Saadi

SAADI (Muslih-ud-Din Mushrif ibn Abdullah)

سعدی

 

LE PARTERRE DE ROSES.

Préface - CHAPITRE PREMIER. Touchant la conduite des rois.

 

préface du traducteur - chapitre II

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Miniature de Paul Zenker illustrant une édition de 1942 du Jardin des roses (Wikipédia)

 

 

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PRÉFACE,

PAR

SA’DI.

Au nom du Dieu clément et miséricordieux!

 

Grâces soient rendues au Dieu grand et glorieux ! car l’adoration approche l'homme de la divinité et la reconnaissance envers elle lui attire de nouveaux bienfaits. Tout souffle qu'on aspire prolonge la vie, et tout souffle qu'on exhale réjouit l'existence. Deux bienfaits sont donc renfermés dans chaque souffle, et pour chaque bienfait un acte de reconnaissance est obligatoire.

Vers. — « Quelle main et quelle langue pourraient acquitter la dette de gratitude qu'on doit à Dieu?

En effet, Dieu a dit : « Rendez-moi grâce, ô descendants de David, car bien peu de mes serviteurs sont reconnaissants.[27] »

Vers. — « Ce que le serviteur a de mieux à faire, c'est de porter l'excuse de sa faute au pied du trône de Dieu ; sans cela personne ne peut exécuter quelque chose qui soit digne de sa suprême puissance. »

La pluie de sa miséricorde infinie descend sur tous; la table abondante de ses bienfaits est servie en tous lieux. Il ne déchire pas pour une faute honteuse le voile de la réputation de ses serviteurs, et il ne retranche pas pour un péché coupable la portion journalière de ses esclaves.

Vers. — « O être généreux, qui tires de ton trésor invisible[28] la nourriture du guèbre et du chrétien, comment en frustrerais-tu tes amis, toi qui as de la sollicitude pour tes ennemis?[29] »

Dieu a ordonné au vent du matin, semblable à un tapissier, d'étendre un tapis d'émeraudes; il a commandé à la nuée du printemps, telle qu'une nourrice, de nourrir les tendres plantes dans le sein de la terre. Il a couvert les arbres d'un habit de verdure, comme d'un khilat (vêtement d'honneur) du jour de l'an;[30] et, à l'arrivée du printemps, il a posé sur l'extrémité des branches des arbres une couronne de fleurs. Par sa puissance, le suc du roseau est converti en un miel exquis ; et par ses soins, le noyau de la datte donne naissance à un palmier élevé.

Vers. — « O homme, les nuages, les vents, la lune, le soleil et le ciel sont en mouvement, afin que tu te procures un morceau de pain, et que tu ne le manges pas avec ingratitude. A cause de toi, tout cela est en action et exécute les ordres de Dieu : il n'est donc pas juste que tu ne te soumettes pas à ces ordres. »

La tradition rapporte sur l'autorité du chef des créatures, de la gloire des êtres existante, de celui qui pardonne aux habitants du monde, du plus parfait des mortels, du complément des révolutions des temps,[31] Mohammed l'Élu, que les bénédictions de Dieu soient sur lui !

Vers arabes. — « Intercesseur exaucé, prophète généreux, beau, grand, aimable, marqué du sceau de la prophétie.[32] »

Autres vers arabes. — « Il a atteint le degré suprême par sa perfection, et il a fait disparaître les ténèbres par sa beauté; toutes ses qualités ont été sublimes. Priez pour lui et pour sa famille. »

Vers. — « Quelle inquiétude peut-on avoir pour le mur de la nation qui a un soutien tel que toi? Quelle crainte peut avoir des flots de la mer celui qui a Noé pour pilote ? »

La tradition rapporte, dis-je, que chaque fois qu'un des coupables et malheureux serviteurs de Dieu élève vers la cour divine la main du repentir, avec l'espoir d'être exaucé, Dieu très haut ne jette pas les yeux sur lui. Il l'invoque de nouveau, Dieu se détourne encore. Il l'implore une troisième fois, avec supplications et gémissements. Alors Dieu dira : « O mes anges, j’ai eu pitié de mon serviteur, et il n'a point d'autre Seigneur que moi. Je lui ai accordé son pardon.[33] C'est-à-dire, j'ai répondu à sa prière, et je lui ai accordé ce qui lui est nécessaire, parce que je suis honteux de la multiplicité de ses supplications et de ses gémissements. »

Vers. — « Contemple la bonté et la miséricorde du Seigneur; son esclave a commis une faute, et c'est lui qui rougit. »

Les hommes assidus dans le temple de sa gloire avouent l'imperfection de leur culte, disant : « Nous ne t'avons pas adoré selon ce qui t'est dû ; » et ceux qui décrivent l'éclat de sa beauté sont saisis d'étonnement et s'écrient :

« Nous ne t'avons pas connu comme il convient de te connaître. »

Vers. — « Si quelqu'un me demande sa description, comment parlera d'un être indescriptible[34] celui qui est hors de soi ? Les amoureux sont les victimes de l'objet aimé, et les victimes ne poussent aucun cri. »

HISTORIETTE.

Un certain sage avait enfoncé sa tête dans le collet de la contemplation, et était submergé dans la mer de l'intuition. Lorsqu'il sortit de cette extase, un de ses compagnons lui dit, par manière de plaisanterie : « De ce jardin où tu étais, quel don nous as-tu apporté? » Il répondit : « J'avais dans l'esprit que quand j'arriverais au rosier, je remplirais de roses le pan de ma robe, pour en foire un présent à mes camarades. Lorsque je fus arrivé, l'odeur des roses m'enivra tellement, que le pan de ma robe m'échappa de la main. »

Vers. — « O oiseau du matin (c'est-à-dire, ô rossignol), apprends du papillon comment il faut aimer; car, consumé, il a rendu l'âme sans se faire entendre. Ces présomptueux sont ignorants dans la recherche de la divinité, parce que celui qui en a eu connaissance, n'a pas recouvré son intelligence. »

Vers. — « O toi qui es plus élevé que l'imagination, le raisonnement, la pensée, le sentiment, et que tout ce qu'on a dit, que nous avons entendu et lu ! la séance fut terminée et notre vie atteignit sa fin ; quant à nous, nous sommes restés au commencement de ta description. »

 

Louanges du roi de l’islamisme, que Dieu éternise son règne !

La brillante renommée de Sadi qui a passé dans toutes les bouches, le brait de ses paroles qui s'est répandu sur la surface de la terre ; le calem agréable de ses narrations, qui est mangé comme du sucre, et la feuille de ses productions que l'on porte comme du papier d'or; tout cela ne peut pas être attribué à la perfection de son talent et de son éloquence : mais le dominateur du monde, l'axe du globe des temps, le successeur de Salomon, le protecteur des fidèles, le très vénéré roi des rois, le très grand atabek, Mozhaffer-Eddounia Oueddin, Abou-Becr[35] ben Sad, ben Zengui, l'ombre de Dieu sur la terre (ô mon Dieu, sois content de lui et rends-le satisfait !) a regardé Sadi d'un œil défaveur, a daigné lui accorder une haute approbation, et lui a témoigné une bienveillance sincère; nécessairement tous les hommes, grands ou petits, ont été portés à l'aimer, car les hommes se règlent sur la religion de leurs rois.[36]

Vers. — « Depuis que tu as jeté les yeux sur moi, qui suis méprisable, mes œuvres sont plus éclatantes que le soleil. Quand même tous les défauts seraient dans cet esclave, tout vice que le sultan approuve est une vertu. »

Vers. — « Un jour, au bain, un morceau d'argile[37] parfumée tomba de la main de mon amante dans ma main. « Es-tu musc ou ambre gris,[38] lui dis-je? Car je suis enivré par ton odeur ravissante. » « Je n'étais, me répondit-elle, qu'une argile sans valeur, mais j'ai demeuré quelque temps avec la rose, et le mérite de ma compagne a laissé des traces en moi ; sans cela je serais toujours ce que j'étais d'abord. »

O Dieu, fais jouir les fidèles de la longueur de la vie d'Abou-becr, double le prix de ses mérites et de ses bonnes œuvres, élève la dignité de ses amis et de ses officiers, anéantis ses ennemis et ses envieux ; nous t'en supplions par ce qui est écrit dans le Coran. O mon Dieu, rends tranquille son pays et conserve son fils.

Vers arabes — « Le monde a été heureux, grâce à lui : puisse son bonheur durer ! Que le Seigneur l'aide avec les étendards de la victoire ! Que pareillement croisse l'arbre dont il est la racine; car l'excellence des plantes de la terre provient de la bonté de la semence. »

Que Dieu très haut et très saint conserve sous la sauvegarde de la paix, jusqu'au jour de la résurrection, la contrée pure de Chiraz, grâce à la majesté des gouverneurs équitables et à la sollicitude des sages bienfaisants!

Vers. — « Ne sais-tu pas pourquoi j'ai séjourné longtemps dans des régions étrangères? Je suis sorti de mon pays, à cause de l'oppression des Turcs,[39] et parce que j'ai vu le monde tombé en désordre comme les cheveux d'un Éthiopien. Tous étaient en apparence des enfants d'Adam, mais par leurs inclinations sanguinaires et leurs ongles acérés, ils étaient semblables à des loups. Lorsque je fus de retour,[40] je trouvai le pays tranquille : les panthères avaient dépouillé leur caractère de panthère; à l'intérieur (c'est-à-dire, par le cœur) c'étaient des hommes pareils à des anges d'un bon caractère; extérieurement, des guerriers semblables à des lions ardents. Tel était le monde, dans le premier temps que je le vis : rempli de trouble, de confusion et d'inquiétude. Mais voici quel fut son état sous le règne du sultan équitable, de l'atabek Abou-becr ben Sad ben Zengui.[41] »

Vers. — « Il n'y a point de souci à prendre de l'atteinte de la fortune, pour le pays de Perse, tant qu'il aura à sa tête un être tel que toi, qui représentes l'ombre de Dieu. Aujourd'hui personne ne signale, dans tout l'univers, un asile de contentement semblable au seuil de ta porte; c'est à toi de tranquilliser l'esprit des malheureux, à nous de rendre grâces, et à Dieu, créateur du monde, de te récompenser. O Dieu, préserve du vent de l'infortune la contrée de la Perse, aussi longtemps que la terre et le vent dureront. »

Motif de la composition du Gulistan

Une nuit je pensais aux jours écoulés, je soupirais à cause de ma vie dissipée, je perçais la pierre de la cellule de mon cœur avec le diamant de mes larmes (c'est-à-dire, je pleurais), et je prononçais ces vers analogues à ma situation.

Vers. — « A chaque instant s'écoule une parcelle (littéralement : on souffle) de la vie ; lorsque j'y fais attention, il n'en reste plus beaucoup. O toi, dont la cinquantaine est passée, et qui es encore dans le sommeil, peut-être mettras-tu à profit[42] ces cinq jours qui te Testent. Il est honteux, celui qui est parti et qui n'a rien fait : on a frappé la timbale du départ,[43] et il n'avait pas préparé son paquet. Au matin du départ, le doux sommeil empêche le piéton de se mettre en route. Quiconque est venu a élevé une nouvelle habitation,[44] puis il est parti, et a laissé sa demeure à un autre. Celui-ci a formé un semblable désir, et personne n'a achevé cette construction. N'aie point pour ami un camarade inconstant (c'est-à-dire, le monde) : ce trompeur ne convient pas à l'amitié.[45] Bons ou mauvais, puisqu'il faut tous mourir, heureux est celui qui a enlevé la boule (au mail) des bonnes œuvres. Envoie dans ton tombeau des provisions pour une (autre) vie. Personne n'en apportera après ta mort, envoie-les donc d'avance. La vie est une neige exposée au soleil de juillet il en reste bien peu, et son possesseur est encore négligent. O toi qui es allé au marché les mains vides, je crains bien que tu n'en reviennes pas la serviette pleine. Quiconque mangera son blé en herbe, sera forcé de glaner au temps de la moisson. Écoute avec l'oreille de l'âme le conseil de Sadi. Tel est le chemin, sois homme et va. »

Après avoir réfléchi sur cette chose, je jugeai convenable de me tenir dans la retraite, de me séparer de la société, d'effacer de mon registre les paroles futiles, et de n'en plus dire dorénavant.

Vers. — « Les sourds et muets, dont la langue a été coupée, et qui se tiennent dans un coin, valent mieux qu'un homme dont la langue n'a point de frein. »

Enfin, un de mes amis qui était mon compagnon de kédjâweh[46] et qui partageait ma cellule avec moi, entra, selon son ancienne coutume. Bien qu'il montrât de la gaieté et de l'enjouement, et qu'il étendit le tapis de l'affection, je ne lui répondis point, et je ne levai pas la tête de dessus le genou de l'adoration. Irrité, il me regarda et dit :

Vers. — « Maintenant que tu peux parler, ô mon frère, fais-le avec bienveillance et bonté, parce que demain, lorsque le messager de la mort arrivera, tu retiendras ta langue par nécessité. »

Un de ceux qui m'étaient attachés l'instruisit de ce qui était advenu, lui disant : « Un tel a formé le dessein et a pris la ferme résolution de se livrer assidûment le reste de sa vie au culte de Dieu, et il a fait choix du silence. Toi aussi, si tu le peux, prends ta tête (c'est-à-dire enfuis-toi) et suis le chemin de la retraite. » Il dit : « J'en jure par la gloire de celui qui est grand et par notre vieille amitié, je ne proférerai pas une parole et je n'avancerai point d'un pas, si ce n'est lorsqu'il aura parlé selon son usage habituel et sa manière accoutumée, parce que affliger le cœur de ses amis, est une folie, tandis qu'expier la violation d'un serment, est facile.[47] C'est le contraire de la voie de la justice et l'opposé de l'avis des sages, que le zou’l-fécâr d'Aly[48] soit dans le fourreau, et la langue de Sadi, immobile dans son palais. »

Vers. — « Qu'est-ce que la langue dans la bouche, ô homme intelligent? C'est la clef du trésor de l'homme de mérite. Lorsque la porte est fermée, comment quelqu'un saura-t-il si c'est la boutique d'un joaillier ou d'un mercier? Quoique le silence devant le sage soit une marque de politesse, il est mieux que tu t'efforces de parler lorsqu'il convient. ».

Vers. — « Deux choses excitent la colère de la raison : se taire lorsqu'il faut parler, et parler lorsqu'il faut se taire. »

En somme, je n'eus pas la force de m'empêcher de lui parler, et je ne regardai pas comme conforme à la politesse de m'abstenir de son entretien, parce que c'était un camarade de bon accord et on ami sincère.

Vers. — « Lorsque tu es querelleur, dispute avec une personne du secours de laquelle tu n'aies pas besoin, ou bien que tu puisses éviter par la fuite.[49] »

Je parlai donc par nécessité, et nous sortîmes en nous promenant. C'était dans la saison du printemps, où la violence du froid était calmée, et où le temps du règne de la rose était arrivé.

Vers. — « Sur les arbres était une chemise de feuilles, semblable au vêtement de fête des gens heureux.

Vers. — « C’était le premier jour du mois djelàlien[50] d'Ardy-bihicht (avril), le rossignol chantait sur les rameaux[51] ; sur la rose rouge étaient tombées des perles de rosée, semblables à la sueur sur les joues d'un joli garçon irrité. »

Enfin, une fois, je passai la nuit, par hasard, avec un de mes amis, dans on jardin. C'était un lieu agréable et plein de délices, des arbres charmants y étaient rassemblés; tu aurais dit que des parcelles de verre avaient été répandues sur son sol,[52] et que le collier des pléiades était suspendu aux pampres de sa vigne.

Vers arabe. — « (C'était) un jardin dont le ruisseau roulait une eau limpide; un verger où les oiseaux faisaient entendre leurs chants en cadence. »

Vers. — « Celui-là est plein de tulipes de couleurs variées, et celui-ci rempli de fruits d'espèces différentes. Sous l'ombre de ses arbres le vent a étendu un tapis de diverses nuances.[53] »

Au matin, lorsque l'intention de revenir l'emporta sur le dessein de rester, je vis mon ami qui avait rempli le pan de sa robe de roses, de basilics, d'hyacinthes et d'amarantes, et qui avait formé le projet d'aller à la ville. Je lui dis : « Comme tu le sais, il n'y a point de durée pour la rose du jardin, il n'y a pas la moindre fidélité dans les promesses du parterre de fleurs, et les sages ont dit : Toute chose qui ne dure pas ne convient pas pour l'amour. » Il répondit : « Quel est donc le chemin à suivre? » Je repris : « Je puis composer pour l'agrément îles observateurs et pour l'amusement des esprits, le livre du parterre de roses, sur les feuilles duquel lèvent de l'automne n'étendra pas sa violence, et pour lequel les révolutions du temps ne changeront pu les plaisirs du printemps en désordre de l'automne. »

Vers. — « A quoi te servira un plateau de roses? Emporte plutôt une feuille de mon parterre de roses. La fleur dure seulement cinq ou six jours, et ce parterre sera toujours beau. »

A peine eus-je proféré ces paroles, qu'il jeta les roses du pan de sa robe et saisit le pan de la mienne, en disant : « L'homme généreux, lorsqu'il promet, est fidèle à sa promesse. » Pendant ces quelques jours, un ou deux chapitres tombèrent sur le papier. Ils traitaient de la bonne société et des règles de la conversation, dans un style qui sera utile aux orateurs et augmentera l'éloquence des secrétaires.[54] En un mot, il restait encore des roses au jardin, lorsque le livre du Gulistan parvint à sa fin. Il sera terminé en réalité lorsqu'il aura été agréé à la cour du roi qui est le refuge du inonde, l'ombre du créateur et le rayon de la bonté du Tout-Puissant, le trésor du siècle, l'asile de la foi, le protégé du ciel, le vainqueur des ennemis, le bras de l'empire victorieux, le flambeau de la religion éminente, la beauté des hommes, la gloire de l'islamisme, Sad, fils du très grand atabek, de l'empereur glorifié, souverain des nations, maître des rois arabes et barbares, sultan de la terre et de la mer, héritier du royaume de Salomon, Mozhaffer-Eddounia Oueddin, Abou-becr ben Sad ben Zengui (que Dieu très grand éternise leur bonheur à tous deux,[55] qu'il les fasse parvenir à toutes sortes d'heureux succès I) ; et lorsque ce roi (Sad) l'aura lu avec l'œil de sa bienfaisance royale.

