Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE BOUSTAN (le Verger). Préface - CHAPITRE I

introduction - Chapitre II

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

LE

BOUSTAN

ou

VERGER

POÈME PERSAN

 

DE

SAADI

 

traduit pour la première fois en français

avec une introduction et des notes

PAR

 

C. BARBIER DE MEYNARD

 

Membre de l'Institut

Professeur de langue et de littérature persanes au collège de France.

 

 

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIETE ASIATIQUE

DE L'ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES, ETC., ETC.

28, BUE BONAPARTE, 28

1880

Tous droits réservés.

 


 

LE

BOUSTAN

DE

SAADI

 

PRÉFACE DU POEME

 

Invocation à Dieu.

Au nom du Dieu créateur de l’âme, du Dieu sage qui a doté la langue du don de la parole; maître miséricordieux et secourable qui jette un voile sur les fautes et qui accueille le repentir; maître glorieux dont on ne peut abandonner les voies sans être condamné à l’infamie et au malheur! Les plus fiers monarques courbent humblement leur front sur le parvis de son temple. Il ne se hâte pas de punir les coupables et ne repousse pas avec dureté les repentants. Le ciel et la terre sont une goutte d'eau dans l'Océan de son omniscience ; il voit les fautes et les couvre de sa bonté. Si le péché excite son courroux, le repentir est assuré de son pardon ; car s'il se hâtait de punir le pécheur, qui trouverait grâce devant sa colère ?

La désobéissance de l'enfant provoque nécessairement le mécontentement du père; le parent coupable envers les siens est chassé comme un étranger; l'esclave qui apporte de la lenteur dans son service n'obtient pas la faveur du maître ; l'homme infidèle aux devoirs de l'amitié voit ses amis fuir loin de lui ; l'armée qui néglige ses devoirs est abandonnée de son chef; mais Lui, le roi de la terre et des cieux, ne ferme pas, même aux coupables, la porte de ses bienfaits. La terre est une table immense dressée pour tous les hommes; amis et ennemis tous y ont accès; à ce festin si largement prodigué, le Sîmourgh (1) lui même a sa part dans les solitudes du Caucase. Dieu donne leur pâture aux êtres faibles et sans ressources, au serpent et à la fourmi. Son essence est à l'abri de tout soupçon d'affinité et de contraste ; sa gloire peut se passer de l'adoration des génies et des hommes ; mais tout, ce qui existe, hommes, oiseaux, fourmis et moucherons adorent ses décrets. Bon, généreux et infiniment sage, il protège ses créatures et en connaît tous les secrets. A lui seul la puissance et l'unité, car il règne de toute éternité et se suffit à lui-même. Ici il donne une couronne, là il renverse un trône; aux uns il décerne le diadème du bonheur, aux autres le cilice de la réprobation. Tantôt il change en parterre de fleurs le bûcher d'Abraham, tantôt il précipite une Armée entière des bords du Nil dans le feu éternel (2) ; tantôt il dicte l'arrêt de sa justice, tantôt il déploie le diplôme de son courroux. Il distingue les fautes à travers le rideau (de la conscience) et jette sur elles le rideau de sa miséricorde. Si le glaive de sa colère sort du fourreau, les Chérubins sont glacés de terreur; mais s'il convoque le monde à la table de ses bienfaits, Azazîl lui même (un des anges maudits) espère y trouver place. En présence de sa majesté et de sa miséricorde, les grands dépouillent leur orgueil ; sa clémence appelle à lui les délaissés et exauce la prière des humbles. Sa science lit dans l'avenir, sa bonté pénètre les secrets non révélés ; il maintient l'harmonie sur la terre et dans les cieux et préside le tribunal du jugement suprême. Nul ne peut lui refuser l'obéissance ni critiquer son œuvre. Il est l'Eternel, souverainement bon et aimant ce qui est bon ; il trace avec le pinceau du destin une image dans le sein maternel ; il transforme en beauté angélique une goutte de semence et quel autre que lui pourrait peindre sur une surface liquide ? Il dirige le soleil et la lune d'Orient en Occident et maintient la terre au-dessus des eaux ; elle était vacillante et mobile, il l'a fixée à l'aide des montagnes, comme avec des clous (3). C'est lui qui incruste le rubis et l'émeraude aux flancs du rocher ; c'est lui qui mêle le rubis des fleurs à l'émeraude du feuillage. Il verse dans l'Océan la goutte d'eau du nuage et dans le sein de la femme la semence créatrice : de la première il forme une perle brillante, de la seconde une créature droite et svelte. Pas un atome ne se dérobe à sa science, pour lui le visible et l'invisible ne font qu'un. Sa parole a tiré l'univers du néant et quel autre que lui aurait pu du néant faire sortir l'existence ? il ramène ensuite la créature au néant pour l'en tirer encore au jour de la résurrection.

Le monde ne peut comprendre la nature de Dieu, mais il proclame d'une voix unanime sa divinité : les yeux de l'homme ne sauraient contempler sa splendeur ni pénétrer sa bonté infinie ; la pensée, dans son vol, est incapable de s'élever jusqu'à l'Être ineffable et l'intelligence d'en comprendre les attributs. Des milliers de vaisseaux ont sombré dans ce gouffre sans qu'un seul de leur débris ait surnagé. Que de nuits je me suis abîmé dans cette contemplation jusqu'à ce que la terreur m'ait forcé de reculer ! Ce roi qui embrasse l'infini, comment la raison pourrait-elle le comprendre ? l'intelligence doit renoncer à pénétrer ce mystère et la spéculation à le définir. On peut atteindre à l'éloquence de Sabhân mais non à la notion du Saint des Saints (4). Combien de fougueux coursiers se sont lancés dans cette carrière, que la parole du prophète a arrêtés dans leur élan ! C'est que l'homme ne peut chevaucher longtemps dans cet hippodrome sans limite ; arrivé à une certaine distance il faut qu'il jette son bouclier et fuie (5). Si un voyageur de la voie spirituelle est admis à la révélation des mystères, la porte du retour se ferme sur lui ; dans ce banquet on ne fait circuler la coupe (de l'union avec la divinité) qu'après y avoir versé le breuvage de l'extase et du vertige. Parmi ces hardis faucons, les uns ont les yeux cousus, les autres les yeux ouverts, mais ils se brûlent les ailes. Nul ne pénètre jusqu'au trésor de Karoun, ou si quelqu'un est arrivé jusque là, on ne l'a plus revu (6). O toi ! qui oses t'aventurer sur cette route, renonce au retour et coupe d'abord les jarrets de ton cheval. Contemple le miroir de ton cœur et tu goûteras peu à peu une joie pure et une paix sans mélange ; peut-être alors un parfum d'amour viendra-t-il t'enivrer et t'inspirer la passion du pacte d'obéissance (7) ; peut-être, dans ta poursuite ardente, atteindras-tu ces hauteurs et plus loin encore, sur les ailes de l'extase. La vérité déchirera enfin le voile de ton intelligence et la majesté divine sera le seul voile (opposé à tes regards). Mais, à cette limite, le coursier de la raison s'arrête, l'épouvante le saisit par la bride et le ramène en arrière. Seul le prophète ose gagner le large dans cette mer où sombre celui qui navigue sans pilote. Quiconque abandonne ce guide s'égare et erre au hasard, en proie au vertige ; marcher hors de sa direction, c'est manquer le but de la course. Sache-le bien, ô Saadi, pour obtenir le salut il faut suivre les traces de l'Élu. (Moustafa, un des surnoms du prophète des Musulmans.)

Éloge du Prophète et des quatre premiers Khalifes.

O Mohammed, la plus noble et la plus généreuse des créatures, prophète des nations, intercesseur des peuples, imâm des apôtres, guide de la voie de vérité, confident de Dieu, toi sur qui descendit la révélation portée par Gabriel, tu intercèdes pour le genre humain, tu es le maître de la résurrection, le chef de la sainte direction, le président du tribunal suprême. Mohammed est, comme Moïse, l'interlocuteur de Dieu, mais il a le ciel pour Sinaï; toute lumière est un reflet de sa lumière. Orphelin, et avant la révélation entière du Coran, il détruit les livres des autres religions. Il tire son glaive redoutable et la lune, ô miracle ! se fend en deux moitiés ; la nouvelle (de sa naissance) se répand dans le monde et le palais des Chosroès est ébranlé jusque dans ses fondements (8). Par le seul mot (le premier de la formule monothéiste ilâha illâllah, « il n'y a d'autre Dieu que Dieu), il réduit en poudre l'idole Lât ; par la gloire de sa religion, il détruit le prestige d'Ozza (9) et ce n'est pas seulement Lât et Ozza qu'il anéantit, le Pentateuque et l'Evangile sont abrogés du même coup. Une nuit, porté par son cheval (Borak) il traverse les cieux ; dans sa course glorieuse, il dépasse les anges et monte si haut dans les champs de l'infini, que Gabriel est forcé de s'arrêter sous le lotus (10). Et lui Mohammed, le maître du temple vénéré (de la Mecque), il dit à l'Archange : « Messager de la parole divine, élève-toi encore dans ton vol : si tu reconnais en moi un ami sincère, pourquoi m'abandonner ? » Et l'Archange lui répond : « Je ne puis aller plus avant, mes forces m'abandonnent ; si je montais plus haut, même de la valeur d'un cheveu, l'éclat de la vision divine brûlerait mes ailes. »

Avec un guide tel que toi, prophète, nul ne reste l'otage du péché. Comment te célébrer dignement ?

Salut, salut à toi, apôtre de l'humanité ! à toi, à tes compagnons et sectateurs les prières des anges! J'invoque d'abord Abou Bekr, le doyen des disciples, Omar, dompteur du démon, le sage Osman qui veillait et priait et enfin le quatrième (Khalife), le roi Ali, cavalier de Douldoul (11). O mon Dieu, je t'implore par les enfants de Fatimah, permets que je meure en prononçant la formule de l'Islam ! Que tu exauces ou rejettes ma prière, moi je reste le suppliant de la Sainte famille. Prophète bienheureux, ta gloire serait-elle amoindrie au séjour de la vie éternelle, si quelques mendiants étaient admis, humbles parasites, à l'hospitalité du Paradis ? Dieu t'a glorifié et exalté, Gabriel s'est prosterné à tes pieds, le ciel sublime s'est abaissé devant ta gloire ; tu étais créé et l'homme n'était encore que limon ; tu as été le principe des êtres et tout ce qui existe procède de toi. Je ne sais comment t'exalter, car tu es au-dessus de mes louanges. Les mots sans toi suffisent à ta gloire, les chapitres tâ-hâ hyâ-sîn (du Coran) mettent le comble à ton mérite (12); quel prix auraient après cela les louanges imparfaites, de Saadi? A toi mon salut et mes prières, ô prophète !

Pourquoi ce poème a été écrit; sa division en dix chapitres; date de sa composition.

J'ai passé ma vie en voyages lointains, j'ai vécu parmi les peuples les plus divers. Partout j'ai recueilli quelque profit, chaque moisson m'a livré quelques gerbes; mais nulle part je n'ai rencontré des cœurs purs et sincères comme à Chiraz (que Dieu la protège !). L'amour que m'inspire cette noble patrie a banni de mon souvenir la Syrie et le pays de Roum. « Les voyageurs, me disais-je, rapportent du sucre d'Egypte pour l'offrir à leurs amis; ce serait pitié si, sortant de ce vaste jardin, je revenais vers les miens les mains vides. Ce n'est pas du sucre que je veux leur offrir, mais des paroles dont la saveur est plus douce, non pas ce sucre grossier qui flatte le goût, mais celui que les livres transmettent aux penseurs. »

J'ai élevé ce monument à la sagesse et l'ai disposé en dix chapitres (litt. en dix portes). Le sujet du premier chapitre est la justice, la prudence dans la délibération, l'art de gouverner les hommes, la crainte de Dieu. — Le second chapitre traite de la bienfaisance et de la gratitude que les faveurs du ciel doivent inspirer aux riches. — Le troisième décrit l'ivresse et les transports de l'amour, mais de l'amour mystique, non pas de ce sentiment grossier qui n'est que mensonge et illusion. — Le quatrième chapitre est consacré à la modestie ; — le cinquième à la résignation ; — le sixième dépeint l'homme qui pratique le renoncement. — Le septième traite de l'éducation ; — le huitième des actions de grâce que l'homme doit à Dieu dans la prospérité ; — le neuvième du repentir et de la voie du salut ; — le dixième renferme des prières et la conclusion du poème.

Ce fut dans un jour et dans une année de bénédiction, entre les deux fêtes vénérables, lorsque à l'année six cent s'ajoutaient cinquante-cinq années (c'est-à-dire entre la fête de la rupture du jeûne et celle des sacrifices, en d'autres termes entre le 12 octobre et le 20 décembre 1257), que ce livre, précieux écrin, a été achevé. J'y ai prodigué les bijoux à pleines mains et pourtant je courbe ma tête avec confusion : C'est que la mer renferme à la fois des perles et d'inutiles coquillages, le jardin des arbres magnifiques et de chétifs arbustes. — Lecteur intelligent et sage, souviens-toi que l'homme de mérite s'abstient de toute critique malveillante. Une tunique, fût-elle de soie ou de brocart, a toujours une doublure ; si tu ne trouves pas ici une étoffe de soie, ne t'en irrite point et dissimule l'envers avec bonté. Loin de me targuer de mon mérite, j'implore timidement ton indulgence. — On dit qu'au jour de l'espérance et de la crainte (au jour du jugement), il sera pardonné aux méchants en faveur des bons : toi aussi, si tu trouves quelque chose à reprendre dans cet ouvrage, imite la mansuétude du Créateur du monde ; n'aurais-tu à louer qu'un seul de mes vers entre mille, sois généreux et épargne moi ton blâme. — Mais ces vers, j'en conviens, n'auront pas plus de valeur en Perse que n'en a le musc au Khotèn (Tartarie chinoise) ; ma réputation, comme le bruit du tambour, gagne à être entendue de loin et l'absence jette un voile sur mes imperfections (13). — Saadi a l'audace de porter des roses au parterre, du poivre à l'Hindoustan ; et son livre est comme la datte : enveloppée d'une chair savoureuse, on ne trouve, en l'ouvrant, qu'un noyau.

Panégyrique d'Abou-Bekr, fils de Saad, fils de Zengui, souverain de Chiraz (14).

Je ne voulais pas chanter les louanges des rois, mon génie n'était pas enclin à des panégyriques de ce genre; si j'ai placé un tel nom dans mes vers, c'est afin que les hommes de cœur disent un jour : « Saadi qui a remporté la palme de la poésie vivait sous le règne d'Abou-Bekr, fils de Saad. » J'ai le droit de me glorifier de vivre en son siècle, comme le Maître (le prophète) se glorifiait de vivre sous Nouschirvan. Protecteur du monde, soutien de la religion et de la justice, la terre n'a point vu depuis Omar un souverain comparable à Abou-Bekr, et elle est fière de la justice que répand sur elle ce monarque, couronne de la royauté. Notre heureuse patrie offre un abri assuré à qui fuit le trouble et la discorde. « Honneur à l'antique maison vers laquelle aboutissent les routes les plus lointaines. » (15) Je n'ai jamais vu un royaume, un trône, des trésors affectés comme les siens, au soulagement de tous, enfants, jeunes gens et vieillards. Il a un baume pour les cœurs blessés qui viennent à lui, il veut le bien de tous et il espère ; ô Dieu exauce ses espérances ! Son diadème touche à la voûte du ciel sublime et pourtant sa tête se penche humblement vers la terre. L'humilité naturelle chez les petits est admirable chez les grands ; le sujet qui se prosterne ne fait que son devoir, mais en se prosternant, un roi prouve qu'il est l'homme de Dieu. Comment le nom d'Abou-Bekr serait-il ignoré, lorsque le bruit de sa générosité remplit l'univers ? Tant de sagesse et de grandeur n'ont pas encore été vues en ce monde depuis que le monde existe. Nulle part, sous son règne, on n'entend la plainte d'une victime de la violence injuste; nulle part on n'a vu un gouvernement aussi sage et d'aussi belles institutions et Féridoun, (16) dans sa gloire, n'a pas contemplé un spectacle pareil. Dieu réserve à notre prince une place assurée dans le ciel, pour le récompenser d'assurer ici-bas le bonheur de ses sujets. Si tutélaire est l'ombre dont il couvre le monde que le vieillard (zâl) n'a plus rien à redouter d'un Roustem (17). De tout temps les mortels se sont plaints des injustices du sort, des vicissitudes de la fortune : Sous ton règne bienfaisant, Sire, personne n'accuse plus la destinée. J'admire le bonheur dont jouit le peuple sous ton sceptre, mais je ne puis prévoir quel sera son sort après toi. C'est encore un des effets de ton heureuse étoile que Saadi vive sous ton règne, puisque, aussi longtemps que la lune et le soleil brilleront dans les cieux, ta mémoire vivra dans ses vers. La gloire que les rois acquièrent, ils la doivent aux exemples de leurs prédécesseurs ; mais toi, par ton gouvernement admirable, tu précèdes et surpasses ceux qui ont régné avant toi. C'est dans un mur d'airain et de pierres qu'Alexandre emprisonna Gog et Magog loin du monde habité ; la muraille où tu enfermes les barbares infidèles, est faite d'or et non pas d'airain. Muette soit la langue qui, possédant l'éloquence, ne célébrerait pas ta droiture et ta justice ! Océan de générosité, mine inépuisable de bienfaits, c'est de ton existence que dépend celle de chacun. Mais, je le vois, les vertus de ce roi sont innombrables et dépassent le cadre étroit de ce livre ; pour les décrire toutes, il faudrait que Saadi composât un autre poème. Dans son impuissance à les reconnaître dignement, il lève les mains au ciel et prie. « Que le monde marche au gré de tes désirs, que le ciel té favorise et que le Créateur te protège ! Puisse ton étoile illuminer le monde, et celle de tes ennemis tomber et s'éteindre ! Puisses-tu ne jamais connaître les vicissitudes de la fortune ; puisse la poussière des soucis ne jamais ternir ton cœur, car le chagrin des rois cause le malheur des peuples. Que la paix et la joie règnent dans ton âme et dans tes Etats, que l'anarchie fuie toujours loin de ton royaume; que ton corps soit toujours robuste comme ta foi et l'esprit de tes ennemis troublé comme leurs projets sinistres ! Que la protection divine réjouisse ton âme et assure le bonheur de la religion, de ton empire et de ton cœur ! Que le Créateur du monde te soit miséricordieux ; tout ce que je pourrais dire après cela ne serait que vanité et illusion. Il suffit que le glorieux et souverain Maître augmente les faveurs qu'il t'accorde. Saad-Zengui a quitté ce monde sans regrets puisqu'il y laissait un fils tel que toi ; faut-il s'étonner qu'un père de si noble origine, dont l'âme est dans le ciel et le corps dans le sein de la terre, ait produit un rejeton aussi glorieux ? Seigneur, j'implore ta grâce, fais pleuvoir ta miséricorde sur cette tombe illustre ; Saad-Zengui a laissé le souvenir et la trace de ses vertus, puisse le ciel favoriser à son tour Saad Abou-Bekr! »

Panégyrique de l'Atabek Mohammed, fils d'Abou-Bekr (18).

Atabek-Mohammed est un roi favorisé du ciel, digne possesseur de la couronne et du trône; un jeune prince aux destinées brillantes comme son cœur, jeune par les années, mais vieillard par l'expérience, grand par la science, sublime dans ses aspirations. Son bras a la vigueur et son esprit la clairvoyance, sa générosité dépasse celle de l'Océan et son rang le place au dessus des Pléiades. Que le monde doit être fier d'avoir porté dans son sein un fils tel que toi, avec quelle sollicitude la fortune veille sur toi, le plus grand parmi les grands rois ! Une coquille pleine de perles, a souvent moins de valeur qu'une seule perle ; c'est toi qui es cette perle unique, soigneusement gardée pour rehausser l'éclat de la royauté. Dieu puissant couvre ce prince de ta grâce tutélaire, préserve-le du mauvais œil et des maléfices ! Illustre son nom dans le monde, dirige-le par ta protection dans la voie de ton culte ; affermis ses pas dans la justice et la religion, exauce ses vœux dans cette vie et dans l'autre ! Puisses-tu, prince, être à l'abri des attaques d'un ennemi indigne et des atteintes de la fortune ! Un arbre céleste pouvait seul produire un pareil fruit : un fils avide de gloire, issu d'un père que la gloire a illustré ! Le bonheur, sache-le sûrement, fuira toujours une dynastie qui sera l'ennemie de la tienne. Quelle joie pure, quel savoir, quel trésor de justice, quel royaume, quelle fortune! puissent tous ces biens durer éternellement !

