Saint Jérôme

SAINT JÉRÔME

 

LETTRES

A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES.

EPISTOLA LXVIII. AD CASTRUTIUM.

à Paula et Eustochia       à  Pammaque

 

 

SÉRIE VI LETTRES

A CASTRUCIUS. SUR LA PATIENCE DANS LES INFIRMITÉS ET LES MALADIES.

Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 392.

EPISTOLA LXVIII. AD CASTRUTIUM.

 

1. Sanctus filius meus Heraclius diaconus mihi retulit, quod cupiditate nostri Cissam usque venisses: et homo Pannonius, id est, terrenum animal, non timueris Adriatici maris aestus [al. Syrtes], et Aegei atque lonii subire discrimina. Et nisi te pius fratrum retinuisset affectus, voluntatem opere complesses. Habeo itaque gratias, et in acceptum refero. In amicis enim non res quaeritur, sed voluntas. Quia alterum ab inimicis saepe praebetur: alterum sola caritas tribuit.

Simulque obsecro, ne imbecillitatem corporis quam sustines, de peccato tibi existimes evenisse. Quod quidem et Apostoli suspicantes de eo qui natus erat caecus ex utero, interrogantesque Dominum Salvatorem: Iste peccavit, an parentes ejus, ut caecus nasceretur, audiunt: Neque hic peccavit, nec parentes ejus; sed ut manifestentur opera Dei in] ipso (Joan. 9. 2. 3). Quantos enim cernimus Ethnicos atque Judaeos, haereticos, atque diversorum dogmatum homines volutari in coeno libidinum, madere sanguine, feritate lupos, rapacitate milvos vincere; et nihilominus flagellum non appropinquare tabernaculis eorum (Psal. 90), nec eos cum hominibus verberari: et idcirco superbire contra Deum, et transire usque ad coelum os eorum. Cum sanctos e contrario viros, sciamus aegrotationibus, miseriis et egestate torqueri, qui forsitan dicunt. Ergo frustra sanctificavi animam meam, et lavi inter innocentes manus meas (Psal. 72. 13). Et statim se reprehendentes aiunt: Si narravero sic, ecce nationem [al. generationem] filiorum tuorum reprobavi (Ibid. 13. 15).

Si caecitatis causam putas esse peccatum, et id Dei inferre iram, quod crebro medici remediantur, insimulabis Isaac, qui in tantum lucis istius expers fuit, ut etiam cui nollet, errore deceptus benediceret (Gen. 27). Referes crimen in Jacob, cujus caligaverat acies, et cum interioribus oculis, et spiritu prophetali longe post futura prospiceret, et Christum cerneret de stirpe regia esse venturum, Ephraim et Manassem videre non poterat (Ibid. 48 et 49). Quid inter reges Josia sanctius? Aegyptio mucrone [410] interfectus est (4. Reg. 23). Quid Petro, quid Paulo sublimius? Neronianum gladium cruentarunt. Et (ut de hominibus taceam) Dei Filius sustinuit ignominiam crucis: et tu putas beatos, qui felicitate istius saeculi et deliciis perfruuntur? Magna ira est, quando peccantibus non irascitur Deus. Unde et in Ezechiele ad Jerusalem, Jam, inquit, non irascar tibi, zelus meus recessit a te (Ezech. 16, 42). Quem enim diligit Dominus, corripit (Prov. 3. 12); Et, castigat omnem filium quem recipit (Hebr. 12). Non erudit pater, nisi quem amat. Non corripit magister discipulum, nisi eum quem ardentioris cernit ingenii. Medicus si cessaverit curare, desperat. Quod si responderis: quo modo Lazarus recepit mala in vita sua (Luc. 16), libenter nunc tormenta patiar, ut futura mihi gloria reservetur; Non enim vindicabit Dominus bis in idipsum (Naum. 1). Job vir sanctus et immaculatus, et justus in generatione sua cur tanta perpessus sit ipsius volumine continetur.

2. Et ne veteres replicando historias, longum faciam, et excedam mensuram epistolae, brevem tibi fabulam [Narratiunculam] referam, quae infantiae meae temporibus accidit. Beatus Antonius cum a sancto Athanasio, Alexandriae Episcopo, propter confutationem haereticorum [Arianorum], in urbem Alexandriam esset accitus, et isset ad eum Didymus vir eruditissimus, captus oculis, inter caeteras sermocinationes,  quas de Scripturis sanctis habebant, cum ejus admiraretur ingenium, et acumen animi collaudaret, sciscitans ait: Num tristis es, quod oculis carnis careas? Cum ille pudore reticeret; secundo tertioque interrogans, tandem elicuit, ut moerorem animi simpliciter fateretur. Cui Antonius: Miror, ait, prudentem virum ejus rei dolere damno, quam formicae et muscae et culices habent, et non laetari illius possessione, quam sancti soli et Apostoli meruerunt. Ex quo pervides, quod multo melius sit spiritu videre quam carne: et illos oculos possidere, in quos peccati  festuca (Luc. 6) non possit incidere.

Nos [al. Ad nos], licet hoc anno non veneris, tamen non desperamus adventu tuum. Quod si sanctus Diaconus portitor litterarum, tuis rursum amplexibus fuerit irretitus, et illo comitante, huc veneris, libenter suscipiam, dispensationis moram magnitudine foenoris duplicari.

