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Térence

PHORMIO - PHORMION

Introduction

 

texte bilingue - texte latin seul - traduction française seule

 

 

NOTICE SUR PHORMION

Il y avait à Athènes une loi qui contraignait le plus proche parent d'une orpheline soit à l'épouser, soit à lui faire une dot de cinq mines. C'est sur cette loi qu'un des rivaux de Ménandre, Apollodore de Carystos, bâtit l'ingénieuse intrigue d'une comédie que Térence nous a conservée sous le nom de Phormion.

L'exposition se fait à l'aide d'un personnage protatique, c'est-à-dire qui ne paraît qu'au début, pour recevoir la confidence d'un maître ou d'un ami, et qui ne reparaît plus dans la pièce. Ce personnage est Dave, un esclave qui apporte à son ami Géta le reliquat d'une somme qu'il lui devait, afin que Géta puisse faire un cadeau à la femme que son jeune maître vient d'épouser. Géta est esclave dans la maison de Démiphon. Il est inquiet et raconte à son ami ses ennuis. Le hasard a fait que son maître Démiphon et le frère de Démiphon, Chrémès, sont tous les deux partis en voyage, en lui confiant la surveillance de leurs fils respectifs, Antiphon et Phédria. Or Phédria, fils de Chrémès, est amoureux d'une joueuse de cithare, laquelle est esclave d'un proxénète; il lui faudrait une grosse somme pour la racheter, et il n'a pas une obole. De son côté, Antiphon, fils, de Démiphon, s'est épris d'une jeune fille de Lemnos, Phanium, orpheline et pauvre. Ne pouvant l'avoir autrement, il l'a épousée grâce à la complicité du parasite Phormion. Celui-ci a soutenu devant les juges que Phanium était la plus proche parente d'Antiphon. Antiphon n'a soulevé aucune objection, un arrêt lui a enjoint de l'épouser, il l'a fait. Mais on attend le retour des deux pères, et Géta qui s'est prêté aux déportements des deux jeunes gens craint pour ses épaules.

Le deuxième acte fait paraître ensemble les deux jeunes gens amoureux, Antiphon et Phédria. Ils se jugent malheureux tous les deux, l'un parce qu'il a peur que son père ne fasse casser son mariage, l'autre parce qu'il n'a rien à donner au proxénète, et ils envient le sort l'un de l'autre. Juste à ce moment Géta accourt pour annoncer à Antiphon que son père est de retour; il l'exhorte à payer d'audace. Le timide amoureux promet de faire tête à l'orage; mais, dès que le vieillard paraît au bout de la rue, il détale, laissant à Géta et à Phédria le soin de le sauver, lui et sa Phanium. Stylé par Géta, Phédria défend son cousin devant le bonhomme en colère. Antiphon, dit-il, a été victime d'un intrigant, et, s'il n'a rien trouvé à dire devant les juges, c'est qu'il a été intimidé au point de perdre la parole. Puis Géta donne à son tour : esclave, il n'a pu témoigner en justice, et, s'il n'a point désintéressé la jeune fille en la dotant, c'est qu'aucun usurier n'aurait consenti le moindre prêt, Démiphon vivant. Désarçonné, mais non vaincu, Démiphon commande qu'on lui amène cet intrigant, Phormion, et qu'on aille chercher son fils, tandis qu'il ira sur la place prier quelques amis de l'assister.

