Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
« Nous commencerons, avec l'aide de Dieu et sa belle assistance, à écrire l'histoire de la destruction de Jérusalem.
« Un saint moine raconta comme suit la conquête de Jérusalem, la prise de la Croix et le pillage des vases des églises :
« Les Perses firent prisonniers le Patriarche et beaucoup de sujets à l'époque où la mauvaise conduite des habitants en fait de libertinage et d'adultère était devenue générale, la crainte de Dieu bannie des cœurs de la foule et le mensonge et la trahison fréquents. Ainsi Dieu, qui ne désire pas la perte des pécheurs mais leur salut, fit régner sur les habitants, comme bâton correcteur, les Perses. Ceux-ci battirent l'armée romaine, s'emparèrent des provinces de la Syrie et conquirent ville par ville, contrée par contrée, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés au cœur de la Palestine, à Césarée, la mère des villes. Là, ils donnèrent un sauf-conduit aux habitants et se rendirent à Arsoûf et sur toutes les côtes, et, comme un tison de feu, ils s'emparèrent de toutes les cités jusqu'à Jérusalem. Ils tuèrent des gens innombrables, comme le prophète a dit : « Dieu m'a châtié, mais il ne m'a pas livré à la mort. » Qui ne pleurera sur la capture des prêtres et la destruction des églises? Ensuite ils prirent les saints moines, ce qui était la cause du salut du monde, comme le monde avait été sauvé par la prise du prophète Daniel et de ses trois jeunes gens. Lorsque l'ennemi eut amené ces moines devant le gouverneur, celui-ci ordonna de les enchaîner, afin d'apprendre par eux quel serait le sort de la ville; en effet, tous les jours il posait cette question : « O vous, les moines ! aurai-je la victoire sur cette ville ou non? » les moines répondaient : « O toi, le malheureux ! ton effort est vain, parce que Dieu protège cette ville. »
« En voyant le sanctuaire et les couvents autour, les grands dignitaires perses désirèrent la paix; de même le patriarche Zacharie voulait la paix pour sauver les sujets et pour conserver ces endroits saints, parce qu'il connaissait les péchés du peuple; mais les habitants de la ville se rassemblèrent et lui dirent : « Ceci n'est pas bien, peut-être es-tu l'ami des Perses, car, autrement, comment voudrais-tu faire la paix avec des gens qui ne craignent pas Dieu? » Le patriarche, en entendant leurs paroles, pleura sur la perte des sujets, et, par crainte, leur dit : « Vous connaissez mieux ce que vous avez à faire. » Puis il pleura et dit : « Je suis innocent du sang de ces hommes, Dieu est puissant, peut-être anéantira-t-il la force de l'ennemi. »
« Comme les habitants n'avaient pas accepté la paix, le Patriarche conseilla autre chose : il demanda à un moine du couvent de Davalis (?) de réunir les troupes romaines qui étaient à Jéricho. Quelques jours après, les moines (emprisonnés), voyant par la pensée que la ville ne pouvait pas manquer d'être détruite, poussèrent des gémissements et couvrirent leurs visages, et, lorsque les Perses leur eurent posé de nouveau la question, répondirent : « Par nos péchés, Dieu nous a livrés en vos mains. » Alors les Perses les relâchèrent et ils entrèrent dans la ville. Les habitants dirent aux moines : « Pourquoi ne nous avez-vous pas dit que la ville sera détruite ? » Ceux-ci répondirent : « Nous ne sommes pas des prophètes; seulement, lorsque les Perses nous eurent fait sortir de nos grottes, ils nous conduisirent à Jérusalem, et là, nous vîmes sur chaque citadelle de la ville un ange qui tenait dans la main une épée de feu : c'est ainsi que nous sûmes que Dieu était avec nous. Mais lorsque vous avez abandonné l'obéissance de Dieu et que vous avez commis de mauvaises actions, Dieu vit la méchanceté de vos actes et fit tomber du feu sur Sion et le meurtre sur la population, et un ange descendit du ciel, se rendit auprès des anges qui se tenaient sur les citadelles, et leur dit : « Allez-vous-en, car Dieu a livré cette ville dans la main de l'ennemi! » Pourtant Dieu ne nous a pas abandonnés, il nous a seulement châtiés, comme l'a dit le prophète David : J'ai supporté avec patience le châtiment du Seigneur, et celui-ci a eu pitié de moi » ; et ailleurs : « Heureux l'homme qui supporte avec patience les calamités, car il prendra la couronne de la vie! » Les moines enseignaient aux habitants la bonne parole et dissipaient la tristesse de leurs cœurs.
