Traduction française : l'Abbé AUGER.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
Cette Homélie est une des plus belles de saint Basile par la vivacité des mouvements, le pathétique des sentiments, la beauté des pensées, la richesse des expressions. Il n'a pas suivi de plan marqué, suivant son usage. Il attaque avec force, dans la personne du riche de l'Évangile, la folie et le crime de l'homme avare et cupide, à qui ses richesses ne causent que des soucis et des inquiétudes ; qui n'use de ses biens que pour satisfaire sa sensualité ; qui, au lieu de rendre grâces à un Dieu bienfaisant, l'irrite par de honteuses débauches ; qui, malgré l'incertitude d'une vie aussi courte, se prépare de longues jouissances; qui 9 loin de soulager les misérables, trafique de leurs misères, qui prétend jouir seul de ce qui lui a été donné pour le partager avec les autres ; que ni le plaisir de soulager les malheureux, ni les récompenses promises aux œuvres de miséricorde, ni les peines réservées à la dureté du riche impitoyable, ne peuvent rendre sensible aux .infortunes d'autrui ; dont toute la conduite enfin tend à lui attirer, dans les jours de la justice, les malédictions du souverain Juge. On voit dans ce discours, le plus touchant tableau d'un père infortuné, qui, .pressé par le besoin, se détermine à vendre un de ses fils.
Il est parmi nous deux sortes d'épreuves. Nous sommes attaqués dans ce monde, ou par l'affliction, qui, comme l'or dans le creuset, éprouve notre âme et fait connaître sa force en exerçant sa patience, ou par la prospérité même, qui est un autre genre d'épreuve. Car il est également difficile, et de ne pas nous laisser abattre dans les peines de la vie, et de ne pas nous laisser emporter par l'orgueil dans l'excès du bonheur. Job nous fournit un exemple de la première sorte d'épreuve. Cet athlète généreux et invincible, qui, lorsque le démon venait fondre sur lui comme un torrent impétueux, a soutenu tous ses efforts avec un cœur ferme et inébranlable, s'est montré d'autant plus grand, d'autant plus élevé au-dessus des disgrâces, que son ennemi lui livrait des combats plus rudes et plus cruels. Le riche de l'évangile qu'on vient de lire, nous offre un exemple, entre mille autres, de l'épreuve dans les heureux succès ; ce riche qui possédait déjà de grandes richesses, et qui en espérait de nouvelles, parce qu'un Dieu bon n'avait point puni d'abord son ingratitude, mais qu'il ajoutait tous les jours à ses biens, pour essayer si en rassasiant son cœur, il pourrait le tourner vers la sensibilité et la bienfaisance. Les terres d'un homme riche, dit l'Évangile, lui ayant rapporté des fruits en abondance, il se disait à lui-même : Que ferai-je? Je détruirai mes greniers et j'en construirai de plus grands (Luc. 12. 16 et suiv.). Pourquoi donc gratifier de cette abondance de fruits, un homme qui n'en devait faire aucun bon usage? c'est pour qu'on vît se manifester avec plus d'éclat l'immense bonté de Dieu, qui s'étend jusque sur de pareils hommes ; qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes, et lever son soleil sur les méchants et sur les bons (Matth. 5. 45.)• Mais ce Dieu bon et patient amasse de plus grands supplices contre les criminels qu'il diffère de punir. Il a envoyé des pluies sur une terre cultivée par des mains avares, a ordonné au soleil d'échauffer les semences et de les multiplier au centuple. Un terrain fertile, une température favorable, des semences abondantes, des animaux robustes, compagnons des travaux, et les autres avantages qui font prospérer la culture : voilà les bienfaits dont Dieu a comblé le riche de l'Évangile. Et que voyons-nous dans ce riche? des mains fermées à toute largesse, un cœur dur, insensible aux besoins et aux souffrances d'autrui. Voilà comme il a reconnu les dons multipliés de son bienfaiteur. Il ne s'est pas rappelé que les autres hommes sont ses semblables, il n'a pas songé à faire part aux indigents de son superflu, il n'a tenu aucun compte de ces préceptes: Ne cessez pas de faire du bien au pauvre ; que la foi et une charité bienfaisante ne vous abandonnent jamais ; rompez votre pain avec celui qui a faim (Prov. 3. 3 et 27. — Is. 58. 7.). Les leçons, les cris de tous les prophètes et de tous les docteurs ont été pour lui inutiles. Ses greniers trop étroits et trop faibles, rompaient sous la multitude des fruits dont ils étaient chargés ; son âme avide n'était pas encore satisfaite. Ajoutant sans cesse à ce qu'il avait déjà, grossissant toujours ses biens par les productions de chaque année, il tomba enfin dans un embarras et des perplexités dont il avait peine à sortir. Son avarice ne lui permettait pas d'abandonner les anciennes récoltes ; il ne pouvait renfermer les nouvelles, vu leur abondance ; il était donc embarrassé, il ne savait à quoi se résoudre.