 


 

CHAPITRE PREMIER

DES DEVOIRS DES ROIS ; DE LA JUSTICE ET DU BON GOUVERNEMENT ;

RÈGLES DE POLITIQUE ET DE STRATÉGIE.

'esprit ne peut embrasser tous les bienfaits du roi (19) ; quelle bouche pourrait les célébrer? Dieu puissant, à ce roi père du pauvre, à ce roi qui étend son ombre tutélaire sur tout un peuple, accorde un long règne ! Entretiens dans son cœur la flamme de la piété, fais fructifier ses espérances ; que ta grâce se répande sur la terre et illumine sa face! Et toi, Saadi, ne t'engage pas dans les routes de l'adulation ; puisque ton cœur est sincère, viens et fais entendre des paroles sincères. Tu connais la voie spirituelle et le roi la suit avec ferveur; tu parles le langage de la vérité et le roi sait l'entendre. Pourquoi amonceler les neuf étages du ciel sous les pieds de Kyzyl-Arslan (20) ? Poète, au lieu d'abaisser devant lui les sphères célestes, conseille lui d'incliner son front sur la terre, de se prosterner dans une humble prière, là est la route des cœurs purs. Dis-lui de s'agenouiller en gémissant sur le seuil du Dieu glorieux, comme le mendiant se prosterne devant un roi, et inspire lui cette prière : « Dieu Tout-puissant, maître et protecteur de l'humble créature, ce n'est pas un conquérant ni un monarque qui t'implore, mais un des mendiants agenouillés au seuil de ton temple. Quelles seraient les œuvres de mes mains, si ta main secourable ne me venait en aide ? Accorde-moi le pouvoir de faire ce qui est bon et louable ; sans toi quels services pourrais-je rendre aux hommes? » — Prince, passe tes nuits en prières et verse des larmes brûlantes comme celles des derviches, après avoir donné tes journées aux soins de la royauté (21) : tandis que les grands s'empressent à ton service, courbe la tête et prie. Heureux le peuple dont le souverain se prosterne devant Dieu comme le plus humble de ses sujets!

D'illustres dévots, initiés aux mystères de la vérité racontent qu'un Soufi monté sur la croupe d'une panthère, tenant à la main un serpent (en guise de fouet), la dirigeait comme un cheval. Quelqu'un lui dit : Disciple de la voie spirituelle, daigne me guider sur la route que tu parcours. Par quelle vertu as-tu dompté une bête féroce ? ton nom est-il gravé sur l'anneau magique (22) ? » Le saint répondit : « Si la panthère et le serpent, l'éléphant et le rhinocéros cèdent à mon pouvoir, n'en sois point surpris. Toi aussi obéis aux décrets du Juge souverain et la nature entière se courbera sous tes lois. » — Un prince soumis aux ordres du Tout-puissant vit sous la protection et l'assistance de Dieu ; il est impossible d'admettre que Dieu abandonne ceux qu'il aime, à la merci de leurs ennemis. Voila le droit chemin, garde-toi d'enfreindre la règle, marche résolument et tu arriveras au but. Tout est profit dans les conseils de Saadi pour qui les écoute d'une oreille attentive.

Exhortation de Nouschirvan à Hormuz (23).

Voici, dit-on, les conseils que Nouschirvan, à son lit de mort, adressait à Hormuz : « Sois le défenseur des faibles et sacrifie ton repos au leur ; si tu n'es préoccupé que du soin de ton bien-être, nul ne sera heureux sous ton règne. Il est contraire à la sagesse que le berger s'endorme lorsque le loup est au milieu du troupeau. Travaille au soulagement de la pauvreté et de l'infortune : un roi doit la couronne à ses sujets ils sont les racines d'où sort l'arbre royal ; un arbre, ô mon fils, n'est solide et inébranlable que grâce à ses racines ; évite donc d'affliger le cœur de ton peuple, ce serait déraciner ton propre pouvoir. Veux-tu connaître le droit chemin, celui que suivent les justes : il est entre l'espérance et la crainte. L'homme sage espère ce qui est bon et redoute ce qui est mauvais; quand un roi est partagé entre ces deux sentiments, ses Etats offrent un asile assuré. Dans l'espoir d'obtenir les faveurs divines, il écoute ceux qui l'implorent et ne laisse aucun de ses sujets exposé à la violence, parce qu'il la craint pour lui-même. Mais s'il n'est pas pénétré de ces principes, il faut désespérer de voir la paix régner dans son royaume. Ceux de ses sujets que retiennent les liens de famille se résignent avec regret à rester; ceux qui sont seuls et libres s'expatrient. (24). Ne cherchez pas la prospérité dans un pays où sévit le despotisme : le plus à craindre parmi les despotes est celui qui ne craint pas la justice du ciel. Un roi qui met le trouble au cœur de ses sujets ne verra qu'en songe la félicité de son royaume. L'injustice ne laisse derrière elle que ruine et déshonneur; c'est une vérité dont les sages connaissent toute la portée. N'ordonne pas injustement le meurtre d'un de tes sujets, car ils sont l'aide et le soutien de ton trône. Veille sur leur repos pour assurer le tien ; le laboureur travaille avec plus d'énergie quand il peut compter sur la paix et la sécurité, et c'est d'ailleurs une infamie de nuire à ceux dont on reçoit de si grands biens. »

Conseils de Khosrou Perviz à Schirouïèh (25).

Khosrou, lorsque ses yeux se fermèrent à la lumière, parla en ces termes à Schirouïèh : « Applique-toi à poursuivre, dans toutes ses résolutions, le bonheur de ton peuple : n'abandonne pas le chemin de l'équité et de la sagesse, afin que le peuple ne t'abandonne pas ; en fuyant un tyran, il porte en tout lieu la réprobation de son nom. Un Etat où règne l'injustice est sur le penchant de sa ruine; l'épée du soldat fait moins de ruines que les soupirs d'une pauvre veuve ; que de fois n'a-t-on pas vu ces soupirs, comme une torche ardente, incendier une ville entière ? Est-il ici-bas un homme plus favorisé du ciel que le monarque qui règne par la justice ? Quand vient pour lui l'heure du départ, les bénédictions le suivent dans la tombe : la mort étant inévitable pour tous, les bons comme les méchants, il vaut mieux laisser une mémoire bénie. Confie l'administration à un Vizir craignant Dieu : par sa sagesse et sa modération, il sera comme l'architecte de ton royaume ; un agent injuste qui, pour servir tes intérêts, opprime le peuple, est ton plus dangereux ennemi. C'est une lourde faute de laisser le pouvoir aux mains d'un despote que les mains de tout un peuple accusent devant Dieu. On n'a jamais tort de favoriser les bons, mais protéger les méchants, c'est se nuire à soi-même. Ne condamne pas le coupable à une peine légère : c'est une plante mauvaise qu'il faut déraciner ; ne tolère pas le prévaricateur ami de l'injustice, c'est un corps engraissé (par les exactions) qui mérite d'être écorché vif. Il faut tuer le loup sur l'heure et non pas lorsqu'il a dévoré le troupeau. »

Un marchand prisonnier au milieu de brigands qui le cernaient de leurs flèches, disait avec raison : « Quand les voleurs ont tant d'audace, c'est que les gendarmes ne sont que des femmes. » — Un roi qui opprime les commerçants ferme les sources de la richesse au peuple et à l'armée. Comment les gens prudents iraient-ils se fixer dans un pays qu'ils savent si mal gouverné ? O roi qui recherches une bonne renommée et l'estime publique, sois bienveillant pour les marchands et les envoyés étrangers; fais un accueil empressé à ces hôtes distingués afin qu'ils propagent ta gloire dans le monde. Une ruine prochaine menace le royaume où l'étranger est sans sécurité. Accueille donc avec bonté étrangers et voyageurs, car ils sont colporteurs de bonne renommée. Traite avec magnificence les hôtes illustres que tu reçois, mais tiens-toi cependant hors de leur atteinte : il est sage de se méfier d'un inconnu; c'est peut-être un ennemi qui se cache sous les dehors de l'amitié. — Récompense par de nouveaux bienfaits tes anciens serviteurs; ils te doivent tout et ne songent pas à te trahir. Lorsqu'ils ont vieilli à ton service, n'oublie pas les droits qu'ils ont acquis, et si l'âge leur ôte le pouvoir de te servir, il te reste à toi le pouvoir de les récompenser.

Lettre de Schapour à Khosrou Perviz

On raconte que Schapour exhala ses plaintes en ces termes, lorsque Khosrou l'eût privé de sa charge (26) ; réduit à la misère par cette révocation, il adressa au roi la lettre que voici : « Monarque, dont la justice s'étend sur le monde, s'il faut que je meure, puisse ta gloire être impérissable ! Exile, sans le torturer, l'étranger dont l'âme fomente de coupables desseins ; mais ton courroux peut l'épargner, cette âme criminelle n'est-elle pas pour lui la plus implacable ennemie ? Si la Perse est son pays natal, ne l'exile pas à Sanaân (27), chez les Slaves ou dans le pays de Roum ; mais que ton châtiment ne se fasse pas attendre, même l'espace d'un matin. Tu n'as pas le droit d'infliger un hôte criminel à des étrangers, ils seraient autorisés à dire : « Maudit soit le pays qui nous envoie de pareils hommes ! » Ne confie qu'aux riches le gouvernement de tes provinces : les agents pauvres défient la colère du souverain, et quand ils lui sont dénoncés, il ne tire rien d'eux, si ce n'est de vaines lamentations. Un gouverneur a-t-il trahi ta confiance, place un surveillant près de lui, et si ce dernier conspire avec l'agent infidèle, révoque-les tous deux. Accorde ta confiance à celui qui craint Dieu, et méfie-toi de celui qui ne craint que le roi. Un bon ministre doit redouter Dieu, non la révocation et l'exil. Examine et vérifie les comptes par toi-même afin d'avoir l'esprit en repos. Sur cent agents, tu trouveras à peine un honnête homme. Ne délègue pas au même poste deux collègues d'emploi, peux-tu savoir si, en faisant commune, ils ne s'efforceront pas, l'un de voler, l'autre de dissimuler le vol ? Quand les voleurs se méfient les uns des autres, la caravane passe sans danger au milieu d'eux. Pardonne sans trop tarder au fonctionnaire que tu as révoqué ; couronner les vœux de celui qui espère, est plus utile que de briser les chaînes de mille prisonniers. Il ne faut pas qu'après avoir perdu son emploi un secrétaire perde jusqu'à l'espérance (de l'obtenir une seconde fois). La colère d'un roi à l'égard de ses sujets doit être celle d'un père qui punit ses enfants pour leur inspirer une crainte salutaire et qui bientôt après sèche leurs larmes. Si la faiblesse enhardit les ennemis, la violence engendre la haine ; il faut allier la douceur à la fermeté, comme le chirurgien qui emploie tour à tour la lancette et l'onguent (28). — Sois humain, généreux et clément et fais pour ton peuple ce que Dieu a fait pour toi-même. Tout périt ici-bas si ce n'est la vertu. Le prince ne meurt pas, qui laisse après lui des ponts, des mosquées, des caravansérails et des hospices ; mais s'il meurt sans laisser de pareils souvenirs, il est semblable à l'arbre qui a végété sans porter de fruits ; s'il quitte ce monde sans avoir fait de bien, il n'est pas digne des dernières prières. — Veux-tu assurer l'immortalité à ton nom, ne laisse pas le mérite dans l'ombre. Le tableau de ton règne sera celui des rois tes prédécesseurs: ils ont joui eux aussi des faveurs de la fortune, des plaisirs de la vie, puis un jour la mort est venue leur ravir tous ces biens ; les uns ont emporté une bonne renommée, les autres ont laissé le souvenir ineffaçable de leurs crimes. — N'accueille jamais une dénonciation avec complaisance et sans la scruter à fond. Au coupable repentant accorde l'oubli de sa faute, ne lui refuse pas le pardon qu'il implore. S'il se met sous ta protection, tu n'as pas le droit de punir de mort une première faute ; s'il devient sourd aux avertissements qu'on lui donne, inflige-lui l'amende et la prison ; ce n'est que lorsque toutes tes menaces sont restées stériles que tu peux le déraciner comme une plante empoisonnée. Lorsqu'une faute excite ton ressentiment, réfléchis mûrement au châtiment qu'elle mérite : le rubis de Badakhschân (rubis balais) est facile à briser, mais une fois brisé, on n'en peut rejoindre les fragments. »

Le ministre calomnié.

Un voyageur qui avait longtemps parcouru les mers et les déserts débarqua sur le rivage de l'Oman. Il avait vécu chez les Arabes, les Turcs, les Tadjiks (29) et les Grecs ; son esprit était orné des connaissances les plus variées, le spectacle du monde avait accru son savoir, les voyages lui avaient donné l'expérience de la vie. Mais son corps, jadis vigoureux comme le chêne, pliait sous le fardeau de la pauvreté, et sous sa robe cent fois rapiécée son cœur se consumait comme l'amadou. Après avoir débarqué il se dirigea vers une ville où régnait un monarque puissant. Ce prince, soucieux de bonne renommée accueillit le pauvre étranger avec bonté. Ses serviteurs empressés le menèrent au bain et lavèrent ses membres souillés par la poussière de la route. Il se présenta ensuite devant le roi, les mains croisées sur la poitrine dans une attitude respectueuse, il prononça en entrant des vœux pour le bonheur et la fortune du monarque. « D'où viens-tu? lui demanda celui-ci, et quel motif t'amène devant nous ? Qu'as-tu observé de bien ou de mal dans notre royaume ? parle, étranger au noble cœur (30). — Maître du monde, répondit l'inconnu, que Dieu t'accorde sa protection et la fortune ses faveurs! Nulle part dans vos Etats je n'ai trouvé de cœur flétri par l'injustice : le plus beau titre de gloire d'un roi est de ne point tolérer la violence. Je n'ai rencontré aucun de vos sujets dont la tête fut alourdie par l'ivresse et si j'ai vu quelques ruines, ce sont celles des tavernes. » — A mesure que ses paroles se répandaient comme un flot de perles, le roi ne pouvait dissimuler son émotion. Charmé d'entendre un pareil langage, il fit approcher son hôte et le traita avec distinction ; il lui donna de l'or et des pierreries en témoignage de bienvenue et lui adressa diverses questions sur sa famille et son pays natal. L'étranger n'en laissa aucune sans réponse et se concilia la faveur du monarque. Ce dernier se demandait déjà s'il ne relèverait pas au poste de vizir. « Agissons avec mesure, se dit-il, de peur que la Cour ne critique mes résolutions. Je dois d'abord mettre l'intelligence de cet homme à l'épreuve, afin de proportionner son rang à son mérite. Quiconque agit à la légère se prépare de cruelles déceptions. Le Kadi qui rédige un arrêt mûrement médité n'a pas à rougir devant les gens de lois. Il faut réfléchir avant de tendre la corde de l'arc et non pas quand la flèche est lancée. Le temps seul peut faire un ministre (aziz 31) d'un homme, fût-il aussi vertueux et sagace que Joseph. Les jours succèdent aux jours avant qu'on ne lise dans le cœur humain. » — Après avoir sérieusement étudié le caractère de l'étranger, le roi trouva en lui une haute intelligence, une religion pure, des mœurs honnêtes, un esprit lumineux, un langage mesuré, une expérience profonde. Convaincu qu'il était supérieur aux plus grands personnages du royaume, il le plaça au dessus de son Vizir. —Telles furent la sagesse et l'habileté du nouveau ministre que personne n'eut à se plaindre de son autorité ; il sut plier l'Etat aux volontés de son kalem (de sa plume) sans faire un seul mécontent ; il sut fermer la bouche à la malveillance et ne fournit aucune arme à la critique. Ses envieux brûlaient de dépit de ne pas trouver en lui le moindre sujet de blâme. En constatant la prospérité que sa sagesse répandait dans le royaume, l'ancien Vizir éprouvait une fureur sans cesse ravivée ; mais il ne pouvait le prendre en défaut sur le moindre sujet. L'honnête homme et le malveillant rappellent l'apologue de l’écuelle et de la fourmi : c'est en vain que celle-ci cherche à trouer le vase où elle est prisonnière.

Le roi avait deux jeunes esclaves d'une beauté éblouissante qui se tenaient toujours à son chevet, créatures charmantes comme les houris du ciel et les fées, belles d'une beauté sans égale comme le soleil et l'astre des nuits. En voyant l'une d'elles on eût juré que le miroir ne pouvait refléter une image qui lui fût comparable. Le doux et noble langage du favori charma ces deux belles à la taille élancée (litt. comme le buis) ; quand elles connurent la loyauté de son cœur elles lui accordèrent leur amitié. Le nouveau ministre se sentit attiré à elles par cette sympathie naturelle qui n'a rien de commun avec les brutales inclinations d'un cœur ignoble ; mais il est vrai d'ajouter qu'il ne goûtait le vrai bonheur que lorsqu’il contemplait leur visage charmant. — Grands de ce monde, voulez-vous conserver votre honneur, ne cédez pas aux séductions de la beauté. Si pures que soient vos intentions, votre considération en sera toujours lésée. — L'ancien Vizir eût vent de cette affaire et la révéla au roi sous les couleurs les plus noires, a Cet homme, lui dit-il, cet inconnu dont j'ignore jusqu'au nom, ne saurait vivre honnêtement dans ce pays. Voilà bien ces étrangers, insouciants des lois de la bienséance, parce qu'ils n'ont pas reçu une éducation digne des Cours! J'apprends qu'il est épris d'une de vos esclaves et vous trahit pour satisfaire sa coupable passion. Ne permettez pas qu'un misérable débauché déshonore la demeure royale. Je croirais, quant à moi, méconnaître les bontés de Sa Majesté si, après avoir vu un pareil scandale, je gardais le silence. Sans doute on ne doit rien dire au hasard et à la légère, aussi n'ai-je point voulu parler avant d'avoir acquis une certitude absolue. Apprenez, Sire, qu'un de vos serviteurs l'a surpris tenant dans ses bras une de vos deux esclaves. J'ai dit ; c'est à la sagesse du roi qu'il appartient d'aviser et de confirmer mon enquête par la sienne ; » et il ajouta à ces paroles le commentaire le plus perfide. Oh! puisse un jour de bonheur ne luire jamais pour le méchant ! A l'homme malveillant, la moindre faute suffit pour jeter le trouble dans un cœur magnanime; il ne faut qu'une étincelle pour allumer le foyer qui consume l'arbre chargé d'années. — Cette révélation porta à son comble la colère du roi; sa tête était en ébullition comme la chaudière sur le feu ; la fureur lui conseillait de verser le sang du malheureux ; mais la voix secrète de la prudence calma ses transports. « Il serait inhumain, disait cette voix, de tuer ton protégé ; la violence ne doit pas succéder à la douceur. Ne torture pas celui que tu comblais de tes bienfaits et, après lui avoir donné la flèche du pardon (32), ne le frappe pas de ton glaive. Puisque tu voulais répandre injustement son sang, il ne fallait pas le combler d'abord de tes faveurs. N'as-tu pas mis son mérite à l'épreuve avant de l'associer à tes délibérations? Eh bien, aujourd'hui, tant que sa faute n'est pas avérée, ne le condamne pas sur la simple dénonciation d'un ennemi. »

Le roi ensevelit donc ce secret dans son âme, car il se rappelait cette maxime des sages : Le cœur est la prison du secret ; une fois en liberté le captif s'échappe et ne retourne plus à sa chaîne. — Il continua cependant d'épier tacitement la conduite de son ancien protégé et constata un changement dans cet esprit si prudent. Il le surprit un jour regardant une des deux jeunes filles et remarqua un sourire furtif sur les lèvres de l'une d'elles. — Car deux cœurs unis par une mutuelle sympathie savent communiquer sans le secours des lèvres ; lorsqu'un amant ose lever les yeux sur l'objet de son amour, il ne peut se désaltérer de sa vue, pas plus que le diabétique de l'eau du Tigre. — Les soupçons du prince se changèrent aussitôt en certitude ; dans sa fureur il se proposait d'exercer une vengeance éclatante ; mais il écouta encore la voix de la modération. « Ami, dit-il au ministre, je te considérais comme un sage, voilà pourquoi je t'avais initié aux affaires de l'Etat; j'avais foi en ton intelligence, en ta loyauté et ne soupçonnais pas dans ton âme des inclinations basses et perfides. Ces hautes fonctions ne sont pas faites pour toi ; mais c'est moi seul que j'accuse et tu n'es pas coupable. C'est moi qui, en protégeant un ennemi, ai livré mon harem à ses criminelles entreprises. » — Le sage releva la tête et répondit : « Monarque fortuné, fort de mon innocence je puis braver les accusations perfides d'un ennemi, mais je n'aurais jamais pensé que le roi pût me soupçonner : j'ignore qui m'a accusé d'un crime que je n'ai pas commis. » — Ce que je te reproche, répliqua le roi, tes adversaires le rediront en ta présence ; c'est mon ancien Vizir qui t'accuse ; à ton tour de te défendre, si tu le peux. Parle je t'écoute. » L'accusé posa un doigt sur ses lèvres et répondit en souriant : « Quelles que soient les dénonciations de cet homme, elles n'ont pas lieu de me surprendre. Jaloux de me voir au poste qu'il occupait, pouvait-il ne pas me calomnier ? Je l'ai regardé comme mon ennemi, du jour où le roi l'a placé sous ma dépendance. Ignoriez-vous, Sire, qu'en me préférant à lui vous attiriez sur moi une haine implacable ? jusqu'à la dernière heure du monde, il me refusera son amitié, parce qu'il voit dans mon élévation la cause de sa chute. J'ajouterai ici une anecdote d'une signification bien vraie, si le roi daigne écouter son esclave.