Vers. — « Si sa faveur royale l'embellit, il sera comme la maison de peintures de la Chine et les dessins du livre d'Erteng (ou Erjeng).[56] J'ai l'espérance que le prince ne contractera point son visage par ennui, car mon Gulistan n'est pas un lieu de tristesse, et surtout parce que sa préface fortunée est décorée du nom de Sad ben Abou-becr ben Sad ben Zengui. »

Louange du grand émir Fakkr-Eddin Abou-becr[57] ben Abou Nasr.

Derechef ma pensée, timide comme une nouvelle mariée, à cause de son manque de beauté, ne lèvera pas la tête, ne détachera pas l'œil du désespoir de dessus ses pieds, à cause de sa honte ; et elle ne se découvrira devant les sages, que lorsqu'elle sera embellie par l'approbation du grand émir, savant, juste, aidé du ciel, vainqueur des ennemis, appui du trône royal, conseiller de l'administration du royaume, asile des pauvres, refuge des étrangers, protecteur des hommes distingués, ami de ceux qui craignent Dieu, honneur de la famille royale de Perse, bras droit de l'État, prince des favoris, gloire de l'empire et de la religion, secours de l'islamisme et des musulmans, colonne des rois et des sultans, Abou-becr ben Abou Nasr (que Dieu prolonge sa vie, qu'il exalte sa puissance, qu'il réjouisse son cœur, et qu'il double sa récompense!) parce qu'il est l'objet des éloges des grands de la terre et réunit les bonnes qualités.

Vers. — « Si quelqu'un est sous l’ombre de sa protection, sa faute devient une vertu, et son ennemi, un ami. »

Un service est assigné à chacun des autres esclaves et serviteurs, de sorte que s'ils mettent un peu de négligence et de paresse à s'en acquitter, ils s'exposent nécessairement aux reproches et aux réprimandes, excepté ces derviches dont le devoir est de rendre des actions de grâces pour les bienfaits des grands, et dont l'obligation est de célébrer leurs belles qualités et de prier pour eux. Il vaut mieux accomplir une telle tâche en l'absence des grands qu'en leur présence ; car cette dernière conduite est voisine de l'artifice, et celle-là est éloignée de toute affectation et rapprochée de l'approbation.

Vers. — « Le dos voûté du ciel s'est redressé de joie, depuis qu'un fils tel que toi est né à la mère des temps. C'est l'essence même de la sagesse, que la bonté du créateur destine particulièrement un serviteur pour l'avantage de tous. Celui qui a vécu, jouissant d'une bonne réputation, a trouvé le bonheur éternel, parce que après lui le souvenir du bien qu'il a exercé fait vivre son nom. Soit que l'homme de mérite fasse ton éloge ou qu'il ne le fasse pas {que t'importe?), la figure de la beauté n'a pas besoin de la coiffeuse. »

Du choix que j'ai fait de la retraite.

Cette imperfection et cet éloignement que Je montre à m'acquitter avec assiduité de l'hommage dû à la cour du roi, sont fondés sur ce que des sages indiens disaient au sujet des qualités de Buzurdjmihir[58] : ils ne lui connaissaient d'autre défaut que celui de s'énoncer tardivement ; c'est-à-dire, qu'il le faisait avec beaucoup de lenteur, et qu'il fallait que l'auditeur attendit longtemps, avant qu'il prononçât son discours. Buzurdjmihir entendit ce reproche et dit : « Réfléchir, en se demandant à soi-même : que dirai-je? vaut mieux que se repentir, en disant : Pourquoi ai-je parlé? »

Vers. — « L'homme éloquent, instruit par un vieillard expérimenté, réfléchit; puis il parie. Ne prononce pas un mot inconsidérément. Parle bien, qu'importe que tu parles lentement? Réfléchis et alors parle. Cesse avant qu'on ait dit : « C'est assez. » C'est par la parole qu'un homme vaut mieux que les animaux. Mais les animaux vaudront mieux que toi, si tu ne parles pas bien. »

A plus forte raison, si j'ai l'audace de discourir sous le regard des principaux officiers de la cour souveraine (que sa victoire soit glorifiée!), qui est le point de réunion des gens sensés et le centre des savants profonds, j'aurai commis une effronterie, et j'aurai apporté à la cour du premier personnage[59] une marchandise dépende valeur). Car de la verroterie (ou du jayet) au bazar des joailliers ne vaut pas un grain d'orge; un flambeau allumé devant le soleil ne donne pas de lumière, et un minaret élevé au pied du mont Elwend[60] paraît bas.

Vers. — « L'ennemi se précipite de toutes parts sur quiconque élève la tête avec prétention. Sadi qui est tombé est libre : personne ne vient attaquer celui qui est tombé. La réflexion d'abord et ensuite la parole : on a élevé d'abord les fondations, puis le mur. Je suis un faiseur de fleurs artificielles, mais non dans le jardin ; je suis beau, mais non en Chanaan.[61] »

On demandait au sage Lokman[62] de qui il avait appris la sagesse. Il répondit : « Je l'ai apprise des aveugles, qui, tant qu'ils n'ont pas essayé la place, n'y mettent pas le pied. Pense a la sortie avant d'entrer. »

Hémistiche. — Éprouve ta virilité et ensuite prends femme.

Vers. — « Quoique le coq soit habile au combat, comment attaquera-t-il le faucon aux serres d'airain ? Le chat est un lion pour prendre une souris, mais il est une souris lorsqu'il combat la panthère. »

Cependant, confiant dans l'étendue des qualités des grands, et espérant qu'ils fermeront l'œil sur les défauts des inférieurs, et ne s'occuperont pointa divulguer les fautes des petits, nous avons fait entrer dans ce livre, d'une manière succincte, quelques paroles, savoir des choses rares, des traditions, des historiettes, des vers et des traits de la vie des anciens rois ; nous y avons employé une partie de notre précieuse existence. C'est là le motif de la composition du Parterre de rotes. C'est à Dieu qu'il appartient de nous aider.

Vers. — « Ce poème et son arrangement subsisteront des années, après que chaque atome de notre poussière sera tombé en un lieu différent.[63] Notre but est de tracer une peinture qui nous survive, car je ne vois pas de durée pour l'existence. Peut-être qu'un jour un sage fera par charité une prière en faveur des derviches. »

Aperçu de l’ordre observé dans ce livre et de la disposition des chapitres

J'ai regardé comme convenable la brièveté du discours ; en conséquence ce jardin agréable et ce verger touffu s'est trouvé divisé en hait chapitres, comme le paradis a huit portes. Il a été abrégé afin que sa lecture ne causât aucun ennui.

CHAPITRE Ier, sur les mœurs des rois ;

CHAPITRE II, sur les qualités des derviches ;

CHAPITRE III, sur l'excellence de la modération des désirs;

CHAPITRE IV, des avantages du silence;

CHAPITRE V, de l'amour et de la jeunesse ;

CHAPITRE VI, de l'affaiblissement et de la vieillesse;

CHAPITRE VII, de l'influence de l'éducation ;

CHAPITRE VIII, des devoirs de la société.

Epoque de la composition du livre.

Vers. — « Ce fut dans le temps où nous jouissions d'un agréable loisir, ce fut dans l'année 656 de l'hégire (1258 de J.-C.). Notre intention fut de donner de bons conseils, nous les avons proférés; nous les avons recommandés à Dieu et nous sommes partis. »

 


 

GULISTAN

OU LE PARTERRE DE ROSES.

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER.

Touchant la conduite des rois.

 

PREMIÈRE HISTORIETTE.

J'ai entendu raconter qu'un roi ordonna de tuer un prisonnier. Le malheureux, dans cette circonstance désespérée, commença à donner au roi des épithètes odieuses, et à lui dire les injures les plus grossières, dans la langue qu'il parlait, car l'on a dit : « Quiconque renonce à la vie,[64] dit tout ce qu'il a dans le cœur.[65] »

Vers (arabe). — « Lorsque l'homme désespère, sa langue s'allonge;[66] ainsi le chat vaincu se jette sur le chien. »

Vers. — « Au moment de la contrainte, lorsqu'il ne reste plus la possibilité de fuir, la main saisit la pointe de l'épée acérée. »

Le roi demanda ce que disait cet homme. Un vizir, doué d'un bon caractère, répondit : « O Seigneur ! il dit : « Et ceux qui retiennent leur colère, et ceux qui pardonnent aux hommes. « Dieu aime ceux qui font le bien.[67] » Le roi fut saisi de compassion en sa faveur, et renonça à le faire périr. Un autre vizir, qui était tout Top-posé du premier, dit : « Il ne convient pas aux gens de notre espèce de parler devant les rois, si ce n'est avec véracité. Cet homme a donné au prince des noms injurieux et proféré des choses inconvenantes. » Le roi contracta son visage[68] à cause de cette, parole, et dit : « Ce mensonge qu'il a fait m'a été plus agréable que cette vérité que tu as dite, parce que celui-là avait pour motif une chose avantageuse (le salut du prisonnier), et que celle-ci est basée sur la méchanceté. » Les sages ont dit : « Le mensonge mêlé d'utilité est préférable à la vérité qui excite des troubles. »

Vers. — « Celui dont le roi exécute les conseils, ce serait dommage qu'il dit autre chose que le bien. »

Sentence. — « Il était écrit sur la voûte de la salle d'audience de Féridoûn:[69]

Vers. « O mon frère, le monde ne reste à personne; attache ton cœur au Créateur du inonde, car cela suffit. Ne t'appuie et ne te repose point sur la possession du monde, car il a nourri beaucoup de personnes comme toi et les à ensuite tuées. Lorsque l'homme doué d'une âme pure se dispose à partir, que lui importe de mourir sur le trône ou bien sur la terre nue? »

DEUXIÈME HISTORIETTE.

Un roi du Khoraçan vit en songe, cent ans après sa mort, le sultan Mahmoud, fils de Sébuktéguin,[70] dont tout le corps était réduit en poussière, à l'exception des yeux, qui tournaient encore dans leur orbite et regardaient attentivement. Tous les sages ne purent venir à bout d'interpréter ce songe, hormis un derviche, qui offrit ses hommages au prince, et lui dit : « Il considère maintenant que son royaume appartient à d'autres. »

Vers. — « Combien d'hommes célèbres on a ensevelis sous la terre, et de l'existence desquels il n'est resté aucun indice à sa surface! Ce vieux cadavre, que l'on a confié à la poussière, elle l'a tellement dévoré, qu'il n'en est pas même resté les os. Le nom fortuné de Nouchirevan (Chosroès Ier) vit encore, grâce au bien qu'il a fait, quoiqu'il se soit écoulé beaucoup d'années depuis que Nouchirevan n'est plus. O un tel ! fais une bonne action, et regarde la vie comme un butin, avant qu'une voix s'élève en disant : Un tel n'est plus. »

TROISIÈME HISTORIETTE.

J'ai ouï raconter qu'un fils de roi était petit et laid, tandis que ses frères étaient grands et doués d'une belle figure. Une fois son père le regarda avec répugnance et mépris. Le jeune homme devina ces sentiments, grâce à sa pénétration, et dit : « O mon père! l'homme petit, mais doué d'intelligence, vaut mieux qu'un homme grand, mais stupide. Tout ce qui l'emporte par la taille, n'excelle pas par le prix; car la brebis est pure, tandis que l'éléphant est une charogne.[71] »

Vers (arabe.) — « La moindre des montagnes de lu terre, c'est le Thour (Staal) ; mais c'est certainement la plus élevée auprès de Dieu, en dignité et en rang. »

Distique. — « As-tu entendu ce qu'un savant maigre dit un jour a un gros imbécile : « Quoique le cheval arabe soit mince, il vaut mieux cependant que toute une écurie d'ânes. »

Le père rit de cette parole; les grands de l'empire l'approuvèrent, et les frères du jeune prince en furent intérieurement irrités.

Vers. — « Tant que l'homme n'aura point parlé, son mérite et ses défauts resteront cachés. Ne t'imagine point que chaque forêt soit vide : il est possible qu'une panthère y soit endormie. »

J'ai entendu dire que dans ce temps-là un ennemi redoutable se déclara contre le roi. Lorsque les deux armées furent en présence, la première personne qui fit courir son cheval sur le champ de bataille, fut ce jeune prince, et il dit :

Distique. — « Je ne suis point tel que tu paisses voir mon dos le jour du combat ; mais je suis celui que tu verras comme un chef au milieu de la poussière et du sang. Car l'homme qui combat vigoureusement joue son propre sang le jour de la bataille, et celui qui s'enfuit joue le sang du soldat. »

Il parla ainsi, fondit sur l'armée de l'ennemi et renversa quelques hommes expérimentés. Lorsqu'il revint devant son père, il baisa la terre en signe d'hommage, et dit :

Distique. — « O toi, à qui ma personne a paru faible,[72] garde-toi bien déconsidérer la force comme un mérite. Le cheval maigre de ceinture est vraiment utile au jour de la course, et non le bœuf gras. »

On rapporte que l'armée de l'ennemi était considérable, et que les soldats du roi étaient en petit nombre. Comme ils se préparaient à fuir, le jeune prince, poussant un cri, leur dit : « Hommes, faites des efforts, afin que vous ne revêtiez point la robe des femmes.[73] » L'audace des cavaliers fut augmentée par cette parole, et ils chargèrent tous ensemble. J'ai entendu dire que dans ce jour ils obtinrent la victoire sur l'ennemi.

Lorsque le prince se présenta devant son père, celui-ci le baisa sur la tête et les yeux, le prit dans ses bras, et le considéra chaque jour davantage, au point qu'il le fit son héritier présomptif. Les frères du jeune prince lui portèrent envie, et mirent du poison dans ses aliments. Sa sœur vit cela, d'une chambre haute, et frappa les battants de la fenêtre l'un contre l'autre. Le jeune homme comprit ce signal, grâce à sa pénétration ; il retira sa main du mets empoisonné et dit : « Il serait absurde que les hommes de mérite mourussent, et que les gens sans vertu prissent leur place. »

Vers. — « Personne ne viendra sous l'ombre du hibou, quand bien même l’houmaï (phénix) disparaîtrait du monde. »

On informa le roi de cette circonstance. Il manda les frères du jeune prince, et les châtia comme il fallait. Ensuite il assigna à chacun une portion considérable de ses États, de sorte que la discorde se calma et que l'inimitié disparut. On a dit : Dix pauvres dorment enveloppés dans un tapis grossier, et deux rois ne peuvent tenir dans un même pays.

Distique. — « Si le soufi mange la moitié d'un pain, de l'autre il fait un don aux pauvres. Un monarque fera la conquête d'un pays, et n'en sera pas moins pris du désir de conquérir une autre région. »

QUATRIÈME HISTORIETTE.

Une troupe de voleurs arabes s'étaient établis sur le sommet d'une montagne et avaient intercepté le passage aux caravanes. Les habitants du pays étaient effrayés par leurs embûches, et l'armée du sultan avait été vaincue. Comme ils s'étaient procuré un lieu de refuge inexpugnable, sur la cime de la montagne, et en avaient fait leur place de sûreté et leur habitation, les gouverneurs des provinces environnantes délibérèrent sur les moyens de faire cesser le dommage causé par eux; « car, disaient-ils, si cette troupe persévère quelque temps dans sa conduite, il deviendra impossible de lui résister. »

Vers. — « L'arbre qui vient de prendre racine sera facilement enlevé de terre par la force d'un seul homme ; mais si tu le laisses ainsi un certain temps, tu ne l'arracheras point de sa racine avec un chariot attelé. Il est possible d'arrêter une source avec une pioche;[74] mais lorsqu'elle coule à pleins bords, il n'est pas même permis de la traverser sur un éléphant.[75] »

En somme, il fut déterminé que l'on posterait quelqu'un pour épier les voleurs. Puis l'on attendit l'occasion favorable. Enfin, dans une circonstance où ils avaient fait une incursion sur une certaine tribu, et avaient laissé leur demeure vide, on envoya quelques hommes expérimentés et aguerris, qui se cachèrent dans la gorge de la montagne. La nuit, lorsque les voleurs revinrent, fatigués de leur expédition et rapportant du butin, ils ôtèrent leurs armes et déposèrent leur proie. Le premier ennemi qui fondit sur leur tête, ce fut le sommeil. Aussitôt qu'un quart de la nuit se fui écoulé,

Vers. — « Le disque du soleil se plongea dans l'obscurité; Jonas entra dans la gueule du poisson. »

Les braves s'élancèrent de leur embuscade, et lièrent les mains derrière le dos à tous les voleurs. Le matin ils les amenèrent à la cour du roi, qui ordonna de les tuer tous. Il y avait, par hasard, au milieu d'eux un jeune homme chez qui le fruit de la première adolescence était nouvellement parvenu à maturité, et dont la barbe[76] avait récemment poussé.[77] Un des vizirs baisa le pied du trône du roi, plaça sur la terre son visage, en signe d'intercession, et dit : « Ce jeune homme n'a point encore mangé du fruit du jardin de la vie et n'a point joui de la fleur de sa jeunesse. J'ose espérer de la générosité infinie et de la bonté royale de mon maître, qu'il daignera imposer une obligation à son serviteur (c'est-à-dire à moi), en lui accordant la vie de cet adolescent. » Le roi contracta son visage, à cause de cette parole qui ne se trouva pas conforme à son esprit élevé, et il dit :

Vers. — « Toute personne dont l'origine est mauvaise, ne profitera point de l'heureuse influence des gens de bien. Vouloir donner de l'éducation à un homme indigne, c'est prétendre placer des noix sur une coupole.[78] »

Il vaut donc mieux anéantir la race et la famille de ces hommes ; et il est préférable d'arracher leur racine et leur base. Car éteindre le feu et laisser de la braise, tuer la vipère et conserver ses petite, ne sont point le fait des sages.

