion que vous avez déjà commencé d’approuver en vous-même? Pourquoi, je vous le demande, n’aimez-vous point en moi ce que vous êtes, vous qui avez condamné en votre personne ce que vous étiez. Mais il faut quelque peu modérer mes paroles, car, même dans une bonne cause, le langage des fils à leurs pères doit être, autant que possible, soumis et respectueux. Pardonnez, tendres objets de mon affection; le zèle pour la gloire du Seigneur me donne plus de hardiesse dans une cause qui est la sienne. Avez-vous d’autres motifs de plainte, je suis loin de dire que je n’ai pu vous offenser; mais à présent que votre colère vient de ce que je parais aimer le Christ, pardonnez ce que je vais dire. Je réclame, à la vérité, votre indulgence, parce que vous êtes irrités, mais je ne puis avouer que c’est mal, ce que j’ai fait.

Hæc igitur apud vos meo nomine, et quasi peculiari prece. Nunc tu, o dilectissima ac venerabilissima soror (quæ mihi tanto charior es quam prius, quanto plus a suis affectus convenit diligi in quibus seipsum Christus fecerit amari), fungere partibus tuis simul meisque. Ora tu, ut ego impetrem; tu postula, ut uterque vincamus. Osculare, quia absens labiis non vales, saltem obsecratione pedes parentum tuorum quasi ancilla, manus quasi alumna, ora quasi filia. Ne trepidaveris, ne timueris: bonos judices habemus: affectus ipse pro te orat, natura ipsa tibi postulat, suffragia causæ tuæ in tuorum mentibus habes: cito adnuunt qui suo ipsi amore superantur. Obsecra ergo, et supplex dicito: Quid feci, quid commerui? ignoscite quidquid illud est: veniam peto, etsi delictum nescio: nunquam vos, ut ipsi scitis, inofficiositate aut contumacia offendi, nunquam verbo asperiore læsi, nunquam vultu proterviore violavi: a vobis sum viro tradita, a vobis conjugi mancipata. Teneo, ni fallor, mandata vestra: hæret sensibus meis sanctum piæ præceptionis arcanum: morigeram me, ut puto, ante omnia viro esse jussistis: vestræ voluntati obsecuta sum, vestræ jussioni obtemperavi: illi in omnibus parui cui me parere voluistis. Invitavit me ad religionem, invitavit ad castitatem. Date veniam: turpe credidi reluctari: res mihi verecunda, res pudens, res sancta visa est: fateor, cum de tali negotio mecum ageret, erubui quod non ante cœpissem. Huc accessit etiam reverentia Christi et affectus: honeste me facere credidi quidquid Dei amore fecissem.

Voilà donc ce que je vous dis en mon nom, voilà les prières que je vous adresse pour moi. Toi maintenant, ô tendre et vénérable sœur, (toi qui m’es d’autant plus chère aujourd’hui, que nous devons une tendresse plus affectueuse à ceux en qui le Christ a su se faire aimer) remplis ton rôle et le mien. Prie, toi, afin que j’obtienne; demande, toi, afin que tous deux nous gagnions notre cause. Baise, sinon des lèvres, puisque l’éloignement ne le permet pas, du moins par la prière, les pieds de tes parents comme une esclave, baise leurs mains comme une élève, leurs bouches comme une enfant. Ne tremble pas, ne crains pas; nous avons de bons juges; la tendresse paternelle supplie pour toi, la nature réclame pour toi, tu as dans le cœur des tiens des avocats pour ta cause; on n’est pas loin de se laisser fléchir, quand on est vaincu par les sentiments de l’âme. Conjure-les donc, et dis-leur en suppliante: « Qu’ai-je fait? qu’ai-je mérité? Pardonnez, quoi que ce puisse être. Je réclame indulgence, sans connaître ma faute. Jamais, comme vous le savez, je ne vous offensai ni par manque de respect, ni par insoumission; jamais je ne vous blessai d’une parole amère; jamais je ne vous outrageai d’un regard insolent; par vous j’ai été livrée à un homme; par vous, engagée à un mari. Il me souvient, si je ne me fais illusion, des ordres que vous me donnâtes; je garde au fond de mon cœur le secret de vos religieux avis. Vous m’ordonnâtes, je crois, d’être avant toutes choses, soumise à mon époux. J’ai condescendu à vos volontés, j’ai obtempéré à vos ordres ; il m’a toujours trouvée docile, celui à qui vous m’avez commandé d’obéir, il m’a entraînée dans sa religion, il m’a invitée à la continence. Pardonnez, j’ai cru qu’il serait honteux de résister; la chose m’a paru honnête, pudique et sainte. Je l’avoue, lorsqu’il me parla d’un si généreux sacrifice, je rougis d’avoir été prévenue. A cela vint se joindre encore l’amour et le respect dus au Christ; je pensai que ce serait beau, tout ce que je ferais par amour pour Dieu. »

Advolvor vestris, o parentes charissimi, pedibus: illa ego vestra Palladia, vestra gracula, vestra domnula; cum qua his tot vocabulis quondam indulgentissima pietate lusistis; quæ vobis per varia nomina nunc fui mater, nunc avicula, nunc domina; cum esset scilicet unum vocabulum generis, aliud infantiæ, tertium dignitatis. En ego illa sum per quam vobis illa primum et parentum nomina et avorum gaudia contigerunt; et, quod utroque præstat, utrumque feliciter, cum fructu adipiscendi et beatitudine perfruendi: non quia hinc ego aliquid mihi deputem; sed tamen ingrata apud vos esse non debet per quam vos voluit Deus esse felices. Ne, quæso, ergo molestum vobis sit quod referre aliquid Deo cupio, cui omnia repensare non possum. Pleni estis solatiis jucundissimis, pleni pignoribus charissimis, pleni benedictione divina: præter peculiarem mei causam, vestrum negotium referre Deo gratiam jubet: debere me ei arbitror quod vobis tanta concessit. Sed hæc hactenus. Sufficienter enim jam per nos, o charissima soror, precati sumus: reliqua sunt agenda per filiam. Utamur ergo (honeste enim pro reconciliando parentum affectu cuncta tentantur), utamur illorum more et exemplo qui ultimo causarum loco aliqua nonnunquam ad commovendam judicum misericordiam proferebant laturis sententiam disceptatoribus, aut lamentantes matresfamilias, aut sordidatos senes, aut plorantes parvulos ingerentes; scilicet ut qui superiora causæ verbis jam exoraverant, posteriora rebus ipsis perorarent. Offerimus ergo et nos vobis, o charissimi parentes, pignus pari quidem illorum, sed tamen gratiore suffragio. Offerimus enim pignus non incognitum, sed domesticum; non alienum, sed proprium; nec, ut illi oratores, et sibi et judicibus extraneum, sed nobis simul vobisque commune; quæ vos utique vestri sanguinis indoles non ad incognitorum hominum cogit dilectionem, sed ad vestrorum revocat charitatem: nec alienos vobis aliena, sed vestros vestra commendat: neque id orat ut eos ametis quos nunquam ante vidistis, sed ut eos non oderitis quos, puto, non diligere non potestis. Vestrum ideo, parentes charissimi, negotium, vestra res est; vester id a vobis animus, vestra charitas deprecatur: ne, quæso, tantum nobis irascamini ut nec vobis consulatis. ................................. Commune pignus per nos simul atque nobiscum, et primam pene ad vos vocem pro nostri emittit offensa. Infelix prorsus ejus et miseranda conditio, quæ avos suos ex parentum primum reatu cœpit agnoscere. Miseremini, quæsumus, innocentiæ ejus, miseremini necessitatis: cogitur quodammodo pro offensa suorum jam supplicare, quæ adhuc nescit quid sit offendere.

