Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME III (partie I - partie II - partie III - partie IV - partie V) - TOME IV

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.


 

      

 

VI. HISTOIRE DU COMBAT DES DOUZE CHAMPIONS. (suite)

PIRAN DEMANDE DES SECOURS À AFRASIAB.

Cela fait, Piran envoya à l'heure du sommeil un messager vers Afrasiab, un messager vieux, sage et de bon conseil, un héros plein d'éloquence, un cavalier plein de courage ; il lui dit : Va, et répète au roi du Touran ces paroles : O roi dispensateur de la justice et avide de renom ! depuis que la voûte du ciel tourne au-dessus de la terre sombre, jamais roi semblable à toi n'a occupé le trône, jamais la gloire de la royauté ne s'est ainsi attachée à d'autres qu'à toi ; nui autre n'est digne du trône, du diadème, de la ceinture et de la fortune des rois, et le maître du monde réduira en poussière la tête de quiconque osera t'affronter au jour du combat. Mais moi je suis un esclave coupable envers toi, et je me suis écarté de tes ordres pleins de prévoyance. Le roi m'en a voulu d'avoir laissé échapper Keï Khosrou, mais je ne crois pas qu'il y eût de ma Taule ; car c'était l'ordre de Dieu : ce qui est arrivé devait arriver, et il ne servirait à rien d'en parler plus au long. Si le roi trouve que je suis innocent, il délivrera mon cou de ce fardeau et viendra à mon aide. J'ai à faire connaître au roi ce que la rotation du ciel a amené sur la tête de son esclave. J'ai conduit mon armée dans le mont Kenabed, et nous avons coupé le chemin aux Iraniens. De l'autre côté s'est avancée une grande armée ayant Gouderz et d'autres chefs à sa tête ; jamais, depuis le temps du roi Minoutchehr, une armée plus nombreuse n'est entrée dans le Touran. Ils se sont établis à Reibed et ont occupé la montagne ; pendant trois jours et trois nuits les deux armées sont restées en présence, semblables à des léopards. Je n'ai pas voulu livrer bataille dans ce lieu, car j'espérais que les Iraniens descendraient dans la plaine ; et s'ils avaient quitté la montagne, les têtes de leurs Pehlewans tombaient. Mais le Sipehdar de l'Iran ne s'est pas avancé étourdiment et n'a pas amené son armée dans la plaine. Alors mon frère Houman le conquérant du monde a commencé de bouillonner de rage contre cette armée, il s'est approché d'elle pour la défier ; je ne sais quelle idée s'était emparée de cet homme au cœur de lion. Le fils de Guiv s'est présenté pour se mesurer avec le vaillant Houman, et lui a livré un combat. Houman a été tué par la main d'un Bijen encore enfant, et l'angoisse que j'en ai éprouvée m'a rendu comme insensé. Qui aurait jamais cru qu'un grand cyprès pût être renversé par l'herbe du jardin ? Le cœur des grands a été brisé, toute notre joie s'est convertie en douleur. Ensuite l'illustre Nestihen m'a quitté à l'aube du jour avec dix mille cavaliers éprouvés dans les combats, et le vaillant Bijen lui a aussi donné la mort. Dans la douleur de mon, cœur, j'ai conduit mes braves sur le champ de bataille en poussant des cris de rage ; et les deux armées se sont livré un grand combat, jusqu'à ce que la nuit soit descendue de la montagne. Neuf cents d'entre les héros du roi gisaient alors sur la terre ayant leurs têtes tranchées ; deux tiers des braves de notre armée ne pouvaient plus combattre, car leur cœur était blessé par la douleur, leur corps déchiré par l'épée ; et les Iraniens avaient le dessus, et restaient ceints pour de nouveaux combats. Cela m'inspire la crainte que le ciel qui tourne ne nous relire toutes ses faveurs.

De plus j'ai appris une mauvaise nouvelle, et mon esprit en est tout étourdi : j’ai entendu dire que Keï Khosrou va arriver ici avec une armée pour soutenir son Sipehbed. S'il est vrai que Khosrou se dirige vers nous, alors, ô roi des rois, sache que je ne puis pas lui livrer bataille ; à moins que tu ne t'avances toi-même vers l'Iran avec une armée avide de vengeance, que tu ne te détermines à détourner ce malheur des Touraniens, que tu ne te ceignes pour le combat. Sinon l'armée de l'Iran nous détruira, et tu te trouveras sans défenseurs.

Le messager ayant entendu ces paroles de Piran, s'élança comme un ouragan, monta sur un cheval aux pieds de vent, sur un puissant coursier qui ressemblaitauneflamme.il courut d'un trait jusqu'à la cour d’Afrasiab, sans respirer, sans se reposer, sans dormir en route. Il entra chez le roi, rapide comme le vent, baisa le trône et s'acquitta de son message. Afrasiab écouta les paroles que lui faisait dire Piran ; la douleur fit gonfler son cœur de sang et ses joues pâlirent. Cet homme au cœur de pierre s'assit dans son angoisse, affligé du sort de ceux qui étaient ; tombés et de la destruction dont menaçaient son pays des armées qui s'avançaient de toutes parts, des armées qui accouraient partout au combat et qui répandaient la terreur dans le monde entier. Après avoir écouté le message de Piran, il fit réflexion qu'il avait encore partout des armées debout ; il remercia le messager et témoigna sa joie, car l'espoir reprenait le dessus dans son cœur. Il fit préparer au messager un appartement dans le palais, et passa la-nuit à tenir conseil. Dès l'aube du jour il mit sa couronne sur sa tête et fit ouvrir sa porte au messager.

RÉPONSE D'AFRASIAB À PIRAN.

Afrasiab ordonna au messager de s'en retourner auprès du puissant Piran aux traces fortunées, et de lui porter la réponse suivante : O mon ami fidèle, vertueux et véridique ! depuis le moment où ta chaste mère t'a mis au monde, tu as porté la tête plus haut que tout le peuple, tu as joui de plus de faveur que tout autre auprès de moi, je t'ai placé au-dessus de tous les Pehlewans. Dans tous les combats qu'on m'a livrés, tu m'as fait de ton corps un bouclier et de ta vie une rançon ; et malgré tes richesses, tu t'es soumis dans toute occasion aux fatigues de la guerre pour me servir. Tu as conduit ton armée de la Chine jusque dans l'Iran, tu as assombri le cœur et la fortune de mes ennemis ; tu es un prince et le Pehlewan du monde ; que ta vie soit bénie de mille bénédictions ! Tu m'as accordé l'amitié que tu avais vouée à Tour et à Pescheng, et le ciel ne fera plus naître de Pehlewan comme toi ; l'armée ne verra plus de chef qui te ressemble, elle ne verra plus de guide plein de sagesse comme toi.

En premier lieu tu dis que tu fus coupable lorsque Keï Khosrou passa du Touran dans le pays d'Iran, et m'accabla de sa haine. Mais sache que moi le roi je ne t'en ai pas voulu, et que jamais mon cœur ne s'en est souvenu. Il ne faut donc pas que tu t'en affliges et que la rouille de l'inquiétude ronge ton cœur. Car cela devait arriver selon la volonté du Créateur, et aucun homme n'a été l'instigateur de ces maux. Puisque Keï Khosrou ne tient pas de moi sa dignité, ne l'appelle pas mon petit-fils, ce serait un mensonge ; jamais je ne serai pour lui un grand-père, et je ne profiterai jamais de cette parenté. Personne n'est coupable dans cette querelle, et je ne puis m’élever contre Dieu le maître du monde ; il l'a voulu ainsi, c'était le destin ; comment aurais-je pu t'en vouloir ?

En second lieu tu me parles de l'armée, et de la rotation malheureuse du soleil et de la lune. Il est écrit que la fortune de la guerre est une poussière sombre qui vole de tous côtés ; qui tantôt élève un homme jusqu'au soleil, tantôt le précipite en bas. Le ciel sublime ne tourne pas toujours dans le même sens, et il amène tour à tour la joie et la tristesse ; tantôt il nous apporte du vin et les chants des musiciens, tantôt des douleurs brûlantes et de lourdes fatigues. Que ces soucis ne blessent pas ton cœur, que ton esprit ne se laisse pas enchaîner par ces liens. C'est rêver que de parler des morts ; ne renonce pas à venger ton frère, car un cœur lacéré par le meurtre d'un frère n'est pas soulagé par les remèdes des médecins.

