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Térence

HECYRA - L'hécyre

introduction

texte latin seul - traduction française seule - texte bilingue

 

NOTICE SUR L'HÉCYRE

En 1905 on a découvert à Kôm Ishkaou, l'ancienne Aphroditopolis, un papyrus qui contenait plus de 1.300 vers de Ménandre, parmi lesquels 530 vers de l'Arbitrage (Oß ƒEpitr¡pontew), une des comédies les plus célèbres de cet auteur. Le sujet est le même que celui de l'Hécyre, et comme il présente de frappantes analogies avec deux pièces perdues d'Euripide, l'Augé et l'Alopé, on est en droit d'en conclure qu'il remonte à Euripide. Nous savons d'ailleurs que les poètes de la nouvelle comédie se rattachent au dernier des trois grands tragiques plus qu'aux poètes de la comédie ancienne et de la moyenne. Ils se sont contentés plus d'une fois de faire descendre dans la vie commune les héros qu'Euripide avait fait vivre dans le monde supérieur de la fable et de la légende. A son tour Apollodore de Carystos reprit le sujet que Ménandre avait traité après Euripide, et du chef-d'oeuvre de Ménandre, fit un autre chef-d'oeuvre, qui, si l'on en juge par la copie que Térence en a faite, ne le cède en rien au premier. Voici comment Apollodore, ou, si l'on veut Térence a traité le sujet.

Le théâtre représente les trois maisons des acteurs du drame. Dans l'une, habite le ménage de Lachès et de Sostrata, de leur fils Pamphile et de leurs esclaves, Parménon et Sosie; dans l'autre. la famille de Phidippe et de Myrrina et de leur fille Philumène. La troisième est celle de la courtisane Bacchis.

ACTE I. Sur les instances réitérées de son père, Pamphile a consenti à épouser sa voisine Philumène; mais lié depuis longtemps avec la courtisane Bacchis, il n'a pu s'en détacher, et pendant les deux premiers mois de son mariage, il continue à la fréquenter et s'abstient de tout rapport avec sa femme. Mais la courtisane lui tient rigueur de son mariage et elle le rebute par ses exigences, au point que peu à peu il se détourne d'elle et que, touché enfin par la tendresse silencieuse et la patience inaltérable de Philumène, il se met à l'aimer aussi passionnément qu'il avait aimé sa maîtresse. Au moment où il s'abandonnait aux douceurs de son nouvel amour, son père l'a envoyé à Imbros recueillir un héritage. Depuis son départ, les relations se sont gâtées entre la belle-mère et la bru, et celle-ci s'est retirée chez ses parents. Instruit de cette situation tendue, le père de Pamphile, Lachès, est revenu de la campagne où il s'était retiré, pour essayer de rétablir la concorde. Voilà ce que le spectateur apprend au premier acte par la conversation de deux personnages protatiques, l'entremetteuse Syra et la jeune courtisane Philotis, mais surtout par les confidences que Parménon, esclave de Pamphile, fait à Philotis, amie de Bacchis.

ACTE II. Le drame commence au deuxième acte. Les deux familles de Lachès et de Phidippe sont également intéressées à rétablir l'harmonie entre la belle-mère et la bru et à ramener la jeune femme sous le toit conjugal. C'est à quoi travaillent les deux pères, tandis que le jeune époux est encore absent d'Athènes. Mais pour faire cesser cette prétendue discorde, il faudrait en connaître les causes. Tout le monde croit d'abord qu'elles sont dans l'incompatibilité d'humeur de Sostrata et de Philumène. Lachès tout le premier en est convaincu; pour lui, c'est le mauvais caractère de sa femme qui a fait fuir Philumène, et la preuve, c'est que Philumène refuse absolument de recevoir sa belle-mère. La pauvre Sostrata a beau protester et se défendre; son mari s'entête à la croire coupable. De son côté, Phidippe exhorte sa fille à rentrer au domicile conjugal : elle refuse, et comme il est de nature débonnaire, il n'a pas la force de l'y contraindre.