ACTE III. Géta est allé avertir Phormion et demander son appui. Phormion se charge hardiment de la cause : il n'a rien à craindre, parce qu'il ne possède rien, et il n'a rien à refuser à celui qui l'admet à sa table. Voici les adversaires en présence. Phormion prend l'offensive de concert avec Géta : ils feignent de ne pas voir Démiphon, et tandis que l'un se plaint du mépris que l'avare Démiphon fait de ses parents pauvres, l'autre lui répond hypocritement en le chargeant d'injures. Démiphon met fin à leur comédie en s'adressant lui-même à Phormion. « Explique-moi, dit-il, comment le père de la jeune femme est mon parent. — Tu le sais bien toi-même. — Son nom? — Son nom? » Ici Phormion hésite : il a oublié le nom. Géta le lui souffle. « C'est Stilpon. — Eh bien, explique-moi comment ce Stilpon est mon parent? — Je l'ai fait devant les juges; va les trouver et faire juger deux fois la même cause. — J'aime mieux payer la dot. Prends-la et débarrasse-moi de cette femme. — Une honnête femme ! tu n'y songes pas. — Eh bien ! je plaiderai. — Je n'ai rien à démêler avec toi, mais avec ton fils. — Je jetterai cette femme à la porte. — Si tu y touches, gare à toi ! » Là-dessus, Phormion s'en va. Démiphon consulte ses amis : l'un lui conseille de faire casser le jugement, l'autre de n'en rien faire, et le troisième de réfléchir encore. Devant ces avis contradictoires, il se résout à attendre son frère pour prendre conseil de lui, tandis que Géta s'empresse d'informer Antiphon de ce qui vient de se passer, et comment Phédria, Phormion et lui-même ont défendu sa cause. A ce moment Phédria sort de chez Dorion, le proxénète, auprès duquel il épuise inutilement toutes les formules de la prière. Dorion a vendu la belle à un soldat, malgré la parole qu'il avait donnée de ne point la vendre avant trois jours. Antiphon s'interpose; tout ce qu'il peut obtenir, c'est que Dorion livrera son esclave à celui qui le lendemain apportera le premier l'argent. Seul, Géta peut procurer à Phédria les trente mines nécessaires : il consent à risquer son dos pour escroquer l'argent à Démiphon, mais il a besoin de l'aide de Phormion.

ACTE IV. Chrémès est revenu de Lemnos, où il avait quinze ans auparavant contracté un mariage clandestin, d'où était née une fille. Il en avait fait confidence à Démiphon, et les deux frères étaient convenus de marier cette fille à Antiphon, sans rien dire de sa naissance à personne, et surtout à Nausistrata, la femme légitime de Chrémès. Cependant Géta, qui s'est assuré la complicité de Phormion, fait jouer ses batteries devant eux. Il a vu Phormion, dit-il; il l'a engagé à s'arranger à l'amiable avec Démiphon et à épouser lui-même la fille moyennant un prix raisonnable. Phormion a bien objecté qu'il était fiancé déjà avec une autre, à la fin il a consenti à la renvoyer, si on lui donne trente mines, l'équivalent de la dot de sa prétendue. Démiphon jette feu et flamme; mais Chrémès promet de payer pour lui avec l'argent qu'il a apporté de Lemnos, produit des propriétés que Nausistrata, sa femme, y possède. Tandis que les deux frères rentrent prendre l'argent, Antiphon qui a entendu, retiré dans un coin, leur entretien avec Géta, se voit déjà séparé de sa femme, et il adresse à Géta les plus vifs reproches. Géta le rassure : Phormion saura bien dégager sa parole. Les deux vieux reviennent avec l'argent. Démiphon va le porter à Phormion; puis il passera chez Nausistrata pour l'engager à voir la jeune femme qu'on renvoie. Elle saura mieux qu'un homme la convaincre que Phormion est l'homme qui lui convient et lui adoucir l'affront qu'on lui fait : c'est Chrémès qui le désire ainsi. Chrémès se met lui-même en quête de ses Lemniennes qui ont quitté leur île pour venir le rejoindre à Athènes. Il tombe justement sur Sophrona, la nourrice de Phanium, qui sort de chez Démiphon. Il la reconnaît; de son côté Sophrona reconnaît Stilpon : c'est le nom qu'il avait pris à Lemnos; c'est sous ce nom que les trois femmes l'ont en vain cherché à Athènes. Elle lui apprend que sa femme de Lemnos est morte, mais que sa fille est vivante et qu'elle l'a mariée à Antiphon. Chrémès s'abandonne à la joie : le plus cher de ses voeux est réalisé.