« J'ai lu, je ne sais dans quel livre qu'un homme vit en songe le diable (Iblis, Diabolus), droit et élancé comme le pin, beau comme une houri et son visage brillant de l'éclat du soleil. Le dormeur s'approcha et lui dit : « O surprise ! est-ce toi, démon? mais les anges du ciel sont moins beaux que toi ! Ton visage resplendit comme la lune dans les cieux : comment es-tu devenu dans ce monde le type de la laideur ? On te prête un aspect effroyable et c'est ainsi qu'on te représente sur les murailles des bains. Pourquoi le peintre qui décore le palais des rois te donne-t-il un visage hideux et repoussant ? — A ces mots l'ange déchu gémit douloureusement et répondit : « Homme fortuné, cette image n'est pas la mienne ; mais, hélas! le pinceau est dans les mains d'un ennemi. J'ai fait chasser leur premier père du paradis ; voilà pourquoi les hommes, dans leur rancune, me peignent sous des traits si affreux. » — A mon tour, Sire, je le proclame ; mon honneur est sans tache, mais la haine d'un ennemi ne cherche qu'à le ternir. Pour me soustraire aux pièges d'un rival dont mon élévation a causé la disgrâce, j'aurais dû fuir à un farsakh (parasange, six kilomètres) loin de lui ; mais de la part du roi je n'ai rien à redouter; un accusé puise dans le sentiment de son innocence la hardiesse de son langage. Seul le marchand qui vend à faux poids tremble devant l'inspecteur du marché. Si ma plume a toujours écrit sous la dictée de la justice, ai-je à me préoccuper de la calomnie ? »

Ces paroles troublèrent le roi et de sa main habituée à commander il fit un geste de dénégation : « Non, ajouta-t-il, l'hypocrisie ni la faconde ne disculpent le coupable. Quand bien même ton accusateur ne m'aurait rien dit, ne t'ai-je pas surpris moi-même levant tes regards sur deux personnes de mon entourage, qui, plus que tout autre, ne devaient pas les attirer ? » — Le ministre au langage persuasif répondit en souriant : « Ce que dit le roi est vrai et la vérité ne doit pas être cachée ; mais il y a dans cette affaire un point sur lequel je voudrais attirer l'attention du roi, puissent sa puissance et son bonheur s'accroître ! N'est-il pas naturel que l'humble et pauvre derviche jette un regard de regret sur les heureux de ce monde? Je ne possède plus hélas! le capital de la jeunesse, l'âge des jeux et du plaisir n'existe plus pour moi. Et pauvre, je ne me lassais pas d'admirer ces deux trésors de beauté et de grâce. Moi aussi je fus jeune : la rose avait moins de fraîcheur, le cristal moins d'éclat que mon visage ; des boucles d'ébène tombaient sur mon cou ; une tunique de soie était un fardeau trop lourd pour mes membres délicats. L'heure est venue de filer mon suaire, maintenant que ma chevelure a la blancheur du coton et mon corps la gracilité du fuseau (33). Jadis ma bouche laissait voir deux rangées de perles, solides comme un mur de briques argentées. Regardez aujourd'hui, quand je parle, cette bouche dégarnie ne montre que des brèches hideuses. N'avais-je point le droit de contempler avec mélancolie ces deux beautés qui me rappelaient un passé de bonheur ? Ce temps heureux n'est plus et le jour qui me reste à vivre touche à son déclin. » — Quand le sage ministre eut prononcé ces paroles qui se déroulaient comme un collier de perles, le roi ne put cacher son admiration, et se tournant vers ses courtisans : « Jamais, dit-il, la sagesse ne s'est traduite en un langage plus doux ; l'homme qui sait produire des excuses aussi belles a bien le droit de lever les yeux sur un beau visage. Et pourtant si la raison n'avait réfréné ma colère, j'aurais sacrifié un innocent aux dénonciations d'un traître. Celui qui, dans un élan de fureur, porte la main à son épée ne tarde pas à se mordre les poings de désespoir (34). Il faut savoir repousser les inspirations perfides de la malveillance, pour ne pas s'exposer au regret de les avoir écoutées. »

Le roi prodigua les dignités, les honneurs, les richesses à son digne conseiller et punit sévèrement le calomniateur. Grâce aux sages directions de l'habile ministre, il se concilia le cœur de ses sujets ; monarque bienfaisant et équitable, il jouit d'un long règne et laissa en mourant une gloire immortelle.

C'est ainsi que les souverains, protecteurs de la religion doivent à leur piété le bonheur de leur règne. Mais de tels rois ne se trouvent plus en ce monde ; je me trompe, il y en a un : Abou-Bekr, fils de Saad. O roi, tu es un arbre céleste dont l'ombre s'étend au loin (litt. à une année de marche). Je demandais à mon heureuse étoile de me placer sous l'égide bienfaisante du houmâ (35), mais la raison a fait entendre à mon cœur ces paroles : « Le houmâ ne donne plus le bonheur ; si tu veux vivre heureux, mets-toi sous la protection de ce prince. » — Dieu puissant, que tu as été bon pour le monde en le couvrant de cette égide protectrice. Exauce les vœux d'un humble sujet, accorde la durée à cette ombre tutélaire !

Les menaces et la prison doivent précéder un arrêt de mort, tête coupée ne se rattache plus. Un chef sage et puissant ne se laisse pas émouvoir par de vaines récriminations: la couronne ne sied pas à un front où fermentent des projets de haine. C'est moins sur le champ de bataille que contre l'assaut de la colère qu'il faut tenir de pied ferme ; l'homme doué de raison reste maître de lui-même et ce n'est pas faire acte de sagesse de céder aux transports de la colère. Quand elle débusque ses légions, elle renverse tout, justice, religion, crainte de Dieu. Il faut vraiment qu'elle soit un dive maudit pour disperser de pareils anges (c. a. d. les vertus mentionnées dans le vers précédent).

Suite des conseils aux rois.

N'est-il pas vrai qu'une gorgée d'eau bue contrairement à la loi est un péché, mais qu'il est permis de répandre le sang lorsque la loi l'autorise ? N'hésite donc pas à faire périr le coupable dont un fetva (36) confirme la condamnation; mais si tu apprends qu'il laisse une famille, sois généreux pour elle et assure son existence. Le crime ne retombe que sur un seul, pourquoi en étendre l'expiation à des femmes et à des enfants ?

Quels que soient ta puissance, le nombre et la force de ton armée, n'envahis pas le territoire étranger, car tandis que l'ennemi s'abrite derrière les hautes murailles de ses forteresses, d'innocentes campagnes sont ravagées. Renseigne-toi sur les criminels que renferment les prisons, il se peut que quelque innocent se trouve parmi eux. Si un marchand vient à mourir dans tes Etats, c'est chose indigne de faire main basse sur ses biens. Ses proches parents et héritiers diraient en gémissant : « Le malheureux est mort dans l'exil et sa fortune est devenue la proie d'un tyran. » — Prends garde au pauvre orphelin, redoute les plaintes qu'exhale son cœur déchiré; cinquante années de bonne réputation sont détruites par les malédictions d'un enfant. Les bons rois, ceux dont le souvenir s'est transmis à travers les âges, n'ont jamais porté une main injuste sur la fortune d'autrui. Un roi, fût-il maître du monde, n'est plus qu'un mendiant lorsqu'il spolie ses sujets ; l'homme généreux meurt de faim plutôt que de vivre aux dépens du pauvre.

Que les rois doivent ménager le peuple.

J'ai ouï dire qu'un roi célèbre par sa justice s'habillait d'une tunique faite d'étoffe de doublure. « Roi fortuné, lui dit-on, que ne commandez-vous plutôt un vêtement en brocart de Chine ? » Le roi répondit : — « Celui-ci me suffit pour me vêtir et me préserver des intempéries de l'air : faire davantage ce serait tomber dans le faste et l'élégance. L'impôt que je prélève n'est pas destiné à accroître mon luxe et la pompe du trône ; si je me pare, comme une femme, d'habits somptueux, pourrai-je repousser en homme l'agression de l'ennemi ? Je ne suis pas plus exempt qu'un autre de convoitises et de désirs, mais le trésor n'est pas à moi seul ; il se remplit, non pour entretenir le faste de la couronne mais pour nourrir l'armée. Le soldat mécontent de son chef ne veille plus au salut du pays. Si l'ennemi vole l'âne du villageois, le prince a-t-il encore des droits sur l'impôt et la dîme ? L'ennemi fait main basse sur l'âne et le roi sur l'impôt, comment le royaume peut-il prospérer ? C'est une lâcheté d'opprimer les faibles, comme le passereau avide qui dérobe à la fourmi le grain qu'elle charrie péniblement. Le peuple est un arbre fruitier qu'il faut soigner pour jouir de ses fruits ; n'arrache pas impitoyablement les branches et les racines de cet arbre ; l'ignorant seul agit contre ses propres intérêts. La fortune et la prospérité sont dévolues au maître qui n'opprime pas ses subordonnés. Garde-toi des plaintes du malheureux que l'injustice foule à ses pieds. — Là où la victoire se peut obtenir par la douceur, évite la lutte et l'effusion du sang. Je l'atteste au nom de l'humanité, tous les royaumes de la terre seraient trop chèrement payés au prix d'une goutte de sang qui tombe sur le sol.

L'inscription de Djamschid (37).

On dit que le bienheureux Djamschid fit graver ces mots sur une pierre au dessus d'une fontaine. « Beaucoup d'autres avant nous se sont reposés au bord de cette source, qui ont disparu en un clin d'œil. Ils avaient conquis le monde par leur vaillance, mais ils ne l'ont pas emporté avec eux dans la tombe ; ils sont partis tour à tour récoltant ce qu'ils avaient semé et ne laissant après eux qu'un souvenir d'estime ou de réprobation. Une fois maître de la victoire, ne t'acharne pas contre l'ennemi vaincu; il est déjà assez à plaindre. Mieux vaut le laisser vivant et humilié autour de toi que d'encourir la terrible responsabilité de son sang répandu. »

Darius et l'employé des haras.

On raconte que Dara le roi illustre, étant à la chasse, s'écarta de son escorte. Un pasteur employé aux haras du roi, accourut au devant de lui ; le noble Dara se dit en lui-même : « Cet homme est sans doute animé d'intentions hostiles, une de mes flèches va le clouer sur place, » et tendant la corde de son arc, il allait lui ôter la vie, lorsque le malheureux s'écria d'une voix tremblante : « Je ne suis pas un ennemi, n'attentez pas à ma vie ! Roi de l'Iran et du Touran, puisse le mauvais sort s'éloigner toujours de vous ! C'est moi qui dresse les chevaux du roi et c'est pour son service que je me trouve dans ces prairies. » Rassuré par ses paroles, Dara reprit en souriant : « Brave homme, le bienheureux Serosch (38) te protège ; car j'allais te percer de mes flèches. » A son tour le pasteur sourit et répliqua : « Il est de mon devoir de ne pas taire un conseil au maître dont je reçois les bienfaits. Un roi manque à la sagesse et à la prudence politique, lorsqu'il ne distingue pas un ami d'un ennemi, et c'est pour lui une obligation de connaître le plus humble de ses sujets. Maintes fois vous m'avez rencontré au palais et vous m'avez demandé des renseignements sur vos haras et vos pâturages ; maintenant que j'accours avec l'empressement d'un sujet dévoué, vous me prenez pour un traître ! Roi glorieux, il m'est facile à moi de distinguer un de vos chevaux entre cent mille ; je dirige avec prudence mon troupeau, veillez, vous aussi, au salut de celui qui vous est confié. » Dara accueillit ces conseils avec reconnaissance et récompensa celui qui les lui donnait; et s'éloignant ensuite, non sans confusion, il se répétait à lui-même : « Voilà de belles paroles et qui demeureront gravées au fond de mon cœur. »

Tout est à craindre pour la sécurité d'un royaume dont le chef a moins de sagacité que le moindre de ses sujets. Monarque dont le trône orgueilleux s'élève au-dessus de Saturne (c. a. d. du septième ciel), comment peux-tu entendre les plaintes de l'opprimé ? Dors d'un sommeil assez léger pour que la voix de celui qui demande justice parvienne à ton oreille. Qui est responsable, si ce n'est toi, des iniquités commises sous ton règne ? Quand un chien mord un passant, le vrai coupable est le paysan grossier qui a nourri cet animal. — Saadi, tu as le courage de la parole : c'est une arme puissante, va et remporte la victoire ! Dis ce que tu as dans le cœur, rien n'est au-dessus de la vérité ; parle, toi qui ne dois rien à la corruption et qui ne demande rien à l'intrigue. Quiconque se laisse guider par la cupidité, doit fermer le livre de la sagesse ; qui réprime ses passions, a le droit de parler en toute franchise.

A un tyran qui opprimait le pays d'Irak, on transmit les plaintes suivantes qu'un malheureux avait proférées sous la voûte du palais (39) : « Roi qui te présenteras un jour devant une autre porte, (le paradis), exauce aujourd'hui les prières de ceux qui se tiennent au seuil de ton palais. Veux-tu que ton cœur soit exempt d'affliction, soulage le cœur des affligés. C'est le désespoir des sujets qu'on opprime qui amène la chute des rois. Tu goûtes paisiblement le sommeil de midi au fond de ton harem, peu soucieux du voyageur qui erre dans les rues exposé aux ardeurs du soleil ! Quand un roi refuse justice aux opprimés, c'est Dieu lui-même qui se charge de venger leurs griefs. »

La bague du khalife Omar, fils d'Abd-el-Aziz (40).

Un savant vénérable autant que sage raconte que le fils d'Abd-el-Aziz possédait un chaton de bague dont les joailliers eux-mêmes n'auraient su estimer la valeur. Ce bijou étincelant semblait illuminer la nuit des feux de l'astre du jour. Le destin voulut qu'une disette horrible réduisit le peuple à la plus affreuse misère (41). A la vue de tant de privations et de souffrances, comment ce bon prince aurait-il joui des plaisirs de la vie ? Quand le poison brûle la gorge d'autrui, peut-on boire avec plaisir une gorgée d'eau limpide ? Emu des tortures de tous ces pauvres et de ces orphelins, le Khalife fit vendre sa bague ; l'argent qu'il en tira, distribué aux nécessiteux, disparut en huit jours. On reprocha au prince cet acte de prodigalité : « Jamais, lui disait-on, un pareil bijou n'ornera votre main. » Il répondit, et des larmes glissaient comme une cire brûlante le long de ses joues : « Le luxe d'un roi est hideux, lorsque la faim déchire les entrailles de son peuple. Il m'est facile de porter une bague sans chaton, mais je ne saurais supporter le spectacle de ces maux. » — Heureux et béni soit l'homme qui sacrifie son repos à celui de ses semblables! Un cœur bienfaisant n'achète pas le bonheur au prix des souffrances d'autrui. Si le roi s'endort dans les délices du trône, je doute que les pauvres goûtent un sommeil paisible ; il faut qu'il veille pour que leur sommeil ne soit point troublé. — Loué soit Dieu qui a donné ces vertus, cette sagesse à notre prince Abou Bekr, fils de Saad ! Sous son règne le Fars n'aura connu d'autres discordes que celles que provoquent les belles au svelte corsage.

Quelle douce musique pour mon oreille dans ces quelques vers que j'entendis chanter hier soir dans une assemblée : (42)

Moments délicieux, les plus doux de ma vie!

Hier soir, sur mon cœur je pressais mon amie;

Ses beaux yeux se fermaient, de sommeil enivrés.

Je lui dis : « O ma belle à taille de cyprès,

« Chasse le doux repos de ta paupière close,

« Chante, beau rossignol, souris, bouton de rose,

« C'est trop dormir, debout ! trouble des cœurs,

« Eveille-toi, depuis trop longtemps tu sommeilles,

« Je veux boire l'amour à tes lèvres vermeilles ! » —

Mais la belle entrouvrant ses yeux pleins de langueurs :

« Je suis trouble des cœurs et c'est toi qui m'éveilles !

« Dit-elle, ignores-tu qu'un prince aimé du ciel

« A condamné le trouble au sommeil éternel ? »

Les résolutions du prince Toukleh (43).

Les chroniques royales rapportent que lorsque Toukleh monta sur le trône de Zengui, une ère de bonheur commença avec son règne ; en faut-il davantage pour lui assurer la supériorité sur les autres rois ? Ce prince dit un jour à un Scheik de la voie spirituelle : « Ma vie touche à son terme et elle est restée stérile. Puisque tout passe ici bas, puissance, honneurs, couronne, les pauvres seuls (les soufis) sont les heureux de ce monde. Je veux vivre dans la retraite et les austérités, afin de mettre à profit les derniers jours de mon existence. » A ces mots le Scheik au langage inspiré ressentit une vive indignation : « Toukleh, s'écria-t-il, n'achève pas ! la voie qui mène à Dieu consiste dans le dévouement envers ses créatures et nullement dans le chapelet, le Sidjadèh (tapis de prière) et le froc. Ceins tes reins de piété sincère et de foi, et ne prononce plus de vaines et coupables paroles. Dans la route du spiritualisme il faut des actes et non des mots ; les discours ne sont rien si la pratique ne s'y joint. C'est là véritablement le froc que les princes au cœur inspiré portent sous le manteau royal. »

Le sultan de Roum et le pieux docteur.

On m'a raconté qu'un sultan de Roum faisait entendre les plaintes suivantes à un savant et pieux docteur : (44) « L'ennemi m'a réduit à l'extrémité : cette ville et sa forteresse, voilà tout ce qui me reste.