 ACTE III. L'action n'a pas fait un pas, lorsque, au troisième acte, Pamphile revient de voyage. Il paraît, avec son esclave Parménon, devant la maison de Philumène. Tandis qu'il se plaint à lui des chagrins que l'amour lui a causés, il entend des cris à l'intérieur. Il s'élance pour en connaître la cause. Comme cette cause doit rester un secret entre Pamphile et sa femme et sa belle-mère, Parménon ne suit pas son maître. Il a peur, dit-il, que si le mal de Philumène venait à empirer, on ne l'accuse de lui avoir jeté le mauvais œil. Sostrata vient à son tour aux nouvelles. Comme il ne faut pas qu'elle non plus pénètre le terrible secret, Parménon la détourne d'entrer : il ne convient pas, dit-il, que Sostrata s'expose à un nouvel affront, et il faut laisser Pamphile s'expliquer seul à seule avec sa femme. Sostrata attend donc dehors la sortie de son fils. En le voyant accablé de tristesse, elle le questionne anxieusement. Il lui répond par des défaites et la prie d'aller l'attendre au logis. Il se débarrasse aussi de la présence de Parménon en l'envoyant aider les esclaves à transporter ses bagages. Resté seul, il raconte comment il a surpris sa femme en mal d'enfant. Indigné à la pensée qu'il a été trompé, il se précipitait dehors, quand Myrrina, sa belle-mère, s'est jetée à ses genoux et lui a demandé de taire ce qu'il vient de voir. Avant son mariage, la pauvre Philumène a été violée par un misérable, elle est devenue enceinte, et c'est pour cacher sa grossesse qu'elle s'est enfuie de chez lui. On exposera l'enfant, et de ce côté Pamphile n'aura rien à craindre. Quant à reprendre sa femme, il fera ce qu'il voudra. Comment Pamphile cachera-t-il un pareil secret? Voici l'indiscret Parménon qui revient près de son maître. Celui-ci l'éloigne en l'envoyant à la citadelle chercher un hôte à qui il a soi-disant donné rendez-vous. Mais voici venir les deux pères, Lachès et Phidippe, qui se concertent pour lui faire croire que sa femme va revenir. Il leur déclare qu'il sait tout et qu'il est résolu à se séparer de sa femme, puisqu'elle ne peut s'entendre avec sa mère. Puis ne sachant comment soutenir les objurgations de son père, il s'enfuit. Phidippe, dépité de cette fuite, s'en prend à Lachès lui-même et se retire. Lachès abandonné se lave les mains de ce qui arrive.

ACTE IV. En rentrant chez lui, Phidippe a entendu vagir l'enfant. Il a pénétré dans la chambre de sa fille. Il en sort pour quereller sa femme qui lui a caché l'accouchement. Sans doute elle veut rompre le mariage de sa fille, auquel elle a toujours été opposée, parce que Pamphile avait une maîtresse. En tout cas, il lui défend d'exposer l'enfant, comme elle en avait le dessein. Restée seule, Myrrina se plaint d'être obligée d'élever l'enfant d'un misérable qu'il est impossible de retrouver, puisque sa fille n'a de lui aucun objet qui puisse le faire reconnaître; c'est lui au contraire qui lui a dérobé son anneau. Cependant Sostrata, touchée de la preuve de tendresse que lui a donnée son fils en préférant sa mère à sa femme, veut se retirer à la campagne pour laisser la place libre à sa bru. Lachès la loue de sa résolution et prie son fils de ramener sa femme : elle n'aura plus à redouter l'humeur de sa belle-mère. Mais voici Phidippe qui vient déclarer que Sostrata n'est pour rien dans la brouille; que la faute en est à sa femme qui a caché la grossesse de Philumène. Si Pamphile ne veut pas reprendre sa femme, qu'il prenne au moins l'enfant. En apprenant qu'il y a un enfant, Lachès en remercie les dieux et presse encore une fois son fils de reprendre sa femme. Pamphile s'y refuse sous prétexte qu'elle lui a caché sa grossesse. Devant une telle obstination, Lachès en cherche la cause. Il croit la voir dans l'amour de son fils pour Bacchis. Pamphile proteste qu'il n'a plus de rapports avec elle; mais ne sachant plus que répondre aux arguments de son père, il prend encore une fois la fuite. Les deux pères délibèrent entre eux; ils décident que Lachès élèvera l'enfant et que l'on fera venir Bacchis pour la prier ou la forcer de rompre avec Pamphile. Bacchis appelée jure que depuis son mariage elle s'est séparée de Pamphile. Lachès la prie d'aller donner la même assurance à Philumène et à sa mère. Elle s'y résout par reconnaissance pour les bontés de Pamphile.