En troisième lieu tu me dis que Khosrou part de sa cour pour venir me combattre avec son armée. Mais la nouvelle que tu as reçue du départ de Keï Khosrou de la résidence royale est fausse ; c’est le Sipehbed Thous qui s'est mis en route avec une armée pour le Dehistan. Qu'aucun de nous ne voie le jour où Khosrou nous attaquera le premier. Je suis déterminé à passer demain matin avec une armée sur l'autre rive du Djihoun, et je ne laisserai en vie ni Gouderz, ni Khosrou, ni Thous ; je détruirai leurs palais, leurs couronnes, leurs clairons et leurs timbales ; j'inonderai l'Iran de mes troupes, de manière que personne ne verra plus le trône du roi ; je priverai Khosrou de la domination du monde, je tomberai sur lui inopinément, je lui trancherai la tête avec mon épée, et tous ceux, qui l'aiment verseront sur lui des larmes amères : à moins que le sort inconstant n'amène une autre décision du ciel. O homme plein d'expérience et de fierté, tu es au-dessus de tout besoin par la grâce de Dieu ; tu possèdes en hommes, en trésors et en forces tout ce que tu peux désirer : mais je t'envoie encore une armée de trente mille cavaliers illustres, courageux, prudents et vaillants, pour que ton Ame troublée reprenne sa tranquillité ; car fussions-nous un contre dix, un seul des nôtres compterait pour peu de chose dix Iraniens. Lorsque cette armée sera arrivée auprès de toi, ne tarde pas, arrache à Gouderz sa tête et sa couronne, fais démolir par les sabots de tes destriers la montagne qui lui sert de forteresse ; et une fois que tu auras le dessus dans cette attaque, n'arrête plus la main des nôtres dans le carnage.

Le messager ayant écouté la réponse du roi, s'en retourna auprès du Pehlewan. Piran entendit cette réponse, rassembla son armée, et fit répéter au messager devant elle tout son récit. Il raviva ainsi le courage de ses braves, qui bannirent de leur âme tous leurs soucis. Mais lui-même était en secret plein de tristesse, son cœur était gonflé de sang, et il couvrit son front de poussière ; car il voyait que les armées du roi étaient affaiblies de tous côtés par les batailles, et son cœur se serrait à cette idée, que le roi de l'Iran pourrait venir le combattre. Il s'adressa à Dieu, disant : O Créateur, que de choses surprenantes dans noire sorti Celui que tu avais élevé n'est-il pas maintenant renversé ? Il n'y a que toi, ô Maître du monde, qui sois inébranlable. Regarde Khosrou : qui aurait cru qu'à cette heure il serait devenu un roi si puissant ? Regarde ce que fait le sort inconstant : les ronces desséchées de celui qu'il favorise poussent des roses fraîches ; et la fortune qui veille sur un homme convertit en musc la poussière sous ses pieds. Plus étonnant encore est le sort d'un homme plein de noblesse, dont le cœur est toujours rempli de soucis. Je ne sais pourquoi il y a ce champ de bataille entre deux rois, grand-père et petit-fils ; pourquoi il y a deux princes et deux pays qui cherchent à se détruire, et deux armées en présence. Et que dirai-je de la fin de cette guerre et de la tournure que va prendre le sort ? Si Afrasiab et les grands du Touran succombent dans cette guerre et sur ce champ de bataille, ma fortune périra avec eux. Il commença à soupirer devant Dieu, disant : O Maître de la lumière et de la justice, ô Créateur ! si Keï Khosrou sort de l'Iran pour se venger, et si la terre entière retombe entre ses mains, je consens que ma cuirasse soit percée et que tu enlèves mon âme de mon corps. Puisse mon œil ne jamais voir quelqu'un prendre la voie et la ligne de conduite que j'ai suivie ! Quand le sort ne tourne pas au gré d'un homme, la vie ou la mort lui deviennent indifférentes.

BATAILLE RANGEE ENTRE LES DEUX ARMEES.

Lorsque le soleil étendit sur la terre le brocart jaune de sa lumière, les flots d'hommes qui couvraient le champ de bataille s'émurent ; on entendit les cris de guerre des deux armées, et la terre trembla sous les sabots des chevaux. Les deux armées s'avancèrent en masse, et les cuirasses couvrirent la plaine et la montagne ; les chefs des deux, partis, semblables à des léopards, menèrent leurs troupes au combat, et l’on vit pleuvoir des flèches sur le champ de bataille, comme une pluie qui tombe d'un nuage sombre. Un brouillard noir pesait sur le monde comme une nuit, de poix ; quel nuage que celui qui verse une pluie de javelots et de coups d'épée ! La terre était convertie en fer par les sabots des chevaux ; la poitrine et les mains des héros étaient teintes de sang comme des rubis. Le champ de bataille était tellement jonché de morts dont les têtes étaient tranchées et les corps étendus par terre, qu'il ne restait plus de place pour passer, et que les pieds des chevaux ne pouvaient plus avancer. La terre était couleur de tulipe, l'air couleur d'indigo ; une mer de sang formait des vagues, et les chefs des deux armées se dirent : Si l'on ne sépare pas ces héros sur ce champ de la vengeance, il ne restera plus, quand la nuit sombre sera venue, que le ciel qui tourne et Dieu le maître du monde.

Lorsque Piran vit le champ de bataille en cet état, il commanda à Lehhak et à Ferschidwerd de réunir toutes les troupes qui leur restaient, tous les cavaliers qui étaient encore capables de manier les armes, et de les distribuer en trois corps pour rétablir le combat ; il leur commanda de confier l'arrière-garde aux plus prudents, à ceux qui étaient le mieux en état de défendre l'armée contre l'ennemi, pendant qu'eux-mêmes s'avanceraient sur les deux flancs, Lehhak avec son corps tout entier du côté de la montagne, et Ferschidwerd du côté du fleuve, où il devait faire monter la poussière jusqu'au-dessus du soleil.

Ces deux grands du Touran se mirent en marche avec leurs troupes avides de vengeance ; mais aussitôt la sentinelle des Iraniens envoya de sa tour un messager au Pehlewan. Gouderz, le chef de l'armée, était en personne avec ses troupes, et observait tous les mouvements de l'ennemi ; et lorsque Lehhak et Ferschidwerd firent lever des deux côtés la poussière sur la route par où ils venaient le surprendre, les cavaliers iraniens se jetèrent sur eut et mêlèrent le sang avec la poussière. De toutes parts arrivèrent des messagers pour porter des nouvelles au Pehlewan. Gouderz regarda qui d'entre les vaillants héros se trouvait autour de lui, et vit que son noble fils, Hedjir le lion terrible, se tenait derrière lui, armé de l'arc et de l'épée. Il lui ordonna de se rendre à l’arrière-garde auprès de Guiv fils de Gouderz, l'asile de l'armée, et de lui dire d'envoyer deux corps d'armée au secours des troupes qui tenaient les bords du fleuve et la montagne ; il lui ordonna d'ajouter qu'il fallait choisir un vaillant héros pour commander l'arrière-garde, lui remettre le commandement et venir lui-même auprès de Gouderz.

Aussitôt que le prudent Hedjir, qui était armé pour le combat, eut entendu ces paroles de son noble père, il courut vers son frère et lui rapporta les paroles du Pehlewan. Guiv bondit à cette nouvelle ; il examina tous les guerriers illustres de l’armée, et son choix tomba sur Ferhad ; il l'appela auprès de lui et lui confia toutes ses troupes. Ensuite il ordonna à Zengueh fils de Schaweran de prendre avec lui deux cents braves pleins d'expérience, d'attaquer Ferschidwerd, et de faire lever la poussière de la montagne et l'écume de la rivière. Il confia en toute hâte deux cents héros et un drapeau à Gourguin fils de Milad, et lui dit : Secoue la bride, apprête les massues et les lances au fer luisant. C'est le moment d'observer l'ennemi et de paraître sur le champ de bataille ; dirige-toi vers Lehhak, ô toi qui cherches le renom, et verse par torrents le sang de nos ennemis.

Ensuite Guiv le cavalier au visage de soleil et plein de fierté se rendit auprès de son père, qui lui dit : O mon vaillant fils, ô Sipehdar de l'Iran, ô mon Destour, qui est-ce qui brisera la force de leur armée et abattra le courage de leurs Pehlewans ? Voici le moment où ta bravoure de lion te servira, et où il faut que tu engages le combat avec l'ennemi. C'est sur toi que repose l'espoir de l'armée de l'Iran ; montre donc ta valeur sur ce champ de bataille. Ne crains pas les Touraniens et réjouis-toi, car le jour de la bataille et de la vengeance est arrivé. Avance-toi contre le centre de leur armée et combats Piran qui s'y tient : car toute la force de l'armée du Touran réside en lui ; et dès qu'il t'apercevra, sa peau se fendra de terreur. Si tu parviens à le vaincre, tout est fini ; Dieu et ta bonne étoile te favoriseront ; notre armée pourra se reposer de ses fatigues et de ses dangers ; le roi maître du monde se réjouira ; tu obtiendras de grands trésors et tout ce que tu peux désirer, et ta fortune ne cessera plus de prospérer ; le dos d'Afrasiab sera brisé, son cœur sera gonflé de sang, ses deux yeux verseront des larmes.