J'avais donné tous mes soins à la transmission de ma couronne à mon fils, mais un ennemi acharné, favorisé par la victoire, a brisé ma puissance et ruiné mes efforts. Quel parti prendre, à quel moyen recourir aujourd'hui? mon âme est consumée par la douleur! » — « Frère, répondit le sage, pleure sur toi-même puisque la plus longue et la meilleure partie de ton existence s'est évanouie. Ce que tu possèdes te suffit pour les quelques jours qu'il te reste à vivre, après toi les biens d'ici bas passeront en d'autres mains. Que ton fils soit prudent ou fou, laisse-lui la part de soucis qui lui revient et ne t'inquiète que de toi même (45). Quelle conquête inutile que celle du monde, puisque après l'avoir subjugué par l'épée, il faut l'abandonner (par la mort) ! De tous les Chosroès qui ont régné sur la Perse, depuis Féridoun, Zohak et Djamschid, en connais-tu un seul qui n'ait perdu tôt où tard le trône et la puissance? Une seule royauté est éternelle, celle de Dieu. Au spectacle de la fragilité de tout ce qui vit ici bas, comment compter encore sur la pérennité ? L'or, les trésors, les biens de toute sorte sont partagés entre d'avides héritiers ; mais l'homme, qui laisse en mourant des œuvres méritoires, assure les bénédictions à sa mémoire et ces bénédictions, les sages en conviennent, sont un gage d'immortalité. Prodigue tes soins à l'arbre de la bienfaisance et tu en recueilleras les fruits. Sois généreux : demain, au tribunal de Dieu, les récompenses seront proportionnées aux mérites, et celui qui aura marché avec le plus de fermeté dans cette voie, obtiendra la plus haute dignité dans le royaume des deux. Celui qui, retenu dans les entraves de la honte et du péché, compte cependant sur une récompense imméritée, celui-là sera livré à de cruels remords et se mordra les poings de n'avoir pas su profiter du moment propice (litt. de n'avoir pas cuit son pain quand le four était chaud).

L'anachorète et le tyran.

Aux confins de là Syrie vivait un sage qui, renonçant au monde, s'était retiré dans une grotte ; grâce à sa résignation il trouvait dans cet antre ténébreux des trésors de contentement (46). Son nom était Khodâdoust et la frêle enveloppe de son corps cachait l'âme d'un ange. Les grands dont il ne visitait jamais la demeure se présentaient respectueusement devant la sienne. — L'initié au cœur inspiré cherche dans la mendicité le moyen de dompter ses convoitises, et quand la passion l'obsède de ses exigences, il la traîne de porte en porte pour la mortifier. — Le pays frontière où vivait ce voyant avait pour gouverneur un homme injuste dont la main de fer pesait lourdement sur ses sujets, homme violent, sanguinaire, impitoyable, dont les cruautés jetaient partout le deuil. Une partie de la population, fuyant l'opprobre et l'injustice, allait porter en tout lieu le nom détesté du tyran : les autres, les faibles au cœur ulcéré, mêlaient leurs malédictions au murmure des rouets (47). Hélas ! où pèse le bras d'un despote on ne voit plus de lèvres souriantes. Ce tyran venait parfois visiter Khodâdoust, mais il n'en obtenait même pas un regard; il lui dit un jour : « Homme aimé du ciel, ne vous détournez plus de moi avec dédain : vous savez toute l'affection que je vous ai vouée, pourquoi me témoigner tant de haine? Oublions que je suis le maître de ce pays : n'ai-je pas droit du moins aux mêmes égards qu'un simple derviche ? Je ne vous demande pas de me mettre au premier rang, mais soyez pour moi ce que vous êtes pour les autres. — Le pieux solitaire entendit ces paroles et répondit avec amertume : « O roi, prête l'oreille : ton existence est une calamité publique et je ne puis me complaire aux souffrances de tout un peuple. Comment t'accorderais-je une vaine amitié lorsque je sais que Dieu voit en toi un ennemi ? Tes sentiments hostiles à l'égard de l'ami (Dieu) ne me permettent pas de te considérer comme un ami (48). Au lieu de venir, sous les dehors de l'amitié, déposer un baiser sur ma main, va et aime ceux qui m'aiment. On pourra arracher la vie à Khodâdoust, mais on ne le contraindra pas d'aimer un ennemi de Dieu. « — Je doute qu'il dorme d'un sommeil paisible, le tyran dont les violences troublent le sommeil de ses victimes.

Conseils d'humanité.

Roi de la terre, n'opprime pas les humbles : la fortune est inconstante. Ne persécute pas les faibles, ils peuvent l'emporter un jour et causer ta ruine. Je te le répète, ne renverse personne, tu peux être vaincu et tomber à ton tour. Ne méprise pas même le plus faible ennemi : je sais plus d'une haute montagne qui n'est formée que de cailloux amoncelés ; les fourmis, en s'agglomérant, triomphent du lion ardent aux combats, et le cheveu, plus fin qu'un fil de soie, devient, tressé, la plus solide des chaînes. Rien n'est plus doux en ce monde que de faire le bonheur de ses amis. Epuise ton trésor, mais ne laisse pas souffrir le peuple. Ne foule pas à tes pieds les droits d'autrui, tu peux tomber un jour sous les pieds d'un ennemi. — Et toi, opprimé, supporte avec résignation la tyrannie du plus fort ; la force sera plus tard de ton côté. Par ton courage montre-toi supérieur à la violence : l'énergie morale l'emporte toujours sur la force brutale. Que le sourire renaisse sur les lèvres desséchées de ceux qui souffrent, la dent cruelle du tyran sera un jour émoussée. — Le roi qui s'éveille aux sons de la fanfare prend-il souci de l'insomnie du veilleur de nuit ? Le voyageur préoccupé du soin de ses marchandises, a-t-il pitié de l'âne au dos ulcéré ? — O vous que le sort n'a pas jetés parmi les opprimés, pourquoi rester indifférents à leur détresse ? Je veux raconter à ce propos une anecdote et ce serait dommage de l'écouter d'une oreille distraite.

La famine de Damas.

La famine désolait Damas, famine si terrible que les amants eux-mêmes oubliaient l'amour. Le ciel avare refusait la pluie à la terre, les champs et les vergers se desséchaient, les sources les plus anciennes ne coulaient plus ; les yeux des orphelins étaient les seules sources qui ne tarissaient pas et si quelque fumée sortait encore de l'âtre, elle provenait des soupirs des veuves (sic). Les arbres, semblables à des derviches affamés, laissaient pendre leurs longues branches privées de fruits ; les collines étaient sans verdure et les réservoirs sans eau ; les sauterelles vivaient du jardin et les hommes des sauterelles. Dans cette extrémité, je rencontrai un mien ami qui n'avait plus que la peau sur les os ; je lui en témoignai ma surprise, car c'était un grand personnage, il possédait de hautes dignités et une fortune importante. « Ami généreux, lui demandai-je, quel accident du sort t'a réduit à ce fâcheux état ? » — Mais lui, d'une voix courroucée : « Es-tu fou, me répondit-il, et sied-il d'interroger les gens sur ce que l'on n'ignore pas ? As-tu donc oublié que le fléau est à son comble, que la misère publique a atteint ses dernières limites ? Le ciel ne laisse plus tomber sa pluie bienfaisante et les plaintes des hommes ne montent plus jusqu'au ciel. (49) —Je repris: « Que peux-tu craindre? le poison ne tue que là où il n'y a pas d'antidote. D'autres peuvent mourir dans le dénuement, mais toi, tu es riche; l'oiseau d'eau ne se préoccupe guère de l'inondation. » — Mon ami jeta sur moi un regard de pitié comme celui que le savant jette sur l'ignorant. « Mon cher, répondit-il, l'homme de cœur ne reste pas sur le rivage, quand les flots entraînent ses compagnons. Ce n'est pas la faim qui pâlit mes joues, mais l'angoisse de ceux que la faim torture. Le sage redoute la souffrance autant pour autrui que pour lui-même. Mon corps, Dieu merci, est exempt de blessures, mais l'aspect d'une blessure le fait frissonner d'horreur; l'homme bien portant partage la douleur du malade qui gémit à ses côtés. En voyant tant de malheureux mourir de faim, les boissons et les aliments ne sont plus pour moi que lie et poison. Un jardin délicieux perd tous ses charmes pour celui dont l'ami languit au fond d'un cachot. »

L'incendie de Bagdad.

Un incendie attisé par la souffrance du peuple éclata une nuit à Bagdad et dévora la moitié de la ville. Quelqu'un remerciait le destin qui avait épargné sa boutique ; un sage l'entendit et lui dit : « Egoïste, tu ne penses qu'à toi et tu consentirais à ce que le feu consumât la ville entière, s'il s'arrêtait au seuil de ta demeure ! » — Quel autre que le méchant peut se gorger d'aliments quand d'autres souffrent de la faim (le texte porte : se serrent le ventre avec une pierre). Le riche qui est témoin des misères du pauvre peut-il porter encore une bouchée à ses lèvres ? La mère dont l'enfant est malade, ne connaît plus le prix de la santé et, comme lui, elle se tord dans la douleur. Les voyageurs au cœur compatissant ne dorment pas en arrivant au menzil (lieu de halte) s'ils ont laissé des compagnons sur la route. En voyant un âne succomber sous sa charge de broussailles, un bon roi a le cœur oppressé. Heureux le lecteur béni du ciel à qui deux mots suffisent parmi tous les conseils de Saadi ; qu'il retienne cette parole, elle vaut tout le reste : « Si tu sèmes le chardon ne compte pas cueillir le jasmin. »

Tu as entendu parler sans doute des rois de Perse qui accablèrent leurs peuples d'exactions ? la splendeur de leur règne n'a pas eu plus de durée que la tyrannie qu'ils exerçaient sur le laboureur. Admire l'aveuglement d'un despote : le monde demeure et lui, il disparaît chargé de crimes. Heureux le prince qui observe la justice ; au jour de la résurrection, il trouvera un abri à l'ombre du trône de l'Eternel ! Quand Dieu veut le bonheur d'un peuple, il lui donne un souverain équitable et bon ; mais s'il veut la ruine d'une nation, il la livre à la merci d'un tyran. Les sages s'éloignent d'un roi inique parce qu'ils voient en lui le fléau de Dieu. C'est Dieu qui t'a donné la couronne, rends-lui des actions de grâce, le bonheur payé d'ingratitude est sans stabilité. En remerciant le ciel du trône et des biens qu'il te dispense ici-bas, tu t'assures une couronne et des trésors impérissables; mais si tu abuses de ta puissance de roi, tu deviendras un mendiant. Un prince n'a plus droit au sommeil, s'il laisse le faible à la merci du fort. Garde-toi de la plus minime injustice : le roi est le berger et le peuple est le troupeau ; mais s'il s'abandonne à l'arbitraire et à la violence, le roi n'est plus qu'un loup devant lequel on fuit avec terreur. Il s'inspire mal et suit une route funeste, le chef qui opprime ses vassaux ; tôt ou tard la tyrannie cesse, mais le nom du tyran se transmet à travers les âges. Si tu veux épargner les outrages à ta mémoire, pratique le bien afin que ton nom soit à l'abri de tout reproche.

Le bon et le mauvais roi.

On raconte que dans une contrée située aux limites de l'Occident vivaient deux frères issus du même père; tous deux guerriers d'humeur altière, beaux et instruits tous deux et prompts à tirer le glaive. Leur père, les voyant si fiers et avides de combats, fit deux parts égales de son royaume qu'il leur donna, afin que la jalousie ne fît pas naître entre eux une lutte fratricide. Il vécut encore quelques années et rendit son âme au Créateur ; la destinée rompit le fil de ses espérances, la mort brisa le pouvoir de son bras. Son vaste royaume, ses armées innombrables devinrent ainsi le partage de deux rois. Chacun d'eux adopta la voie qui lui semblait préférable : l'un la justice qui donne la gloire, l'autre la tyrannie qui accumule les richesses. L'aîné fut doux et humain, il prodigua l'aumône, soulagea l'indigence, multiplia les fondations pieuses et améliora le sort de l'armée. Il construisit des asiles de nuit pour les pauvres et accrut son armée en vidant son trésor. De toute part, dans ses heureuses provinces s'élevaient des acclamations joyeuses, comme elles retentissent à Chiraz en l'honneur d'Abou Bekr, fils de Saad, ce prince sage et glorieux (que le ciel féconde ses espérances !) Mais écoutez (la suite du) récit. Le jeune souverain épris de gloire, noble dans ses inclinations et sage dans sa conduite se conciliait le cœur de ses sujets; tous, grands et petits, remerciaient le ciel, matin et soir. Karoun (50) lui-même eût traversé avec sécurité les Etats de ce roi aux mœurs pures et simples comme celles d'un vrai soufi. Sous son règne, pas un cœur n'eut à se plaindre, je ne dis pas de la piqûre d'une épine, mais même du froissement d'une rose. La sagesse de sa politique lui assura la prépondérance sur les autres monarques et tous reconnurent son autorité.

L'autre frère, pour augmenter le prestige de sa couronne, greva de nouveaux impôts le peuple des campagnes ; il convoita la fortune des commerçants et les accabla d'exactions. Jaloux d'accroître son trésor, il ne consentit à y puiser ni pour lui-même, ni pour autrui. Le lecteur intelligent comprend la folie de cette conduite. Pendant qu'il demandait de l'or à la violence et à la trahison, son armée affaiblie se dispersait ; les marchands apprenant que l'injustice désolait le royaume de cet indigne souverain, cessèrent toute relation commerciale avec lui, l'agriculture dépérit et la misère devint générale. En même temps que la prospérité fuyait loin du pays, l'ennemi y pénétrait de vive force et, de concert avec la mauvaise fortune, l'étranger en foulait le sol sous les pieds de ses chevaux. Quels alliés fidèles restent au roi qui trahit ses serments ? d'où lui viendra l'impôt quand les campagnes sont dépeuplées ? Peut-il compter sur un retour de fortune lui, le déloyal, que les malédictions poursuivent ? Voué par la volonté immuable du ciel aux disgrâces du sort, ce roi resta sourd à la voix de la sagesse; il mourut (51) et les sages conseillers dirent à son frère : « Sire, recueillez les biens dont ce tyran n'a pas su jouir ; ses projets étaient vains et sa conduite insensée, puisqu'il demandait à l'arbitraire ce que la justice seule peut donner. » — Ainsi de ces deux frères l'un eut la gloire et l'autre l'infamie. La fin des méchants n'est jamais heureuse.

Un individu, perché sur une branche d'arbre, la coupait à la racine. Le maître du verger l'aperçut et dit : « C'est à lui-même que cet homme fait du tort (en s'exposant à une chute) et non pas à moi. » Sage parole et dont il faut tirer profit. Que ta main ne soit pas pesante sur les faibles : le mendiant qui n'est rien à tes yeux te traînera demain, toi monarque, devant le souverain juge. Veux-tu demain encore (dans le ciel) conserver ta couronne? ne te fais pas d'ennemi même parmi les plus humbles. Ta royauté passera éphémère et le pauvre, victime de tes iniquités, saisira hardiment le pan de ton manteau (pour te traîner au tribunal de Dieu). Evite de lever la main sur le moindre de tes sujets; si tu tombes sous leurs coups la honte sera pour toi, et quelle honte pour un prince d'être renversé par les derniers des hommes ! Les bons rois rehaussent l'éclat de la tiare par celui de la sagesse. Marche sans t'égarer sur les traces de ces excellents guides et, si tu veux connaître la vérité, écoute la voix de Saadi.

Ne va pas croire qu'il n'y ait rien au-dessus de la souveraineté ; le calme et la félicité parfaite ne se trouvent que dans le royaume des derviches. Plus le bagage est léger, plus l'allure est rapide ; c'est une vérité que les sages ne méconnaissent pas. Le pauvre n'a d'autres soucis que celui du pain quotidien ; les préoccupations d'un souverain sont vastes comme le monde qu'il gouverne. Le pauvre, quand il a gagné le pain de son souper, s'endort aussi heureux que le Sultan de Syrie (52). Peine et plaisir tout passe, tout s'efface dans la mort. Entre le front qui porte une couronne et celui qui s'incline sous le poids de l'impôt, entre le monarque dont la tête orgueilleuse se dresse au-dessus de Saturne et le disgracié qui gémit au fond d'un cachot, quelle différence y a-t-il encore lorsque le cheval de la mort les foule aux pieds l'un et l'autre ? La puissance et la fortune sont un malheur, et celui qu'on flétrit du nom de mendiant est en réalité le roi du monde.

Monologue du crâne.

Un jour, sur les bords du Tigre, un crâne adressa les paroles que voici à un pieux Soufi : « Moi aussi j'ai connu les pompes de la royauté ; une couronne a orné mon front, le ciel a favorisé mes vœux et la victoire mes armées. J'avais assujetti l'Irak à ma domination et déjà je convoitais la conquête du Kermân, lorsque mon corps est devenu la pâture des vers (kirmân, (53). Secoue la torpeur qui obscurcit ton esprit et recueille les sages conseils que les morts savent donner. »

L'homme bienfaisant n'a aucun mal à redouter, le méchant aucun bien à attendre. Quiconque fait le mal périt au milieu de ses œuvres mauvaises, comme le scorpion qui meurt dans sa prison (54). Si ton cœur n'est pas enclin à la charité, quelle différence y a-t-il entre ce cœur et une roche dure ? je me trompe, ami lecteur, la pierre, le fer et le bronze rendent des services. L'homme qui vaut encore moins qu'une pierre devrait mourir de honte. Ce n'est pas le titre d'homme qui donne la supériorité sur la brute, puisque celle-ci vaut mieux que l'homme criminel. Le sage seul est supérieur aux bêtes fauves et non pas celui qui se jette sur ses semblables avec la férocité des fauves. En quoi diffère-t-on de la brute lorsqu'on ne vit que pour manger et dormir? Les cavaliers que la mauvaise fortune égare sont devancés par de simples piétons (55). La bonté est une graine dont les fruits ne trompent jamais les espérances de qui la sème ; mais de ma vie, je n'ai vu la félicité véritable être le partage des méchants.

L'homme tombé dans le puits.

Un seigneur de village dont la cruauté eût fait trembler le lion le plus féroce (56) vint à tomber dans un puits : digne châtiment de ses méfaits. Il se lamenta comme le plus malheureux des hommes et passa toute la nuit à gémir. Un passant survint et lui jeta une lourde pierre sur la tête en disant : « Toi qui n'as été secourable pour personne, espères-tu qu'on viendra maintenant à ton secours ? Tu as semé partout le crime et l'iniquité, voilà les fruits que tu devais inévitablement recueillir. Qui songerait à guérir tes blessures, lorsque les cœurs souffrent encore de celles que ta lance leur à faites ? Tu creusais des fosses sous nos pas, il est juste que tu y tombes à ton tour. » — Deux sortes de gens, les uns bienfaisants, les autres pervers, creusent des puits pour leurs semblables : les premiers afin de désaltérer les lèvres desséchées du voyageur, les seconds pour enfouir leurs victimes. Si tu fais le mal, ne compte pas sur le bien, autant vaudrait demander au tamarisc le doux fruit de la vigne. Tu as semé de l'orge en automne, je ne pense pas que tu récoltes du froment pendant la moisson ; tu as cultivé avec sollicitude la plante du Zakoum (57), ne compte pas qu'elle produira des fruits, pas plus qu'une branche de laurier rose ne peut produire des dattes. Je te le dis encore, on ne récolte que ce qu'on a semé.

La cruauté de Haddjadj.