Qui n’aurait pas eu pitié de ce riche, malheureux par sa propre richesse, misérable par les biens qu'il possédait, plus misérable encore par ceux qu'il attendait? Ce sont moins des revenus que lui produisent ses terres, que des gémissements. Ce ne sont pas des fruits qu'il amasse, mais des peines d'esprit, des inquiétudes et des embarras cruels. Il se lamente comme le pauvre. Celui qui est pressé par l'indigence fait entendre ces plaintes : Que ferai-je? d'où tirerai-je ma nourriture et mes vêtements? Que ferai-je? dit aussi ce riche. Son âme est oppressée et agitée par les soins et les soucis. Ce qui réjouit les autres, inquiète l'avare. L'abondance qui règne dans sa maison ne le satisfait pas ; ses celliers qui regorgent de biens lui causent une peine intérieure ; il appréhende que venant par hasard à jeter les yeux sur les objets qui l'environnent, il ne trouve une occasion de soulager les indigents. Il me paraît être une parfaite image de ces gourmands insatiables, qui aiment mieux charger leur estomac outre mesure et se nuire à eux-mêmes, que d'abandonner leurs restes à celui qui est dans le besoin.
Reconnaissez, ô riche, celui dont vous tenez vos richesses; rappelez-vous qui vous êtes, quels sont les biens que vous administrez, quel est celui dont vous les avez reçus, et pourquoi il vous a préféré à tant d'autres. Vous êtes le dispensateur d'un Dieu bon, l'intendant et l'économe de vos semblables. Ne croyez pas que les productions abondantes de vos champs soient destinées uniquement à satisfaire votre avidité. Ne regardez pas comme étant à vous les biens que vous avez entre les mains ; ces biens qui, après vous avoir réjoui quelques instants, ne tarderont guère à être dissipés ; ces biens dont on vous demandera un compte rigoureux. Vous doublez les portes et les serrures pour les enfermer tous, vous les scellez et les enchaînez de toutes parts ; craintif et inquiet, vous veillez à leur garde, et délibérant avec vous-même, prenant l'avis d'un mauvais conseiller, vous vous demandez : Que ferai-je? La réponse était prête et toute simple : Je soulagerai la faim du pauvre, j'ouvrirai mes greniers, et j'appellerai tous les indigents. A l'exemple de Joseph, je ferai retentir ces paroles aussi pleines de grandeur que d'humanité : O vous tous qui manquez de pain, accourez à moi, recevez chacun votre subsistance de la bonté de Dieu, prenez voire part des .biens qui coulent comme d'une fontaine publique (Gen. 47.). Mais vous êtes bien loin, oui, vous êtes bien loin de ressembler à Joseph, vous qui enviez aux autres hommes la jouissance de vos possessions ; vous qui, tenant conseil au-dedans de vous-même, et prenant un parti funeste aux pauvres, pensez non à soulager les besoins de chacun, mais à garder pour vous seul ce que vous recueillez, et à priver tous les autres de l'avantage qu'ils pouvaient tirer de vos richesses. On était près de redemander l’âme du riche de l'Évangile (Luc. 12. 20.), et il songeait à manger les fruits de ses terres ; on devait la lui redemander cette nuit même, et il imaginait des jouissances pour plusieurs années. On lui a permis de consulter à loisir, et de manifester ses sentiments, afin de lui faire subir la sentence digne de sa résolution criminelle.
