Saint Jérôme

SAINT JERÔME

 

LETTRES

A MARCELLIN ET A ANAPSYCHIA.

EPISTOLA CXXVI AD MARCELLINUM ET ANAPSYCHIAM.

à la vierge Eustochia       à  la vierge Eustochia

 

 

 

 

SÉRIE VI. LETTRES.

A MARCELLIN ET A ANAPSYCHIA.

De l’origine des âmes. — Jérôme renvoie à ses traités contre Rufin et saint Augustin. — Commentaire sur le prophète Ezéchiel. — Irruption des Barbares en orient. — Leurs ravages. — Jérôme leur échappe avec peine.

Lettre écrite en 411.

EPISTOLA CXXVI AD MARCELLINUM ET ANAPSYCHIAM.

 

Dominis vere sanctis atque omni officiorum caritate venerandis filiis MARCELLINO et ANAPSYCHIAE,
HIERONYMUS in Christo salutem.

1. Tandem ex Africa vestrae litteras unanimitatis accepi; et non me poenitet impudentiae, qua tacentibus vobis  epistolas meas frequenter ingessi, ut rescriptum mererer, et vos esse sospites, non aliis nuntiantibus, sed vestro potissimum sermone cognoscerem.

Super animae statu memini vestrae quaestiunculae, imo maxime ecclesiasticae quaestionis: Utrum lapsa de coelo sit, ut Pythagoras philosophus, omnesque Platonici, et Origenes putant: An a propria Dei substantia, ut Stoici, Manichaeus, et Hispana Priscilliani haeresis suspicantur: An in thesauro habeantur Dei, olim conditae, ut quidam Ecclesiastici stulta persuasione confidunt: An quotidie a Deo fiant, et mittantur in corpora, secundum illud, quod in Evangelio scriptum est, Pater meus usque modo operatur, et ego operor (Joan. 5. 17): An certe ex traduce, ut Tertullianus,  Apollinaris, et maxima pars Occidentalium autumant; ut, quomodo corpus ex corpore, sic anima nascatur ex anima, et simili cum brutis animantibus conditione subsistat. Super quo quid mihi videretur [al. videatur], in opusculis contra Ruffinum scripsisse me novi, adversus eum libellum, quem sanctae memoriae Anastasio Episcopo Romanae Ecclesiae dedit [al. edidit]: in quo lubrica et subdola, imo stulta confessione, dum auditorum simplicitati illudere nititur, suae fidei, imo perfidiae illusit: quos libros reor sanctum parentem vestrum habere Oceanum. Olim enim editi sunt, multis Ruffini libris adversus calumnias respondentes. Certe habes ibi virum sanctum et eruditum Augustinum Episcopum, qui viva, ut aiunt, voce docere te poterit et suam, imo per se nostram explicare sententiam.

2. Ezechielis volumen olim aggredi volui, et sponsionem creberrimam studiosis lectoribus reddere; sed in ipso dictandi exordio ita animus meus Occidentalium provinciarum, et maxime urbis Romae [al. Romanae] vastatione confusus est, ut, juxta vulgare proverbium, proprium quoque ignorarem vocabulum: diuque tacui, sciens tempus esse lacrymarum. Hoc autem anno cum tres explicassem libros, subitus impetus barbarorum, de quibus tuus dicit Virgilius, lateque vagantes Barcaei (Aeneid. 4), et sancta Scriptura de Ismahel, Contra faciem omnium fratrum suorum habitabit (Gen. 16. 12), sic Aegypti limitem, Palaestinae, Phoenicis, Syriae percurrit ad instar torrentis cuncta secum trahens, ut vix manus eorum misericordia Christi potuerimus evadere. Quod si, juxta inclytum oratorem, silent inter arma leges (Cicero pro Milone), quanto magis studia Scripturarum? quae et librorum multitudine, et silentio, ac librariorum sedulitate, quodque proprium est, securitate et otio dictantium indigent.

Duos itaque libros misi sanctae filiae meae  Fabiolae, quorum exempla [al. exemplaria] si volueris, ab ipsa poteris mutuari. Pro angustia quippe temporis alios describere non  potui: quos cum legeris et vestibula videris, facilis conjectura erit, qualis ipsa sit futura domus. Sed credo in Dei misericordia, qui nos adjuvit in difficillimo principio supradicti operis, quod ipse adjuvet et in penultimis Prophetae partibus, in quibus Gog et Magog bella narrantur: et in extremis, in quibus sacratissimi et inexplicabilis templi aedificatio, varietas, mensuraque describitur.

3. Sanctus frater noster Oceanus, cui vos cupitis commendari, tantus et talis est, et sic eruditus in Lege Domini, ut, absque nostro rogatu, instruere [al. instituere] vos possit, et nostram super cunctis quaestionibus Scripturarum pro modulo communis ingenii explicare sententiam. Incolumes vos et prolixa aetate florentes Christus Deus noster tueatur omnipotens, Domini vere sancti.
 

 

 

 

1 J'ai enfin revu d'Afrique les lettres que vous m'écrivez tous les deux en commun, et je ne me repens plus de la liberté que ,j'ai prise de vous écrire tant de fois, nonobstant le silence que vous avez toujours gardé à mon égard; puisque j'ai enfin mérité une réponse de vous, et que j'ai eu la joie d'apprendre par vous-mêmes, et non par d'autres, que vous êtes en parfaite santé.