Ainsi parla le Pehlewan à son fils ; et le fils, ceint pour le combat, lança à l'instant son cheval de bataille et partit semblable à Adergouschasp. Il fit appeler tous les cavaliers de l'aile droite et de l'aile gauche : Gourazeh et Gustehem, le Sipehdar Hedjir et Bijen accoururent. Les héros se dirigèrent sur le centre de l'armée du Touran, semblables à des lions en un jour de chasse, et assis sur des chevaux aux pieds de vent et tendant le cou ; ils se jetèrent au milieu de l'armée et assouvirent leur vengeance ; et les Touraniens qui couvraient la plaine, assis sur des chevaux bardés de fer, furent dispersés au premier choc. Que d'hommes foulés aux pieds des chevaux, dont la cuirasse fut le linceul, et la gueule du lion le tombeau !

COMBAT DE GUIV ET DE PIRAN. LE CHEVAL DE GUIV S'ARRETE.

Lorsque Rouïn fils de Piran vit de l'arrière-garde le vaillant Guiv qui s'avançait rapidement, il quitta les derrières de la puissante armée, accompagné de héros qui ressemblaient à des loups, et s'élança comme un léopard en fureur ; mais ayant fait de vains efforts pour pénétrer jusqu'au fort de la mêlée, il jeta son épée indienne, et s'en retourna désespérant de la bataille. Le Sipehdar Piran et quelques-uns des siens restèrent à leur poste étourdiment. Guiv aperçut Piran, poussa son destrier contre lui, et avec sa lance jeta à bas de leurs chevaux quatre d'entre les grands qui entouraient le chef des Touraniens. Piran fils de Wiseh banda son arc et fit pleuvoir des traits sur son ennemi. Le vaillant Guiv se couvrit la tête de son bouclier, et s'avança la lance en main, comme un loup ; mais au moment où il allait atteindre Piran le chef de l'armée et le combattre avec la lance, son cheval s'arrêta sur place et refusa de faire un pas de plus. Dans sa colère le héros illustre frappa son coursier avec un fouet ; il bouillonnait de rage, et ouvrant les lèvres, il maudissait ce Div infâme qui le perdait. Ensuite il jeta sa lance, saisit son arc, et protégea sa tête avec un bouclier couvert de peau de loup ; il banda l'arc et tendit les muscles de sa poitrine, dans l'espoir de clouer la main de Piran à son bouclier. Il lui lança à la tête une flèche à quadruple bois de peuplier, mais elle ne blessa pas ce brave. Ensuite il décocha contre le cheval du héros une flèche à triple bois, une flèche qui devait traverser une cuirasse ; mais ni le cheval ni le vaillant Piran ne furent blessés. Dans ce moment les compagnons de Guiv s'approchèrent, et la rage de Piran s'accrut lorsqu'il les aperçut. Il s'élança sur Guiv comme un tourbillon de poussière ; car il savait que s'il parvenait à le blesser, il serait sûr de disperser son armée vaillante. Mais Guiv, rapide comme la fumée, lui enleva d'un coup de lance le casque de dessus la tête. Néanmoins Piran ne fut pas blessé, et le cœur de Guiv en fut désolé. Bijen accourut vers son père et lui dit : O mon illustre et fortuné père, j'ai entendu dire au roi que Piran livrera encore beaucoup de batailles, et qu'au jour du danger il échappera encore aux griffes de beaucoup de dragons avides de combats, mais qu'à la fin son sort s'accomplira par la main de Gouderz. Ne te donne donc pas une peine inutile, ô mon père ; son temps n'est pas encore venu : pourquoi le poursuivrais-tu avec tant de passion et de persévérance ?

Les compagnons de Guiv arrivèrent : ces illustres héros étaient furieux ; et Piran les apercevant, tourna le dos à Guiv, et se dirigea vers son armée. Quand il arriva auprès de Lehhak et de Ferschidwerd, il poussait des cris de douleur, et ses joues étaient pâles ; et il leur dit : O mes illustres frères, mes vaillants compagnons, toujours prêts à frapper de l’épée, c'est pour un jour comme celui-ci que je vous ai élevés entre mes bras. A peine notre armée s'est-elle avancée au combat que nos ennemis ont rendu le monde noir devant nous, et je ne vois personne qui veuille se mettre à la tête de nos troupes pour acquérir de la gloire et du renom. A ces paroles les cœurs des héros illustres bondirent d'envie de combattre ; ils accoururent en disant : Si nos âmes sont menacées du déshonneur, quel souci pourrions-nous avoir de nos corps ? Nous avons boutonné les pans de nos cottes de mailles, et ce serait une honte de défaire nos ceintures pendant que dure ce combat.

Lehhak et Ferschidwerd s'avancèrent contre Guiv pour l'attaquer. Le vaillant Lehhak s'approcha de lui et le frappa de sa lance à la ceinture ; il voulait l'enlever de selle et le jeter sur la terre la tête en bas. Le coup de lance fut si fort qu'il déchira la ceinture, mais le pied de Guiv ne quitta pas l'étrier. Guiv à son tour frappa de sa lance le cheval de Lehhak, et ce destrier tomba par l'excès de la douleur. Le vaillant Lehhak se trouva à pied et privé de monture ; mais Ferschidwerd accourut de loin, porta aussi prompt que le vent, un coup d'épée sur la lance de Guiv et la coupa en deux sans peine. Étonné de ce coup d'épée, Guiv saisit sa lourde massue et en frappa ce dragon sur l'épaule, de sorte que l’épée de Ferschidwerd lui échappa des mains, et aussitôt Guiv le frappa encore sur la nuque ; c'était comme s'il avait fait pleuvoir du feu sur son corps : la douleur fit sortir des torrents de sang du cœur de Ferschidwerd, son corps s'affaissa, sa tête se troubla. Pendant que Guiv était occupé de cet ennemi, Lehhak sauta, rapidement comme un tourbillon de fumée, sur un cheval aux pieds de vent ; et les deux héros, semblables à des lions, attaquèrent Guiv de nouveau avec la lance et la massue. Que de coups de massue il plut sur lui des mains des vaillants héros ! mais il resta assis sur sa selle de bois de peuplier, et cette lutte ne lui parut qu'un jeu. Quand Lehhak et Ferschidwerd virent comment cet homme au cœur de lion leur résistait, ils se dirent dans leur colère : L'Iran nous porte malheur. C'est donc un éléphant qui est assis sur cette selle, et il n'y a qu'un lion qui puisse lui déchirer la peau. Guiv de son côté se fit donner par ses compagnons une autre lance, et se mit à tourner à droite et à gauche, assaillant les deux frères de tous côtés, mais sans pouvoir abattre aucun des deux. Il se dit à lui-même : Il m'arrive une chose étrange avec ces deux braves avides de combat ; ce ne sont pas des chefs de l'armée du Touran qui m'attaquent, ce sont des Divs du Mazandéran. A la droite de Guiv arriva Gourazeh, comme un tourbillon de poussière, pour combattre Ferschidwerd ; il tenait en main une massue d'acier de Boum semblable à une colonne, et était assis sur un destrier puissant comme un dromadaire : au moment où il étendait la main sur le Turc plus rapidement que le vent, celui-ci, qui l’avait observé, se baissa sur la selle et le frappa de sa lance à la ceinture ; mais la ceinture était de mailles de fer, et ne se rompit pas. Bijen, l'épée en main, se porta comme un lion au secours du vaillant Gourazeh, et donna un coup d'épée sur le haut du casque de Ferschidwerd, qui combattait comme s'il avait voulu fendre la terre. Bijen allait le prendre par son casque avec la main droite ; mais Ferschidwerd se jeta à bas de son cheval, et Bijen ne réussit pas dans sa tentative. Derrière Bijen arriva en courant Gustehem avec d'autres grands de l'Iran : ils fondirent sur l'armée du Touran, l'âme blessée et avides de vengeance. Du côté des Touraniens, Anderiman accourut en bondissant sur le terrain : il assena à Gustehem un coup de massue qui aurait dû lui briser les reins ; la massue rencontra l'épée de l'Iranien et fut coupée en deux, mais le cœur de Gustehem se remplit de terreur. Hedjir vola au secours des héros et fit pleuvoir sur Anderiman une pluie de flèches. Un de ces traits traversa la selle et les caparaçons du cheval, qui tomba mort ; le vaillant cavalier fut jeté à terre, mais il se couvrit la tête avec son bouclier et se releva tout meurtri. Un cri de douleur s'éleva de tous les rangs des Turcs ; ils se précipitèrent vers lui comme des Divs et réussirent à le tirer de la mêlée et à l'éloigner du front de l'armée. Depuis l'aube du jour jusqu'à ce que la nuit descendit de la montagne, les cavaliers de l'Iran et l'armée du Touran firent voler la poussière du combat et imprégnèrent la terre de sang ; les chevaux et les hommes tombaient en défaillance, et leurs bouches restaient béantes, tant ils avaient crié et fait de bruit.