Craignez de tomber dans la même faute. L'Écriture nous offre son exemple, afin que nous évitions son erreur. Imitez la terre, produisez comme elle, et ne vous montrez pas inférieur à un être inanimé. Observez cependant que ce n'est point pour sa propre jouissance, mais pour votre usage, que la terre fait éclore ses fruits ; tandis que vous, vous amassez pour vous-même les fruits de bienfaisance que vous faites paraître au-dehors : car tout l'avantage des bonnes œuvres retourne à celui qui les fait. Vous avez nourri l'indigent ; ce que vous lui avez donné vous revient avec usure. Et comme la semence qui tombe sur la terre, profite à celui qui la jette ; de même le pain jeté dans le sein du pauvre, est du plus grand rapport pour celui qui le donne. Ayez pour fin dans vos cultures de recueillir la semence céleste. Semez, dit un prophète, semez pour vous-même dans la justice (Osée. 10. 12.). Pourquoi vous tourmenter? pourquoi vous fatiguer? pourquoi cet empressement à enfermer vos biens dans des murs, de boue et de briques? Une bonne réputation vaut mieux que de grandes richesses (Prov. 22. 1.). Si vous les estimez, ces richesses, pour les honneurs qu'elles procurent, considérez combien il importe plus à votre gloire d'être appelé le père d'un millier de pauvres, que de compter dans votre bourse mille pièces de monnaie. Vous laisserez vos biens sur la terre malgré vous ; mais l'honneur qui vous reviendra de vos bonnes œuvres, vous le transporterez dans le ciel, lorsque tout le peuple, environnant le tribunal du souverain Juge, vous appellera son père nourricier, son bienfaiteur, et vous donnera les autres noms que vous aura mérités votre bienfaisance. Vous voyez des hommes, jaloux de donner des spectacles de baladins et d'athlètes, spectacles qu'on doit avoir en horreur, vous les voyez prodiguer l'or pour repaître leur vanité d'un honneur frivole, pour entendre les cris et les applaudissements du peuple : et vous, vous épargnez la dépense lorsque vous devez obtenir une gloire que rien n'égale. Un Dieu qui reçoit vos présents, les anges qui applaudissent à votre libéralité, les hommes de tous les siècles qui envient votre bonheur, une gloire éternelle, une couronne incorruptible, le royaume des cieux, telle est la récompense dont sera payée la distribution que vous aurez faite de quelques matières périssables. Vous ne pensez à aucun de ces avantages, et votre amour pour les biens présents vous fait oublier les biens futurs.
Distribuez ici-bas vos richesses pour les besoins du pauvre, et soyez jaloux de vous distinguer dans ces pieuses dépenses. Qu'il soit dit de vous : Il a répandu ses biens dans le sein des indigents, sa justice subsistera dans tous les siècles (Ps. 111. 9.). N'aggravez pas les nécessités des misérables, en faisant augmenter le prix de leur subsistance. N'attendez pas la disette pour ouvrir vos greniers. Le monopoleur est maudit du peuple (Prov. ii. 26.). Que la soif de l'or ne vous fasse pas épier la famine ; que la passion de vous enrichir ne vous fasse point profiter de la misère commune, et craignez de trafiquer des calamités, de vos semblables. Que la colère divine ne soit pas pour vous une occasion de grossir vos trésors, n'aigrissez pas les plaies des malheureux qu'affligent de cruels fléaux. Mais vous ne considérez que l’or, et jamais votre frère. Vous connaissez les marques de la monnaie, vous savez distinguer celle qui est bonne de celle qui est fausse ; et vous affectez de méconnaître votre frère dans le besoin. L'éclat de l'or vous réjouit ; et vous ne faites aucune attention au pauvre qui voudrait vous faire entendre ses gémissements.