Un homme vertueux osa résister à Haddjadj, fils de Youçouf et lui parla avec une si courageuse indignation qu'il le laissa absolument sans réplique (58). Le prince jeta à son prévôt un regard qui signifiait : « étends le tapis de cuir (nata) et abats cette tête. » C'est toujours ainsi qu'un despote, à défaut d'arguments, fronce son front chargé de menaces. Haddjadj l'homme aux sombres pensées, au cœur de pierre, remarqua que cet homme aimé de Dieu, souriait et pleurait en même temps; il en fut surpris et lui demanda pourquoi il mêlait ainsi le sourire aux larmes. « Je pleure sur ma destinée, répondit le condamné, car je laisse après moi quatre petits enfants ; mais je souris en pensant que Dieu, dans sa clémence, me permet de mourir victime et non bourreau. » — Quelqu'un s'adressant à Haddjadj, lui dit : « Prince au cœur généreux, pourquoi sévir contre un vieillard ? daignez lui faire grâce : il est l'espérance et le soutien d'une famille, il serait injuste de comprendre celle-ci dans le même arrêt de mort. Soyez magnanime, montrez-vous clément et pardonnez. Pensez à ses enfants en bas âge ; en persécutant sa famille, ne devenez-vous pas l'ennemi de la vôtre ? Ne comptez pas sur la bienveillance des cœurs que vos rigueurs auront marqués au fer rouge. » — Sourd à ces sages conseils, le tyran répandit le sang de l'innocent. Hélas ! qui peut se soustraire aux arrêts de la destinée? La nuit suivante, un pieux personnage s'endormit en pensant à cette cruelle exécution ; il vit en songe le supplicié, l'interrogea et en reçut cette réponse : « Mon supplice n'a duré qu'un instant, mais celui qui l'a ordonné en subira le châtiment jusqu'au jour du jugement. » — Redoute les plaintes de tes victimes que la douleur tient éveillées, redoute leurs gémissements au lever du jour. Les malédictions que profère un innocent dans le silence des nuits te laisseront-elles insensible, ô tyran ? Le démon ne connaît pas le bonheur parce que jamais il n'a fait le bien : un bon fruit ne peut naître d'une semence empoisonnée (59). Sage était ce conseil d'un père à son enfant : « Mon fils, ne sois pas cruel envers les faibles, tu peux avoir affaire un jour à plus puissant que toi. » Loup stupide, ne crains-tu pas d'être mis en pièces par la panthère ? — Dans mon enfance, j'étais un tyran impitoyable pour tous ceux qui étaient sous ma dépendance. Mais, un jour, je reçus de plus fort que moi une vigoureuse taloche ; je cessais désormais de tourmenter les plus faibles. — Ne t'abandonne pas à l'insouciance, le sommeil est interdit aux paupières d'un roi ; soulage les maux de ton peuple et redoute toujours la force inéluctable du destin. — Un conseil sincère et dénué d'artifice est un breuvage amer, mais qui guérit le malade.

Le ver de Médine (60).

Un roi était atteint du dragonneau et son corps devenait mince comme un fuseau. Telle était sa faiblesse qu'il enviait le sort du plus misérable de ses sujets. — Le roi occupe la case d'honneur sur l'échiquier, mais une fois bloqué, il vaut moins que le simple pion. — Un courtisan se prosterna devant le malade et lui dit : « Sire, puisse votre règne ne jamais finir ! apprenez qu'il y a dans cette ville un homme béni de Dieu, dont la vertu est sans égale. Nul ne se présente devant lui sans obtenir aussitôt l'objet de ses vœux. Sa vie est exempte de toute tache ; le ciel éclaire son cœur et exauce ses demandes. Que le roi invoque contre son mal les prières de ce saint personnage et la miséricorde divine descendra sur la terre. » — Sur un ordre du roi, ses principaux officiers se rendirent chez l'auguste vieillard ; ils lui firent part de leur message et le fakir les suivit ; une humble tunique couvrait ses membres vénérables. « Homme sage, lui dit le prince, prie pour moi, car mon corps est attaché comme une aiguille à un fil (un ver) qui le dévore. » — Le vieillard au dos voûté par l'âge écouta cette demande avec colère et répondit d'une voix indignée : « Dieu n'est clément que pour les justes; pardonne si tu veux à ton tour obtenir le pardon ; mes prières ne peuvent être efficaces, tant que d'innocentes victimes gémiront au fond d'un cachot. Espères-tu donc que le ciel te sera favorable, si tu n'as pas de pitié pour ton peuple ? Implore d'abord le pardon de tes crimes avant de solliciter l'intercession d'un scheik pieux ; mes prières pourraient-elles obtenir ta guérison, lorsque tant de malédictions se lèvent contre toi? » — En entendant ces paroles, le roi barbare ressentit un dépit mêlé de honte, mais après un premier mouvement de colère, il rentra en lui-même et se dit : « Ce langage est celui de la vérité dont les accents ne doivent pas être étouffés ; » et sur-le-champ il fit mettre tous les prisonniers en liberté. — Le sage vieillard, après une oraison de deux rikaats (prosternation s) leva les mains au ciel et pria : « O Dieu, dit-il, toi qui as élevé la voûte céleste ; tu as traité cet homme en ennemi, aujourd'hui, accorde-lui la paix ! » Il achevait à peine cette prière que le roi se dressant sur son chevet, se levait vivement : la joie semblait lui donner des ailes, comme à l'oiseau qui a rompu ses entraves. Par son ordre, on répandit des perles et de l'or sur la tête du vieillard ; mais celui-ci, secouant sa tunique pleine de bijoux précieux, ajouta : « Les vrais trésors de ce monde ne peuvent imposer silence à la vérité. Roi, ne retombe pas dans tes égarements, si tu veux que le ver (richtèh) ne renaisse pas de lui-même. Tu as déjà fait une chute, veille sur tes pas, de peur de glisser une seconde fois. » — Croyez-en Saadi, car il dit vrai : Celui qui tombe ne se relève pas toujours. Le monde, ô mon fils, est un royaume instable et il n'est pas permis de compter sur sa durée. Le trône du prophète Salomon n'était-il pas porté, matin et soir, sur l'aile des vents, et cependant, tu lésais, il a disparu (rapide) comme le vent. Heureux celui qui emporte en quittant ce séjour des œuvres de sagesse et de justice ; oui, la palme appartiendra à l'homme qui se sera dévoué au bonheur de l'humanité. N'attache de prix qu'aux biens qu'on peut transporter dans la vie future et non aux vains trésors qu'on amasse pour les laisser après soi.

Regrets d'un roi d'Egypte.

Un grand prince qui régnait sur l'Egypte venait d'être renversé par le choc de la maladie : son noble et beau visage pâlissait comme le soleil au déclin du jour. Les médecins se désespéraient de ne pas trouver dans leur art de remède contre la mort : car toute royauté doit finir et disparaître, excepté celle du Dieu tout-puissant et éternel. — Au moment où sa vie allait s'évanouir dans les ténèbres du trépas, on entendit ses lèvres expirantes murmurer ces paroles : « L'Egypte n'eut jamais un maître aussi puissant que je l'ai été, mais cette puissance n'était que néant, puisque c'est là qu'elle devait aboutir. J'avais amassé les biens de ce monde, au lieu de les dépenser et voici que je m'en vais comme le plus pauvre des hommes ! » — Les richesses d'ici-bas ne profitent qu'au sage qui sait les dépenser pour lui même et pour les autres. Efforce-toi d'acquérir des biens durables puisque ceux qu'on laisse après soi sont une cause d'inquiétudes et de regrets. Vois ce moribond dont la tête repose sur l'oreiller de l'agonie; il étend ses bras comme s'il voulait à la fois donner et repousser ; à cette heure suprême où sa langue est paralysée de terreur, il semble te dire par ce geste : « Etends une main pour faire l'aumône, et repousse de l'autre les passions et l'injustice. Que ta main s'emplisse de bonnes œuvres, tandis qu'elle a la vie et la force ; bientôt tu ne pourras plus la tirer hors du linceul. La lune, les pléiades, le soleil continueront à luire dans le ciel, mais ta tête ne soulèvera pas la dalle du sépulcre. »

La forteresse de Kyzyl Arslan (61).

Kyzyl Arslan possédait un château fort dont le faîte dépassait la cime du mont Elvend : retranché dans ses murs le roi n'avait rien à désirer et ne craignait personne. Les routes qui conduisaient à cette place étaient tortueuses comme les boucles de cheveux de jeunes fiancées, et au milieu de ses massifs de verdure, le château avait l'aspect étrange d'un œuf posé sur un plat de lapis-lazuli. On raconte qu'un pieux Soufi arrivant de contrées lointaines se présenta chez le sultan ; c'était un sage que les voyages et le spectacle du monde avaient instruit, un cœur magnanime plein de sagesse et de persuasion, un philosophe éloquent et d'une science profonde. Kyzyl Arslan lui demanda : « Dans le cours de vos voyages avez-vous trouvé une situation plus forte que celle de ce château ? » — Il est splendide, répondit le sage, mais je doute de sa solidité. N'a-t-il pas appartenu avant vous à des princes qui, après y avoir fait un court séjour, ont dû l'abandonner? D'autres après vous n'en seront-ils pas possesseurs et ne recueilleront-ils pas le fruit de vos espérances ? Sans vous égarer dans de lointains souvenirs, rappelez-vous le temps du roi votre père : la destinée l'a relégué au fond d'une retraite (le tombeau) où il ne possède plus une obole : dépouillé de ses biens, délaissé de ses amis, son seul espoir est en la miséricorde de Dieu. » — Aux yeux du sage, le monde est sans valeur, puisqu'il passe sans cesse en d'autres mains. — Un homme à l'esprit égaré (un extatique) adressa un jour ces paroles au souverain de la Perse : « Héritier du royaume de Djamschid, si la fortune et la royauté étaient demeurées fidèles à ce prince, seriez-vous assis aujourd'hui sur son trône? Quand même vous posséderiez les richesses immenses de Karoun, elles s'évanouiront et vous n'emporterez de ce monde que le fruit de vos bonnes œuvres. »

Autre anecdote sur le même sujet.

Alp Arslan avait rendu son âme au Créateur de la vie et son fils (Mélik-Schah) venait de poser la couronne sur sa tête. Le roi défunt avait abandonné le trône pour le tombeau, car personne ne demeure en ce séjour d'affliction (le texte porte dans cette cible). Le lendemain, un de ces sages que l'on traite de fous (un illuminé, un Soufi), rencontra le cortège du nouveau roi et s'écria : « Admirable chose en vérité qu'une royauté et un trône placés sur le bord d'un précipice ! Le père est parti et le fils a déjà le pied à l'étrier (pour partir à son tour). Voilà bien le train de la vie humaine, de cette vie fugitive, inconstante et perfide ; ici un vieillard touche au terme de sa course, là un enfant sort de son berceau. Garde-toi de t'attacher à ce monde, c'est un étranger, un musicien qui va chaque jour chez de nouveaux convives. Est-il permis d'aimer une fiancée qui chaque matin prend un nouvel amant ? Sois bon et bienfaisant pendant que le village est à toi ; l'an prochain, il aura un autre maître.

Keïkobâd et l'immortalité des rois (62).

Un sage faisant des vœux pour Keïkobâd avait dit : « Puisse ton règne être éternel ! » Un courtisan désapprouva cette expression. « Un homme intelligent, dit-il, ne souhaite pas l'impossible. Connais-tu un seul Chosroès depuis Féridoun, Zohak et Djamschid à qui la mort n'ait ravi la couronne ? De pareilles exagérations déparent le langage de la raison. Quand on voit que tout passe ici-bas, est-il permis de promettre à quelqu'un l'immortalité ? » — Le sage répondit : « Oui, sans doute, un homme prudent ne doit rien dire qui puisse être blâmé. Aussi n'ai-je point souhaité au roi une existence éternelle : j'ai simplement demandé à Dieu de lui faciliter le bien, de le rendre vertueux et intègre, de le diriger dans les voies de la vérité afin que, détachant son cœur d'une royauté éphémère, il fixât sa demeure dans un autre royaume. C'est en ce sens qu'un roi peut être appelé immortel : il passe seulement d'un trône à un autre ; s'il est pieux et vertueux, la mort ne l'épouvante pas, car dans un autre séjour encore (le ciel) la royauté l'attend. Lorsqu’à ses trésors, à sa puissance, à ses armées, aux splendeurs de sa cour, il joint la pureté du cœur et la sagesse, il peut compter sur une félicité sans fin. Si, au contraire, il opprime son peuple, sa vie éphémère n'est qu'un combat. Pharaon persista dans ses erreurs funestes et sa puissance l'abandonna sur le seuil de la mort (63).

L'âne mutilé.

Un roi du Ghour avait fait enlever des ânes; les malheureuses bêtes accablées de fardeaux trop lourds et privées de fourrage périssaient au bout de quelques jours. — Le méchant que le sort élève au pouvoir opprime cruellement les pauvres ; le riche égoïste jette du haut de sa terrasse poussière et immondices sur le toit de son humble voisin. — Le despote sortit de la ville pour chasser ; il lança son cheval sur le gibier avec tant d'ardeur que la nuit le surprit loin de son escorte; seul et ignorant le chemin, il se jeta à tout hasard dans un village (64). Au même moment un habitant du village, un de ces paysans pleins d'années et d'expérience, disait à son fils : « Mon enfant, évite de mener demain ton âne à la ville; là-bas règne un maître inique., impitoyable; puissé-je le voir bientôt porter du trône sur le cercueil! cet homme obéit aveuglement aux suggestions des Dives et les plaintes de ses victimes montent jusqu'au ciel; la sécurité et le bonheur ont disparu de son royaume et n'y renaîtront que lorsque ce scélérat à l'âme noire roulera au fond des enfers, poursuivi par les malédictions de ses sujets. » — Père, répondit le jeune homme, la route est longue et difficile et je ne puis la parcourir à pied ; penses-y et éclaire-moi de tes conseils, toi dont l'expérience est plus grande que la mienne. » — Le vieillard reprit : « Si tu m'en crois, prends une grosse pierre et meurtris les jambes et les flancs de ton âne à coups redoublés ; ainsi mutilée et boiteuse, cette bête n'aura plus de prix aux yeux de ce misérable. Imite le prophète Khidr qui brisa le bateau pour réduire à l'impuissance un despote orgueilleux, un tyran qui, pour une année de rapines et de brigandage, a voué son nom à l'infamie pendant des siècles. » — Le jeune villageois écouta ces conseils et se garda bien de désobéir à son père ; il frappa son âne à coups de pierre et le mit dans l'impossibilité de marcher. — « C'est bien, dit le paysan, maintenant va à tes affaires et mets-toi en route. » Le jouvenceau se joignit à une caravane (qu'il suivit à pied) en proférant les malédictions que la haine lui suggérait, tandis que son père, levant les yeux au ciel, priait en ces termes : « Seigneur, par les mérites des saints prosternés sur le tapis de la prière (sidjadèh), je t'en conjure, ordonne à la mort de m'épargner jusqu'à ce que je sois vengé de ce tyran maudit! Si je ne pouvais repaître mes yeux du spectacle de sa mort, je ne reposerais pas en paix dans la nuit du tombeau. L'homme méchant vaut moins qu'une femme ; le chien est moins vil que l'homme qui persécute ses semblables, le mignon qui se perd dans la débauche est moins infâme que l'homme qui se fait le bourreau de son prochain. » — Le roi écoutait tout cela et ne soufflait mot. Il attacha son cheval et se coucha sur la couverture de feutre; mais troublé, torturé par les remords, il ne dormit pas et compta les étoiles.

Cependant dès que l'oiseau matinal commença à saluer l'aurore par ses chants, le tyran oublia les angoisses de cette nuit d'insomnie ; les cavaliers qui avaient couru toute la nuit à sa recherche, reconnurent, au matin, les traces de son cheval. Apercevant le roi à cheval au milieu de la plaine, ils mirent pied à terre et volèrent à sa rencontre (65); ils se prosternèrent devant lui, tandis que l'armée entière s'avançait, tumultueuse comme les vagues de la mer. Le roi et ses courtisans firent halte; on dressa la table et un festin royal fut servi. Un des plus anciens serviteurs du roi, son chambellan pendant la nuit, son confident pendant le jour, lui demanda : « Quelle hospitalité le roi a-t-il reçue dans ce misérable village ? Quant à nous, nous étions torturés par l'inquiétude et l'attente. » — Le roi se garda bien de raconter sa disgrâce, mais s'approchant de son favori il lui glissa ces mots à l'oreille : « Personne ne m'a offert une aile de poulet, mais j'ai reçu bon nombre de rebuffades (litt. de ruades d'âne). » Au milieu du tumulte et de l'ivresse du festin, le souvenir du paysan de la veille se présenta à son esprit, il l'envoya chercher ; le pauvre homme fut étroitement garroté et jeté aux pieds du trône. Le prince impitoyable tira son glaive ; l'infortuné se voyant perdu sans ressources et pensant que son dernier jour était arrivé, dit tout ce qu'il avait sur le cœur. — La pointe (litt. la langue) du roseau court plus rapide sous l'étreinte du canif. — Convaincu qu'il n'échapperait pas à la fureur de son ennemi, il vida sans hésiter son carquois ; relevant son front où le désespoir était empreint, il s'écria : « L'homme condamné à la nuit du tombeau ne dormira pas dans son lit. Roi, je ne suis pas le seul à dire que tu es maudit du ciel ; non, ce n'est pas moi seulement, c'est tout un peuple qui dénonce tes cruautés; en me tuant tu n'auras qu'un accusateur de moins. Les violences de ton règne ont répandu dans le monde entier le nom du tyran; pourquoi assouvir ta fureur sur moi seul ? Ce que j'ose te dire en face, d'autres le répètent derrière toi. Pourquoi serais-je l'unique objet de ta haine, fais donc mourir tout un peuple, si tu le peux. Mes accusations t'irritent? Sois juste et elles n'auront plus de raison d'être ; mais ne compte pas, en te conduisant comme un tyran, avoir la réputation d'un bon roi. Ce langage offense tes oreilles, n'est-ce pas ? Ne t'expose plus à l'entendre et tu le peux, non pas en tuant une victime innocente, mais en renonçant à l'injustice. J'admets que tu aies encore ici-bas quelques jours de bonheur; mais, tôt ou tard, le tyran meurt et les malédictions lui survivent. Comment goûterais-tu un sommeil tranquille, si ton peuple veille dans les angoisses? Ecoute les avis que la sagesse m'inspire, tu aurais à te repentir de ne pas y prêter l'oreille. Quel prix peuvent avoir pour toi les flatteries qu'une troupe de courtisans te prodigue, et leurs acclamations ont-elles quelque douceur quand, derrière leurs rouets, les veuves te maudissent? » — Ainsi parla cet homme sous la menace du glaive et offrant sa poitrine aux flèches du destin. Le roi, secouant l'ivresse de l'orgueil, revint à la raison; la voix du bienheureux Serosch (voir ci-dessus), lui fit entendre ces mots : « Renonce à punir ce vieillard, tu ne te délivrerais que d'un seul d'entre les milliers d'hommes (qui te haïssent). » Après avoir réfléchi quelque temps, le roi lui accorda sa grâce ; de ses propres mains, il défit ses liens, il lui baisa la tête et le pressa dans ses bras; puis il lui conféra toutes sortes de dignités et fit fructifier l'arbre de ses espérances. Cette histoire se répandit par le monde et prouva que le bonheur marche sur les traces des justes.

Les leçons que te donnent les philosophes ne valent pas celles que tu reçois d'un homme simple qui s'exprime sincèrement sur tes défauts. Demande la vérité à ton ennemi; un ami est toujours disposé à tout approuver. Les flatteurs ne sont pas tes amis, tes vrais amis sont ceux qui te censurent. C'est une faute de donner du sucre au malade quand une potion amère peut seule le sauver. Aux observations d'une indulgente amitié, préfère les reproches d'un franc ennemi, personne ne te donnera de meilleurs conseils et, si tu es intelligent, un seul mot devra te suffire.

Le khalife Mamoun et la jeune esclave (66).