ACTE V. Tout en maugréant de l'argent donné à Phormion, Démiphon envoie Géta préparer Phanium à recevoir Nausistrata. Il va lui-même chercher sa belle-soeur. Elle se plaint à lui de la mauvaise gestion de ses propriétés de Lemnos : son mari est un incapable. A ce moment ce mari peu apprécié se précipite vers son frère, pour lui annoncer la grande nouvelle; mais en apercevant sa femme, il retient son secret, et se borne à dire que la rupture du mariage est impossible et que Phanium est bien leur plus proche parente. Intrigué, Démiphon le presse de questions; il presse Démiphon de le croire sur parole. Nausistrata déclare qu'elle n'y comprend rien, Démiphon en dit autant, mais en voyant l'insistance de son frère, il se rend, il renvoie Nausistrata, et il apprend alors que la femme de son fils est justement la fille de son frère et que le mariage qu'ils souhaitaient s'est fait sans eux. Cependant Antiphon toujours en alarmes cherche Géta, et tombe sur Phormion qui médite une retraite de quelques jours pour se payer du bon temps avec Phédria. Mais voici Géta qu'on avait envoyé chez Phanium : en écoutant à la porte, il a entendu Chrémès et Sophrona qui étaient chez elle, et il a appris que Chrémès était le père de Phanium et que les deux vieux étaient d'accord qu'Antiphon gardât sa femme. Sur cette révélation, Phormion tire ses plans pour garder la somme qu'il a touchée. Chrémès et Démiphon la réclament : lui, de son côté, demande qu'on lui donne la femme, sans quoi il gardera la dot. Menacé de la justice, il menace de révéler le secret de Chrémès. « Garde l'argent », dit Chrémès effrayé. Mais l'avare Démiphon ne l'entend pas ainsi, et il met la main sur Phormion pour l'entraîner en justice. Alors celui-ci appelle Nausistrata et lui apprend l'inconduite de son mari. Nausistrata, hors d'elle-même, se plaint à son beau-frère qui essaye de l'apaiser. Craignant qu'elle ne pardonne et qu'on ne lui fasse rendre les trente mines, Phormion lui révèle qu'après les avoir escroquées aux deux vieux, il les a remises à son fils Phédria pour acheter sa maîtresse. Chrémès s'indigne; mais sa femme lui ferme la bouche : son fils peut bien avoir une maîtresse, quand lui a deux femmes; et elle déclare qu'elle s'en remet à son fils de ce qui lui reste à faire; et, pour faire pièce à son mari elle proteste à Phormion qu'elle lui est toute dévouée sur quoi, le parasite se fait aussitôt inviter à dîner.

L'action.

On peut dire que le noeud de l'action s'est fait avant l'ouverture de la pièce : c'est le mariage d'Antiphon avec Phanium machiné par Phormion. Dès lors l'intrigue se ramène à savoir si Antiphon réussira à garder sa femme ou si Démiphon et Chrémès, ligués ensemble, le contraindront à la renvoyer, pour lui faire épouser la femme qu'ils prétendent lui donner. Parallèlement à cette intrigue en court une autre qui a pour héros Phédria et sa joueuse de cithare. Pour fondre dans une action unique les menées de ces deux couples d'amoureux et l'opposition des deux pères, Apollodore avait lié tous ces personnages par la parenté : Démiphon et Chrémès sont frères; c'est la raison pour laquelle ils concertent leurs desseins; Antiphon et Phédria sont cousins germains, dévoués l'un à l'autre comme des frères : aussi se prêtent-ils un mutuel appui. Le poète leur a donné aussi pour les seconder les mêmes personnes, Dave et Phormion. Enfin quand Phédria, faute d'argent, est sur le point de perdre sa maîtresse, les deux intrigues se mêlent si bien l'une à l'autre que Phormion, en faisant semblant de se prêter à la rupture du mariage d'Antiphon, tire du même coup de Démiphon la somme nécessaire à Phédria. De même le dénouement de l'intrigue secondaire dépend d'une circonstance de la principale; et si Phédria a la permission de garder sa maîtresse, c'est parce que son père, par sa conduite à Lemnos, a perdu le droit de lui faire des remontrances. Quant au dénouement principal, il résulte, comme d'ordinaire dans la palliata, non pas d'un changement dans les dispositions des personnages, mais d'un événement extérieur, de la reconnaissance de Phanium : la femme dont les deux frères ne voulaient pas se trouve être justement celle qu'ils destinaient à Antiphon.