 

1 Le saint diacre Héraclius, mon fils en Jésus-Christ, m'a rapporté que vous étiez venu jusqu'à Cissa dans le dessein de me voir; que, quoique né dans la Pannonie et au milieu des terres, vous n'aviez craint ni les tempêtes ni les dangers de la mer Adriatique et de la mer Ionienne ; et que vous auriez exécuté votre projet si nos frères, qui vous aiment tendrement, ne vous avaient pas contraint d'y renoncer. Je vous en remercie et vous en liens compte; c'est l'affection et non pas les effets qu'on doit chercher dans les amis ; ceux-ci se trouvent quelquefois dans les plus grands ennemis, mais celle-là ne peut venir que d'un fond de charité chrétienne.

Au reste, ne croyez pas que votre infirmité soit une peine du péché. C'est ainsi qu'en jugèrent les Apôtres, lorsque voyant un aveugle de naissance, ils demandèrent à Jésus-Christ: « Est-ce le péché de cet homme ou celui de son père et de sa mère qui est la cause de sa cécité?. Mais le Sauveur leur répondit : « Ni lui ni ses parents n'ont péché; mais c'est afin que les œuvres et la puissance de Dieu éclatent en lui. » En effet, combien voyons-nous de païens, de Juifs et d'hérétiques, de gens de toutes sortes de religions, qui se plongent dans de honteuses débauches, qui trempent leurs mains dans le sang de leurs frères, qui sont plus cruels que les loups, plus voraces que les milans, et qui néanmoins sont à couvert des fléaux de la divine justice et n'ont point de part aux calamités publiques; prenant sujet de là de s'élever contre Dieu et de blasphémer contre le ciel? Combien au contraire voyons-nous de saints affligés de maladies, accablés de misères, réduits à la dernière indigence, et qui disent peut-être : « C'est donc en vain que j'ai travaillé à purifier mon cœur, et que j'ai lavé mes mains dans la compagnie 497 des innocents? » mais qui, rentrant en eux-mêmes, ajoutent aussitôt: «Je ne puis avoir ces sentiments-là, Seigneur, sans condamner la sainte société de vos enfants. »

Si vous croyez que la perte de la vue et les autres maladies qui occupent si souvent les médecins sont une punition du péché et un effet de la colère de Dieu, vous condamnerez donc Isaac, qui voyait si peu que, se trompant, il donna sa bénédiction à celui qu'il ne voulait pas bénir; et Jacob, qui ne put distinguer Éphraïm d'avec Manassès, quoique d'ailleurs par une lumière intérieure et un esprit prophétique, il perçât jusque dans l'avenir, et prévît que le Messie devait naître de la famille royale de Juda. Fut-il un roi plus saint que Josias? il périt dans la bataille qu'il donna au roi d'Égypte. Fut-il rien de plus grand que saint Pierre et saint Paul? ils ont été les victimes de la cruauté de Néron. Mais pour ne rien dire des hommes, le Fils de Dieu même n'a-t-il pas souffert les opprobres et les humiliations de la croix ? Peut-on après cela regarder comme véritablement heureux ceux qui jouissent des prospérités du siècle et qui goûtent les douceurs de la vie présente? La colère de Dieu est grande quand il ne se fâche pas contre les pécheurs. « Je ne me mettrai plus en colère contre vous, » dit-il à Jérusalem par la bouche d'un prophète; « et vous ne serez plus l'objet de mon zèle et de ma jalousie; car le Seigneur châtie celui qu'il aime, et il frappe de verges tous ceux qu'il reçoit au nombre de ses enfants. » Un père ne corrige que l'enfant qu'il aime; un maître ne châtie que ceux en qui il remarque beaucoup de vivacité d'esprit; si un médecin abandonne son malade, c'est qu'il en désespère. Si vous dites qu'à l'exemple de Lazare, qui passa toute sa vie dans l'affliction et dans la misère, vous êtes prêt à souffrir tous les maux de la vie présente afin de vous ménager une gloire immortelle dans la vie future, vous n'avez qu'à lire le livre de Job, et vous y verrez quelle l'ut la cause de tous les malheurs qu'éprouva cet homme si saint, si innocent et si juste.

2 Mais pour me renfermer dans les bornes d'une lettre, et laisser là tous ces exemples qui me mèneraient trop loin, je me contente de vous rapporter ici une petite histoire qui s'est passée lorsque je n'étais encore qu'un enfant. Saint Athanase, évêque d'Alexandrie, voulant confondre les hérétiques (1), avait prié saint Antoine de venir en cette ville ainsi que Didyme, qui était aveugle, mais d'ailleurs fort savant. Celui-ci alla rendre visite à l'illustre solitaire; et après une longue conversation qui roula toute sur les saintes Ecritures, saint Antoine, charmé de son érudition et de la vivacité de son esprit, lui demanda s'il n'était pas fâché d'avoir perdu la vue. Didyme, confus et un peu déconcerté, ne lui répondit rien d'abord; mais enfin voyant qu'il le pressait, il lui avoua franchement que cette perte lui était très sensible. « Je suis surpris, lui dit alors saint Antoine, de ce que vous, homme sage, vous soyez fâché de n'avoir pas ce qu'ont les fourmis et les moucherons; et qu'au contraire vous ne vous réjouissiez pas de posséder ce que les saints et les apôtres seuls ont mérité d'avoir. » Par là vous devez apprendre, mon cher Castrucius, qu'il vaut mieux être privé de la vue corporelle, que de ces yeux spirituels où la paille du péché ne saurait entrer.

Au reste, quoique vous ne soyez pas venu ici cette année, je ne désespère pas d'avoir un jour le plaisir de vous y voir. Si par vos amitiés vous déterminez Héraclius, porteur de cette lettre, à rester longtemps avec vous, je me consolerai aisément de son absence, pourvu que vous m'en dédommagiez en l'accompagnant ici.

(1) C'est-à-dire les Ariens, qui se vantaient que saint Antoine était de leur opinion.