ACTE V. Parménon revient de la citadelle au moment où Bacchis sort de chez Philumène; elle l'envoie chercher son maître. En l'attendant, elle se remémore la soirée où Pamphile, ivre et hors d'haleine, vint se réfugier chez elle. Pressé de questions, il avoua qu'il venait de prendre de force une inconnue à laquelle il avait, dans la lutte arraché son anneau. Myrrina ayant reconnu dans cet anneau, celui que portait sa fille, Bacchis lui a raconté toute l'aventure. C'est Philumène qui a été violée par Pamphile; c'est Pamphile qui est le père de l'enfant. Pamphile, averti par son esclave que la bague donnée à Bacchis est celle de Philumène, accourt, au comble de la joie. Il remercie Bacchis avec effusion et lui fait promettre de garder le secret. Parménon intrigué voudrait être mis en tiers dans ce secret; son maître se refuse à satisfaire sa curiosité.

L'action.

l'Hécyre est une comédie d'intrigue du genre que les Latins appelaient stataria, c'est-à-dire calme, par opposition à motoria, mouvementée. L'intrigue en est simple : on n'y voit qu'un couple d'amoureux, et la lutte est bornée entre le fils résolu au divorce et les deux pères qui travaillent à la réconciliation des époux. Térence a jugé inutile de corser l'action en y ajoutant des personnages et des scènes empruntés à une autre pièce, comme il l'a fait dans l'Andrienne, dans l'Eunuque, et dans les Adelphes. Certains ont cru pourtant qu'il avait introduit dans la pièce d'Apollodore quelques parties d' comédie de Ménandre, le Conseil de famille, où un malentendu entre deux jeunes époux est sur le point d'amener une séparation. Mais Térence ne dit rien de cette contamination dans ses prologues, et ses commentateurs Donat et Eugraphius n'y font aucune allusion. Il ne suffit pas qu'une pièce de Ménandre offre une situation semblable à celle de l'Hécyre pour qu'on soit en droit d'en conclure que Térence a dû la connaître et l'utiliser. Nous avons dit que l'Hécyre est une comédie d'intrigue. Et en effet ni l'action ni le dénouement ne dépendent des caractères des personnages, mais d'un événement extérieur et fortuit, le viol de Philumène par un inconnu. C'est sur cette donnée que le drame est bâti, et l'auteur en a tiré fort habilement parti pour exciter et soutenir la curiosité et l'attente du spectateur. Comme Philumène et sa mère sont seules à connaître le viol et ses suites, et qu'elles les cachent soigneusement, le public ne sait d'abord que penser Doit-il croire avec Lachès que c'est la belle-mère qui a causé la brouille? Mais les protestations de Sostrata, si douce avec son bourru de mari, si aimante pour sa bru, tiennent le jugement du spectateur en suspens. Au troisième acte, sa curiosité est en partie satisfaite. Il apprend de Pamphile une partie de la vérité. Dès lors sa curiosité se reporte sur la lutte engagée entre le jeune homme et les deux vieillards. Pamphile veut répudier sa femme, tout en cachant le vrai motif de son dessein; le spectateur, confident sympathique de son amour et de ses malheurs conjugaux, suit avec un vif intérêt ses efforts pour se défendre. Il y a d'autant plus de peine que les deux pères trouvent contre lui de nouveaux arguments, l'un, dans la retraite, de sa femme qui laisse la place à Philumène, l'autre dans la découverte de l'enfant, dont la naissance doit supprimer, semble-t-il, toute résistance du côté de Pamphile. Quand celui-ci, à bout de raisons, est réduit à s'enfuir pour la seconde fois, l'attente du spectateur est à son comble. Qui l'emportera? Comment cessera la lutte? Le poète va nous conduire au dénouement d'une manière très simple, sans que nous nous en doutions. Etonnés de la résistance de Pamphile, les deux pères en viennent tout naturellement à l'idée d'en chercher la cause dans un renouvellement d'amour pour Bacchis. Ils l'appellent, ils l'envoient chez Myrrina, et la vue de la bague que la courtisane porte au doigt produit instantanément un dénouement qui arrange tout et fait passer tous ces gens d'une situation inextricable et douloureuse à une satisfaction complète et à un bonheur sans mélange. Et cet effet est l'oeuvre d'un hasard qui sans doute n'est pas impossible, auquel des indications jetées au cours du drame nous ont préparé, mais qui néanmoins ressemble par trop au deus ex machina, qui est la providence des poètes à bout de ressources. C'est le seul reproche que l'on puisse faire à la conduite de la pièce, et encore l'auteur pourrait nous répondre qu'il se conforme à l'usage de son temps, la reconnaissance étant un des expédients les plus en vogue pour conclure une comédie.

