Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE BOUSTAN (le Verger). CHAPITRE II.

chapitre I - chapitre III

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

LE

BOUSTAN

ou

VERGER

POÈME PERSAN

 

DE

SAADI

 

traduit pour la première fois en français

avec une introduction et des notes

PAR

 

C. BARBIER DE MEYNARD

 

Membre de l'Institut

Professeur de langue et de littérature persanes au collège de France.

 

 

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIETE ASIATIQUE

DE L'ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC., ETC.

28, BUE BONAPARTE, 28

1880

Tous droits réservés.

 


 

LE

 

BOUSTAN

 

DE

 

SAADI

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CHAPITRE II

DE LA BIENFAISANCE

 

Ais preuve de sagesse et recherche l'idéal : seul il reste, quand la forme s'évanouit. L'homme à qui le savoir, la générosité et la piété font défaut n'est qu'une image dépourvue de réalité. Quel paisible sommeil il dormira sous la terre celui qui protège le sommeil de ses semblables! C'est dans cette vie qu'il faut prendre soin de ses propres affaires (de son salut), les héritiers avides ont si peu de souci d'un mort ! Donne ton or, dépense ta fortune, tandis que tu en es le maître, la mort t'en ôtera bientôt la libre disposition. Veux-tu que ton cœur soit exempt de chagrin, n'oublie pas les cœurs que le chagrin dévore. Hâte-toi de dépenser dès maintenant ton trésor, bientôt ta main en laissera échapper la clef. Munis-toi du viatique de voyage (les bonnes œuvres, la bienfaisance), sans compter sur la pitié d'un fils ou d'une femme. On sort triomphant de ce monde quand on emporte dans l'autre une riche provision (de mérites). Quelle autre main que la mienne pourrait soulager les démangeaisons de ma chair (1)? Cherche à vêtir la nudité du pauvre afin que Dieu jette un voile sur tes fautes. Ne laisse pas le pauvre s'éloigner les mains vides de ta demeure ; un jour tu iras, toi aussi, frapper à une autre porte. L'homme bienfaisant qui soulage les besoins de l'indigent n'oublie pas qu'à son tour il peut avoir besoin d'autrui. Jette un regard compatissant sur les cœurs désolés; qui sait si la douleur ne brisera pas un jour ton propre cœur? Par tes aumônes rends la vie à ceux qui manquent de tout et souviens-toi des jours de détresse. Si tu n'es pas obligé de frapper à une autre porte, remercie le ciel et ne ferme pas la tienne aux indigents.

Etends ton ombre tutélaire sur la tête de l'orphelin, secoue la poussière qui le couvre, arrache l'épine qui le blesse. Ne connais-tu pas l'étendue de son malheur? L'arbrisseau arraché de ses racines peut-il encore se couvrir de feuillage? Quand tu vois un orphelin baisser tristement la tête, ne mets pas un baiser sur le front de ton enfant (2). Si l'orphelin pleure, qui songe à essuyer ses larmes ? S'il cède à un transport de colère, qui prend soin de le calmer ? Ne laisse pas couler ses larmes, ce sont des larmes qui font trembler le trône de Dieu. Sèche avec bonté ses yeux humides, essuie pieusement la poussière qui ternit son visage. Il a perdu l'ombre qui protégeait sa tête (la protection d'un père), recueille-le, afin de l'élever sous ton ombre. Lorsque je pouvais reposer ma tête sur le sein de mon père, il me semblait que mon front était orné d'une couronne : une mouche venait-elle à se poser sur moi, toute ma famille s'empressait autour de moi anxieuse. Aujourd'hui, si une troupe d'ennemis m'emmène prisonnier nul de mes amis ne viendra à mon secours. Je comprends la douleur des pauvres enfants délaissés, moi qui étais encore enfant quand j'ai perdu mon père.

Quelqu'un avait arraché une épine du pied d'un orphelin. Sadr-eddîn Khodjendi (3) vit en songe cet homme bienfaisant : il se promenait dans les jardins célestes, le front rayonnant de joie et disait : « Que de roses sont sorties pour moi de cette épine ! ». — Ne laisse pas échapper, quand elle s'offre à toi, l'occasion d'être généreux; on aura pitié de toi si tu as eu pitié des autres. Après une bonne action, ne te félicite pas avec complaisance comme le maître qui a été bon pour ses esclaves : le glaive de l'adversité qui a frappé les autres n'est-il pas suspendu sur ta tête? Lorsque des milliers de voix acclament ton bonheur, remercie le Seigneur à qui tu le dois, remercie-le de pouvoir soulager l'infortune et de n'avoir besoin de personne. J'ai appelé la bienfaisance la vertu des rois, ce n'est pas assez dire, elle est l'âme des prophètes.

La faute d'Abraham.

On raconte que pendant une semaine entière aucun hôte ne s'était présenté dans la demeure de Khalîl (l'ami de Dieu, surnom donné par les musulmans à Abraham). Attendant avec impatience la venue d'un indigent, le bienheureux prophète négligeait de prendre son repas. Il sortit, un jour, pour regarder au loin : ses yeux aperçurent au fond du Wadi un voyageur isolé comme le saule au milieu de la plaine : la neige des ans avait blanchi sa tête. Abraham courut joyeux à sa rencontre et lui offrit l'hospitalité : « Etranger, lui dit-il, toi qui m'es plus cher que la lumière du jour, consens à partager avec moi le pain et le sel. » Le voyageur accepta et entra dans la demeure d'un hôte dont il connaissait la générosité. Les serviteurs du prophète s'empressèrent autour de l'humble vieillard ; on dressa la table et tous y prirent place; mais au moment de réciter le bis-millah (4), seul il resta silencieux. Abraham lui dit : « Etranger, toi qui a vécu de longs jours, je ne trouve pas en toi les sentiments de piété qui décorent la vieillesse. Avant de prendre ton repas quotidien, ne devais-tu pas invoquer celui qui le dispense ? » Le vieillard répondit : « Je ne saurais adopter un rite que les prêtres adorateurs du feu ne m'ont point enseigné. » L'auguste prophète comprit que son hôte professait l'odieuse croyance des mages ; il le chassa comme un mécréant dont la présence souillait la pureté de sa demeure ; mais Serosch l'ange du Très-Haut (v. chap. I, note 38) lui apparut et d'une voix pleine de menaces : « Khalîl, lui dit-il, pendant un siècle j'ai donné à cet homme la vie et la subsistance, et une heure te suffit à toi pour le maudire ! Parce qu'il se prosterne devant le feu, as-tu le droit de lui refuser le secours de ton bras ? » — Homme, tu ne dois pas être avare de bienfaits, sous prétexte qu'ils seraient accordés à l'hypocrisie, au mensonge et à la ruse. Il est honteux, sans doute, que le savant vende sa science pour un morceau de pain ; la raison et la loi sainte ne peuvent autoriser le trafic de la religion au prix des biens de ce monde. Accepte pourtant un pareil marché, car il est sage de s'adresser au marchand qui vend à bas prix (5).

L'intrigant et le dévot

Un fourbe aux douces et perfides paroles alla trouver un pieux personnage et lui dit : « Me voici embourbé jusqu'au cou : je dois dix dirhems (environ 7 fr. 5o) à un avare, dette odieuse dont la moindre obole pèse sur mon cœur du poids de dix livres. La nuit, l'inquiétude me dévore ; le jour, le créancier me suit comme mon ombre ; ses menaces me troublent l'esprit et retentissent dans mon cœur comme ma porte (retentit) sous ses coups. C'est à croire que depuis qu'il est au monde il n'a jamais reçu de Dieu que ces dix dirhems. Du livre saint, cet ignorant ne connaît même pas un élif et il n'a jamais su épeler que le chapitre des noms indéclinables (6). Dès que le soleil se lève au-dessus des montagnes, le drôle vient se suspendre au battant de ma porte. Et maintenant je suis à la recherche d'un ami obligeant qui, par le prêt de quelques pièces d'argent me délivre d'un créancier impitoyable. » Le saint vieillard entendit ces paroles et mit aussitôt une ou deux pièces d'or dans la main du solliciteur : au contact de l'or, l'intrigant s'esquiva et son visage joyeux brillait comme ce métal. Quelqu'un dit au scheik : « Tu ne connais donc pas cet homme ? il est de ceux dont on ne pleure pas la mort : c'est un mendiant qui jetterait une selle sur le dos du lion et qui rendrait cavalier et reine à Abou Zeïd (7). — Silence, interrompit le vieillard avec indignation, si tu n'es pas initié à la vérité (de la religion ou du soufisme), abstiens-toi de parler. Si le fait auquel j'ai ajouté foi est véridique, j'ai sauvé cet homme de la honte ; s'il a eu recours à une ruse impudente, ne vas pas croire que j'en sois la dupe, puisque j'ai sauvegardé ma dignité des atteintes d'un fripon et d'un menteur de cette espèce. » — Dispense tes bienfaits aux méchants comme aux bons: d'une part tu acquiers un mérite de plus ; de l'autre, tu évites un danger (8). Heureux qui vit dans la société des sages et qui s'inspire des exemples de la vertu ! Homme intelligent, prudent et bien avisé, recueille avec déférence les conseils de Saadi : ce sont les préceptes de la sagesse qui dictent ses vers et non les charmes des beaux yeux, d'une chevelure bouclée, d'un visage orné d'éphélides provocantes.

Le fils de l'avare.