Comment vous mettrai-je sous les yeux sa situation déplorable? Après avoir examiné autour de lui quelles peuvent être ses ressources, il ne se voit ni argent, ni espérance d'en acquérir. Un petit nombre d'habits et de meubles, qui tous ensemble valent à peine quelques oboles, voilà tout ce que possède son indigence. Il finit par tourner ses regards vers ses enfants; il songe à les conduire au marché,[1] pour suspendre la mort qui le menace. Imaginez-vous un combat entre la faim qui le presse et l'affection paternelle. La faim lui présente la mort la plus triste, la nature le retient et lui persuade de mourir avec ses enfants. Souvent poussé, souvent arrêté, enfin il cède, forcé et vaincu par une nécessité impérieuse et un besoin pressant. Entrons dans le cœur d'un père pour y voir les réflexions qui l'agitent. Qui vendrai-je le premier? qui d'entre eux un dur marchand de grains verra-t-il avec plus de plaisir? Choisirai-je l'aîné? mais je respecte son aînesse, irai-je au plus jeune? mais j'ai pitié de son âge tendre qui ne sent pas encore son malheur. Celui-ci est la plus parfaite image de ses parents : cet autre est propre aux sciences. Quel cruel embarras ! que devenir? que faire? qui de ces infortunés dois-je attaquer? me dépouillerai-je des sentiments humains? prendrai-je ceux d'une bête féroce? Si je veux conserver tous mes enfants, je les verrai tous périr de faim devant moi. Si j'en abandonne un seul, de quel œil verrai-je ceux qui resteront, auxquels je ne serai devenu que trop suspect? comment habiterai-je ma maison, après m'être privé moi-même de mes enfants? comment me présenterai-je à une table où sera servi un pain acheté à un tel prix? D part donc en versant un torrent de larmes, pour aller vendre le plus cher de ses enfants. Son affliction ne vous touche pas, vous ne pensez pas qu'il est homme comme vous. La faim presse ce malheureux père ; et vous marchandez avec lui, vous le retenez, vous prolongez les douleurs qui le déchirent. Il vous offre ses propres entrailles pour vous payer sa nourriture ; et, loin que votre main tremble en recevant de son infortune ce qu'elle vous vend de plus précieux, vous disputez avec lui, vous craignez d'acheter trop cher, vous cherchez à recevoir beaucoup en donnant peu, aggravant ainsi de toutes parts les disgrâces de cet infortuné. Insensible à ses pleurs et à ses gémissements, votre cœur dur et cruel est fermé à la commisération. Vous ne voyez que l'or, vous n'imaginez que l'or, t'est la pensée qui vous occupe pendant votre sommeil, c'est la pensée qui vous occupe encore à votre réveil. Et comme les personnes dont la tête est dérangée par la folie, ne voient pas les objets mêmes, mais ceux que leur présente une imagination malade ; de même votre âme, vivement frappée de l'amour des richesses, ne voit que l'or, ne voit que l'argent. Vous préféreriez la vue de l'or à la vue même du soleil. Vous souhaitez que tout se convertisse en or sous vos mains, et vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour que votre vœu s'accomplisse. Que de moyens n'employez-vous pas pour avoir de l'or? pour vous le blé devient or, le vin se durcit en or, la laine se transforme en or. Tous vos commerces, tous vos projets, vous apportent de l'or ; enfin l’or même, multiplié par l'usure, vous produit de l’or.