On sait que César reprochait à Térence de manquer de force comique. Diderot fait un grief du même genre à l'Hécyre. « En se proposant s, dit-il, « d'introduire le goût d'une comédie tout à fait grave et sérieuse, il ne comprit pas que cette composition dramatique ne souffre pas une scène faible, et que la force de l'action et du dialogue doit remplacer partout la gaieté des personnages subalternes. » Mais Térence ne s'est point du tout proposé d'introduire le goût d'une comédie grave et sérieuse : c'est Diderot qui le tire à lui, pour en faire l'ancêtre la comédie larmoyante. Térence a voulu simplement faire une comédie. Son sujet comportait, il est vrai, plus de tristesse que de gaieté; mais même les parties les plus pathétiques ont été traitées dans le ton de la comédie. Il ne tire point des situations tendues les effets tragiques qu'elles comportent. Quand Pamphile est pressé trop vivement par son père, il se dérobe par la fuite, et l'émotion du spectateur s'enfuit avec lui. Au reste l'élément comique ne manque pas : la fertile imagination poète l'a semé par toute la pièce pour mêler la joie du rire à la douceur des larmes. C'est ainsi que la première scène produit l'agréable effet d'un mime par la peinture de la vieille entremetteuse qui conseille à la jeune courtisane de dépouiller, de dévorer sans pitié ses amants.

Le plaisir que cause cette scène attache aussitôt le spectateur à l'action. L'effet s'en continue dans la scène suivante où la petite Philotis se plaint du soudard, son amant, qui lui comptait les paroles. Après la scène pathétique où Pamphile découvre la maternité de Philumène, le poète nous repose de nos émotions par les moqueries de Parménon à l'adresse de son compagnon d'esclavage, Sosie, que le mal de mer a dégoûté des voyages, et par la plaisante déconvenue du même Parménon que son maître envoie au diable vauvert, en quête d'un hôte imaginaire, dépeint comme un croque-mitaine. C'est encore Parménon qui au début du cinquième acte nous déride par le récit de la station prolongée qu'il a faite à la citadelle, où, assis comme un nigaud, il demandait à chaque passant s'il n'était pas de Myconos. Enfin la pièce se termine comme elle a commencé par une note comique : c'est toujours Parménon qui la donne par son intempestive curiosité et par la fatuité dont il déguise sa déconvenue. C'est donc bien une comédie, et non un drame larmoyant que Térence a voulu faire. Qu'un autre auteur eût pu traiter le sujet d'une autre manière, qu'il eût pu mettre dans la bouche des personnages un langage plus expressif et des saillies plus mordantes ou plus drôles, c'est ce qu'on ne peut contester. Mais chacun a son genre de talent. Térence aime le rire mesuré et la conversation des honnêtes gens, les émotions douces, les tendresses et les délicatesses qui font l'agrément de la vie, la distinction des manières et du langage, enfin la modération en toutes choses. C'est le mélange de ces qualités qui donne à sa comédie une grâce exquise, un charme qui prend le coeur et le pénètre d'un plaisir délicat, qui ne le cède pas aux plaisirs que nous donnent les oeuvres plus fortes d'un Plaute ou d'un Molière.

Les caractères.