« Il y avait dans le couvent de Saint-Sabas un autre moine qui s'appelait Johan. Il avait un disciple qui lui dit : « O mon père! je sais avec certitude que tout ce que tu demandes à Dieu il te le donne; mais je suis ton unique disciple, je te prie donc de me l'aire connaître si la ville sera détruite et les habitants faits prisonniers. » Le moine répondit : « Qui suis-je, moi, le pécheur, pour que tu me demandes une chose pareille? » Mais le disciple insista en pleurant, et le moine lui dit : « Je te fais savoir, ô mon fils! que j'ai vu, il y a cinq jours, comme si un homme m'avait transporté devant le Golgotha, et la foule criait : « O Seigneur, aie pitié de nous! » Puis j'ai vu le Christ qui se tenait sur la croix pendant que Marie intercédait en faveur des créatures; mais lui disait : Je n'écouterai pas leur prière, parce qu'ils ont profané mon sanctuaire. » Nous nous écriâmes alors en pleurant : « Aie pitié, Seigneur! » et nous montâmes vers le temple de Constantin. Moi je levai la tète pour regarder du côté de la croix. » « Or, pendant que le moine racontait tout cela à son disciple, les Perses vinrent et le tuèrent; le disciple eut le temps de se sauver. Puis il revint, pleura la mort de son maître, et l'ensevelit dans le cimetière des saints.
« Quant aux armées romaines, elles s'étaient enfuies, et le moine resta seul, mais Dieu le protégea et il put arriver jusqu'à Jéricho.
« Les Perses, en apprenant que les habitants ne voulaient pas la paix, se ravisèrent et dressèrent des machines de guerre contre les citadelles. Le commencement du combat eut lieu le treize du mois, dans l'année quatre du règne de Heraclius, et se prolongea pendant vingt jours;[2] puis les murs furent détruits par les machines de guerre, et les Perses entrèrent dans la ville avec une grande colère. Les sentinelles s'enfuirent et se cachèrent dans les montagnes et les grottes; beaucoup parmi eux cherchèrent un refuge dans les églises, où les Perses entrèrent comme des lions, en grinçant des dents et en tuant tous ceux qu'ils rencontraient sans miséricorde. — Et le sanctuaire céleste pleurait sur le sanctuaire terrestre, et la preuve en est dans ce qu'il y avait ce jour, dans la ville, de grandes ténèbres, comme cela eut lieu lors de la crucifixion du Pur. —Et ils égorgeaient les vieillards comme on égorge les bêtes; toute la communauté but cette coupe; ils fauchaient les humains comme on fauche la paille; les églises de Dieu étaient détruites, et l'ennemi crachait sur les sacrifices qui se trouvaient sur les autels et foulait aux pieds les croix. Le châtiment atteignit les prêtres, et la mort frappa les vieillards et les petits enfants; le sang coulait comme un torrent, et la désolation était grande à Jérusalem. Étant donné que les épées des Perses étaient tirées contre ceux qui n'ont jamais trompé et trahi, elles frappaient les prêtres sur les autels, et celui qui élevait le sacrifice vers le ciel était tué sur-le-champ.