Un homme laissa en mourant une fortune de cent mille dinars (pièce d'or de 10 à 12 fr.); son fils aussi bon que sage en hérita. Loin d'enfouir son trésor comme un avare, il le dépensa d'une main généreuse : sa porte ne manquait jamais de pauvres, ni sa table de convives ; au lieu de mettre sous clef son or et son argent, à l'exemple de son père, il le prodiguait en faveur de tous, parents et étrangers. Quelqu'un lui en fit des reproches : « Pourquoi, lui dit-il, pourquoi jeter au vent et gaspiller d'un seul coup tout ce que tu possèdes? Richesse et bonheur sont choses de courte durée. On ne t'a donc pas rapporté cette conversation qui eut lieu, l'autre jour, entre un dévot austère et son fils ? Cher enfant, disait le père, vis dans le renoncement, fais maison nette et distribue sans compter tout ce que tu possèdes ici-bas. » Mais le jeune homme, prévoyant et expérimenté, après avoir fait des vœux pour son père, lui a répondu: « Homme au cœur généreux, il faut un an pour mûrir la récolte, ce serait folie de la brûler en un instant. Quiconque redoute le dénuement doit ménager ses ressources dans la prospérité. » Une villageoise disait sagement à sa fille : « Pendant les jours d'abondance, mets de côté pour les jours de disette. Remplis sans trêve ni relâche tes cruches et tes outres, le cours d'eau qui arrose le village ne coulera pas toujours. » C'est avec les biens de ce monde qu'on achète ceux de la vie future: c'est avec l'or qu'on émousse les griffes du lion. « Pauvre, ne t'adresse pas à tes amis ; riche, viens et apporte ton or. C'est en vain que tu te prosternes devant eux, ils ne daigneront pas répondre à un mendiant. Avec des richesses on peut aveugler le dive et faire tomber dans le piège un démon aussi rusé que Sakhr (9). On ne se présente pas chez les belles, les mains vides : qui n'a rien ne compte pour rien. La pauvreté est impuissante et il faut de l'or pour arracher les yeux du dive blanc. Ne donne pas tout et d'une seule fois à tes amis, ménage aussi tes ressources pour déjouer les attaques des ennemis. Tu ne pourras jamais engraisser tous les pauvres, mais j'ai bien peur que tu ne fasses maigrir ta bourse. » — Ainsi parla cet ennemi de la bienfaisance. Le jeune homme écouta avec un frisson de colère ces paroles malveillantes et il répondit d'un ton irrité : « Homme aux discours frivoles, les biens qui m'entourent sont, mon père me l'a dit, l'héritage de mon aïeul, l'un et l'autre le gardaient avec une vigilante sollicitude; mais la mort est venue et ils l'ont abandonné en gémissant. Le patrimoine de mon père, de même qu'il est passé entre mes mains, devrait revenir à mon fils après moi ; mais il me semble plus sage d'en faire aujourd'hui des libéralités plutôt que de l'abandonner demain au pillage (des héritiers). On doit jouir de sa fortune et faire par elle des heureux ; quelle folie de la garder pour d'autres ! Le sage emporte ses biens (ses bonnes œuvres) avec lui, l'avare les abandonne, le désespoir dans l'âme : c'est au prix des biens d'ici bas qu'on achète le bonheur éternel. Ami, hâte-toi de conclure ce marché si tu ne veux en être aux regrets. L'or, les trésors de la vie mortelle sont utiles à qui sait les dépenser pour obtenir les joies du ciel (10) ». Ainsi fit ce jeune homme, il jouit de ses richesses et en fit jouir les autres avec une telle prodigalité qu'il ne resta bientôt plus trace de son or. Quelqu'un l'ayant félicité de sa libéralité et de l'ardeur avec laquelle il observait les préceptes de Dieu, il baissa humblement la tête et répondit: « Qu'ai-je donc fait qui puisse m'inspirer confiance ? C'est en la seule bonté de Dieu que je mets mon espérance, car l'appui que je ferais de moi-même serait une erreur coupable. »—Telle est la règle de la vie spirituelle : les initiés font le bien et se trouvent toujours en faute ; leurs scheiks passent la nuit en oraison et dès l'aube ils serrent soigneusement leur tapis de prières (sans l'étaler aux regards). Ecoute en homme les discours de ces hommes de la voie sainte ; écoute-les, ce n'est plus Saadi qui parle, c'est Sohraverdi (11). Ce scheik vénéré, mon guide spirituel, Schihâb eddîn, tandis que notre navire glissait sur l'onde, m'a donné ces deux conseils : « Premièrement, ne vis pas dans la société des méchants ; en second lieu, ne sois pas indulgent envers toi-même. » Je me souviens que la pensée terrifiante de l'enfer avait tenu éveillé ce saint homme pendant une nuit entière; le jour venu, je l'entendis qui murmurait ces mots : « Que ne m'est-il permis d'occuper à moi seul tout l'enfer, afin qu'il n'y ait plus de place pour d'autres damnés que moi ! »

Trait de générosité.

Une femme se plaignait à son mari en ces termes : « Cesse, lui disait-elle, d'acheter ton pain chez le bakkal du quartier (12) et va de préférence au marché des vendeurs de farine, car ce fripon nous vend de l'orge sous l'étiquette du froment. Pendant une semaine entière, sa marchandise n'a pas attiré non-seulement un client, mais une mouche. » — Le mari, homme bon et indulgent, lui répondit avec douceur : « Lumière de mes yeux, il faut pourtant t'y résigner : en ouvrant boutique dans ce quartier, ce marchand a compté sur nous : serait-il généreux de tromper son attente? » — Marche d'un pas ferme sur les traces des gens de bien et si tu es debout, tend la main à celui qui est tombé. Sois généreux : les disciples de la vérité (les souris sincères) sont les clients d'une boutique sans chalands. Ami, veux-tu entendre une parole véridique ? Tout homme bienfaisant est aimé de Dieu ; Ali le roi des hommes pratiquait la bienfaisance.

Le pèlerin orgueilleux.

Un vieux dévot se rendait à la Mecque : à chaque pas il s'arrêtait pour faire une prière de deux rékats (13). Il cheminait avec tant de zèle sur la route du pèlerinage qu'il ne songeait plus à tirer de ses pieds les épines du moghaïlan. Les fumées de l'orgueil lui montant à la tête, il finit par s'extasier sur ses mérites et, séduit par les ruses du démon, il demeura convaincu qu'on ne pouvait donner des marques plus édifiantes de dévotion. L'insensé ! si Dieu, dans sa clémence, n'était venu à son aide, l'orgueil l'aurait jeté hors des routes du salut ; mais une voix du monde invisible murmura à son oreille : « Homme à la fortune bénie, ne crois pas que cet acte de piété soit pour Dieu une offrande de quelque valeur : la bienfaisance qui soulage les cœurs blessés vaut mieux que mille prosternations à chaque station de la route. »

La femme d'un pauvre officier de l'empereur de Chine disait à son mari : « Va, mon ami, et procure-toi notre subsistance ; obtiens pour nous quelques mets de la table royale : tes enfants attendent avec impatience. » Cet homme répondit : « les cuisines sont éteintes aujourd'hui, car le roi a déclaré hier soir qu'il jeûnerait. » La pauvre femme baissa la tête avec désespoir et se dit en son cœur ulcéré de douleur : « Quels mérites le roi attache-t-il à ce jeûne? ne sait-il pas que son déjeuner est une fête (un baïram) pour les petits enfants? Un gai viveur qui répand l'aisance autour de lui l'emporte sur le dévot égoïste qui jeûne toute l'année. Le jeûne est méritoire pour qui distribue sa collation aux indigents ; sinon, est-ce une mortification que de se permettre (le soir) le repas qu'on s'est refusé (pendant le jour) ? L'ascète ignorant, égaré par une dévotion chimérique, finit par confondre la foi et l'infidélité. L'eau et le miroir sont limpides tous deux. ; mais il faut distinguer entre la pureté de l'un et de l'autre.

Le prisonnier volontaire.

Un homme d'une âme généreuse, mais peu favorisé de la fortune ne pouvait vivre au gré de ses inclinations libérales. — Pourquoi faut-il que l'avarice soit comblée des dons de la fortune et que la pauvreté accompagne trop souvent la noblesse d'âme ! Pourquoi les cœurs haut placés peuvent-ils rarement réaliser leurs aspirations : tel le torrent impétueux glisse sans s'arrêter sur les sommets qu'il arrose ! — Faute de mesurer ses largesses sur ses ressources, cet homme était devenu pauvre. Un jour, il reçut ces deux mots qu'un individu lui adressait : « Cœur noble et bienfaisant, daigne m'assister de quelque argent, car je suis depuis longtemps en prison. » Cet homme excellent pour qui tout l'or du monde était sans valeur ne possédait pas alors une obole, il adressa le message suivant aux créanciers du prisonnier: « Nobles et honorés Seigneurs, rendez pour un temps la liberté à votre débiteur et, s'il s'enfuit, c'est moi qui lui servirai de caution. » Cela fait, il courut à la prison. « Lève-toi, dit-il au détenu, et sans tarder, fuis loin de cette ville. » L'oiseau qui trouve sa cage ouverte n'y demeure pas davantage, notre homme s'envola comme la brise du matin, que dis-je ! il disparut plus rapide que l'aquilon. On arrêta son garant avec sommation de rendre le prisonnier ou l'argent. L'oiseau envolé ne reprend pas le chemin de la cage, l'homme dévoué prit, il le fallait bien, le chemin de la prison ; il y séjourna longtemps sans écrire le moindre placet, sans proférer la moindre plainte. Depuis longtemps il avait perdu le sommeil, lorsqu'un dévot passa par là et lui dit : « Tu n'as pas la mine d'un débiteur malhonnête : quel accident t'a-t-il donc privé de ta liberté ? — Bienveillant étranger, répondit le prisonnier, je n'ai en effet escroqué l'argent de qui que ce soit : mais j'ai trouvé ici un pauvre homme meurtri par ses chaînes et je n'ai pu lui rendre la liberté qu'en sacrifiant la mienne. Comment goûter une heure de repos quand ce malheureux gémissait dans les fers? » — Il mourut enfin et laissa un souvenir vénéré. Oh ! la noble vie que celle que les bénédictions couronnent! La mort et l'immortalité de la vertu valent mieux que la vie et la vaine science dans un cœur desséché. Le cœur vivifié par la charité est hors des atteintes de la mort et qu'importe que le corps cesse de vivre, si le cœur est impérissable !

