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Térence

HECYRA - L'Hécyre

traduction française 

introduction - texte latin seul - texte bilingue

 

 

L'HÉCYRE OU LA BELLE-MÈRE

DIDASCALIE

I (d'après le Bembinus).

Voici l'Hécyre de Térence. Elle fut jouée aux jeux Mégalésiens, sous les édiles curules Sextus Julius César et Cn. Cornelius Dolabella La musique est de Flaccus, esclave de Claudius, tout entière pour flûtes égales. La pièce grecque est de Ménandre (40). Elle fut composée la cinquième (41) [A la première représentation elle fut donnée sans prologue. Elle fut redonnée une seconde fois (42)] sous les consuls Cn. Octavius et Titus Manlius, lors des jeux funèbres en l'honneur de Lucius Aemilius Paulus. Elle ne plut pas. Elle fut redonnée une troisième fois sous les édiles curules Q. Fulvius et Luc. Martius. Elle fut jouée par Luc. Ambivius et Luc. Sergius Turpion (43). Elle plut. 

II (d'après les manuscrits de Calliopius).

Voici l'Hécyre <de Térence>. Elle fut jouée aux jeux Romains (44) sous les édiles curules Sex. Julius César et Cn. Cornelius : elle ne fut pas jouée jusqu'au bout. La musique est de Flaccus, esclave de Claudius, tout entière pour flûtes égales. Elle fut redonnée une seconde fois sous les consuls Cn. Octavius et T. Manlius aux jeux funèbres en l'honneur de L. Aemelius Paulus. Elle fut redonnée une troisième fois sous les édiles curules Q. Fulvius et L. Martius.

SOMMAIRE DE C. SULPICIUS APOLLINAIRE

 Pamphile épouse Philumène. Il lui avait fait violence précédemment sans la connaître et lui avait arraché un anneau qu'il avait donné à sa maîtresse, la courtisane Bacchis. Il part ensuite pour Imbros, sans avoir touché sa femme. Philumène se trouve enceinte; sa mère, voulant le cacher à la belle-mère, transporte sa fille chez elle, sous prétexte de maladie. Pamphile revient, découvre l'accouchement, en garde le secret, mais ne veut plus reprendre sa femme. Le père impute son refus à son amour pour Bacchis. Tandis que Bacchis se justifie, la mère de la jeune fille violée, Myrrina, reconnaît justement l'anneau. Pamphile reprend sa femme avec son fils.

PERSONNAGES DE LA PIÈCE

PROLOGUE.
PHILOTIS, courtisane.
SYRA, vieille femme.
PARMÉNON, esclave.
(SCIRTUS, esclave.)
LACHES, vieillard
SOSTRATA, matrone.
PHIDIPPE, vieillard
PAMPHILE, jeune homme.
SOSIE, esclave.
MYRRYINA, matrone.
BACCHTS, courtisane.
(LE CHANTEUR).

La scène se passe à Athènes. Le théâtre représente trois maisons : celle de Bacchis, celle de Lachès et celle de Phidippe.

PROLOGUE

PROLOGUE
(Écrit pour la deuxième représentation.)

Hécyre (45) est le nom de notre pièce. Quand elle fut donnée pour la première fois, pour la première fois aussi le poète eut la surprise fâcheuse et le malheur de ne pas réussir à la faire voir ni entendre. Le peuple n'avait d'yeux que pour un danseur de corde qui le tenait ébahi d'admiration. A présent la pièce est comme si elle était entièrement nouvelle. C'est pourquoi celui qui l'a écrite n'a pas voulu qu'on recommençât la représentation : il se réservait le droit de la vendre une deuxième fois. Vous connaissez de lui d'autres pièces; prenez, je vous prie, connaissance de celle-ci.

PROLOGUE II
(Composé pour la troisième représentation.)

C'est comme avocat que je me présente à vous sous ce costume de Prologue (46). Faites-moi gagner ma cause, et permettez-moi d'user dans ma vieillesse du même privilège qu'au temps de ma jeunesse, où je fis vieillir sur la scène des pièces proscrites à leur naissance, empêchant l'oeuvre écrite de disparaître avec son auteur. Parmi les pièces de Caecilius (47) que je montais pour la première fois, les unes tombèrent, les autres eurent grand' peine à se maintenir. Mais je savais qu'au théâtre la fortune est changeante, et l'incertitude de l'espérance ne m'a point fait reculer devant la certitude du labeur. Je remontai donc les mêmes pièces avec le plus grand soin, afin d'en obtenir d'autres du même auteur, qui, sans cela, se fût découragé d'écrire. Je réussis à les faire entendre ; une fois connues, elles furent goûtées. Je pus ainsi rendre sa place à un poète que la malice de ses ennemis avait presque rebuté de l'étude, du travail et de l'art dramatique. Si j'avais alors dédaigné ses ouvrages, si j'avais voulu m'appliquer à le décourager et l'engager à ne plus rien faire au lieu de produire, je l'aurais facilement détourné d'écrire d'autres pièces. Maintenant, faites-moi l'honneur d'écouter avec bienveillance ce que j'ai à vous demander.
Je vous présente à nouveau l'Hécyre, qu'il ne m'a jamais été possible de faire écouter en silence, tellement a mauvaise fortune s'est acharnée sur elle. Cette mauvaise fortune sera conjurée, si votre bon goût vient en aide à nos efforts. A la première représentation, à peine avais-je commencé qu'une grande parade d'athlètes, et par-dessus le marché l'attente d'un funambule, puis la cohue des clients qui accompagnaient leurs patrons, le tapage et les cris des femmes m'obligèrent à sortir avant la fin. Je recourus pour cette pièce nouvelle à mon veux procédé : je tentai encore un essai et la représentai derechef. Le premier acte réussit; mais tout a coup le bruit se répand qu'on va donner des gladiateurs. On y vole en foule, on se bouscule, on crie, on se bat pour avoir une place; pendant ce temps-là, moi, je suis forcé d'abandonner la mienne. Aujourd'hui plus de tumulte, repos et silence. On m'a donné tout loisir de représenter la pièce: vous avez tout pouvoir de relever l'éclat des jeux scéniques. Ne souffrez pas que, par votre faute, l'art théâtral soit réservé à quelques-uns, et faites que votre autorité seconde et soutienne la mienne. Si mon art n'a jamais été pour moi l'objet d'une avide spéculation, si j'ai toujours regardé comme le profit le plus enviable l'honneur de contribuer de toutes mes forces à vos plaisirs (48), accordez-moi cette grâce : ce poète qui a mis son talent sous ma protection et s'en remet lui-même à votre équité, ne permettez pas qu'une cabale injuste le livre à d'in-justes railleries. A cause de moi, prenez sa cause en main, et faites silence, afin que d'autres aient envie d'écrire et que moi, je trouve avantage à monter de nouvelles pièces achetées de ma bourse.

ACTE PREMIER

SCÈNE I

PHILOTIS, SYRA

PHILOTIS
Par Pollux, Syra, qu'il est rare de trouver des amants qui restent fidèles aux courtisanes ! Vois seulement ce Pamphile. Que de protestations, que de serments sacrés, capables de convaincre les plus incrédules, n'a-t-il pas prodigués à Bacchis ! Il promettait que jamais, elle vivante, :Il ne se marierait Eh bien ! le voilà marié !
SYRA
Aussi je te conseille et te recommande de toutes mes forces de n'avoir de pitié pour aucun : dépouille au contraire, mutile et mets en pièces tous ceux qui te tomberont sous la main.
PHILOTIS
Sans en excepter aucun?
SYRA
Aucun. Mets-toi bien dans la tête qu'aucun de ces beaux fils ne vient à toi sans l'intention bien arrêtée de t'enjôler et d'obtenir tes faveurs au meilleur marché possible. Et à ces gens-là, dis-moi, tu ne tendrais pas de pièges à ton tour?
PHILOTIS
Cependant, par Pollux, les traiter tous de la même manière, ce serait conscience.
SYRA
Conscience? de se venger de ses ennemis? de les prendre eux-mêmes aux filets qu'ils nous tendent? Malheur! que n'ai-je ton âge et ta beauté, ou que n'as-tu ma manière de voir?