« Lorsque les Perses apprirent que beaucoup de gens s'étaient cachés dans des lieux secrets, ils proclamèrent que tous ceux qui se montreraient auraient la vie sauve. Alors ceux qui s'étaient cachés reparurent; mais beaucoup d'entre eux étaient morts de ténèbres, de faim et de soif, au point que les lieux où ils étaient devinrent empestés. Le Cadi s'informa de leurs occupations, et chacun d'eux le renseigna sur ce qu'il faisait. Il prit alors les meilleurs d'entre eux et les envoya en Perse, et mit ceux qui restaient dans un étang (1) qui se trouvait hors de la ville, à une distance du vol d'une flèche, où il plaça des gardes, afin de les surveiller. Le nombre de ceux qui étaient réunis dans l'étang était si grand qu'ils s'écrasaient les uns les autres; les femmes étaient entassées sur les hommes à cause du manque de place, comme les bestiaux qu'on mène à l'abattoir, et la chaleur les brûlait comme le feu. Ainsi mouraient-ils sans être tués et cherchaient-ils la mort comme l'homme cherche la vie; ils criaient : « O Seigneur! fais-nous voir ta miséricorde et sauve-nous de ce châtiment dans lequel nous nous trouvons, car la mort nous est préférable à la faim et à la soif! » Et, en effet, Dieu exauça leur prière.
« Les Juifs, en voyant que les chrétiens étaient livrés aux mains des Perses, s'en réjouirent et conçurent une mauvaise pensée. Profitant de la grande influence qu'ils avaient sur les Perses, ils s'avancèrent vers l'étang et dirent : « Quiconque veut devenir Juif, qu'il monte vers nous : nous le rachèterons des Perses! » Mais personne ne se montra, ce qui fâcha beaucoup les Juifs; aussi achetèrent-ils beaucoup de chrétiens qu'ils égorgèrent comme des bestiaux — les chrétiens étant joyeux de mourir pour le nom du Christ — et renversèrent-ils les églises. Voila comment a été détruite la ville de Jérusalem. Cependant nous nous réjouissons et disons : « Nous avons mérité tout ce r|ni nous est arrivé, que le nom du Seigneur soit béni à tout jamais! car il n'a pas abandonné nos âmes dans la perdition, il nous a seulement ramenés à la pénitence. Nous nous rappellerons toujours l'état où nous étions. » Écoutez encore : « Il y avait un couvent près de la montagne des Oliviers. Les Perses y entrèrent et en liront sortir quatre cents nonnes, vierges, ils se les partagèrent entre eux et se livrèrent à la débauche. Un jeune homme perse se rapprochait d'une nonne, celle-ci lui dit : « O jeune homme! laisse-moi ma virginité, et je te donnerai une huile qui te servira à la guerre : partout où tu te frotteras avec cette huile, l'épée ne laissera pas de trace. » Le jeune homme consentit à prendre l'huile, tout en satisfaisant au désir de la religieuse. Alors elle lui dit : « Frotte ton cou avec cette huile, et laisse-moi te frapper avec l'épée, afin que tu saches l'exactitude de mes paroles. » « Non, dit-il, frotte le tien ! » Or c'était ce qu'elle voulait : elle préférait mourir que de perdre son innocence. En effet, le jeune homme prit l'épée, la frappa, et, en voyant sa tête tomber par terre, il dit : Cette nonne aimait son âme et préférait la