La bienfaisance exercée envers les plus humbles.

Quelqu'un trouva dans le désert un chien mourant de soif et prêt à rendre le dernier soupir. Sans hésiter, cet homme de bien, se servant de son bonnet comme d'un seau, l'attacha à son turban enroulé en guise de corde, puis retroussant ses manches, (il puisa de l'eau et) fit boire la pauvre bête. Le Prophète, rappelant plus tard ce trait de bonté, déclara qu'il avait valu à son auteur la rémission de tous ses péchés de la part du souverain juge. — Homme dont la conscience est chargée de fautes, fais un retour sur toi-même, sois honnête et charitable. Le bien fait à un chien n'a pas été perdu, comment un service rendu à l'homme resterait-il sans récompense ? Sois bon et dévoué autant qu'il dépend de toi, imite Dieu qui ne refuse ses dons à aucune de ses créatures. L'or que le riche tire par quintaux de ses coffres n'a pas le mérite de l'obole donnée par l'artisan. Chacun mesure le fardeau à ses forces; une patte de sauterelle est lourde pour la fourmi (14).

O toi que la fortune favorise, sois humain et indulgent afin que Dieu ne te traite pas avec sévérité. L'homme secourable, s'il succombe un jour, ne demeure pas longtemps dans les liens du malheur. Garde-toi de condamner ton esclave à un châtiment cruel ; il peut devenir maître à son tour. Si bien affermi que tu sois dans tes dignités et ton pouvoir, n'opprime pas l'homme pauvre et méprisé ; il se peut qu'il arrive aux honneurs, comme le pion qui d'un coup prend la (case de la) reine. Les gens accessibles aux conseils de la sagesse ne jettent pas dans les cœurs la semence de la haine, et c'est faire tort à sa propre récolte que de repousser inhumainement les glaneurs. N'est-il pas à craindre que Dieu faisant passer ta fortune aux pauvres n'y substitue pour toi les maux dont ces derniers étaient accablés? Combien de riches sont tombés misérablement ! que de fois la fortune a relevé ceux qu'elle avait renversés ! Evite donc d'affliger ceux à qui tu commandes, de peur de tomber, toi aussi, sous leur domination.

Vicissitudes du sort.

Un pauvre faisait tristement le récit de ses souffrances à un homme impitoyable autant que riche; non-seulement celui-ci lui refusa l'aumône d'un dinar, ni même d'une obole, mais il se répandit en invectives violentes. Le mendiant dont ces injures déchiraient le cœur releva la tête et dit avec tristesse : « Chose étrange ! pourquoi tant de fierté chez les riches ? Ne craignent-ils pas de connaître un jour les amertumes de la mendicité ? » Le mauvais riche eut l'imprudence d'ordonner à son esclave de chasser brutalement cet homme ; il ne tarda pas à expier son ingratitude envers Dieu : la prospérité s'éloigna de lui, sa fortune s'écroula subitement et Mercure traça en lettres noires sa destinée (15). Privé de tous ses biens par un coup du sort, dépouillé de tout et couvert de la poussière de l'indigence que l'adversité répandait sur sa tête, il partit, les mains et les poches vides, comme un escamoteur. Il végétait depuis longtemps dans cette misère atroce, lorsque son (ancien) esclave fut acheté par un homme généreux dont le cœur et les mains étaient riches de bienfaits, un homme que la vue d'une infortune à soulager réjouissait comme l'aumône réjouit le pauvre. Un soir, un pauvre hère qui se traînait avec peine se présenta à sa porte et mendia un morceau de pain. Le sage dit à son esclave de satisfaire cette prière : au moment où il apportait au mendiant un mets pris sur la table du maître, le serviteur poussa un cri d'effroi et revint tout ému et en pleurs. « Quel accident cause ta douleur? » lui demanda son maître. Il répondit : « La vue de cette misère navrante m'a profondément remué : apprenez que j'ai été autrefois au service de cet homme ; il possédait alors des terres et une immense fortune, et le voilà faible et privé de tout, qui se traîne en tendant la main de porte en porte! » Le maître sourit et ajouta: « Il n'y a point là d'injustice du sort; les coups de la destinée ne frappent jamais arbitrairement. Cet homme est le marchand arrogant qui levait orgueilleusement la tête et je suis, moi, le pauvre qu'il chassa un jour de sa demeure. La fortune capricieuse lui a donné ma place, tandis que le ciel jetait sur moi un regard bienveillant et essuyait la poussière de pauvreté qui assombrissait mon visage. Si Dieu, dans sa justice, ferme une porte, sa clémence en ouvre une autre aussitôt ; (16) il comble de faveurs le pauvre qui manque de tout et renverse le riche gorgé de biens. »

La fourmi.

Ecoute ce beau trait de la vie des saints et que le ciel te permette de marcher sur leurs traces ! Schibli (17) portait au village un sac de froment qu'il avait acheté au marchand de grains ; il trouva dans le blé une fourmi qui courait çà et là éperdue. La pitié l'empêcha de dormir cette nuit-là et il se hâta de reporter l'insecte à sa première demeure, en se disant qu'il serait cruel de l'en tenir éloignée. — Console, toi aussi, les cœurs affligés, si tu veux obtenir les consolations de la fortune. Qu'elles sont belles ces paroles de l'illustre Firdausi (que la clémence divine descende sur sa tombe !) « Ne tourmente pas la fourmi qui charrie son grain de blé, car elle vit, et la vie est chose douce. » (18) Il n'y a qu'un cœur inhumain et noir qui puisse nuire à une fourmi; ne fais pas peser lourde ment ta main sur la tête des faibles, dans la crainte que l'injustice ne t'écrase aussi comme une fourmi. La bougie a été sans pitié pour le papillon, vois comme elle se consume en jetant ses feux sur l'assemblée. Beaucoup sont plus faibles que toi, j'en conviens, mais beaucoup aussi te sont supérieurs par leur puissance. — Sois généreux, ô mon fils; on captive la bête féroce par des chaînes de fer et l'homme par des bienfaits. Retiens ton ennemi dans les liens de la reconnaissance, ces liens que l'épée ne peut trancher; vaincu par ta généreuse bonté, il renoncera à ses projets de vengeance. Mauvaise graine ne peut donner de bons fruits. L'ami qui a à se plaindre de toi s'enfuit avec horreur (littéralement : ne peut plus te voir en peinture) ; mais, au contraire, un ennemi à qui tu rends service finit par devenir ton ami dévoué.

La brebis.

Je rencontrai un jeune homme qui courait sur la route suivi d'une brebis. Je lui dis : « Si cette bête suit tes pas, c'est qu'une corde la retient. » A ces mots, il lui ôta son collier et sa laisse; la brebis gambada de droite et de gauche, puis elle reprit sa course derrière celui dont elle avait coutume de recevoir l'orge et l'herbe tendre. Après avoir joué un moment avec elle, le jouvenceau revint et me dit : « — L'éléphant dans le paroxysme de sa fureur respecte encore le cornac qui le traite doucement. Ami, fais du bien aux méchants eux-mêmes ; le chien qui a mangé ton pain garde fidèlement ta demeure ; l'once ne sait plus déchirer de ses dents celui dont elle a léché le fromage pendant deux jours (19). »

Le renard mutilé et le derviche

Certain dévot vit un renard sans pattes et se prit à douter de la perfection des œuvres de Dieu. « Comment, disait-il, ce malheureux animal peut-il vivre ? Avec des membres ainsi mutilés, d'où tire-t-il sa nourriture ? » Le derviche était perdu dans ses réflexions, lorsqu'un lion survint tenant dans ses griffes un chacal; il se mit à dévorer ce gibier, et des débris de son festin le renard se rassasia amplement. Le lendemain encore, par une circonstance analogue, il reçut sa subsistance de Celui qui nourrit le monde entier. La vérité brilla alors aux yeux du saint homme : plein de confiance en la bonté divine, il résolut de vivre dans la retraite comme la fourmi, puisque les lions ne doivent pas leur nourriture à leur propre vigueur (mais à la Providence, allusion au Coran, xi, 8). Notre homme vécut longtemps dans la méditation, ne doutant pas qu'il recevrait sa subsistance du monde invisible. Mais personne, ami ou étranger, ne prit souci de lui ; il n'eut bientôt plus que la peau et les os et devint maigre et décharné comme une harpe. Dans cet état de faiblesse extrême, il allait perdre la patience et la raison, lorsqu'une voix sortant de l'oratoire (mihrâb) lui fit entendre ces paroles : « Dévot hypocrite, vis comme un lion carnassier plutôt que de céder au découragement comme un renard infirme. Prends exemple sur le lion et nourris les autres du produit de ta chasse, au lieu de vivre comme le renard des restes qu'on t'abandonne. Eût-il la vigueur du lion, l'homme qui se laisse tomber comme un renard débile est inférieur au chien lui-même. Gagne ta subsistance et partage-la avec d'autres, au lieu de ramasser les miettes de la table d'autrui. Vis aussi longtemps que tu le pourras du travail de tes mains; tes efforts pèseront un jour dans le plateau de la balance. A l'exemple des âmes viriles, que la peine soit pour toi et le plaisir pour les autres ; laisse au mignon la honte de vivre aux dépens d'autrui. Tu es encore jeune et vigoureux, prête le secours de ton bras aux vieillards infirmes, mais ne tombe pas à genoux en implorant du secours. Dieu a des trésors de bonté pour celui qui est bon envers ses créatures; l'homme intelligent et sage est bienfaisant; la générosité ne loge pas dans un cerveau étroit. Le bonheur dans ce monde et dans l'autre est le partage de celui qui assure le bonheur des serviteurs de Dieu. N'oublie pas ce que disait un chamelier à son fils dans le désert de Kîsch (20) : « Enfant, va chercher ta nourriture à la table des hôtes généreux; ils ne consentent pas à dîner sans convives. »

Le dévot avare.