GOUDERZ ET PIRAN CONVIENNENT DU COMBAT DES ONZE CHAMPIONS.

Lorsque la terre fut devenue couleur d'ébène, on entendit dans les deux armées retentir les clairons et les timbales, et les timbaliers assis sur le dos des éléphants quittèrent le champ de bataille. Les chefs des deux armées convinrent de s'en retourner, puisqu'il faisait nuit ; de choisir de grand matin des hommes vaillants qui réduiraient en écume les eaux de la mer profonde ; de mettre en présence les plus illustres de leurs héros et les plus avides de bataille, et de dispenser les armées de combattre, de sorte qu'on ne versât plus de sang innocent. Cette convention faite, ils s'en retournèrent, et leur longue route leur parut courte. Ils quittèrent le champ de bataille, l'âme consternée du dernier combat ; l'un se dirigeant vers le mont Kenabed, l'autre se hâtant de rentrer dans Reibed.

Gouderz, le chef de l'armée du roi, envoya sur-le-champ des vedettes sur la route. Les grands avaient la tête endolorie par leur casque ; leurs épées et leurs mains étaient couvertes de sang ; ils défirent les boutons de leurs cuirasses, de leurs morions, de leurs casques et de leurs cottes de mailles ; puis s'étant délivrés du poids de leurs armures de fer et ayant bu un peu de vin brillant, ils se sentirent tout réveillés, et se rendirent, jeunes et vieux, auprès du Pehlewan pour se concerter avec lui. Guiv dit à Gouderz : O mon père, il m'est arrivé aujourd'hui une chose étonnante. Lorsque je me suis jeté sur les Touraniens, j'ai rompu leurs rangs, et ils m'ont fait place ; mais lorsque je me suis trouvé en face de Piran, mon destrier s'est arrêté et a refusé de faire un pas en avant, quoique mon ardeur fût telle qu'on eût dit que mon âme se briserait. Alors Bijen s'est rappelé les paroles du roi, et m'a dévoilé ce secret, que c'est de ta main que Piran doit périr ; voilà ce que le roi a dit d'après l'indication des astres. Gouderz répondit : O mon fils, sans aucun doute son heure est dans ma main ; et je vengerai sur lui, avec la force que Dieu le créateur m'a donnée, mes soixante et dix fils chéris.

Ensuite il regarda les chefs de l'armée ; il vit qu'ils étaient tout abattus par suite des fatigues du combat, du carnage et des attaques continuelles qu'ils avaient faites contre l'ennemi. Le cœur du Pehlewan fut attendri en voyant que les joues des nobles avaient pâli ; et le Sipehdar, le maître de la bonne étoile, le guide de l’armée, leur ordonna de s'en retourner chez eux, pour que leurs corps épuisés pussent se reposer des fatigues de la bataille. Ils partirent, et revinrent de grand matin, remplis d'ardeur pour la lutte et armés pour le combat. Ils saluèrent leur chef, disant : O illustre Pehlewan du monde, comment as-tu dormi cette nuit ? en quel état t'es-tu levé ? qu'as-tu décidé sur le combat que nous devons livrer aux Turcs ? Le Pehlewan leur répondit : O nobles et illustres héros, il faudrait que vous rendissiez grâces jour et nuit au Créateur du monde de ce que jusqu'à présent tous les événements de la guerre ont tourné selon nos désirs. J'ai vu pendant ma vie bien des choses merveilleuses, mais je n'ai jamais regardé le monde que comme un passage. Le ciel qui tourne crée beaucoup d'hommes comme nous, et il moissonne ceux qu'il lui a plu de semer. Je me rappelle d'abord Zohak le méchant qui s'empara de la royauté. Que de mal ne fit-il pas au monde, aussi longtemps que le Créateur lui permit tout ! Quelques années s'étant ainsi passées, Dieu jeta ce méchant dans le malheur : le Dispensateur de la justice n'approuvant pas ses crimes, suscita contre lui un homme juste à qui il livra celui qui avait introduit la tyrannie dans le monde ; et Zohak qui était venu du vent, redevint vent par un souffle. Feridoun le fortuné, le roi juste, prit les armes pour conquérir la royauté, rompit tous les enchantements d'Ahriman, et ordonna le monde selon la justice. C'est de Zohak, l'homme de mauvaise race et de mauvaise nature, avec qui tous les rois étaient en querelle, qu'Afrasiab hérita sa méchante nature, son envie de rapine et de meurtre, et ses arts magiques. Il répandit la guerre sur le pays d'Iran, il abandonna la voie de la justice et foula aux pieds les lois de la religion ; à la fin il tua le noble Siawusch et dévasta tout l'Iran. Après cela Guiv quitta l'Iran, et séjourna longtemps dans le Touran, au milieu des plus grandes privations ; les ronces lui servant de couche, la pierre de coussin, la chair de l'onagre de nourriture, la peau des léopards de vêtement. Il alla ainsi errant de lieu en lieu, comme un homme en démence, pour chercher les traces du roi Keï Khosrou ; quand il l'eut enfin découvert, il lui offrit ses hommages dès qu'il l'aperçut ; ensuite ils se mirent tous deux en route pour l'Iran. Le belliqueux Piran en eut avis, et accourut en toute hâte avec une armée, dans l'espoir de les faire périr en route ; il fit tout ce qu'il put pour les perdre, et Dieu seul les sauva. Plus tard, quand nous nous fûmes portés sur le Kasehroud pour venger Siawusch, il arriva à Lawen une grande armée qui nous attaqua pendant la nuit et nous livra la bataille de Peschen, dans laquelle périt devant mes yeux un si grand nombre de mes fils et où le cœur faillit à tous nos grands. Maintenant Piran a paru de nouveau avec une armée nombreuse et avide de combats, et a pris position en face de nous. S'il ne se sent pas en force pour nous résister, il dira beaucoup de paroles et cherchera des délais, jusqu'à ce qu'une seconde armée puisse arriver du Touran sur ce champ de bataille. Il provoque maintenant au combat les chefs de notre armée, et il nous faut sur-le-champ accepter le défi ; car si nous négligeons cette occasion, si nous ne frappons pas le premier coup, il trouvera un prétexte de refuser le combat, et renoncera à la vengeance, à la gloire et au renom.

Réduisons donc en poussière ces héros illustres aussitôt qu'ils nous offriront le combat. Et si Piran ne recule pas devant l'accomplissement de sa parole, s'il attend notre attaque, je vous déclare que je me battrai de ma personne, et que, tout vieux que je suis, j'exposerai mon corps à la mort sur ce champ de bataille devant tous les Iraniens. Moi et le vaillant Piran, Rouïn et Guiv nous prendrons les armes comme des braves ; car personne ne peut vivre éternellement sur cette terre, et il ne reste de nous dans le monde que notre renommée : ce qu'il y a de mieux, c'est de laisser un grand nom, car la mort nous enlace tous également ; il est indifférent que notre fin soit naturelle ou violente, et l’on ne peut avoir que peu de foi dans le ciel qui tourne. Il faut donc que quiconque d'entre vous est en état de livrer bataille saisisse la lance et l’épée meurtrières, et se ceigne pour le combat ; car la domination du Touran approche de sa fin, et c'est le moment de précipiter notre vengeance. Il n'y avait dans le Touran aucun cavalier comparable à Houman ; il s'est essayé dans le combat avec Bijen fils de Guiv ; mais sa fortune avait baissé, il est tombé, sa tête a été tranchée, son corps a roulé misérablement dans le sang. Il ne faut donc pas les craindre, il ne faut pas retirer votre main du combat. Et si Piran préfère une bataille rangée, s'il amène toute son armée comme un tourbillon de poussière, alors il faut que nous aussi nous avancions contre lui en formant une masse semblable à une montagne ; car leur esprit est frappé, ils ne sont occupés que du soin de leur vie. Je crois que nous aurons le dessus, que nous ferons lever la poussière noire de leur destruction.

Le Pehlewan ayant prononcé ce discours devant les héros fortunés et expérimentés, ils le comblèrent de louanges, disant : O Pehlewan au grand cœur, ô prince à la foi pure ! depuis que Dieu a créé le monde, personne n'a vu un Pehlewan semblable à toi. Feridoun, qui a soumis à sa royauté la terre entière, n'avait pas un serviteur comme toi : tu es l'appui des braves, le chef des armées du roi, le soutien de la couronne, du trône et du diadème ; tu offres au roi le sacrifice de ta vie, de celle de tes enfants, et de tes biens : que peut demander de plus un roi au chef de son armée ? Tout ce que Khosrou avait attendu de Feribourz et de Thous, tu vas maintenant l'accomplir ; nous sommes tous tes esclaves, et nos cœurs te sont dévoués. Si Piran amène les chefs de son armée pour nous livrer un combat, fussions-nous dix contre mille des siens, tu verras si un seul de nous le refuse ; s'il amène son armée entière pour nous combattre dans la plaine et dans la montagne, nous voilà prêts, le cœur brûlant du désir de la vengeance et les reins ceints pour le combat. Puisse notre vie être la rançon de la tienne ! tel est notre engagement solennel.