couronne du martyre. » Les autres nonnes qui étaient avec elle, en apprenant son acte, l'imitèrent, se livrèrent à la mort et subirent le martyre. « Les Perses firent sortir ensuite le Patriarche de Sion. Celui-ci s'assit alors dans la montagne des Oliviers, au milieu des prisonniers à qui il dit en soupirant : & Tout ce qui a été écrit au sujet de Jérusalem s'est accompli ! » Les prisonniers levèrent leurs mains vers le ciel, en s'écriant : « O Seigneur, aie pitié de ton sanctuaire, Jérusalem, de tes autels et de tes églises! Retiens ta colère et regarde comme tes ennemis se réjouissent! 0 Seigneur, ne nous châtie pas avec ta colère, mais avec ta miséricorde! En effet, nous avons péché, mais ne nous punis pas, afin que tes ennemis ne disent pas : Où est votre Dieu? où est votre Croix? » Le Patriarche leur fit signe de se taire, et il dit : « Béni soit le Seigneur qui vous a infligé cette correction ! Notre-Seigneur Jésus-Christ a été sur la croix pour notre salut : ne vous affligez pas et ne désespérez pas, car vous avez l'arme qui ne se gâte point, c'est la sainte Croix; ainsi celui qui souffrira avec patience jusqu'à la fin aura son salut, car les anges, les martyrs et les saints sont avec nous, ils combattront pour nous et demanderont à Dieu notre grâce. Béni soit Dieu qui ne nous a pas abandonnés, que son nom soit loué à tout jamais! Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps, craignez ceux qui tuent le corps en même temps que l'âme ». « Priez donc Dieu avec votre cœur, peut-être vous sauvera-t-il de l'ennemi, car sa miséricorde est grande comme le sable de la mer, si vous vous affligez un peu. » « Après avoir achevé de parler, le Patriarche se tourna du côté de l'Orient, fit la prière et dit : « Béni soit Notre-Seigneur Jésus-Christ », puis il étendit les mains et dit : « Que la paix soit sur toi, ô Sion! Que la paix soit sur toi, ô Jérusalem! J'espère en Dieu que je te reverrai une autre fois. » Les Perses vinrent, prirent le Patriarche et l'entraînèrent comme on entraîne l'agneau à l'abattoir; lui, il se tourna et dit : « Adieu tous les lieux saints! Amen! » Tous les prisonniers répondirent : « Amen ! » et descendirent de la montagne des Oliviers pour se diriger vers le chemin de Jéricho et du Jourdain.
« Il y avait parmi les prisonniers un saint homme, diacre d'une église, nommé Eusèbe. Il avait deux filles très jolies, dont l'une avait dix ans, et l'autre huit ans. Les Perses prirent les deux jeunes filles et leur ordonnèrent de se prosterner devant le feu ; mais le père leur faisait signe de ne point le faire. L'ennemi se fâcha, tira son épée et tua l'aînée qui prit la couronne du martyre; ensuite il fit venir la cadette qui refusa également, bien qu'elle fût déjà effrayée de la mort de sa sœur : elle fut également tuée. Le père en était très joyeux, et il se mit à se moquer de l'ennemi et lui dit : « Tu as été fort avec des enfants, mais tu ne pourras rien contre le père. » Alors l'ennemi donna l'ordre d'allumer un feu, fit ligoter le malheureux père et le fit jeter dans le feu ; ainsi se consomma son martyre.