J'avais entendu dire qu'un homme de noble origine, instruit et avancé dans la voie spirituelle, vivait aux confins du pays de Roum (Asie mineure). Je me joignis à quelques adeptes, voyageurs (variante : mendiants, derviches) intrépides, et nous nous rendîmes chez cet homme de bien. Il nous reçut avec force démonstrations d'amitié, nous mit à la place d'honneur et s'assit à côté de nous. Il y avait là beaucoup d'or, de vastes domaines, des esclaves, un mobilier somptueux, mais le maître avait un cœur sec, l'arbre était sans fruit ; l'hôte était ardent en témoignages d'amitié, mais le foyer (de sa cuisine) restait froid. — Il passa toute la nuit en oraisons et nous la passâmes, nous, le ventre creux. A l'aube du jour, il témoigna le même zèle, nous ouvrit sa porte et s'informa de nos nouvelles avec le même empressement aimable. Un de nos compagnons de voyage, homme d'esprit et de belle humeur, lui dit alors : « Donne-moi, si tu veux, un baiser, mais que ce soit en jeu de mots (21); le pauvre préfère aliments à compliments. Au lieu de toucher ma pantoufle avec tant de déférence, lance-moi la tienne à la tête, mais procure-moi de quoi manger. » — Ceux-là sont les plus avancés sur la route de la connaissance (c'est-à-dire du soufisme) qui pratiquent le bien, et non pas ces hommes au cœur desséché qui passent la nuit en prières. Ces derniers ressemblent pour moi au Tartare veilleur de nuit, les yeux sont entrouverts et le cœur comme engourdi. Générosité et bienfaisance, voilà ce qui fait la sainteté, et non pas des oraisons creuses comme le tambour. Au jour de la résurrection, le ciel ouvrira ses portes aux hommes qui recherchent le sens idéal sans se préoccuper des apparences : l'idée seule donne aux mots leur réalité, et de vains discours ne sont qu'un appui fragile.

Traits de générosité de Hatam Tayi (22).

On raconte que Hatam avait parmi ses troupeaux un cheval au pelage noir de fumée, un noir coursier rapide comme le vent ; sa voix avait le retentissement du tonnerre, et son agilité défiait l'éclair. Lorsque, dans sa course impétueuse, il faisait jaillir les cailloux de la montagne et de la plaine, on aurait dit un nuage de printemps chassé par l'aquilon. Il franchissait l'espace comme un torrent débordé et laissait loin derrière lui le vent et des flots de poussière ; il glissait sur la plaine comme le vaisseau sur l'onde et fatiguait l'aigle qui planait au-dessus de lui dans la nue. Le renom de Hatam se répandant par le mondé était arrivé chez le roi de Roum. Ce prince dit, un jour, à son conseiller : « Belle chose en vérité qu'une renommée que rien ne justifie ! Je veux demander à Hatam qu'il me donne son fameux cheval de race: s'il est assez généreux pour y consentir, je croirai à cette, réputation de générosité ; s'il refuse, je saurai qu'elle n'est qu'un bruit sonore et creux comme le tambour. » Il envoya donc dans la tribu de Tay un messager intelligent avec une escorte de dix hommes. — Sur la terre encore engourdie les nuages répandaient leurs larmes, avant que l'haleine du zéphyr printanier ne lui rendît la vie. L'envoyé arriva au campement de Hatam et s'y reposa comme le voyageur altéré se repose sur les bords du Zendéroud (23). Hatam fit dresser la table et ordonna de tuer un cheval ; il prodigua à son hôte l'or et le sucre. La nuit se passa ainsi : le lendemain, le messager fit connaître sa mission ; tandis qu'il parlait, Hatam, hagard et comme un homme ivre se mordait les poings avec rage : « Noble et sage mobed, lui dit-il, que ne m'as-tu fait part de ton message un moment plus tôt: ce coursier rapide, ce rival de Douldoul (voir ci-dessus note 11), je l'ai égorgé hier soir pour l'offrir à ta table. Dans cette saison de pluie et de torrents il ne m'était pas possible d'aller jusqu'aux pâturages : je n'avais que ce cheval dans ma demeure, c'était là ma seule ressource. La générosité et mes traditions de famille me défendaient de laisser un hôte passer la nuit en proie aux souffrances de la faim. Pourvu que mon nom se répande dans le monde, que m'importe de perdre un cheval renommé ! » Ce disant, il donna encore à son hôte de l'or, des vêtements de prix, des équipages, car la bonté est une qualité innée et que rien ne peut faire acquérir. Le roi de Roum fut informé de la générosité de l'arabe tayite et il combla ce grand cœur de louanges et de bénédictions. — Mais ce trait de la vie de Hatam n'est pas le seul ; écoute un récit encore plus digne d'admiration.

Je ne sais qui m'a raconté l'histoire que voici. Il y avait dans le Yémen (Arabie méridionale) un roi qui l'emportait sur les plus grands et n'avait point son pareil en générosité. On pouvait l'appeler nuage bienfaisant, puisque sa main répandait une pluie d'or. Mais sitôt qu'on prononçait devant lui le nom de Hatam, son visage devenait soucieux et sombre. « Jusques à quand, s'écriait-il, parlera-t-on de ce fanfaron qui n'a ni couronne, ni pouvoir, ni trésor? » — Le roi donna, un jour, un festin d'une magnificence toute royale et il combla de faveurs ses convives (24). On vint à parler de Hatam et quelqu'un accompagna ce nom de magnifiques éloges. La flamme de la jalousie et delà haine s'alluma dans le cœur du roi et il chargea un de ses officiers de le délivrer de Hatam. « Tant que cet homme vivra, disait-il, je serai privé de louanges. » — Le messager funeste se rendit chez les Bènou Tay, avec mission de tuer le généreux arabe. Il vit venir au-devant de lui un homme dont le visage reflétait la bonté, l'intelligence, la vertu. Cet homme emmena l'étranger et lui offrit l'hospitalité pour la nuit ; il le reçut avec considération, s'empressa à son service avec force excuses ; en un mot, il sut gagner ce cœur que la cruauté dominait. Le lendemain matin, il se prosterna devant son hôte et lui baisant les mains et les pieds, le supplia de demeurer encore quelques jours auprès de lui. « Je ne puis m'arrêter plus longtemps, répondit le messager, il me reste un devoir important à remplir. — Si tu veux bien me le faire connaître, reprit l'hôte, je m'y emploierai avec le zèle et le dévouement d'un ami. — Prête-moi donc l'oreille, continua l'étranger, je sais que la discrétion s'allie à la noblesse d'âme. Tu connais sans doute dans ce pays un certain Hatam, homme sage et bienfaisant ; le roi du Yémen m'a demandé sa tête. J'ignore, quant à moi, la cause de leur inimitié; mais consens à m'indiquer où je trouverai cet homme, c'est le seul service que j'attends de ta bienveillance. » A ces mots le généreux arabe répondit en souriant : « Je suis Hatam, voici ma tête, fais-la tomber sous ton glaive. Je ne veux pas que, lorsque l'aurore blanchira le ciel, tu sois exposé à une déception ou à la fureur (la vengeance) de ma famille. » Emu de l'abnégation avec laquelle Hatam offrait sa vie en sacrifice, l'envoyé poussa un cri et se jeta la face contre terre ; puis se relevant et baisant tour à tour les pieds et les mains de son hôte, il jeta son sabre et son carquois, appuya ses mains sur sa poitrine comme les gens en détresse et s'écria : « Si j'effleurais ton corps même avec une rose, je ne mériterais plus le nom d'homme, car je serais plus lâche qu'une femme ! » Puis, pressant encore une fois Hatam sur sa poitrine et lui baisant les yeux, il reprit le chemin du Yémen. Le roi lut aussitôt sur le visage de son émissaire qu'il n'avait pas accompli sa mission. « Eh bien, lui demanda-t-il, quelle nouvelle apportes-tu ? Pourquoi la tête de Hatam n'est-elle pas attachée aux courroies de ta selle ? Quel guerrier intrépide t'a attaqué et réduit à l'impuissance ? » Le généreux messager se prosterna devant le roi et, après les félicitations d'usage, il répondit : « J'ai vu Hatam : c'est un homme aussi distingué par sa vertu que par la grâce et le sourire de son visage, un homme sage et généreux que j'ai trouvé cent fois supérieur à moi-même. J'ai plié sous la puissance invincible de sa bonté; j'ai été vaincu (litt. tué) par sa bienfaisance et sa grandeur d'âme » ; et il raconta le trait sublime dont il avait été témoin. Le roi loua hautement la tribu de Tay et, donnant à son envoyé une bourse pleine d'or et scellée, il ajouta : a La générosité a posé son sceau sur le nom de Hatam (25) ; il est vraiment digne des louanges qu'on lui décerne et son cœur est à la hauteur de sa réputation. »

La fille de Hatam et le prophète Mohammed.

On raconte que la tribu de Hatam rejeta, du vivant du prophète, les lois de l'islamisme. Le mandataire des promesses et des menaces de Dieu (26) envoya contre les rebelles un corps d'armée qui fit beaucoup de prisonniers. Mohammed donnait l'ordre de livrer ces impurs mécréants au glaive de sa vengeance, lorsqu'une femme s'écria : « Je suis la fille de Hatam et je me réclame de votre chef glorieux ! (puis s'adressant au prophète) : Seigneur, sois généreux pour moi, car mon père était un maître en générosité. »

L'apôtre de Dieu ordonna qu'on la mît en liberté et qu'on fît mourir sans délai les autres prisonniers, mais cette femme, se tournant gémissante vers le bourreau : « Prends aussi ma tête, lui dit-elle, ce serait une lâcheté d'accepter pour moi seule la liberté, quand les miens restent captifs ; » et elle entonna un chant élégiaque en l'honneur de la tribu de Tay. Le prophète entendit sa voix et fit grâce, en sa faveur, à la tribu tout entière en ajoutant : « Bon sang ne peut mentir. »

Autre trait de bienfaisance de Hatam.