On a reproché à Apollodore et Térence de n'avoir pas fini la pièce quand Chrémès, effrayé de voir son secret entre les mains de Phormion, lui fait remise des trente mines extorquées. Phormion avait-il besoin, dit-on, de les remettre au jeu et de révéler les amours de Phédria à ses parents? Mais si Phormion avait quitté la scène quand Chrémès lui a dit : Missum te facimus (v. 946), le spectateur serait-il satisfait? Phormion passerait pour un voleur aux yeux des deux frères, et cela, si peu scrupuleux qu'il soit, ne saurait convenir à sa fierté; on ne saurait rien du sort futur de Phédria; on resterait incertain de celui de Chrémès, et l'on pourrait croire qu'il échappe au châtiment que son inconduite a mérité. D'ailleurs ce n'est pas Phormion qui prolonge la pièce; c'est l'avare Démiphon qui, sous prétexte que tôt ou tard Nausistrata apprendra la vérité, veut entraîner Phormion devant les juges et récupérer l'argent qu'il s'est laissé escroquer. En appelant alors Nausistrata, Phormion se justifie; s'il a pris l'argent des deux vieux, c'est pour Phédria. En même temps il assure les amours de son jeune protégé, il venge Nausistrata sur Chrémès, il punit l'avarice de Démiphon et s'assure la table avec l'amitié de Nausistrata. C'est lui qui triomphe de tout point, triomphe sans doute peu satisfaisant au point de vue moral, mais triomphe naturel, attendu et applaudi du public, après tant d'es­prit déployé, et tant de dévouement à la cause des jeunes amoureux.

On comprend que Térence n'ait pas eu la pensée de contaminer cette pièce. Elle n'avait pas besoin comme l'Andrienne d'être doublée d'une deuxième intrigue et d'un autre couple d'amoureux. Pas n'était besoin non plus d'y introduire des scènes mouvementées, comme celle que Térence ajoutera aux Adelphes (1re scène de l'acte II). C'était une motoria, c'est-à-dire une pièce mouvementée par elle-même. Les audacieuses menées de Phormion étaient d'ailleurs conduites avec tant de sûreté et de vraisemblance qu'il n'y avait rien à y ajouter ni à y changer. Térence en effet, autant que nous pouvons le savoir, a été ici plus fidèle à son modèle qu'en aucune autre de ses pièces. On peut croire que habileté à créer et à développer une intrigue était une des qualités les plus marquantes d'Apollodore, et que c'est la raison pour laquelle Térence fut cette fois infidèle à Ménandre.

Les caractères.

Mais il ne semble pas qu'Apollodore ait eu la même supériorité dans la peinture des caractères : si l'on en juge par cette pièce, il était sur ce point inférieur à Ménandre. En effet à l'exception de Phormion, les caractères de la pièce n'ont pas le relief qu'on pourrait souhaiter.

Antiphon.

Antiphon et Phédria n'intéressent guère que parce qu'ils sont amoureux; cela ne veut pas dire qu'ils intéressent peu. L'amour « est pour aller au coeur la route la plus sûre », et il suffit qu'un jeune homme aime et soit aimé pour emporter la sympathie du public. Mais avec de la sympathie, c'est aussi de la pitié qu'il ressent pour le timide Antiphon qui abandonne à d'autres le soin de le défendre, lui et sa Phanium. Il nous fait sourire quand il s'entraîne à faire le brave et qu'à l'apparition de son père au bout de la rue, il s'enfuit comme le chien de Jean de Nivelle, sans répondre au rappel de ses amis. La pauvre Phanium est bien lotie avec un pareil défenseur. La couardise de son époux ne nous déplaît pas trop pourtant, parce qu'elle est en partie l'effet d'une extrême jeunesse, en partie la suite de sa tendresse et de sa reconnaissance pour son père. « J'ai mon père qui m'aime tendrement, dit-il... Sans mon imprudente conduite je l'attendrais avec les sentiments qui conviennent à un fils. » Il nous plaît aussi par la reconnaissance qu'il témoigne à ceux qui lui ont rendu service, en particulier à Phédria : c'est un brave garçon, mais de ceux que la faiblesse de caractère laisse désarmés devant les difficultés de la vie.

Phédria.