Mamoun, lorsqu'il fut investi du khalifat, acheta une esclave jeune et belle, au visage resplendissant comme le soleil, au corps délicat comme le rosier, pleine à la fois de raison et d'enjouement. Ses ongles (teintés de henné) semblaient trempés dans le sang des victimes que faisait sa beauté et au-dessus de ses yeux d'enchanteresse un sourcil peint en noir s'arquait comme le halo autour du soleil. La nuit venue, cette ravissante fille des houris se déroba aux baisers de Mamoun. La colère s'alluma dans le cœur du khalife et il fut sur le point de fendre en deux moitiés, comme la constellation des Gémeaux, cette tête charmante. « Prenez ma vie, s'écria la belle, faites tomber ma tête sous le tranchant de votre cimeterre ; mais épargnez-moi vos étreintes amoureuses. » — Quel est le motif de l'aversion que tu me témoignes, demanda le prince, et qu'ai-je fait pour te déplaire ? — « Tuez-moi, reprit-elle, je m'offre à vos coups : l'odeur de votre haleine est pour moi un supplice odieux ; le glaive ennemi, la flèche meurtrière, tuent d'un seul coup, mais votre bouche donne la mort lentement. » Le roi illustre écouta cet aveu avec une colère mêlée de tristesse ; le chagrin le priva de sommeil toute la nuit. Dès le lendemain, il convoqua les plus savants (médecins) de tout pays et il eut l'art de les faire causer. Malgré la préoccupation que lui inspirait son ressentiment contre l'esclave, il apprit de ces sages une recette qui donna à sa bouche la fraîcheur de la rose. Il rendit alors à la jeune fille les faveurs de son lit et de son intimité, en ajoutant : « C'est ma meilleure amie, puisqu'elle a eu le courage de me révéler mes défauts. » — Le véritable ami, à mon sens, est celui qui me signale les pierres et les ronces du chemin. Dire au voyageur qui s'égare : « tu es dans le bon chemin, » est une trahison et une méchanceté. — Celui à qui on ne signale pas ses défauts les prend volontiers pour des qualités. Pourquoi faire l'éloge du miel et du sucre en présence du malade à qui il faut de la scammonée ? (67) Le droguiste a raison de dire que pour obtenir la guérison on doit accepter une médecine nauséabonde. Saadi, lui aussi, vous dit : « Voulez-vous un breuvage salutaire, résignez-vous à l'amertume de mes conseils : mais ils sont passés au crible de la sagesse, et le miel de la poésie en diminue l'amertume. »

Le roi injuste et le derviche.

J'ai ouï raconter qu'un pieux derviche encourut la disgrâce d'un puissant monarque : sans doute son langage trop sincère avait blessé le roi dans son orgueil. Celui-ci chassa le pauvre homme de sa Cour et le fit mettre en prison : ces excès de pouvoir sont fréquents chez les princes. Un ami fit remarquer tout bas au prisonnier combien ses paroles avaient été inopportunes. « Transmettre les ordres de Dieu, répondit le fakir, est un devoir pour ceux qui l'adorent. Quant à la prison, elle ne m'épouvante pas, car je sais que je n'y demeurerai pas plus d'une heure. » Si secret qu'eût été cet entretien, il parvint aux oreilles du roi qui sourit dédaigneusement en ajoutant : « Le malheureux s'abuse, il ne sait pas qu'il doit mourir en prison. » Un page fut chargé d'en informer le derviche. Celui-ci répondit : « Retourne auprès de Chosroès et dis-lui de ma part : le chagrin n'a plus de prise sur mon cœur, car la vie a la durée d'une heure et pas davantage. Les faveurs royales ne peuvent me réjouir non plus qu'un arrêt de mort ne saurait m'émouvoir. Tu es roi, tu possèdes une armée et des trésors ; moi, je suis chargé de famille, pauvre et sans défense; mais dans une semaine, quand nous aurons franchi le seuil de cette vie, la mort nous fera égaux. Arrache ton cœur aux séductions de ce monde périssable et prends garde que les soupirs de tes victimes n'attisent pour toi les flammes de l'enfer. Combien de tyrans, avant toi, ont amassé des richesses et, par leurs violences, ont répandu le deuil sur la terre. Conduis-toi de façon à laisser un souvenir béni ; éloigne de ta tombe les malédictions. Malheur à qui jette les bases de l'iniquité, la postérité le maudira comme l'auteur de ses souffrances. C'est en vain qu'un conquérant parvient au comble de la puissance, ne doit-il pas disparaître un jour dans la poussière du sépulcre ? » — Le roi, impitoyable, irrité des remontrances du prisonnier, ordonna qu'on lui arrachât la langue. Le saint homme initié aux secrets de Dieu, se contenta de répondre : « L'arrêt que tu viens de prononcer me laisse impassible. Que m'importe de perdre la langue, Dieu n'entend-il pas le langage du cœur ? Ni la pauvreté, ni la torture ne m'effrayent, puisque, au bout de tout cela, est une éternité de bonheur. » — Homme, si tu meurs comme un sage, les gémissements des pleureuses seront pour toi un cri de fête.

Le lutteur et le squelette.

Un lutteur disgracié de la fortune et dénué de toutes ressources ne trouvait jamais ni à dîner ni à souper. Pressé par la faim impérieuse, il s'employait à porter de la terre sur son dos ; le métier d'athlète ne fait guère vivre son homme. Dans cette condition misérable son cœur s'épuisait dans la douleur et son corps dans la fatigue. Tantôt il déclarait la guerre à ce monde égoïste, tantôt il maudissait la fortune ennemie ; un jour, à l'aspect du bonheur d'autrui, il refoulait dans sa gorge des larmes amères; un autre jour, éperdu de chagrin, il s'écriait : « Vit-on jamais une existence plus misérable que la mienne! D'autres réunissent sur leur table miel, volaille et agneau; moi je ne puis même mettre un légume sur mon pain. A dire vrai, c'est chose injuste que je sois à demi-nu quand le chat lui-même a sa fourrure. Que je serais heureux si, tandis que je pétris l'argile, quelque trésor me tombait sous la main ; je pourrais alors vivre à ma guise et secouer la poussière de la pauvreté ! » Un jour qu'il creusait le sol, il trouva un crâne (litt. une mâchoire) rongé de vétusté dont les débris couverts de terre étaient disjoints et les dents disparues ; mais de cette bouche sans langue sortaient de sages conseils. « Ami, lui disait-elle, supporte patiemment ta misère. Regarde, n'est-ce pas ainsi que finit toute chose, la bouche qui a savouré le miel et celle qui n'a dévoré que ses regrets (litt. le sang de son cœur) ? Ne te plains pas des vicissitudes de la sphère inconstante, longtemps encore elle tournera et nous ne serons plus. » Ces pensées en se présentant à son esprit en éloignèrent le triste cortège du chagrin. « Être sans raison ni sagesse, se dit-il à lui-même, supporte courageusement tes maux, au lieu de te consumer dans les regrets. L'homme qui plie sous un lourd fardeau et celui qui du front touche les cieux, l'un et l'autre, quand vient la catastrophe suprême, oublient leur condition première. Le chagrin s'évanouit comme la joie et rien ne survit, sauf la rétribution des œuvres et la bonne renommée. La bienfaisance subsiste et non le trône et la couronne. » — Grands de la terre, faites le bien si vous voulez laisser un bon souvenir ; ne tirez vanité ni de votre cour somptueuse ni de votre puissance, d'autres les ont possédées avant vous et les posséderont quand vous ne serez plus. Voulez-vous préserver votre trône d'une chute prochaine, donnez tous vos soins à la religion et à vos sujets, et puisque il faut quitter la vie, répandez l'or (de l'aumône), à pleines mains. Quant à Saadi, il n'a pas d'or, mais il prodigue les perles (de la poésie).

Sévères exhortations d'un soufi.

Un roi tenait sous son joug tyrannique une vaste contrée. Pendant son règne, les journées de ses sujets étaient sombres comme la nuit et leurs nuits pleines de terreur d'insomnie (Variante : les meilleurs d'entre eux passaient le jour dans le trouble et la nuit dans les larmes et la prière). Quelques-uns de ces malheureux allèrent trouver le saint de l'époque (68), et se plaignirent amèrement à lui du despote qui les opprimait : « Vieillard sage et favorisé du ciel, disaient-ils, inspire à ce méchant la crainte de Dieu. » — « Je regretterais, répondit le dévot, d'invoquer devant lui, le nom de l'Ami (Dieu), car tous les hommes ne sont pas dignes de recevoir ses messages. » — Devant le pécheur qui s'est éloigné de Dieu, garde-toi de prononcer le nom de la Vérité. Révéler les mystères divins au méchant c'est semer le bon grain sur une terre ingrate : insensible à tes enseignements, il te considère comme un ennemi, et te rend les tourments que ta parole lui inspire. — Mais toi, prince (69), tu marches dans les voies de Dieu et le cœur de ceux qui proclament la vérité en est fortifié. La propriété du sceau est de laisser son empreinte sur la cire molle, mais non sur la pierre dure. Pourquoi serais-je surpris d'être haï par le méchant, c'est la haine du voleur contre le gardien. Toi aussi, prince, tu es le gardien de la justice et du droit, que Dieu te conserve en sa sainte garde ! — Mais ce n'est pas à toi, la raison nous le dit, qu'il faut rendre grâce ; c'est à Dieu, à ce Dieu qui, dans sa bonté infinie, t'a permis de le servir pour le bonheur de tous, au lieu de te condamner comme tant d'autres à une vie stérile et sans mérites. Chacun travaille ici bas, mais la récompense n'est pas accordée à tous. Ce n'est pas par tes efforts que tu te rends digne du ciel, non, Dieu a mis en toi le caractère de ses élus. Qu'il te donne la lumière du cœur, un règne paisible, la stabilité et la grandeur ! Puisse-t-il t'accorder une vie heureuse et une bonne mort, agréer tes hommages et exaucer tes vœux !

Règles de gouvernement; conseils politiques et militaires.

Tant que des négociations habiles peuvent assurer le succès d'une affaire, la douceur est préférable à l'emploi de la force ; quand on ne peut vaincre par les armes, c'est à la modération à fermer les portes de la guerre. La bienfaisance est le talisman le plus efficace contre les agressions de l'ennemi ; au lieu de chausse-trappes (70) sème l'or sous ses pas, tes bienfaits émousseront ses dents acérées.

L'empire du monde appartient à l'habileté et à la ruse ; baise la main que tu ne peux mordre ; prodigue les caresses à ton ennemi, comme tu le ferais à ton ami, en attendant l'occasion de l’écorcher vif. Grâce à la ruse, Roustem qui retenait Isfendiâr dans les fers, Roustem lui-même a été fait prisonnier (71). Redoute les coups même du plus humble adversaire : c'est la goutte de pluie qui forme les torrents. Mais ne te montre pas impitoyable et, si faible qu'il soit, préfère son amitié à sa haine : avoir plus d'ennemis que d'amis, c'est rassurer les premiers et briser le cœur des seconds.

Prends garde d'attaquer une armée supérieure en nombre à la tienne ; ce serait frapper du poing le tranchant d'une lancette. N'oublie pas qu'il y a de la lâcheté à s'acharner sur les faibles. Quand même tu aurais la vigueur de l'éléphant et les griffes du lion, crois-moi, la paix vaut mieux que la guerre. Epuise d'abord tous les moyens et il te sera permis ensuite de tirer le glaive (72). Il ne faut ni détourner la tête, si l'ennemi demande la paix, ni tourner bride s'il veut la guerre. Que s'il renonce de lui-même à la lutte, ton autorité et ton crédit seront mille fois plus grands ; s'il donne au contraire le signal du combat, tu n'en porteras pas la responsabilité devant Dieu. Une fois la guerre déclarée, sois tout à la guerre ; ce serait folie d'opposer la bienveillance à la haine ; parler le langage de la bonté au méchant qui t'attaque, c'est accroître son orgueil et son insolence (73). Réunis tes chevaux de race, tes guerriers intrépides, et tire vengeance de sa déloyauté. Mais dès qu'il revient à la raison et à la modération, n'écoute plus les inspirations de la colère. Lorsque, impuissant et vaincu, il se présente au seuil de ton palais, désarme ton cœur et étouffe ton ressentiment ; s'il demande l'aman, sois généreux et pardonne; mais méfie-toi encore de ses perfidies.

Ne néglige pas les leçons des vieillards, l'expérience est le fruit de la vieillesse ; aussi puissants que le glaive des jeunes guerriers, leurs conseils peuvent renverser une tour d'airain. — Au plus fort de la mêlée, ménage-toi une retraite ; sait-on pour qui la victoire va se déclarer ? Si ton armée cède et se débande, ne fais pas le sacrifice inutile de ta vie. Quand tu es à l'une des ailes, cherche ton salut dans la fuite ; au centre, revêts le costume de l'ennemi. Seriez-vous mille contre deux cents, une fois la nuit venue ne demeure pas en pays ennemi : à la faveur des ténèbres, cinquante cavaliers qui sortent de leur retraite répandent la terreur comme s'ils étaient cinq cents. Dans les marches de nuit, crains avant tout les embuscades. Laisse une journée de marche entre l'ennemi et toi, avant de dresser tes tentes ; tu n'auras plus à redouter alors le choc de ses armes et fut-il Afrasiâb lui-même, tu l'extermineras. Après une journée de marche, ses forces sont épuisées; tombe avec des troupes fraîches sur ses soldats harassés et mets ainsi à profit la faute qu'il a commise. Sa défaite accomplie, abats ses drapeaux et ne laisse pas à ses blessures le temps de se fermer. Mais ne t'acharne pas à sa poursuite de façon à t'éloigner des tiens ; car bientôt, au milieu de nuages de poussière, tu serais enveloppé par les lances et les javelots. Une armée bien disciplinée ne laisse pas son chef sans défense, pour courir au butin, et les prouesses du champ de bataille ont moins de prix pour elle que le salut de son roi. — Il faut récompenser les braves soldats dans la mesure de leur mérite, afin qu'ils affrontent de nouveau la mort et qu'ils se jettent sans hésiter sur les hordes de Gog et de Magog. Prodigue tes faveurs à l'armée en temps de paix pour la retrouver forte et vaillante en temps de guerre. Assure-toi d'abord de son dévouement, sans attendre que l'ennemi batte la charge. Pourquoi le soldat mal payé, mal nourri sacrifierait-il sa vie sur le champ de bataille ? Un roi sage conserve ses frontières par son armée et son armée par ses bienfaits ; bien nourrie et satisfaite elle lui donne la victoire, et paie de son sang la solde qu'on lui distribue. La laisser dans le dénuement est chose infâme et elle a le droit de refuser le secours de son bras au chef qui lui refuse l'accès du trésor. Peut-elle se distinguer dans les combats si elle est affamée et misérable (74) ?

Fais avancer contre l'ennemi des guerriers intrépides : aux lions oppose des lions. Laisse-toi guider par les chefs expérimentés, vieux loups depuis longtemps dressés à la chasse. Redoute moins la fureur du sabre que les stratagèmes habiles des vieillards; les jeunes héros triomphent du lion et de l'éléphant et succombent aux ruses du vieux renard. Heureux l'homme prudent, mûri par les vicissitudes de la vie ! heureux aussi et digne du succès le jeune prince qui ne ferme pas l'oreille aux leçons de l'expérience ! Veux-tu assurer la prospérité de ton royaume, ne confie pas aux jeunes gens les affaires importantes; place à la tête de l'armée un chef qui a vieilli sous le harnais et ne laisse pas aux novices le soin des entreprises difficiles ; on ne peut briser du poing une enclume de fer. Gouverner un peuple, commander une armée n'est pas un jeu d'enfant. Si tu veux éviter une ruine désastreuse, ne remets pas la direction des affaires en des mains incapables. Le bon chien de chasse tient tête à la panthère ; le lion ignorant des combats fuit devant le renard ; un jeune homme élevé par les femmes tremble au seul mot de guerre. La lutte, la chasse, le tir de l'arc et le mail, voilà ce qui forme le guerrier intrépide, avide de combats. L'homme énervé par l'atmosphère du hammam et des plaisirs, tremble quand s'ouvrent les portes de la guerre ; deux valets peuvent à grand peine le mettre en selle, un enfant suffit pour l'en jeter à bas. Tue le lâche qui fuit, tue-le s'il échappe aux coups de l'ennemi : un mignon est moins infâme que le soldat qui se dérobe au danger comme une femme. Gourguîn (75), en attachant sur ses épaules l'arc et le carquois, donnait à son fils ce sage conseil : « Si tu te proposes de fuir honteusement comme une femme, tiens-toi loin du champ de bataille et épargne cette honte à tes guerriers ; le cavalier qui se dérobe par la fuite, épargne sa vie aux dépens de celle de ses compagnons d'armes. » — La vraie bravoure est celle de deux frères d'arme, unis d'une amitié indissoluble, qui se jettent ensemble au plus fort de la mêlée : chacun d'eux rougirait de se soustraire aux flèches en laissant son frère dans les mains de l'ennemi. Mais dès que l'ami oublie l'ami, il n'est plus de salut pour toi que dans la fuite.

O roi glorieux, il y a deux classes de sujets que tu dois favoriser entre tous : les hommes de guerre et les hommes de conseil. Le plus grand parmi les grands souverains est celui qui protège le savant et le guerrier ; il ne faut pas regretter la perte de l'homme qui ne se distingue ni par le kalem, ni par l'épée. Protège donc l'écrivain et le soldat de préférence au chanteur. Quelle action virile peut-on attendre d'un être efféminé ? Quand l'ennemi se prépare au combat, c'est une honte de se laisser charmer par le sourire de l'échanson et les accords de la lyre. Combien de rois se sont adonnés au plaisir, dont le règne a eu la durée éphémère du plaisir!

Ce n'est pas seulement sur le champ de bataille qu'il faut craindre l'ennemi ; il est plus redoutable encore après avoir déposé les armes. Il se peut qu'il demande la paix à grands cris pendant le jour et que, la nuit venue, il tombe sur ton armée au repos. Un chef doit dormir vêtu de sa cotte de mailles, et non se coucher nu au fond de sa tente comme une beauté de harem. — La guerre doit être préparée en secret, puisque secrètes sont les agressions de l'ennemi. Un général prudent est toujours sur ses gardes, et ses éclaireurs doivent entourer comme un mur d'airain le gros de l'armée.

Entre deux voisins malveillants et faibles, la sagesse t'avertit de ne pas t’endormir dans une fausse sécurité, leur alliance secrète fait leur force. Pendant que tu amuses le premier par des négociations adroites, tombe sur le second et anéantis-le. Si un rival menace de t'attaquer, puise pour le combattre à l'arsenal de la ruse; fais alliance avec ses propres adversaires, afin de le réduire à l'impuissance. Mais si la discorde éclate dans le camp ennemi, tu peux laisser l'épée au fourreau : quand les loups s'entre-déchirent, l'agneau est à l'abri du danger.

Au moment même où tu tires le glaive, ménage-toi en secret une issue vers la paix : c'est à la paix que songent tacitement les plus vaillants généraux en déclarant la guerre. Gagne le cœur de tes soldats afin de pouvoir compter sur leur dévouement. Quand un officier ennemi tombe en ton pouvoir, ne te hâte pas de verser son sang : un des tiens peut à son tour être fait prisonnier, et tu ne le reverrais plus si tu condamnais l'ennemi blessé qui est entre tes mains. User de rigueur envers les vaincus, n'est-ce pas s'exposer à être vaincu par la mauvaise fortune? Quiconque a connu les tristesses de la captivité est doux et humain envers les captifs. Qu'un chef de rebelles vienne à se soumettre, traite-le avec douceur, pour que l'exemple de sa soumission se propage. Dix cœurs dont on gagne secrètement la sympathie valent mieux que cent incursions nocturnes.

Si tu comptes parmi tes alliés le parent d'un ennemi, prends garde à ses menées perfides : le souvenir de ses liens de famille fomentera la haine dans sofa cœur. N'accorde point créance aux paroles doucereuses d'un rival malveillant : le miel peut receler du poison. Pour vivre à l'abri des surprises, il faut voir des ennemis jusque dans ses propres amis : craindre partout les coupeurs de bourse, c'est le moyen de conserver la perle précieuse dans sa bourse.

Evite de prendre à ton service un officier qui s'est révolté contre son chef : ingrat envers son premier maître, il le sera envers toi. Redoute donc ses trahisons, et peu confiant en ses promesses et serments, place près de lui un espion secret ; au cheval nouvellement dressé on peut rendre les rênes, mais lui laisser la bride sur le cou, c'est le perdre sans retour. La victoire vient-elle de t'ouvrir une place forte, abandonne son gouverneur à ceux qu'il retenait en prison ; (avides de vengeance), ils boiront à longs traits le sang de sa gorge. Si tu enlèves une ville à un roi ennemi, sois plus juste envers les habitants qu'il ne l'était lui-même, pour que, dans le cas où il recommencerait les hostilités, ses anciens sujets se tournent contre lui. Si, au contraire, tu les tyrannises, il est inutile que tu barricades les portes de la ville : l'ennemi n'est plus seulement sous les murs, il est au cœur même de la place.