Un vieillard se présenta devant la tente de Hatam et demanda dix onces de sucre blanc. La tradition rapporte que le généreux arabe lui fit donner une demi-charge de sucre. Du fond de la tente, sa femme lui cria d'une voix irritée : « Que signifie cela ! dix onces auraient suffi aux besoins de ce pauvre ! » L'illustre tayite entendit ce reproche et répondit en souriant : « Femme, parure de la tribu, il se peut que cet homme ait limité sa demande à ses besoins, mais la générosité de la famille de Tay, qu'en fais-tu? » — Le monde n'a produit qu'un homme aussi bienfaisant que Hatam, c'est Abou Bekr, fils de Saad, ce prince dont les bienfaits arrêtent la prière sur les lèvres du pauvre suppliant. O roi, refuge de tout un peuple, puisse la joie régner dans ton cœur et l'islam prospérer sous ton égide ! Grâce à ta protection, la Perse, cette contrée bénie du ciel, l'emporte sur la Grèce et sur Byzance. Si les Tayites ne pouvaient citer la gloire de Hatam, qui connaîtrait aujourd'hui le nom de leur tribu ? L'histoire bénit le souvenir de cet homme vertueux : Toi, sire, aux éloges de l'histoire, tu ajouteras la récompense des élus. Hatam, en pratiquant le bien, ne recherchait que la bonne renommée, Dieu est le seul but de ton zèle et de tes nobles efforts. Consacre ta puissance à de grandes et utiles actions; elles deviendront immortelles comme les vers de Saadi.

Mansuétude d'un roi.

Un âne s'était laissé choir dans un bourbier et son maître s'abandonnait au désespoir. Que faire dans ce lieu désert, par le froid et la pluie, au milieu des torrents, alors que les voiles de la nuit enveloppaient l'horizon? Jusqu'au matin notre homme se répandit en injures et malédictions ; sa colère n'épargnait personne, ami ou ennemi, pas même le roi de ce pays. Le hasard voulut que le maître de cette vaste contrée passât par là et surprît l'ânier en ce fâcheux état ; il entendit ses propos insensés ; ne pouvant les supporter et n'ayant pas la force d'y répondre, il jeta sur le malheureux un regard chargé de menaces : « En quoi, dit-il, ai-je mérité ton ressentiment? » — « Sire, lui dit-on, que votre glaive fasse justice du coupable, déracinez cette plante impure. » Mais le sultan généreux comprit la détresse de cet homme dont l'âne était tombé dans la boue ; il en eut pitié, lui pardonna et étouffa le courroux que ses injures lui avaient inspiré; bien plus, il lui donna de l'or, un Cheval, une pelisse magnifique. — Quoi de plus beau, que le triomphe de la clémence sur la colère et la haine ! — Quelqu'un dit à l'ânier : « Vieillard imprudent, c'est un miracle que ta vie ait été épargnée. » — « Silence, reprit celui-ci, j'ai cédé à la douleur en proférant ces plaintes, le roi s'est montré digne de lui-même en me récompensant. » — Il est toujours facile de répondre à l'injure par le châtiment. « Seul, le sage répond au mal par le bien. » (Ce vers est en arabe dans le texte).

La guérison de l'Aveugle.

Un riche troublé par les fumées de l'orgueil avait fermé sa porte au nez d'un mendiant. Le malheureux alla s'asseoir piteusement dans un coin et de sourds gémissements sortaient de sa poitrine oppressée. Un aveugle entendit ces plaintes; il voulut en connaître le motif; le pauvre, et ses larmes arrosaient le sol, lui raconta le refus brutal qu'il avait essuyé de la part de ce riche. « Ami, reprit l'aveugle, trêve à ton chagrin ! Viens en mon logis, tu partageras ce soir mon repas. » Et l'entraînant avec une bienveillante insistance, il le conduisit chez lui et ils se mirent à table. Après avoir goûté l'un et l'autre un doux repos, le derviche au cœur brillant (du rayonnement intérieur de l'extase), s'écria : « Que Dieu te rende la lumière ! » Pendant cette nuit, quelques larmes tombèrent des paupières de l'aveugle ; dès l'aurore, le monde apparaissait à ses yeux ranimés. L'aventure s'ébruita par la ville ; on sut qu'un aveugle venait de recouvrer la vue ; le riche égoïste qui avait repoussé le pauvre en fut informé comme les autres. « Homme fortuné, dit-il à l'aveugle, explique-moi comment un tel prodige s'est opéré en toi. Qui donc a rallumé le flambeau dans tes yeux où brille maintenant la lumière ? » — « Homme violent et injuste, répondit celui-ci, le véritable aveugle c'est toi, toi qui, dans ton insouciance, as négligé le Houmâ pour la chouette (27). Tu veux savoir qui a rouvert mes yeux fermés à la clarté du jour ? C'est le derviche à qui tu as fermé ta porte. Si tu baises la poussière des pieds de ceux que Dieu a élus, j'en atteste leur sainteté, tu seras éclairé par le rayon d'en haut. Cette poussière est un collyre infaillible dont la vertu est ignorée des cœurs que la vue intérieure n'illumine pas. » Le riche écouta ces reproches avec confusion et se mordant les doigts : « Hélas ! dit-il, le faucon que je poursuivais est tombé dans ton filet ; le bonheur qui semblait m'appartenir a été ton partagé. » — L'homme, avide comme le rat aux dents aiguës, peut-il espérer la capture du faucon blanc ? (28).

Conseils et apologues.

Toi qui recherches les amis de Dieu (les Soufis), ne néglige aucune occasion de te dévouer pour eux. Donne leur pâture au passereau, à la perdrix, au pigeon, le Houmâ peut tomber un jour dans tes lacets. A force de lancer tes flèches de tout côté, tu atteindras enfin ta proie. Parmi tant de coquilles, une seule renferme la perle, sur cent flèches, une seule frappe, le but.

Un enfant s'était égaré loin de la caravane. Son père le chercha pendant toute la nuit ; il interrogea chaque tente du campement, courut de tout côté et retrouva enfin, au milieu des ténèbres, cette lumière de son cœur. Lorsqu'il rejoignit les gens de la caravane, j'entendis ces paroles qu'il adressait au chamelier : « Sais-tu comment j'ai retrouvé mon enfant chéri ? Toutes les fois que je rencontrais quelqu'un, je disais : le voilà ! » — Si les initiés cherchent sans relâche dans la foule, c'est qu'ils espèrent trouver enfin un homme. Ils supportent les plus dures épreuves afin de rencontrer un cœur; pour obtenir la rose, ils se laissent déchirer par le buisson.

Un soir, au campement, un rubis se détacha du diadème d'un jeune prince et roula sur le sol rocailleux. « Comment, dit le roi à son fils, comment, au milieu des ténèbres, distinguer une pierre précieuse d'un caillou? Mon enfant, examine attentivement chaque pierre, le bijou que tu cherches ne peut être ailleurs. » — C'est ainsi que, perdus dans la foule ignorante, les cœurs possédés de la sainte folie de l'amour ressemblent à des rubis épars au milieu des pierres. Puisque ces nobles et pures âmes sont mêlées, au vulgaire, si tu veux obtenir les douceurs de leur intimité, subis courageusement les outrages d'un peuple grossier. Vois l'amant que l'amour enivre : il affronte hardiment la haine de ses ennemis ; au lieu de lacérer sa tunique comme la rose déchirée par les épines, semblable à la grenade entr'ouverte, il sourit et son cœur est ensanglanté (29). Pour l'amour d'un seul, supporte la haine de tous; pour cet objet unique souffre tout de la part du monde. Si les humbles disciples de l'amour sont exposés aux dédains, aux affronts, s'ils n'obtiennent pas l'approbation des hommes, que leur importe ? n'ont-ils pas celle de Dieu ? Tel homme que tu méprises, sais-tu s'il n'est pas déjà marqué du sceau de la sainteté ? La porte de la science (dans le sens des mystiques), s'ouvre toute grande à ceux qui voient se fermer devant eux les autres portes ; beaucoup de ces disgraciés que la vie abreuve d'amertume, entreront glorieusement au séjour des élus. Si tu es prévoyant, va saluer le prince héritier au fond de l'appartement où il est encore retenu; il sortira un jour de sa prison et, devenu grand, il t'associera à sa grandeur. Ne brûle pas la tige du rosier en automne, si tu veux jouir des roses au printemps.

Père avare et Fils prodigue.

Un avare s'interdisait toute dépense ; il avait beaucoup d'or et tremblait d'en rien distraire ; il ne savait ni lui demander des jouissances, ni l'employer en aumônes utiles à son salut. Nuit et jour, il était le prisonnier des écus que ses mains sordides enfermaient dans leur prison. Un jour, son fils se mit en embuscade et découvrit le lieu où l'avare enfouissait son trésor ; il le déterra, mit une pierre à la place et le gaspilla en folies. L'or ne pouvait rester longtemps en sa possession ; il le prenait d'une main et le dépensait de l'autre. Tandis que le misérable avare ruiné par ce désastre (30) vendait son bonnet, mettait ses chausses en gage et se serrait la gorge entre ses doigts crispés, le fils se délectait aux concerts de la flûte et de la harpe. Après une nuit de gémissements et de larmes, l'avare vit venir son fils qui lui dit, le sourire aux lèvres : « L'or, ô mon père, est fait pour être dépensé, s'il s'agit de l'enfouir, en quoi diffère-t-il des pierres? Il est extrait du sein de la roche pour être distribué aux parents, aux amis, mais tant qu'il reste en des mains sordides, c'est comme s'il gisait encore au fond de la mine. » — Toi qui, ta vie durant, as été égoïste, et cruel pour les tiens, ne te plains pas s'ils souhaitent ardemment ta mort et s'ils attendent, pour jouir de ton héritage, que tu tombes, comme le Tchechmar, (31) d'une hauteur de cinquante coudées. Le riche avare est le talisman placé sur le trésor; par la vertu du talisman qui scintille au-dessus de lui, le trésor demeure intact de longues années; mais que la pierre du destin vienne à briser le charme, aussitôt les héritiers joyeux procèdent au partage. Après avoir, comme la fourmi, charrié et enfoui ton bien, mange-le avant d'être mangé par les fourmis du tombeau. — Les discours de Saadi ne sont qu'apologues et conseils, fais-en ton profit si tu as la prévoyance et le discernement. Tu aurais tort de les repousser et de détourner la tête : seuls ils peuvent te révéler le secret du bonheur.