SCÈNE II

PARMÉNON, PHILOTIS, SYRA

PARMÉNON (à la cantonade.)
Si le vieux me demande, dis-lui que je viens d'aller au port m'informer du retour de Pamphile. Tu entends ce que je dis, Scirtus? S'il me demande, dis-lui cela; s'il ne me demande pas, ne dis rien, pour qu'une autre fois je puisse donner cette raison qui n'aura pas servi. Mais n'est-ce pas la petite Philotis que j'aperçois? D'où arrive-t-elle, cette enfant? Bien le bonjour, Philotis.
PHILOTIS
Eh ! bonjour, Parménon.
SYRA
Par Castor, je te salue, Parménon.
PARMÉNON
Par Pollux, je te salue aussi, Syra. Dis-moi, Philotis, où es-tu restée à t'amuser si longtemps?
PHILOTIS
Moi ! je ne me suis pas amusée du tout. J'étais partie d'ici pour Corinthe avec un soldat, le plus brutal des hommes. Là je l'ai eu sur le dos pour mon malheur pendant deux longues années.
PARMÉNON
Par Pollux, petite Philotis, tu as dû, je pense, regretter Athènes plus d'une fois et te mordre les doigts de ton escapade.
PHILOTIS
Je ne puis dire combien j'étais impatiente de revenir ici, de planter là le soudard et de vous rejoindre ici, pour reprendre nos vieilles habitudes et festoyer avec vous en toute liberté. Car là-bas je ne pouvais ouvrir la bouche qu'avec sa permission et parler que pour lui plaire.
PARMÉNON (à part.)
Je pense que le soldat devait avoir bien de la peine à mettre un terme à ton caquet.
PHILOTIS
Mais qu'est-ce donc que cette histoire que Bacchis vient de me conter ici, chez elle? Je n'aurais jamais cru que, tant que Bacchis vivrai, Pamphile pût se résoudre à se marier.
PARMÉNON
A se marier?
PHILOTIS
Ah çà, dis-moi, n'est-il pas marié?
PARMÉNON
Il est; mais j'ai peur que ce mariage ne soit pas bien solide.
PHILOTIS
Que les dieux et les déesses t'entendent, si Bacchis doit y trouver son compte ! Mais comment le croire, dis-moi, Parménon?
PARMÉNON
Ce n'est pas une chose à publier; cesse de m'interroger là-dessus.
PHILOTIS
Tu crains sans doute que cela ne s'ébruite. Que les dieux m'aiment ! ce n'est pas pour le publier que je te le demande, c'est pour m'en réjouir à part moi sans en rien dire.
PARMÉNON
Tu peux me faire les plus beaux discours : je n'irai pas pour cela aventurer mon dos sur ta parole.
PHILOTIS
Ah ! ne parle pas ainsi, Parménon. Comme si tu ne grillais pas de parler beaucoup plus que moi d'entendre ce que je te demande.
PARMÉNON (à part.)
Elle dit vrai : c'est là mon gros défaut. (Haut.) Si tu me donnes ta parole de te taire, je te le dirai.
PHILOTIS
Tu reviens à ton naturel. Je te donne ma parole. Parle.
PARMÉNON
Écoute.
PHILOTIS
Je suis tout oreilles.
PARMÉNON
Pamphile était amoureux de Bacchis autant que jamais, quand son père se met à le prier de prendre femme et à lui tenir le langage que tiennent tous les pères, qu'il était vieux, qu'il n'avait que lui d'enfant, qu'il voulait un appui pour ses vieux jours. Lui résista d'abord; mais, son père se faisant plus pressant, il ne sait plus à quoi se résoudre et il hésite entre le respect filial et l'amour. Bref, à force d'obsessions et d'importunités, le père en vint à ses fins; il le fiança avec la fille de notre plus proche voisin, dont tu vois la maison. Pamphile n'en fut pas trop affecté jusqu'au moment même du mariage; mais quand il vit que la noce s'apprêtait et qu'il n'avait plus de répit pour épouser, alors seulement il tomba dans un tel désespoir qu'il aurait, j'en suis sûr, fait pitié à Bacchis elle-même, si elle s'était trouvée là. Toutes les fois qu'il pouvait s'isoler pour s'entretenir avec moi : « Parménon », me disait-il, a je suis perdu. Qu'ai-je fait? Dans quel abîme me suis-je précipité? Je n'y pourrai tenir, Parménon. Malheur à moi ! je suis mort. »
PHILOTIS
Que les dieux et les déesses te confondent, Lachès, avec tes importunités !
PARMÉNON
J'abrège. Il emmène sa femme à son logis. Cette première nuit-là, il ne toucha pas à la jeune fille; la nuit suivante, pas davantage.
PHILOTIS
Allons donc ! Tu veux me faire croire qu'un jeune homme a couché avec une vierge, après un bon repas, et qu'il a pu s'abstenir d'y toucher? C'est invraisemblable, ce que tu dis, et je n'y crois pas.
PARMÉNON
Je comprends que tu n'y croies pas; car on ne vient chez toi que parce qu'on te désire; mais lui c'est à contre-coeur qu'il l'avait épousée.
PHILOTIS
Et après, qu'est-il arrivé?
PARMÉNON
A quelques jours de là, Pamphile me prend à part hors de la maison et me raconte comment, de son fait, la mariée est encore vierge, qu'avant de la faire entrer au domicile conjugal, il avait espéré qu'il pourrait prendre son parti de ce mariage. « Mais puisque j'ai résolu, ajouta-t-il, de ne pas la garder plus longtemps, je ne veux pas abuser d'elle, Parménon, je veux la rendre vierge comme je l'ai reçue des mains de ses parents. Autrement, ce serait manquer à mon devoir et lui faire tort à elle-même. »
PHILOTIS
Ton Pamphile est un modèle de vertu et de continence.
PARMÉNON
« Faire un éclat », poursuivit-il, « je crois que ce serait chose fâcheuse pour moi; d'un autre côté rendre à son père une femme à qui l'on n'a rien à reprocher serait une insulte. Mais j'espère qu'elle-même, quand elle se sera rendu compte qu'elle ne peut pas rester avec moi, finira par quitter la place. »
PHILOTIS
Mais, en attendant, fréquentait-il chez Bacchis?
PARMÉNON
Tous les jours. Mais, comme il arrive d'ordinaire, en voyant qu'il était désormais un étranger pour elle, elle devint tout à coup beaucoup plus avare de ses faveurs et plus exigeante.
PHILOTIS
Par Pollux, c'est tout naturel.
PARMÉNON
Et c'est ce qui a le plus contribué à le détacher d'elle, lorsque, rentré en lui-même, il eut appris à connaître comme il faut et Bacchis et la femme qu'il avait près de lui. L'exemple qu'elles donnaient l'une et l'autre l'éclaira sur leurs caractères. L'épouse, retranchée dans la pudique réserve qui convient à une personne bien née, supportait l'injurieuse indifférence de son mari et cachait ses affronts. Alors, pris de pitié pour sa femme, autant que rebuté par les impertinences de sa maîtresse, il échappe peu à peu à Bacchis et porte sa tendresse là où il trouvait un coeur conforme au sien. Sur ces entrefaites, un vieux parent de mes maîtres meurt à Imbros (49); sa succession leur revenait de droit. Pamphile, déjà épris, est expédié là-bas en dépit qu'il en ait, par son père. Il laisse ici sa femme avec sa mère, le vieux s'étant confiné à la campagne, d'où il vient rarement à la ville.
PHILOTIS
En quoi le mariage cloche-t-il jusqu'ici?
PARMÉNON
Tu vas le savoir. Tout d'abord les deux femmes vécurent en bonne intelligence pendant un assez grand nombre de jours; puis la bru se mit à détester Sostrata d'une façon singulière, et pourtant il n'y avait jamais eu entre elles ni démêlé ni plainte aucune.
PHILOTIS
Qu'était-ce donc?
PARMÉNON
Sostrata venait-elle pour causer avec elle, vite la jeune femme fuyait sa présence et refusait de la voir. Enfin, n'y pouvant plus tenir, elle feint d'être appelée chez sa mère pour un sacrifice et elle s'en va. Elle y reste plusieurs jours;  sa belle-mère l'envoie chercher. On allègue je ne sais quelle excuse. Nouveau rappel : on ne la renvoie pas davantage. Après plusieurs messages de ce genre, on prétexte qu'elle est malade. Aussitôt notre maîtresse vient pour la voir; elle n'est point reçue. Le bonhomme, instruit de ce qui se passe, est revenu hier tout exprès de la campagne, et s'est rendu aussitôt chez le père de Philumène Que se sont-ils dit, je ne le sais pas encore, mais je suis bien curieux de savoir ce qui arrivera de tout ceci. Te voilà au courant de tout. Je continue mon chemin.
PHILOTIS
Et moi le mien, car j'ai donné rendez-vous à un étranger.
PARMÉNON
Bonne chance!
PHILOTIS
Porte-toi bien.
PARMÉNON
Toi de même, ma petite Philotis.

ACTE II 

SCÈNE I 

LACHÈS, SOSTRATA

LACHÈS
Grands dieux ! quelle engeance que les femmes ! Elles se sont donc donné le mot? Elle ont toutes les mêmes goûts et les mêmes antipathies, et l'on n'en trouverait pas une qui s'écarte en quoi que ce soit de l'instinct de son espèce. C'est ainsi que toutes les belles-mères sont unanimes à détester leurs brus et que toutes les femmes ont le même plaisir et le même entêtement à contrecarrer leurs maris. On les dirait toutes élevées à la même école de malice. S'il y a une école de ce genre, ma femme, à coup sûr, y est maîtresse.
SOSTRATA
Que je suis malheureuse ! On m'accuse, et je ne sais pas pourquoi !
LACHÈS
Ah ! tu ne sais pas pourquoi?
SOSTRATA
Non, mon cher Lachès, aussi vrai que je souhaite la laveur des dieux et la grâce de passer mes jours avec toi.
LACHÈS
Que les dieux me préservent de ce malheur !
SOSTRATA
Je ne mérite pas tes accusations; tu le reconnaîtras plus tard, j'en suis sûre.
LACHÈS
Tu ne les mérites pas! Peut-on rien dire de toi que tu ne mérites par ta conduite, toi qui déshonores ton mari, toi-même et ta famille, qui fais le malheur de ton fils et qui par-dessus le marché changes en haine l'amitié de nos alliés, qui l'ont cru digne de lui confier leur fille? Tu apparais seulement, et tu troubles tout ici par ton impudence.
SOSTRATA
Moi !
LACHÈS
Oui, toi, femme, qui me prends absolument pour une borne, et non pour un homme. Croyez-vous donc que, parce que je suis souvent à la campagne, j'ignore comment chacun de vous se comporte céans? Je sais beaucoup mieux ce qui se passe ici que ce qui se passe là-bas où je réside. Pourquoi? Parce que, suivant que vous vous conduirez chez moi, j'aurai bon ou mauvais renom au dehors. Il y a longtemps qu'il m'est revenu que Philumène t'a prise en aversion. Je n'en suis pas du tout surpris; c'est le contraire qui m'étonnerait. Mais je ne croyais pas que cela irait au point de lui faire détester notre maison tout entière. Si je l'avais prévu, c'est elle qui serait restée ici. et toi qui en serais sortie. Mais vois combien je mérite peu le chagrin que tu me fais, Sostrata. Je m'en suis allé habiter la campagne, je vous ai cédé la place, j'ai fait valoir mon bien, pour que notre fortune pût suffire à vos dépenses et à votre oisiveté, et je m'excède de travail, sans consulter la raison ni mon âge. N'aurais-tu pas dû en retour prendre à coeur de m'éviter tout chagrin?
SOSTRATA
Par Pollux, il n'y a point là de ma volonté ni de ma faute.
LACHÈS
C'est au contraire ta très grande faute. Tu étais seule ici, c'est à toi seule que remonte la faute, Sostrata. Ton devoir était de veiller à ce qui se passe ici, puisque je vous tiens quitte de tout autre soin. N'as-tu pas honte, à ton âge, de te brouiller avec une jeune femme? Tu vas dire que c'est sa faute.
SOSTRATA
Moi, non, cher Lachès.
LACHÈS
Que les dieux m'aiment autant que je m'en réjouis pour mon fils; car pour ce qui est de toi, un tort de plus ou de moins, ce n'est pas une affaire.
SOSTRATA
Gomment sais-tu, mon mari, si elle n'a point fait semblant de me haïr, pour être plus longtemps avec sa mère?
LACHÈS
Quelle idée I N'est-ce pas un fait assez significatif qu'hier, quand tu demandais à la voir, personne n'a voulu te faire entrer chez elle?
SOSTRATA
C'est qu'elle était alors, m'a-t-on dit, très souffrante : voilà pourquoi je n'ai pas été admise auprès d'elle.
LACHÈS
M'est avis que ce qui la rend malade, c'est ton humeur plus que toute autre chose, et il y a vraiment de quoi. Il n'y en a pas une de vous qui ne veuille voir son fils marié. On vous donne le parti qui vous agrée, et quand vous les avez poussés à prendre femme, vous les poussez à chasser celle qu'ils ont prise.