Distique. — « Quand bien même le nuage ferait pleuvoir l'eau de la source de vie,[79] tu ne mangeras jamais de fruits cueillis sur la branche du saule. Ne passe point ton temps avec un homme d'une origine vile, car tu ne mangeras pas de sucre extrait du roseau dont ou fait des nattes. »

Lorsque le vizir entendit ce discours, il l'approuva bon gré mal gré, loua la bonté de l'avis du roi, et dit : « Ce que mon maître (puisse son règne être éternel!) vient de dire est la vérité même. En effet, si cet enfant avait été élevé dans la compagnie de ces méchants, il aurait pris leur caractère et serait devenu un d'entre eux. Mais votre serviteur espère qu'il recevra une bonne éducation dans la société des gens de bien, et prendra le caractère des sages; car c'est presque encore un enfant, et les coutumes de rébellion et d'opiniâtreté de cette troupe d'hommes n'ont point jeté de profondes racines dans son esprit. On lit dans les Hadis (paroles de Mahomet) : « Il n'y a pas d'enfant qui ne soit mis au monde dans la doctrine de l'islamisme ; ensuite ses père et mère le font juif, chrétien ou mage. »

Distique. — « La femme de Loth est devenue amie des méchants, aussi la famille qui jouissait du don de prophétie fut perdue pour elle. Le chien des compagnons de la caverne (les Sept Dormants),[80] a suivi pendant quelques jours la trace des bons, et il est devenu un homme. »

Il parla ainsi, et une partie des commensaux du roi se joignirent à lui pour intercéder, de sorte que le monarque renonça à faire périr le jeune homme, et dit : « Je lui pardonne, quoique je n'en voie pas l'utilité. »

Tétrastique. — Sais-tu ce que Zal dit à (son fils) Roustem, le héros? « On ne peut regarder l'ennemi comme méprisable et sans ressources. Nous avons vu que souvent l'eau sortait d'une faible source ; lorsque cette eau est devenue considérable, elle a emporté chameaux et bagages. »

En somme, le vizir conduisit l'adolescent à sa maison, l'éleva avec soin et bonté, et préposa à son éducation un maître instruit, de sorte qu'on lui apprit à bien parler, à répondre d'une manière convenable, ainsi que les autres choses requises pour le service des rois. En un mot, il devint agréable aux yeux de tous. Un jour le vizir parlait de quelques-unes de ses bonnes qualités, en présence du roi, et disait : « L'enseignement des sages a laissé des traces en lui, et a chassé de son caractère son ancienne ignorance. » Le prince sourit de cette parole et dit :

Vers. — « A la fin le louveteau deviendra loup ; quand bien même il aurait grandi avec les hommes. »

Une ou deux années s'écoulèrent. Une troupe de vauriens du quartier se joignirent au jeune homme, et conclurent avec lui un pacte de société, de sorte que, dans un moment opportun, il tua le vizir avec ses deux fils, enleva des richesses incalculables, s'établit en place de.son père dans la caverne des voleurs, et se révolta ouvertement. On en informa le roi, qui commença par se mordre la main, en signe d'étonnement, après quoi il dit

Distique. — « Comment quelqu'un ferait-il une bonne épée avec de mauvais fer? O sage! un homme de rien ne deviendra pas quelque chose par l'éducation,[81] la pluie, sur la bienfaisante nature[82] de laquelle il n'y a pas de désaccord, fait croître des tulipes dans les jardins et des mauvaises herbes dans les terres salines. »

Autre. « La terre saline ne produit pas de jacinthe ; n'y perds pas ta semence et ton travail. Faire du bien aux méchants, c'est la même chose que faire du mal aux lions. »

CINQUIÈME HISTORIETTE.

J'ai vu, sur la porte du palais d'Oghoulmich,[83] un fils d'officier qui avait une intelligence, une prudence et une pénétration au-dessus de tout éloge. Même dès son enfance, des signes de grandeur étaient manifestes sur son front.

Vers. — « Grâce à sa prudence, l'astre de la grandeur brillait au-dessus de sa tête. »

En somme, il devint agréable aux regards du sultan; car il possédait la beauté physique et la perfection morale. Les sages ont dit : La richesse consiste dans le mérite, non dans l'argent; la grandeur réside dans l'intelligence, non dans les années. Les pareils de ce jeune homme lui portèrent envie, l'accusèrent d'une trahison, et firent de vains efforts pour le tuer.

Vers. — « Que pourra faire l'ennemi, lorsque l'anal sera tendre et dévoué? Tout ce que fait l'objet aimé est bien. »

Le roi demanda au jeune homme : « Quel est le motif de leur inimitié à ton égard? » Il répondit : « A l'ombre de la puissance royale, j'ai rendu tout le monde satisfait, excepté l'envieux, qui ne sera contenté que par la chute de ma prospérité. Que la puissance et la félicité de mon maître soient stables! »

Distique. — « Je puis bien ne vexer le cœur de personne; mais que ferai-je pour l'envieux, qui est dans la peine par sa propre faute? O envieux! meurs, afin que tu sois délivré ; car l'envie est une maladie de l'incommodité de laquelle on ne peut se délivrer que par la mort. »

Vers. — « Les malheureux souhaitent ardemment le déclin de la prospérité et du rang des hommes heureux. Si l'œil de la chauve-souris ne voit pas pendant le jour, quelle foute en doit-on imputer au disque brillant du soleil? Veux-tu savoir la vérité ? Que mille yeux comme celui-là soient aveugles, plutôt que le soleil soit obscurci ! »

SIXIÈME HISTORIETTE.

On raconte qu'un certain roi de Perse avait allongé la main de l'oppression sur les richesses de ses sujets, et commencé à pratiquer l'injustice et les vexations. Les hommes se répandirent dans le monde, à cause des embûches que leur tendait sa tyrannie, et prirent le chemin de l'exil, par suite de l'affliction où les plongeait sa violence. Lorsque les sujets eurent disparu, le revenu du pays éprouva une notable diminution, le trésor resta vide et les ennemis pressèrent le roi de tout côté.

Distique. — « Dis à quiconque désire trouver assistance au jour du malheur : Efforce-toi d'être généreux au temps de la tranquillité. Si tu ne traites pas avec bienveillance l'esclave qui porte un anneau à son oreille en signe de servitude,[84] il s'enfuira;[85] exerce la bonté, la bonté, te dis-je, parce que l'étranger deviendra volontairement ton esclave.[86] »

Un jour, on lisait dans la salle d'audience de ce roi l'ouvrage intitulé : Châh Namèh (le Livre des Rois), et qui traite de la chute de la puissance de Zahhak[87] et de l'époque de Féridoùn. Le vizir interrogea le roi en ces termes : « Féridoûn n'avait ni trésors, ni royaume, ni troupes. De quelle manière la royauté fut-elle donc affermie en son pouvoir? »— « Comme tu viens de l'entendre, répondit le souverain : des hommes se rassemblèrent autour de lui avec ardeur et le fortifièrent, de sorte qu'il obtint l'empire. » Le vizir reprit ; « Puisque le rassemblement du peuple procure la puissance, pourquoi donc le disperses-tu? Sans doute tu ne désires point la royauté. »

Vers. — « Il vaut bien mieux prendre soin de l'armée avec sollicitude, parce que le sultan obtient la domination par le moyen de l'armée. »

Le roi demanda : « Quel est le moyen de rassembler l'armée et les sujets ? » Le vizir répondit : « Il faut au roi de la justice afin qu'on se rallie autour de lui, et de la miséricorde afin qu'on s'assoie tranquille à l'ombre de sa puissance. Or, tu n'as ni l'une ni l'autre de ces deux qualités. »

Distique. — « Celui qui a pour habitude la violence n'exercera pas la souveraineté; car les fonctions de berger ne seront pas remplies par le loup. Un souverain qui jette les fondements de l'oppression, arrache la base du mur de sa puissance. »

Le conseil de ce vizir sage et dévoué ne se trouva pas conforme au caractère du roi. Il le fit charger de liens et l'envoya en prison. Il ne s'était pas écoulé beaucoup de temps, lorsque les cousins germains du sultan se levèrent contre lui, équipèrent une armée pour le combattre et réclamèrent le royaume de leur père. Les gens qui avaient été réduits aux dernières extrémités par la main de son oppression et s'étaient dispersés, se rallièrent auprès d'eux, et les fortifièrent, si bien que le royaume sortit de sa puissance, et fut affermi dans la leur.

Distique. — « Un roi se permet-il l'injustice envers ses sujets, son ami même, au jour de la détresse, devient un ennemi pressant. Fais la paix avec tes sujets, et demeure sans aucune inquiétude d'avoir la guerre avec un ennemi; car les sujets sont une armée pour le monarque juste. »

SEPTIÈME HISTORIETTE.

Un roi s'était assis dans un vaisseau avec un jeune esclave étranger. Celui-ci n'avait jamais vu la mer, et n'avait point éprouvé les inconvénients de la navigation. Il commença donc à pleurer et à se lamenter, et un tremblement tomba sur tous ses membres. On eut beau le flatter, il ne prit aucun repos, et le plaisir du roi fut troublé à cause de lui. On ne connaissait aucun remède à son mal. Vois un médecin, qui se trouvait sur ce vaisseau, dit au roi : « Si tu l'ordonnes, je le ferai taire par un certain moyen. » Le monarque répondit : « Ce sera le comble de la bonté et de la générosité. » Le médecin ordonna que l'on jetât l'esclave à la mer. Le jeune homme subit plusieurs fois l'immersion; puis on le prit par les cheveux et on l'amena vers le vaisseau. Il se suspendit avec ses deux mains au timon. Lorsqu'il fut remonté sur le navire, il s'assit dans un coin et trouva du repos. Le roi en fut étonné et dit : « Quel mystère y a-t-il dans cela? » Le médecin répondit : « Il n'avait pas goûté auparavant l'incommodité de l'immersion, et ne connaissait point le prix de la tranquillité dont on jouit sur le vaisseau. C'est ainsi qu'une personne qui est éprouvée par la peine connaît tout le prix du repos. »

Distique. — « O homme rassasié ! le pain d'orge ne te paraît point agréable; ce qui est laid à tes yeux est l'objet de mon amour. Le purgatoire est un enfer pour les houris du paradis. Interroge les habitants de l'enfer, ils te répondront que le purgatoire est le paradis. »

Vers. — « Il y a de la différence entre l'homme qui presse son amante sur sa poitrine, et celui qui tient ses deux yeux axés sur la porte, dans l'attente. «

HUITIÈME HISTORIETTE.

On dit à Hormouz:[88] « Quelle faute as-tu aperçue dans les vizirs de ton père, pour que tu les aies chargés de liens ? » Il répondit : « Je n'ai point reconnu de faute, mais j'ai vu que la crainte qu'ils ressentaient de moi dans leur cœur était infinie, et qu'ils n'avaient point une entière confiance dans mes promesses. J'ai redouté qu'ils ne formassent le projet de me faire périr, par crainte de leur propre dommage. En conséquence, j'ai agi d'après la parole des sages qui ont dit :

Vers. — « O sage! crains celui qui te craint, quand bien même tu remporterais dans la guerre sur cent personnes comme lui. Le sérient pique le pied du pasteur, à cause qu'il redoute que celui-ci n'écrase sa tête avec une pierre. Ne vois-tu pas que, quand le chat devient incapable de lutter à force ouverte,[89] il arrache avec ses griffes tes yeux de la panthère ? »

NEUVIÈME HISTORIETTE.

Un certain roi arabe était malade dans sa vieillesse et avait renoncé à la vie. Tout à coup un cavalier entra, apportant cette bonne nouvelle : « Nous avons conquis telle citadelle, grâce à la félicité du roi ; les ennemis ont été faits prisonniers, l'armée et le peuple de ce coté-là se sont tous soumis aux ordres de Votre Majesté. » Lorsque le roi entendit cette parole, il poussa un soupir glacé, et dit : « Cette bonne nouvelle n'est point pour moi, mais pour mes ennemis, c'est-à-dire les héritiers de l'autorité. »

Distique, — « Hélas ! ma chère vie s'est passée dans l'espoir que ce qui était dans mon cœur se réaliserait pour moi. Mon espérance, vaine jusqu'ici, a été exaucée ; mais quel profit en retirerai-je, puisqu'il n'y a aucun espoir que ma vie écoulée revienne? »

Vers. — « La main du destin a frappé la timbale du départ. O mes deux yeux, faites vos adieux à ma tête! ô paume de la Main ! ô poignet ! ô bras ! faites-vous tous vos adieux. La mort, que me souhaitaient mes ennemis, est tombée sur moi ; enfin, ô mes amis, passez votre chemin. Ma vie s'est écoulée dans l'ignorance; je n'ai point pris de précautions; vous, prenez-en. »

DIXIÈME HISTORIETTE.

Une certaine année, j'étais agenouillé, dans la grande mosquée de Damas,[90] à l'extrémité supérieure du mausolée de Yahia le prophète (saint Jean-Baptiste). Un prince arabe,[91] qui était connu par son injustice, vint par hasard pour visiter le tombeau du saint, fit sa prière et demanda à Dieu ce dont il avait besoin.

Vers. — « Le pauvre et le riche sont tous deux esclaves de cette poussière de la porte divine, et ceux qui sont les plus riches sont aussi les plus nécessiteux. »

Il tourna alors le visage vers moi, et me dit : « A causé de ce qui constitue la grandeur d'âme des derviches et la sincérité de leur manière d'agir, faites-moi accompagner de votre bienveillance; car je crains un ennemi redoutable. » Je lui répondis : « Use de miséricorde envers tes sujets faibles, afin que tu n'éprouves pas d'affliction de la part de ton ennemi puissant. »

Vers. « Avec des bras robustes et la force du poignet,[92] c'est un péché de briser le poignet du malheureux impuissant à se défendre. Celui-là qui ne pardonne point à ceux qui sont tombés, qu'il craigne, s'il vient lui-même à tomber, que personne ne lui prenne la main. Quiconque a répandu la semence du mal et a espéré le bien, a formé un vain songe et conçu une mutile espérance. Retire de ton oreille le coton,[93] et rends aux hommes la justice qui leur est due ; si tu ne la leur rends pas, sache qu'il y aura une justice le jour de la résurrection. »

Autres Vers. — « Les fils d'Adam sont les membres d'un même corps, car dans la création ils sont d'une seule et même nature; lorsque ta fortune jette un membre dans la douleur, il ne reste point de repos aux autres. O toi, qui es sans souci de la peine d'autrui, il ne convient pas que l'on te donne le nom d'homme ! »

ONZIÈME HISTORIETTE.

Un derviche dont les prières étaient exaucées de la divinité parut dans Bagdad. On en informa Heddjadj, fils de Yoùçof,[94] qui le manda, el lui dit : « Fais une prière en ma faveur. » Le derviche éleva la main, et dit : « O mon Dieu ! prends sa vie. » Heddjadj demanda : « Pour Dieu, quelle est donc cette prière? » Il répondit : « C'est un vœu salutaire pour toi et pour tous les musulmans. »

Distique. — « O homme puissant qui tourmentes tes inférieurs, jusques à quand ce marché restera-t-il achalandé? A quoi te sert l'empire de l'univers? il vaut mieux pour toi mourir que de tourmenter les hommes. »

DOUZIÈME HISTORIETTE.

Un roi injuste demanda à un religieux : « Parmi les actes de dévotion, lequel est le meilleur? » Il répondit : « Pour toi, c'est le sommeil de midi, parce que dans ce moment-là tu ne vexes personne.[95] »

Distique. — « J'ai vu un homme injuste endormi au milieu du jour, et j'ai dit: « Cet homme est une calamité; Il vaut donc mieux que le sommeil se soit emparé de lui. L'homme dont le sommeil vaut mieux que la veille, il est préférable qu'un pareil méchant meure. »

TREIZIÈME HISTORIETTE.

J'ai entendu raconter touchant un certain roi, qu'il avait changé une nuit en un jour de plaisir, et qu'au comble de l'ivresse il disait :

Vers. — « Il n'y a point dans tout l'univers un seul instant plus agréable pour moi que celui-ci ; car je n'ai point de souci du bien ni du mal, ni d'inquiétude pour personne. »

Un pauvre était couché dehors, exposé tout nu au froid. Il entendit ces paroles, et dit :

Vers. — « O toi, qui n'as pas d'égal en prospérité dans tout l'univers, j'admets que tu n'aies aucun souci pour ton propre compte, n'en as-tu pas pour nous? »

Cette parole plut au roi ; il tendit par la fenêtre une bourse de mille ducats, et dit : « Étends le pan de ta robe. » Le pauvre répondit : « Comment le tendrais-je, puisque je n'ai point de robe? » La compassion du roi pour sa misérable situation augmenta. Il ajouta à ce don un vêtement d'honneur, qu'il envoya au pauvre. Celui-ci dissipa l'argent en peu de temps et revint.

Vers. — « L'argent ne reste pas dans la main des hommes généreux, ni la patience dans le cœur d'un amant, ni l'eau dans un crible. »

Dans un moment où le roi ne songeait plus au pauvre, on lui parla de son état. Le prince se mit en colère et fronça le sourcil, à cause de la conduite de cet homme. Des gens doués de sagacité et de prudence ont dit à ce sujet : il faut se tenir sur ses gardes contre l'impétuosité et la violence des rois, parce que la majeure partie de leur sollicitude est consacrée aux difficultés des affaires de l'État, et qu'ils ne supportent point l'attroupement[96] des gens du commun.

Distique. — « Les bienfaits du monarque sont interdits à l'homme qui n'épie point le temps de l'opportunité. Tant que tu ne trouveras pas l'occasion de parler, n'anéantis point ta propre considération en disant des choses futiles. »

Le roi s'écria : « Chassez ce mendiant effronté et prodigue, qui a dépensé en peu de temps une telle somme. Il ne sait point que le trésor public est la bouchée des malheureux, non la pâture des frères des démons. »

Vers. — « Ce sot qui allume dans le jour brillant une bougie aussi blanche que le camphre,[97] tu verras bientôt qu'il ne lui restera plus d'huile dans sa lampe durant la nuit. ».

Un vizir sage et dévoué dit : « O seigneur ! je juge à propos d'assigner à de tels hommes une pension alimentaire, payée par portions déterminées, afin qu'ils ne fassent point de prodigalités dans leurs dépenses. Quanta ce que tu as ordonné, à savoir, de châtier cet individu et de l'expulser, il n'est pas conforme A la conduite des gens magnanimes de remplir quelqu'un d'espérance par un bon traitement, et de blesser ensuite son esprit par le désespoir.