« Je me jette à vos pieds, parents bien-aimés; moi, votre Palladia, votre chérie, votre petite reine; moi avec qui vous badiniez en m’adressant jadis, dans votre indulgence affectueuse, ces termes de caresse. Désignée sous différents noms, j’étais pour vous tantôt une mère, tantôt un joli phénix, tantôt une souveraine; de ces appellations diverses, l’une indiquait mon sexe, l’autre s’appliquait à mon âge, la troisième signalait mon rang. La voilà celle par qui vous advinrent pour la première fois les noms de parents, les joies d’aïeuls, et, ce qui est plus encore, la félicité attachée à ces deux conditions, c’est-à-dire l’avantage de renaître en vos enfants et le bonheur de les posséder. Ce n’est pas que je veuille pour cela m’attribuer quelque chose, à moi, mais pourtant elle ne devrait point vous être odieuse, celle par qui Dieu a voulu que vous fussiez heureux. Qu’il ne vous soit donc pas à cœur, si je m’efforce de rendre à Dieu quelque chose, ne pouvant tout lui payer. Vous êtes pleins de consolations ineffables, entourés d’enfants chéris, comblés de la bénédiction divine; outre les motifs qui me sont propres, votre intérêt exige que je rende grâces à Dieu; je me tiens redevable envers lui des grandes faveurs qu’il vous a départies. » — Mais en voilà bien assez. Nous avons suffisamment prié pour nous, ma sœur bien-aimée; c’est à notre fille à faire le reste. Imitons donc l’exemple, (car pour reconquérir l’affection de ses parents, toutes les tentatives sont légitimes), imitons donc l’exemple et la coutume de ceux qui, vers la fin de leurs discours, pour émouvoir la pitié des juges, quand on allait prononcer la sentence, produisaient quelquefois des mères éplorées, des vieillards couverts d’habits poudreux, ou de petits enfants tout en larmes; ils en agissaient de la sorte, dans le but d’achever par ce spectacle, au terme de leur plaidoyer, ce que leurs paroles avaient commencé déjà. Et nous aussi, parents bien-aimés, nous vous offrons, pour vous fléchir, un gage qui doit vous être cher. Nous ne vous offrons point une enfant inconnue, mais une enfant de votre famille; une enfant qui vous soit étrangère, mais une enfant qui vous est propre. Bien différents de ces orateurs qui présentaient une chose qui leur était étrangère, à eux et aux juges, ce que nous vous offrons, nous est commun à vous et à nous; cette part de votre sang, ce ne sont point des hommes inconnus qu’elle vous force d’aimer, ce sont les vôtres qu’elle veut ramener dans votre cœur; ce n’est point une étrangère qui vous recommande des étrangers, mais une enfant de votre famille qui vous recommande des parents. Ce qu’elle réclame de vous, ce n’est pas que vous aimiez des personnes que vous n’avez jamais vues, mais que vous ne haïssiez point celles que vous ne pouvez ne pas aimer. Il y va donc, parents chéris, il y va de votre intérêt, d’une affaire qui vous concerne; c’est votre cœur, c’est votre affection qui vous en conjure, ne vous irritez pas contre nous au point de vous oublier vous-mêmes……….. — Cette enfant qui vous appartient, aujourd’hui par nous et avec nous, fait entendre ses premières paroles pour vous fléchir en notre faveur. C’est une triste et malheureuse condition que la sienne, puisqu’elle n’a commencé de connaître ses aïeuls que depuis la disgrâce de ses parents. Prenez pitié de son innocence; laissez-vous fléchir aux droits du sang; elle est déjà contrainte en quelque sorte de supplier pour les siens, elle qui ne sait pas ce que c’est qu’une faute.

Læsus quondam Ninivitarum peccatis Deus, vagitu infantium et ploratione molitus est. Nam licet totum legamus luxisse populum, præcipuam tamen misericordiam meruit sors et innocentia parvulorum, dicente ad Jonam Deo: Si valde contristatus es super cucurbitam, et paulo post: Ego non parcam super Ninive civitatem magnam, in qua commorantur plus quam centum viginti millia, qui non cognoverunt sinistram suam aut dexteram,[6] declarans scilicet propter sinceritatem innocentium se etiam culpis nocentium pepercisse. Sed quid ego de Dei misericordia loquor, qui non tantum postulata tribuit, sed interdum etiam non sperata largitur; tantoque, si dici licet, major est hominibus humanitate et benevolentia, quanto potestate atque natura?

Offensé jadis par les péchés des Ninivites, Dieu fut désarmé par les pleurs et les vagissements de l’enfance. Si nous lisons que tout le peuple pleura, il est vrai de dire pourtant que la divine miséricorde se laissa surtout attendrir par le sort et l’innocence des enfants. Le Seigneur dit à Jonas: Tu t’es attristé sur un lierre. Et moi, ajoute-t-il ensuite, moi je n’épargnerais pas la grande ville de Ninive, où il y a plus de six vingt mille enfants, qui ne savent pas discerner la droite de la gauche! Ainsi, il déclare qu’il pardonne même les fautes des coupables, en faveur des innocents. Mais que parlé-je de la miséricorde de Dieu, lui qui non seulement accorde ce qu’on lui demande, mais qui va même jusqu’à prévenir nos espérances; lui qui s’élève d’autant plus, si l’on peut parler ainsi, au dessus du la bonté et de la générosité des hommes, qu’il surpasse ses créatures par son pouvoir et son essence?

Paratum, ut ait Livius, inter Romanos Sabinosque bellum, et, quod difficilius sedari potest, cœptum preces quondam et interventus charorum pignorum sustulerunt; cumque una eorum gens esset natura ferox, alia dolore fervens; tantum tamen visio affectus mutui valuit, ut nec Romanus memor esse belii, nec Sabinus posset injuriæ; et illi paulo ante feri ac semibarbari; cognati sanguinis cupidi, sui prodigi, amplecti se mutuo inciperent; quia pignus mutuum jam habere cœpissent, fieretque unus uterque populus, quia unus utriusque esset affectus. Nos non in acie stamus, non arma sumimus, non vim inferimus, nec propulsare tentamus; impium fore arbitrantes si vel in hoc filii parentibus obvient, ne puniantur injusti. Cur, rogo, quod illi quondam affectus pro suis obtinuerunt, nostri non queant impetrare pro nobis? An ideo infelicissimi pene omnium, ideo minus meremur veniam, quia repugnare nescimus? Quod vultis nos pati, patimur. Si irascimini, deprecamur; si puniendos creditis, acquiescimus. Quid, rogo, ultioni post ista superest? Certe etiam si justas succensendi causas parentes habeant, nihil contingere eis felicius, nihil optatius potest quam ut sic eis pro reatu filii satisfaciant, ne necesse habeant vindicare. Quid autem est in quo magis possimus vobis nos satisfacere? Filii vestri sumus, qui vos rogamus; neptis, per quam rogamus. Parcite, indulgete illi. Eorum parentes charissimi pro se rogant, ob quorum soletis nomina etiam extraneis nil negare.

Un combat, au rapport de Tite-Live, allait se livrer entre les Sabins et les habitants de Borne; ce qui rendait la pacification difficile, déjà l’on en était venu aux mains; les prières et l’entremise des enfants désarmèrent les guerriers. Une de ces deux nations était fière et cruelle, l’autre était aigrie par la douleur; cependant, ni les uns, ni les autres ne purent voir des objets si touchants sans que le Romain n’oubliât sa cruauté, et le Sabin le ressentiment de l’injure. Ces deux peuples, naguère sauvages et demi barbares, altérés d’un sang ami, prodigues du leur, s’embrassèrent mutuellement, et, parce qu’ils avaient des gages communs, les deux nations n’en firent plus qu’une, les mêmes liens d’affections les unissant toutes les deux. Nous, nous ne sommes point rangés en bataille, nous ne prenons pas les armes, nous n’usons pas de violence, nous ne cherchons pas à repousser la force; nous regarderions comme impies les enfants qui s’armeraient contre leurs pères, afin de repousser un châtiment inique. Et pourquoi, je vous le demande, les nôtres n’obtiendraient-ils pas pour nous, ce que les Sabins obtinrent jadis pour les leurs? Est-ce, par hasard, que devenus presque les plus malheureux des hommes, nous serions indignes de pardon, dès là que nous ne savons être rebelles? Ce que vous voulez que nous endurions, nous l’endurons; si vous montrez de la colère, nous cherchons à la calmer; si vous nous jugez dignes de châtiment, nous sommes prêts. Nous vous le demandons, que reste-t-il encore à la vengeance? Certes, les parents eussent-ils de justes raisons de s’irriter, il ne peut rien leur arriver de plus heureux, de plus désirable que de voir leurs enfants réparer leur faute, et rendre ainsi le châtiment inutile. Mais en quoi pouvons-nous davantage vous satisfaire? Nous sommes vos enfants, nous qui vous prions; elle est votre petite-fille, celle par qui nous vous prions. Pardonnez-nous, soyez-lui favorable. En nous servant d’elle pour vous fléchir, nous nous servons d’un nom par l’entremise duquel vous ne refuseriez jamais rien, même à des étrangers.