SCÈNE II

PHIDIPPE, LACHÈS, SOSTRATA 

PHIDIPPE (à la cantonade).
Je sais, Philumène, que j'ai le droit de te contraindre à m'obéir; mais la tendresse paternelle l'emporte, et je veux bien te céder et ne pas m'opposer à ton caprice.
LÂCHÉS
Voici Phidippe que j'aperçois fort à propos; je vais savoir de lui de quoi il retourne. Phidippe, je suis pour tous les miens d'une indulgence extrême, je l'avoue; mais je ne pousse pas la faiblesse au point de les gâter. Si tu faisais comme moi, cela vaudrait mieux et pour vous et pour nous; mais je vois que tu te laisses mener par ces femmes-là.
PHIDIPPE
Ah! vraiment !
LACHÈS
Je suis venu te trouver hier pour te parler de ta fille; tu m'as laissé partir aussi incertain que j'étais venu. Il ne faut pas, si tu veux que notre alliance soit durable, que tu caches ce que tu as sur le coeur. S'il y a des torts de notre côté, fais le connaître. Nous vous satisferons soit en vous détrompant, soit en nous excusant. et tu seras toi-même notre juge. Si vous n'avez d'autre motif de garder votre fille chez vous que sa maladie, je crois, Phidippe, que tu me fais injure, si tu crains qu'elle ne soit pas assez bien soignée chez moi. Les dieux m'en sont témoins : tu as beau être son père, je ne t'accorde pas que tu désires son rétablissement plus que moi, et cela à cause de mon fils, qui, j'en suis sûr, tient à sa vie autant qu'à la sienne. Je n'ignore pas combien il sera peiné, quand il apprendra ceci. Voilà pourquoi je désire qu'elle revienne chez nous, avant qu'il soit de retour.
PHIDIPPE
Lachès, je connais vos prévenances et votre bonté, et je suis persuadé que tout ce que tu dis est vrai. A ton tour, je te prie de me croire, quand je dis que mon désir est de la voir retourner chez vous, si je puis l'y obliger par quelque voie.
LACHÈS
Qui t'en empêche? Voyons, a-t-elle quelque reproche à faire à son mari?
PHIDIPPE
Pas le moindre; car lorsque j'ai insisté davantage et que j'ai voulu la forcer de retourner chez vous, elle m'a juré ses grands dieux qu'elle ne pouvait se sentir chez vous en l'absence de Pamphile. Chacun sans doute a ses défauts; moi je suis de nature débonnaire : je n'ai pas la force de contrarier les miens.
LACHÈS
Eh bien, Sostrata?
SOSTRATA
Ah ! que je suis malheureuse !
LACHÈS
C'est donc chez vous un parti bien arrêté?
PHIDIPPE
Pour le moment, oui, à ce qu'il me semble. Me veux-tu encore quelque chose? J'ai une affaire qui m'appelle tout de suite à la place.
LACHÈS
J'y vais avec toi.

SCÈNE III

SOSTRATA

SOSTRATA (seule).
C'est bien injustement que nous sommes toutes également haïes de nos maris, à cause d'un petit nombre de femmes qui font croire que nous méritons toutes d'être châtiées. Puissent les dieux m'aimer aussi véritablement que je suis innocente de la faute que mon mari me reproche ! Mais il ne m'est pas facile de me justifier, tellement ils se sont mis dans la tête que toutes les belles-mères sont injustes ! Moi, par Pollux, je ne le suis pas; car je n'ai jamais traité ma bru autrement que si elle était ma fille, et je ne comprends rien à ce qui m'arrive. Tant y a que j'attends avec une extrême impatience que mon fils revienne à la maison

ACTE III

SCÈNE I 

PAMPHILE, PARMÉNON, (MYRRINA)

PAMPHILE
Jamais homme, je crois, n'a trouvé dans l'amour plus d'amers chagrins que moi. Ah ! que je suis à plaindre ! C'est pour cette vie-là que j'ai eu tant d'inquiétude? C'est pour cela que j'étais si impatient de revoir ma maison? Ah ! combien j'aurais mieux fait de passer mes jours en n'importe quel endroit du monde que de revenir ici et d'apprendre pour mon malheur ce qui s'y passe! Pour tous ceux que le malheur attend à quelque endroit de leur chemin, tout le temps qui s'écoule avant qu'ils viennent à le connaître est autant de gagné.
PARMÉNON
Au contraire, tu trouveras ainsi plus vite le moyen de sortir de ces ennuis. Si tu n'étais pas revenu, ces brouilleries n'auraient fait qu'augmenter, tandis que ta présence, Pamphile, leur imposera à toutes deux, j'en suis sûr, une certaine réserve. Tu vas te rendre compte de la situation, calmer les colères, rétablir la bonne harmonie. Tu te fais un monstre de tout ceci : ce ne sont que des bagatelles.
PAMPHILE
Pourquoi chercher à me consoler? Y a-t-il au monde un homme aussi à plaindre que moi? Avant d'épouser ma femme, mon coeur était pris ailleurs, et pourtant je n'osai pas refuser le parti que m'imposait mon père. A cette occasion déjà, il est facile de juger, sans que je le dise, ce que j'eus à souffrir. A peine m'étais-je arraché de là-bas, à peine avais-je dégagé mon coeur des liens de Bacchis, pour le porter à ma femme, qu'un événement inattendu me sépare d'elle. Et maintenant à la suite de mon absence, c'est ou ma mère ou ma femme, je n'en saurais douter, que je vais trouver en faute. Et quand j'aurai découvert la vérité, je n'ai d'autre perspective que de continuer à être malheureux. Car, si la piété filiale m'ordonne, Parménon, de supporter les torts de nia mère, je ne suis pas moins redevable à ma femme, elle qui a si longtemps supporté avec tant de patience sans jamais en rien dire à personne, tous les affronts que je lui ai faits. Mais il faut, Parménon, qu'il soit survenu quel-chose de bien grave pour susciter entre elles une brouille qui a duré si longtemps.
PARMÉNON
Il se peut aussi, ma foi, que ce ne soit qu'une bagatelle. Si tu veux aller au fond des choses, les plus grandes brouilleries ne viennent pas toujours des plus grandes injures (50). Souvent tel homme ne se fâchera même pas d'une offense, tandis que tel autre, plus susceptible, concevra pour le même motif une haine inexpiable. Vois les enfants : quels futiles griefs suffisent à les fâcher entre eux ! Et pourquoi? Parce qu'ils n'ont, pour se gouverner, qu'un esprit faible. Il en est de même de ces femmes : elles ont la tête presque aussi légère que les enfants. Peut-être n'a-t-il fallu qu'un mot pour les brouiller ainsi.
PAMPHILE
Entre chez elles, Parménon, et annonce-leur monretour (51).
PARMÉNON
Hé ! qu'est-ce-ci?
PAMPHILE
Tais-toi. J'entends remuer vivement et courir de côté et d'autre.
PARMÉNON
Allons ! je vais m'approcher plus près de la porte. Hein ! as-tu entendu?
PAMPHILE
Ne parle pas. O Jupiter, j'entends crier.
PARMÉNON
Tu défends de parler, et tu parles !
MYRRINA (dans la maison).
Retiens tes cris, je t'en supplie, ma fille.
PAMPHILE
Il me semble que c'est la voix de la mère de Philumène. Je suis anéanti.
PARMÉNON
Comment donc?
PAMPHILE
Je suis mort.
PARMÉNON
Pourquoi?
PAMPHILE
J'en suis sûr, Parménon, tu me caches quelque grand malheur.
PARMÉNON
On m'a bien dit que Philumène, ta femme, avait je je ne sais quel frisson. Est-ce cela? Je l'ignore.
PAMPHILE
Je suis perdu. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit?
PARMÉNON
Je ne pouvais pas tout dire à la fois.
PAMPHILE
Quelle sorte de maladie est-ce?
PARMÉNON
Je l'ignore.
PAMPHILE
Quoi! on n'a pas appelé de médecin?
PARMÉNON
Je l'ignore.
PAMPHILE
Qu'est-ce que j'attends pour entrer, et, le plus vite possible, tirer au clair cette histoire, quelle qu'elle soit? En quel état vais-je te trouver, ma Philumène? S'il y a quelque danger pour ta vie, je mourrai infailliblement du même coup.
PARMÉNON (seul).
Je ne vois pas la nécessité de le suivre là dedans; car je sens trop qu'ils ont en horreur toute notre maison : hier personne n'a voulu laisser entrer Sostrata. Si par hasard le mal empirait, ce qu'assurément je ne voudrais pas, surtout à cause de mon maître, on dirait tout de suite qu'il est entré un esclave de Sostrata, on imaginerait quelque maléfice qu'il aurait jeté sur leur tête et sur leur vie et qui aurait aggravé le mal. On mettrait ma maîtresse en cause, et on me ferait à moi un mauvais parti.