Sostrata. Ce qui contribue le plus à cet attrait que la pièce exerce sur ses lecteurs, c'est la galerie de personnages qu'on y rencontre. C'est d'abord l'exquise belle-mère qui a donné son titre à la pièce. Sa bru, sans motif apparent, s'est séparée d'elle, et refuse de la voir quoiqu'elle l'ait toujours traitée comme si elle eût été si propre fille. Cependant elle ne l'accuse point; le seul motif qu'elle suppose à cette fuite incompréhensible, c'est que la jeune femme désire rester plus longtemps chez sa mère. Les affronts qu'elle reçoit ne décourage pas son affection, et la première chose qu'elle demande à son fils qui revient de voyage, ce sont des nouvelles de sa femme. Et ce fils, de quelle tendresse elle l'enveloppe ! Comme elle désire son retour! Comme elle partage ses chagrins ! Comme elle est touchée, quand elle apprend que son Pamphile l'a préférée à sa femme ! Mais loin d'accepter le sacrifice qu'il veut lui faire de son amour, elle veut aussitôt quitter sa maison pour aller vivre à la campagne et laisser la place libre à sa bru. Belle-mère parfaite, mère tendre et dévouée, elle est encore plus accomplie comme épouse. Aux reproches les plus injustes de son brutal mari, elle ne répond que par de douces plaintes ou des paroles de tendresse touchante. On en veut à ce mari qui ne sait point apprécier ce modèle de bonté, de douceur, de tendresse et de dévouement.

Myrrina. L'autre belle-mère, Myrrina, est bien touchante aussi par son dévouement à sa fille. Seule, elle a reçu la confidence de la violence dont la pauvre enfant été la victime. Elle a soigneusement caché ce secret tout le monde, même à son mari. Pourquoi à son mari ? Uniquement je crois, parce que, si Phidippe avait connu le secret, la situation eût été changée; on n'aurait pas songé à rendre Bacchis responsable du refus de Pamphile de reprendre sa femme; il n'y aurait plus eu d'autre solution qu'un divorce immédiat, par conséquent plus de sujet de pièce.

Lachès. Les deux beaux-pères ont des caractères en partie semblables, en partie différents. Lachès, dont le rôle est le plus important, est un mari brutal, dont la brutalité ressort avec d'autant plus de relief que sa victime est plus douce et plus exempte de reproche. Il a contre elle les mots les plus durs. « S'il y a une école de malice, à coup sûr, ma femme y est maîtresse. » Quand elle proteste qu'elle ne sait pas de quoi on l'accuse, « aussi vrai », dit-elle, « que je demande aux dieux la grâce de finir mes jours avec toi, mon Lachès », il lui lance à la figure cette injurieuse riposte : « Les dieux me préservent d'un tel malheur ! » A sa femme il préfère sa bru : « Si j'avais prévu ce qui arrive », dit-il, « elle serait encore ici, c'est toi qui aurais décampé ». De telles duretés surprennent dans la bouche d'un homme qui est d'ailleurs plein de sens et de qualités. Sans doute les diatribes contre les femmes plaisaient au public, et le poète, sûr d'obtenir par là un succès facile, ne s'est pas trop inquiété si elles tombaient juste ici. Il semble que toutes les tendresses de Lachès soient réservées à son fils; car on sent qu'il l'aime et travaille à son bonheur. « Tu ne veux pas plus que moi le rétablissement de ta fille, » dit-il à Phidippe, « et cela pour l'amour de mon fils; car il l'aime, il aura du chagrin. » Il a pour lui une indulgence qu'il n'a point pour sa femme, et s'il le presse de se marier, s'il le presse de reprendre sa femme, il n'use jamais avec lui de son autorité, et il le traite toujours avec affection. Avec les autres, il montre beaucoup de sagesse et de prudence. « Veux-tu, » dit-il à Phidippe, » que notre alliance soit durable, ne nous cache pas ce que tu as sur le coeur. S'il y a des torts de notre côté, fais-les connaître. Nous vous satisferons soit en vous détrompant, soit en nous justifiant, et tu seras toi-même notre juge ». Il sait qu'une franche explication est le meilleur moyen de réconcilier des gens brouillés. Il est plus habile encore avec la courtisane Bacchis, qu'il s'agit de gagner. Il surveille ses paroles pour ne point la blesser, il se montre aimable, il prodigue les belles promesses, tout en laissant entendre qu'il serait un redoutable ennemi, si l'on refusait son amitié. Lachès est un homme sensé et clairvoyant, un ami sûr, un bon père, et, quand la prétendue brouille entre sa femme et sa bru sera dissipée, il redeviendra sans doute un époux, non pas tendre, mais passable.