Longum est de innumeris pietatis atque humanitatis exemplis dicere, et præposterum ut de majoribus ad minora veniamus. Sed tamen id quod dicturus sum, specie quidem minus est, sed tamen re minus non est. Perorans quondam pro periculo existimationis atque incolumitatis suæ in Romano foro Servius Galba, cum ob difficultatem negotii et invidiam facti sui parum non modo in causa, sed etiam in eloquentia spei poneret, arte usus est ut judicum animos, quos inflectere precum ambitione non poterat, rerum tentaret affectu. Itaque consumptis jam admodum cunctis oratoriæ artis ingeniique subsidiis, cum parum se promovisse intellexisset, parvulum quem secum habebat, Galli, ut illis temporibus videbatur, clarissimi et nuper mortui viri filium, et parvas ante subsellia auditorum indoles suas in consessu judicum conspectuque produxit: quos cum laturis sententiam disceptatoribus oratione flebili commendaret, fractæ affectu omnium mentes et inclinatæ sunt. Quid plura? Factum est ut inflexis cunctorum sensibus, daret misericordia humanitati quidquid ambitioni veritas denegaret. O affectus humani quanti estis, quantum valetis, qui etiam in judicio jus habere potuistis!

Il serait trop long de rappeler ici les innombrables exemples de clémence et d’humanité, il serait hors de propos de descendre des grandes aux petites choses. Ce que je vais dire, quoique moindre en apparence, ne l’est pas cependant en réalité. Plaidant un jour au forum dans une affaire où sa vie, aussi bien que sa réputation, se trouvait compromise, et la difficulté du sujet, la noirceur du grief ne lui laissant plus aucun espoir ni du côté du droit, ni du côté de l’éloquence, Servius Galba usa d’un ingénieux artifice pour ébranler par un mouvement pathétique les cœurs de ces juges que des prières ardentes n’avaient pu fléchir. Ainsi donc, après avoir épuisé toutes les ressources de l’éloquence et du génie, voyant qu’il n’avançait guère, il fit paraître un enfant d’un âge encore tendre, qu’il avait avec lui; c’était le fils de Gallus, homme très recommandable à cette époque, et mort tout récemment. Puis il présenta devant les sièges des auditeurs, en présence des juges et sous leurs yeux, ses petits enfants à lui, et les recommanda par un discours plein de larmes à ceux qui allaient prononcer sa sentence; il n’en fallut pas davantage pour briser et entraîner tous les cœurs. En un mot, il arriva par cette heureuse révolution, que l’attendrissement donna à l’humanité ce que la vérité refusait aux attraits de l’éloquence. O sentiments de la nature, que vous êtes forts, que vous êtes puissants, vous qui avez pu trouver grâce même devant des juges inflexibles!

Discite, o parentes charissimi, venia vestri dictum sit, discite vel hoc saltem exemplo frangi atque molliri. Certe etiam illic misericordia valuit, ubi locum esse misericordiæ non licebat. Laturi sententiam judices, qui nihil se nisi ex veritatis officio pronuntiaturos esse juraverant, excludere tamen misericordiam nec post sacramenta potuerunt; in tantum humanitate moti, ut dum alieno negotio consulunt, suum pene obliviscerentur. Nihil vos durum, nihil insolens deprecamur. Vestris vos præstate pro vobis, quod præstiterunt illi extraneis contra se. Certe nec causa illic justior, nec persona charior, nec audientia humanior, nec orator gratior fuit. Illic agebatur pro crimine, hic pro affectu; illic pro extraneis, hic pro filiis; illic apud juratos judices, hic apud injuratos parentes; illic per oratorem qui circumscribere nitebantur, hic per neptem, quæ quo vos ipsa infantiæ suæ simplicitate plus moveat, adhuc rogare non novit. Quid est quod causæ desit? quod novum inquirendum est inauditumque suffragium? Num extraneorum apud vos precibus utendum est? Semper in amore cautela est. Nemo enim melius diligit quam qui maxime veretur offendere. Unde ego nunc veniam peto, non quia offendisse me noverim, sed ut locum offensæ penitus non relinquam; nec conscientia culpæ, sed ratione et officio charitatis; ut majorem apud te affectus gratiam obsecratio mereatur innoxii, et amori proficiat supplicatio reatu carens; habeasque plus in filii tui deprecatione quod diligas, si non habes quod remittas. Quanquam temere fortasse nobis de innocentia blandiamur, quid tu de nobis sentias nescientes. Tui enim nobis sensus magis quam nostræ opinionis ratio habenda est. Superest ergo ut si quid aliud et quidquid illud commissum a nobis est, tu qui id offensa dignum putas, venia quoque non indignum arbitreris. Pulchre tibi ipse in tuorum reatu satisfacies. Nihil de ultione perdit filio ignoscens pater: quia felicius multo est et laudabilius suis aliquem etiam immerito ignoscere, quam in suos etiam merito vindicare. Vale.

Apprenez donc, parents bien-aimés, (et cela soit dit sans vous offenser) apprenez, du moins par cet exemple, à vous laisser amollir et briser. Vous le voyez, la pitié a trouvé place, là où elle ne pouvait, ce semble, avoir accès. Des juges sur le point de porter leur sentence, et qui avaient juré de ne prononcer que d’après les droits de la vérité, n’ont pu, malgré leurs serments, se défendre des émotions de la nature, au point de s’oublier eux-mêmes, tout en s’occupant d’une affaire étrangère. Nous ne vous demandons rien de difficile, rien d’inusité. Faites pour vous à l’égard des vôtres, ce que ces juges firent contre eux pour des étrangers. Certes, dans cette occasion, la cause n’était pas plus juste, la personne n’était pas plus chère, ni l’auditoire plus clément, ni l’orateur plus agréable. Là, il s’agissait d’un grief à détruire, ici, il s’agit d’une affection à regagner; là, c’était pour des étrangers, ici, c’est pour des enfants ; là, c’était devant des juges liés par un serment, ici, c’est devant des parents que nul serment ne lie; là, c’était un orateur qui employait tous les détours de l’éloquence, ici, c’est une jeune enfant qui doit d’autant plus vous toucher par la simplicité de son âge, qu’elle ne sait point encore prier. Que manque-t-il donc à notre cause? A quel suffrage étrange et inouï devons-nous recourir encore? Faut-il user auprès de vous de supplications étrangères? Toujours l’amour est sur ses gardes, car nul ne sait mieux aimer que celui qui craint surtout de blesser. Je réclame donc indulgence, non que je sache vous avoir offensé, mais pour ne pas laisser de place au reproche; je ne suis pas guidé par la conscience de ma faute, mais je cède à un motif, à un devoir de tendresse. Les prières d’un homme qui n’est pas coupable m’obtiendront de votre part un redoublement d’amour, et les supplications d’un cœur innocent augmenteront votre bonté; et vous trouverez plus à aimer dans un fils, si vous n’y trouvez rien à pardonner. Au reste, nous avons tort peut-être de compter sur notre innocence, ignorant ce que vous pensez de nous. Car, c’est à vos sentiments qu’il nous faut avoir égard, bien plus qu’à notre propre opinion. Que vous dirai-je? Si nous sommes coupables envers vous d’un délit quelconque, en vous montrant offensés, ne vous montrez pas non plus inexorables. C’est la plus belle satisfaction que vous puissiez tirer de la faute de vos enfants. Un père qui pardonne à son fils ne perd rien de sa vengeance, car il est bien plus doux, bien plus louable de pardonner à des enfants indignes de pardon, que de les punir, même avec justice. Adieu.

EPISTOLA V.

AD CATTURAM.

V.

A CATTURA.