Phédria est tout aussi amoureux que son cousin. « Ah ! je le jure par tous les dieux », s'écrie-t-il, « qu'il me soit donné de posséder aussi longtemps celle que j'aime, et je suis prêt à payer de ma vie ce bonheur ». Mais il a plus de ressources d'esprit et de courage que lui. Il soutient bravement l'arrivée de son oncle en colère, défend habilement son cousin devant lui, en renvoyant sa faute sur l'intrigant qui l'a pris au piège et sur les juges toujours jaloux du riche, et en couvrant son silence des belles couleurs de la bienséance. Il est plus décidé aussi; et il proteste que, si l'on emmène sa belle, il la suivra partout ou mourra. On sent qu'il a été élevé moins sévèrement qu'Antiphon et qu'entre un père et une mère qui ne s'entendent pas, soutenu par sa mère, il a dû prendre de bonne heure ses libertés.

Démiphon.

La différence des caractères est, comme il est naturel, plus accusée entre les deux vieux. Démiphon est résolu, brusque, violent, très attaché à l'argent. Mais, si l'on en croit son fils, c'est un père tendre; c'est à coup sûr un frère dévoué, et l'on voit par l'estime que Nausistrata fait de lui qu'il a dû mener une vie honnête et digne. Il s'est entendu avec son frère pour cacher les frasques que celui-ci a faites à Lemnos et pour marier son fils avec la fille de l'épouse clandestine que Chrémès entretenait dans cette île. Mais la faute de son frère lui rend la lutte difficile à soutenir contre le redoutable Phormion. Il pourrait, il est vrai, sauver la situation en sacrifiant les trente mines que celui-ci lui a extorquées; mais c'est à quoi son avarice ne saurait se résigner. En voulant conduire Phormion en justice, il provoque la révélation qui perd le pauvre Chrémès dans l'esprit de sa femme. Démiphon est un honnête homme, ce n'est pas un politique.

Chrémès.

Chrémès, en dépit de sa bigamie, est le plus sympathique des deux frères. Il a des sentiments plus doux et plus délicats que Démiphon. Celui-ci renverrait volontiers brutalement la pauvre Phanium : Chrémès craint de la choquer et tient à ce qu'elle parte de son plein gré, contente de ce qu'on a fait pour elle. Il est aussi plus large et plus généreux : quand sen frère refuse l'argent demandé par Phormion, il est toujours prêt à l'accorder. Il est vrai qu'il paye avec l'argent de sa femme à qui appartient la fortune du ménage. Et voilà le faible de sa situation : c'est le mari pauvre qui s'est mis sous l'empire d'une femme fortunée. « De ce que j'ai chez moi, dit-il, la seule chose qui m'appartienne, c'est moi-même. » Il tremble devant sa femme qui le méprise, parce qu'il administre mal les biens qu'elle possède à Lemnos, et qui le fera rentrer sous terre, quand elle saura la vraie cause de la diminution de ses revenus. Alors il n'aura plus le droit d'ouvrir la bouche pour blâmer les désordres de son fils, ni pour empêcher Phormion de devenir l'hôte de la maison. Sa punition est un exemple pour les maris infidèles.

Nausistrata.

Nausistrata n'apparaît qu'à la fin de la pièce; son caractère est à peine esquissé. Elle se montre sous les traits de la femme riche qui a mis en servage un mari sans fortune. Il la craint, et c'est là sans doute la cause de ses longs séjours à Lemnos, où il se console avec une autre femme. Mais quelle colère chez Nausistrata, quand elle est instruite de la vérité ! Quel mépris elle lui témoigne ! Elle ne descend plus à lui adresser la parole; c'est à son beau-frère qu'elle se plaint. Elle semble pourtant s'adoucir aux prières de Démiphon, mais au lieu de pardonner elle-même, elle s'en remet, dit-elle, à son fils de la décision à choisir. Elle sait que son fils est pour elle un allié sûr, et qui prendra parti contre son père.

Géta.