Cette réponse remplit de joie le cœur de Gouderz ; il prononça des bénédictions sur les grands, disant : O Pehlewans du roi de la terre, c'est ainsi qu'agissent les braves, les lions qui portent haut la tête, les vaillants chefs des armées. Il ordonna alors aux troupes de monter à cheval et de s'armer pour la bataille. Son aile gauche avait pour Pehlewan le vaillant Rehham, et pour commandant Ferhad qui ressemblait au soleil ; l'aile droite avait Feribourz pour Pehlewan, et Gouderz en donna le commandement à Ketmareh fils de Karen. Il donna ses ordres à Schidousch, disant : O mon fils, ô mon Destour propre à toute affaire, prends le drapeau noir de Kaweh, et va servir de soutien et d'asile à l’armée. Ensuite il dit à Gustehem : Va te mettre aujourd'hui à la tête des troupes, prends la place du commandant en chef, sois attentif et prudent, et protège l'armée.

Ensuite il enjoignit aux troupes de rester dans leurs positions, leur défendit d'avancer d'un seul pas, et leur ordonna d'obéir à Gustehem, et de se tenir à cheval jour et nuit.

Il s'éleva un cri du milieu des braves, ils se lamentèrent sur le combat auquel Gouderz allait s'exposer, tous se précipitèrent vers lui, tous jetèrent de la poussière sur leur tête, disant : O vieux Pehlewan de l'armée, puisses-tu être victorieux sur ce champ de bataille ! Dieu le dispensateur de la justice approuvera-t-il que nous permettions à un vieillard comme toi de combattre ? Gouderz appela le Sipehdar Gustehem et lui donna beaucoup d'avis et de conseils, disant : Veille sur l'armée, protégera contre les ennemis. Reste jour et nuit dans ta cuirasse, et ne songe qu'à la vengeance ; garde-toi de découvrir un seul instant ta tête. Au moment où tu cesserais de combattre, le sommeil commencerait ses attaques contre toi ; à l'instant où tu reposerais ta tête, ceux qui ne dorment pas te surprendraient. Place une sentinelle sur le haut de la montagne, pour rassurer ton armée contre une surprise de l'ennemi. Si pendant la nuit les Touraniens font une attaque subite, il faut que tu combattes comme un brave et que tu te jettes dans la mêlée pour repousser les héros. Mais s'il t'arrive du camp des Turcs de mauvaises nouvelles du combat que je vais livrer ; si tu apprends que nous sommes tombés sur le champ de bataille, et que l’on a jeté sur la route nos corps privés de leurs têtes, alors garde-toi de conduire tes troupes au combat, et attends trois jours ; car le quatrième jour le roi illustre arrivera avec son trône et dans toute sa pompe au secours de cette armée. À ces paroles de Gouderz, les larmes coulèrent sur les cils de Gustehem et inondèrent ses joues ; il accepta tous ces conseils, et promit de suivre les injonctions du chef de l'armée, disant : Tout ce que tu ordonnes, je le ferai ; me voici ceint comme un esclave.

PIRAN ADRESSE LA PAROLE AUX GRANDS DE SON ARMEE.

Les Touraniens étaient attristés et humiliés de la défaite qu'ils venaient d'éprouver ; des pères aux joues pâles poussaient des cris sur la mort de leurs fils, des frères gémissaient sur la perte de leurs frères, tous étaient en deuil et abattus, les héros étaient effrayés de la rotation du ciel sublime. Quand Piran vit que toute son armée ressemblait à un troupeau ravagé par un loup ravissant, il appela auprès de lui tous les chefs de ses troupes et leur fit un long discours, disant : O héros expérimentés, vous qui, jeunes et vieux, êtes tous éprouvés dans les combats, que de puissance, de dignités et d'honneurs ne vous a pas donnés Afrasiab ! Votre nom est environné de la gloire de vos victoires, vous avez exercé votre pouvoir sur le monde entier. Vous n'avez perdu qu'une seule bataille, et vous renonceriez aussitôt aux combats ? Mais sachez que si notre armée se décourage et quitte ce champ de bataille, les vaillants chefs des Iraniens vous poursuivront avec leurs lourdes massues, et que personne au monde ne reverra plus un seul de nous en vie. Il faut délivrer vos cœurs de ces craintes, il faut vous déterminer à détruire ceux qui vous ont fait du mal. Les Mobeds nous assurent que Dieu est éternellement victorieux ; mais le monde est tantôt heureux, tantôt malheureux : de sorte qu'il nous est permis d'être inquiets. Mais pensez que c'est la même armée qui a déjà plié devant nous dans la bataille, et qui depuis a repris courage pour nous attaquer. Maintenant il faut que quiconque tient à son pays et à ses enfants, à sa maison et à son serment de fidélité, prenne les armes et s'avance au combat contre les Iraniens. Gouderz et moi sommes convenus de faire un choix parmi les chefs de nos troupes et de les mettre en présence, pendant que les deux armées cessent les hostilités. Or nous ne devons pas refuser le combat, soit que Gouderz tienne parole et nous amène les chefs de ses troupes, soit qu'il veuille livrer une bataille rangée. Si nous livrons nos têtes au glaive, ri importe : car un jour nous sommes nés, et un jour nous devons mourir ; et si la fortune en décide autrement, nous suspendrons au gibet les têtes de nos ennemis. Dans l'un et dans l'autre cas, le destin aura eu son cours. Si quelqu'un de vous refuse de m'obéir, je lui ferai trancher la tête.

Les héros s'empressèrent de lui répondre : O Pehlewan du noble Afrasiab, tu es possesseur d'un trône antique et de grands trésors, et pourtant tu t'es exposé aux fatigues de la guerre pour l'amour de nous ; tu es devant nous ceint comme un esclave, tu as livré à la mort ton fils et ton frère : comment te désobéirions-nous tous tant que nous sommes ? pourquoi serions-nous tes esclaves, si ce n’est pour faire ta volonté ? Ils dirent, et se levèrent pour partir et se préparer au combat ; toute la nuit ils répétèrent entre eux que le Sipehdar qui veillait sur eux avait dit vrai.

A l'aube du jour les clairons et les trompettes résonnèrent sous la porte de l'enceinte des tentes de Piran ; tous les grands montèrent à cheval à la première lueur du jour et suspendirent leur arc à leur bras ; tu aurais dit que les sabots de leurs chevaux couvraient la terre d'un voile de fer. Le Sipehdar dit alors à Lehhak et à Ferschidwerd : O hommes illustres, il faut que vous commandiez l'armée du Touran sur ce champ de bataille. Placez sur le haut de la montagne une sentinelle qui veille jour et nuit, et si le ciel qui tourne amène du malheur sur ma tête, s'il renonce à toute pitié pour moi, alors hâtez-vous de partir pour le Touran ; car notre fortune sera entièrement passée, il ne restera personne de la race de Wiseh, et le destin aura dispersé leur poussière. Que pouvons-nous contre le sort ? dès le premier jour de notre vie il est notre maître. Ils s'embrassèrent étroitement les uns les autres, dans leur tristesse ils versèrent des larmes amères, ensuite ils se quittèrent, faisant entendre des lamentations, et le chef de l'armée du Touran se rendit sur le champ de bataille en poussant des cris de guerre et le cœur rempli d'ardeur pour le combat.

GOUDERZ ET PIRAN CHOISISSENT LES CHAMPIONS.

Lorsque Piran aperçut Gouderz le fils de Keschwad, il lui adressa la parole et écouta sa réponse ; il lui dit : O Pehlewan plein d'intelligence, tu te consumes dans les fatigues ; mais de quoi servira-t-il à l’âme de Siawusch de faire lever du pays de Touran la fumée de la destruction ? Il a choisi dans l'autre monde le séjour des bons, est-ce une raison pour toi de te refuser le repos parce qu'il en jouit ? Deux armées entières se sont détruites comme des éléphants à qui l'on aurait tranché la le te, les armées de deux pays ont disparu, et le temps est arrivé où tu devrais quitter ce champ de bataille, Le monde entier est dépeuplé, et l'excès des vengeances a refroidi l'ardeur des combats. Pourquoi donc tuer des innocents ? Faisons entre nous une convention. Situ es si avide de vengeance, porte ton armée en avant depuis le pied de la montagne jusqu'ici, et sors toi-même des rangs, car c'est ainsi que tu peux assouvir ta rage. Nous nous battrons moi et toi bravement sur ce, champ de bataille ; et celui de nous qui restera vainqueur sera le maître de tout et se placera sur le trône. Si je péris de ta main, tu ne combattras plus l'armée du Touran ; elle se présentera devant toi et obéira à tes ordres ; elle livrera ses chefs comme garants du traité. Et si toi et les grands qui t'environnent succombez sous nos coups, je ne combattrai pas ton armée, elle n'aura rien à craindre de moi.