SCÈNE II 

SOSTRATA, PARMÉNON, PAMPHILE

SOSTRATA
Il y a déjà un moment que j'entends dans cette mai-son un remue-ménage singulier. Je crains fort que le mal de Philumène ne s'aggrave encore. Esculape et toi, Salus, faites qu'il n'en soit rien, je vous en conjure. Il faut que j'aille la voir.
PARMÉNON
Hé ! Sostrata !
SOSTRATA
Hein?
PARMÉNON
On va encore te fermer la porte au nez.
SOSTRATA
Ah ! Parménon, tu étais là? Hélas! que faire, malheureuse? Je n'irais pas voir la femme de Pamphile, quand elle est malade, ici, à ma porte?
PARMÉNON
Aller la voir? Tu feras même bien de n'envoyer personne pour la voir. Car aimer qui nous hait, c'est, à mon avis, une double sottise : on en est pour sa peine et l'on gêne les gens. D'ailleurs ton fils, à peine arrivé, est entré voir comment elle va.
SOSTRATA
Que dis-tu? Pamphile est de retour?
PARMÉNON
Oui.
SOSTRATA
J'en remercie les dieux. Ah ! ce mot-là me rend la vie et chasse l'inquiétude de mon coeur.
PARMÉNON
C'est surtout pour cela que je ne te conseille pas d'y aller en ce moment. Je suis sûr en effet que Philumène, pour peu que ses douleurs lui laissent de répit, lui racontera tout de suite dans le tête-à-tête tout ce que vous avez eu ensemble et d'où est venu le commencement de vos brouilleries. Mais je le vois lui-même qui sort de chez elle. Comme il est triste !
SOSTRATA
O mon enfant !
PAMPHILE
Bonjour, ma mère.
SOSTRATA
Je suis bien aise de te voir arrivé en bonne santé. Est-ce que Philumène va bien? 
PAMPHILE
Un peu mieux.
SOSTRATA
Plaise au ciel que ce mieux continue ! Mais pourquoi donc pleures-tu? Pourquoi es-tu si triste?
PAMPHILE
Ce n'est rien, ma mère.
SOSTRATA
Qu'était-ce que ce bruit, dis-moi? A-t-elle eu soudain une crise?
PAMPHILE
C'est cela même.
SOSTRATA
Quel genre de maladie est-ce?
PAMPHILE
La fièvre.
SOSTRATA
Une fièvre continue?
PAMPHILE
On le dit. Rentre, je t'en prie, ma mère; je te rejoins à l'instant.
SOSTRATA
Soit! —
PAMPHILE
Toi, Parménon, cours au-devant des esclaves. Tu les aideras à porter les bagages.
PARMÉNON
Quoi? ne sauraient-ils trouver tout seuls le chemin de  la maison?
PAMPHILE
Va donc.

SCÈNE III 

PAMPHILE 

PAMPHILE (seul).
Je n'arrive pas à trouver par où je dois commencer le récit des malheurs qui me frappent à l'improviste, malheurs que j'ai vus de mes yeux, malheurs que j'ai entendus de mes oreilles, et qui m'ont fait fuir si vite de cette maison, plus mort que vif. Quand je suis entré précipitamment tout à l'heure, le coeur en émoi, je pensais trouver ma femme atteinte d'un tout autre mal que celui que j'ai vu. Ah ! quel est mon malheur ! En me voyant venir, toutes les servantes aussitôt poussent un cri de joie : « Le voici ! » c'était l'effet de mon apparition inattendue. Mais tout à coup, je les vois toutes changer de visage, parce que le hasard m'avait fait arriver sur elles si mal à propos. Cependant, l'une d'elles prend les devants en hâte et court m'annoncer. Moi, dans l'impatience de voir ma femme, je la suis tout droit. J'entre et du premier coup d'oeil je reconnais quel est son mal, hélas ! car mon arrivée subite ne leur avait pas laissé le temps de me le cacher, et elle-même ne pouvait déguiser les plaintes que lui arrachait son état. A cette vue, je m'écrie : « C'est infâme », et je me précipite aussitôt dehors, fondant en larmes, percé jusqu'au fond du coeur d'un coup si incroyable et si cruel. La mère me suit; comme j'allais franchir le seuil, elle tombe à mes genoux, tout en larmes, la malheureuse. La pitié m'a saisi. C'est, à mon avis, une vérité hors de doute que, suivant la manière dont les choses nous frappent, nous sommes fiers ou humbles. D'abord elle a commencé à me parler de cette manière : « Mon cher Pamphile, tu vois pourquoi elle est partie de chez toi. Elle a été avant son mariage violentée par je ne sais quel misérable, et elle avait cherché refuge ici pour cacher son accouchement à toi et aux autres. » Quand je me rappelle les prières qu'elle m'a faites, je ne puis, hélas ! que pleurer. « Quelle que soit la Fortune qui t'a mis aujourd'hui en notre présence, nous te conjurons toutes deux par cette déesse, s'il y a quelque justice chez les hommes et chez les dieux, de ne pas divulguer son malheur et de n'en parler à personne. Si tu as jamais reçu des marques de sa tendresse, cher Pamphile, elle te prie, en échange, de lui accorder cette grâce : il ne t'en coûtera point de peine. Pour ce qui est de la reprendre, tu prendras le parti le plus avantageux pour toi. Tu es seul à savoir qu'elle accouche et que l'enfant n'est pas de toi; car il paraît qu'elle n'a partagé ton lit qu'au bout de deux mois, et il y en a sept qu'elle est entrée dans ta maison. Maintenant, ce que je veux avant tout, ce à quoi je m'évertue, c'est à cacher, s'il se peut, l'accouchement à son père et à tout le monde. S'il est impossible d'empêcher qu'on ne s'en aperçoive, je dirai qu'elle a accouché avant terme. Personne, j'en suis sûre, ne soupçonnera le contraire, et ne croira, contre toute vraisemblance, que tu n'es pas le père légitime. Aussitôt né, on exposera l'enfant. En tout cela il n'y a rien qui puisse te faire le moindre tort et tu auras couvert ainsi l'odieux outrage qu'on a fait à ma malheureuse enfant. J'ai promis et je suis résolu à tenir la parole que j'ai donnée. Quant à la reprendre, je ne crois pas vraiment que je puisse le faire décemment, et je ne le ferai point, bien que je l'aime profondément et qu'elle ait partagé ma couche. Je pleure quand je songe à la vie, à la solitude qui m'attend. O Fortune, comme tes faveurs sont peu durables ! Mais un premier amour m'a déjà exercé à la peine que je souffre aujourd'hui : la raison m'en a délivré; je tâcherai de me défaire aussi de celui-ci. Voici Parménon avec les esclaves; sa présence ici n'est rien moins que nécessaire. Il est le seul à qui j'aie fait autrefois confidence de mes froideurs envers ma femme aux premiers temps de mon mariage. Je crains qu'en l'entendant souvent crier, il ne devine qu'elle accouche. Il faut que je l'éloigne d'ici, pendant que Philumène est dans les douleurs.

SCÈNE IV

PARMÉNON, SOSIE, PAMPHILE

PARMÉNON (à Sosie).
A t'entendre, ce voyage a été pénible pour toi?
SOSIE
Non, par Hercule, il n'y a pas de mot pour exprimer tout ce qu'il y a de réellement pénible dans un voyage en mer.
PARMÉNON
Vraiment?
SOSIE
Heureux homme ! tu ne sais pas à quel maI tu as échappé, toi qui n'es jamais allé sur mer. Sans parler des autres misères, fais seulement réflexion à celle-ci : pendant trente jours et plus, ton pauvre camarade est resté dans le bateau à attendre la mort à tout moment, tant le vent n'a cessé de nous être contraire ! 
PARMÉNON
Ce n'est pas gai.
SOSIE
A qui le dis-tu? Bref j'aimerais mieux, par Hercule, m'évader que de rentrer chez nous, si je savais devoir retourner là-bas.
PARMÉNON
Autrefois, Sosie, il ne t'en fallait pas tant pour te déci­der à faire ce que dont tu nous menaces à présent. Mais c'est Pamphile lui-même que j'aperçois debout devant la porte. Rentrez, vous autres; moi, je vais à lui, pour voir s'il a besoin de moi. Encore ici, maître?
PAMPHILE
Eh ! oui, à t'attendre.
PARMÉNON
Qu'y a-t-il?
PAMPHILE
Il faut courir à la citadelle.
PARMÉNON
Qui?
PAMPHILE
Toi.
PARMÉNON
A la citadelle? Pourquoi?
PAMPHILE
Pour y trouver Callidémide, mon hôte de Mycone (52), qui a fait la traversée avec moi.
PARMÉNON (à part).
C'est fait de moi. On dirait qu'il a fait voeu, si jamais il rentrait à bon port, de me crever à force de me faire courir.
PAMPHILE
Qu'est-ce que tu attends?
PARMÉNON
Que veux-tu que je lui dise? Suffit-il que je le voie?
PAMPHILE
Non pas; dis-lui que je ne peux pas venir au rendez-vous que nous avons pris pour aujourd'hui, qu'il ne perde pas son temps à m'attendre. Vole.
PARMÉNON
Mais je connais pas la figure de ton homme.
PAMPHILE
Eh bien ! je vais te la faire connaître : grand, rougeaud, crépu, gros, les yeux pers, la mine d'un déterré (53).
PARMÉNON (bas).
Que les dieux le confondent ! (Haut.) Et s'il ne vient pas, dois-je l'attendre jusqu'au soir?
PAMPHILE
Oui, cours.
PARMÉNON
Impossible, tant je suis harassé ! —
PAMPHILE
Le voilà parti. Que faire, malheureux? Je ne vois pas du tout par quel moyen cacher, comme Myrrina m'en a prié, l'accouchement de sa fille. Pauvre femme! je la plains. Je ferai mon possible, sans manquer pourtant à nies devoirs de fils. Je dois complaire à ma mère plutôt que suivre mon amour. Ah ! voici Phidippe avec mon père; ils viennent de ce côté. Que leur dire? je ne le sais pas.