Combine sagement tes plans de campagne, mais évite de divulguer tes projets et de confier tes secrets à tout venant ; j'ai connu des traîtres parmi les confidents les plus intimes. Alexandre, quand il résolut de porter la guerre en Orient, tourna les portes de sa tente vers l'Occident, et Bahman, lorsqu'il menaçait le Zaboulistan, fit proclamer une marche à gauche et se dirigea sur la droite (76). C'en est fait de tes combinaisons les plus habiles, si un autre que toi en est le dépositaire.

Sois humain, ne cède ni à la violence ni à la colère, et la terre obéira à tes lois. A quoi bon la rigueur et les cruautés, quand la douceur suffit au succès d'une affaire ? — Veux-tu soustraire ton cœur à l'infortune, soulage le cœur des infortunés : ta véritable force n'est pas dans ton armée, recherche plutôt la sympathie des faibles. Les prières des pauvres au cœur plein d'espérance (c'est-à-dire des hommes voués à la contemplation, les hommes du tarikat), valent mieux que les prouesses de la bravoure militaire, et si tu es fort de l’appui des derviches, tu pourras vaincre même un Feridoun.

NOTES ET VARIANTES DU CHAPITRE PREMIER

(1) Le Sîmourgh, oiseau fantastique qui, dans les légendes de la Perse, joue à peu près le même rôle que l'invisible anka chez les Arabes. Il a, disent les poètes, le volume de trente oiseaux (sî-mourgh), et vit solitaire au sommet du mont Kâf, cette chaîne de montagnes inaccessibles qui entoure la terre. Pour les adeptes du Soufisme, le Sîmourgh est devenu l'emblème de la divinité ; il est, pour la même raison, le principal héros du poème mystique intitulé « le Langage des Oiseaux, » publié et traduit par M. Garcin de Tassy; voir surtout p. 40 et p. 234 de la traduction. Dans le Schah-nameh, l'oiseau fabuleux habite le mont Elbourz; c'est là qu'il nourrit et protège Zâl, père de Roustem, le champion légendaire de l'épopée persane.

(2) Allusion à la légende d'Abraham et de Nemrod : par ordre de ce tyran, le patriarche hébreu est jeté dans une fournaise ardente pour avoir brisé les idoles auxquelles ses compatriotes rendaient hommage; mais Dieu ordonne à Gabriel de descendre sur le bûcher, et aussitôt les flammes se convertissent en parterre de fleurs, aux yeux des spectateurs émerveillés, qui se hâtent d'abjurer l'idolâtrie. Voir l'extrait de Schems-eddîn Fassy, cité par S. de Sacy, Pend-nameh, p. 5 ; les commentaires du Coran pour le chapitre xxi, verset 69, et la traduction de la version persane de Tabari par M. Zotenberg, t. I, p. 145.

(3) Attar dit de même dans le Langage des oiseaux : « Au commencement des siècles, Dieu employa les montagnes comme des clous pour fixer la terre. Cette croyance est empruntée au Coran, lxxviii, 7. Cf. Prairies d'or de Maçoudi, t. I, p. 48; Reinaud, Introduction à la géographie des Orientaux, p. 177. S. et T. ajoutent ce vers qui pourrait bien n'être qu'une variante : « il a étendu la terre sur l'Océan, comme le tapis des saints sur les flots. » Il y a ici une allusion à un miracle souvent attribué aux chefs des sectes mystiques; on en trouvera un exemple dans le chapitre III.

(4) Jeu de mots (tas'hif) entre l'épithète soubhân « qu'il soit loué ! » et le nom propre de Sabhân Waïl, type de l'éloquence chez les Arabes. Saadi va jusqu'à prétendre dans son Gulistân, que cet orateur pouvait parler durant une année entière dans une assemblée sans répéter le même mot. (Traduction de M. Defrémery, p. 209 et note.) C'est ce que dit aussi le commentaire de Hariri, édition de Sacy, p. 42. J'ai réuni dans les notes des Colliers d'or de Zamakhschari, p. 123, différents passages relatifs à ce personnage, dont le nom est resté proverbial.

(5) Le commentaire de G. se sert d'une comparaison ingénieuse pour éclaircir ce passage d'un mysticisme assez confus : « l'intelligence humaine peut voir et bénir Dieu dans ses œuvres, mais il lui est interdit d'aller plus loin, et d'essayer de le regarder face à face; si elle s'efforce de pénétrer au-delà, elle retombe dans l'obscurité, comme l'œil qui est ébloui et obscurci s'il se fixe sur les rayons du soleil. »

(6) M. Nicolas dit dans une note de son fragment de traduction : « les fauconniers en Perse, quand ils veulent dresser un faucon, commencent par lui coudre les paupières pour l'empêcher de voir autour de lui, ce qui contribue plus que toute autre chose à l'apprivoiser. » Le poète compare les extatiques absorbés par la vue de la béatitude divine, à ces faucons qui, privés de lumière et retranchés du monde extérieur, semblent avoir perdu le sentiment de leur propre existence. Mais la mort est au bout de l'extase, et « ils se brûlent les ailes. » On trouvera plus loin une note sur Karoun, la personnification de la richesse pour les Orientaux : ici ce nom est pris dans une acception mystique, et paraît signifier le wasl, l'union avec Dieu.

(7)  Rien n'est plus fréquent, dans les poèmes persans, que l'allusion au passage suivant du Coran, où Dieu, s'adressant aux fils d'Adam, leur demanda : « Ne suis-je pas votre Dieu? — Et ils répondirent : oui, nous l'attestons. » Coran, vii, 170. Cette promesse lie le genre humain au Créateur, disent les commentateurs du livre saint. Dans la technologie des Soufis, elle a une valeur particulière dont il serait difficile de donner une idée exacte dans ces courtes annotations.

(8)  Le texte porte « tchou sitesch der efvahi dounyè fitad, « ce qui peut s'expliquer aussi par « sa renommée s'étant répandue dans le monde; » mais pourquoi attribuer au poète, comme le veut S., l'ignorance ou l'oubli d'une légende aussi connue que la destruction du palais de Ctésiphon, lors de la naissance de Mahomet?

(9) Il y a, dans ce passage, plusieurs mots qui demanderaient de longs commentaires. Les deux idoles dont il est parlé ici sont mentionnées dans le Coran, liii, 19. Voir Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes avant l'Islamisme, t. I; Tabari, III, p. 140; Noël Desvergers, Vie de Mahomet, notes, p. iii et 112.

(10) Le Sidrah est, à proprement parler, le jujubier lotus, v. Dozy, Supplém. aux Diction. arabes, t. I, p. 641, et Relation d'Abdallatif, t. I, chap. 11. D'après les commentateurs du Coran, le lotus de la limite, placé dans le septième ciel, cache la majesté de Dieu, et les archanges eux-mêmes ne peuvent le dépasser. Voir aussi M. Guyard, Fragments relatifs à la doctrine des Ismaélis. p. 121. Dans une de ses odes, Hafez donne à l'ange Gabriel le nom de Thaïr-i-Sidrah, « oiseau du lotus, » édition Brockhaus, I, p. 296.

(11) D'après les traditions recueillies par Boukhari et son école, le démon n'osa jamais résister à Omar. — La mule Douldoul avait été envoyée à Mahomet par le Makawkas d'Egypte, d'autres disent par le Négus d'Abyssinie, et donnée par le Prophète à Ali, dont elle était la monture favorite. On voit par les éloges adressés ici aux quatre premiers khalifes, ceux que les Sunnites nomment orthodoxes, combien l'intolérance chiite est de fraîche date; on trouve dans les poèmes d'Attar et même de Nizami et de Djami, les mêmes expressions louangeuses en l'honneur des trois premiers successeurs de Mahomet. Le chiisme est, à vrai dire, une machine politique instituée par les Séfévis, une arme de guerre contre les agressions des Ottomans ; il faut pourtant faire exception pour quelques centres religieux comme Mesched, Koum, etc., où il s'est enraciné dès une époque reculée.

(12) Une tradition, d'ailleurs contestée par plusieurs docteurs, fait dire à Dieu s'adressant au Prophète : « Sans toi, en vérité, je n'eusse pas créé les cieux. » C'est ce qui autorise le poète Attar, dans le Langage des oiseaux, p. 15, à ajouter : « en créant le monde, il n'eut d'autre but que Mahomet. » — Par l'expression et yâ-sîn, il faut entendre les chapitres xx et xxxvi du Coran, dont ces lettres forment le commencement. Le mystère de ces lettres initiales, diversement expliquées par les exégètes, a contribué sans doute au caractère mystique et allégorique que l'on se plaît à donner aux deux chapitres en question, surtout dans les sectes hétérodoxes. La même pensée se lit dans Langage des oiseaux, p. 24. Voir aussi Ibn Batoutah, t. III, p. 328.

(13) Le commentaire croit pouvoir déduire de ce passage « l'absence jette un voile, etc., » et aussi de la dernière historiette du chapitre vi, que le Boustân a été composé à l'étranger, probablement à Damas. Cette opinion, qui s'est établie chez les trois principaux exégètes de Saadi, ne repose sur aucune preuve directe, et rien ne la confirme dans le peu de renseignements authentiques que nous possédons sur la vie de notre poète.

(14) Sur ce prince, qui fut le sixième des souverains du Fars, nommés Atabeks ou Salgariens, et qui régna de 623 à 658 (1226 à 1260), voir ce qui est dit dans notre Préface.

(15) Le vers est en arabe et l'expression min feddjin 'amyk est textuellement tirée du Coran, xxii, 28. Cette expression feddj, qui signifie à la lettre « une large vallée entre deux montagnes, » se lit aussi dans les fragments attribués au poète Alkamah, Voy. Ahlwardt, Divans, p. 195 ; quant au vers entier, il parait être un emprunt fait par Saadi à quelque ancien poète arabe, mais je n'ai pas réussi à en trouver la provenance directe.

(16) Feridoun, le libérateur de la race iranienne, le vainqueur de l'assyrien Zohak, sur lequel il reconquit la Médie, la Perside et la Suziane, est devenu, pour les poètes de la Perse musulmane, le modèle du grand sou verain. Firdausi en fait le sixième roi de la dynastie Keyanide, et consacre un long chapitre à ses exploits, Cf. Livre des rois, trad. de J. Mohl, édition de 1878, t. I, de p. 85 à p. 183. Plusieurs traits de l'épopée persane permettent d'identifier Feridoun avec le Phraortes des Grecs.

(17) Roustem est le héros par excellence de la légende nationale, celui qui personnifie avec le plus d'opiniâtreté la lutte de la civilisation iranienne contre les invasions des Scythes; ses exploits n'occupent pas moins de quatre volumes du Livre des rois. M. de Gobineau dit avec raison dans son Histoire des Perses, t. I, p. 285 : « Dans la personne de Roustem, les Persans placent le point culminant de l'héroïsme humain, et ce guerrier est pour eux ce que Rama est pour les Indiens, Roland pour nous, le Cid pour les Espagnols, Siegfried pour les Allemands. » Le savant et ingénieux auteur de l'Histoire des Perses est moins heureux dans sa tentative d'identifier Roustem avec le Pétisacas de Ctésias.

(18) Ce prince n'était encore qu'un enfant, lorsque Saadi chantait ses louanges en termes si peu mesurés. Il succéda à son père en 658, trois ans après la composition du Boustân, et ne fut roi que de nom. Sa mère, Tourkân-Khatoun, femme habile et artificieuse, usurpa le pouvoir de concert avec son vizir Khadjeh Nizam eddîn Abou Bekr; elle sut se concilier les bonnes grâces du prince mongol Houlagou, et régna paisiblement jusqu'au mois de zou'l-hiddjeh, 660 (octobre 1262). Le jeune Atabek Mohammed étant mort à cette époque d'une chute qu'il fit du haut de la terrasse de son palais, son oncle Mohammed-Schah, petit-fils de l'Atabek Saad ben Zengui, lui succéda. Khondémir, Habib essier, édit. de Téhéran, t. ii, p. 202. Voir aussi Morley, History of the Atabeks, etc., p. 40; Bâcher, Sadi's Aphorismen, introd., p. xxxviii.

(19) D'après G. et T., il faudrait lire « les bienfaits de Dieu, » hakk au lieu de schah; cependant les vers qui suivent semblent justifier la leçon de l'édition turque. Dans T., tout ce paragraphe, composé de six distiques, termine le panégyrique du souverain de Chiraz, tandis que dans S. et G., il forme le début du chapitre Ier. Je crois que Saadi a essayé, par une adroite transition, d'établir un lien entre les éloges officiels de la préface et le commencement du premier chapitre de son poème.

(20) Allusion satirique à une hyperbole extravagante adressée par le poète Zehir eddîn Fariabi, au sultan Seldjoukide Kyzyl Arslan. Ce poète avait eu à se plaindre de l'indifférence ou de la parcimonie du sultan à son égard, et il s'était rendu dans le Mazandéran, où il avait trouvé une plus généreuse rétribution de ses flatteries. Mais peu d'années après, il fut de nouveau attiré à la cour de Kyzyl Arslan par de séduisantes promesses, et il lui adressa une kaçideh dans laquelle se trouvait ce vers : « L'imagination est forcée de se jucher sur les neuf étages du ciel pour baiser l'étrier du sultan. » Malheureusement le prince était boiteux, et ce qui dans la pensée du poète était une flatterie, fut interprété, grâce aux insinuations de rivaux envieux, comme un insolent persiflage. Fariabi, dans la même pièce, avait eu l'imprudence de glisser le vers suivant : « Est-il juste qu'après dix années de fidèles services en Irak, je reçoive encore mon pain du prince du Mazandéran ? » Ce maladroit souvenir porta à son comble la colère du sultan déjà excité par les fumées du vin, et il fit immédiatement égorger le malheureux poète. Le lendemain, il est vrai, il se repentit de cet ordre barbare, et punit de mort ceux qui avaient calomnié son panégyriste. Tel est le récit abrégé du commentaire turc; mais il est inexact, au moins dans sa dernière partie. Doolet Schah assure que le poète, après avoir encouru pour la seconde fois la disgrâce du sultan Seldjoukide, s'éloigna de la cour et passa les dernières années de sa vie dans la retraite : il mourut à Tabriz, en 598 (1201 de J.-C.) ; Cf. Sefineï-chouara, p. 53, et Hammer, Geschichte der Schœnen Redekünste Persiens, p. 131.

(21) Comme le remarque la glose de G., il est présumable que Saadi s'adresse de nouveau à l'Atabek de Chiraz; S. croit qu'il lui parle d'une façon détournée, en plaçant ses conseils dans la bouche de Fariabi; la construction, dans ce cas, serait assez embarrassée, et c'est ce qui me décide à suivre l'opinion du commentaire persan.

(22) Ou l'anneau du bonheur, allusion au fameux anneau de Salomon, bague magique à l'aide de laquelle il se faisait obéir des génies et lisait dans le présent et l'avenir. La perte de cet anneau et la déchéance momentanée de Salomon au profit d'un démon, sont des faits trop connus pour qu'il soit nécessaire de les rappeler. Cf. Reinaud, Monuments musulmans, t. I, p. 165; Tabari, trad. de M. Zotenberg, t. I, p. 59.

(23) Nouschirvan, un des derniers rois de la dynastie Sassanide, est aussi un des plus célèbres par sa justice et la sagesse de son gouvernement; les chroniqueurs musulmans ne tarissent pas d'éloges sur son compte; mais son plus grand mérite, à leurs yeux, c'est d'avoir occupé le trône au moment où le Prophète venait au monde. Son règne est longuement raconté dans le Livre des rois, t. vi, p. 123 à p. 436; Firdousi rapporte, lui aussi, les derniers conseils de ce roi à son fils Hormuzd (Ormisdas III), mais il lui fait tenir un langage très différent de celui que lui attribue notre poète, v. Livre des rois, ibid., p. 431 et suiv.

(24) J'adopte pour ce vers l'explication de S., plus plausible que celle du commentaire persan, tout en reconnaissant que ce passage est obscur et n'offre pas beaucoup de rapports avec ce qui précède.

(25) Tchechmech zi diden bekhouft « ses yeux cessèrent de voir; » G. croit à tort que cette expression est une métaphore signifiant « il mourut. » S. hésite entre cette explication et celle de « lorsqu'il perdit la vue; » les chroniqueurs arabes comme Maçoudi, Prairies d'or, t. II, p. 232, et Ibn el-Athir, Chronique, t. I, p. 361, ont adopté cette deuxième relation. Au contraire, l'auteur du Schah-nameh affirme que Shirouïeh (Siroës ou Cavadès II) traita son père avec humanité jusqu'à ce que, cédant aux sollicitations des grands du royaume, il se souillât d'un parricide, Cf. Livre des rois, t. vi, p. 565, et t. vii, p. 315 et 318.

(26) Le Schapour dont il est parlé dans le premier distique paraît être un personnage légendaire; du moins ne figure-t-il ni dans les Chroniques, ni dans le Schah-nameh; en revanche on le retrouve dans les romanceros dont les amours de Ferhad et Schirîn sont le sujet; il y est représenté tantôt comme le peintre de Khosrou Pervîz, tantôt comme le porteur du message que le roi adresse à la belle Schirîn. — Quelques commentateurs expliquent les mots dem der-kechiden par « garder le silence, » d'autres par « soupirer, » Dans son fragment de traduction, M. Nicolas dit : « J'ai ouï raconter que Chapour se renferma dans le silence le plus complet, etc., » mais le vers suivant ne me paraît pas justifier cette interprétation.

(27) C'est la ville du Yémen, plus connue sous le nom de Sanaa; elle se retrouve plus loin, chap. iv (anecdote de Djoneïd) et chap. x, dernier paragraphe, sous cette dernière forme; Saadi a écrit ici Sanaân à cause de la rime. Dans un poème d'Attar, intitulé Djevahir-i-zat, on trouve encore Sanaân rimant avec muslimân. Voir aussi Odes de Hafez, édition Brockhaus, t. I, p. 280 ; Langage des Oiseaux, trad., p. 64.

(28) On trouve le même vers dans le Gulistân, traduction de M. Defrémery, p. 316.

(29) On désigne généralement sous le nom de Tadjik ou Tazik, les aborigènes de l'Asie centrale parlant la langue persane; les invasions des Uzbeks, Turcomans, etc., les ont déplacés de leurs contrées natales, et on les retrouve disséminés un peu partout, particulièrement dans les grands centres, Boukhara, Samarkand, ainsi que dans la vallée du Zerafschân. Cf. Itinéraires et voyages dans l'Asie centrale (publications de l'Ecole des langues orientales vivantes), Paris, E. Leroux, 1878, gr. in-8°, p. 320, et les annotations de M. Grigorief au Kaboulistan et Kaferistan de Ch. Ritter.

(30) L'édition de Téhéran porte une rédaction différente; en voici la traduction donnée par feu M. Nicolas : « Le roi, après ce préambule, daigna questionner le digne voyageur en des termes d'une douceur à émou voir le marbre, et, tout en l'encourageant par ses paroles pleines de bonté et de bienveillance, il lui fit servir des mets qui vinrent bientôt restaurer ses forces épuisées par les fatigues du voyage. Puis le roi l'interrogeant de nouveau : « Qu'as-tu vu, lui dit-il, ô sage, qu'as-tu vu de bien ou de mal dans ce pays ? »

(31) Le terme arabe « aziz » qui signifie « puissant, illustre, » s'applique spécialement aux chefs de l'Egypte ancienne, soit pharaons, soit ministres ; le Coran, xii, 30, donne ce nom à Putiphar. Cf. Gulistân, note, p. 158; Prairies d'or, t. II, p. 384.

(32) D'autres leçons répètent le mot tir « flèche » dans les deux hémistiches. Le commentaire de S. ajoute ici une explication faite à plaisir et pour les besoins de la cause : il prétend que les anciens rois asiatiques avaient l'habitude de donner une flèche en signe de pardon à l'ennemi vaincu qu'ils voulaient épargner : je ne connais pas d'exemple de ce fait. Le sens de pardon, amnistie, attribué au mot tir, susceptible de tant d'explications différentes, est cité par le Bourhan-i-Kati, le Heft-Koulzoum et d'autres dictionnaires estimés ; mais il reste à en expliquer la provenance étymologique; il est d'ailleurs d'un emploi assez rare et exclusivement poétique.