Vers. — « On ne doit pas ouvrir sur soi la porte des désirs;[98] mais lorsqu'elle a été ouverte, on ne peut la fermer avec violence. »

Distique. Personne ne voit que les pèlerins altérés du Hedjaz (province où se trouve la Mecque) se rassemblent au bord d'une eau saumâtre; mais hommes, oiseaux et fourmis se réunissent partout où il y a une source d'eau agréable au goût. »

Vers. — « L'oiseau vole vers un lieu où il y a du grain, et ne se rend pas dans un endroit où il n'y a rien. »

QUATORZIÈME HISTORIETTE.

Un des rois qui nous ont précédé apportait de la négligence dans l'administration de l'État, et traitait durement l'armée. Un ennemi redoutable s'étant déclaré contre lui, tout le monde tourna le dos.

Vers. — « Lorsqu'on refuse de l'argent au soldat, il refuse de porter la main à l'épée.[99] »

Un de ceux qui trahirent ainsi était lié d'amitié avec moi. Je le blâmai, et lui dis: « Il est vil, ingrat, méprisable et méconnaissant le prix des bienfaits, celui qui, à causé d'un léger changement dans sa situation, se détourne de son ancien maître, et replie le tapis des droits que confèrent des bienfaits de plusieurs années. » Il répondit : « Si je parle, tu m'excuseras. Convient-il que mon cheval manque d'orge, et que la couverture de ma selle soit engagée? Le sultan qui se montre avare de son or envers le soldat, on ne peut pratiquer envers lui la générosité aux dépens de sa propre vie. »

Vers. — « Donne de l'or au soldat, afin qu'il obéisse. Si tu ne lui en donnes pas, il s'en ira par le monde. »

Vers (arabe). — » Lorsque l'homme armé sera rassasié, il s'élancera avec impétuosité sur l'ennemi, tandis que l'homme dont le ventre est vide se précipitera vers la fuite. »

QUINZIÈME HISTORIETTE.

Un certain vizir fut destitué et entra dans l’ordre des derviches. L'heureuse influence de leur société laissa des traces en lui, et le recueillement de l'esprit lui fut acquis. Le roi lui accorda une seconde fois sa bienveillance et lui conféra un emploi. Il ne l'accepta point, et dit : « Aux yeux des sages, la destitution vaut mieux que l'emploi. »

Tétrastique. — « Ceux qui se sont assis dans le coin de la tranquillité, ont émoussé la dent du chien et fermé la bouche de l'homme. Ils ont déchiré le papier et brisé le calent, et ont été délivrés de la main et de la langue des critiques malveillants. »

Le roi dit : « En vérité, il me faut un homme sage et capable, qui convienne à l'administration du royaume. » L'ancien vizir répondit : « O roi ! la marque distinctive de l'homme sage et capable, c'est qu'il ne consente point à se charger de telles affaires. »

Vers. — « L'houmaï (phénix) a la prééminence sur tous les oiseaux, parce qu'il mange des os et ne tourmente point les êtres doués de vie. »

Parabole. — « On dit au siâh-goùch (caracal, ou lynx africain d'Aldrovande) : « Pour quelle raison as-tu choisi la société assidue du lion? Il répondit : « Parce que je mange l'excédant de sa chasse, et que, dans l'asile de sa force, je vis à l'abri de la méchanceté de mes ennemis. » On lui dit : « Maintenant que tu es entré sous l'ombre de sa protection, et que tu as avoué l’obligation que tu lui as pour ses bienfaits, pourquoi donc ne t'approches-tu pas davantage, afin qu'il te mette au nombre de ses familiers et te compte parmi ses serviteurs sincères? » Il répondit : « Je ne serais plus à l'abri de sa violence. ».

Vers. — « Quand bien même le guèbre attiserait le feu sacré pendant cent ans, s'il vient à y tomber un seul instant, il sera consumé.[100] »

Il peut arriver que le commensal du sultan obtienne de l'or, comme il est possible qu'il perde la tête. Les sages ont dit : il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du caractère des rois, parce que tantôt ils se mettent en colère pour un salut, et tantôt ils donnent un habit d'honneur en retour d'une injure. On a dit aussi : Un caractère très facétieux est le mérite des commensaux des princes et le défaut des sages.

Vers. — « Tiens-toi sur la limite de ta dignité et de la gravité que tu dois observer; laisse aux courtisans le jeu et la facétie. »

SEIZIÈME HISTORIETTE.

Un de mes amis vînt se plaindre à moi de la fortune contraire, en disant : « J'ai des moyens d'existence peu considérables et une famille nombreuse, et je ne possède pas la force nécessaire pour supporter le fardeau de la pauvreté. Quelquefois il me vient à l'esprit de me transporter dans une autre contrée, afin que, de quelque manière que je passe ma vie, personne ne soit informé du bien et du mal de ma situation.

Vers. — « Combien d'hommes affamés se sont couchés, tandis que personne n'a su qui ils étaient! Combien d'âmes se sont exhalées, sur lesquelles personne n'a pleuré ! »

Ensuite je crains, à cause de la malice de mes ennemis, qu'ils ne fient derrière mon dos, en me blâmant, qu'ils n'imputent à un manque de générosité mes efforts pour ma famille et ne disent :

Distique. — « Vois cet homme sans énergie qui n'apercevra jamais le visage du bonheur. Il choisit pour lui-même le repos, et laisse sa femme et ses enfants dans la détresse. »

J'ai quelques connaissances dans la science du calcul, ainsi qu'on le sait; si, grâce à votre bienveillance, un moyen quelconque[101] m'est assigné, qui devienne un motif de tranquillité pour mon esprit, je ne pourrai m'acquitter pendant le reste de ma vie du devoir de la reconnaissance envers vous. » Je lui dis : « O mon ami ! le service des rois a deux faces : l'espérance du pain qu'ils tous donnent et la crainte de perdre la vie. Il est contraire à l'avis des sages, de tomber dans cette crainte-ci à cause de cette espérance-là. »

Distique. — « Personne ne vient dire dans la maison da pauvre : « Paye l'impôt de la terre et des jardins. » Ou bien consens à supporter le trouble et l'affliction, ou bien expose ta vie au danger.[102] »

Mon ami me répondit : « Tu n'as point dit cette parole conformément à ma situation, et tu n'as pas répondu à ma demande. N'as-tu point entendu que l'on a dit : Quiconque pratique la trahison, sa main tremble de rendre ses comptes.

Vers. — « La vérité est la cause du contentement de la divinité ; je n'ai vu personne qui ait été égaré en suivant la droite voie. »

Les sages ont dit : Quatre personnes redoutent quatre autres personnes et sont fort irritées contre elles : l'assassin a peur du sultan ; le voleur, de la sentinelle; l'homme corrompu, du délateur; et la courtisane, du lieutenant de police. Quant à celui dont le compte est sans tache, quelle crainte peut-il avoir de rendre ses comptes?

Distique. — « Ne fais point de prodigalités dans ton emploi, si tu veux qu'au moment de ta déposition le pouvoir de ton ennemi soit borné. Sois pur, et n'aie d'inquiétude de personne, ô mon frère ! les foulons battent sur la pierre le vêtement malpropre. »

Je repris : « Elle est conforme à ta situation, l'histoire de ce renard, que l'on a vu fuir, en tombant et en se relevant. Quelqu'un lui dit : « Quelle calamité est donc arrivée, qui soit le motif d'une telle frayeur? » Il répondit : « J'ai entendu dire que l'on prenait le chameau pour la corvée.[103] » On lui dit : « O sot ignorant ! quel rapport y a-t-il entre le chameau et toi, et quelle ressemblance entre toi et lui ? » Il répliqua : « Silence, car si les envieux disent par malice : « Celui-ci est un chameau, » et que je sois pris, qui aura le souci de ma délivrance, ou bien s'informera de ma situation?[104] Avant que la thériaque soit apportée de l'Irak, l'homme piqué par un serpent sera mort. » Tu as sans doute du mérite et de la vertu, mais les envieux sont en embuscade et les adversaires assis dans un coin. S'ils exposent ce qui constitue la bonté de ta manière d'agir, d'une façon tout opposée, et que tu sois en butte aux reproches du roi, dans cette circonstance, à qui sera la possibilité de parler en ta faveur? En conséquence, je juge convenable que tu restes en possession de la modération des désirs, et que tu renonces solennellement à exercer l'autorité, car des gens sages ont dit :

Vers. — « Il y a sur mer des profits sans nombre; mais si tu désires le salut, il est sur le rivage.[105] »

Mon camarade ayant entendu ce discours, se mit en colère, fronça le sourcil et commença à proférer ces paroles, pleines de mécontentement : « Quelle intelligence et quelle capacité, quelle sagesse et quelle science sont-ce là? Elle est réalisée la sentence des sages qui ont dit : Les amis sont utiles lorsqu'on est en prison, car à table tous les ennemis paraissent des amis.

Distique. — « Ne compte point pour ami celui qui, dans la prospérité, se vante de ton amitié et prétend être appelé frère. Celui-là est un véritable ami, qui prend la main de ton ami dans une situation pénible et dans la détresse. »

Je vis qu'il était troublé et qu'il entendait mes conseils avec rancune. Je me rendis auprès du chef de la trésorerie, et grâce à une ancienne liaison qui existait entre nous, je lui exposai la situation de cet homme et lui vantai sa capacité et son mérite, si bien qu'on l'éleva à un emploi peu important. Quelques jours se passèrent là-dessus; on vit la bonté de son caractère, et l'on approuva l'excellence de ses mesures. Sa situation n'en resta pas là, et il fut établi dans un poste plus relevé. L'étoile de sa félicité s'éleva tellement haut, qu'il parvint à l'apogée de ses désirs et fut le favori du sultan, l'homme que l'on désignait au doigt entre tous, et en qui l'on mettait sa confiance, auprès des grands. Je me réjouis de la tranquillité de sa situation, et je dis :

Vers. — « Ne t'assieds pas mécontent, à cause des révolutions de la fortune; car la patience est amère, mais elle a des fruits doux et savoureux. Ne t'inquiète point et n'aie point le cœur brisé pour une affaire difficile; car l'eau de la source de vie se trouve dans l'obscurité. »

Vers (arabe). — « Or sus! frère du malheur (c'est-à-dire malheureux), ne t'afflige pas; au miséricordieux (c'est-à-dire à Dieu) sont des grâces cachées. »

Dans ce temps-là, je fis le voyage de la Mecque avec mes amis. Lorsque je fus de retour du pèlerinage, cet homme vint à ma rencontre, l'espace de deux journées de marche. Je vis que son état extérieur était troublé, et qu'il avait l'apparence des derviches. Je lui dis : « Quelle est donc la situation? » Il me répondit : « Ainsi que tu l'as annoncé, des hommes m'ont porté envie, et m'ont accusé de trahison. Le roi n'a point daigné employer tous ses soins pour découvrir la réalité de cela, mes anciens compagnons et mes amis les plus chauds ont gardé le silence sur la vérité et oublié notre vieille amitié.

Distique. — « Ne vois-tu pas que devant un homme élevé en dignité on place la main sur la poitrine,[106] en célébrant ses louanges. Mais si la fortune le renverse, tout le monde lui met le pied sur la tête. »

En somme, je fus éprouvé par toute espèce de châtiments, jusqu'à ce que dans cette semaine-ci, où parvint la bonne nouvelle du salut des pèlerins, on me délivra de mes liens pesants, et l'on confisqua au profit du domaine privé mes possessions héréditaires. » Je lui dis : « Tu n'as point alors accueilli mon conseil ; je te disais : Le service des rois est comme un voyage maritime : plein de profit, mais dangereux;[107] ou bien tu enlèveras un trésor, ou bien tu mourras dans la douleur.[108] »

Vers. — « Ou bien le marchand met de l'or à plaises mains dans son sein, ou bien un jour le flot le Jette mort sur la plage. »

Je ne jugeai point convenable de déchirer davantage la blessure de son cœur, ni d'y répandre du sel. Je me bornai à lui dire ces deux vers-ci :

Distique. — « Ne sais-tu pas que tu verras des liens à ton pied, lorsque le conseil des hommes n'entrera point dans ton oreille? Une autre fois, si tu n'as pas la force de supporter l'aiguillon, ne place pas le doigt dans le trou du scorpion. »

DIX-SEPTIÈME HISTORIETTE.

Quelques personnes se trouvaient dans ma société. Leur extérieur était orné parce qui est bien.[109] Un grand conçut une opinion très avantageuse de cette troupe d'hommes, et leur assigna une pension. Par hasard, un d'eux commit une action qui n'était point conforme à l'état des derviches. La bonne opinion de ce personnage en fut altérée, et le marché de ces hommes déprécié. Je voulus regagner par un moyen, quelconque la subsistance de mes compagnons, et je formai le projet d'aller rendre mes hommages à ce grand. Le portier ne me laissa point entrer et me traita avec violence. Je l'excusai, conformément à ce qu'on a dit :

Distique. — « Ne tourne pas sans intermédiaire autour de la porte de l'émir, du vizir et du sultan. Lorsque le chien et le portier ont trouvé un étranger, celui-ci saisit son collet, celui-là le pan de sa robe. »

Aussitôt que les familiers de ce grand furent informés de ma situation, ils m'introduisirent respectueusement et m'assignèrent la place la plus élevée. Mais je m'assis plus bas par humilité, et je dis :

Vers. — « Permets, parce que je suis un faible esclave, que je m'asseye au rang des esclaves. »

Il répondit : « Par Dieu, quel est le motif de cette parole? »

Vers. — « Si tu t'assied sur ma tête et mes yeux, je supporterai tes gentillesses, car tu es un être gracieux. »

En somme, je m'assis et je parlai sur toute espèce de sujets, jusqu'à ce que le récit de la faute de mes amis se présentât. Je dis alors :

Distique. — « Quelle faute a découverte le maître des précédents bienfaits, pour qu'il regarde sen esclave comme méprisable? La grandeur et la bienveillance de Dieu sont parfaites; car il voit la faute et n'en continue pu moins à nourrir l'homme. »

Cette parole fut agréable au prince ; il ordonna que l'on préparât, selon la coutume ancienne, les moyens d'existence de mes amis, et qu'on acquitta les dépenses faites par eux durant leur disgrâce. Je prononçai des actions de grâces, je baisai la terre en signe d'hommage, et je m'excusai de ma hardiesse. Au moment de sortir, je dis cette parole :

Distique. — « Comme la Kaaba (temple de la Mecque) a été la Kiblah[110] du besoin, les hommes partent, pour la voir, d'une contrée éloignée de beaucoup de parasanges. Il te faut supporter nos pareils, car personne ne lance une pierre contre un arbre stérile. »

DIX-HUITIÈME HISTORIETTE.

Un fils de roi hérita de son père un trésor considérable; il ouvrit la main de la générosité, donna libéralement,[111] et répandit sur l'armée et les sujets des bienfaits sans bornes,

Vers. — « L'odorat ne sera point flatté du parfum d'un plateau de bois d'aloès. Place-le sur le feu parce qu'il sentira comme l'ambre. »

Te faut-il la grandeur? exerce la générosité, parce que le grain ne croîtra pas tant que tu ne l'auras pas semé.

Un de ses compagnons, dépourvu de prudence, commença à lui donner des conseils en disant : « Les anciens rois ont amassé ces richesses par leurs efforts et les ont tenues en réserve pour une affaire importante. Cesse d'agir ainsi, car les accidents te menacent et les ennemis se tiennent en embuscade. Il ne faut pas qu'au temps de la nécessité tu restes sans ressources. »

Vers. — « Si tu distribues un trésor aux gens du peuple, il en parviendra un grain de riz à chaque maître de maison. Pourquoi ne prends-tu pas un grain d'argent de chacun, car chaque jour un trésor s'amasserait pour toi ? »

Le fils de roi fronça le sourcil, à cause de cette parole qui ne s'accordait point avec son caractère élevé. Il fit une réprimande à ce conseiller et dit : Dieu m'a rendu maître de ce royaume, afin que je jouisse et que je donne; je ne suis pas une sentinelle pour que je conserve.

Vers. — « Caroûn (Coré), qui avait quarante maisons pleines de trésors, est mort, Nouchirevan n'est point mort, parce qu'il a laissé une bonne renommée. »

DIX-NEUVIÈME HISTORIETTE.

On rapporte que, dans un rendez-vous de chasse, on faisait rôtir une pièce de gibier, pour Nouchirevan le juste, et qu'il n'y avait point de sel. On envoya un esclave au village voisin, afin qu'il en apportât. Nouchirevan dit : « Prends le sel en le payant, afin que cela ne devienne point une coutume, et que le village ne soit pas dévasté. » On lui dit: « Quel dommage naîtrait de cette-petite quantité de sel non payé? » Il répondit : « Le fondement de la tyrannie dans l'univers a d'abord été peu considérable. Mais quiconque est survenu, l'a augmenté, de sorte qu'il est parvenu à ce point-ci. »

Vers. — « Si le roi mange une pomme du jardin de ses sujets, ses esclaves arracheront l'arbre par la racine.[112] Pour cinq œufs que le sultan se permettra de prendre injustement, ses soldats mettront mille poules à la broche. »

Vers. — « L'homme injuste, misérable, meurt; mais la malédiction reste éternellement sur lui. »

VINGTIÈME HISTORIETTE.

J'ai entendu raconter qu'un percepteur dévastait la demeure des sujets, afin de remplir le trésor du sultan, ignorant la parole des sages qui ont dit :

« Si quelqu'un tourmente les créatures du Dieu très haut, afin de se concilier le cœur d'une créature, Dieu donnera pleine autorité sur lui à cette même personne, afin qu'elle anéantisse sa fortune. »

Vers. — « Un feu brûlant ne produit pas avec de la rue[113] ce que produit la fumée (c'est-à-dire, les soupirs) d'un cœur affligé. »

Plaisanterie. — « On dit que le chef de toutes les bêtes, c'est le lion, et le moindre des animaux, c'est l'âne. Et cependant, de l'accord des sages, l’âne, qui porte des fardeaux,[114] vaut mieux que le lion, qui déchire les hommes. »

Distique. « Quoique le pauvre âne soit sans discernement, lorsqu'il traîne des fardeaux, il est précieux. Les bœufs et les ânes, qui portent des faix, valent mieux que des mortels qui tourmentent leurs semblables. »

Une partie des mœurs blâmables de cet homme fut connue du roi. Il le mit à la torture et le fit périr par toute espèce de châtiments.