Les deux personnages les plus actifs de la pièce sont l'esclave Géta et le parasite Phormion. Géta est un de ces esclaves qui, pris entre l'autorité du père et le libertinage du fils, doivent forcément choisir entre les deux. S'ils résistent aux fantaisies du fils, il en cuit à leurs épaules. Aussi leur résistance n'est pas longue; elle l'est d'autant moins qu'ils trouvent plus de plaisir dans la compagnie des jeunes gens que dans celle de leurs vieux maîtres. Géta a fait comme les autres : après avoir reconnu qu'à prêcher la morale à son jeune maître, il ne récoltait que des coups, il s'est mis à hurler avec les loups; il a servi ses amours, il s'est dévoué à lui et s'est même pris d'affection pour lui. « Je ne tremble pas seulement pour moi, dit-il, je suis aussi dévoré d'inquiétude au sujet d'Antiphon. Il me fait pitié, c'est pour lui que j'ai peur. » Il met à son service toute l'ingéniosité de son esprit et les ressources de son expérience. Il l'enhardit à se défendre, et comme il ne trouve en lui qu'indécision et couardise, il fait le bec à Phédria, prêt à intervenir lui-même pour justifier Antiphon à son père. C'est de son esprit que sort l'habile machination destinée à gruger les deux vieillards, et il l'exécute avec une maestria admirable. Il apporte la même adresse hypocrite à flatter Démiphon, quand il se trouve seul avec lui, et à le duper de concert avec Phormion, quand ils s'entendent pour lui jouer la comédie. Non content de le tromper, il goguenarde et se raille de ses sentences philosophiques. « Tu ne saurais croire », dit-il, « combien ma philosophie surpasse celle de mon maître. J'ai déjà récapitulé ce qui m'attend à son retour : moulin, bastonnade, fers aux pieds, travaux forcés aux champs; aucune de ces misères ne me prendra au dépourvu; et toutes celles dont je serai exempt contre mon attente, je les regarderai comme autant de gagné. » Notre ennemi, c'est notre maître : quand on ne peut se rebeller contre lui, on s'en moque en catimini.

Phormion.

Le personnage le plus caractéristique de la pièce est Phormion. Moitié parasite, moitié sycophante, il se distingue du parasite ordinaire par son existence indépendante. Loin d'être le souffre-douleur à qui l'on jette les os ou les assiettes à la tête, il garde sa dignité, et si l'on a besoin de ses services, il faut aller les demander à sa maison. D'autre part, il se distingue du sycophante par le sentiment amical et désintéressé avec lequel il conduit les affaires d'Antiphon et de Phédria, comme si elles étaient les siennes. « C'est pour ses amis le meilleur ami qui soit au monde », dit de lui Antiphon; et, au dire de Géta, il rend grâce aux dieux de lui offrir l'occasion de prouver à Phédria qu'il ne lui est pas moins dévoué qu'à Antiphon. Peut-être les naïfs jeunes gens se font-ils un peu d'illusion sur les mobiles de sa conduite. S'il les sert si fidèlement, c'est qu'il espère bien faire bombance à leurs dépens, et lui-même à la fin demande pour récompense de ses services d'être admis à la table de Nausistrata. Mais c'est un parasite qui a la reconnaissance de l'estomac c'est un roi à ses yeux que l'amphitryon qui se charge de tous les frais et soucis du festin pour ne lui en laisser que le plaisir. L'auteur n'a pas insisté sur ce côté du caractère de Phormion : ce qu'il a mis au premier plan, c'est le génie d'invention, de fourberie et d'audace qui est en lui. Comme il n'a rien, il ne craint rien et il s'attaque aux riches et aux puissants, sans s'inquiéter des conséquences. Il prend toujours l'offensive, comme un bon tacticien, et il déconcerte son adversaire par sa décision et sa présence d'esprit. Et quand il a remporté la victoire, il fait comme le coq de la fable, il monte sur le toit pour la chanter. « Qui veut assister aux funérailles de Chrémès? » s'écrie-t-il. « Accourez, c'est le moment. Voilà de mes coups. Allons! se frotte qui voudra maintenant à Phormion : je me charge de l'aplatir aussi misérablement que Chrémès. » Par ce génie inventif et cette fanfaronnerie, Phormion est l'ancêtre de nos Mascarilles et de nos Scapins; comme eux, il a tant d'esprit et de brio qu'on oublie, pour l'admirer, qu'il n'est au fond qu'un parasite et un coquin.

Dorion.

Les autres figures sont à peine ébauchées; la plus vivante est celle du proxénète Dorion, qui ne connaît que son intérêt et qui professe cyniquement qu'à l'égard de l'argent, il n'y a bonne foi qui tienne.