« Il y avait aussi, parmi les prisonniers, deux frères qui s'aimaient beaucoup; ils étaient nés dans la même heure et avaient tous les deux douze ans. Or, les Perses les séparèrent l'un de l'autre. Un jour, un des frères vit de loin un prisonnier et se mit à crier : « Je te conjure de me dire si tu es Jérusalémite! » — Oui, répondit-il. — Ce prisonnier était achevai en compagnie de ses gardiens qui marchaient au galop. — « Arrête! dit-il, afin que je puisse voir ton visage : cela me consolera. » — « Je ne suis point maître de moi-même, lui répondit-il, va, mon frère, que la paix de Dieu soit sur toi! Dieu me fera voir ton visage une autre fois. » « Les Perses nous enfermèrent, en arrivant sur la terre persane, dans une grande maison, au seuil de laquelle ils avaient mis la Croix du Christ, et nous firent sortir de manière à la fouler aux pieds, en tuant ceux qui refusaient de marcher; en effet, la plupart des prisonniers furent tués et devinrent martyrs. Le patriarche Zacharie demanda aux Perses d'accorder aux prisonniers un moment de répit pour qu'ils pussent se reposer, ce qui lui fut accordé. Alors il réunit les diacres et les moines, se mit au milieu d'eux, se prosterna du côté de l'Orient — les diacres et les moines en firent autant — et ordonna de réciter trois psaumes : le psaume cent, le psaume vingt-et-un et le psaume dix-neuf; puis il s'arrêta, se mit à pleurer, et, en leur faisant voir le fleuve persan, il dit : « Sur le fleuve de Babel nous étions assis et nous pleurions au souvenir de Sion. Que notre main droite soit desséchée si nous t'oublions, ô Sion ! » Tout le monde se mit à pleurer. Puis il donna l'ordre de réunir les enfants de 5 à 12 ans, qui étaient au nombre de trois mille, et leur dit de crier à haute voix : « O Seigneur, aie pitié! », pendant que lui-même levait les mains et les yeux vers le ciel et disait : « Sauve-nous, ô Seigneur! Nous sommes venus nous-mêmes, et nous avons fait venir ces agneaux pour prier : exauce-les et pardonne-leur, car leurs cœurs sont purs, et ne regarde pas nos péchés! Rappelle-toi, ô Seigneur! ces enfants, tes églises, la ville sainte de Sion et ce que les ennemis ont fait avec ta Croix! Rappelle-toi où est le tombeau (de Jésus), car lui a (la propriété) de pardonner à tes serviteurs et d'avoir pitié d'eux; il est vrai que nos actions ne sont pas bonnes devant toi. Exauce, ô Seigneur, la prière de tes serviteurs qui sont dans le désespoir! Nous sommes devant l'ennemi, et toi tu viens en aide à tous ceux qui cherchent un refuge auprès de toi. » Aussitôt que nous et nos enfants eûmes adressé cette prière à Dieu, le Roi des Perses s'écria qu'il n'imposait à personne l'adoration des idoles. Ainsi tenons ferme la Croix, car elle est notre force, et demandons assistance à Notre-Seigneur Jésus-Christ! « Le Roi des Perses assembla ses conseillers, les Mages, les sorciers et les astrologues et leur dit : « Certes, la puissance du feu nous a livré la grande ville des chrétiens, Jérusalem, et la Croix devant laquelle ils se prosternent : regardez donc ce que vous avez à faire avec les chrétiens, et, si vous arrivez à les convaincre, je vous donnerai de beaux présents. » Puis on fit venir devant le Roi le Patriarche qui regardait la Croix pour implorer son secours. Un Mage dit : « Je sais ce que tu as fait hier et ce que tu veux faire aujourd'hui. » Le Patriarche dit alors au Roi : Il ne convient pas à tes serviteurs d'être frivoles devant toi et de mentir.» Le Roi jura devant le feu que si le Mage mentait, il ordonnerait de le tuer, mais que, s'il disait la vérité, il ferait tuer le Patriarche, le chef des chrétiens. Ce dernier prit alors le bâton que le Mage tenait dans la main et lui dit : « Ton épée est-elle dans ton bâton ou non? » Le Mage fut embarrassé dans la réponse et se tut. Le Roi donna l'ordre de le tuer. A partir de ce temps, personne parmi les Mages n'osait plus s'approcher de la Croix par crainte.
« Un moine nommé Siméon séduisit (?) une jeune fille des servantes du Roi. Cette jeune fille était une chrétienne qui honorait la Croix et respectait beaucoup le Patriarche à qui elle envoyait de grands présents. Puis elle mit au monde un garçon, et lorsque celui-ci eut l'âge de quinze jours, on donna à cette fille beaucoup d'argent et on lui apprit à dire que le Patriarche avait eu commerce avec elle, et que l'enfant était de lui. Le Patriarche, en apprenant cela, prit l'enfant dans ses bras, fit un signe de croix sur sa bouche, et lui dit : « Au nom de Jésus-Christ, dis à cette foule s'il est vrai que je suis ton père! » L'enfant répondit : « Non, tu n'es pas mon père! » Tous les assistants furent émerveillés, et le respect du Roi pour le Patriarche s'augmenta : il le considérait comme son fils.
