Saint Jérôme

SAINT JERÔME

 

LETTRES

 

A MARCELLA. SAINT JÉRÔME L'ENGAGE A VENIR A BETHLÉEM.

EPISTOLA XLIII.  AD MARCELLAM.

à la vierge Eustochia       à Evagre

 

 

 

 

SÉRIE VI. LETTRES.

A MARCELLA. SAINT JÉRÔME L'ENGAGE A VENIR A BETHLÉEM.

Son genre de vie. — Habitudes laborieuses des habitants.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 535.

EPISTOLA XLIII.  AD MARCELLAM.

 

1. Ambrosius,  quo chartas, sumptus, notarios ministrante, tam innumerabiles libros vere Adamantius, et Chalcenterus noster explicavit in quadam Epistola, quam ad eumdem de Athenis scripserat, refert, nunquam se cibum Origene praesente sine lectione sumpsisse; nunquam inisse somnum, nisi unus e fratribus sacris litteris personaret. Hoc diebus  egisse et noctibus, ut et lectio orationem exciperet, et oratio lectionem.

2. Quid nos ventris animalia tale unquam fecimus? quos si vel secunda hora legentes invenerit, oscitamus: manu faciem defricantes, continemus stomachum; et quasi post multum laborem mundialibus rursum negotiis occupamur. Praetermitto prandia, quibus mens onerata premitur. Pudet dicere frequentiam salutandi, qua aut ipsi quotidie ad alios pergimus, aut ad nos venientes caeteros exspectamus. Deinceps itur in verba, sermo teritur, lacerantur absentes, vita aliena describitur, et mordentes invicem, consumimur ab in vicem. Talis nos cibus occupat et dimittit. Cum vero amici recesserint, ratiocinia supputamus. Nunc ira personam leonis nobis inducit [al. imponit]: nunc cura superflua in annos plurimos duratura praecogitat. Nec recordamur Evangelii, dicentis: «Stulte, hac nocte auferent animam tuam a te: quae autem praeparasti cujus erunt?» (Luc. 12. 20.) Vestes non ad usus tantum, sed ad delicias conquiruntur. Ubicumque compendium est, volocior pes, citus sermo, auris attentior. Si damnum (ut saepe in re familiari accidere solet) fuerit nuntiatum, vultus moerore deprimitur. Laetamur ad nummum, obolo contristamur. Unde cum in uno homine animorum tam diversa sit facies, Propheta Dominum deprecatur, dicens: «Domine, in civitate tua imaginem eorum dissipa» (Ps. 72. 20). Cum enim ad imaginem et similitudinem Dei conditi simus, ex vitio nostro personas nobis plurimas superinducimus. Et quomodo in theatralibus scenis unus atque idem histrio, nunc Herculem robustus ostendit, nunc mollis in Venerem frangitur, nunc tremulus in Cybelem: ita et nos (qui si de mundo non essemus, odiremur a mundo) tot habemus personarum similitudines, quot peccata.

3. Quapropter quia multa jam vitae spatia transmisimus fluctuando, et navis nostra nunc procellarum concussa turbine, nunc scopulorum illusionibus perforata est [al. perturbata], cum primum licet, quasi portum quemdam secreta ruris intremus. Ibi cibarius panis, et olus nostris manibus irrigatum, et lac deliciae rusticanae, viles quidem, sed innocentes cibos praebent [al. praebeant]. Ita viventes, non ab oratione somnus, nec saturitas a lectione revocabit.

Si aestas est, secretum arboris umbra praebebit. Si autumnus, ipsa aeris temperies, et strata subter folia, locum quietis ostendent. Vere ager floribus pingitur, et inter querulas aves, Psalmi dulcius cantabuntur. Si frigus fuerit et brumales nive  sciam, vilius non algebo. Habeat sibi Roma suos tumultus, arena saeviat, circus insaniat, theatra luxurient, et quia de nostris dicendum est, matronarum quotidie visitetur senatus. Nobis adhaerere Domino bonum est, et ponere in Domino Deo spem nostram (Psal: 72): ut cum paupertatem istam coelorum regna mutaverint, crumpamus in vocem: «Quid enim mihi est in coelo, et a te quid volui super terram?» Quo scilicet cum tanta reperiamus in coelo, parva et caduca quaesisse nos doleamus in terra. Vale.