Gouderz reconnut, à ces paroles, que les astres avaient rendu sombre le sort de Piran ; il commença par rendre grâce au Créateur, ensuite il pria pour le roi illustre, enfin il répondit à Piran, disant : O glorieux héros, j'ai écouté ton discours jusqu'à la fin. Quel bien a fait à Afrasiab le meurtre de Siawusch ? Dis-le-moi, et ne détourne pas la tête. On lui a arraché la tête comme à une brebis ; son cœur était gonflé de sang, son âme déchirée par la douleur. Ensuite Afrasiab a fait pousser au pays d'Iran des cris de douleur par ses massacres, ses dévastations, ses combats et ses fureurs. Siawusch a livré sa tête parce qu'il croyait à tes serments, et tu as donné sa vie au vent dans ta démence. Plus tard, lorsque mon fils s'est rendu auprès de toi, tu as refusé de suivre mes conseils, tu t'es hâté de te préparer au combat, tu t'es jeté sur nous comme une flamme. Je n'ai demandé au Créateur, en public et en secret, qu'une seule chose, c'est que tu te présentes un jour devant moi sur le champ de bataille. Maintenant te voici, ne perdons pas de temps ; nous allons moi et toi, malgré notre âge, nous mesurer sans nos armées. Choisis dans l'armée du Touran, et amène en face de mes héros avides de vengeance, des chefs expérimentés et armés d'épées, de lances et de lourdes massues ; ils lutteront, ils se combattront, ils s'extermineront les uns les autres. Exécute maintenant tout ce que tu m'as annoncé, et ne manque pas à tes paroles et à tes promesses.

Le Sipehdar des Turcs se mit à faire ses préparatifs ; il choisit dix cavaliers de son armée assis sur leurs destriers, prêts au combat, couverts d'une armure complète, tous hommes au cœur de lion, tous hommes de grand renom. Ils sortirent des rangs et s'avancèrent jusqu'à l'endroit où ils devaient se battre, endroit où les yeux des deux armées ne pouvaient les atteindre ; c'est ainsi que les deux chefs avaient fixé les conditions du combat. A chaque cavalier touranien se trouvait opposé un brave de l'Iran. On plaça d'abord Guiv en face de Guerouï, tous les deux étant également forts et avides de combats. Guerouï Zereh était, de toute l'armée du Touran, l'homme que Khosrou maudissait le plus ; car c'était lui qui avait saisi Siawusch à la barbe et lui avait séparé la télé de son chaste corps. Kelbad fils de Wiseh se hâta de se poser en face de Feribourz fils de Kaous. Rehham fils de Gouderz et Barman se choisirent l'un l'autre pour adversaires ; Gourazeh devait combattre Siamek, comme un lion furieux combat un crocodile ; Gourguin le guerrier expérimenté se présenta comme un lion dans la lice contre Anderiman ; le vaillant Rouïn se proposa de lutter contre Bijen fils de Guiv, et d'enlever au monde son éclat ; Aukhast devait se battre contre Zengueh fils de Schaweran, et Barteh choisit Kehrem pour antagoniste parmi les Touraniens ; Fourouhil et Zengouleh se détachèrent de la foule pour se combattre ; Hedjir et Sipahram, semblables à des Divs, poussèrent sur le champ de bataille des cris de rage. Enfin Gouderz fils de Keschwad et Piran devaient se mesurer ; ils étaient armés pour le combat, et leurs traits exprimaient leur haine ; ces deux Sipehbeds avaient soif de sang, car ils combattaient pour la domination et pour la religion. Ils se jurèrent qu'aucun d'eux ne se retirerait de la lutte, jusqu'à ce qu'il fût décidé à qui la fortune donnerait la victoire.

Il se trouvait entre les deux armées deux collines d'où l'on pouvait voir tout autour ; l’une était du côté de l'Iran, l'autre du côté du Touran, et on les apercevait de loin. À leur pied s'étendait une plaine déserte, sur laquelle ceux qu'attendait la bonne et la mauvaise fortune devaient livrer combat. Gouderz dit à ses compagnons qui portaient haut la tête : Quiconque d'entre vous, ô héros pleins de fierté, aura abattu son vaillant adversaire, viendra, de si loin qu'il se trouve, porter son drapeau sur cette hauteur. Le Sipehdar Piran à son tour plaça son étendard sur l'autre colline, et donna aux siens des instructions semblables. Ensuite les Iraniens descendirent dans la plaine, armés pour verser du sang, et essayant des coups de toute espèce avec l'épée et les flèches, avec la massue et le lacet. Les braves et les grands du Touran arrivèrent armés de massues, de flèches et d'épées damasquinées : on aurait cru que si une montagne venait s'opposer à eux, ils l'aplaniraient dans un instant ; mais leurs mains pendaient impuissantes, Dieu leur avait fermé la porte de la force ; ils se jetaient dans les lacs du malheur, car ils avaient versé beaucoup de sang innocent ; leurs chevaux de bataille s'arrêtaient, on eût dit qu'une main invisible retenait leurs pieds ; tout leur bonheur avait disparu, car leur temps était passé, et leur sang bouillonnait d'inquiétude. Telle était la volonté du Créateur du monde ; tu aurais dit que la terre s'emparait de ces héros ; mais ils étaient si braves, que malgré la fortune adverse ils combattirent pour le trône de leur rot, qu'ils livrèrent leurs têtes dans la bataille pour la royauté y qu'ils donnèrent leurs vies pour la gloire et le renom. C'est ainsi que les deux partis accoururent sur le terrain et se placèrent face à face, avides de combat. Le Sipehdar Piran sentait en secret que le mauvais jour arrivait et le serrait de près ; mais telle est la manière d'agir du ciel sublime, que tantôt il nous envoie des joies, tantôt des afflictions. Piran ne savait comment éviter le combat ; le moment était venu ou l'oppresseur allait être opprimé.

COMBAT DE FERIBOURZ CONTRE KELBAD.

Feribourz fils de Kaous fut le premier qui sortît des rangs des héros de l'armée de l'Iran. Il se jeta sur Kelbad fils de Wiseh, tenant en main son arc bandé ; il tourna autour de lui, et sa flèche partit et frappa Kelbad au gré de ses vœux ; alors il tira avec la main droite son épée damasquinée, la leva, assoit à Kelbad un coup sur la nuque, et le fendit jusqu'à la ceinture. Ensuite il mit pied à terre, détacha son lacet de Keïanide du crochet de la selle, lia le corps de Kelbad sur la selle de son cheval, déboutonna l'armure d'acier du mort, se dirigea, triomphant vers la colline, et s'avança en s’écriant : Puisse notre chef être victorieux ! puissent tous les ennemis de notre roi avoir le cœur déchiré.

COMBAT DE GUIV ET DE GUEROUÏ ZEREH.

Ensuite Guerouï Zereh le vaillant héros s'avança contre Guiv fils de Gouderz ; ils se combattirent longtemps avec la lance et mêlèrent leur sang avec la poussière ; le fer des lances se brisa entre les mains des cavaliers dans ce terrible combat ; ils saisirent l’arc et les flèches de bois de peuplier, et se jetèrent l'un sur l'autre semblables à des crocodiles. Guiv était déterminé d'enlever son vaillant ennemi vivant de dessus son cheval, pour l'amener en vie devant Khosrou, et lui rapporter du pays des Turcs ce présent d'une nouvelle espèce. Lorsque Guiv s'approcha, Guerouï Zereh effrayé laissa échapper son arc de la main et saisit son épée ; mais Guiv tomba sur lui une massue à tête de bœuf en main, et hurlant comme un léopard en fureur, le frappa sur la tête avec sa massue, de sorte que le sang lui coula du crâne sur les joues. Guiv étendit sa main par-dessus la selle de Guerouï, le saisit à la poitrine et le secoua fortement. Guerouï ne put se maintenir en selle, il tomba de cheval et perdit connaissance. Le vaillant léopard mit pied à terre, lui lia les deux mains derrière le dos dur comme une pierre, remonta à cheval, le plaça devant lui, et courut rejoindre ses compagnons ; il arriva sur la colline son drapeau à la main, et poussant des cris qui auraient dû aplatir la montagne, et il invoqua les bénédictions du ciel sur la tête du Pehlewan en célébrant la fortune victorieuse du roi du monde.

COMBAT DE GOURAZEH ET DE SIAMEK.