Je me souviens de la question que vous m'avez proposée touchant l'origine des âmes, quoiqu'elle soit pourtant une des plus importantes qui se soit agitée dans l'Eglise. Il s'agit de voir si les âmes descendent du ciel dans les corps, selon le sentiment du philosophe Pythagore, de tous les Platoniciens et d'Origène; ou si elles sont une portion de la propre substance de Dieu, comme le pensent les Stoïciens, Manés et les Priscillianistes, qui ont répandu leurs erreurs dans l'Espagne; ou si elles ont été toutes créées au commencement du monde et renfermées dans les trésors de Dieu, pour être ensuite distribuées dans les corps, selon l'imagination folle et ridicule de quelques catholiques; ou si Dieu en crée chaque jour plusieurs pour les mettre dans les corps au même instant qu'ils sont formés, suivant ce qui est marqué dans l'Evangile : « Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi incessamment; » ou enfin si, selon le sentiment de Tertullien, d'Apollinaire et de la plus grande partie des Occidentaux, elles passent des pères dans les enfants, en sorte que dans les hommes, aussi bien que dans les bêtes, l'âme soit engendrée par une autre âme, comme le corps l'est par un autre corps. Sur quoi je me souviens d'avoir déjà dit mon opinion dans les livres que j'ai faits contre Rufin, pour répondre au libelle qu'il adressa au pape Anastase, d'heureuse mémoire, où, voulant se jouer de la simplicité de ses lecteurs par une profession de foi équivoque et artificieuse, pour ne pas dire extravagante, il se joue de sa propre foi, ou pour mieux dire découvre sa perfidie et s'expose aux railleries de tout le monde. Je crois que ces livres sont entre les mains d'Oceanus ; car il y a déjà longtemps que je les ai donnés au public, pour répondre aux calomnies que Rufin a répandues contre moi dans plusieurs de ses ouvrages. Au reste, vous avez auprès de vous le très saint et très savant évêque Augustin, qui pourra vous instruire de vive voix sur 622 cette matière, et dont le sentiment sera toujours le mien.

2 J'ai voulu faire dernièrement un commentaire sur le prophète Ezéchiel, et donner aux curieux un ouvrage que je leur ai tant de fois promis; mais comme je commençais à le dicter, la nouvelle des ravages que les Barbares avaient faits en Occident, et particulièrement à honte, me troubla si fort et renversa tellement toutes mes idées que j'en oubliai, comme dit le proverbe, jusqu'à mon propre nom. Depuis cela je suis demeuré longtemps dans le silence, sachant qu'il était temps de pleurer et non pas d'écrire. J'ai néanmoins repris cet ouvrage au commencement de cette année, et j'en avais déjà fait trois livres lorsque je me suis vu obligé de l'interrompre, à cause d'une irruption imprévue qu'ont faite ces peuples barbares dont Virgile a dit: « Les Barcéens qui ravagent tout et qui mettent tout à feu et à sang, » et dont l'Écriture sainte a voulu parler lorsqu'elle a dit d'Ismaël : « Il dressera ses pavillons vis-à-vis de tous ses frères. » Ces Barbares, dis-je, semblables à un torrent qui entraîne avec soi tout ce qu'il rencontre, ont ravagé avec tant de fureur l'Égypte, la Palestine, la Syrie et la Phénicie, qu'il s'en est peu fallu que je ne sois tombé entre leurs mains; il n'y a que la miséricorde de Jésus-Christ qui m'en ait préservé. Que si la guerre, selon le plus éloquent des orateurs, fait cesser l'exercice des lois et la jurisprudence, à combien plus forte raison doit-elle interrompre l'étude de l'Écriture sainte, qui a besoin d'un grand nombre de livres et d'un profond silence, et qui demande beaucoup de soin et d'application dans ceux qui transcrivent ces sortes d'ouvrages, et surtout un grand repos et une entière sécurité pour ceux qui les dictent.

J'ai envoyé deux de ces livres à ma sainte fille Fabiola (1), de qui vous pouvez les emprunter si vous voulez les lire. Je n'ai pas eu le temps d'en faire transcrire davantage. Quand vous les aurez lus, vous pourrez aisément juger par ces commencements, et pour ainsi dire par ce vestibule, quel sera l'édifice entier quand il sera achevé; car j'espère que le Seigneur, qui par sa miséricorde m'a aidé dans le commencement de cet ouvrage, qui est très difficile, m'aidera encore dans les pénultièmes chapitres, où le prophète décrit les combats de Gog et de Magog, et dans les derniers, où il parle de la construction, de la grandeur et des différents ornements du sacré et ineffable temple du Seigneur.

3 Notre saint frère Oceanus, auquel vous souhaitez que je vous recommande, est un homme d'un si grand mérite, d'un caractère si honnête et si obligeant, et il est d'ailleurs si versé dans la connaissance de la loi de Dieu, qu'il peut aisément, sans qu'il soit nécessaire que je l'en prie, vous expliquer toutes les difficultés que vous aurez à lui proposer, et vous dire ce que j'en pense moi-même. Je prie notre Seigneur Jésus-Christ de vous donner une longue suite d'années, et de vous conserver en santé.

(1) Cette Fabiola n'est pas l'illustre Fabiola a laquelle saint Jérémie a adressé plusieurs lettres et dont il a fait l'éloge funèbre.