Les désirs de l'avarice ne peuvent être rassasiés ni satisfaits. Nous laissons quelquefois des enfants gourmands se gorger à leur volonté de ce qu'ils aiment davantage, et nous parvenons à les dégoûter en les rassasiant. Il n'en est pas ainsi de l'avare. Plus il se remplit d'or, plus il en désire. Si les richesses abondent chez vous, n’y attache pas cotre cœur, vous dit le roi Prophète (Ps. 61. 11). Maïs vous les retenez lorsqu'elles débordent, et vous fermez exactement tous les passages. Enfermées et retenues de force dans la maison du riche, que font-elles? elles rompent toutes les digues, se répandent malgré lui, et faisant violence comme un ennemi qui vient fondre tout-à-coup, elles renversent et détruisent ses magasins et ses greniers. Il en construira de plus grands, dira-t-on. Mais qui est-ce qui l'assure qu'il ne les laissera pas à son héritier, avant qu'il les ait rétablis? car il pourra être enlevé du milieu des vivants, avant qu'il ait pu relever, selon ses désirs avares, les édifices où il renferme ses récoltes. Le riche de l'Évangile a trouvé une fin digne de ses résolutions iniques. O vous qui m'écoutez, suivez mes conseils : ouvrez toutes les portes de vos greniers et de vos maisons ; donnez de toutes parts à vos richesses de libres issues; Comme on pratique des milliers de canaux pour que les eaux d'an grand fleuve se distribuent également dans une terre qu'elles fertilisent; de même ouvrez à vos richesses divers passages, pour qu'elles se répandent dans la maison des pauvres. Les eaux des puits n'en deviennent que plus belles et plus abondantes lorsqu'on y puise souvent; trop longtemps reposées, elles croupissent. L'or arrêté dans les coffres n'est qu'un fonds mort et stérile; mis en mouvement par la circulation, il devient fructueux et se divise pour l'utilité commune. Quels éloges ne mérite-t-il pas à celui qui le répand pour le bien de ses frères? ne dédaignez point ces éloges. Quelle récompense ne lui obtient-il pas du juste Juge? regardez cette récompense comme assurée.
Que l'exemple du riche condamné dans l'Évangile, se présente sans cesse à vous. Attentif à garder les biens dont il jouit déjà, inquiet pour ceux qu'il s'attend de recueillir, sans savoir s'il vivra le lendemain, il prévient ce lendemain par les fautes qu'il commet dès aujourd'hui. Le pauvre n'est pas encore venu le supplier, et il manifeste déjà la dureté de son cœur ; il n'a pas recueilli ses fruits, et il donne déjà des marques de son avarice. La terre officieuse et libérale lui offrait toutes ses productions ; elle lui montrait dans ses champs des moissons épaisses; dans ses vignes, les ceps chargés de raisins ; dans ses divers plants, les oliviers et les autres arbres, dont les branches courbées sous les fruits, lui annonçaient une pleine abondance. Pour lui, il était déjà dur et resserré ; il enviait déjà à l'indigent ce qu'il n'avait pas encore. Toutefois, de quels périls ne sont pas menacés les fruits avant leur récolte ! souvent la grêle les brise et les écrase, une sécheresse mortelle nous les arrache des mains, des pluies excessives qui fondait des nues, les noient et les submergent.
Que n'adressez-vous donc vos prières au Souverain des cieux, pour qu'il accomplisse ses faveurs? Mais vous vous rendez d'avance indigne des biens qu'il vous destine. Vous parlez en secret au-dedans de vous-même ; et le Ciel a jugé vos paroles, et il vous vient d'en haut des réponses terribles. Mais que se dit à lui-même l'avare? Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve ; bois, mange, réjouis-toi tous les jours (Luc. 12. 19.). Quelle étrange folie ! Si vous aviez l’âme d'une bête immonde, quel autre plaisir lui prépareriez-vous? Vous êtes si courbé vers la terre, vous comprenez si peu les biens spirituels, que vous offrez à votre âme de grossières nourritures, et que vous lui destinez ce que les entrailles mêmes rejettent. Si votre âme était décorée de vertus, pleine de bonnes œuvres et amie de Dieu, elle serait comblée de biens, elle goûterait une volupté légitime et pure. Mais puisque vous n'avez que des idées terrestres, que vous vous faites un dieu de votre ventre, que vous êtes tout charnel, entièrement asservi à vos passions, écoutez la réponse qui vous convient ; ce n'est pas un homme, c'est le Seigneur qui vous la fait lui-même. Insensé, on vous redemandera cette nuit votre âme, et ce que vous avez mis en réserve, à qui reviendra-t-il (Luc 12. 