SCÈNE V

LACHÈS, PHIDIPPE, PAMPHILE

LACHÈS
Ne m'assurais-tu pas tantôt qu'elle t'avait dit n'attendre que le retour de mon fils?
PHIDIPPE
En effet.
LACHÈS
On dit qu'il est de retour : qu'elle revienne.
PAMPHILE (à part).
Quelle raison donner à mon père pour ne pas la reprendre? Je ne sais.
LACHÈS
Qui ai-je entendu parler ici?
PAMPHILE (à part).
Je suis bien résolu à persister dans la voie que j'ai décidé de suivre.
LACHÈS
Voilà justement celui dont je te parlais.
PAMPHILE
Bonjour, mon père.
LACHÈS
Bonjour, mon fils.
PHIDIPPE
Je suis bien aise, Pamphile de te voir de retour, et surtout, ce qui importe le plus, en excellente santé.
PAMPHILE
J'en suis persuadé.
LACHÉS
Tu viens d'arriver?
PAMPHILE
A l'instant.
LACHÉS
Eh bien ! que nous a laissé le cousin Phania? 
PAMPHILE
On peut dire, par Hercule, que, toute sa vie, il n'a suivi que son plaisir; or les gens de cet acabit ne se préoccupent guère de faire plaisir à leurs héritiers, mais ils laissent d'eux cet éloge : « Il fut, de son vivant, un bon vivant. »
LACHÉS
Alors c'est tout ce que tu nous as rapporté? Une sentence?
PAMPHILE
Si peu qu'il ait laissé, c'est profit.
LACHÉS
Dis plutôt dommage; car je le voudrais vivant et bien portant.
PHIDIPPE
C'est un souhait que tu peux faire impunément; il n'ya pas à craindre qu'il ressuscite. Au fond, l'on sait ce que tu aimes le mieux.
LACHÉS
Hier Phidippe a fait venir Philumène chez lui. (Bas, à Phidippe.) Dis comme moi.
PHIDIPPE (bas).
Ne m'enfonce pas les côtes. (Haut.) Je l'ai fait venir.
LACHÉS
Mais il va la renvoyer.
PHIDIPPE
Cela va sans dire.
PAMPHILE
Je sais toute l'affaire, comme elle s'est passée; je viens de l'apprendre en arrivant
LACHÈS
Que les dieux perdent ces envieux qui prennent plaisir annoncer de telles nouvelles !
PAMPHILE
J'ai conscience d'avoir tout fait pour ne mériter de vous aucun reproche; et, si je voulais rappeler ici avec quelle fidélité, quelle bonté, quelle douceur j'ai traité ta fille, je pourrais le faire en toute sincérité; mais j'aime mieux que tu l'apprennes de sa bouche. Tu jugeras d'autant mieux de mon caractère, quand elle-même, qui à présent est injuste à mon égard, m'aura rendu justice. Ce n'est point par ma faute que cette rupture est arrivée, j'en atteste les dieux. Mais puisqu'elle croit au-dessous de sa dignité de faire des concessions à ma mère et de supporter son humeur avec la déférence qu'elle devrait avoir, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen de rétablir l'accord, il faut me séparer, Philippe ou de ma mère ou de Philumène. Or la piété filiale me conseille d'épouser plutôt les intérêts de ma mère.
LACHÈS
Pamphile, il ne me déplaît pas de t'entendre parler ainsi : je vois en effet que tu fais passer ta mère avant tout. Mais prends garde que le dépit ne te pousse à une obstination déraisonnable, Pamphile.
PAMPHILE
Quel dépit pourrait me pousser à me rendre injuste envers une femme qui n'a jamais rien fait qui pût me fâcher, que j'ai vue souvent appliquée à me plaire, que j'aime, que j'honore, que je regrette du fond du coeur? car j'ai appris à connaître son admirable caractère, et je lui souhaite de passer le reste de ses jours avec un mari qui soit plus heureux que moi, puisque la fatalité nous sépare.
PHIDIPPE
Il ne tient qu'à toi qu'il en soit autrement.
LACHÈS
Si tu es raisonnable, dis-lui de revenir.
PAMPHILE
Ce n'est pas mon intention, père. C'est l'intérêt de ma  mère que je servirai.
LACHÈS
Où vas-tu? Reste. Mais reste donc. Où vas-tu? —
PHIDIPPE
Quel est cet entêtement?
LACHÈS
Quand je te le disais, Phidippe, que cette désertion le fâcherait! C'est pour cela que je te priais de nous renvoyer ta fille.
PHIDIPPE
Par Pollux, je ne le croyais pas si intraitable. S'imagine-t-il donc que je vais me mettre à ses genoux? Si tant est qu'il veuille reprendre sa femme, il le peut; s'il n'y est pas disposé, qu'il me rende la dot et qu'il aille se promener.
LACHÈS
Voilà que toi aussi tu te laisses emporter à la colère.
PHIDIPPE
Tu nous es revenu bien entêté, Pamphile.
LACHÈS
Sa colère passera, bien qu'il ait raison d'être fâché.
PHIDIPPE
Pour un peu d'argent qui vous arrive, vous voilà bien fiers.
LACHÈS
Vas-tu aussi me chercher querelle, à moi?
PHIDIPPE
Qu'il réfléchisse et me fasse savoir dès aujourd'hui s'il veut d'elle ou non, afin qu'elle soit à un autre, si elle n'est pas à lui.
LACHÈS
Phidippe, reste; écoute, deux mots. — Il est parti. Que m'importe? Après tout, qu'ils s'arrangent entre eux comme ils voudront, puisque ni mon fils ni lui ne m'écoutent en rien et ne font aucun cas de mes avis. Allons rapporter ce débat à ma femme. C'est elle dont la conduite a provoqué tout ce désordre, et c'est sur elle que je vais me décharger de ce que j'ai sur le coeur.

ACTE IV

SCÈNE I

MYRRINA, PHIDIPPE

MYRRINA (seule).
Hélas ! que faire? où me tourner? que répondre à mon mari, malheureuse? Il semble bien en effet qu'il a entendu vagir l'enfant, tellement il s'est précipité brusquement sans mot dire chez sa fille. S'il découvre qu'elle a accouché, quelle raison lui donner du mystère qu'on lui en a fait? Mais la porte a craqué. Je crois que c'est lui qui sort et vient à moi. Je suis morte.
PHIDIPPE (à part).
Quand ma femme s'est aperçue que j'allais chez sa fille, elle s'est esquivée. La voilà. Eh bien ! Myrrina. Hé ! c'est à toi que je parle.
MYRRINA
A moi, mon mari?
PHIDIPPE
Moi, ton mari ! Suis-je un mari pour toi? suis-je seulement un homme? Si tu m'avais jamais pris pour l'un ou pour l'autre, femme, tu ne te serais pas jouée de moi comme tu l'as fait.
MYRRINA
Qu'ai-je fait?
PHIDIPPE
Tu le demandes? Ma fille vient d'accoucher. Eh bien ! tu ne dis mot? De qui est l'enfant?
MYRRINA
Quelle question pour un père! Eh ! grands dieux ! de qui veux-tu qu'il soit, je te le demande, sinon de celui à qui on l'a donnée en mariage?
PHIDIPPE
Je le crois. Un père ne saurait avoir une autre pensée. Mais ce qui m'étonne au plus haut point, c'est que tu aies pris tant de soin de nous cacher à tous cet accouchement, quand surtout l'enfant est bien venu et à terme. Est-il possible d'être assez obstinée pour faire périr un enfant dont tu savais que la naissance devait affermir l'amitié entre nos deux familles, plutôt que de voir ta fille rester avec son mari, contre le caprice que tu as en tête ! Et moi, qui m'en prenais à eux, quand c'est toi qui es coupable !
MYRRINA
Je suis bien malheureuse !
PHIDIPPE
Je voudrais en être sûr. Mais à ce propos il me revient à l'esprit ce que tu disais au temps où nous l'avons pris pour gendre. Tu ne pouvais souffrir, disais-tu, que ta fille fût mariée à un homme qui était l'amant d'une courtisane et qui passait les nuits hors de chez lui.
MYRRINA (à part).
J'aime mieux lui voir soupçonner tout ce qu'il voudra que la vérité.
PHIDIPPE
Je savais longtemps avant toi qu'il avait une maîtresse, Myrrina. Mais je n'ai jamais pensé que ce fût là un crime pour un jeune homme : c'est la nature qui le veut ainsi. Par Pollux, le temps viendra vite où il se haïra lui-même. Mais telle tu t'es montrée alors, telle tu n'as jamais cessé d'être jusqu'à ce jour, travaillant toujours à éloigner ta fille de son mari et à défaire ce que j'avais fait. Voilà qui ne laisse pas de doute sur tes intentions.
MYRRINA
Crois-tu que je sois assez butée pour nourrir, moi sa mère, les idées que tu me prêtes, si ce mariage devait être avantageux pour nous?
PHIDIPPE
Toi, tu serais capable de prévoir ou de juger ce que nous sera avantageux ! On t'aura dit qu'on a vu Pamphile sortir de chez sa maîtresse ou y entrer. Et après? si ses visites ont été discrètes et rares, n'est-il pas plus raison­nable de fermer les yeux que chercher à tout savoir pour indisposer Pamphile contre nous? S'il était capable en effet de se détacher d'elle tout d'un coup, après une liaison de tant d'années, je ne le regarderais pas comme un homme ni comme un mari bien solide pour ma fille.
MYRRINA
Laisse de côté le jeune homme, je te prie, et ce que tu appelles mes torts. Va le trouver, prends-le seul à seul, demande-lui s'il veut, oui ou non, reprendre sa femme. S'il dit oui, rends-la-lui; mais s'il dit non, conviens que j'ai bien pris les intérêts de ma fille.
PHIDIPPE
Et même si c'est lui qui ne veut pas d'elle Myrrina, même si tu as découvert que es torts étaient de son côté, n'étais-je pas là? ne devais-je pas être consulté sur le parti à prendre? Ce qui me met hors des gonds, c'est que tu aies eu l'audace d'agir ainsi sans mon aveu. Je te défends d'emporter l'enfant hors de la maison. Mais je suis par trop sot de prétendre être obéi d'elle. Entrons et donnons l'ordre à nos esclaves de ne le laisser emporter où que ce soit.
MYRRINA (seule).
Non, par Pollux, je ne crois pas qu'il y ait sur terre une femme plus malheureuse que moi. Comment il prendra la vérité, s'il vient à la découvrir telle qu'elle est, je ne le sais que trop, quand je vois sa colère pour une chose qui n'est que bagatelle au prix. Comment m'y prendre pour le faire revenir sur sa décision, je ne le vois pas. Après tant de misères, il ne me restait plus que ce malheur d'être forcée par lui à élever un enfant dont le père nous est inconnu. Quand ma fille fut prise de force, elle ne put dans l'obscurité distinguer les traits du misérable, ni lui arracher aucun objet qui pût dans la suite le faire reconnaître. C'est lui au contraire qui, en la quittant, enleva de force à la pauvre enfant l'anneau qu'elle portait au doigt. Et puis encore je crains que Pamphile ne puisse pas garder plus longtemps le secret que je lui ai demandé, quand il saura qu'on élève, comme de lui, l'enfant d'un autre.