Le troisième Touranien qui s'avança sur le champ de bataille fut Siamek, qui avait à combattre Gourazeh. Ils tenaient tous deux leur lance à la main et poussaient des cris comme des éléphants en rut ; leur tête était remplie de colère, d'envie de combattre et du désir de la vengeance. Ensuite ils saisirent leur lourde massue ; ils bondissaient comme des lions courageux, ils se frappaient l'un l'autre sur la tête ; leur langue se fendait de soif ; ils se serraient de près dans ce combat acharné. Ils mirent pied à terre et s'attaquèrent de nouveau ; ils firent voler la poussière de la lutte. Gourazeh saisit Siamek comme un lion, et rapide comme le vent, le renversa sous lui ; il le jeta sur le sol si violemment que ses os furent brisés et qu'il rendit l'âme à l'instant. Alors Gourazeh l'attacha sur son cheval et se remit en selle, semblable à Adergouschasp ; il emmena le cheval de Siamek, et monta au haut de la colline comme un homme ivre, son drapeau fortuné en main, marchant fièrement et plein de joie, car il avait tué son ennemi. Il descendit de cheval et invoqua les bénédictions de Dieu le dispensateur de la justice sur la fortune du roi de la terre.

COMBAT DE FOUROUHIL ET DE ZENGOULEH.

Le quatrième combat fut celui de Fourouhil contre Zengouleh, deux braves semblables à des lions déchaînés. Il n'y avait pas dans l'armée des Iraniens un cavalier hardi et sachant se servir de Tare et des flèches comme Fourouhil. Quand il vit de loin le farouche Turc, il banda son arc et le tendit, il fit pleuvoir sur Zengouleh une pluie de traits, il l'assaillit de tous côtés, comme font les cavaliers. Un de ces traits de bois de peuplier, rapide comme le vent, frappa le cheval et perça facilement le cheval et le cavalier. Le destrier s'abattit de douleur ; les joues de Zengouleh pâlirent, il tomba de son cheval la tête en bas, et rendit l'âme : sans doute il était né un jour de malheur. Fourouhil sauta à bas de son cheval, trancha la tête à Zengouleh, lui ôta sa cotte de mailles de Boum, attacha la tête coupée aux courroies de la selle de son cheval, saisit avec la main le destrier du mort, et s'élança vers la colline comme un léopard, la poitrine, l'épée et la main inondées de sang, tenant droit son drapeau fortuné, et le cœur rempli de joie, car il avait atteint l'objet de ses désirs.

COMBAT DE REHHAM CONTRE BARMAN.

Le cinquième combat fut celui dans lequel Rehham fils de Gouderz se mesura avec Barman. Ces vaillants cavaliers saisirent leur arc et leurs flèches de bois de peuplier et poussèrent des cris de guerre. Lorsque leurs arcs furent brisés, ils prirent leur lance et leur épée ; et ces deux braves, ces deux vaillants cavaliers qui étaient pleins de prudence, et avaient assisté à maint combat, tournèrent longtemps l'un autour de l'autre. Rehham, tout avide de batailles qu'il était, commença à trembler ; mais à la fin il traversa la cuisse de Barman d'un coup de lance qui le jeta à bas de son cheval, comme c'était son intention. Barman s'enfuit devant lui, rapide comme un tourbillon de poussière ; mais Rehham courut après lui à cheval plus vite que le vent, lui donna de nouveau un coup de lance qui l'atteignit dans le dos et lui traversa le foie. Rehham, animé par la vengeance due à Siawusch, le traîna par terre, et dans sa haine se frotta le visage avec le sang de son ennemi ; ensuite il le plaça sur la selle de son cheval, le lia dur comme une pierre, et laissa pendre les pieds de ce léopard. Ensuite il monta lui-même.sur son cheval ardent et se rendit en galopant auprès du drapeau ; il monta sur la colline tout joyeux, et le cœur délivré de ses soucis et de ses douleurs. Par la haute et victorieuse fortune du roi, il avait atteint, sous l'ombre du puissant trône, l'objet de ses désirs. Il invoqua les grâces de Dieu sur le roi du monde et sur la famille de Khosrou son gracieux maître.

COMBAT DE BIJEN ET DE ROUÏN.

En sixième lieu s'élancèrent sur le champ de bataille Bijen et Rouïn ; ils bandèrent tous deux leur arc et s'attaquèrent à droite et à gauche ; mais les flèches qu'ils lancèrent de leurs arcs ne produisirent aucun effet. Alors le fils de Guiv se jeta sur le vaillant Rouïn, une massue d'airain en main ; il saisit pendant le combat une occasion favorable, fendit la terre en prenant son élan, et plus vite que le vent frappa Rouïn sur la tête avec sa massue de Roum. La cervelle et le sang jaillirent du crâne de Rouïn ; il rendit l'âme, encore assis sur son destrier, et en prononçant le nom de Piran fils de Wiseh ; ensuite il tomba de cheval ; la terre fut sa couche, son sang fut son oreiller. Il était parti pour gagner, et avait tout perdu sans avoir joui un seul jour de sa jeunesse. Tel est le monde, il est plein de misères et de troubles, et derrière chaque élévation il place une chute. Bijen descendit sur-le-champ de cheval, et semblable à un Ahriman, il trancha avec son épée la tête à Rouïn, qui ne devait pas même trouver un tombeau et un linceul. Il lia la tête avec son lacet et la plaça sur la selle de son cheval. Il n'y avait là personne pour plaindre Rouïn. Bijen semblable à un éléphant attacha le corps de Rouïn sur son destrier, saisit les rênes du cheval de son ennemi, secoua la bride de son destrier rapide, et courut vers la colline, tenant en main son drapeau à figure de lion, dont la ferrure bleue était rongée par la rouille, et s'écriant : Puisse le roi être toujours victorieux ! puisse la tête du Pehlewan porter toujours le diadème !

COMBAT DE HEDJIR ET DE SIPAHRAM.

Le septième des héros qui s'élança au combat fut Hedjir, un guerrier glorieux, un excellent cavalier. Sipahram, parent d'Afrasiab, héros illustre, de haut rang et comblé d'honneurs, vint se mesurer avec le fils de Gouderz, qui n'avait pas son pareil parmi les cavaliers de l'armée de l’Iran. Ils arrivèrent tous deux sur le champ de bataille et firent voler la poussière noire du combat ; ils s'attaquèrent à l'épée et firent sortir des flammes du fer. Le vaillant Hedjir se précipita sur Sipahram comme un lion ; et invoquant le nom de Dieu le créateur du monde, et la fortune du jeune roi maître de la terre, il frappa Sipahram avec l'épée sur le haut du casque ; Sipahram mourut sur le coup, et tomba de cheval misérablement et noyé dans son sang. Le fortuné Hedjir mit pied à terre, l'attacha fortement sur la selle de son coursier, remonta lui-même à cheval, saisit la bride du destrier de Sipahram, et partit. Il monta sur la colline en bénissant la bonne étoile de son noble pays. Dieu le maître du monde lui avait accordé la force et la fortune, et la fortune avait veillé sur lui et lui avait donné la victoire.

COMBAT DE ZENGUEH FILS DE SCHAWERAN ET D'AUKHAST.

Le huitième des héros qui devaient combattre, Zengueh fils de Schaweran, s'avança ; son adversaire était Aukhast, devant lequel les lions s'enfuyaient. Aukhast et Zengueh fils de Schaweran prirent tous deux leur lourde massue ; ils se combattirent à outrance, ils s'assenèrent tant de coups qu'ils en furent bientôt épuisés ; leurs chevaux de bataille ne pouvaient plus se mouvoir ; on eût dit que la vie ne faisait plus battre dans leur corps une seule artère ; le soleil brillant, qui accomplissait son cours à travers le firmament, échauffait la plaine comme il échaufferait une plaque de fer ; les deux combattants étaient si fatigués qu'on eût dit qu'aucun d'eux ne pourrait plus remuer un pied. Alors ils s'adressèrent la parole, disant : La chaleur nous brûle le foie ; il faut nous reposer et reprendre haleine ; ensuite nous recommencerons le combat. Ils se séparèrent, conduisirent leurs chevaux à l'écart, et leur mirent des entraves aux pieds. Après s'être reposés, ils se levèrent et se préparèrent de nouveau au combat. Aukhast, armé de sa lance, courut à cheval, rapide comme la flamme, au centre, du champ de bataille, et Zengueh saisissant l'occasion, dirigea sa lance contre lui et s'élança ; il le frappa à la ceinture et le jeta à bas de son cheval la face contre terre. Aukhast poussa un cri de douleur comme un éclat de tonnerre ; on eût dit que la terre se fendait. Zengueh descendit de cheval, s'approcha de lui, le traîna le visage en bas sur la poussière noire ; ensuite il le souleva adroitement de terre, le jeta sur la selle de son cheval, y monta lui-même, et prit le chemin de la colline. O merveille ! que de maux la fortune accumulait sur les Turcs ! Zengueh monta de la plaine sur la colline fortunée, tenant dans la main son drapeau à figure de loup, qu'il planta devant ses amis en invoquant les grâces de Dieu sur le roi et sur le Pehlewan du monde.