LVI. 10. Verum ut ad villulam Christi, et Mariae diversorium veniamus (plus enim laudat unusquisque quod possidet) quo sermone, qua voce speluncam tibi possumus Salvatoris exponere? Et illud praesepe, in quo infantulus vagiit, silentio magis, quam infirmo [al. infimo] sermone honorandum est. Ubi sunt latae porticus? ubi aurata laquearia? ubi domus miserorum poenis, et damnatorum labore vestitae? ubi instar palatii, opibus privatorum exstructae basilicae, ut vile corpusculum hominis pretiosius inambulet, et quasi mundo quidquam possit esse ornatius, recta magis sua velit aspicere, quam coelum? Ecce in hoc parvo terrae foramine, coelorum conditor natus est: hic involutus pannis, hic visus a pastoribus, hic demonstratus a stella, hic adoratus a Magis. Et hic puto locus sanctior est rupe Tarpeia, quae de coelo saepius fulminata ostendit, quod Domino displiceret.

Est quidem ibi sancta Ecclesia, sunt trophaea Apostolorum, et Martyrum; et Christi vera confessio; est ab Apostolo praedicata fides, et gentilitate calcata, in sublime se quotidie erigens vocabulum Christianum: sed ipsa ambitio, potentia, magnitudo urbis, videri et videre, salutari et salutare, laudare et detrahere, vel audire vel proloqui, et tantam frequentiam hominum saltem invitum videre, a proposito Monachorum et quiete aliena sunt. Aut enim videmus venientes ad nos, et silentium perdimus: aut non videmus, et superbiae arguimur. Interdumque ut visitantibus reddamus vicem ad superbas fores pergimus, et inter linguas rodentium
ministrorum, postes ingredimur auratos.

In Christi vero, ut supra diximus, villula tota rusticitas, et extra Psalmos silentium est. Quocumque te verteris, arator stivam lenens, alleluia decantat. Sudans messor Psalmis se avocat, et curva attondens vitem falce vinitor, aliquid Davidicum canit. Haec sunt in hac provincia carmina: hae, ut vulgo dicitur, amatoriae cantationes. Hic pastorum sibilus: haec arma culturae.

Ambroise (1), aux dépens duquel Origène, qui est notre Chalcentère et notre Adamante (2), composa ce nombre prodigieux de livres qu'il a mis au ,jour, dit dans une lettre qu'il lui écrivait d'Athènes, qu'il ne se mettait jamais à table en la compagnie de ce grand homme sans faire lire quelque livre durant le repas, ni au lit sans entendre la lecture de l’Ecriture sainte; et que jour et nuit la prière succédait à la lecture et la lecture à la prière.

2 Lâches et sensuels que nous sommes , avons-nous jamais rien fait de semblable ? Hélas! après une ou deux heures de lecture nous bâillons d'ennui ; nous nous frottons le front, nous nous plaignons de l'estomac; et, comme si nous avions beaucoup travaillé, nous cherchons à nous délasser dans des occupations toutes mondaines. 491 Je ne dis rien de ces festins qui appesantissent l'esprit; de cette démangeaison qu'on a de faire ou de recevoir des visites; de ces conversations où l'on parle sans aucune retenue, où l'on déchire la réputation des absents, où l'on esquisse le portrait de chacun, où l'on s'attaque et l'on se calomnie les uns les autres. Tout le repas se passe dans ces sortes d'entretiens. Quand les convives se sont retirés, on compte la dépense, et alors, ou l'on entre en fureur comme un lion, ou fon se donne mille mouvements inutiles pour amasser de quoi vivre durant plusieurs années, sans penser à ce que dit l'Evangile : « Insensé! on enlèvera ton âme cette nuit; et à qui restera ce que tu as amassé? » On cherche dans les habits non la nécessité, mais le luxe et la vanité. Trouve-t-on quelque chose à gagner? on est toujours sur pied. A-t-on l'ait quelque perte, comme il arrive ordinairement dans les familles? on se chagrine, on languit : le moindre bénéfice nous transporte de joie, la moindre perte nous accable de tristesse. De là vient que le prophète-roi, voyant qu'un même homme changeait à tout moment de visage, disait à Dieu: « Seigneur, effacez leur image dans votre cité. » Créés à l'image et à la ressemblance d'un Dieu, nous prenons plusieurs formes différentes par le penchant malheureux que nous avons au mal ; et, comme un comédien représente sur le théâtre le personnage tantôt d'un Hercule robuste et vigoureux, tantôt d'une Cybèle faible et chancelante: de même nous, que le monde haïrait si nous n'appartenions pas au monde, nous jouons autant de personnages que nous commettons de crimes différents.

3 Or, comme nous avons déjà passé la meilleure partie de notre vie dans le trouble et dans l'agitation, et comme nous avons ou essuyé des tempêtes, ou heurté contre des écueils; pourquoi ne pas saisir la première occasion qui se présente de nous retirer dans la solitude, comme dans un port assuré? Là, nous vivons d'un pain grossier, de légumes que nous avons arrosés nous-mêmes, et de lait qui fait les délices de la campagne. Nos repas sont simples, mais ils sont innocents; et en vivant de la sorte, le sommeil n'interrompt point nos oraisons, ni l'excès des viandes nos lectures.