Catturæ Sorori Salvianus. Etsi docente Paulo apostolo quid conveniat nos orare nescimus, quo fit ut interdum quid velle aut gaudere oporteat nesciamus: tamen ego pro communi humani generis affectu quo omnes admodum homines, pie magis quam sapienter, eos qui nobis curæ sunt cupimus quam diutissime esse nobiscum, gaudeo quod post gravem diuturnumque morbum, spem etiam præsentis vitæ indepta es, quæ futuræ semper habuisti. Benedictus itaque Dominus Deus noster, qui semper spiritus tui custos, nunc præcipue etiam carnis fuit; et in te manens teque custodiens, manum suam ex interioribus tuis usque ad exteriora porrexit; nec solum sancta sanctorum, sed etiam vestibula templi sui et circumsepta servavit; protectionemque suam latius fundens, fecit salutem animæ tuæ usque ad salutem corporis pervenire.

A sa sœur Cattura, Salvien. — Quoique nous ne sachions pas, au dire de l’Apôtre Paul, ce qu’il nous faut demander, d’où il arrive que souvent nous ignorons ce que nous devons souhaiter, ou ce dont nous devons nous réjouir, entraîné toutefois par cette affection naturelle qui porte tous les hommes, par amitié beaucoup plus que par raison, à désirer que les personnes qu’ils aiment restent avec eux le plus longtemps possible, je me réjouis de ce que, après une grave et longue maladie, vous avez reconquis l’espoir de la vie présente, vous qui toujours ayez gardé celui de la vie future. Béni soit donc le Seigneur notre Dieu, qui ayant toujours été le gardien de votre esprit, vient de se montrer aussi le gardien de votre chair; qui, résidant en vous et vous défendant, a étendu sa main de votre intérieur jusques à votre extérieur; qui a conservé non seulement le saint des saints, mais aussi les vestibules et les dehors de son temple; qui, étendant plus loin sa protection, a fait servir le salut de votre âme au salut de votre corps.

Quamvis ego ne hanc quidem tibi quam pertulisti, terrestris vasculi infirmitatem obfuisse existimem, cujus fortitudo, ut scis, menti semper inimica est. Ut te jure nunc tanto fortiorem spiritu putem, quanto imbecillior carne esse cœpisti. Caro enim, inquit Apostolus, concupiscit adversus spiritum, spiritus adversus carnem. Hæc enim invicem sibi adversantur: ut non quæ vullis, illa faciatis.[7] Ergo si repugnante corpore quæ volumus facere non possumus, infirmandum carne est ut optata faciamus. Et verum est: imbecillitas enim carnis mentis vigorem exacuit; et affectis artubus, vires corporum in virtutes transferuntur animorum: ut mihi genus quoddam sanitatis esse videatur, hominem interdum non esse sanum. Nulla enim admodum tum spiritui cum corpore, id est, nulla divinæ indoli cum terreno hoste luctatio est. Non turpibus flammis medullæ æstuant, non malesanam mentem latentia incentiva succendunt, non vagi sensus per varia oblectamenta lasciviunt; sed sola exsultat anima, læta corpore affecto quasi adversario subjugato.

Au reste je suis loin de penser qu’elle vous ait été nuisible, cette infirmité d’une argile terrestre, dont la force, comme vous savez, est toujours ennemie de l’âme. J’ai donc bien droit de vous regarder d’autant plus forte d’esprit, que vous êtes devenue plus faible de corps. Car la chair, dit l’Apôtre, a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair, et ils sont opposés l’un à l’autre; de sorte que vous ne faites pas les choses que vous voudriez. Donc, si la force du corps nous empêche de faire ce que nous désirons, il nous faut abattre cette vigueur pour suivre les mouvements de l’esprit. Et cela est vrai, car l’affaiblissement de la chair donne à l’âme une force nouvelle, et, dans des membres atténués, la vivacité du corps passe à l’intérieur pour la pratique des vertus; de cette manière, c’est comme un état de santé dans l’homme, d’être quelquefois malade. Il ne reste plus d’opposition entre l’esprit et le corps, c’est-à-dire; plus de combat entre la nature spirituelle et l’ennemi terrestre. Le cœur ne brûle plus de feux impurs, de secrètes étincelles n’y allument plus de désirs insensés, les sens ne folâtrent plus vagabonds, emportés par mille séductions; mais l’âme seule triomphe, satisfaite de voir le corps abattu, comme un ennemi subjugué.[8]

Gaude ergo, alumna Christi; semper quidem simplicis et quietæ, sed nunc magis defæcatæ tuæ mentis et liberæ ostium aperi, et detrahe, ut legis, spiritum sanctum. Nunquam, ut puto, habitatore Deo dignior exstitisti: quanto imbecillior corpore, tanto purior sensu. Vincentibus carnem tuam morbis mente vicisti. Felix si hanc semper corporis mortem in vitam spiritus conservaris. Exstinctis in te forsitan cunctis humanarum tentationum incentivis, habere quodammodo naturam animæ etiam in carne cœpisti. Ut mihi non solum magna Dei dispensatione, sed etiam magno munere, et ante ægrotasse et nunc convaluisse videaris. Ægrotasti enim hactenus ad virtutem spiritus confirmandam, secura forsitan sanitatem nunc adipiscens jam carne superata; ut post hanc redditam corpori incolumitatem sine ulla animæ infirmitate possideas, et ita caro valere incipiat ut jam tentatio non resurgat. Vale.

Réjouissez-vous donc, élève du Christ; ouvrez la porte de votre cœur toujours simple, toujours paisible, il est vrai, mais aujourd’hui bien plus pur, bien plus libre encore, et, selon qu’il est écrit, aspirez l’esprit saint. Jamais, ce me semble, vous n’avez été plus digne d’avoir Dieu pour hôte; plus votre corps a été affaibli, plus vos sens ont été purifiés. Quand les maladies domptaient votre chair, votre esprit a triomphé. Heureuse si vous savez conserver toujours cette mort corporelle pour la vie de l’esprit! Depuis que tous les feux des tentations humaines se sont éteints en votre personne, vous avez commencé, même dans la chair, de posséder en quelque sorte la nature de l’âme. C’est donc, à mon avis, non seulement par un admirable dessein, mais encore par une faveur signalée de Dieu que vous avez été malade d’abord, puis ensuite que vous êtes revenue à la santé. Si vous avez été malade jusqu’à présent, c’est pour consolider la force de l’esprit; tranquille, et recouvrant la santé, maintenant que la chair est abattue, vous posséderez désormais votre corps sain et sauf; vous n’aurez plus à redouter les infirmités de l’âme, et la chair se rétablira de manière à ce que la tentation ne revienne plus jamais. Adieu.

EPISTOLA VI.

AD LIMENIUM.

VI.

A LIMENIUS.

Limenio Salvianus in Domino salutem. Etsi scio honestas mentes probi affectus non oblivisci, ideo quia boni in bonis studiis quasi naturam quodammodo suam diligunt; tamen quia, quantum in nobis est, augere nos amorem bonorum amicorum officio nostro convenit, admonendum te charitatis olim a me cœptæ, nuper a te auctæ existimavi, ut legens epistolas meas, dum in me studium tui amoris videris, in te mei accenderes. Dabit autem, non ambigo, Deus noster ut affectum Christianorum intercipiens, Christi ipse affectus fias. Vale in Domino.

A Limenius, Salvien, salut dans le Seigneur. — Je n’ignore pas que les cœurs bien nés n’oublient jamais une affection honnête, parce que, dans des goûts purs, les hommes vertueux chérissent en quelque sorte leur propre nature; cependant, comme nous devons autant qu’il est en nous, accroître par de bons offices l’amitié des nôtres, j’ai cru devoir vous rappeler cette union que je formai jadis avec vous, et que vous avez cimentée naguère. Quand vous lirez ma lettre, les sentiments affectueux que vous y trouverez réveilleront pour moi ceux de votre âme. Notre Dieu vous accordera, j’espère, si vous aimez des Chrétiens, de participer à l’affection du Christ. Adieu dans le Seigneur.

EPISTOLA VII.

AD APRUM ET VERUM.

VII.

A APER ET A VERUS.