SCÈNE II

SOSTRATA, PAMPHILE, (LACHÈS)

SOSTRATA
Il ne m'échappe pas, mon fils, que tes soupçons tombent sur moi; tu crois que c'est à cause de mon humeur que ta femme a quitté la maison c'est en vain que tu t'appliques à le dissimuler. Mais que les dieux m'aiment et que je trouve toujours en toi la tendresse que j'en souhaite, aussi vrai que je n'ai jamais rien fait, que je sache, pour mériter son aversion. Quant à toi, je connaissais déjà ton affection; tu viens de me la confirmer. Tout à l'heure en effet ton père m'a raconté, à la maison, comment tu m'as préférée à ton amour. Aujourd'hui j'ai résolu de te rendre la pareille, afin de te faire voir que je sais reconnaître la piété d'un fils. Mon Pamphile, pour votre bonheur comme pour ma réputation, il est préférable, je crois, que je me retire à la campagne avec ton père; ma résolution en est prise irrévocablement. De cette façon ma présence ne gênera plus, et il ne restera plus aucune raison qui s'oppose au retour de ta Philumène.
PAMPILLE
Quelle idée as-tu là, grands dieux? Pour un caprice déraisonnable de Philumêne, tu quitterais la ville pour t'en aller habiter la campagne? Cela ne sera pas; et je ne souffrirai pas que ceux qui veulent médire de nous disent que c'est mon entêtement, et non ta condescendance, qui en est cause. Et puis tu abandonnerais tes amies, tes parentes, nos fêtes pour I'amour de moi? Cela, je ne le veux pas.
SOSTRATA
Par Pollux, tout cela n'a plus rien qui me plaise. Tant que j'ai été en âge, j'en ai suffisamment joui. Maintenant je suis rassasiée de ces plaisirs; mon grand souci à présent, c'est que la longueur de ma vie ne fasse ombrage à personne et qu'on n’attende pas ma mort. Je vois bien qu'on me hait ici, sans que je l'aie mérité : il est temps que je quitte la place. C'est, à mon avis, le meilleur moyen d'ôter tous les prétextes à tout le monde, de m'affranchir du soupçon qui pèse sur moi et de contenter ces gens-là. Laisse-moi, je te prie, me soustraire aux méchants propos qu'on tient sur le commun des femmes.
PAMPHILE
Sans cet unique obstacle, combien je serais heureux avec une telle mère et une telle femme !
SOSTRATA
De grâce, mon Pamphile, ne veux-tu pas te résoudre à souffrir ce désagrément, tel qu'il est? Si le reste est tel que tu le désires et tel que je le suppose moi-même, accorde-moi cette grâce, mon enfant, reprends-la.
PAMPHILE
Ah ! que je suis malheureux!
SOSTRATA
Et moi, donc ! Car tout ceci ne m'afflige pas moins que toi-même, mon cher enfant.

SCÈNE III

LACHÈS, SOSTRATA, PAMPHILE

LACHÈS
J'étais là, ma femme, et j'ai entendu ta conversation avec ton fils. C'est être sage de pouvoir, quand la circonstance l'exige, faire fléchir sa volonté et de faire tout de suite ce qu'on sera peut-être obligé de faire plus tard.
SOSTRATA
Bien nous en arrive !
LACHÈS
Va-t'en donc à la campagne : là je supporterai ton humeur, et toi, la mienne.
SOSTRATA
Je l'espère, par Castor.
LACHÈS
Rentre donc, et rassemble ce que tu veux emporter avec toi. J'ai dit.
SOSTRATA
Je vais faire comme tu l'ordonnes. (Elle sort.)
PAMPHILE
Mon père.
LACHÈS
Que veux-tu, Pamphile?
PAMPHILE
Ma mère s'en irait d'ici? Jamais,
LACHÈS
Pourquoi non? ?
PAMPHILE
C'est que je me demande encore ce que je ferai à l'égard de ma femme.
LACHÈS
Comment? Que voudrais-tu faire, sinon la reprendre?
PAMPHILE
En vérité, j'en ai bien envie, et j'ai grand'peine à m'en empêcher; mais je ne veux rien changer à ce que j'ai résolu. C'est le parti le plus raisonnable : je m'y tiendrai. Je ne crois pas qu'elles s'accorderont mieux, si je la reprends.
LACHÈS
Tu n'en sais rien. Mais que t'importe ce qu'elles feront, quand ta mère ne sera plus là? Notre âge est odieux à la jeunesse. Il faut nous retirer du monde. Nous finissons,  Pamphile, par être « le vieux et la vieille » des contes. Mais j'aperçois Phidippe, il sort à propos. Abordons-le.