Vers. — « Le contentement du sultan ne sera point obtenu par toi, tant que tu ne rechercheras pas la bienveillance de ses serviteurs. Veux-tu que Dieu te pardonne, fois du bien aux créatures de Dieu. »

Un de ceux qui avaient éprouvé l'injustice de cet homme passa près de lui, et dit :

Vers, « Que quiconque a la force du bras et un rang élevé ne mange pas, sous de vains prétextes, les richesses des hommes, à l'aide de la souveraineté. On peut faire passer par le gosier un os incommode ; mais il déchirera le ventre, lorsqu'il se sera placé sous le nombril. »

VINGT ET UNIÈME HISTORIETTE.

On raconte qu'un persécuteur d'hommes jeta une pierre sur la tête d'un homme de bien. Le derviche n'avait pas le pouvoir de se venger. Il ramassa donc la pierre et la garda jusqu'à une certaine époque où le roi se mit en colère contre cet homme injuste, et le jeta dans une fosse. Le derviche survint et lança ce caillou sur sa tête. L'autre lui dit : « Qui es-tu? et pourquoi as-tu jeté cette pierre sur ma tête ? » Il répondit: « Je suis un tel, et cette pierre est la même que tu as lancée sur ma tête à telle époque. » Le prisonnier reprit : « On donc as-tu été pendant si longtemps? » Il répartit : « Je redoutais ton rang, mais maintenant que je t'ai vu dans la fosse, j'ai regardé l'occasion comme-un butin ; car on a dit :

Vers. — « Lorsque tu vois un homme indigne favorisé de la fortune, souviens-toi que les hommes sensés ont fait choix de la résignation. Puisque tu n'as pas des ongles déchirants et acérés, il vaut mieux que tu te querelles rarement avec les bêtes féroces. Quiconque a engagé la lutte avec un homme au bras d'acier, a rendu malade son avant-bras d'argent. Sois tranquille Jusqu'à ce que la fortune lui lie la main, et alors enlève sa cervelle, selon le désir de tes amis. »

VINGT-DEUXIÈME HISTORIETTE.

Un certain roi avait une maladie épouvantable dont il ne convient pas de répéter le nom. Une troupe de médecins grecs s'accordèrent à dire : « Il n'y a point de remède pour cette maladie, si ce n'est le fiel d'un homme distingué par tels signes. » Le roi ayant ordonné que l'on recherchât cet homme, on trouva un fils de villageois avec les qualités que les sages avaient dites. Le roi manda son père et sa mère, et les rendit satisfaits au moyen de richesses immenses. Le cadi délivra un fetva (décision juridique), portant qu'il était permis de répandre le sang d'un sujet pour la conservation de la vie du roi. Le bourreau se disposa donc à tuer l'enfant. Celui-ci leva son visage vers le ciel et se mit à rire. Le roi demanda : « Quel sujet y a-t-il de rire dans cette circonstance? » Le jeune garçon répondit : « Caresser un enfant est une obligation pour ses père et mère; on porte les procès devant le cadi, et l'on demande justice au roi. Or, maintenant mon père et ma mère m'ont livré au supplice, à cause des faux biens (litt. : des bagatelles) de ce monde; le cadi a rendu un fetva pour qu'on me tue, et le sultan voit son salut dans ma perte. Je n'aperçois donc pas de refuge, si ce n'est Dieu très haut. »

Vers. — « Devant qui élèverai-je mes cris contre toi ! Je demande justice de toi-même, devant toi-même. »

Le cœur du sultan se contracta à cause de cette parole ; il fit rouler des larmes dans ses yeux et dit : « Il vaut mieux pour moi périr que de répandre le sang d'un innocent. » Il le baisa sur la tête et les yeux, le serra sur son sein, lui donna des richesses immenses et le renvoya libre. On dit que le roi obtint sa guérison dans cette même semaine.[115]

Distique. « J'ai toujours dans la pensée ce vers que me dit un gardien d'éléphants, sur le bord du fleuve du Nil : « Si tu ne connais pas la situation de la fourmi sous ton pied, sache qu'elle est comme serait la tienne sous le pied d'un éléphant? »

VINGT-TROISIÈME HISTORIETTE.

Un des esclaves d'Amr, fils de Léïs,[116] s'était enfui; on partit à sa poursuite, et on le ramena. Or le vizir avait une haine contre lui. Il donna au rot le conseil de le tuer, afin que les autres esclaves ne commissent point une pareille action. Le pauvre esclave plaça sa tête devant Amr, et lui dit :

Vers. — « Tout ce qui arrivera à ma tête sera licite lorsque tu l'auras approuvé. Quelle prétention le serviteur pourrait-il élever? L'ordre appartient au maître. »

Mais à cause que je suis nourri des bienfaits de cette famille, je ne veux point qu'au jour de la résurrection tu sois puni pour avoir répandu mon sang. Si tu veux tuer cet esclave-ci (c'est-à-dire moi), tue-le du moins selon l'interprétation de la loi, afin qu'au jour de la résurrection tu ne sois pas puni. » Le roi dit : « De quelle manière interpréterai-je la loi ? » Il répartit : « Daigne permettre que je tue le vizir, puis ordonne de me tuer par manière de talion, afin que tu me fasses périr avec justice. » Le roi se mit à rire, et dit au vizir : « Que juges-tu convenable de faire? » Il répondit : « O seigneur ! par l'aumône du tombeau de ton père, laisse ce fils de prostituée, afin qu'il ne me jette point avec lui dans le malheur. La faute en est à moi, parce que je n'ai point pris en considération la parole des sages, qui ont dit :

Distique. — « Puisque tu as engagé une querelle avec un frondeur, tu as par ignorance brisé ta propre tête. Lorsque tu as lancé une flèche en face de ton ennemi, prends bien garde, car tu t'es assis dans son but. »

VINGT-QUATRIÈME HISTORIETTE.

Le roi de Zouzen[117] avait un khadjah (ministre) doué d’une âme généreuse et d'un bon caractère, qui témoignait à tout le monde de la considération et disait du bien de chacun en son absence.

Par hasard, une action qu'il commit parut au roi digne de désapprobation : il lui imposa une amende et lui infligea un châtiment. Les officiers du roi avouaient ses bienfaits passés et s'étaient engagés à les reconnaître.[118] En conséquence, dans le temps de sa captivité, ils lui montraient de la compassion et de la douceur, et ne se permettaient envers lui ni violence, ni châtiments.

Distique. — « Si tu veux la paix avec ton ennemi, toutes les fois qu'il t'imputera des défauts par derrière, fais son éloge devant lui. A la fin la parole passe par la bouche de l'homme nuisible ; ne veux-tu point que sa parole soit amère? rends sa bouche douce. »

Le khadjah s'acquitta d'une portion de la somme qui formait le sujet des reproches du roi ; et il demeura en prison à cause d'un reliquat. Un des rois voisins lui envoya en secret un message ainsi conçu : « Les rois de ce pays-là n'ont point connu la valeur d'un homme aussi illustre que vous, et l'ont traité sans, considération. Si l'esprit auguste d'un tel incline de notre côté, les efforts les plus complets seront faits pour le contenter; car les principaux de ce royaume-ci ont besoin de le voir et sont dans l'attente d'une réponse à cette lettre. » Le khadjah prit connaissance de ce message et redouta le danger. Il écrivit sur le dos de la feuille une réponse succincte, ainsi qu'il la jugea convenable, et la fit partir. Un des officiers du roi eut connaissance de cet événement et en donna avis au prince, disant : « Un tel, que tu as emprisonné, entretient une correspondance avec les rois voisins. » Le souverain de Zouzen se mit en colère et ordonna de Vérifier cette nouvelle. On prit le courrier et on lut la lettre, qui était ainsi conçue : « La bonne opinion des grands est plus considérable que le mérite de cet esclave. Quant ù l'honneur de cette offre qu'ils ont daigné lui faire, il ne peut l'accepter, par la raison qu'il est nourri des bienfaits de cette famille-ci, et qu'on ne peut manquer de fidélité à son bienfaiteur, à cause d'un très léger changement survenu dans l'esprit de ce dernier; car on a dit :

Vers. — « Celui qui fait à chaque instant un acte de générosité à ton égard, excuse-le s'il te fait une injustice pendant longtemps. »

Sa reconnaissance plut au roi ; il lui donna des richesses et un habit d'honneur et lui fit des excuses ainsi conçues : « J'ai commis une faute, et je t'ai vexé, toi, innocent. » Il répondit : « O seigneur ! l'esclave ne voit point de faute chez toi, dans cette circonstance. Bien plus, le décret de Dieu était qu'une chose désagréable arrivât à cet esclave. En conséquence il valait mieux qu'elle lui arrivât par ta main, parce que tu as sur lui les droits que confèrent de précédents bienfaits et les grâces de la générosité. »

Vers. — « Si le dommage t'atteint de la part des créatures, ne t'afflige pas, car ni le repos ni la douleur ne proviennent des créatures. Sache que l'opposition de l'ennemi et de l'ami vient de Dieu, car le cœur de tous deux est dans sa main. Quoique la flèche parte de l'arc, l'homme doué d'intelligence juge qu'elle vient de l'archer. »

VINGT-CINQUIÈME HISTORIETTE.

Un certain roi arabe dit aux personnes attachées au trésor : « Doublez la paye d'un tel, qui est assidu à notre cour et épie notre ordre, tandis que les autres serviteurs sont occupés au jeu et à des divertissements frivoles, et montrent de la négligence dans l'accomplissement du service. » Un sage ayant entendu ces paroles, dit : « L'élévation des degrés du serviteur dans la cour de Dieu ressemble à cela. »

Vers. — « Si une personne vient deux matins de suite rendre ses hommages au roi, certainement le troisième il la regardera avec bienveillance. Les adorateurs sincères ont l'espoir de ne pas revenir désespérés du seuil de Dieu. »

Vers. — « La grandeur consiste dans la soumission à l'ordre; l'abandon de l'ordre (c'est-à-dire de l'obéissance est l'indice de la frustration. Quiconque a l'aspect des hommes sincères, tient la tête sur le seuil en signe d'hommage. »

VINGT-SIXIÈME HISTORIETTE.

On raconte qu'un homme injuste achetait, à l'aide de la violence, le bois des pauvres et le donnait aux riches, moyennant un prix qu'il fixait arbitrairement.[119] Un sage passa auprès de lui, et dit :

Vers. — « Es-tu serpent, puisque tu frappes quiconque tu vois, ou hibou, puisque tu creuses partout où tu t'assieds? »

Distique. — « Si ta violence réussit avec nous, sache qu'elle ne réussira pas avec le maître qui connaît ce qui est caché (c'est-à-dire Dieu). N'emploie pas la violence contre les habitants de la terre, afin qu'une prière contre toi ne s'élève pas au ciel. »

L'homme injuste fut irrité de cette parole, fronça le sourcil à cause de ce conseil et n'y fit aucune attention; jusqu'à ce qu'une certaine nuit le feu tombât de la cuisine dans le magasin de son bois, brûlât toutes ses richesses et lui donnât pour siège, au lieu d'un coussin bien rembourré, (litt. mou) la cendre chaude. Par hasard le même sage passa auprès de lui, et l'entendit qui disait à ses amis : « Je ne sais d'où ce feu est tombé dans mon palais. » Il dit : « Il a été allumé par la fumée du cœur (c'est-à-dire, les soupirs) des pauvres. »

Distique. — « Garde-toi de la fumée des cœurs blessés, car la blessure du cœur apparaîtra à la fin. Tant que tu le peux, ne trouble pas un cœur, parce qu'un soupir bouleversera tout un monde.[120] »

Sentence, — « Il était écrit sur la couronne du roi Keï-Khosrow : »

Distique. — « Pendant combien d'années nombreuses et de longs siècles les hommes marcheront sur la terre, au-dessus de notre tête ! De même que la royauté nous est parvenue de main en main, ainsi elle parviendra aux mains des autres. »

VINGT-SEPTIÈME HISTORIETTE.

Un homme avait atteint la suprême limite dans l'art de la lutte. Il connaissait dans cette science trois cent soixante tours distingués, et luttait chaque jour d'une manière différente. Par hasard son cœur prit de l'inclination pour la beauté d'un de ses disciples. Il lui apprit trois cent cinquante-neuf tours et ne s'en réserva qu'un seul, qu'il refusait d'enseigner. Le jeune homme atteignit la dernière limite en habileté et en force ; personne n'avait la possibilité de lui résister, tellement qu'il dit devant le sultan : « Cette prééminence que mon maître a sur moi, est une suite de son âge et des obligations que je lui ai pour m'avoir instruit; mais je ne lui suis point inférieur en force, et je suis son égal en habileté. » Cet abandon des convenances ne fut point approuvé du roi ; il ordonna que tous deux luttassent ensemble, et on disposa un vaste espace. Les grands de l'État et les principaux de la cour furent présents. Le jeune homme entra dans la lice tomme un éléphant furieux,[121] avec une impétuosité telle qu'il aurait arraché de sa base une montagne de fer. Le maître comprit que le jeune homme lui était supérieur en force. Il l'attaqua donc à l'aide de ce tour étrange qu'il lui avait caché, et le jeune homme ne sut point le repousser. Le maître l'enleva de terre avec ses deux mains, le balança au-dessus de sa tête et le jeta sur le sol. Une clameur s'éleva parmi les spectateurs. Le roi commanda de donner un habit d'honneur et des richesses au maître, il fit des réprimandes et des reproches au jeune disciple. « Tu as élevé, lui dit-il, la prétention de tenir tête à ton professeur et tu ne l'as pas réalisée. » Il répondit : « O seigneur ! mon maître n'a point obtenu l'avantage sur moi par sa force et sa vigueur; mais il était resté dans la science de la lutte un point qu'il me refusait. Aujourd'hui il l'a emporté sur moi, au moyen de ce point. » Le maître dit : « Je le gardais pour un pareil jour ; car les sages ont dit : « Ne donne point à ton ami assez de force pour qu'il puisse te faire du tort, s'il pratique l'inimitié. N'as-tu point entendu ce qu'a dit celui.qui souffrit une injustice de l'homme qu'il avait élevé :

Distique. — « Ou bien il n'y a eu absolument aucune fidélité dans le monde, ou bien peut-être personne ne l'a pratiquée dans ce temps-ci. Personne n'a appris de moi la science de l'arc, qu'il n'ait fini par faire de moi son but.[122] »

VINGT-HUITIÈME HISTORIETTE.

Un derviche, voué au célibat,[123] était assis dans un désert. Un monarque passa auprès de lui. Le derviche, par la raison que l'insouciance est l'apanage de la modération des désirs, n'éleva point la tête et ne fit point attention. Le roi, à cause de la violence inhérente à la souveraineté, se mit en colère et dit : « Cette troupe d'hommes qui revêtent le froc ressemblent à des brutes. Le vizir dit : « O derviche, le monarque de la surface de la terre a passé auprès de toi ; pourquoi ne lui as-tu pas rendu tes hommages et n'as-tu pas accompli le devoir de la politesse? » Le derviche répartit : « Dis au roi : Espère l'hommage d'une personne qui espère des bienfaits de toi. Et désormais sache que les rois sont faits pour la garde-des sujets, non les sujets pour obéir aux rois. »

Distique. — « Le monarque est la sentinelle du pauvre, quoique les richesses s'obtiennent par sa puissance et par sa somptuosité. La brebis n'est point faite pour le pasteur, bien au contraire, le pasteur est fait pour la servir. »

Autre. — « Aujourd'hui tu vois un homme fortuné, et un autre, le cœur malade de ses efforts inutiles; attends un petit nombre de jours, jusqu'à ce que la terre dévore la cervelle d'une tête qui médite des projets insensés. »

Autre. — « La différence entre la royauté et la servitude a disparu lorsque le destin écrit (là-haut) est survenu. Si quelqu'un ouvre la sépulture des morts, il ne reconnaîtra pas le riche du pauvre. »

Le discours du derviche parut solide au roi, qui lui dit : « Demande-moi quelque chose. » Il répondit : « Je demande que désormais tu ne me donnes point de désagrément. » Le roi reprit : « Donne-moi un conseil. » Il répliqua :

Vers. — « Maintenant que les richesses sont dans ta main, comprends que cette puissance et ce royaume passent de main en main. »

VINGT-NEUVIÈME HISTORIETTE.

Un certain vizir se rendit devant Dhou'nnoûn[124] l'Égyptien, et lui demanda sa bienveillance, en disant : « Je suis occupé jour et nuit au service du sultan, espérant en sa bonté et craignant d'être châtié par lui. » Dhou'nnoûn pleura et dit : « Si je craignais Dieu autant que tu crains le sultan, je serais du nombre des hommes sincères. »

Distique. — « Sans l'attente du repos et de la peine, le pied du derviche monterait sur le ciel. Si le vizir craignait autant Dieu que le roi, il serait un ange. »

TRENTIÈME HISTORIETTE.

Un roi donna l'ordre de tuer un innocent. Celui-ci dit : « O roi ! ne cherche point ta propre peine, à cause de la colère que tu as contre moi. » Le roi demanda : « Et comment ? » Il répondit : « Ce châtiment passera sur moi en un instant, mais le péché en restera éternellement sur toi. »

Tétrastique. — « Le temps de la stabilité (c'est-à-dire de la vie) s'est écoulé comme le vent du désert. L'amertume et la douceur, le laid et le beau ont passé. L'homme injuste a pensé avoir commis une injustice envers nous. Elle est restée attachée sur ses épaules (comme un fardeau) et a passé au-dessus de nous. »

Ce conseil parut profitable au roi ; il renonça à verser le sang de cet homme et lui fit ses excuses.

TRENTE ET UNIÈME HISTORIETTE.