Apro et Vero Salvianus. Officii sit, an impudentiæ, quod prius ad vos scripsi quam a vobis jus scribendi acciperem, malo vestri esse judicii quam assertionis meæ; quia res dubia ac latens melius semper bonis interpretatoribus quam malis defensoribus creditur. Sed licet hæc vere se ita habeant et a me ita esse ducantur, tamen si quid in veri opinione secundum intelligentiam meam sit, audiendum a me putatis, ego sic arbitror, si quando de officio deferendo parvis, ut ego sum, apud superiores, ut vos estis, sancta contentio est, melius eos facere si præoccupent scripto patronos suos quam si ab iis præoccupentur. Nam cum ipsa scribendi rescribendique assiduitas dandis vel maxime et reddendis obsequiis deferatur; multo necesse est humilius sit et obsequentius, dare quempiam operam ut officium prius deferat quam exspectare ut prius capiat: quia, juxta id quod supra diximus, delatio officii fugere honorem, dissimulatio affectare videatur.

A Aper et à Verus, Salvien. — S’il y a prévenance ou hardiesse de ma part à vous écrire sans que vous m’en ayez donné le droit, c’est à votre jugement qu’il faut en référer plutôt qu’au mien; car, en une chose douteuse et cachée, on s’en rapporte mieux à d’habiles interprètes qu’à de mauvais défenseurs. Quoiqu’il en soit réellement ainsi, et que je ne doute pas de cette vérité, néanmoins si vous voulez me permettre d’énoncer ma faible opinion à ce sujet, je le ferai volontiers. Or, je pense que, s’il y a quelquefois entre les supérieurs comme vous êtes, et les inférieurs comme je suis, une sainte rivalité de politesses, ceux-ci font mieux de devancer par écrit leurs supérieurs, que de s’en laisser prévenir. L’échange de lettres et de réponses étant principalement établi pour favoriser la réciprocité de déférences, il y a bien plus de respect et d’humilité à user tout le premier d’attentions et d’égards, que d’attendre qu’on nous devance; car, ainsi que je l’ai dit, en prévenant, on semble fuir les hommages, en différant, on paraît les rechercher.

Congrue ergo et multis modis rationabiliter actum est, ut ego ad vos prius scriberem. Primum, quia turpiter ad honorem ambisse viderer inferior. Deinde, quod vos ab omni hujuscemodi opinionis nota ita morum vestrorum dignitas vindicat, ut pene quidquid a vobis fit, nihil non recte factum esse credatur. Postremo, quod etiam si hoc consilio vos ad me non scripsissetis, ut ego peccator et imbecillus prius deferrem officia quam sumerem; pio magis id vos consilio fecisse existimandum erat quam arroganti. Cum enim totius ferme humilitatis et prope omnium officiorum palmam indepti sitis, non tam credi potera vos amico voluisse honorem negare quam onus noluisse imponere. Quamvis enim honestum et religiosum studium sit præoccupare humilitate et vincere; tamen quando inter tales ut nos sumus, id est, inter summos atque infimum, hujuscemodi negotium est; abundantioris charitatis rem major facit si minori cedat officio.

C’est donc à bon droit et avec beaucoup de raison, que je me suis mis à vous écrire le premier. D’abord, il eût été honteux pour moi, inférieur que je suis, de paraître ambitionner les hommages. Ensuite, la dignité de vos mœurs vous met tellement à couvert d’un semblable soupçon, que tout ce que vous faites porte l’empreinte de la sagesse. Enfin, quand même vous ne n’eussiez point écrit, dans la vue de me forcer, moi homme faible et pécheur, à vous rendre les premiers devoirs, il eût fallu attribuer cette conduite à la piété bien plus qu’à l’orgueil. Comme vous avez atteint au plus haut degré de l’humilité et des autres vertus, l’on eût pensé que c’était moins pour refuser des honneurs à un ami, que pour ne pas lui imposer une charge onéreuse. Que ce soit une étude honnête et pieuse de prévenir et de surpasser les autres en déférences, cependant entre des personnes comme nous, c’est-à-dire, entre des personnes éminentes, et un homme d’un rang infime, le supérieur fait preuve d’une charité plus généreuse en cédant à son inférieur.

Hæc, mi domini venerabiles, juxta opiniunculam meam non tam præsumptione scientiæ quam honore reverentiæ vestræ scribenda ad vos putavi. Si aliud vos sentire ostenderitis, ego manum ad os meum ponam;[9] et juxta exemplum sancti Job, qui post divinam vocem in comparationem loquentis Dei parvum se et imbecillum esse cognovit, terram me, ut sum, squalidam, et insincerum cicerem judicabo, dicamque illud: Semel locutus sum: non adjiciam:[10] Nec immerito: incidere enim in falsæ opinionis errorem priusquam vera cognoscas, imperiti animi est et simplicis; perseverare vero in eo, postquam agnoveris, contumaciæ. Valete.

Voilà, mes vénérables maîtres, ce que j’ai cru devoir vous écrire, suivant ma faible opinion, moins par une vaine présomption d’habileté, que par respect pour votre révérence. Si vous manifestez d’autres sentiments, je placerai ma main sur ma bouche et, suivant l’exemple du saint homme Job, qui, après avoir entendu la parole divine, reconnut sa faiblesse et son néant en comparaison du Seigneur dont il venait d’écouter la voix, je me regarderai comme une vile terre, ce que je suis en effet, et comme une cendre abjecte, puis je dirai: J’ai parlé une première fois, je n’ajouterai rien. Et à bon droit; car, tomber dans une opinion fausse et erronée, avant de connaître la vérité, c’est le propre d’un esprit simple et ignorant; niais persévérer dans l’erreur, une fois qu’elle est reconnue, c’est le propre de l’opiniâtreté. Adieu.

EPISTOLA VIII.

AD EUCHERIUM.

VIII.

A EUCHER.

Domino et dulcissimo Eucherio episcopo, Salvianus presbyter. Legi libros quos transmisisti, stylo breves, doctrina uberes, lectione expeditos, instructione perfectos, menti tuæ ac pietati pares. Nec miror quod tam utile ac pulchrum opus ad institutionem potissimum sanctorum acbeatorum pignorum condidisti. Cum enim eximium in eis templum Deo ædificaveris, doctrina novæ eruditionis quasi summum ædificii tui culmen ornasti; et ut indoles sanctæ æque doctrina ac vita inlustrarentur, quos morali institutione formaveras, spiritali instructione decorasti.

A mon maître et à mon très doux Eucher, Évêque, Salvien Prêtre. — J’ai lu ces livres que vous m’avez envoyés; ils sont courts, mais abondants en doctrine; d’une lecture facile, mais d’une rare instruction; bien dignes de votre esprit et de votre piété. Je ne suis point surpris qu’un ouvrage si utile et si beau vous ait été inspiré par le désir de contribuer à l’éducation de vos chers et pieux enfants. Après avoir élevé en eux un temple magnifique à Dieu, vous avez mis, pour ainsi dire, la dernière main à l’édifice par une doctrine et une érudition nouvelle; jaloux de faire briller d’heureux naturels par le savoir et la vertu, ceux que vous aviez formés à l’aide d’une institution morale, vous les avez embellis d’une instruction spirituelle.

Superest ut Dominus Deus noster cujus dono admirandissimi juvenes tales sunt, pares eos faciat libris tuis, id est, ut quidquid illi continent in mysterio, hoc uterque illorum habeat in sensu. Et quia jam dispensatione divina atque judicio etiammagistri Ecclesiarum esse cœperunt; donec hoc benignissimi Dei pietas, ut doctrina illorum fructus sit Ecclesiarum et tuus, profectuque excellentissimo tam illum ornent a quo sunt geniti, quam eos quos ipsi sua institutione generaverint. Mihique hoc, etsi non inter omnia, certe vel post omnia misericors Deus tribuat, ut qui fueruntdiscipuli quondam mei, sint nunc quotidie oratores mei. Vale, mi dominus et dulcis meus.

Il reste à désirer que le Seigneur notre Dieu, par la grâce de qui ces jeunes gens sont si dignes d’admiration, les rende semblables à vos livres, c’est-à-dire, que chacun d’eux porte gravé dans le cœur tout ce que ces traités renferment en spéculation. Et puisque, par un merveilleux jugement du ciel, ils ont déjà commencé d’être gouverneurs des églises, fasse l’ineffable bonté de Dieu que leur science profite aux Eglises et à vous; que par de rapides progrès dans la vertu, ils deviennent l’honneur et de celui qui les a engendrés selon la chair, et de ceux qu’ils auront eux-mêmes engendrés par leur doctrine. Quant à moi, que la divine miséricorde me donne, sinon comme faveur spéciale, du moins comme faveur accessoire, de trouver aujourd’hui des intercesseurs dans ceux qui furent autrefois mes disciples. Adieu, mon maître et mon doux ami.