SCÈNE IV

PHIDIPPE, LACHÈS, PAMPHILE

PHIDIPPE (à la cantonade).
Par Pollux, je suis fâché contre toi aussi, Philumène, sérieusement fâché; car, par Hercule, c'est une honte de se conduire comme tu l'as fait. Il est vrai que tu as une excuse en cela, puisque c'est ta mère qui t'y a poussée; mais elle, rien ne la justifie.
LACHÈS
Tu arrives bien, Phidippe, juste à point nommé.
PHIDIPPE
Qu'y a-t-il?
PAMPHILE (à part).
Que vais-je leur répondre? Comment cacher ce secret?
LACHÈS
Annonce à ta fille que Sostrata va se retirer à la campagne, qu'elle n'appréhende plus de revenir chez nous.
PHIDIPPE
Ah ! ta femme n'a aucun tort en cette affaire; c'est de la mienne, c'est de Myrrina qu'est venu tout le mal.
<PAMPHILE> (à part).
Voilà du nouveau.
PHIDIPPE
C'est elle qui trouble notre entente, Lachès.
PAMPHILE
Pourvu que je ne la reprenne pas, ils peuvent troubler tout ce qu'ils voudront.
PHIDIPPE
Pour ma part, Pamphile, je désire vraiment que notre alliance, si c'est possible, dure toujours; mais s'il se trouve que tu sois d'un autre avis, prends l'enfant.
PAMPHILE
Il a découvert l'accouchement : je suis perdu.
LACHÈS 
L'enfant ! Quel enfant?
PHIDIPPE
Il nous est né un petit-fils; car ma fille était grosse, quand elle a été emmenée de chez vous, et je n'ai rien su de sa grossesse avant ce jour.
LACHÈS
Par tous les dieux, voilà une bonne nouvelle. Je suis ravi que cet enfant soit venu au monde, et que ta fille se porte bien. Mais quelle espèce de femme as-tu donc? Où a-t-elle appris à se conduire ainsi? Nous avoir caché cela si longtemps ! Je ne puis dire à quel point ce procédé me choque.
PHIDIPPE
Je n'en suis pas plus content que toi, Lachès.
PAMPHILE
J'étais irrésolu tout à l'heure. Je ne le suis plus, à présent qu'elle amène avec elle l'enfant d'un autre.
LACHÈS
Désormais, Pamphile, il n'y a plus lieu de balancer.
PAMPHILE (à part).
C'est fait de moi.
LACHÈS
Que de fois nous avons souhaité voir le jour où il naîtrait de toi un petit être qui t'appellerait son père ! Ce jour est venu : j'en rends grâce aux dieux.
PAMPHILE (à part).
Je suis anéanti.
LACHÈS
Reprends ta femme et ne résiste plus à mes prières.
PAMPHILE
Mon père, si elle avait voulu avoir des enfants de moi ou rester mariée avec moi, elle ne m'aurait certainement pas caché ce que je vois qu'elle m'a caché. Je m'aperçois à présent de son aversion, et je doute que le bon accord revienne jamais entre nous. Dès lors, pourquoi la reprendrais-je?
LACHÈS
Ta femme est une enfant; elle a fait ce que lui a dit sa mère. Faut-il t'en étonner? Penses-tu pouvoir trouver jamais une femme qui ne fasse point de faute? Est-ce que les hommes n'en commettent pas?
PHIDIPPE
Voyez vous-mêmes à présent, Lachès et toi, Pamphile, s'il vous convient de la renvoyer ou de la reprendre. Dans un cas comme dans l'autre, aucune difficulté ne viendra de moi. Pour ce que fera ma femme, je n'en puis répondre. Mais qu'allons-nous faire de l'enfant?
LACHÈS
Plaisante question ! Quoi qu'il arrive, il faut évidemment le rendre à son père. Nous l'élèverons: il est à nous.
PAMPHILE (à part).
Un enfant que son père a abandonné, moi, je l'élèverais !
LACHÈS (qui n'a entendu que les derniers mots.)
Que dis-tu? Quoi! Pamphile, nous ne l'élèverions pas? Nous aimerions mieux l'abandonner, dis-moi? Perds-tu la raison? Non, vraiment, je ne puis plus me taire. Tu me forces à dire ce que je n'aurais pas voulu dire devant Phidippe. Crois-tu que je ne sache pas ce que signifient tes larmes et d'où vient le trouble où je te vois? Tu as d'abord allégué comme prétexte que tu ne pouvais la garder à la maison à cause de ta mère : ta mère offre de quitter la maison. Maintenant que tu vois ce prétexte t'échapper aussi, tu en as trouvé un autre : c'est qu'on t'a caché la naissance de l'enfant. Tu te trompes, si tu crois que j'ignore ce qui se passe dans ton coeur. Pour t'amener un jour à tourner enfin ta pensée vers le mariage, que de temps je t'ai laissé vivre avec ta maîtresse ! Et les dépenses qu'elle t'a fait faire, avec quelle patience je les ai supportées ! Je t'ai conseillé, je t'ai prié de prendre femme. « Le moment est venu », t'ai-je dit. Sur mes instances, tu t'es marié et tu as fait ton devoir en déférant à mes prières. Et voilà que maintenant ton coeur retourne à cette créature; les soins que tu lui rends sont un outrage à ta femme. Car je te vois retombé encore une fois dans les mêmes désordres.
PAMPHILE
Moi!
LACHÈS
Toi-même, et ta conduite est indigne. Tu inventes de faux motifs de rupture, afin de vivre avec cette créature, après avoir écarté le témoin qui te gêne. Ta femme ne s'y est pas trompée; car quel autre sujet a-t-elle pu avoir de te quitter?
PHIDIPPE
Il devine juste : c'est cela.
PAMPHILE
Je suis prêt à te jurer qu'il n'en est rien.
LACHÈS
Ah ! reprends ta femme, ou déclare ce qui t'en empêche.
PAMPHILE
Ce n'est pas le moment de parler.
LACHÈS
Prends l'enfant; il n'a aucun tort, lui; je verrai après pour la mère.
PAMPHILE (à part).
De tous les côtés je ne vois que malheurs, et je ne sais à quoi me résoudre, tant mon père a d'arguments pour me mettre au pied du mur ! Hélas ! je vais quitter la place, puisque je gagne si peu à rester ici. Ils n'élèveront pas, je suppose, l'enfant sans mon aveu, d'autant que sur ce point j'ai ma belle-mère pour alliée.
LACHÈS
Tu te sauves, eh ! et tu ne réponds rien de positif? — Ne te semble-t-il pas qu'il a perdu le sens? Laisse-le. Pour l'enfant, donne-le moi, Phidippe; c'est moi qui l'élèverai.
PHIDIPPE
Très volontiers. Ce n'est pas étonnant, si ma femme n'a pu digérer cela. Les femmes sont susceptibles et ne supportent pas facilement ces infidélités. Voilà la cause de cette colère : c'est elle-même qui me l'a dit. Je n'avais pas voulu t'en parler devant ton fils, et je n'y avais pas cru d'abord; mais c'est manifestement vrai; car je vois qu'il a le mariage en horreur.
LACHÈS
Que faire alors, Phidippe? Que me conseilles-tu?
PHIDIPPE
Que faire? je suis d'avis qu'il faut d'abord aller trouver cette courtisane, la prier, l'admonester, la menacer sévèrement, au cas où elle continuerait ses relations avec lui.
LACHÈS
Je vais suivre ton conseil Holà, garçon ! Cours chez cette Bacchis, notre voisine, et prie-la de ma part de venir jusqu'ici. (A Phidippe.) Et toi, je t'en prie, seconde-moi encore en cette occasion.
PHIDIPPE
Ah! Lachès, je te l'ai déjà dit et je te le redis encore : je désire que notre alliance soit durable, s'il y a moyen de la faire durer, ce que j'espère. Mais tiens-tu à ce que je sois là, pendant que tu lui parleras?
LACHÈS
Non; va plutôt chercher une nourrice pour l'enfant.

ACTE V 

SCÈNE I

BACCHIS avec deux suivantes, LACHÈS

BACCHIS (à part).
Ce n'est pas pour rien que Lachès veut avoir une entrevue avec moi et je suis bien trompée si je ne devine ce qu'il me veut.
LACHÈS (à part).
Il faut que je veille à ne pas céder à ma colère, de peur d'obtenir moins que je ne pourrais, et à ne me laisser aller à aucun excès, pour n'avoir pas à m'en repentir dans la suite. Je vais lui parler. (Haut.) Bonjour, Bacchis.
BACCHIS
Bonjour, Lachès.
LACHÈS
Je suis sûr, par Pollux, que tu es un peu surprise et que tu te demandes pour quelle raison je t'ai fait appeler ici par un esclave.
BACCHIS
Par Pollux, je ne suis même pas trop rassurée, quand je songe à ce que je suis : j'ai peur que le nom du métier que je fais ne me nuise dans ton esprit. Quant à ma conduite, je ne suis pas en peine de la justifier.
LACHÈS
Si tu dis vrai, Bacchis, tu n'as rien à craindre de ma part. Je suis arrivé à un âge où l'on n'a plus le droit de compter sur l'indulgence, quand on a fait une faute; c'est pourquoi je redouble de circonspection et fais attention à tout, pour ne laisser échapper aucune étourderie. Car si tu fais ou si tu es disposée à faire ce qu'on doit attendre d'une honnête personne, je serais impardonnable d'aller maladroitement t'offenser, quand tu ne le mérites pas.
BACCHIS
Par Castor, je te suis bien obligée de tes égards; car de s'excuser, quand l'offense est faite, cela me semble peu utile. Mais que veux-tu de moi?
LACHÈS
Tu reçois souvent mon fils Pamphile.
BACCHIS
Ah !
LACHÈS
Laisse-moi continuer. Avant qu'il ait épousé notre voisine, j'ai patiemment toléré vos amours. Attends : je n'ai pas achevé ce que je voulais dire. Aujourd'hui le voilà marié. Cherche-toi un amant plus solide, tandis qu'il est encore temps pour toi d'y songer. Car il ne sera pas toujours en humeur de t'aimer, ni toi, par Pollux, en âge de plaire.
BACCHIS
Qui dit cela?
LACHÈS
La belle-mère.
BACCHIS
De moi?
LACHÈS
De toi-même, si bien qu'elle a repris sa fille et qu'elle a voulu pour ce motif détruire en cachette l'enfant qui vient de naître.
BACCHIS
Si je connaissais, pour confirmer mes paroles, quelque chose de plus sacré qu'un serment, je te l'offrirais, Lachès, et te donnerais la certitude que, depuis son mariage, je me suis séparée de Pamphile.
LACHÈS
Tu es charmante. Mais sais-tu ce que je voudrais sur-tout de toi, s'il te plaît?
BACCHIS
Quoi? Parle.
LACHÈS
C'est que tu entres ici chez ces dames et que tu leur offres le même serment. Tu leur mettras par là l'esprit en repos et tu te justifieras de cette accusation.
BACCHIS
Je le ferai, bien que ce soit, par Pollux, une démarche à laquelle aucune de mes pareilles ne consentirait, j'en suis sûre; aucune n'irait, pour un pareil motif, se présenter devant une femme mariée. Mais je ne veux pas qu'on suspecte Pamphile sur un faux bruit, ni qu'il passe injustement pour un homme trop léger aux yeux de ses parents, qui doivent être les derniers à le croire. Il a été si bon pour moi que je ne puis trop faire pour lui.
LACHÈS
Après ce que tu viens de dire, tu peux désormais compter chez moi sur un accueil facile et bienveillant. Ces dames n'étaient pas seules prévenues contre toi; je l'étais, moi aussi. Maintenant que je te vois autre que nous ne pensions, fais en sorte de rester à l'avenir telle que tu es, et tu disposeras à ton gré de notre amitié. Si tu agissais autrement... je me retiens pour ne rien dire qu'il te soit pénible d'entendre. Je t'avertis seulement d'une chose : fais l'épreuve de ce que je suis et de ce que je puis comme ami, plutôt que comme ennemi.

SCÈNE II

PHIDIPPE, amenant une nourrice, LACHÈS, BACCHIS avec ses suivantes
PHIDIPPE (à la nourrice.)
Je ne te laisserai manquer de rien chez moi : on te fournira en abondance tout ce dont tu auras besoin. Mais quand tu auras mangé et bu tout ton soûl, tâche que l'enfant ait son soûl aussi.
LACHÈS
Voici notre beau-père de retour; il amène une nourrice pour l'enfant. Phidippe, voici Bacchis, qui jure par tous les dieux qu'on la soupçonne à tort.
PHIDIPPE
Est-ce la personne que voici?
LACHÈS
Oui.
PHIDIPPE
Ces créatures-là, par Pollux, ne craignent pas les dieux, pas plus que les dieux, je pense, ne prennent garde à elles.
BACCHIS
Je te livre mes servantes. Arrache-leur la vérité par toutes les tortures que tu voudras (54), j'y consens. De quoi s'agit-il? Il me faut faire en sorte que la femme de Pamphile retourne avec lui. Si j'y réussis, je ne serai pas fâchée qu'on dise de moi : « Elle seule a fait ce que les autres cour-tisanes évitent de faire. »
LACHÈS
Phidippe, nous avons eu tort de soupçonner nos femmes : l'événement nous l'a montré. Mettons maintenant Bacchis à l'épreuve. Si ta femme acquiert la certitude qu'elle a ajouté foi à une calomnie, elle renoncera à son ressentiment; d'un autre côté si, mon fils n'a d'autre sujet de colère que l'accouchement clandestin de sa femme, le grief est léger, et sa rancune ne tiendra pas longtemps. En vérité, il n'y a dans tout ceci rien d'assez grave pour motiver un divorce.
PHIDIPPE
C'est ce que je souhaite, par Hercule.
LACHÈS
Interroge; la voilà; elle te donnera satisfaction.
PHIDIPPE
A quoi bon tous ces discours? Ne sais-tu pas depuis longtemps quel est mon sentiment là-dessus, Lachès? Ce sont mes femmes qu'il faut tranquilliser.
LACHÈS
Je t'en prie, par Pollux, Bacchis, exécute la promesse que tu m'as faite.
BACCHIS
Tu tiens à ce que j'entre chez elles pour cela?
LACHÈS
Oui, va; tranquillise-les, force-les à te croire.
BACCHIS
J'y vais, bien que je sois sûre, par Pollux, que ma présence leur sera désagréable en ce moment; car pour une femme mariée, séparée de son mari, la courtisane, c'est l'ennemie.
LACHÈS
Mais ces dames n'auront que de l'amitié pour toi, quand elles sauront l'objet de ta venue.
PHIDIPPE
Oui, je te garantis leur amitié, quand elles sauront ce qu'il en est. Car tu les tireras d'erreur tout en te délivrant de tout soupçon.
BACCHIS
Ah ! j'ai honte de paraître devant Philumène. (A ses suivantes.) Suivez-moi toutes deux dans cette maison. (Elle sort.)
LACHÈS
Que pourrais-je souhaiter de mieux pour moi que ce que je vois arriver à Bacchis? Sans rien dépenser, elle va gagner les coeurs et me servir. Car s'il est vrai qu'elle ait rompu avec Pamphile, elle est sûre d'y gagner du renom, du bien et de l'honneur. Elle lui aura témoigné sa reconnaissance et du même coup acquis notre amitié.