Les autres. Dave doit être un homme intéressant; sa conversation, émaillée de traits satiriques, est piquante; on regrette qu'il ne soit qu'un personnage protatique. Les trois amis de Démiphon sont marqués chacun d'un trait particulier. Cratinus, homme de décision, veut faire casser le jugement, Hégion, plus timide, veut qu'on respecte la chose jugée, Criton, homme indécis, est pour un plus ample informé.

Enfin la nourrice Sophrona est une brave femme qui s'excuse du mariage de Phanium : « si elle l'a fait, c'est que le besoin l'y a forcée. »

Historique de la pièce.

D'après la didascalie, le Phormion fut représenté aux jeux Romains, au mois de septembre de l'année 161 av. J.-C., par les soins des édiles curules L. Postumius Albinus et L. Cornelius Merula, sous le consulat de G. Fannius et de M. Valerius. La musique était du musicien attitré de Térence, Flaccus, esclave de Claudius, et tout entière pour flûtes inégales La première représentation fut donnée par la troupe d'Ambivius Turpion. La didascalie mentionne un second directeur de théâtre, L. Hatilius Praenestinus; mais le nom d'Hatilius se rapporte sans doute à une reprise de la pièce qui eut lieu aux jeux Mégalésiens du mois d'avril 141. C'est la quatrième des pièces de Térence, d'après la didascalie, en réalité la cinquième, puisque l'Hécyre que les didascalies mettent au cinquième rang, a été composée la troisième. Elle est traduite d'une pièce d'Apollodore de Carystos, l'Epidicazomenos qui avait été écrite probablement entre 300 et 290 av. J.-C., en un temps où l'île de Lemnos appartenait à Athènes. Térence n'a pas gardé le titre grec, parce que ce titre aurait eu besoin d'un commentaire juridique pour être compris des Romains. Epidicazomenos est celui qui revendique pour lui ou pour un autre soit un héritage, soit une orpheline en mariage. Au titre grec Térence a substitué celui de Phormion, qui est le nom du parasite qui est la cheville ouvrière de la pièce.

Le Phormion réussit à la première représentation. C'est Ambivius qui jouait le rôle de Phormion; nous le savons par une anecdote que Donat nous a conservée. « Ambivius était ivre, au moment où il allait jouer, et c'est en bâillant et se grattant l'oreille avec son petit doigt qu'il prononça les premiers vers de la scène II de l'acte II. En l'entendant, le poète s'écria que c'est ainsi qu'il s'était représenté le parasite, au moment où il composait, et son indignation de le voir gonflé de mangeaille et de boisson s'adoucit aussitôt. » Le succès se prolongea sans doute, comme le prouve la reprise de l'an 141, et la pièce eut toujours beaucoup de lecteurs; car le nom de Phormion devint le symbole de l'audace effrontée. Cicéron en porte plusieurs fois témoignage, en particulier Caec. 10, 27 argentarius Sex. Clodius, cui cognomen est Phormio, nec minus piger nec minus confidens quam ille Terentianus est. Il y eut, au temps de Cicéron, un drame du nom de Phormion, qui était peut-être un mime et qui avait pour auteur Valerius.

Le Phormion a servi de modèle à Molière pour les Fourberies de Scapin; mais il a dû moderniser le sujet. La loi relative à la fille épicière, l'achat d'une courtisane, l'esclavage, le parasitisme étaient des choses particulières aux moeurs athéniennes qu'il ne pouvait transporter sur la scène française. Aussi a-t-il dû faire subir aux personnages et à l'intrigue des changements considérables. Plus d'esclaves : des serviteurs; plus de parasite : un valet, Scapin, le remplace. Les deux frères sont devenus deux amis, tous deux pères d'un fils et d'une fille. Molière a gardé Antiphon et Phanium sous les noms d'Octave et d'Hyacinthe; mais à la maîtresse de Phédria il a substitué Zerbinette, une fille d'honnête famille, enlevée par des Egyptiens, dont il a fait la fille du père d'Octave. A la scène où Géta escroque trente mines aux deux vieux, sous la promesse que Phormion épousera la jeune femme, il substitue la scène célèbre de la galère turque où Octave est devenu prisonnier. Il ajoute la scène non moins célèbre où Scapin enveloppe Géronte dans un sac, en sorte que la comédie de moeurs n'est plus comédie de moeurs qu'à moitié et devient en partie une farce, mais une farce de génie, infiniment amusante.