« Un homme des nobles de la royauté apprit au Patriarche que sa femme était stérile, celui-ci pria pour lui et lui donna un liquide, en disant : « Ordonne à ta femme de boire « ceci et de s'en laver le visage » ; mais la femme, en apprenant que cela venait du Patriarche, le fit jeter. Lorsque son mari revint, il trouva deux brandies odorantes qui avaient poussé à l'endroit où le liquide avait été jeté : ainsi apprirent-ils que, si elle l'avait bu, elle aurait eu deux enfants. La femme se repentait, mais elle continua à être stérile.
« Après un long séjour sur la terre perse, le Patriarche écrivit à ceux qui étaient restés à Jérusalem un message dans lequel il leur adressa des recommandations, des exhortations et des consolations,[3] afin qu'ils ne se disent pas en eux-mêmes que les prisonniers avaient péri.
« Il y avait un homme nommé Thomas qui racontait que, en ensevelissant ceux qui avaient été tués, lui et sa femme les avaient comptés. Il dit :
« De l'autel Saint-Georges il y en avait 7; de la Maison de la Foi 18; de Djabab (?) 250; de l'église Sainte-Sophie 866; du couvent Kesman et Damien 2,112; de la Croix 70; de la Maison de la Résurrection 212; de la. place publique 32; de la rue Samarnaka (?) 723; de la Maison Saint-Mars 1,107; du côté occidental de Sion 197; de El-Ibrounatik (?) 2,107; de la Maison Saint-Jacob 1,700; de Golgotha 308; de Kabaïl (?) 8,111; de Bakharoun (?) 1,708; de la Source de la Consolation 2,313; de Namila (?) 24,518; de la Ville d'Or 1,202; du couvent Saint-Joh 1,230; de Hercanien-le-Roi (?) 167; de la montagne des Oliviers 1,207; de la petite place publique 102; de la grande place publique 417; de l'église Saint-Séraphin 38; et devant le Golgotha 80; des grottes, des montagnes et des jardins, 6,807; de la ruine de David 2,210; de l'intérieur de la ville 265; de l'endroit où se trouve la muraille 1,800. Le total des tués par les Perses à Jérusalem était de 62,455.[4] »
« La grande Croix fut rendue à Jérusalem par Heraclius. Le Roi des Perses fut attaqué par son propre fils qui le tua et régna à sa place. Heraclius, l'empereur romain, vint en Perse, tua des milliers d'hommes, prit beaucoup de villes et délivra les prisonniers; les Perses fuyaient devant lui.
« Dix-neuf ans plus tard, régnait en Perse un homme qui était en paix avec Rome; c'est lui qui envoya à Heraclius la grande Croix et beaucoup de présents. Ce qui est étonnant, c'est que Dieu avait gardé l'arche sainte des Israélites et n'avait pas abandonné la grande Croix. Gloire à Dieu à tout jamais! Puisse sa miséricorde, la puissance de la grande Croix, l'intercession de la Vierge, la mère de la lumière, et tous les saints être avec nous. Amen! »
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Nous ne croyons point devoir adjoindre de commentaire à ce texte si douloureux dans sa navrante et un peu enfantine simplicité. Désormais, grâce à ce document, corollaire naturel et paraphrase un peu diffuse de la trop rapide Élégie du patriarche saint Sophronius, nous distinguons dans ses moindres reliefs l'inexpiable catastrophe de l'année 614.[5] Le voile sanglant qui enveloppait l'effondrement de la splendide Jérusalem byzantine, cette merveille de l'Orient chrétien, et nous en dérobait les lugubres détails, ce voile est déchiré. Désormais, nous pouvons mesurer toute l'horreur du sinistre et nous comprenons que, même aujourd'hui, après douze siècles, la liturgie grecque de Syrie profère encore des anathèmes et garde des formules de malédiction contre les sacrilèges et détestables auteurs d'un tel parricide religieux…
[1] Titre donné à ce document par les Archives de l'Orient latin, tome II, première partie, section B, § 2, p. 173. ligne 1.