SCÈNE III 

PARMÉNON, BACCHIS

PARMÉNON (seul). 
Par Pollux, mon maître compte ma peine pour bien peu de chose, de m'envoyer pour rien à la citadelle faire le pied de grue tout le jour, pour guetter son hôte de Mycone, Callidémidès. Je suis resté là du matin au soir comme un nigaud, abordant les passants les uns après les autres : « Jeune homme, dis-moi, je te prie, es-tu de Mycone? — Non. — Ne serais-tu pas Callidémidès? — Non — N'as-tu pas ci un hôte du nom de Pamphile? » Toujours non, et je ne crois pas qu'il y ait de Callidémidès au monde. A la fin, ma foi, la honte m'a pris : je suis parti. Mais voilà Bacchis. Pourquoi sort-elle de chez notre beau-père? Qu'a-t-elle à y faire?
BACCHIS
Parménon, je te trouve bien à propos : cours vite chez Pamphile.
PARMÉNON
Pourquoi?
BACCHIS
Dis-lui que je le prie de venir.
PARMÉNON
Chez toi?
BACCHIS
Non, chez Philumène.
PARMÉNON
Qu'y a-t-il?
BACCHIS
Rien qui te regarde. Pas de question.
PARMÉNON
Est-ce là tout ce qu'il faut lui dire?
BACCHIS
Ah ! dis-lui encore que cette bague qu'il m'a donnée il y a quelque temps, Myrrina l'a reconnue comme ayant appartenu à sa fille.
PARMÉNON
Bien. Est-ce tout?
BACCHIS
C'est tout. Il sera ici tout de suite, quand tu lui auras dit cela. Eh bien ! tu es endormi?
PARMÉNON
Pas du tout; on ne m'en a pas laissé le temps aujourd'hui, tant j'ai marché et couru tout le long du jour!
BACCHIS (seule).
Que de joie je viens de procurer aujourd'hui à Pamphile par ma démarche ! Que d'avantages je lui apporte ! Que de soucis je lui enlève ! Je lui rends un fils que ces femmes et lui ont failli faire périr; je lu ramène sa femme qu'il croyait à jamais perdue pour lui ; je le délivre des soupçons que son père et Phidippe nourrissaient contre lui. Et c'est un anneau, anneau que voici, qui a donné lieu aux découvertes que nous venons de faire. Je me souviens en effet qu'il y a dix mois environ, au commencement de la nuit, il vint tout essoufflé se réfugier chez moi; il était seul, complètement ivre, et il tenait cet anneau. Je pris peur aussitôt. « Mon Pamphile, » lui dis-je, « au nom du ciel, je t'en prie, pourquoi es-tu si essoufflé? où as-tu trouvé cet anneau? Dis-le-moi. » Il fait semblant de songer à autre chose. En voyant cela, je ne sais quel soupçon me vient à l'esprit; je le presse plus vivement de parler. Mon homme avoue qu'il a pris de force dans la rue une femme qu'il ne connaît pas et qu'en luttant avec elle il lui a enlevé son anneau. C'est cet anneau que  Myrrina a reconnu tout à l'heure à mon doigt. Elle me demande d'où je le tiens. Je lui raconte toute cette aventure. Quelle découverte alors! C'est Philumène qu'il a violée et c'est de là qu'est né cet enfant. C'est par moi que toutes ces joies lui arrivent, et j'en suis bien contente. Ce n'est pas là ce que veulent les autres courtisanes; et, en effet, il n'est pas dans notre intérêt que nos amants trouvent le bonheur dans le mariage. Mais, par Castor, jamais l'amour du gain ne me résoudra à faire une action malhonnête. Tant que Pamphile a été libre, je l'ai trouvé généreux, charmant, aimable. Son mariage m'a contrariée, je l'avoue; mais, par Pollux, je ne crois pas que j'aie rien fait pour mériter ce déplaisir. Quand on a été comblé de bienfaits par quelqu'un, il est juste de supporter de lui quelques mécomptes.

SCÈNE IV

PAMPHILE, PARMÉNON, BACCHIS

PAMPHILE
Encore une fois, cher Parménon, vois bien, je te prie, si la nouvelle que tu m'apportes est sûre et claire; ne va pas me jeter dans une fausse joie qui ne durera pas.
PARMÉNON
C'est tout vu.
PAMPHILE
C'est bien certain?
PARMÉNON
C'est bien certain.
PAMPHILE
Je suis un dieu, si cela est.
PARMÉNON
Cela est, tu verras.
PAMPHILE
Attends un peu, s'il te plaît : j'ai peur de croire une chose, quand tu en annonces une autre.
PARMÉNON
J'attends.
PAMPHILE
Tu m'as bien dit, je crois, que Myrrina avait reconnu son anneau au doigt de Bacchis?
PARMÉNON
Oui.
PAMPHILE
Celui que je lui ai donné autrefois? et c'est elle qui t'a chargé de me le dire? Est-ce bien cela?
PARMÉNON
C'est cela, je te le répète.
PAMPHILE
Y a-t-il un mortel plus heureux que moi, plus comblé de félicité? Que puis-je te donner pour cette bonne nou­velle? Quoi? Quoi? Je n'en sais rien.
PARMÉNON
Je le sais, moi.
PAMPHILE
Quoi?
PARMÉNON
En réalité, rien; car quel bien t'a fait ou mon message ou moi-même, je ne le vois pas.
PAMPHILE
J'étais mort, tu m'as ramené du tombeau, à la lumière du jour, et je te laisserais aller sans récompense ! Ah t c'est me croire trop ingrat. Mais voilà Bacchis debout devant leur porte. Elle m'attend, sans doute. Abordons-la.
BACCHIS
Bonjour, Pamphile.
PAMPHILE
O Bacchis ! ô ma Bacchis ! tu me sauves la vie.
BACCHIS
Tant mieux! J'en suis ravie.
PAMPHILE
Je le crois, tes actes en font foi. Tu n'as rien perdu de ta grâce, et l'on ne saurait te rencontrer, t'entendre, te voir venir où que ce soit, sans être sous le charme.
BACCHIS
Et toi, par Castor, tu as toujours les mêmes manières et le même esprit, et il n'y a certainement personne au monde plus aimable que toi.
PAMPHILE
Oh ! oh ! oh ! est-ce à moi que ces douceurs s'adressent?
BACCHIS
Tu as eu raison, Pamphile, de t'éprendre de ta femme. Jamais jusqu'à ce jour je ne l'avais vue assez pour la con-naître; je l'ai trouvée très bien.
PAMPHILE
Parle sincèrement.
BACCHIS
Que les dieux m'aiment comme je suis sincère, Pamphile.
PAMPHILE
Dis-moi, as-tu déjà dit à mon père quelque chose de tout ceci?
BACCHIS
Non, rien.
PAMPHILE
Il ne faut pas en souffler mot. M'est avis qu'il ne faut pas faire ici comme dans les comédies, où tout le monde finit par tout savoir. Ici, ceux qui doivent être instruits le sont; pour ceux qui ne doivent pas l'être, ils n'apprendront rien, ils ne sauront rien.
BACCHIS
Bien mieux, je vais te dire une chose qui rendra, tu peux m'en croire, ton secret plus facile à garder, c'est que Myrrina a dit à Phidippe qu'elle s'en fiait à mon serment et qu'ainsi tu étais justifié à ses yeux.
PAMPHILE
C'est parfait, et j'espère que les choses vont s'arranger au gré de nos souhaits. —
PARMÉNON
Mon maître, puis-je à présent savoir de toi en quoi consiste le bien que j'ai fait et de quelle affaire vous parlez?
PAMPHILE
Impossible.
PARMÉNON
Je devine pourtant. (A part.)
« Il était mort et je l'ai tiré du tombeau. Comment? »
PAMPHILE
Tu ne sais pas quel service tu m'as rendu aujourd'hui, Parménon, et de quelle peine tu m'as tiré.
PARMÉNON
Si, vraiment, je le sais.
PAMPHILE
J'en suis convaincu.
PARMÉNON
Est-ce Parménon qui laisserait échapper l'occasion de faire quelque chose d'utile?
PAMPHILE
Suis-moi là-dedans, Parménon.
PARMÉNON
Je te suis. En vérité, j'ai fait plus de bien aujourd'hui sans le savoir que je n'en ai jamais fait sciemment, jusqu'à ce jour.
LE CHANTEUR
Applaudissez.