Phidippe. Ce qui distingue le plus Phidippe de son compère Lachès, c'est qu'il est faible envers les siens et qu'il l'avoue. « Je suis, dit-il, de nature débonnaire et je n'ai pas la force de contrarier les miens. » Mais il n'est pas toujours d'humeur aussi accommodante qu'il prétend. Il a contre sa femme la dent presque aussi dure que Lachès, quand il découvre qu'elle lui a caché l'accouchement de Philumène. « Je suis bien malheureuse ! » s'écrie Myrrina. « Si seulement c'était vrai! », répond-il. Il est aussi plus jaloux de son autorité qu'il ne le dit. Ce qui le fâche le plus contre sa femme, c'est qu'elle ne l'a point consulté. D'autre part, le poète lui a prêté des traits qui conviennent à la susceptibilité qu'il doit avoir, en tant que père de la mariée. Quand Pamphile refuse de reprendre sa femme et s'enfuit, Phidippe s'écrie : « S'imagine-t-il que je vais me mettre à ses genoux? S'il veut reprendre sa femme, il le peut; s'il n'y est pas disposé, qu'il rende la dot et qu'il aille se promener. » Il s'en prend même à Lachès : « Pour un peu d'argent qui vous arrive, vous voilà bien fiers ! » Enfin quand Bacchis comparaît devant Lachès, celui-ci la reçoit, nous, l'avons vu, avec une politesse prudente, tandis que Phidippe la traite avec mépris. « Ces créatures-là, dit-il, ne craignent pas les dieux, et les dieux, je pense, ne se soucient guère d'elles. » Sur quoi Mme Dacier fait cette remarque : « Il faut bien remarquer la différence qu'il y a entre le caractère de Lachès et celui de Phidippe. Le père de la femme doit être plus emporté contre une courtisane que le père du mari. Térence connaissait parfaitement la nature. » Il se peut aussi que la différence tienne à une autre raison. Lachès connaît Bacchis dès longtemps; il a toléré la liaison de son fils avec elle, et il a payé pour connaître l'influence qu'elle a sur Pamphile; enfin il a l'esprit plus ouvert et il est plus adroit que Phidippe; il sait que le meilleur moyen d'obtenir d'elle ce qu'il désire est de la ménager. Phidippe moins avisé donne libre cours à sa haine et à son mépris. 

Pamphile. Le véritable héros de la pièce est Pamphile : elle est en effet toute remplie de ses amours, avant et après son mariage. La belle-mère ne fournit que le prétexte à la brouille des deux familles et ne fait que donner le branle à l'action; son rôle est terminé dès le début du IVe acte. Au cours de la pièce, Pamphile apparaît comme un modèle d'honneur et de délicatesse. Il a épousé une fille qu'il ne saurait aimer et qu'il veut rendre à ses parents. « Mais, dit-il, puisque j'ai résolu de ne pas la garder plus longtemps, je ne veux pas abuser d'elle, je veux la rendre vierge comme je l'ai reçue des mains de ses parents. Autrement ce serait manquer à mon devoir et lui faire tort à elle-même. » Là-dessus nous applaudissons, comme la petite Philotis, à tant d'honneur et de délicatesse. Mais aussitôt la contradiction nous frappe. Est-ce bien ce Pamphile qui a fait violence dans la rue à une honnête fille et qui lui a volé son anneau pour le donner à sa maîtresse? L'ivresse peut-elle excuser une telle brutalité et une telle indélicatesse? On répond que ces sortes d'attentats sont fréquents dans la comédie nouvelle, et qu'ils choquent moins les anciens que les modernes. C'est excuser, ce n'est pas justifier le poète. Il n'a pas su accorder le présent avec le passé; mais comme le viol et le vol formaient le fondement de la pièce, il a dû les poser comme il l'a fait, et il a compté sur les prestiges de son pinceau pour nous faire oublier ces déplorables antécédents. Il a fait en effet de Pamphile une figure charmante, qui gagne tous les coeurs. Combien il est touchant dans les plaintes que lui arrache la brouille entre sa mère et sa femme ! Combien il l'est encore quand il a vu Philumène accoucher d'un enfant qu'il ne croit pas de lui, et que, laissant la colère céder à la pitié pour la pauvre femme et sa malheureuse mère, il promet de garder leur secret et déplore la solitude désespérée qui l'attend ! Partagé entre le tendre amour qu'il a pour sa mère et la passion que la pitié et l'admiration pour sa femme ont fait naître en son coeur, il s'écrie : « Ah ! sans cet unique obstacle, que je serai heureux avec une telle mère et avec une telle femme ! » Son affection pour son père, mélangée de respect et d'obéissance, lui a fait épouser une femme qu'il n'aime pas et sacrifier un amour passionné. En dépit de ses chagrins, il garde toujours la même piété filiale. Son père le presse-t-il trop vivement, il s'esquive à deux reprises, pour ne pas manquer au respect qu'il lui doit. Lorsque enfin la bonne nouvelle qu'apporte Parménon a mis fin à ses ennuis, avec quel enthousiasme il lui témoigne sa reconnaissance, et avec quels transports il remercie Bacchis ! « O Bacchis, ma chère Bacchis, tu me ta sauves la vie. — J'en suis bien heureuse. — Tu le prouves par tes actes. Tu n'as rien perdu de ta grâce, et l'on ne saurait te rencontrer, t'entendre, te voir venir où que ce soit, sans être sous le charme. — Et toi, tu as toujours les mêmes manières et le même esprit, et il n'y a personne au monde plus aimable que toi. » Bacchis l'a bien jugé, et nous sommes de coeur avec elle dans cet éloge.