Dévouement d'un vieillard reconnaissant.

Par l'aumône d'un quart de dirhem (un dang, environ 20 centimes), un homme avait obtenu les bénédictions d'un vieillard. Plus tard, la fatalité le rendit coupable d'un crime et le sultan prononça son arrêt de mort. Déjà les soldats turcs couraient de toute part, déjà la foule curieuse s'amassait dans les rues, aux portes, sur les toits, lorsque le vieux derviche aperçut au milieu du tumulte son bienfaiteur qu'une escorte emmenait. Il fut saisi de pitié en reconnaissant celui qui jadis avait eu pitié de sa misère, et d'une voix éclatante, il cria : « Le roi est mort, son âme pure a quitté ce monde ! » Les bourreaux dont le glaive était déjà levé, entendirent ce cri, ils virent le vieillard serrant ses mains l'une contre l'autre (en signe de deuil). Une clameur confuse s'éleva parmi eux et ils coururent au palais, en se meurtrissant le visage et la poitrine ; ils trouvèrent le roi assis tranquillement sur son trône. Leur prisonnier s'étant échappé, ils s'emparèrent du vieillard et le conduisirent en présence du roi. Ce dernier lui demanda d'une voix courroucée : « Quelle raison avais-tu de souhaiter ma mort, et puisque tu acclamais la pureté de mon âme, pourquoi voulais-tu attirer le malheur sur le peuple (en provoquant l'anarchie et le désordre) ? » Le courageux vieillard répondit : « O roi dont le monde entier est l'esclave, par ce cri menteur « le roi est mort ! » je n'ai pas porté atteinte à ta vie et j'ai sauvé celle d'un infortuné. » Le monarque se sentit ému par cette réponse, et loin d'adresser des reproches au derviche, il lui fit donner une récompense. Quant au condamné, il courait çà et là chancelant et tremblant ; quelqu'un lui demanda par quel moyen il avait sauvé sa vie, le jeune homme lui glissa ces mots à l'oreille : « Homme intelligent, sache que je dois mon salut à un cœur dévoué et à une obole (32). » — Il faut semer pour récolter au jour de la disette ; le plus léger bienfait peut prévenir une lourde disgrâce ; on sait comment le bâton de Moïse a terrassé Oudj le géant (33). — Une des sentences authentiques du prophète est celle-ci : « La bienfaisance est la sauvegarde du malheur. » Et c'est pour cette raison que la haine et la discorde ne peuvent éclater dans l'heureuse contrée où règne Abou Bekr, fils de Saad. Prince, toi les délices du monde, achève la conquête de ce monde afin d'en assurer la félicité. Il n'y a pas d'opprimés sous ton règne, et la rose elle-même ne craint plus les atteintes de l'épine. Tu es l'ombre bienfaisante de Dieu sur la terre et Dieu, dans sa clémence, t'a donné au genre humain, comme jadis il lui donna le prophète. Si ton mérite (kadr) n'est pas universellement reconnu, qu'importe après tout ? Est-ce que la nuit de kadr est appréciée à sa juste valeur (34) ?

La Treille.

Quelqu'un vit en songe les plaines du jugement dernier. Sous la flamme ardente du soleil, la terre bouillonnait, comme l'airain en fusion, les cervelles humaines semblaient se fondre et une clameur immense s'élevait jusqu'au ciel. Cependant un homme se reposait à l'ombre, vêtu de la robe brillante des élus. Le dormeur lui demanda : « O toi qui étais l'ornement de nos assemblées, qui a donc intercédé en ta faveur pendant cet appel redoutable ? » Le bienheureux répondit : « J'avais devant ma maison une treille à l'ombre de laquelle un pieux soufi se reposa un moment ; c'est ce saint personnage qui, dans ce jour de désolation, a imploré pour moi le Souverain juge en ces termes : Seigneur, pardonne à cet homme à qui j'ai dû jadis une heure de repos. »

Mais que dis-je ? en rappelant ce récit mystérieux, je rends encore hommage au maître de Chiraz. Tout un peuple s'abrite sous son ombre tutélaire et prend place au banquet de sa bienfaisance. Les hommes généreux ressemblent aux arbres fruitiers, les autres ne sont que du bois à brûler ; la hache frappe le tronc noueux de ceux-ci et respecte l'arbre plein de promesses. Arbre bienfaisant (le poète s'adresse de nouveau à Abou Bekr), puisses-tu vivre longtemps, toi qui répands l'ombre et qui donnes les fruits !

La générosité, cette vertu que j'ai tant de fois chantée, ne se doit pas exercer envers tous. Il faut anéantir le méchant, corps et biens, il faut arracher les ailes à l'oiseau de proie. Pourquoi fournir des armes au rebelle qui s'insurge contre son maître? (35) Déracine le buisson qui ne donne que des broussailles et soigne l'arbre qui promet des fruits. Place au premier rang le ministre dont l'orgueil ne pèse pas lourdement sur le peuple mais sois sans pitié pour les méchants ; leur faire grâce, c'est punir les autres hommes. Il faut éteindre la torche qui menace d'incendier le monde ; mieux vaut le supplice d'un seul que le malheur de tous. Le prince qui pardonne aux voleurs est aussi coupable que s'il attaquait lui-même la caravane. Point de pitié pour les prévaricateurs ; opposer la force à la violence est une règle de justice.

Les Guêpes.

Un homme voyait avec inquiétude des guêpes faire leur nid sous le toit de sa maison. Sa femme lui dit : « De quoi t'inquiètes-tu ? Ne les chasse pas, que deviendraient-elles les pauvrettes loin du nid ? » Le brave homme s'en alla à ses affaires. Un beau jour, la femme fut piquée par les guêpes ; comme elle courait gémissante, affolée, sur le toit, à la porte et dans la rue, son mari lui dit à son tour : « Pourquoi, ma chère, cette mine désolée? Ne m'as-tu pas recommandé l'autre jour de ne pas nuire à ces guêpes ? » — La tolérance qu'on témoigne aux méchants est un encouragement qu'on leur accorde. C'est avec le glaive qu'il faut couper court aux projets sinistres d'un cœur criminel. Le chien mérite-t-il qu'on dresse pour lui la table ? jette-lui un os, c'est bien assez. Judicieuse est cette sentence du vieux dihkan : « Au cheval qui rue il faut une lourde charge. » Si l'archer de police se montre faible et indulgent, la crainte des voleurs trouble le repos des nuits. Sur le champ de bataille un bois de lance vaut plus que mille cannes à sucre. La générosité n'est pas faite pour tous les hommes indistinctement ; les uns méritent de l'or, les autres la mort. Le chat que tu caresses emportera la colombe ; le loup que tu nourris dévorera Joseph. Ne bâtis pas une haute maison sur des fondements, peu solides, ou prends garde à l'effondrement. Bahram, le roi chasseur, lorsqu'il fut jeté à terre par son alezan fougueux avait raison de dire : « Je choisirai désormais dans le haras un cheval que je puisse maîtriser s'il s'emporte. » — Ami, profite des basses eaux pour endiguer la rivière (36), pendant la crue ce serait peine perdue. Le loup rusé vient-il à tomber dans le piège, tue-le ou c'en est fait du troupeau. Ne demande pas un acte d'adoration à Iblis (le diable, allusion au Coran, ii, 32), ni une bonne pensée à une nature perverse. Ne laisse pas au méchant l'occasion et le pouvoir de nuire ; aux rebelles il faut un cachot, aux dives une prison de verre (37). Ne cherche pas à tuer le serpent à coups de bâton; quand tu le tiens sous une pierre, écrase-lui la tête. Si un agent a commis des rapines, il faut que le fer tranche sa main coupable ; un ministre qui viole la justice et les lois t'entraîne au fond des enfers et te damne avec lui. Ne compte pas sur cet homme injuste pour gouverner le royaume, et ne lui donne plus le nom de ministre (mudebbir), son vrai nom est sinistre (mudbir). Heureux qui conforme sa conduite aux conseils de Saadi : prospérité du royaume, prudence, sagesse politique, tout est dans ses discours. 

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NOTES ET VARIANTES DU CHAPITRE II

(1) Littéralement « de mon dos. » Ce singulier proverbe, qu'on retrouve sous une forme tout aussi triviale en arabe et en turc, revient à dire qu'on fait toujours mieux ses affaires soi-même. Ne compte que sur tes propres efforts, sur les mérites de tes œuvres pendant cette vie, pour gagner les félicités de la vie future, tel est le sens que Saadi paraît attacher à la citation de ce vulgaire dicton. Cf. Proverbes ottomans, publiés par Ahmed Véfyk Pacha sous le titre d’Atalar Seufeu, « Dictons de nos pères, » p. 115.