20.)? La conduite du riche de l'Évangile est plus extravagante que le supplice éternel n'est rigoureux. Il va être enlevé de ce monde, et quel est le projet qu'il médite? Je détruirai mes greniers et j'en construirai de plus grands. Je détruirai mes greniers ! Vous ferez bien, pourrais-je lui dire. Les magasins d'iniquité ne méritent que trop d'être détruits. Renversez de vos propres mains ce que vous avez élevé criminellement. Ruinez ces celliers dont personne ne se retira jamais soulagé. Faites disparaître toute votre maison, l'asile et le refuge de votre avarice. Enlevez les toits, abattez les murs, montrez au soleil le blé que vous laissez pourrir: tirez de leurs prisons les richesses qui y sont enchaînées : exposez aux yeux du public ces cachots ténébreux où vous tenez vos trésors. Je détruirai mes greniers et j'en construirai de plus grands. Mais si vous remplissez encore ceux-ci, quel parti prendrez-vous? les détruirez-vous de nouveau, et en construirez-vous d'autres? Eh ! quoi de plus insensé que de se tourmenter sans fin, que de construire et de détruire sans cesse avec la même ardeur? Vous avez, si vous voulez, des greniers, les maisons des pauvres. Amassez-vous des trésors dans le ciel (Matth. 5. 20.) ; ce que vous y mettrez en réserve ne sera ni mangé par les vers, ni rongé par la rouille, ni pillé par les voleurs. Je donnerai aux pauvres, direz-vous, lorsque j'aurai construit de nouveaux greniers. Vous fixez un long terme à votre vie. Prenez garde que la mort ne se presse et ne devance ce terme. Promettre de faire du bien annonce plutôt un cœur dur qu'une âme bienfaisante. Vous promettez, non pour donner par la suite, mais pour vous débarrasser dans le moment. Car enfin, qui vous empêche de donner dès aujourd'hui? le pauvre n'est-il pas à votre porte? vos greniers ne sont-ils pas pleins? la récompense n'est-elle pas prête? le précepte n'est-il pas clair? L'indigent périt de faim, le pauvre nu tremble de froid, l'infortuné débiteur est traîné en prison ; et vous remettez l'aumône au lendemain ! Écoutez Salomon : Ne dites pas à celui qui vous demande: Revenez, et je vous donnerai demain ; car vous ignorez ce qui arrivera le jour suivant (Prov. 3. 28. — 27. 1.). Quels préceptes vous méprisez, parce que l'avarice vous bouche les oreilles! Vous devriez rendre grâces à votre bienfaiteur, être joyeux, et content, vous applaudir de n'être pas obligé vous-même d'aller assiéger les portes d'autrui, mais de voir les malheureux se tenir à la vôtre : et vous êtes triste, abattu, d'un abord difficile, évitant d'être rencontré, de peur que le moindre don ne vous échappe des mains malgré vous. Vous ne connaissez que cette parole : Je n'ai rien, je ne donnerai pas, je suis pauvre moi-même. Oui, vous êtes réellement pauvre et dénué de tout bien spirituel. Vous êtes pauvre de charité, pauvre de bienfaisance, pauvre de confiance en Pieu, pauvre d'espérance éternelle. Ah ! partagez vos récoltes avec vos frères ; donnez à celui qui a faim un blé qui demain sera pourri. C'est le genre d'avarice le plus cruel de tous, de ne pas faire part aux indigents, même des choses qui se corrompent.
Quel tort fais-je, direz-vous peut-être, de garder ce qui est à moi? Comment à vous? où l'avez-vous pris? d'où l'avez-vous apporté dans ce monde? C'est comme si quelqu'un, s'étant emparé dune place dans les spectacles publics, voulait empêcher les autres d'entrer, et jouir seul, comme lui étant propre, d'un plaisir qui doit être commun. Tels sont les riches. Des biens qui sont communs, ils les regardent comme leur étant propres, parce qu'ils s'en sont emparés les premiers. Que si chacun, après avoir pris sur ses richesses de quoi satisfaire ses besoins personnels, abandonnait son superflu à celui qui manque du nécessaire, il n'y aurait ni riche ni pauvre. N'êtes-vous pas sorti nu du sein de votre mère? ne retournerez-vous pas nu dans le sein de là terre? Et d'où vous viennent les biens dont vous êtes possesseur?