Les vizirs de Nouchirevan (Chosroès Ier) délibéraient touchant une des affaires importantes du royaume, et chacun émettait un avis conforme à sa science. Le roi délibérait aussi, et Buzurdjmihir préféra le conseil du roi. Les vizirs lui dirent en secret : « Quelle supériorité as-tu vue dans l'avis du roi, sur la pensée de tant de sages? »

Il répondit : « C'est parce que l'issue de l'affaire n'est point connue, et qu'il est au pouvoir de Dieu que l'avis de tous devienne juste ou erroné. En conséquence, le mieux est de se conformer au conseil du roi, afin que, s'il se trouve opposé à ce qui était juste, nous soyons à l'abri des reproches de ce prince, à cause de notre conformité d'opinion avec lui. »

Vers. — « Chercher un avis opposé à celui du sultan, c'est se laver les mains dans son propre sang. Si même il dit du jour : « Ceci est la nuit, » il faut dire : « Voici la lune et les pléiades. »

TRENTE-DEUXIÈME HISTORIETTE.

Un imposteur[125] tortilla les boucles de sa chevelure, disant : « Je suis un Alide.[126] » Puis il entra dans la ville, avec la caravane du Hedjaz, et dit : « Je reviens du pèlerinage. » Enfin, il porta au roi une élégie, disant : « Je l'ai composée. » Le prince lui accorda de nombreux bienfaits et le traita avec considération. Un des commensaux du roi, qui était revenu cette même année d'un voyage sur mer, dit : « J'ai vu cet homme à Basrah pendant la fête des Victimes:[127] comment donc serait-il un pèlerin? » Un autre dit : « Son père était un chrétien de Malathia (Mélitène) : comment donc serait-il un Alide? » Enfin on trouva sa pièce de vers dans le Divan (recueil de poésies) d'Anvéry.[128] Le roi ayant ordonné qu'on le frappât et qu'on le chassât, lui demanda : « Pourquoi as-tu proféré un tel mensonge ? » Il répondit : « O seigneur de la surface de la terre ! je dirai une autre parole. Si elle n'est point vraie, je serai digne de tous les châtiments que tu m'infligeras. » Le roi reprit : « Qu'est cela? » Il répliqua :

Distique. — « Si un étranger apporte devant toi du lait aigre caillé, il se compose de deux mesures d'eau et d'une écuelle de lait de beurre. Si tu as entendu de la part de ton serviteur une parole inconsidérée, ne t'en irrite pas, car celui qui a vu le monde dit souvent des mensonges.[129] »

Le roi sourit, et dit : « Tu n'as point proféré pendant toute ta vie une parole plus vraie que celle-là. » Puis il ordonna qu'on lui fournit ce qu'il avait espéré.

TRENTE-TROISIÈME HISTORIETTE.

On rapporte qu'un certain vizir employait la douceur envers ses subordonnés, et cherchait l'avantage de tous. Un jour, par hasard, il se vit en butte aux reproches du roi. Tout le monde fit des efforts pour obtenir sa délivrance ; les personnes préposées à sa garde apportèrent de la commisération et de la douceur dans son châtiment, et les grands proclamaient le récit de sa bonne conduite : si bien que le roi lui pardonna sa faute. Un sage fut informé de cette affaire, et dit :

Vers. — « Le mieux est de vendre le verger paternel, afin de te gagner les cœurs de tes amis. Le mieux est de brûler tout ce qui forme le mobilier de ta maison, pour faire bouillir la marmite des hommes bien intentionnés. Emploie la bonté, même envers l'homme malveillant : le mieux est de fermer la gueule du chien avec une bouchée. »

TRENTE-QUATRIÈME HISTORIETTE.

Un des fils de Haroun-Arrachid se présenta tout irrité devant son père, disant : « Un tel, fils d'officier, m'adit des injures touchant ma mère. » Haroun demanda aux principaux de l'État : « Quelle sera la peine d'un tel homme? » L'un conseilla de le tuer, un autre de lui couper la langue, un troisième de confisquer ses biens et de l'exiler. Haroun dit : « O mon fils ! la générosité exige que tu pardonnes; si tu ne le peux, donne aussi des injures à sa mère, mais non de telle sorte que la vengeance dépasse les bornes; car alors l'injustice serait de ton côté et la plainte du côté de ton ennemi. »

Vers. — « Un homme d'un honteux caractère donna des noms injurieux à quelqu'un. Celui-ci les supporta, et dit : « O toi! (puisse ta fin être heureuse!) je suis pire que tout ce que tu pourras dire; car je connais mes défauts comme tu ne me connais pas.[130] »

Distique. — « Il n'est point vraiment homme aux yeux du sage, celui qui recherche le combat contre l'éléphant furieux. Mais il est réellement homme, celui qui ne dit point des choses vaines lorsque la colère lui survient. »

TRENTE-CINQUIÈME HISTORIETTE.

J'étais dans un vaisseau avec une troupe de grands. Une barque fut submergée derrière nous, et deux frères tombèrent dans un tournant d'eau. Un des grands dit au patron du navire : « Retire ces deux hommes, jeté donnerai pour chacun cinquante dinars d'or. » Le patron se jeta dans l'eau, de sorte qu'il délivra l'un d'eux, l'autre périt. Je dis au marin : « Un souffle de vie n'était-il point resté à ce malheureux? As-tu différé de le prendre pour ce motif, et t'es-tu empressé de saisir cet autre? » Le patron se mit à rire, et dit : « Ce que tu viens de dire est certain, mais le motif qui m'a dirigé est tout autre. » Je demandai : « Quel est-il? » Il répliqua : « Le penchant de mon cœur vers la délivrance de celui-ci était plus grand, parce qu'une fois j'étais accablé de fatigue dans le désert, et qu'il me fit asseoir sur son chameau, tandis que j'avais reçu dans mon enfance des coups de fouet de la main de cet autre. » Je repris : « Dieu tout-puissant a dit avec vérité : « Celui qui a fait une bonne action, l'a faite à son avantage, tandis que celui qui a fait le mal, en subit les conséquences.[131] »

Distique. — « Autant que tu le peux, ne déchire le cœur de personne, car il y a des épines dans cette voie. Fais réussir l'affaire du pauvre affligé, parce que tu auras aussi des affaires. ».

TRENTE-SIXIÈME HISTORIETTE.

Il y avait en Egypte deux frères. L'un d'eux servait le sultan, l'autre gagnait son pain par le travail de ses bras. Une fois le riche dit au pauvre :

« Pourquoi ne sers-tu pas le sultan, afin que tu sois délivré de la peine de travailler? » Il répondit : « Pourquoi, de ton côté, ne travailles-tu pas, afin d'être délivré de la honte de servir? car les sages ont dit : « Manger son[132] pain et rester assis vaut mieux que ceindre une ceinture dorée et se tenir debout pour le service.[133] »

Vers. — « Pétrir dans sa main de la chaux bouillante, vaut mieux que tenir sa main sur sa poitrine devant l'émir.[134] »

Distique. — « Ma précieuse existence a été dépensée à me dire : « Que mangerai-je l'été, que vêtirai-je l'hiver? » Homme au ventre avide, contente-toi d'un pain, afin de ne point courber le dos dans la servitude. »

TRENTE-SEPTIÈME HISTORIETTE.

Quelqu'un apporta à Nouchirevan le Juste cette bonne nouvelle : « Dieu a enlevé de terre un tel, ton ennemi. » Il répondit : « As-tu appris qu'il m'ait oublié? »

Vers. — « Je n’ai point sujet de me réjouir de la mort de mon ennemi, car ma vie n'est point non plus éternelle. »

TRENTE-HUITIÈME HISTORIETTE.

Une troupe de sages discouraient louchant une affaire importante dans la salle d'audience de Chosroès. Buzurdjmihir gardait le silence. On lui dit : « Pourquoi ne parles-tu pas avec nous dans cette discussion ? » Il répondit : « Les vizirs sont semblables aux médecins. Or, le médecin ne donne de remède qu'à l'homme malade. En conséquence, lorsque je vois que votre avis est bon, il n'y aurait de ma part aucune sagesse à parler à ce sujet. »

Distique. — « Lorsqu'une affaire réussit sans ma participation, il ne me convient pas de parler à son sujet. Mais si je vois qu'il y a un aveugle et un puits à côté de lui, et que je m'asseye sans rien dire, c'est une faute. »

TRENTE-NEUVIÈME HISTORIETTE.

Lorsque le royaume d'Egypte fut soumis à Haroun-Arrachid, ce prince dit : « Au contraire de ce rebelle qui, à cause de l'orgueil que lui inspirait la royauté de l'Egypte, prétendit » la divinité, je ne donnerai cette province qu'au moindre de mes serviteurs. » Or, il avait un nègre stupide, dont le nom était Khassib.[135] Il lui accorda le gouvernement de l'Egypte. On dit que l'intelligence et la capacité de ce noir étaient telles, qu'une troupe de cultivateurs de l'Egypte étant venus se plaindre à lui en ces termes : « Nous avions semé du coton sur le bord du Nil ; une pluie intempestive est survenue et le coton a été perdu, » il se mit à rire, et dit : « Il fallait semer de la laine; peut-être qu'elle n'aurait point été perdue. » Un sage entendit cela, et dit :

Vers. — « Si les moyens d'existence augmentaient en proportion de la science, il n'y aurait pas d'homme plus dépourvu de moyens d'existence que l'ignorant. Dieu envoie le pain quotidien aux ignorants, de telle sorte que l'homme instruit reste stupéfait de cela. »

Autres vers. — « Le bonheur et la puissance se s'obtiennent pas par l'expérience; ils ne s'obtiennent que par l'assistance céleste : souvent l'homme sans discernement est devenu illustre dans ce monde, et l'homme intelligent y a été avili ; l'alchimiste est mort dans l'affliction et la douleur, le sot a trouvé un trésor dans des décombres. »

QUARANTIÈME HISTORIETTE.

On avait amené à un certain roi une jeune fille chinoise.[136] Il voulut, dans un instant d'ivresse, avoir commerce avec elle; mais la jeune fille résista. Le roi se mit en colère, la donna à un nègre d'entre ses esclaves, dont la lèvre supérieure remontait au delà de ses narines, et dont la lèvre inférieure pendait jusqu'à son collet. Son aspect était tel, que le démon Sakhra-Djinny[137] se serait effrayé de sa figure. Enfin une source de puanteur distillait[138] de dessous ses aisselles.

Vers. — « Tu dirais que jusqu'à la résurrection la laideur a atteint en lui ses dernières limites, comme la beauté les a atteintes en Joseph. »

Distique. — « C'était une personne qui n'était pas tellement désagréable à voir, qu'on pût donner quelque connaissance de sa laideur.[139] Ce qui venait de son aisselle (Dieu nous en préserve !) ressemblait à une charogne exposée au soleil de juillet. »

Dans ce même moment la luxure rechercha le nègre, et la concupiscence le domina. Son amour s'agita, et il enleva à la pucelle sa virginité. Au matin le roi chercha la jeune fille et ne la trouva point. On lui dit ce qui s'était passé. Il s'en courrouça, et ordonna qu'on liât fortement les mains et les pieds du nègre avec ceux de la jeune fille, et qu'on les jetât de la terrasse du palais dans le fossé. Un des vizirs, doué d'un bon caractère, posa la face sur le sol en signe d'intercession, et dit : « Il n'y a point de faute chez le nègre en ceci, parce que tous les esclaves et tous les serviteurs du roi sont accoutumés à sa générosité et à ses bienfaits. » Le roi reprit : « S'il avait attendu une seule nuit pour avoir commerce avec elle, qu'en serait-il arrivé?[140] » Le vizir répondit : O seigneur ! n'as-tu point appris qu'on a dit :

Distique. — « Lorsqu'un homme altéré et brûlant de soif est parvenu auprès d'une source limpide, ne pense pas qu'il s'inquiète de l'éléphant terrible. La raison ne croit pas que l'impie affamé, dans une maison abandonnée et remplie[141] de mets, se soucie du ramadhan (mois consacré au jeûne). »

Cette plaisanterie plut au roi, et il dit au vizir : « Je te donne le nègre, mais que ferai-je de la jeune fille? » Le vizir répondit : « Donne la jeune fille au nègre, car ce qu'il a mangé à moitié lui convient. »

Distique. — « N'accepte jamais pour ami celui qui va dans un lieu déshonnête. Le cœur de l'homme altéré ne voudra pas de l'eau limpide à moitié bue par une bouche puante. »

Autre. — « Lorsqu'une orange est tombée dans le fumier, comment pourra-t-elle toucher encore la main du sultan ? Comment le cœur de l'homme altéré voudra-t-il de l'eau contenue dans une cruche qui a passé sur une bouche infecte? »

QUARANTE ET UNIÈME HISTORIETTE.

On demanda à Alexandre le Grec : « Par quel moyen as-tu conquis les pays de l'Orient et de l'Occident ? car les anciens rois avaient des trésors, un royaume, une existence et une armée plus considérables que les tiens, et ils n'ont pu cependant effectuer une telle conquête. » Il répondit : « Par le secours de Dieu ; je n'ai point tourmenté les habitants de chaque royaume que j'ai conquis, et je n'ai pas proféré le nom de ses rois, si ce n'est avec éloge. »

Vers. — « Les hommes intelligents n'appellent point grand celui qui profère d'une manière ignominieuse le nom des grands. »

Distique. — « Toutes ces choses-ci ne sont rien puisqu'elles passent : le bonheur, le trône, le droit d'ordonner et de défendre, la conquête et la domination. N'efface point le nom des bons qui sont morts, afin que ta renommée subsiste éternellement. »

 

 


 

[27] Coran, en. XXXIV, v. 12.

[28] Litt. : « Le trésor du mystère. » On dit aussi simplement ghaïb, et en arabe alcaoun, mot qui est souvent employé par Ibn Batoutah, avec le sens de richesses surnaturelles. Cf. mon Histoire des Khans mongols du Turkestan, etc., p. 58, note 1, le Journal des Savants, 1829, p. 481, et le vers 243 du chapitre 2 du Bostân (p. 77 de l'édition de 1828).

[29] Notre auteur a dit, dans un autre ouvrage : « Mais le souverain de tous les êtres ne ferme sur personne, pour cause de désobéissance, la porte de ses bienfaits. La surface de la terre est la nappe qu'il étend pour tout le monde ; sur cette table livrée au pillage, quelle différence y a-t-il entre l'ami et l'ennemi? » Bostân, vers 13 et 14.

[30] On sait que les Persans, depuis une haute antiquité, célèbrent le commencement d'une nouvelle année au moment où le soleil entre dans le signe du Bélier, c'est-à-dire à l'équinoxe vernal, quoique leurs années soient lunaires et ne puissent, par conséquent, recommencer à une époque fixe : mais, comme dit Chardin (Voyages, édition de 1723, t. IX, p. 258), « c'est parce que ce jour est comme le renouvellement de la nature, chaque chose reprenant une nouvelle vie par l'approche du soleil. » Voyez encore Chardin, t. II, p. 279, 280 et suiv. « Les Persans, ajoute-t-il, entre autres noms qu'ils donnent à cette fête, l'appellent la fête des habits neufs, parce qu'il n'y a homme si pauvre et si misérable qui n'en mette un, et ceux qui en ont le moyen en mettent tous les jours de la fête. » Cf. les Notices et Extraits des manuscrits, t. XIV, 1ère partie, p. 506.

[31] Il y a ici une allusion à la qualité que s'est arrogée Mahomet d'être le dernier des prophètes.

[32] Allusion au sceau de la prophétie que Mahomet portait, assure-t-on, entre les deux épaules. « Les musulmans, dit M. Reinaud, croient que c'était une espèce de loupe, couverte de poils et de la grosseur d'un œuf de pigeon. Ils ajoutent que tous les prophètes en avaient eu une semblable, et qu'à la mort de Mahomet le sceau de la prophétie disparut pour toujours. » Monuments arabes, persans et turcs, t. II, p. 79: Cf. Vie de Mohammed, par Aboulféda, édit. de M. Noël des Vergers, p. 114.

[33] Les paroles imprimées en italique sont en arabe. Ce qui suit n'en est guère que la paraphrase persane.

[34] Littér. : « Qui n'a pas de marques distinctives, de signalement. »

[35] Ce prince qui, du vivant de son père, s'était signalé par une révolte, accompagnée d'une tentative de parricide, monta sur le trône, en remplacement de Sad, l'année 623 de l'hégire (1226 de J.-C.), et régna, non sans gloire ni sans bonheur. Il ajouta à ses possessions de Perse un grand nombre d'îles et de villes sur le golfe Persique et le littoral de l'Arabie, telles que Bahreïn, Kathif, etc. Il mourut, après trente-cinq ans de règne, le 5 de djomada 2e 658 (18 mai 1260). Son fils et héritier présomptif, Sad, dont il sera question plus loin, ne lui survécut que douze jours, et ne fut même pas reconnu roi, ayant été surpris par la mort en revenant du camp du fameux conquérant mongol, Houlagou. Voy. Mirkhond, History of the Atabeks of Syria and Persia, edited by W. Morley, p. 32 à 37 ; Ibn-el-Athir, Chronicon.... Volumen XII, edidit. Tornberg, p. 206, 207, 208.

[36] Les mots imprimés en italique sont une sentence arabe, que l’on trouve fort souvent citée.

[37] Le mot guil désigne une espèce d'argile ou de terre avec laquelle les femmes dégraissent leurs cheveux. Voy. Mouradgea d'Ohsson, Tableau général de l'empire ottoman, édition in-8°, t. II, p. 61 ; Peyssonel, Traité sur le commerce de la mer Noire, t. I, p. 176. D'après ce dernier, on en trouve une quantité inépuisable, dans le territoire de Balaklava (Balaclava), auprès d’une montagne appelée Tcherkes Kerman. Ce mot est ainsi défini par M. Cherbonneau. « Pierre fondante, odorante et couleur de cendre, dont les femmes arabes se servent en guise de savon pour nettoyer et assouplir leurs cheveux. » Journal asiatique, janvier 1849, p. 67.