[2] Dans ces conditions, on peut se demander si la date du Ht mai (il 1. adoptée par M. Dulaurier pour celle de l'entrée des Perses a Jérusalem, est bien exacte. et s'il ne serait pas préférable de placer cette catastrophe soit au moins de juin. soit, comme le baron Adolphe d'Avril, au mois de juillet (il 1 (Installation de la Sainte-Croix, page :JOl du Bulletin de l'ftCurre ilc-i pèlerinages en Terre-Sainte, Tome II. Paris, 1801, in-N°.)
[3] Nous possédons ce message, il est intitulé : Zachariae hierosolymitani patriachae epistola, colonne 3230 à 3232 du tome LXXXVI de la Patrologie grecque de l'abbé Migne.
[4] La traduction de ce précieux passage a été revue et rectifiée ainsi qu'il suit par le savant l'ère Jlhétoré, des Frères Prêcheurs, au couvent de Saint-Etienne de Jérusalem :
« De l’autel Saint-Georges, il y en avait 7: de la Maison de la pénitence, 18; de El-Habab (?), 250; de l’autel d'El-Yinat (?)*: de l'Église Sainte-Sophie, :109 morts; du Courent Qazman et Damien (SS. Cosme et Damien), 2,112; de la Croix, 70; de la Maison de la Résurrection, 212; de la place publique, 12; du quartier Semounqa (?), 723; de la Maison de Suint-Marc. 1.107: du côté occidental de Sion, 197**; de El-Ibroubatiki (Fontaine Probatique), 2.107 ; de la Maison de Jacques, 1.700: du Golgotha, 308 ; de El-Qabaïl (?), 8.111 ; de El-Bakhâroun (quartier des Parfumeurs (?), 1.078: de la fontaine de Silouan (Fontaine de Siloé), 2.313; de Mamilla (Birket et cimetière Mamilla), 24.518: de la Ville d'or (la Porte Dorée?), 1.202; du Couvent de Saint-Jean. 1.250; de DjErqounioun le roi (?), 107; de la montagne des Oliviers. 1.207; de matroumat de la Résurrection, 83;*** de la petite place publique, 102 ; de la grande place publique, 117 ; de l'Église Saint-Serabioun (Saint-Sérapion), 38 ; de devant le Golgotha, 80 ; des grottes, des montagnes et des jardins, 6.707 ; du Makhrâb (?) de David (peut-être Mihrâb, salle d'honneur, logement élevé, temple?), 2.210 ; de l'intérieur de la ville, 265: de l'endroit où se trouve la muraille, 1.800. Le total des tués par les Perses à Jérusalem était de 62.455. Après vérification, on trouve que le total des chiffres du texte arabe donne 61.820 ». Nous remercions chaleureusement le R. P. Rhétoré d'avoir bien voulu nous communiquer le très intéressant résultat de ses études sur ce texte à la fois si curieux et si altéré.
* Ce passage manque dans la traduction française donnée plus haut, mais on a omis de nous indiquer le nombre des morts.
** Ce passage ne paraît pas exister dans le texte arabe.
*** Le défaut de formation d'un des caractères arabes laisse quelque doute. Ce passage manque dans la traduction française donnée plus haut.
[5] La date de 614 est admise par MM. Dulaurier, baron Adolphe d'Avril, Ludovic Drapeyron et A. de Longpérier {Oeuvres réunies et mises en ordre, par G. Schlumberger, tome I, Paris. Leroux, 1883, gr. in-8°). — La date de 615 est préférée par Lebeau, tome XI, livre LVI, page II, et par le regretté Victor Guérin (Jérusalem, page 132).