Parménon. Bavard et fat, curieux et paresseux, tels sont les principaux traits de la figure du valet Parménon. Pendant que son maître menait une vie voluptueuse avec la courtisane Bacchis, il a noué des relations dans le monde des courtisanes. C'est ce qui explique sa familiarité avec la petite Philotis qu'il traite en camarade. Il se fait prier pour lui raconter ce qu'il sait du mariage de Pamphile; mais Philotis sait bien qu'il grille plus de parler qu'elle-même de l'entendre. Elle le lui dit, et il l'avoue : « C'est là mon gros défaut. » Ce qui le pousse à bavarder, c'est sa fatuité. Il est fier de la confiance que lui témoigne son maître, il l'exagère et s'en pare comme d'un mérite personnel. A l'entendre, Pamphile s'isole pour s'entretenir avec lui et il l'emmène hors de la maison pour lui confier ses ennuis. Malheureusement le maître n'est pas toujours disposé à satisfaire la curiosité de son confident; il y a un secret qu'il importe de cacher à son indiscrétion et qu'il ne parvient pas à découvrir, en dépit de ses questions et de ses ruses. Le spectateur sourit de sa déconvenue. Il sourit aussi des plaintes que lui arrache sa paresse; car il a pris, au service d'un jeune maître adonné au plaisir, de fâcheuses habitudes de fainéantise. L'envoie-t-on porter des bagages ou chercher un hôte à la citadelle, il gémit, on veut sa mort, on le crève à force de marches et de courses. Mais avec tous ces défauts, il reste sympathique; car il est au demeurant le meilleur fils du monde.

Bacchis. Trois courtisanes figurent dans la pièce, dont l'une joue un rôle important, c'est Bacchis. Bacchis n'est pas une courtisane ordinaire, cupide et impitoyable. Autrement on s’expliquerait mal qu'elle ait été aimée si tendrement et si longtemps par l'excellent Pamphile. Elle a conscience de sa honte. « Je ne suis pas rassurée, je l'avoue, dit-elle à Lachès, lorsque je songe qui je suis : je crains que le seul nom du métier que je fais ne me fasse tort auprès de toi » Et quand elle est requise d'aller rassurer Philumène et sa mère, elle s'écrie : « Ah ! j'ai honte de paraître devant Philumène. » Elle a d'ailleurs une générosité que ses pareilles ne connaissent point; elle est heureuse de la joie qu'elle procure à son ancien amant, et elle garde dans son coeur le souvenir de ses bienfaits. Elle se sent supérieure à ses pareilles, et elle s'en glorifie. En dépit de son métier, elle a su gagner l'amitié du vieux Lachès, s'attirer la reconnaissance enthousiaste de Pamphile et conquérir la sympathie des spectateurs.