[38] Comme M. Quatremère l'a remarqué (Hist. des Mongols de la Perse, t. I, p. 396) le mot anber ou abir désigne exclusivement l'ambre gris. Quant à l'ambre jaune ou succin, son nom est Câh roubâ, c'est-à-dire qui enlève la paille. Ce nom lui a été sans doute donné par allusion à la puissance attractive qu'il exerce sur les pailles et autres corps légers ; et c'est de là qu'est venu le mot français carabe.

[39] Au lieu de tengui Turcân, les manuscrits 292, 293 et 595 portent nengui Turcân, ce qui signifie la honte que me causaient les Turcs.

[40] Je reproduis, dans la traduction de ce vers et du suivant, l'ordre logique qui est donné par les manuscrits 291 et 295, et qui a été interverti dans le texte de Sémelet et dans celui de M. Eastwick.

[41] Une note arabe tracée à la marge du manuscrit 593 renferme l'observation suivante : « Il est vraisemblable que ces vers ne font pas partie du Gulistan, mais qu'ils forment la conclusion d'une historiette que le cheikh a rapportée dans une de ses riçâleh (petits traités). Les copistes les ont ajoutés à ce livre-ci. » Ce qui peut venir à l'appui de cette opinion, c'est que les vers en question sont entièrement omis dans l'édition de Bombay.

[42] Litt. : « Comprendras-tu. » La même expression se rencontre encore dans ce vers que Sadi a placé dans la bouche de l'atabek Técleh : « Je veux m'asseoir dans l'angle de la dévotion ; car je comprends ces cinq jours qu'il me reste à vivre. » Bostân, p. 31, ligne dernière, de l'édition de 1828. Cf. le vers 7 du IXe chapitre du même ouvrage, p. 204.

[43] « D'ordinaire, dit Jean Thévenet, il y a dans les caravanes un homme monté sur on chameau, qui bat de temps en temps sur deux timbales, qui sont aux côtés du chameau devant lui ; les caisses de ces timbales sont d'airain, et cela sert tant pour réjouir les chameaux, qui se plaisent fort à un tel bruit, et à entendre chanter, que pour se faire entendre de ceux qui seraient restés derrière. » Voyages au Levant, édit. de 1727, t. II, p. 512.

[44] « Les Persans, dit Chardin, ont du dégoût pour les maisons de leurs pères. Ils aiment à s'en bâtir de propres pour eux... Leur coutume vient peut-être du peu qu'il coûte à bâtir ; car, pour ainsi dire, on bâtit sa maison de ce qu'on tire de la fondation, etc. » Voyages, t. IV, p. 241. Cf. ibidem, t. VIII, p. 15.

[45] L'édition de Bombay ajoute ici six vers assez insignifiant».

[46] Espèce de litière sur laquelle on peut voir une note étendue, ci-dessous, ch. VII, XIIe historiette. Après ce mot l'édition de Bombay ajoute le mot ghamm « de l'affliction », et le manuscrit, 292, les mots mihnet ou belâ « du chagrin et du malheur ».

[47] Sadi fait allusion au verset 91 du Ve chapitre du Coran, où il est dit que l'infraction d'un serment peut s'expier en nourrissant dix pauvres, ou en les vêtant, ou bien en affranchissant un esclave. Celui qui est hors d'état de satisfaire à cette peine doit jeûner trois jours de suite. Voyez encore Mouradgea d'Ohsson, Tableau de l'empire ottoman, t. IV, p. 286.

[48] Le sabre ainsi nommé était tombé, après la victoire de Bedr, entre les mains de Mahomet, qui en fit ensuite présent à Aly, son cousin et son gendre. Voy. M. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. III, p. 169, 197 ; et M. Reinaud, opus supra laudatum, t. II, p. 153, 154.

[49] Ce vers se retrouve dans un autre ouvrage de notre auteur (Bostân, p. 220,1. 1.), à l'exception de tchoû djeng, qui est remplacé par békin. — Guzir dâchten ez signifie « pouvoir se passer de, » comme dans le vers 236, du IXe chapitre du Bostân (p. 217) : Si tu as une nécessité, est-il dit, prends cet anneau (celui du culte rendu à Dieu), car le sultan lui-même ne peut se passer de cette porte. »

[50] Cette épithète fait allusion à l'ère djelalienne, ainsi nommée en l'honneur du troisième sultan Seldjoukide de ta Perse, Djélal Eddoulèh, ou la gloire de l'empire, Mélik-Châh, sous le règne duquel eut lien la réformation de l'année persane. Voy. Deguignes, Histoire générale des Huns, t. II, p. 215.

[51] Litt. : Sur les chaires des rameaux.

[52] D'après le scoliaste arabe du manuscrit 292, l'auteur a ici en vue les fleurs de ce jardin.

[53] Abou-Kalamoûn ou, par contraction, boû-Kalamoûn désigne ici une étoffe de couleurs changeantes. Dans des vers de l’Anwâri-Soheily on voit le dos d'un poisson comparé à l'étoffe boû-Kalamoûn, et ayant des couleurs trop nombreuses pour être comptées. (Édition du colonel Ouseley, p. 458,1. 9). Sur d'autres significations des mots boû-Kalamoûn, on peut voir une note de Silvestre de Sacy, Notice du tome second des Mines de l'Orient, 2e extrait, p. 27, n° 2 du tirage à part, ou Magasin encyclopédique, 1813, t. VI.

[54] Le mot signifie un secrétaire chargé de la correspondance d'un prince, et qui la rédige dans un style pompeux.

[55] C’est-à-dire, au père et au fils, Abou-becr-ben-Sad et Sad-ben Abou-becr.

[56] « Erjeng, dit le scoliaste arabe du manuscrit 292, était le nom d'un peintre excellent, ou bien c'était le titre d'un livre que composa le peintre appelé Mâny et dans lequel il réunit ses productions, en fait de dessins merveilleux et de portraits extraordinaires. » D'après les écrivains orientaux, le fameux hérésiarque Manès, on, comme ils rappellent, Mâny était doué d'une extrême habileté dans l'art de la peinture. Voy. l’Histoire des Sassanides, traduite de Mirkhond, à la suite des Mémoires sur diverses antiquités de la Perse, par S. de Sacy, p. 289, 294, 295.

[57] Ce personnage paraît être le même que celui dont il est fût mention, sous les noms du Khodjah-Nizam-Eddin-Abou-becr, par Mirkhond (History of the Atabeks, p. 38, ligne dernière}, et par Khondémir (Habib Assiyer), comme exerçant les fonctions de vizir au commencement du règne de l'atabek Mohammed, petit-fils et successeur d'Abou-becr-ben-Sad.

[58] On appelait ainsi un vizir de Chosroès le Grand (Anouchirwan), à qui les écrivains orientaux attribuent un grand nombre de paroles remarquables. Voy. Mirkhond, apud de Sacy, opus supra laudatum, p. 377 à 381.

[59] Sous-entendu de l’Egypte, Azyzi Misr, expression sur laquelle on peut voir une note ci-dessous, IIe historiette du chapitre III.

[60] Le mot Elwend ou, comme il est souvent écrit Arwend, représente le grec Orontès. Il désigne ici une montagne qui fait partie de la chaîne du Taurus, et domine la ville de Hamadan (l'Ancienne Ecbatane). Voy. Otter, Voyage en Turquie et en Perse, t. I, p. 181, 183 ; Sainte-Croix, dans les Mémoire» de l'Académie des Inscriptions. L, p. 119, 120; Olivier, Voyage dam l'empire ottoman, etc., éd. in-8°, t. V, p. 49, 50, 55-57, 59 et 60, et le scoliaste du Bostân, sur le vers 616 du chapitre Ier (p. 47, édition de 1828).

[61] C’est-à-dire, je ne le serais pas dans le pays de Chanaan, patrie de Joseph. La beauté de ce patriarche est souvent célébrée dans les écrits des Orientaux. Il y est fait allusion plus bas (avant-dernière historiette du Ier chapitre). Cf. M. Reinaud, Monuments arabes, etc., I, 130.

[62] On peut voir sur ce personnage, si souvent mentionné par les auteurs musulmans, M. Reinaud, opus supra laudatum, t. Ier, p. 167-189 ; M. Renan, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, 1ère partie, p. 302, not. 2.

[63] Notre auteur a dit ailleurs : « Le vent d'est passera (c'est-à-dire soufflera) tellement sur cette terre, qu'il portera chacun de nos atomes dans un lieu différent. » Bostân, p. 211, l. 4.

[64] Litt. : se lave les mains de la vie. Les Persans emploient dans le même sens l'expression dest efchanden ez. Litt. : secouer la main d'une chose, c'est-à-dire y renoncer, l'abandonner. Le célèbre poète Anwéry s'exprime ainsi : « Hier, un méchant petit poète me dit : Composes tu des ghazels? Je lui répondis : J'ai renoncé à la louange et au blâme. » Béhâristan de Djamy, édition de Constantinople, p. 500. La même expression se rencontre ci-dessous, dernier vers de la dixième historiette du deuxième chapitre.

[65] Qui va répondre à Dieu, parle aux hommes sans peur. (Voltaire, Tancrède, acte III, sc. ii.) « Qui n'a qu'un moment à vivre n'a rien à dissimuler. » Frédéric le Grand, lettre à son frère, le prince Auguste-Guillaume, citée par M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, T. XII, p. 300.

[66] La longueur de la langue, fait observer le scoliaste arabe du ms. 292, indique ici que l'on sort des limites de la politesse. — Cet hémistiche rappelle les paroles suivantes de don Quichotte : « Mais quand la colère déborde et sort de son lit, la langue n'a plus de digues qui la retiennent ni de frein qui l'arrête. » Partie II, ch. XXVII.

[67] Coran, ch. iii, v. 128. Il est question des diverses classes de gens auxquelles le paradis est destiné.

[68] C'est-à-dire, il fronça le sourcil.

[69] Prétendu roi de Perse, de la première dynastie, dite des Pichdâdiens.

[70] Souverain de Ghazni ou Ghazna; il régna de 387 à 421 de l'hégire (de 997 à 1030 de J.-C.).

[71] Cette maxime arabe fait allusion à la règle de la législation religieuse de l'islamisme, d'après laquelle l'éléphant est un des animaux immondes dont le fidèle ne doit jamais se nourrir, non plus que des charognes. Mouradgea d'Ohsson, Tableau général, etc., t. IV, p. 7. On peut voir à ce sujet une anecdote, ou plutôt une légende rapportée par Ibn-Batoutah, Voyages publiés et traduits par C. Defrémery et le Dr B. R. Sanguinetti, t. II, p. 80, 81.

Le capitaine Ribeyro nous apprend un fait curieux : c'est que pendant le siège de Colombo par les Hollandais, en 1656, les Portugais renfermés dans la place mangèrent quatorze éléphants, sur quinze qu'ils avaient. Hist. de l'île de Ceylan, trad. du portugais; Paris, 1701, p. 142.

[72] Je lis dhaif avec le manuscrit Ducaurroy, au lieu de hakyr, laid, méprisable, que portent les éditions.

[73] C'était là une humiliation que l’on infligeait quelquefois aux fuyards. Cf. mes Mémoires d'histoire orientale ; Paris, F. Didot, 1854, p. 157; Hist. de Timur-bec, T. Ier, p. 448.

[74] Je lis, avec l'édition de Tabriz et celles de Bombay et de M. Eastwick, bîl, pelle, pioche, hoyau, bêche ; au lieu de mil, aiguille, poinçon, que portent les autres éditions, et qui ne me paraît pas fournir un sens satisfaisant. Ce vers est répété dans le Boston (édition de Bombay. 1851, p. 51, l. 4).

[75] D'un ruisseau qui peut nuire interrompez la course

Et, pour faire encor mieux, tarissez-en la source. (Boursault, Esope à la cour, acte V, sc. vi).

[76] Littéralement : la verdure ou le duvet du jardin de sa joue.

[77] Cette expression rappelle les vers suivants de notre admirable André Chénier :

Leurs mains vont caressant sur sa joue enfantine

De la jeunesse en fleur la première étamine. (Hylas.)

[78] Les Persans affectionnent cette image d'une noix que l'on essaye de faire tenir sur un dôme. On la retrouve employée par notre auteur dans son Bostân, p. 209, vers 59, et par Mirkhond, dans le chapitre de son Histoire universelle consacré aux Ismaéliens ou Assassins de la Perse. Voy. les Notices et Extraits des manuscrits, t. IX, p. 230, l. 13 et 14. On lit aussi dans un ouvrage historique persan : « Les discours des gens du commun n'aboutissent à rien, et ressemblent à la noix et au dôme. »

[79] Allusion à la fontaine de la vie, où les Orientaux prétendent que Khidhr (Élie) puisa une éternelle jeunesse, tandis qu'Alexandre le Grand ne put s'y désaltérer. C'est ainsi que nos aïeux croyaient à l'existence de la fontaine de Jouvence.

[80] La légende des Sept Dormants est racontée tout au long dans Chardin (Voyages, édition de 1723, t. X, p. 70 à 73.) Cf. M. Reinaud, Monuments... du cabinet de M. le duc de Blacas, etc.

[81] On peut rapprocher de ce passage deux vers de l’Anwâri-Soheïly, cités par S. de Sacy, Pend Nameh, p. 38.

[82] J'ai traduit cet hémistiche, comme l'illustre Silvestre de Sac; (Pend Nameh, ou le livre des Conseils, etc. p. 39), et M. Sémelet l'ont fait avant moi. Mais, au lieu de cette version, Chézy en a proposé une autre, qui est peut-être préférable. La voici : « La pluie qui est une dans ses principes constituants. » Voyez le Journal des Savants, 1819, p. 678.

[83] Ce personnage dont j'ai été le premier à faire connaître l'histoire, il y a plus de quinze ans, était prince de l'Irak persique ou Djébal; il monta sur le trône en l'année 612 de l'hégire (1215-1216 de J.-C.), et fut assassiné deux ans après par un sicaire ismaélien. Voy. l’Histoire des sultans du Kharezm, par Mirkhond, p. 132-133: Cf. le Journal asiatique, février 1847, p. 160-169. On voit combien d'Herbelot s'est trompé (Bibliothèque orientale, verbo Ogulmisch) en faisant de ce personnage un « sultan de la race de Giagathaï, fils de Gengis-Khan, qui régnait dans le Turkestan, du temps du poète Sadi, vers l'an 696 de l'hégire. » Sir Gore Ouseley n'a pas été mieux fondé à faire d'Oghoulmich, ou, comme il écrit, Aglamish, un roi pathan ou afghan, de Dihly. Biographical Notices of persian poets, p. 10. Enfin, M. Eastwick représente Ughlamish (sic), comme le fils du célèbre conquérant tartare Gengis-Khan. The Gulistan, or rose garden, p. 44, note a; cf. p. XI.

[84] Chez les Orientaux un anneau passé dans l'oreille, de même que chez les Juifs et les anciens Romains une oreille percée, était un indice d'esclavage. Cf. M. Quatremère, Histoire des Sultans mamlouks de l’Egypte, t. Ier. p. 7 et 8, note; et M. Reinaud, Monuments arabes, persans et turcs etc., t. I, p. 32, note.

[85] Sadi exprime encore ailleurs la même idée : « Si tu n’es pas rempli de sollicitude pour tes compagnons, ton camarade s'enfuira à une parasange de toi. » Bostân.

[86] Ce vers offre une ressemblance frappante avec le proverbe suivant du calife Aly : Avec des bienfaits on se fait un esclave de l'homme libre.

[87] D'après les auteurs orientaux, Zahhâk ou Dhahhâk était un prince d'origine arabe qui usurpa le trône de Perse sur Djamschid, quatrième roi de la première dynastie. Il fut renversé par Féridoûn, qui descendait de Tahmouras, prédécesseur de Djamschid.

[88] Il doit être question ici de Hormouz ou Ormisdas III, souverain de la dynastie des Sassanides, qui succéda à son père Chosroès le Grand ou Anouchirwan, en 579 de notre ère et régna onze ans.

[89] Ou de s'enfuir, d'après le scoliaste arabe.

[90] Connue sous le nom de mosquée des Omeyyades.

[91] L’édition de Tabriz ajoute ici : de la tribu de Bènou Témim.

[92] Ou des doigts; car serdest, litt. l'extrémité de la main, peut aussi avoir ce sens.

[93] C'est-à-dire, prête l'oreille aux réclamations que l'on a à t'adresser. Notre auteur dit ailleurs : « Retire de l'oreille de l'intelligence le coton de l'incurie. » Bostân, p. 41, vers 516.

[94] Ce célèbre général des califes omeyyades étant mort à Vacith en l'année 95 de l'hégire (713-714 de J.-C.), on voit que Saadi avance d'environ cinquante ans la date de la fondation de Bagdad, qui ne commença qu'en 145 de l'hégire (702 de J.-C.) Voy. Nawawi, Biographical dictionary of illustrious men, etc., éd. Wüstenfeld, p. 198-199; Abulfedœ annales, t. II, p. 14, et cf., Historia kaltfatus Alwalidi et Solaimani... ex libro cui titulus est : Kitab Oloïoûn ouelhaddik, etc., éd. Jac. Anspach. Lugd. Batav. 1853, in-8°, p. 15.

[95] Le crime dort tandis que le tyran sommeille. (L'Abbé Albert, Fables.)

[96] C'est-à-dire la foule importune.

[97] On a traduit généralement par une bougie camphrée, c'est-à-dire aromatisée. Le mot désigne, il est vrai, le camphre, mais il s'emploie aussi pour indiquer la couleur blanche la plus éclatante. De là on a formé l'adjectif qui signifie blanc comme du camphre; c'est ainsi que le mot anber, ambre gris, se prend dans le sens de noir, et qu'enber mouy, veut dire « qui a des cheveux couleur d'ambre, ou noirs. » De même le mot employé pour désigner l'ambre jaune ou succin, a formé l'adjectif « jaune comme le succin. » Enfin, c'est ainsi que le mot michk « musc » désigne par excellence la couleur noire, et métaphoriquement « l'encre. » On peut consulter sur ces différentes significations des mots anber, cak-roubâ, michk et cafoûr, une intéressante note de M. Quatremère (Hist. des Mongols de la Perse, p. 396 et suiv.) Le nom de Cafoûr a été donné jadis, et il est encore donné dans l'Inde aux eunuques noirs, le camphre contrastant complètement avec eux par sa blancheur. (Journal asiatique, avril 1836, p. 348-349.) Aboulféda dit en parlant de la mère du calife Mo'-tazz : « Almotéwekkil l'avait nommée Kabîhah (la Laide) à cause de sa beauté et de son élégance, de la même manière que l’on appelle un nègre cafoûr, c'est-à-dire par antonomase. » (Annales Moslemici, II, 226.) Sur l'expression Chém'i câfoûry, on peut encore voir la Grammaire persane, de M. Al. Chodzko, p. 150, note. Le poète persan Djannaty dit dans ses vers : «Durant la nuit nous brûlons de la bougie aussi blanche que le camphre. » (Voy. Forbes Falconer, Extracts from some of the persian poets. London, 1843, in-8°, p. 6.)