En été, couchés à l'ombre d'un arbre, nous nous en faisons un lieu de retraite; en automne, l'air doux et tempéré qu'on respire, et les feuilles qui jonchent la terre, nous invitent à y prendre notre repos; au printemps, toute la campagne y est couverte de fleurs , et le chant des oiseaux nous l'ait trouver un nouvel agrément dans la psalmodie; en hiver, nous n'avons pas besoin d'acheter du bois; nous veillons et nous dormons chaudement au milieu des frimas et des neiges, et, tout pauvres que nous sommes, nous ne laissons pas de nous bien chauffer. Que Rome donc mette son plaisir et sa vanité dans la multitude de ses habitants , dans la fureur de ses gladiateurs , dans les folies de son cirque, dans la pompe et la magnificence de ses théâtres. Que les solitaires même de cette grande ville se fassent une occupation habituelle de voir les femmes, de se trouver dans leurs assemblées ; pour nous, « nous avons avantage à demeurer attachés à Dieu et à mettre notre espérance dans le Seigneur, » afin de pouvoir dire dans le ciel quelle doit être la récompense de notre pauvreté : « Qu'y a-t-il à désirer pour moi dans le ciel, Seigneur, et qu'ai-je souhaité sur la terre que vous seul? » En effet , nous trouverons dans ce royaume céleste une si grande abondance de biens, que nous nous repentirons d'avoir cherché sur la terre des biens fragiles et périssables.

Mais pour revenir à notre petit bourg de Bethléem et à la demeure de Marie ( car on se fait un plaisir de louer ce qu'on possède ) , quelle idée assez grande puis-je vous inspirer de cet endroit où le Sauveur du monde est né, et de cette crèche où il jeta ses premiers cris? Il vaut mieux ne rien dire d'un lieu si saint, que de n'en point dire assez. Où sont ces vastes galeries , ces lambris dorés, ces maisons magnifiques qui ne sont ornées, pour ainsi dire, que des sueurs des malheureux et des travaux des criminels? Où sont ces superbes palais que des citoyens bâtissent , pour procurer à une créature méprisable le plaisir de se promener dans des appartements richement meublés et d'en considérer la beauté plutôt que celle du ciel; comme si le firmament n'était pas le plus agréable de tous les objets et le plus digne d'attirer nos regards? C'est à Bethléem, c'est dans ce petit coin de la terre que le Créateur du ciel a voulu naître; c'est là qu'il a été enveloppé de langes; c'est là que les bergers l'ont 492 vu, que l'étoile l'a fait connaître, que les mages l'ont adoré. Peut-on douter que ce lieu , tout petit qu'il est , ne soit plus saint que le mont Tarpéien, qui n'a été si souvent frappé de la foudre que parce que Dieu l'avait en aversion?

Il est vrai que l'Église de Rome est sainte, qu'on y voit les tombeaux des Apôtres et des martyrs, que c'est là qu'ils ont prêché l'Évangile et rendu témoignage à Jésus-Christ , et que la gloire du nom chrétien s'élève tous les jours sur les ruines même du paganisme. Mais au reste, la magnificence, la pompe, la grandeur de cette ville; l'envie qu'on a de voir et d'être vu, de faire des politesses et d'en recevoir, de louer et de médire, d'écouter et de parler; cette foule de monde qu'on y trouve tous les jours, tout cela est entièrement contraire à la profession et au repos des solitaires. Car si on reçoit de la société, on est obligé de rompre le silence; si on ne veut voir personne, on passe pour un orgueilleux ; si on veut rendre les visites qu'on a reçues, il faut aller à la porte des grands du monde et entrer dans des antichambres dorées, au milieu d'une foule d'esclaves qui vous critiquent en passant.

A Bethléem tout est champêtre, et le silence n'y est interrompu que par la psalmodie. De quelque côté qu'on se tourne, on entend le laboureur chanter alleluia, le moissonneur tout en eau psalmodier pour alléger son travail, et le vigneron réciter quelques psaumes de David en taillant sa vigne. Voilà les airs, et, comme on dit communément, les chansons amoureuses que l'on entend ici. Adieu en Jésus-Christ.

(1) Cet Ambroise, comme dit Eusèbe, liv. VI, Hist. eccl., c.15 suivait les erreurs des valentiniens, ou des Marcionites, selon saint Jérôme, lib. de Script. Eccl. Origène le convertit à la religion chrétienne.

(2) Chalcentère, selon l'élymologie grecque, veut dire «qui a des entrailles de fer. » Ammien Marcellin, liv. XXII, donne ce nom à Didyme le grammairien. saint Jérôme est le premier qui l'ait applique à Origène, pour marquer qu'il était infatigable dans le travail. C'est aussi pour cela qu'on l'appelait « Adamantius » c'est-à-dire «qui est de diamant. »