(2) Non pas dans la crainte d'attirer le malheur sur ton enfant, comme paraît l'entendre S. de Sacy, Pend-nameh, note, p. 205, mais afin de ne pas déchirer le cœur de l'orphelin, en lui rappelant qu'il est privé des caresses paternelles. Telle est aussi l'opinion de M. Defrémery, qui cite ces vers charmants dans la préface de sa traduction du Gulistân, p. vii. Il y a ainsi dans les deux chefs-d'œuvre de notre poète un certain nombre de pensées dont l'érudition la plus exercée ne peut donner l'explication : c'est avec le cœur qu'il faut les comprendre et les traduire.

(3) G. prend le mot sadr dans son acception usuelle et traduit « le chef de Khodjend » ; S. prétend au con traire et avec plus de vraisemblance qu'il s'agit d'un soufi célèbre, Sadr eddîn, originaire de la ville de Khodjend, située sur les bords du Syr-Déria, à l'orient et à dix journées de Samarcande. Cf. Mo'djem s. v.; Itinéraires de l'Asie centrale, p. 201. Je n'ai pas réussi à trouver la légende de ce santon dans les biographies des Souris (Nefahat el-ouns) rédigées par Djâmi.

(4)  C'est-à-dire la formule « au nom du Dieu clément et miséricordieux. » On lit dans le Droit musulman à l'usage des Chiites, publié par M. Querry, t. II, p. 246 : « Il est bien de prononcer l'invocation au commencement du repas, et de réciter une action de grâces après avoir terminé.... Cependant il suffit d'invoquer le nom de Dieu au commencement et à la fin du repas. »

(5)  Il n'est pas facile de suivre la pensée du poète dans la moralité qu'il tire de son anecdote sur Abraham, et ici, comme dans quelques autres passages, il s'abandonne à son imagination sans trop de souci de ses prémisses. D'après le commentaire turc, Saadi s'adresse à son protecteur l'Atabek de Chiraz, et lui recommande d'exercer la générosité même envers les savants les moins désintéressés : ceux-ci, il est vrai, ignorent la valeur de la science (religieuse) dont ils trafiquent, mais leur bienfaiteur amasse pour son propre compte les mérites qu'ils ne savent pas acquérir.

(6)  En d'autres termes, il ne sait pas le moindre mot du livre saint qui, parmi tant d'utiles préceptes, recommande la patience et la douceur à l'égard des débiteurs. L'élif est la première lettre de l'alphabet arabe. Il est possible qu'il y ait un jeu de mots sur l'expression arabe la iounsarif, qui signifie à la fois « indéclinable » et « il ne s'en va pas ; » le sens serait dans ce cas : « ce créancier ne me quitte jamais, il s'attache à ma piste. » Les plaisanteries tirées de la technologie grammaticale sont fréquentes chez les écrivains orientaux; on en trouve un exemple ingénieux dans le Gulistân, p. 241, et Colliers d'or, p. 83.

(7)  S. prétend qu'il s'agit d'un célèbre joueur d'échecs; mais il ne cite pas de preuves à l'appui, et je n'ai trouvé aucune mention de ce personnage dans les auteurs orientaux, non plus que dans le traité spécial du jeu d'échecs, publié par M. Bland. N'est-il pas plus naturel de croire que le poète fait allusion au fameux Abou Zeïd de Saroudj, le Gil Blas des Musulmans, le héros des Séances de Hariri, et que l'expression « rendre cavalier et dame « ne signifie ici que l'emporter (par la ruse), être supérieur à un adversaire, ou comme nous le disons en français, « rendre des points » ?

(8) Le danger d'être exposé à la médisance et aux reproches, comme le dit le commentaire turc qui cite à ce propos l'adage attribué à Mahomet : « El-ihsan iaktà’ el-lissan, la bienfaisance rend la langue (de l'envieux) muette. »

(9) C'est le nom du mauvais génie qui, d'après les légendes musulmanes, déroba à Salomon pendant quelques temps son anneau et son pouvoir sur toutes les créatures. Cf. Ibn el-Athir t. I, p. 166 et suiv.; Tabari, I, p. 351, qui lui donne le nom de Dhadjar; voir aussi Reinaud, Monuments musulmans, t. I, p. 165. — Dans les vers suivants, il y a une allusion à la guerre que fit le roi Keï-Kaous contre les dives ou magiciens du Mazandéran, et aussi à la septième aventure de Roustem, qui tua le dive blanc après une lutte furieuse. Livre des rois, t. I, p. 424.

(10) Mot à mot « pour dorer le mur du paradis. » Les vers qui suivent présentent d'assez nombreuses variantes, et G. les considère avec raison comme douteux.

(11) Sur ce docteur musulman qui figure parmi les soufis les plus vénérés, voir ce qui est dit dans notre introduction. Ce vers du Boustân est, je crois, la seule autorité sur laquelle les biographes et, en particulier Djami, fondent leur récit relatif aux rapports de Saadi avec le Scheik en question.

(12) Le bakkal, en Orient, vend ordinairement des légumes, des fruits et du beurre ; mais on voit par ce passage qu'il exerçait aussi, en Perse du moins, la profession de boulanger. Ce mot ayant perdu cette dernière signification, les copies modernes et l'édition T. le remplacent par khabbâz « boulanger. »

(13) C'est ainsi qu'il faut prononcer au lieu de la transcription fautive rikat; mais en Perse la prononciation rokèt au pluriel semble avoir prévalu : on désigne ainsi un certain nombre d'inclinations et de prosternations dont le détail est minutieusement donné par D'Ohsson, Tableau de l'Empire ottoman, t. II, p. 82. Les cinq prières obligatoires ne comprennent pas moins de dix-sept rikats ; Cf. Querry, Droit musulman, I, p. 49 et 76. — Le moghaïlan dont il est parlé ensuite est un arbuste épineux de la famille du mimosa; il croît en abondance dans le Hédjaz, et les nomades remploient comme combustible. Cf. Gulistân, p. 331, note, et Hafez, édit. Brokhaus, I, p. 166.

(14) Cette comparaison se rencontre fréquemment dans la littérature musulmane, aussi bien chez les prosateurs que chez les poètes, et elle a donné lieu à un proverbe turc cité par Véfyk Pacha, Atalar, p. 131. Salomon, au faîte de la grandeur, convoqua les représentants de la création entière : génies, hommes, animaux, tous lui apportèrent des présents ; mais il se déclara plus touché du don d'une patte de sauterelle offerte par la fourmi que des cadeaux les plus magnifiques. Notre auteur dit aussi dans son Gulistân, chap. II : « L'offrande d'un onagre rôti par Bahram aura moins de valeur qu'une patte de sauterelle de la part de la fourmi. »

(15) Mercure ou la planète de ce nom, en arabe 'Outarid, est considéré comme le secrétaire du ciel; c'est lui qui enregistre le sort des mortels sur le livre de la destinée; aussi est-il représenté tenant un cahier sur ses genoux et le roseau à écrire, kalem, à la main. Monuments musulmans, II, p. 381. Niehbur, Voyages, I, p. 129, avec la planche explicative; Kazwîni, Cosmographie, texte, p. 22. — Dans le vers suivant, le sens littéral est : « l'adversité le laissa nu comme une gousse d'ail, elle lui enleva effets et équipages. »

(16) On trouve la même pensée, exprimée presque avec les mêmes termes, dans une ode de Hafez. Divan, éd. Brockhaus, II, p. 203.

(17) Djafar ben Younès, surnommé Schibli ; ce dévot célèbre par son austérité, ses sentences mystiques et ses miracles, était né à Bagdad d'une famille originaire d'Egypte ou, selon d'autres, du Khoraçan : il fut disciple d'un scheik non moins fameux, nommé Djoneïd. D'après Djami (Nefahat, trad. turque, p. 228), Schibli mourut en 334 (945-946 de J.-C), âgé de quatre-vingt-sept ans. On trouve une notice spéciale sur ce personnage dans Ibn Khallikan, trad. de Slane, t. I, p. 511. Cf. le Noudjoum, d'Aboul-Mahasin, III, p. 313. Mo'djem, de Yakout, t. III, p. 256. Dans le Langage des oiseaux, il y a deux anecdotes sur ce saint personnage, nommé à tort Schabili ou Schebli par le traducteur, p. 103.

(18) Ce vers appartient en effet à Firdausi; il se trouve dans le récit du règne de Féridoun ; Cf. texte persan, publié par Vullers, t. I, p. 90; trad. de Mohl, I, p. 120. — Les légendes orientales racontent que Salomon arrêta son cheval et fit faire halte à son armée, pour ne pas fouler aux pieds une fourmilière ; le Coran fait allusion à ce récit, chap. xxvii, vers 18 ; Cf. Tabari, I, p. 457.

(19) Une croyance fort répandue en Orient, et dont on trouve difficilement l'origine, est que l'once a un goût prononcé pour le fromage, et qu'elle en fait sa nourriture habituelle. Cet animal est d'ailleurs susceptible d'éducation ; en Perse on le dresse, comme en Egypte le guépard, à la chasse des gazelles et des antilopes. Saadi répète le même vers dans le Gulistân, p. 287 ; Cf. Pend-nameh, éd. de Sacy, p. 339.

(20) Au lieu de Sahra-i-Kisch, S. et G. lisent babend-i-Kisch, « dans les défilés de Kisch. » Je pense que Saadi écrit ainsi à cause des exigences de la rime, le nom de la ville de Chehri-Sebz désignée autrefois sous le nom de Kesch ; elle est à trois journées de marche à l'est de Boukhara; Tamerlan naquit dans un village des environs. Voir Histoire de l'Asie centrale, par Mir Abdoul Kerim, publiée et traduite par M. C. Schefer. Paris, E. Leroux, 1876, p. 246.

(21) Pour comprendre cette plaisanterie, qui perd tout son sel dans la traduction, il faut savoir que dans l'alphabet arabe les mots touschèh « vivre, nourriture, » et bousèh « baiser, » ne diffèrent que par les points dia critiques a l'aide desquels plusieurs lettres se distinguent les unes des autres. C'est ce qu'on appelle, en rhétorique musulmane, un tas'hif ou jeu d'écriture. Cf. Garcin de Tassy, Rhét. des nations musulmanes, p. 174, et Journal asiatique, février 1853, p. 223. M. Defrémery a traduit aussi cette amusante anecdote dans son introduction du Gulistân, p. xii.