[98] Litt. : On ne doit pas ouvrir sur sa face la porte de l'action d'inspirer des désirs.

[99] Ce vers est emprunté au Bostân (ch. Ier, vers 817, page 59), et les éditions de Tabriz et de M. Eastwick, ainsi que le ms. Ducaurroy, y ajoutent le vers qui suit immédiatement dans le même ouvrage, seulement M. E. le donne d'une manière un peu différente. En voici la traduction d'après le texte de l'édition de 1828 : « Comment montrera-t-il du courage dans les rangs de la bataille, lorsque sa main sera vide et sa situation misérable? »

[100] Voltaire a ainsi imité ce passage :

Qu'un Perse ait conservé le feu sacré cent ans,

Le pauvre homme est brûlé quand il tombe dedans.

Œuvres, édit. Beuchot, t. XIII, p. 408.

[101] C'est-à-dire, un emploi.

[102] Litt. : ou bien place tes intestins devant le corbeau.

[103] Sokhrah. De ce mot arabe s'est formé le mot espagnol azofra usité au moyen âge. Voir là-dessus une savante note de M. Reinhart Dozy, Hist. de l’Afrique et de l'Espagne, etc., Leyde, 1849-1851, t. II, p. 21,23.

[104] Cette historiette rappelle les douze derniers vers de la fable iv' du livre V de La Fontaine (les Oreilles du lièvre). Elle offre aussi quelque ressemblance avec celle de Florian, intitulée : le Petit Chien (liv. V, fab. viii), de même qu'avec celle du Renard et du Chacal, racontée par le chef mongol Naurouz à la cour de Kaïdoa, souverain du Turkestan. Voyez le baron C. d'Ohsson, Hist. des Mongols, t. IV, p. 48.

[105] Ce vers de Sadi est transcrit par Houçaîn Vaïz Cachify, dans son Anvâri Soheïly. ch. Ier. Il nous rappelle les suivants :

La mer promet monts et merveilles

Fiez-vous y ; les vents et les voleurs viendront.

La fontaine, l. iv, fable ii.

[106] C'est la posture qu'en Perse les inférieurs gardent devant leurs supérieurs. Notre auteur a dit ailleurs : « Il plaça la main sur son sein, comme les serviteurs. » Bostân, deuxième chapitre, vers 320.

[107] On a dit aussi que la société du sultan est semblable à la mer; un marchand qui entreprend volontairement un voyage maritime, ou bien se procurera un gain considérable, ou bien sera entraîné dans le gouffre de la mort. » Anvâri Soheïly, chapitre Ier.

[108] J'ai adopté ici la leçon de l'édition de 1791, der rendj, qui me paraît la bonne, à cause de la simplicité du sens qu'elle nous donne, ainsi que de la rime qu'elle offre avec guendj. Au lieu des deux mots der rendj, un manuscrit porte « dans l'agitation de ses flots (de la mer) », c'est-à dire dans la tempête. L'édition de Bombay donne la même leçon; l'édition de Gladwin a les deux premiers mots seulement; enfin les éditions de Tabriz, de Sémelet, et les manuscrite Ducaurroy, 292 et 295, donnent thilism, talisman, et le manuscrit 593, thilismech, son talisman, ce qui peut se traduire ainsi : « près de son talisman c'est-à-dire du talisman qui le garde. »

[109] L'édition de Bombay ajoute : « et leur cœur décoré par la prospérité. »

[110] On appelle ainsi le point vers lequel les musulmans se tournent en faisant leur prière, et qui est censé indiquer la position qu'occupe le temple de la Mecque.

[111] Litt. : le dû, la part de la libéralité.

[112] « Que du champ qui n'est pas à soi

Un monarque enlève une pomme,

Par l'exemple enhardis, tes courtisans sans frein

Coupent l'arbre le lendemain. »

(Le Bailly, Fables, I, XIII.)

Une idée semblable a été exprimée par Florian, dans la fable xxi du livre II, intitulée le Roi de Perse.

[113] D'après une croyance admise par les Persans, la graine de la rue, employée en fumigations, neutralise l'influence du mauvais œil. (Voyez le Journal asiatique, mars 1838, p. 240.) « Si, dit Morier, un visiteur louait les yeux d'un enfant et qu'après cela, l'enfant vint à tomber malade, le visiteur obtiendrait immédiatement la réputation d'être doué d'un mauvais regard. Alors le remède consiste à prendre une portion de ses vêtements, à les brûler dans un réchaud avec de la graine d'espédân (lisez ispendân, graine de cresson, ou mieux aspend ou tipend, rue sauvage), en se promenant tout autour de l'enfant. » A second Journey through Persia, etc.; London, 1818, p. 108.

[114] L'âne me plaît, son dos porte ni marché

Les fruits du champ que le rustre a bêché. » (Voltaire; le Pauvre Diable.)

[115] Cette histoire est racontée d'une manière un peu différente dans un ouvrage arabe, publié par M. Flügel, et dont Silvestre de Sacy a rendu compte dans le Journal des Savants. Voyez le numéro d'octobre 1830.

[116] Second souverain de la dynastie des Saffarides ; il régna en Perse, de 878 à 901.

[117] Zouzen ou Zaouzen est une ville du Khorassan située entre Nichapour et Turbéti-Haïdéry ou Zaweh. D'après l'auteur du Merâssid al Itthilâ, ou Lexique géographique arabe, c'était un district étendu, dépendant de Nichapour et comprenant 124 bourgades. (Edition Juynboll, t. Ier, Leyde, 1852, p. 522.) Edrisi, qui fait mention de Zouzen, sous le nom un peu altéré de Zouzân, dit que c'était une ville considérable, forte, populeuse et commerçante, située à trois journées (environ 20 lieues) de Kâïn. (Géographie, trad. par Am. Jaubert, t. Ier, p. 452.) Nous savons par le témoignage de Mirkhond, que, du temps même de Sadi, la ville de Zouzen était gouvernée par un petit prince, soumis au sultan du Kharezm et que l'historien persan désigne seulement par le titre de Mélic ou roi de Zouzen, comme l'a fait notre auteur. Voyez l'Histoire des sultans du Kharezm, de mon édition, p. 68, l. 17, et p. 86, l. 13-15. Cf. The History of the Atabeks of Syria and Persia, édit. by W. Morley, p. 31. Le baron d'Ohsson a pris mal à propos ce titre comme un nom propre : il nous parle des troupes de Zouzen, gouverneur du Kerman. Hist. des Mongols, t. Ier, p. 347 et 348. Sous l'année 600 = 1203-4, Ibn-Alathir (manuscrit de C. P. T. V, f° 262 v°) dit que le prince de Zouzen se joignit à Alâ-Eddin Mohammed, souverain de Firoûz-Coûh et du Ghour, dans une expédition contre les Ismaéliens du Kouhistan. Le même historien nous apprend que le sultan du Kharezm, Tacach, avait parmi ses généraux un émir nommé Abou-Becr, et dont le titre honorifique ou lakab, était Tâdj-Eddin, « la couronne de la religion. » Ce personnage avait débuté par être un conducteur de chameaux, louant ses bêtes aux voyageurs. Puis il s'était mis au service du Khârezm-Châh, et était devenu le chef de ses chameliers. Le souverain ayant reconnu en lui du courage et de la fidélité, l'avança jusqu'à en faire un des principaux chefs de son année, et le nomma gouverneur de la ville de Zouzen. C'était un homme intelligent, prudent et brave. Il obtint près de Mohammed, successeur de Tacach, un rang des plus éminents, et ce prince prit plus de confiance en lui qu'en tous ses autres émirs. Abou-Becr dit à son maître : « Le Kermân avoisine ma ville de Zouzen; si le sultan m'accorde une armée, je m'en rendrai maître sous le plus bref délai. » Mohammed fit partir avec lui une armée considérable; et Abou-Becr marcha vers le Kermân, dont le prince était nommé Harb, fils de Mohammed, le même qui avait été prince du Sedjestan, sous le règne du sultan Sindjar. Harb lui livra bataille; mais il ne put lui résister, et Abou-Becr s'empara de ses États en très peu de temps. De là il marcha vers les frontières du Mécrân, et conquit cette province tout entière jusqu'au fleuve Sind, qui avoisine Kaboul. Puis il se dirigea vers Ormouz, ville située sur le bord de la mer du Mécrân, et dont le prince, nommé Meleng (l'Enthousiaste), se soumit à lui. Il y fit réciter la prière au nom du Khârezm-Châh, et en emporta une somme d'argent. On célébra aussi la prière pour Mohammed à Kalhât et dans une portion de l'Oman, parce que les princes de ces localités obéissaient à celui d'Ormouz. Ibn-el-Athir, Chronicon, édition Tornberg, t. XII, p. 198.

[118] Litt. : étaient en gage, a cause de la reconnaissance de cela.

[119] Le verbe arabe tharaha, d'où est venu le substantif fkark, que l'on trouve dans ce passage, signifie imposer une denrée à un homme, le forcer de l'acquérir au prix qu'on lui fixe. Cf. M. Quatremère, Hist, des sultans mamlouks, t. II, 2e p., p. 42-43. M. Eastwick a méconnu le sens de ce mot en le traduisant par « gratuitously, » p. 81.

[120] Cette historiette a été reproduite un peu plus en dotait par Houçaïn-Vâïz-Càchify, dans son Anvari Sohéily, ch. X, 2e historiette, p. 442 et 443 de l'édition du lieut.-colonel Ouseley.

[121] Litt. ivre; sur ce mot appliqué aux éléphants et aux chameaux en rut, voyez une note de M. Quatremère, Hist. des Mongols, I, 167, 168. Trois mois après le naurouz, dit Morier, les Ilyât (nomades de la Perse) séparent, les béliers des brebis et les nourrissent « jusqu'à ce qu'ils soient mest. » Journal of the royal geographical Society, t. VII, p. 242. Faute d'avoir saisi le vrai sens de ce mot, le baron C. d'Ohsson nous représente « des chameaux qu'on avait eu soin d'enivrer. » Hist. des Mongols, t. III, p. 140. Notre auteur dit dans le Bostân, (fit. III, v. 6) : « Le chameau ivre porte plus légèrement sa charge. «

[122] Chardin raconte cette historiette, comme l'ayant entendu rapporter dans un festin de noces par un des invités (Voyages, édition de 1723, t. II, p. 246, 247). Cf. Sir William Ouseley, Travels in various countries of the East, t. Ier, p. 235 et pl. XIII.

[123] L'adjectif verbal de la 2e forme modjarred, de même que motédjerrid, dérivé de la même racine à la 5e forme, signifie « voué au célibat. » Voyez mes Mémoires d'hist. orientale, p. 151, et cf. Firichtah, texte persan, t. Ier, p. 214, 1. 7 ; le Bostân, édit. de 1828, p. 186, l. 2, des commentaires, et 10 des gloses marginales; Ibn-Batoutah, Voyages, publiés et traduits par C. Defrémery et le Dr. B. R. Sanguinetti, t. IV, p. 319, l. 2.

[124] Le nom de ce personnage, dit le scoliaste arabe du manuscrit 292, était Thaoubfln, son prénom Abou'l-Faïdh et son sur nom Dhou'nnoûn. Il fut ainsi surnommé parce qu'il se trouvait sur un vaisseau, avec un certain nombre d'individus, dont un possédait une perle précieuse qu'il perdit. Après qu'on l'eut cherchée avec soin, l'opinion générale conclut à soupçonner l'étranger, c'est-à-dire Thaouban, de l'avoir volée. Il nia le fait, et jura qu'il était innocent; mais on ne le crut pas. Se voyant dans la détresse, il pria pendant une heure, et un poisson sortit de la mer, apportant cette perle. C'est pourquoi on le surnomma Dhou'nnoûn, c'est-à-dire l'homme au poisson.» (Ce surnom avait déjà été donné au prophète Jonas.) Aboulféda nous apprend que Dhou'nnoûn mourut au mois de dhou'lkaadeh 245 (février 860). Annales Moslemici, t. II, p. 204. Cf. l'auteur du Heft Iklim, apud Quatremère, Recherches sur la langue et la littérature de l’Egypte, p. 281, 282, note; Abou'l-Méhâcin, Annales, édit. Juynboll, t. Ier, p. 763; d'Herbelot, Bibl. orient., verbo Dhoualnoun, où on lit peu exactement Aboufadhl, au lieu d'Abou'lfaïdh. Dans le Bostân, ch. IV, vers 502 à 510, Sadi a raconté un trait d'humilité de Dhou'nnoûn.

[125] Le mot cheiyâd, ainsi que son synonyme montécheiyd, manquent dans les Dictionnaires de Freytag et de Richardson (édit. de 1829). Le premier se trouve encore employé dans le Tarikh Guzideh, manuscrit 9, Brueix, folio 178 recto ; et le second dans Mirkhond, Notices des manuscrits, IX, 193, et dans Khondémir, Habib-Assiyer, manuscrit 69, Gentil, t. III, f° 23, r°, 1. 8. Le sixième paragraphe du 2e chapitre du Bostân est intitulé : Aventure du religieux avec l'imposteur effronté. Cheyadi choukh tchechm (Edition de Calcutta, 1828, p. 67).

[126] C'est à-dire, un descendant de Mahomet ou un chérif, par son gendre Aly.

[127] On nomme ainsi le sacrifice qui a lieu a Mina, près de la Mecque, pendant le pèlerinage, le 10 de dhou'lhiddjeh. On l'appelle encore Id Korbân « fête de l'Immolation. » (Voyez Burckhardt Voyages en Arabie, trad. par Eyriès, t. I, p. 379, 381), et cette cérémonie doit être répétée à la même époque par tous les musulmans, dans quelque partie du monde qu'ils se trouvent.

[128] Célèbre poète persan, qui vivait dans le douzième siècle de notre ère, sous la dynastie des sultans Seldjoukides.

[129] Cela revient à notre proverbe : « a beau mentir qui vient de loin. »

[130] Dans son Bostân, Sadi fait répondre ce qui suit par un sage à qui on avait rapporté de mauvais propos tenus contre lui : « Cela est peu de chose; dis-lui d'en dire davantage. Ce qu'il a proféré n'est qu'une petite portion de ma méchanceté, et eu égard à ce que je connais, c'est comme un sur cent. Les choses qu'il m'a attribuées par pure supposition, je connais avec certitude qu'elles existent. Il a contracté amitié avec nous pendant cette année-ci, comment donc connaîtrait-il mes défauts de soixante-dix ans? Personne au monde ne sait mes vices mieux que moi, excepté mon Dieu. Je n'ai vu personne qui ait aussi bonne opinion de moi que cet homme, car il a cru que mes défauts n'étaient autres que ceux-là ». Ch. IV, vers 299 à 304.

[131] Coran, ch. XLI, v. 46.

[132] L'édition de Bombay et celle de H. Eastwick portent : « manger du pain d'orge; et avant « s'asseoir «, elles ajoutent « sur la terre. »

[133] L'édition B. ajoute « d'une créature. »

[134] Comme on l'a vu plus haut (XVIe histor.), c'est la posture qu'en Perse les inférieurs gardent devant leurs supérieurs.

[135] « Alkhassyb, dit M. Reinaud (Géographie d’Aboulféda, trad. fr., t. II, p. 158, n° 1), était l'intendant des finances de l'Egypte, sous le khalife Haroun-Arraschyd ; il se fit une grande réputation de générosité, et les poètes célébrèrent à l'envi ses bienfaits. Le fils d'Alkhassyb fut investi du gouvernement de la haute Egypte sous le khalifat d'Almamoûn. » Cf. M. Quatremère, Mémoires géogr. et histor. sur l'Egypte, t. I, p. 244, et les Voyages d'Ibn-Batoutah, publiés et traduits par C. Defrémery et le Dr. B. B. Sanguinetti, t. Ier, p. 97 à 100.

[136] Au lieu de Tchiny « chinoise, » l'édition de Bombay et le manuscrit 593 portent Khotény « de Khoten, » nom d'une célèbre ville du Turkestan, sur laquelle on peut consulter les Notices et extraits des manuscrits, t. XIV, 1ère partie, p. 476-478 ; et l’Histoire de la ville de Khotan, trad. du chinois, par Abel Rémusat, Paris, 1820, in-8°, préface, p. IV, V, X, XIII, XIV, XV. Voyez encore Klaproth, Magasin asiatique, t. II, p. 37.

[137] Comme le fait observer le scoliaste arabe du manuscrit 292, c'était le nom d'un mauvais génie qui entreprit de voler l'anneau de Salomon; ce génie était une merveille de laideur. Sur la légende à laquelle fait allusion le commentateur, on peut voir M. Reinaud, Monuments arabes, etc., t. I, p. 165, 166.

[138] Litt. Une source d'airain était en putréfaction. L'expression « source d'airain » est empruntée au Coran, ch. XXXIV, v. 11.

[139] C'est-à-dire, il était trop désagréable à voir, pour qu'on pût, etc. Cet idiotisme est très fréquent dans les écrivains persans, et les Arabes l'ont employé à leur exemple. Voyez Silvestre de Sacy, Grammaire arabe, 2e édition, t. I, p. 518 et 519.

[140] L'édition de Bombay ajoute : « je lui aurais donné une somme supérieure à la valeur de la jeune fille. » Une addition marginale du manuscrit 593, exprime la même idée en termes un peu différents.

[141] Au lieu de pour « pleine, » l'édit. de Bombay lit ber « auprès de (la table). »