Si vous croyez les tenir du hasard, vous êtes un impie; vous méconnaissez celui qui vous a créé; vous ne rendez pas grâces à celui qui vous les a donnés. Si vous avouez qu'ils vous viennent de Dieu, dites-nous pourquoi vous les avez reçus de ce Maître commun? Dieu ne serait-il pas injuste d'avoir fait un partage aussi inégal des biens de ce monde? Pourquoi êtes vous riche, et votre frère est-il pauvre? n'est-ce pas afin que vous receviez le prix de votre bienfaisance et d'une administration fidèle, et que lui, il soit abondamment récompensé de sa résignation et de sa patience? Vous qui engloutissez tout dans le gouffre d'une insatiable avarice, vous croyez ne faire tort à personne, lorsque vous privez du nécessaire tant de misérables. Quel est l'homme injustement avide? n'est-ce point celui qui n'est pas satisfait lorsqu'il a suffisamment? Quel est le voleur public? n'est-ce pas celui qui prend pour lui seul ce qui est à chacun? N'êtes-vous pas un homme injustement avide, un voleur public, vous qui vous appropriez seul ce que vous avez reçu pour le dispenser aux autres? On appelle brigand celui qui dépouille les voyageurs habillés : mais celui qui ne revêt pas l'indigent nu, mérite-t-il un autre nom? le pain que vous enfermez est à celui qui a faim ; l'habit que vous tenez dans vos coffres est à celui qui est nu ; la chaussure qui se gâte chez vous est .à celui qui n'en a pas ; l'or que vous enfouissez est à celui qui est dans le besoin. Ainsi vous faites tort à vous ceux dont vous pouviez soulager l'indigence.
Voilà de beaux discours, direz-vous ; mais l'or est plus beau. Ainsi, lorsqu'on parle de sagesse à ceux qui vivent dans le désordre, le mal qu'on leur dit de la femme avec laquelle ils ont un commerce criminel, ne fait que réveiller le souvenir de leur passion et les' enflammer davantage. Que ne puis-je donc vous mettre sous les yeux toute la misère du pauvre, afin que vous sentiez de quels gémissements et de quelles larmes vous composez votre trésor ! De quel prix ne vous paraîtront pas au jour du jugement ces paroles ! Venez les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé depuis la constitution du monde : car j'ai eu faim, et vous ni avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais nu, et vous m'avez revêtu (Matth. 25. 34 et suiv.). Combien ne frémirez-vous pas au contraire, quel sera votre terreur et votre tremblement, quand vous entendrez cette condamnation ! Retirez-vous de moi, maudits, allez dans les ténèbres extérieures qui étaient préparées au démon et à ses anges : car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger ; j'ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j'étais nu, et vous ne ni avez pas revêtu (Matth. 25. 41 et suiv.). Ce n'est point celui qui a pris, que l'Évangile condamne, mais celui qui n'a pas donné.
Je vous ai parlé pour vos vrais intérêts : si vous suivez mes conseils, vous êtes assurés des biens qui vous sont destinés et promis ; si vous refusez de m'écouter, vous savez quelles sont les menaces de l'Ecriture ; je souhaite que vous ne les connaissiez point par expérience, et que vous preniez de meilleurs sentiments, afin que vos richesses deviennent pour vous, la rançon de vos péchés, et que vous puissiez parvenir aux biens célestes qui vous sont préparés, par la grâce de celui qui nous a appelés tous à son royaume, à qui appartient la gloire et l'empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
[1] Dans le temps où écrivait saint Basile, l'esclavage subsistait encore ; et il y avait des exemples de pères qui vendaient leurs propres enfants, lesquels, par cette vente, devenaient esclaves. Saint Ambroise à imité cet endroit du discours de notre orateur, ainsi que plusieurs autres.