(33) Le rapprochement des mots filer, coton, fuseau dans le même vers, offre une association d'idées qui charme le lecteur persan mais qui nous fait sourire dédaigneusement; en rhétorique musulmane, ce jeu d'esprit s'appelle mouraat-i-nazir « observation des analogies. » Voir Rhétor. de l'Orient musulman, par G. de Tassy, p. 184.

(34) Le Gulistân, chap. v, renferme une pensée semblable avec une légère variante d'expression ; voir la traduction de M. Defrémery, p. 255.

(35) Oiseau fabuleux qui n'est pas sans analogie avec le phénix de la fable grecque : son ombre est, pour celui sur lequel elle s'étend, une promesse de bonheur et même de royauté; de là s'est formée l'épithète hou-mâyoun « royal, auguste. » On donne quelquefois aussi le nom de houmâ à une variété de l'aigle; c'est ce qui fait dire à Soudi qu'il a vu un de ces oiseaux bien conservé chez un marchand du bazar de Damas. Le houmâ figure dans le Langage des oiseaux, p. 49.

(36) Décision donnée par un docteur de la loi musulmane (moufti) sur les questions de droit qu'on lui soumet. Voir une excellente explication de ce mot et des usages qui s'y rapportent, dans le Tableau général de l'empire Othoman, de Mour, D'Ohsson, t. iv, p. 510 et suiv.

(37) Djamschid, le Yima brillant de l'Avesta (voir la trad. de M. de Harlez, t. iii, p. 2 et 79), le roi de l'univers dans l'épopée persane. Par son pouvoir sur les dives ou dénions, par la facilité avec laquelle il cède aux séductions d'Iblis et accepte le culte des idoles, les Musulmans le confondent souvent avec Salomon. La réputation de sagesse qu'il s'était acquise pendant la première partie de son règne, donne comme un vernis historique aux sentences fort judicieuses que Saadi lui attribue, sous forme d'inscription lapidaire.

(38) L'ange chargé des messages de Hormuzd, ce qui l'a fait identifier avec Gabriel par les Musulmans. D'après les Parsis, il préside au dix-septième jour de chaque mois (de l'année solaire), et sa mission est de surveiller spécialement les actions de l'homme et de lui communiquer les inspirations venues du ciel. Telle est son attribution ordinaire, comme celle de Khourdâd est de régler l'élément humide, celle de Mourdâd de présider à la végétation, etc. D'après l’Amschaspand-nameh, il fait sept fois par nuit le tour de la terre pour protéger les hommes contre les maléfices des dives, Livre des rois, t. I, p. 22.

(39) Thâk est la voûte, le portique cintré d'un édifice persan ; les commentaires, croyant donner plus de force à l'expression en plaçant le héros de l'anecdote dans une mosquée, traduisent ici thâk par mihrâb, niche dans la direction de la Mecque, vers laquelle on se tourne pour prier; mais c'est une explication forcée.

(40) Le septième khalife de la dynastie des Omeyyades ; il succéda à Suleïman, au mois de Safer, 99 de l'hégire (septembre 717), et mourut en Redjeb de l'année 101 (février 720), à l'âge de trente-neuf ans ; Prairies d'or, t. V, p. 416. Pendant son règne de courte durée, ce prince n'eut qu'une pensée : ramener l'islamisme et la société musulmane à leur pureté primitive; il s'efforça de prendre pour modèle Omar, le deuxième successeur du Prophète, et déclara une guerre acharnée à la philosophie, aux lettres et aux arts. Par sa dévotion étroite et sans portée, son intolérance et l'imprudence de ses mesures financières, il entrava la marche de la civilisation arabe, et porta un coup fatal à la dynastie à laquelle il appartenait. C'est ce que M. de Kremer a très bien démontré dans sa Culturgeschichte des Orients, etc., t. i, p. 175 et suiv. Outre les vertus privées et le zèle religieux qui le recommandent à la vénération des oulémas et des historiens bien pensants, Omar II a un titre particulier à l'estime des Persans : il favorisa tout particulièrement la famille d'Ali pour laquelle, on le sait, la Perse professa toujours un culte fanatique, même aux époques où le Chiisme n'était pas encore devenu religion d'État.

(41) Le texte renferme une image quelque peu ridicule dans une traduction française; M. Nicolas l'a reproduite fidèlement : « la pleine lune de leurs visages rebondis revint à son premier quartier. » L'expression « visage de lune, » si fréquente chez les poètes, rend cette comparaison parfaitement naturelle pour un lecteur persan.

(42) C'est uniquement pour conserver à ce fragment son caractère de chanson, que j'ai essayé de le traduire en vers : à défaut d'élégance et d'harmonie, ils ont le mérite de l'exactitude, et j'espère que le lecteur se montrera indulgent pour une tentative poétique qui n'aura point de récidive.

(43) Il s'agit du troisième Atabek qui régna sur la principauté de Chiraz : son nom est Mouzaffer-eddîn Toukleh; il succéda à son père Zengui en l'année 571 (1175-1176 de J.-C), et régna environ vingt ans; il fut habilement secondé par son vizir Khadjeh Emîn-eddîn Mohammed Kazerouni, mais il eut souvent à souffrir de l'hostilité et des agressions de l'Atabek d'Irak, Mohammed, fils d'Ildenguiz. Cf. Mirkhond, édition de Bombay, 1845, t. iv, p. 257, et le texte du même fragment publié par Morley, p. 27.

(44) Ehl-i-'ouloum signifie exactement un savant versé dans les sciences religieuses : la théologie et tout ce qui constitue le droit canon et le droit civil (scheriat). Mais chez les Soufis cette expression prend une nuance plus accentuée et s'applique surtout au pîr, c'est-à-dire au chef de la communauté, au guide dans la voie spirituelle) qu'on désigne sous le nom de tarikat.

(45) Il y a quelques différences de rédaction pour ce passage. Dans S., il commence par ce distique qu'on peut regarder comme une variante : « Le sage répondit avec un accent irrité : Pourquoi ces plaintes ? C'est sur ton intelligence et ta force d'âme qu'il faut pleurer. » N. lit au deuxième hémistiche : « Ne prends point de souci au sujet de ton fils. » Enfin d'autres copies portent cette rédaction : « Si tu es intelligent, attache-toi à l'idéal, car lui seul reste lorsque le monde extérieur s'évanouit. » — Plus loin, dans l'édition de Téhéran, on trouve deux vers de plus, qui sont cités aussi dans les gloses de G. : « Homme intelligent, pense à tes propres intérêts, car tes héritiers ne s'occuperont que des leurs ; ne te laisse pas séduire par les biens passagers du monde, et fais tes préparatifs de départ. »

(46) C'est à tort que S. considère le mot aksa comme synonyme de taraf ou atraf qui, en turc osmanli, est presque explétif. Il est certain que Saadi a voulu employer le mot aksa comme le font les Arabes, c'est-à-dire avec le sens de « extrême, reculé, » puisque, plus loin, il se sert comme équivalent du mot persan merz, « marche, frontière. » Faisons remarquer, en passant, que le nom Khodâdoust est la traduction exacte de Théophile; mais il serait plus que téméraire d'en conclure que le poète persan avait entendu parler de saint Théophile, évêque d'Antioche au iie siècle, qui acquit un grand renom d'austérité : de pareils rapprochements sont absolument fortuits.

(47) Le poète paraît désigner par cette expression les veuves et les orphelins; telle est du moins l'explication proposée par S. ; elle est plus vraisemblable que celle de G. : d'après ce dernier, il faudrait traduire pèz ez tcherkhèh par « derrière les cercles, » c'est-à-dire derrière la foule, en cachette, à la dérobée ; N. a une leçon toute différente et aussi peu acceptable : pès khirguèh « sous le froc, sous les haillons. »

(48) La fréquente répétition des mots doust, doustdâr, dousty, est un charme pour l'oreille d'un lecteur persan, mais elle alourdit singulièrement la traduction. Le vers qui termine le paragraphe semble être plutôt une réflexion du poète que la fin du discours de l'anachorète.

(49) Un persan, en entendant ce vers, y ajoute mentalement ce commentaire tout spontané et presque involontaire : « Les soupirs des malheureux ne montaient plus au ciel, voilà pourquoi il ne s'y amoncelait pas de nuages qui auraient, par leur pluie bienfaisante, rendu la fertilité au pays. » C'est étrange et d'un raffinement absurde, mais absolument conforme à la pensée de l'auteur comme au génie littéraire de la Perse. D'ailleurs les vers qui précèdent sont au même diapason.

(50) Karoun est le Coré de la Bible et le mauvais riche de l'Évangile. Le Coran dit de lui : « Nous lui avons donné tant de trésors, que leurs clefs ne pouvaient être portées par une troupe de gens vigoureux. » Surate, xxviii, vers. 79; et les commentateurs, renchérissant sur le texte sacré, assurent qu'il ne fallait pas moins de soixante chameaux pour porter ces clefs. Karoun devait son immense fortune à l'alchimie, dont les secrets lui avaient été révélés par Moïse ; mais il refusa de payer la dîme, voulut perdre le prophète hébreu aux yeux de son peuple, et fut englouti par la terre avec soixante-dix de ses compagnons. Telle est la légende d'origine rabbinique qui se lit dans l'exégèse coranique, ainsi que chez les chroniqueurs ; voir notamment Ibn el-Athir, t. I, p. 143, et Tabari, traduct. française, t. I, p. 38i, Cf. Sadi's Aphorismen, p. 9 et 63.

(51) Il est indispensable d'ajouter ces mots au texte pour le rendre intelligible ; c'est ce que les gloses persanes et turques n'ont pas négligé de faire. Il y a d'ailleurs, dans tout le morceau, une certaine incohérence de rédaction qui explique l'insertion de quelques vers apocryphes ; celui-ci, par exemple, qui se lit après le vers « il demandait de l'or à la violence et à la trahison » : « Apprends la fin de l'autre frère, si tu es sage et favorisé par le ciel. »

(52) La mention du mot Syrie Schâm ne paraît être faite dans ce vers que pour amener un jeu de mots parfait, tedjnîs tamm, avec schâm « repas du soir. » Le paragraphe entier a une couleur mystique ; l'auteur oppose aux heureux de la terre les vrais pauvres en esprit, ceux qui pratiquent le renoncement absolu, et s'efforcent d'arriver à la possession de l'idéal divin par l'anéantissement, fana.

(53) Autre jeu de mots entre le nom du Kirmân, province au sud-est du Fars (sur laquelle on peut consulter le Dict. géograph. de la Perse, p. 482), et le pluriel de kirm « ver de terre. » Dans le premier vers de l'anecdote, G., au lieu de Dijleh « le Tigre, » lit Hilleh, et il rend ce mot par l'expression très vague « lieu, endroit de campement. » Il serait plus naturel de chercher dans cette variante le nom de la ville de Hillah, entre Bagdad et Koufah ; Saadi semble avoir voulu placer la scène sur les bords du Tigre, puisque, deux vers plus loin, il mentionne expressément l'Irak ou Chaldée.

(54) Vers douteux ; j'ai suivi la leçon de S. « Ki ba khanèh kemter scheved, » et l'explication qu'il en donne, mais je reconnais qu'elle est peu satisfaisante, et que l'expression kemter schoudèn dans le sens de « mourir, être anéanti, » n'est pas justifiée. La glose persane se tait, ce qui lui arrive souvent dans les passages difficiles.

(55) Il ne faut pas perdre de vue que le poète, dans ce morceau comme dans presque tout le chapitre, s'adresse aux souverains; le cavalier doit donc être pris ici comme emblème du prince qui s'écarte du chemin de l'équité, et les piétons qui prennent sur lui l'avance sont les plus humbles de ses sujets ou, mieux encore, les voyageurs de la voie spirituelle, les Soufis.

(56) Le texte dit avec plus d'énergie : « Sa cruauté eût fait du lion mâle une femelle (par la terreur qu'il lui inspirait). » Le mot guérir traduit par « seigneur de village » désigne, d'après le Borhan-i-kati, un de ces chefs de localités rurales, comme les Soubâchi turcs qui prélèvent l'impôt au nom du pouvoir central et pillent ordinairement les malheureuses populations livrées à leur bon plaisir. Le rapprochement que font les lexiques persans entre guézir et l'arabe wézîr est entièrement arbitraire.

(57) Ce nom paraît être commun à plusieurs végétaux, mais s'applique plus spécialement à une espèce de balanites qui croît abondamment en Palestine et dans le Hedjaz ; au dire d'Ibn Beïthar, c'est de cette plante qu'on extrait l'huile de Zachée. Pour les exégètes du Coran et les poètes, c'est une plante infernale qui sert à la nourriture des damnés, « plus arrière que l'aloès, plus fétide qu'un cadavre, plus ardente que le feu. » Voir Colliers d'or, note 4, p. 199. Le laurier-rose, kher-zahrè, traduit exactement l'arabe soumm el-himar, « poison de l'âne. »

(58) On ne peut guère douter que le mot hoddjet, « preuve, argument, » ne soit rapproché à dessein du nom de haddjadj, qui signifie aussi « disputeur, querelleur. » Sur ce terrible émir qui a laissé la réputation d'un Néron et le souvenir d'une éloquence digne de Cicéron, on peut consulter les Prairies d'or, t. V, p. 288 et suiv., et Ibn el-Athir, t. iv, p. 461. Le nata dont il est parlé dans le vers suivant, était un tapis de cuir arrondi et bordé d'une corde qui permettait de le serrer et de le convertir en sac; on y enfermait la tête du supplicié après l'exécution. Ibn Khallikan, trad. de Slane, t. iv, p. 213.

(59) S. et G. ajoutent un vers qui ne se rapporte que très vaguement à ce qui précède : « Garde-toi de provoquer les athlètes, si tu n'es pas de taille à lutter même avec les jouvenceaux. » Il y a, du reste, dans tout ce morceau, une assez grande incertitude de leçons qui laisse supposer des retouches de la part de l'auteur.

(60) Les Persans donnent le nom de richtèh « fil » au filaria medinensis, nommé aussi dragonneau ou ver de Médine. On sait que ce parasite naît sous les tissus tégumentaires des jambes et amène un dépérissement progressif qui se termine le plus souvent par la mort. Pour l'extraire, on l'enroule autour d'une baguette fendue que l'on tourne avec des précautions très délicates, de peur de le briser, car il se forme de nouveau dans la plaie. Cette maladie sévit aussi dans la ville et la province de Boukhara. Cf. Vambéry, Voyages dans l’Asie centrale, trad. française, p. 169.

(61) Othman, surnommé Kyzyl Arslan « le lion rouge, » troisième atabek de l'Azerbaïdjan, succéda à son frère Mohammed « le Pehlivan, » c'est-à-dire le lutteur, en 582 (1186). Après avoir lutté avec des chances diverses contre le sultan Seldjoukide Thogrul, il se fit proclamer à Ispahan ; ses cruautés contre les Chaféites révoltèrent ses courtisans, et il fut trouvé assassiné dans son lit à Hamadan, en 588 (août-septembre 1191). La montagne d'Elvend, qui domine Hamadan, répond à l'Orontès de Ptolémée. Voir notre Dict. géographique de la Perse; p. 27. — S., rarement heureux dans ses tentatives d'érudition, prétend que la forteresse citée ici est certainement Amid, ville forte du Diarbekir, que Kyzyl Arslan aurait entourée de formidables travaux de défense; cette assertion ne repose sur aucune preuve historique. — Saadi cite dans l'anecdote qui suit celle-ci : Alp Arslan « le héros lion, » deuxième sultan des Seldjoukides de la Perse, qui succéda à son oncle Suleïman vers 455 (1063), et fut assassiné en 465, après un règne d'environ dix années; 2° son fils Mélik-Schah, le plus illustre souverain de la dynastie Seldjoukide; il eut pour ministre le célèbre Nizam el-Mulk, qui périt sous le poignard des fédaïs, sicaires du Vieux de la montagne, en 485. Le sultan le suivit de près et mourut à Bagdad (schawal de la même année, novembre 1092); voir les fragments de l'historien persan Hamd Allah Mustôfi, publiés par M. Defrémery, Journal asiatique, avril-mai 1848.

(62) Kobad (Cavadès), roi Sassanide (488 à 530 de J.-C), a laissé un souvenir assez glorieux dans les annales de la Perse anté-islamique, grâce aux succès qu'il remporta sur l'empereur Anastase et aux villes dont on lui attribue la fondation; on lui reproche d'avoir favorisé la secte de Mazdek. Cf. Malcolm, Hist, de Perse, t. I, p. 192, Tabari, t. II, p. 138 et suiv., et pour le récit légendaire de ce règne, Schah-nameh, t. vi, de p. 95 à 122.

(63) En d'autres termes, son royaume est de ce monde, et il ne conservera pas sa couronne dans la vie future. Cette historiette, qui se compose de treize vers chez S. et de quinze chez G., n'est pas admise dans toutes les éditions, surtout celles de provenance indienne; elle est cependant conforme au tour d'esprit et au style de notre poète; c'est ce qui m'a décidé à l'admettre dans ce chapitre.

(64) Ici commence une suite de vingt-huit vers qui dénotent une double rédaction ; il est présumable que Saadi les a supprimés dans une seconde édition de son poème, jugeant avec raison qu'ils faisaient longueur. S. n'a pas distingué cette circonstance et il se contente de donner les deux rédactions bout à bout; l'éditeur G. a été plus judicieux en rejetant en note, dans ses gloses, tout le morceau qui appartenait à la première rédaction. L'allusion qui est faite dans le cours du récit au bateau brisé par le prophète Khidr, se rapporte à une légende conservée dans le Coran, Sur. xviii, versets 78-81, sur laquelle on peut consulter Tabari, t. I, p. 379.

(65) Il y a dans le texte des finesses qui échappent à toute traduction : elles consistent surtout dans la réunion des mots arsa, esp, schèh, piadeh, « échiquier, cavalier, roi, pion, » conformément au procédé de rhétorique déjà mentionné ci-dessus, note 33.

(66) Mamoun, septième Khalife abbasside, fils et successeur de Haroun er-Réschid; il monta sur le trône en 198 de l'hégire et mourut en 218 (813-833 de J.-C.) ; Prairies d'or, t. VI, chap. 114; Fakhri, p. 259. Une anecdote transmise par Ibn el-Athir, t. vi, p. 306, attribue aussi à ce Khalife l'infirmité physique à laquelle Saadi fait allusion.

(67) Les traducteurs arabes ont emprunté à la pharmacopée grecque le nom de la scammonée et l'énumération de ses vertus curatives. Ibn Baïtar lui donne l'épithète de mahmoudah « digne d'éloges; » Cf. Dr Leclerc, Kachef er-roumouz, p. 328.

(68)Les sectes mystiques reconnaissent toutes que chaque siècle a un guide spirituel, un saint en possession de la vilayah ou degré supérieur de béatitude, auquel on doit avoir recours, à peu près comme les Chiites prennent pour chef et pour guide l'imam de l'époque. Cf. Prolégomènes d'Ibn Khaldoun, traduction de Slane, t. I, p. 403 ; Guyard, Fragments relatifs à la doctrine des Ismaélis, p. 222, note.

(69) Le poète s'adresse de nouveau à son protecteur Abou Bekr, prince de Chiraz ; je ne signale pas quelques variantes de peu d'importance qui se rencontrent en cet endroit.

(70) En arabe haçek, à cause de la ressemblance de cette machine de guerre avec une espèce de chardon. C'est, au dire des commentateurs, une boule en fer, pourvue de quatre pointes en fer disposées de telle sorte qu'il s'en trouve toujours une dressée en l'air, quand on la jette sous les pieds de la cavalerie ennemie. On voit que ce projectile a la plus grande analogie avec le tribulus des Romains. Voir la figure dans Reich, Dict. des Antiquités, p. 667. Dozy, Supplém. aux dict. arabes, au mot haçek,