(22) Hatam, de la tribu des Bènou-Tay, personnifie pour les Arabes la générosité poussée quelquefois jusqu'à l'extravagance ; voir plusieurs traits de sa légende dans l'Essai sur l'histoire des Arabes, par C. de Perceval, II, p. 607 et 120. « Jusqu'à la fin des siècles, dit ailleurs notre poète, son nom restera célèbre par sa bonté. » Gulistân, p. 155. Le livre intitulé El-Ykd el-férid, si précieux pour l'histoire anté-islamique, donne de curieux détails sur Hatam, édition de Boulac, t. III, p. 108. La biographie et le divan apocryphe de ce personnage bienfaisant ont été publiés.

(23) Rivière qui passe à Ispahan, arrose plusieurs bourgades au sud-est de cette province, et se jette dans l'Océan Indien après avoir traversé une partie du Ker man. Voir Dict. géogr. de la Perse, p. 285 et 289. La fraîcheur et la limpidité de ses eaux ont été souvent chantées par les poètes persans, à l'égal du Roknâbâd de Chiraz. — L'usage d'offrir des douceurs aux étrangers auxquels on veut faire un accueil distingué existe encore aujourd'hui; aux fêtes du Nôrouz, ou équinoxe du printemps, le schah envoie des pains de sucre aux membres des légations étrangères. (Voy. Polak, das Land und Seine Bewohner, t. I, p. 371).

(24) Le texte dit littéralement a il les caresse comme les cordes d'une harpe; » ce qui fait un jeu de mots intraduisible, provenant du double sens de nevakhten, qui signifie à la fois « jouer d'un instrument » et « flatter avec la main, caresser, a au figuré « traiter avec douceur. »

(25) C'est-à-dire « Hatam est le type, le modèle le plus achevé de la générosité, » comme on dit de Mohammed qu'il est khatem-oul-enbia « le sceau du Prophète, » celui qui a scellé l'ère de la Prophétie. Ici encore, il y a un jeu d'écriture, tas'hif. Voir note 2.

(26) Le récit du poète ou, pour mieux dire, la tradition qu'il a suivie, n'est pas exactement conforme au témoignage des historiens. D'après Ibn el-Athir, t. II, p. 217, ce fut dans la neuvième année de l'hégire que la tribu chrétienne des Bènou-Tay fut soumise par Ali, fils d'Abou-Taleb. Le chroniqueur arabe dit, il est vrai, que le Prophète rendit la liberté à la fille de Hatam, mais il ne parle pas des mesures rigoureuses prises contre cette tribu qui, d'ailleurs, paraît s'être rendue presque sans coup férir. Voir aussi la version plus détaillée du Tabari persan, III, p. 170. Au dire d'Aboulféda, Vie de Mahomet, traduite par N. Desvergers, p. 83, la fille de Hatam se nommait Safana. — L'épithète beschîr o nedhir, donnée ici au Prophète, fait partie des vingt qualifications qui le désignent dans le Coran, notamment sur. vii, 188 et suiv., v. 22 ; elles ont été réunies dans un quatrain persan qui est cité par le commentaire de S., I, p. 457.

(27) C'est-à-dire « toi qui, séduit par les tristes illusions de ce monde, négliges d'acquérir le bonheur éternel en repoussant l'homme inspiré, le guide spirituel duquel tu pourrais l'obtenir. Sur le Houmâ, voir une note précédente; il est impossible de méconnaître, dans le respect superstitieux qui s'attache à cet oiseau merveilleux, un souvenir du ferwer mazdéen, qui n'est lui-même qu'une image altérée de l'épervier dans le culte assyro-égyptien.

(28) Dans ce passage encore, le sens est métaphorique. Par le faucon blanc, comme ci-dessus le Houmâ, il faut entendre le soufi éclairé par les rayons d'en haut, le voyant, dont les prières et les bénédictions attirent les faveurs du ciel sur ses bienfaiteurs. — Le commentaire turc ajoute ce vers certainement apocryphe, qui est donné aussi dans la glose de G. : « N'est-ce pas un miracle manifeste que la vue soit rendue subitement à un aveugle ? »

(29) Le verbe khindiden, « rire ou sourire, a s'emploie aussi en parlant d'un fruit mûr qui s'entrouvre; ce double sens donne à la comparaison une grâce qu'il est bien difficile de lui conserver dans notre langue. — Le mot que j'ai traduit par campement dans le premier vers de l'anecdote est menakh, qui est aussi le nom d'une ville située dans le Turkestan, aux environs de Nakhscheb. — Il faut convenir que les pensées qui terminent le paragraphe sont ici un hors-d'œuvre, et qu'elles trouveraient plutôt leur place dans le chapitre suivant, consacré à l'amour mystique.

(30) Ce vers présente quelque difficulté à cause de la signification assez vague de kem-zèni. Je me suis conformé à l'opinion de S., qui prend l'avare comme sujet de la phrase ; G. ne donne aucune explication sur ce passage qui aurait cependant mérité d'être discuté. — Dans le distique suivant, le poète réunit à dessein le double sens de neï « flûte » et « larynx, »

(31) Voici un nom qui a certainement embarrassé les copistes, et, selon leur coutume, ils l'ont remplacé par une leçon plus simple ; ils ont écrit yali tou au lieu de tchechmar, de sorte que le deuxième hémistiche devrait se traduire par « ta famille se rassasiera alors de tes richesses. » La leçon que j'ai adoptée, d'accord avec S., mérite d'autant plus de confiance qu'elle est plus difficile. Notre commentateur, qu'elle avait mis aussi dans l'embarras, dit avoir consulté sur ce passage deux persans érudits, l'un à Bagdad, l'autre nommé Mouslih eddin Lâri à Diarbékir; tous deux lui ont répondu sans la moindre hésitation que Tchechmar était le nom d'une chute d'eau qui forme une rivière appelée, à cause de son origine, Ab-i-tchechmar; elle coule dans les environs de Hamadan. Je sais bien qu'en adoptant cette leçon, il en résulte quelque embarras dans la construction, à cause de la distance qui sépare les mots tchou tchechmar de oufti ; mais les exigences de la prosodie expliquent des licences de ce genre.

(32) djâni o dangui, expression assez obscure sur laquelle S. ne donne aucune explication satisfaisante ; j'ai adopté, faute de mieux, la glose de G. La leçon de T. tourne la difficulté ; elle dit simplement : « en donnant un quart de dirhem, j'ai obtenu ma liberté. » A la rigueur on pourrait traduire aussi « par une obole et par une vie (que cette aumône avait sauvée.) »

(33) Le hadis attribué ici au Prophète est ainsi conçu dans sa forme complète : « L'aumône repousse le malheur et prolonge la vie ; » mais il n'est cité ni par Meïdani, Recueil de proverbes, ni dans le chapitre spécial du tome IV des Prairies d'or; c'est donc avec raison que S. en conteste l'authenticité; peut-être a-t-il été mis en circulation par les écoles traditionnistes de l'Iran. — Quant au géant Oudj, fils de Onk, il y a plusieurs légendes sur son compte ; né de l'union incestueuse d'une fille et d'un fils d'Adam, il vécut trois mille ans et fut tour à tour réduit en esclavage par Cheddâd l'Adite, puis par Pharaon, et enfin mis à mort par Moïse qui le tua en lançant contre lui sa verge miraculeuse. Cf. Tabari. t. I, p. 51. Le souvenir de cet être fantastique s'est perpétué à travers les âges et, sous les derniers Sassanides, on montrait encore, près de Ctésiphon, un pont que l'on disait avoir été construit avec les côtes du géant.

(34) Rapprochement ingénieux entre le mot Kadr « valeur, mérite, » et la nuit de Kadr, la vingt-septième du mois de ramadan. Telle est la sainteté de cette nuit, que les prières faites pendant sa durée valent en mérites celles de mille mois; « mais il n'a pas plu à Dieu de la révéler aux fidèles ; nul prophète, nul saint n'a pu la découvrir. » D'Ohsson, Tableau, II, p. 376; Lane, Modem Egyptians. II, p. 210. Voir un vers analogue sur le double sens de Kadr, dans le Gulistân, p. 324.

(35) Littér. « pourquoi fournir pierres et bâtons, etc. » Il semble que, dans toute cette tirade, Saadi dénonce d'une façon détournée quelque ministre impopulaire de la cour de l'Atabek, et provoque contre le coupable la sévérité du prince.

(36) Au lieu de djout « rivière, ruisseau, » quelques copies portent Didjleh « le Tigre. » L'édition de Bombay ajoute un vers qui se lit également dans le premier chapitre du Gulistân, trad., p. 31. « Il est facile d'arrêter une source avec une pioche, mais lorsqu'elle coule à pleins bords, il n'est pas même possible de la traverser sur un éléphant. Le plus grand nombre des copies ainsi que des éditions imprimées n'admettent pas cette interpolation.

(37) La mention faite ici d'Iblis se rapporte à la tradition bien connue et conservée dans le Coran, sur. 11, v. 32, d'après laquelle les anges, pour obéir à Dieu, se seraient prosternés devant Adam, à l'exception du diable, que ce refus d'obéissance aurait fait chasser du ciel. Cf. Tabari, I, p. 77 ; Ibn el-Athir, p. 17. — On sait que la légende musulmane, adoptant les rêveries cabalistiques, croit que les Djinns ou génies sont renfermés dans des vases de verre; c'est dans une prison de ce genre que Salomon relégua Sakhr, le génie rebelle qui s'était emparé de l'anneau royal. Sur les superstitions modernes qui se rattachent aux Djinns, voir Lane, op. cit. p. 282.

 


 

 

 
 

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