EPISTOLA IX.

AD SALONIUM.

IX.

A SALONIUS.

Domino ac beatissimo discipulo, filio et patri, per institutionem discipulo, per amorem filio,per honorem patri, Salonio episcopo, Salvianus.

A mon maître, à mon bienheureux disciple, à mon bis et à mon père, disciple par l’éducation, fils par l’amour, père quant au respect, à Salonius, Evêque, Salvien.

Quæris a me, o mi Saloni, charitas mea, cur libellis nuper a quodam hujus temporis homine ad Ecclesiam factis Timothei nomen inscriptum sit. Addis præterea quod nisi rationem vocabuli evidenter expressero, dum nominantur Timothei, inter apocrypha sint fortasse reputandi. Ago gratias atque habeo quod de me ita judicas, ut pertinere hoc æstimes ad fidei meæ curam ne quid ecclesiastici operis vacillare permittam; scilicet ut res summæ salubritatis non sit minoris pretii per opinionis incertum. Sufficere itaque ad excludendam penitus apocryphi styli suspicionem etiam hoc solum poterat, quod superius indicavi libros neotericæ disputationis esse, et a præsentis temporis homine divinarum rerum studio atque amore conscriptos. Carent enim apocryphi suspicione, qui agnoscuntur Timothei apostoli non fuisse.

Vous me demandez, mon cher Salonius, objet de mon affection, pourquoi des livres récemment adressés à l’Eglise par un certain auteur de notre âge, portent le titre de Timothée. Vous ajoutez de plus que, si je ne vous donne une raison satisfaisante à un pareil titre, on pourrait peut-être les reléguer sous ce nom, parmi les écrits apocryphes. Je vous rends mille actions de grâces de ce que vous me jugez assez favorablement, pour penser que le zèle de ma foi ne saurait me permettre d’abandonner une œuvre religieuse à diverses conjectures, et de donner ainsi, par le vague de l’opinion, moins de prix à une chose très salutaire en elle-même. C’était bien assez, pour chasser le soupçon d’une plume apocryphe, d’avoir annoncé plus haut que ces livres traitent d’une matière nouvelle, et qu’ils ont été inspirés à un auteur vivant encore, par le zèle et l’amour des choses divines. Car, peut-on regarder comme apocryphes, des livres qu’on sait bien n’être pas de l’apôtre Timothée?

Sed requirit forsitan aliquis, quis ille auctor sit, si apostolus non est, et utrum suum libellis ipsis an alienum nomen inscripserit. Verum est. Potest hoc quidem quæri. Et recte quæritur, si inquisitio valet ad fructum aliquem pervenire. Cæterum si infructuosa est, quid necesse est ut laboret curiositas, cum profectum curiositatis non sit habitura cognitio? In omni enim volumine profectus magis quæritur lectionis quamnomen auctoris. Et ideo si profectus est in lectione, et habet quisquis ille est quod potest instruere lecturos, quid ei cum vocabulo quod juvare non potest curiosos? Ita ut dignissime huic inquisitori angelicum illud respondeatur: Patriam quæris, an mercenarium? Cum enim nullus profectus sit in nomine; qui profectum in scriptis invenit, superflue nomen scriptoris inquirit.

On me demandera peut-être quel est donc cet auteur, puisque ce n’est pas l’apôtre? Est-ce son nom, ou bien un nom emprunté qu’il a mis en tête de son œuvre? A la vérité, on peut demander cela, et on aura bien raison de le faire, si toutes ces questions peuvent amener quelque utile résultat Mais, si elles restent infructueuses, qu’est-il besoin de se consumer dans une vaine curiosité dont on ne doit retirer aucun avantage? Dans quelque ouvrage que ce soit, c’est l’utilité, plutôt que le nom de l’auteur, qu’il faut rechercher. Or, s’il y a du profit dans la lecture, si l’ouvrage, de quelque main qu’il vienne, peut instruire les lecteurs, qu’a-t-on à faire avec un nom qui ne saurait assouvir la curiosité? On répondrait volontiers à de tels questionneurs, par ces paroles de l’ange: Est-ce le nom de mon pays que vous voulez savoir, ou mon service dont vous avez besoin? Comme il n’y a point d’utilité à retirer du nom de l’auteur, il serait superflu de le demander, quand l’ouvrage est devenu profitable.

Causæ ergo, ut dixi, ista sufficiunt. Sed quia tibi, o mi Saloni, decus nostrum atque subsidium, negare nihil possumus, evidentia dicemus. Tria sunt quæ in libellis istis de quibus loquimur, quæri possunt. Cur is qui scripsit, ad Ecclesiam scripserit, et utrum alieno nomine, et an suo: si non suo, cur alieno: et si alieno, cur Timothei potissimum nomen quod scriberetur elegerit. Igitur ut libelli ad Ecclesiam scriberentur, hæc causa est. Scriptor ille, ut etiam scripta ipsa testantur, habet hunc in se cultum atque affectum Dei, ut Deo nihil præponendum putat, secundum illud scilicet Domini nostri dictum, quo ait: Qui amat filium aut filiam plus quam me, non est me dignus. Quamvis dictum hoc tepidissimi ac negligentissimi quique homines solo tantum persecutionis tempore putent esse servandum. Quasi vero ullum omnino tempus sit quo præferri aliquid Deo debeat; aut qui persecutionis tempore pretiosiorem omnibus rebus Christum habere debet, reliquo omni tempore habere debeat viliorem. Quod si ita est, amorem Dei persecutioni debebimus, non fidei; et tunc tantum poterimus quando nos impii persequentur: cum utique aut majorem aut certe non minorem tranquillis quam asperis rebus affectum Domino debeamus. Quia et hoc ipso a nobis plus debet diligi, quia nos a malis non patitur affligi; indulgentia scilicet piissimi et mollissimi patris nobiscum agens, qui magis vult nos in pace et quiete fidem nostram religiosis operibus ostendere, quam in persecutione pœnis nostrorum corporum comprobare. Et ideo si tunc ei nil præferendum est quando nobiscum aspere agitur, ne tunc quidem præferri debet quando per indulgentiam plus meretur. Sed hæc alii tempori magis congruunt. Nunc quod cœpimus exsequamur.

En voilà bien assez, comme j’ai dit, pour le sujet. Mais, comme je ne peux rien vous refuser, ô mon cher Salonius, vous ma gloire et mon appui, je vous parlerai plus nettement Sur le livre, dont il s’agit, on peut faire trois questions. Pourquoi l’auteur a-t-il adressé son livre à l’Eglise? S’est-il servi d’un nom emprunté, ou du sien? Si ce n’est pas du sien, pourquoi en a-t.il pris un autre? S’il en a pris un autre, pourquoi a-t-il choisi de préférence celui de Timothée? Voici donc la raison pour laquelle les livres ont été adressés à l’Eglise. L’auteur, comme l’attestent ses écrits, professe un tel respect, un tel amour pour Dieu, qu’il ne pense pas qu’on doive rien lui préférer, selon ces paroles de notre maître: Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi. Je le sais, tous les hommes tièdes et négligents prétendent que cette loi ne regarde que les jours de persécution. Comme s’il y avait un temps où l’on dût préférer quelque chose à Dieu; comme si l’on pouvait aux jours de persécution faire passer le Christ avant toutes choses, et le dédaigner en d’autres époques! En est-il ainsi; nous devrons l’amour de Dieu à la persécution, et non pas à la foi, et nous aurons de la force, alors seulement que les impies nous tyranniseront, tandis que, au contraire, nous devons au Seigneur dans la tranquillité, plus, ou du moins tout autant d’amour, que dans les circonstances orageuses. Car, c’est pour nous un motif de l’aimer davantage, quand il ne nous abandonne point aux méchants, père tendre et plein d’indulgence qui aime bien mieux nous voir dans la paix et le repos, manifestant notre foi par des œuvres religieuses, que la signalant au jour de la persécution par les supplices de nos corps. Si donc nous ne devons rien lui préférer dans les moments difficiles, on ne doit rien lui préférer non plus, lorsque son indulgence lui donne plus de droits à notre amour. Mais de pareils débats sont faits pour un autre temps, poursuivons ce que nous avons commencé.