Philotis. Philotis, personnage protatique, ne parait que dans les deux premières scènes. Elle fait contraste avec la vieille entremetteuse Syra qui lui conseille de dépouiller sans vergogne ceux que l'amour amène dans ses filets. Jeune et candide encore, elle a peine à approuver de tels conseils. Son gracieux babil, sa malice, l'esprit de corps qui lui fait épouser les intérêts de Bacchis, son naïf étonnement que Pamphile ait pu rester froid près de la vierge couchée près de lui, tous ces traits lui composent une physionomie amusante et vraie, qui plaît elle aussi au spectateur. L'auteur a voulu qu'il n'y ait dans sa pièce que des personnages sympathiques.

Historique de la pièce.

Nous avons deux didascalies de l'Hécyre, l'une dans le Bembinus, l'autre dans les manuscrits de Calliopius. Elles s'accordent à dire que l'Hécyre fut jouée sous les édiles curules Sex. Julius César et Cn. Cornelius Dolabella, c'est-à-dire en 165 avant J.-C.; mais la première place la représentation aux jeux Mégalésiens (en avril), la deuxième aux jeux Romains (en septembre). C'est à la première qu'il faut ajouter foi, la deuxième ayant sans doute confondu la première et la troisième représentation, laquelle fut probablement donnée aux jeux Romains. En revanche, la didascalie du Bembinus se trompe sur les consuls; elle prétend que la pièce fut reprise sous les consuls Cn. Octavius et T. Manlius; ceux-ci étaient en réalité consuls, lors de la première représentation, ainsi que le porte la deuxième didascalie. La musique en fut faite, comme celle de toutes les autres œuvres de Térence, par Flaccus, esclave de Claudius, tout entière pour flûtes égales. La didascalie des manuscrits de Calliopius est muette sur l'original grec; celle du Bembinus l'attribue à Ménandre. C'est une erreur; il est, comme celui du Phormion, d'Apollodore de Carystos, qui fleurissait entre 300 et 260 avant J.-C.; plusieurs passages du commentaire de Donat ne laissent pas de doute à cet égard. La didascalie des manuscrits de Calliopius ne dit rien ni de la troupe qui joua l'Hécyre, ni du rang chronologique qu'elle occupe dans les oeuvres de l'auteur. Selon la didascalie du Bembinus, la pièce fut jouée par Lucius Ambivius et par Lucius Sergius Turpion. On a supposé que, lorsque le nombre des acteurs dépassait la moyenne ordinaire, on avait recours à deux troupes à la fois; il est plus vraisemblable d'admettre que le seul Ambivius joua d'original les six pièces de Térence, et que le nom des autres chefs de troupes mentionnés dans nos didascalies, soit Hatilius, soit Lucius Sergius Turpion, se rapportent à des reprises. La même didascalie donne le cinquième rang à l'Hécyre, parce qu'elle considère, non le temps de la première représentation, qui ne put avoir lieu, mais le temps de la troisième, où la comédie fut jouée en entier. En réalité, l'Hécyre est la troisième des pièces composées par Térence. Elle vient après l'Andrienne et l'Eunuque, et avant l'Héautontimoruménos. La didascalie de l'Héautontimoruménos donne, il est vrai, le troisième rang à cette pièce, et elle est bien en effet la troisième dans l'ordre des représentations effectives des pièces de Térence, mais non dans l'ordre de la composition. Dans sa thèse sur les Prologues de Térence, M. Fabia a démontré d'une manière qui me semble décisive que, dans l'ordre de la composition, le troisième rang appartient à l'Hécyre et le quatrième à l'Héautontimoruménos.

La première représentation de l'Hécyre ne fut même pas commencée, parce que le peuple déserta le théâtre pour aller voir un funambule. C'est ce que nous apprend le premier prologue, lequel lut composé pour la deuxième représentation. Cette deuxième représentation se fit en l'année 160 aux jeux funèbres donnés en l'honneur de Paul Émile par ses deux fils. « Le premier acte réussit; mais tout à coup le bruit se répandit qu'on allait donner des jeux de gladiateurs. On y vole en foule, on se bouscule, on crie, on se bat pour avoir une place; pendant ce temps là, je suis forcé d'abandonner la mienne. » C'est en ces termes qu'Ambivius nous instruit du nouveau malheur de la pièce, dans un deuxième prologue composé pour la troisième représentation. Celle-ci fut donnée sans doute la même année et obtint enfin le succès que méritait la pièce.