Videns igitur scriptor ille quem diximus graves atque multiplices Christianorum pene omnium morbos, atque a cunctis in Ecclesia positis non solum non postponi omnia Deo, sed prope cuncta præponi. (Nam et ebriosi in ebrietatibus Deum spernere videntur, et cupidi in cupiditate, et impudici in libidine, et cruenti in crudelitate, et in his omnibus pene omnes: atque hoc eo gravius, quod non solum hæc per scelus atrocissimum diu admittuntur, sed ne postea quidem per pœnitentiam corriguntur; maxime cum etiam in his qui pœnitentes esse dicuntur,nomen sit magis pœnitentia ipsa quam fructus: quia parum sunt rerum vocabula ipsas res non habentia, et nihil virtutum verba sine viribus. Plurimi namque ac pene cuncti, et rerum abundantes, et conscii criminum ac flagitiorum suorum, non modo ea quæ admiserunt, exomologesi ac satisfactione, sed ne hoc quidem quod facillimum est, donis saltem ac misericordiis redimere dignantur: atque non solum id in prosperis negligunt, sed quod multum irreligiosius, in adversis; non solum incolumes, sed etiam deficientes. Tanta incredulitas est hominum et tam gravis infidelium languor animarum, ut cum multi maximas opes hæredibus, interdum etiam extraneis derelinquant; hoc solum se putant perdere quod pro spe sua dederint ac salute. Et quidem istud licet in omnibus fere grave sit, præcipue in his tamen quos in consimili crimine infidelitatis etiamprofessio sanctitatis accusat. Sed idem morbus hic non sæcularium tantum est, sed eorum etiam qui sibi nomen religionis usurpant.

Or, l’écrivain dont il s’agit a vu les graves et nombreuses maladies qui travaillent presque tous les Chrétiens; il a vu tous ceux qui sont placés dans l’Eglise, non seulement ne pas mettre toutes choses après Dieu, mais faire passer toutes choses avant lui, car les ivrognes semblent mépriser Dieu par leur ivrognerie, les avares, par leur cupidité; les impudiques, par leurs débauches ; les hommes de sang, par leur cruauté; et presque tous les Chrétiens par l’universalité de ces désordres d’autant plus incurables que l’on ne cesse de s’y livrer avec une atroce fureur, et que l’on ne travaille pas à s’amender dans le repentir, puisque chez ceux même qui se disent pénitents, la pénitence est plutôt une apparence qu’une réalité, le nom d’une chose n’étant rien sans la chose elle-même, les noms des vertus n’étant rien sans l’exercice de ces vertus. Il a vu que la plupart des Chrétiens, quoique dans l’abondance, quoique bourrelés par le remords de leurs crimes et le souvenir de leurs forfaits, non seulement dédaignent de racheter leurs fautes par l’exomologèse et la satisfaction, mais encore, ce qui serait très facile, ne veulent pas les racheter au moins avec des dons et des aumônes, insoucieux de leur salut, non seulement dans la prospérité mais encore, ce qui est plus criminel, dans le malheur; non seulement dans la santé, mais encore dans la maladie. Telle est l’incrédulité des hommes, telle est la langueur des âmes infidèles, que bien des gens abandonnent de vastes richesses à des héritiers, quelquefois même à des étrangers ; regardent comme perdu seulement ce qu’ils auraient donné pour leur espérance et leur salut, désordres bien déplorables sans doute dans presque tous les hommes, mais surtout dans ceux qu’une profession de sainteté rend plus criminels; car cette maladie tourmente les séculiers, comme ceux qui se décorent d’un titre de religion.

Et ideo videns ille qui scripsit, commune esse hoc malum prope universorum, labemque hanc non ad mundiales tantum homines, sed etiam ad pœnitentes atque conversos, ad viduas quoque jam continentiam professas atque ad puellas in sacris altaribus consecratas; quodque, ut ita dixerim, prope inter monstra reputandum est, ad levitas etiam atque presbyteros; et quod his feralius multo est, etiam ad episcopos pervenisse, ex quibus multi quos supra dixi, sine affectibus, sine pignore, non familias, non filios habentes, opes et substantias suas non pauperibus, non ecclesiis, non sibi ipsis, non denique, quod his omnibus majus est ac præstantius, Deo, sed sæcularibus vel maxime et divitibus et extraneis deputarent; factus est in corde ipsius, sicut scriptum est, zelus Domini quasi ignis ardens (Jer. XX, ). Et quia, æstuantibus sacro affectu medullis suis, aliud in tali æstu facere non potuit, in vocem doloris erupit. Vox autem ipsa cui impenderetur, nullus magis idoneus visus est quam Ecclesia, cujus utique pars ipsi erant qui ista faciebant. Superflue enim uni aut paucis scribitur, ubi est causa cunctorum. Hæc ergo ratio et persuasit et compulit, ut libelli de quibus loquimur ad Ecclesiam mitterentur.

Or, l’auteur de cet ouvrage a vu que c’est là le mal de presque tous les Chrétiens, que c’est la tache non seulement des hommes du siècle mais encore des pénitents et des convertis, des veuves qui ont professé la continence, des vierges consacrées à la face des saints autels, et, ce qu’il faut regarder, pour ainsi dire, comme une monstruosité, des Lévites et des Prêtres; il a vu, chose bien plus hideuse, que les évêques eux-mêmes sont flétris de ce vice; la plupart des personnes que je signale n’ayant ni affections, ni objets qui leur soient chers, ni familles, ni enfants, loin de donner leurs biens et leurs richesses aux pauvres, aux églises, à eux-mêmes, et, ce qui vaudrait mieux encore, à Dieu, les abandonnent à des séculiers, à des riches, à des étrangers. Devant un pareil spectacle, le zèle du Seigneur, ainsi qu’il est écrit, s’est allumé en son cœur, comme une flamme ardente. Et parce que, dans la sainte ardeur qui le consumait, il ne pouvait faire autre chose, il s’est échappé en paroles de tristesse. Personne alors ne lui a paru plus propre à recevoir ses lamentations, que l’Eglise à laquelle appartiennent ceux qui commettent de pareils désordres. Il est superflu d’écrire pour un seul, ou pour un petit nombre, lorsqu’il s’agit de tout le monde. Voilà donc le motif que l’auteur a eu d’adresser son livre à l’Eglise.

Nunc illud dicimus quod secundum est, scilicet, cur in titulo libellorum non sit nomen auctoris. Cujus rei licet una sit causa maxima; multæ tamen, ut reor, esse potuerunt. Ac prima illa veniens a mandato Dei, quo præcipimur vitare omnibus modis terrestris gloriæ vanitatem; ne dum humanæ laudis inanem aurulam quærimus, præmium cœleste perdamus. Ex quo etiam illud est quod et orari Deus et donari oculte jubens, vult nos fructum boni operis commendare secreto; quia nulla sit major fidei devotio quam quæ conscientiam vitat hominum, Deo teste contenta. Nesciat enim, inquit Salvator, manus tua sinistra quid faciat dextera tua: et Pater tuus, qui videt in absconso, reddet tibi (Matth. VI, 3-4 ). Et ideo scriptori illi ad subtrahendum e titulo nomen suum atque celandum sufficere hæc tantummodo causa potuit; ut quod in honorem Domini sui fecerat, divinæ tantum conscientiæ reservaret, et res commendabilior Deo fieret quæ famam publicam devitasset. Sed tamen, quod confitendum est, præcipuum illud fuit, quia scriptor ille, ut legimus, humilis est in oculis suis ac vilis sibi, exiguum se penitus atque ultimum putans, et hoc, quod majus est, mira fide: non officio humilitatis assumptæ, sed judicii simplicis veritate. Unde est quod jure se etiam ab aliis talem habendum putans qualis a semetipso haberetur, recte libellis suis alienum nomen inseruit; scilicet ne auctoritatem salubribus scriptis personæ suæ parvitas derogaret: omnia enim amodo dicta tanti existimantur, quantus est ipse qui dixit. Si quidem tam imbecilla sunt judicia hujus temporis ac pene tam nulla, ut qui legunt non tam considerent quid legant quam cujus legant, nec tam dictionis vim atque virtutem quam dictatoris cogitent dignitatem. Idcirco igitur scriptor ille abscondi et latitare omnibus modis voluit, ne scripta quæ in se habent plurimum salubritatis, minora forsitan fierent per nomen auctoris.

Je passe maintenant au second point; il s’agit de savoir pourquoi l’auteur n’a pas mis son nom en tête du livre. Bien qu’il n’y ait de cela qu’une raison principale, on peut toutefois, je pense, en apporter plusieurs. La première se trouve dans le précepte de Dieu, qui nous ordonne d’éviter en toute manière la vanité de la gloire terrestre, de peur que le frivole désir des louanges humaines ne nous fasse perdre les célestes récompenses. De là vient que le Sauveur nous ordonne de prier et de donner en secret, voulant que nous ajoutions du mérite à nos bonnes œuvres, en les cachant dans le silence; en effet, il n’y a pas de piété plus sincère que celle qui évite les regards des honnies, et se contente de Dieu pour témoin. Que votre main gauche, dit le Sauveur, ne sache pas ce que fait votre droite; et votre père qui voit dans le secret, vous rendra. Et voilà pourquoi cet écrivain, en cachant son nom et en l’éloignant du titre de l’ouvrage, n’a pu avoir d’autre motif que de réserver pour les seuls regards divins ce qu’il a fait en l’honneur de son maître, et de rendre plus recommandable à Dieu une chose qu’il a soustraite à la renommée publique. Et toutefois, il faut l’avouer, la grande raison de notre écrivain, c’est qu’il est humble à ses yeux, ainsi que nous lisons, qu’il se méprise lui-même, qu’il se regarde comme le plus petit, comme le dernier de tous, et, ce qui est plus fort, tout cela avec une foi merveilleuse, avec une humilité qui n’a rien d’emprunté, avec la candeur d’un jugement sans détour. Ainsi donc, bien persuadé que les autres auraient de lui l’opinion, qu’il en a lui-même, c’est à bon droit qu’il a mis en tête de son livre un nom qui n’est pas le sien, sans doute, afin que le peu de considération attaché à sa personne n’affaiblit pas l’autorité d’un écrit salutaire d’ailleurs; c’est assez la coutume aujourd’hui de mesurer l’importance des paroles sur la valeur de celui qui les a prononcées. Et les jugements de notre âge sont si frivoles et si nuls, que les lecteurs considèrent moins ce qu’ils lisent que le nom de l’écrivain, et font moins attention à la force et à la puissance des choses écrites, qu’à la renommée de l’auteur. Voilà donc pourquoi notre écrivain a. voulu se cacher et demeurer inconnu de toute manière, de peur que des livres qui ont en eux-mêmes quelque utilité, ne perdent pas trop par le nom de celui qui les a faits.

Habet itaque quisquis ille est qui requirit, cur alienum nomen assumptum sit. Restat dicere cur Timothei. Quod ut dicamus, ad auctorem denuo reversuri sumus. Is enim causarum omnium causa est: qui sicut humilitati præstitit ut alienum, sic timori atque cautelæ ut Timothei nomen scriberet. Pavidus quippe est et formidolosus, ac nonnunquam etiam levium mendaciorum fugax, atque in tantum peccare metuens ut interdum et non timenda formidet. Cum ergo subtrahere e titulo nomen suum et inserere vellet alienum, timuit in hac nominum commutatione mendacium, nequaquam scilicet admittendam putans etiam in officio sancti operis maculam falsitatis. Positus itaque in hoc ambiguæ opinionis incerto, optimum fore credidit ut beati Evangelistæ sacratissimum sequeretur exemplum; qui in utroque divini operis exordio Theophili nomen inscribens, cum ad hominem scripsisse videatur, ad amorem Dei scripsit; hoc scilicet dignissimum esse judicans, ut ad ipsum affectum Dei scripta dirigeret, a quo ad scribendum impulsus esset. Hoc ergo etiam scriptor hic de quo loquimur, usus est argumento atque consilio. Conscius enim sibi sic se omnia in scriptis suis pro Dei honore, sicut illum pro Dei amore, fecisse, qua ratione ille Theophili, hac etiam hic Timothei nomine scripsit. Nam sicut Theophili vocabulo amor, sic Timothei honor Divinitatis exprimitur. Itaque cum legis Timotheum ad Ecclesiam scripsisse, hoc intelligere debes, pro honore Dei ad Ecclesiam scriptum esse, immo potius ipsum honorem Dei scripta misisse; quia recte ipse scripsisse dicitur per quem factum est ut scriberetur. Hac causa igitur in titulo libellorum Timothei nomen inscriptum est. Congruum siquidem scriptor ille existimavit ut cum in honorem Dei libellos scriberet, ipsi Divinitatis honori titulum consecraret.

Vous savez ainsi, vous qui le demandez, pourquoi ton a pris un nom étranger. Il reste à dire pourquoi l’on a employé celui de Timothée. Afin de satisfaire à cette question, il est besoin d’en revenir à l’auteur, car c’est celui qui est la cause première de tout le reste. Comme c’est par humilité qu’il a pris un nom étranger, c’est aussi par crainte et par prudence qu’il a pris le nom de Timothée. En effet, il est timide et scrupuleux, il a horreur des moindres mensonges, et redoute si fort de pécher, que souvent même il craint où il n’y a rien à craindre. Lors donc qu’il a voulu écarter son nom du titre de l’ouvrage, pour y substituer un autre nom, il a craint qu’il n’y eût un mensonge en cela, et n’a pas cru pouvoir se permettre une pareille dissimulation, même en une œuvre sainte. Placé dans cette gênante perplexité, il a trouvé bon de suivre l’exemple vénérable du bienheureux Evangéliste qui, inscrivant le nom de Théophile en tête de deux ouvrages divins, s’adresse à l’amour de Dieu, alors même qu’il paraît s’adresser à un homme et pense qu’il est bien juste de rapporter à l’amour de Dieu des écrits inspirés par cet amour. L’auteur dont nous parlons s’est fondé sur cette raison, sur cette pensée. Se rendant le témoignage d’avoir écrit pour l’honneur de Dieu, comme l’apôtre pour l’amour divin, il a employé le nom de Timothée, par la même raison que l’apôtre avait employé celui de Timothée. Si l’amour de Dieu est exprimé parle mot de Théophile, l’homme de Dieu est exprimé aussi par le mot de Timothée. Lors donc que vous lisez que Timothée a écrit à l’Eglise de Dieu, vous devez comprendre qu’on a écrit à l’Eglise par honneur pour Dieu, ou plutôt que l’honneur de Dieu a donné le jour à ce qui est écrit; on peut bien dire, en effet, que celui-là a écrit, qui vous a poussé à écrire. Voilà donc la raison pour laquelle le nom de Timothée a été inscrit en tête de l’ouvrage. L’auteur a jugé convenable de consacrer ce titre à l’honneur de la divinité, puisque c’est l’honneur de Dieu qui a guidé sa plume.S

Habes, o mi Saloni, charitas mea, habes quod exegisti: implevi opus muneris imperati. Superest ut quia ego functus sum partibus meis, et tu fungaris tuis; id est, ores Dominum Deum nostrum, et orando impetres ut libelli ad Ecclesiam Christi honore conscripti tantum apud Deum scriptori suo prosint, quantum eos prodesse ipse omnibus cupit. Nec injustum, puto, est desiderium quo tantum sibi aliquis præstari postulat pro salute, quantum ipse optat cunctis pro charitate. Vale, mi Saloni, decus nostrum atque subsidium.

Vous avez, ô mon Salonius, objet de mon affection, vous avez ce que vous me demandiez; j’ai rempli le devoir que vous m’aviez imposé. Maintenant, puisque je me suis acquitté de mon rôle, vous vous acquitterez du vôtre; c’est-à-dire vous prierez le Seigneur, notre Dieu, et vos prières obtiendront que des livres adressés à l’Église et composés par honneur pour le Christ, deviennent auprès de Dieu aussi utiles à l’auteur, qu’il souhaite de les voir devenir profitables à tous. Et c’est un souhait bien juste, ce semble, de demander pour son propre salut, tout ce que la charité nous fait désirer pour les autres. Adieu, mon Salonius, ma gloire et mon appui.