COMBAT DE GOURGUIN ET D'ANDERIMAN.

Gourguin, le neuvième des combattants, et Anderiman, un des champions de l'armée des Turcs, s'avancèrent l’un contre l’autre. C'étaient deux hommes pleins d'expérience et qui avaient vu maint combat ; ils quittèrent leurs amis et se rendirent sur le champ de bataille. Ils s'attaquèrent avec leur lance ; et celles-ci étant brisées, ils s'armèrent tous deux de leur arc ; et tout en protégeant leur visage avec un bouclier couvert de peau de loup, ils versèrent avec leur arc une pluie de traits, ils versèrent une pluie de traits qui tombait comme une grêle sur leur bouclier couvert de peau de loup, sur leur tête et sur leur casque. A la fin une flèche lancée par Gourguin contre Anderiman lui cloua sur la tête son casque de Roum. La force du coup fit chanceler le Turc sur la selle ; l'illustre Gourguin décocha une autre flèche et le frappa au côté ; le Turc tomba de cheval, et la douleur lui fit sortir le sang des yeux. Gourguin sauta à bas de son cheval ; comme un tourbillon de poussière, et trancha la tête à Anderiman, l'attacha à la courroie de la selle, remonta à cheval, saisit les rênes du destrier de son vaillant ennemi, et s'élança vers la haute colline, tenant l'arc encore bandé suspendu à son bras. C'est ainsi que ce brave revint du combat, triomphant par la force que Dieu qui était son asile lui avait donnée, et par l'influence de la fortune victorieuse du roi maître du monde ; et arrivé en haut il planta devant lui son drapeau qui réjouissait les cœurs.

COMBAT DE BARTEH AVEC KEHREM.

En dixième lieu se présentèrent sur le champ de bataille Barteh et Kehrem toujours prêt à frapper de l'épée ; c'étaient deux braves, deux chefs de l'assemblée des grands. Ils s'attaquèrent, animés par la haine que se portaient leurs princes ; ils essayèrent tous les genres de combat, et saisirent à la fin leurs épées indiennes. Tout à coup Kehrem tourna le dos à Barteh, et celui-ci lui assena un coup d'épée sur le haut du casque, un coup tel qu'il le fendit en deux jusqu'à la poitrine. Barteh lui-même fut ému du sort de son ennemi. Il descendit de cheval, lia le corps de Kehrem sur la selle de Touz que portait son destrier, se remit lui-même en selle, et courut comme un léopard rugissant vers la colline en poussant des cris, tenant d'une main une épée indienne, de l'antre son drapeau fortuné, et apportant Kehrem pendant sur les deux flancs de son cheval. Il s'écria : Le roi est victorieux ! puisse son diadème s'élever à jamais au-dessus du soleil !

COMBAT DE GOUDERZ ET DE PIRAN.

Lorsque neuf heures de la journée se furent écoulées, il n'y avait plus aucun Turc sur cette large plaine ; l’épée avait séparé leurs âmes de leurs corps. On dirait que le monde n'a pas de pitié : il élève un homme tendrement, il lui fait parcourir une longue vie ; ensuite il l'attaque dans la nuit, prépare sa perte, et l'accable de toutes sortes de malheurs et d'infortunes. Il nous fait naître du vent, et nous livre à l'ouragan ; nous demandons justice, et c'est l'injustice qui apparaît. La lutte avait porté malheur aux Touraniens, il leur en coûtait cher d'avoir livré combat sur ce champ de bataille ; Piran ne voyait plus un seul cavalier de son armée sur la plaine. Alors les Sipehdars de l'Iran et du Touran s'avancèrent résolument au combat. Ils enroulèrent sous leurs pieds la surface de la terre ; leur cœur était rempli de douleur, leur tête pleine du désir de la vengeance ; et le soleil s'arrêta pendant leur combat, étonné de la poussière qui s'élevait du champ de bataille. Ils déployèrent toutes les ressources de l'art avec l'épée et le poignard, avec la massue et le lacet ; mais Dieu avait décidé de leur sort, et le Touran devait succomber sous l'Iran. Piran ne pouvait résister à la volonté de Dieu, qui ôtait les forces à son destrier ; il sentait le destin qui s'approchait ; il comprit que c'était la volonté de Dieu. Mais il était brave, et continuait à se battre ; il luttait contre la révolution du sort.

Après s'être servis des autres armes, les chefs des deux armées, les vieillards pleins de prudence saisirent les arcs et les flèches. Gouderz choisit une flèche de bois de peuplier à laquelle ni le fer ni la pierre ne pouvaient résister, il la lança contre le caparaçon du cheval de Piran et le perça. Le destrier chancela et expira. Dans sa chute il renversa Piran sous lui, se roula sur son vaillant cavalier et lui brisa par son poids le poignet droit. Piran se dégagea et se releva ; mais il sentit que sa fin approchait, et qu'il ne survivrait pas à cette journée fatale. Il s'enfuit devant Gouderz, et se dirigea vers la montagne ; il était épuisé par la douleur et fatigué de sa course ; néanmoins il atteignit le sommet de la montagne, espérant que le Pehlewan renoncerait à l'y suivre. Gouderz le regarda en versant des larmes amères ; il craignait que le sort ne changeât de nouveau ; il savait qu'on ne pouvait avoir confiance dans le destin, toujours prêt à opprimer les hommes. Il s'écria : O illustre Pehlewan, que t'ar-rive-t-il ? pourquoi t'enfuis-tu ainsi à pied devant moi comme une bête fauve ? Où sont donc tes troupes, ô chef de l'armée ? où sont la force et la bravoure, les armes, le courage, les trésors et la sagesse dont tu parlais. O soutien des braves, ô défenseur d'Afrasiab, voici le soleil qui s'éclipse pour ton roi. Le sort te tourne entièrement le dos ; ce n'est pas le moment d'employer des ruses ; ainsi ne cherche pas à t'échapper. Puisque le destin t'y réduit, demande grâce, afin que je t'amène en vie devant le roi victorieux, qui te pardonnera, quand il verra ta tête et ta barbe blanches comme la neige.

Piran répondit : Qu'il n'en soit pas ainsi. Puissé-je n'être pas réservé à ce dernier malheur, qu'après tout ceci j'éprouve encore l'envie de vivre, et que je pense à demander pardon. Je suis venu dans ce monde pour mourir, et je t'ai livré ma tête dans ce combat. J'ai ouï dire aux grands que, pour longue que soit la vie dans ce monde joyeux, la mort est au bout, et qu'on ne peut s'y soustraire. Je ne me plains pas de mon sort.

Gouderz se mit à faire le tour de la montagne, mais il se fatigua sans trouver de route ; alors il mit pied à terre, prit son bouclier et grimpa sur la montagne comme un chasseur, se couvrant de son bouclier, tenant en main un javelot, et les yeux dirigés en haut. Piran l'aperçut de loin ; le chef de l'armée du Touran bondit sur le rocher, lança son poignard comme on lance une flèche, et frappa le vieux Sipehdar au bras, Gouderz se voyant blesse à la main, se mit en fureur et voulut se venger ; il lança son javelot qui atteignit Piran, déchira la cotte de mailles qui lui couvrait la poitrine, perça la peau et pénétra jusqu'au foie. Piran jeta un cri, sa tête se troubla, et sa bouche vomit le sang de son cœur. Telle est la manière d'agir du monde. Il tomba, semblable à un lion furieux, le foie blessé par le javelot d'acier ; il se tordit avec convulsions pendant quelques instants sur le rocher, ensuite il se reposa pour toujours de la fatigue des combats et des champs de bataille. Telle est la rotation du temps, il n'accepte les enseignements d'aucun maître ; quand le destin a trempé ses mains dans le fiel, il déchire le cœur du lion et la peau du léopard.

Lorsque Gouderz eut atteint la cime de la montagne, il vit Pirân dans cet état, abattu misérablement, ayant le cœur brisé, la main blessée, la tête couchée sur le sol, la cuirasse déchirée, la ceinture rompue ; il dit : O vaillant lion ! ô chef des Pehlewans ! ô brave cavalier ! le monde a vu beaucoup d'hommes comme toi et comme moi, mais il n'accorde du repos à personne. Il porta la main sur le corps de Piran et la remplit de sang qu'il but et dont il se frotta le visage, ô horreur ! Ensuite il poussa des cris de douleur sur le meurtre de Siawusch ; il adressa des prières au Créateur, il se lamenta devant Dieu le dispensateur de la justice sur la mort de ses soixante et dix nobles fils. Il avait envie de trancher la tête de son ennemi, mais il ne put se résoudre à cet acte de férocité ; il planta le drapeau de Piran par terre à côté de son cadavre, plaça sa tête dans l'ombre du drapeau, et se remit en route pour rejoindre les siens, perdant son sang qui dégouttait de son bras comme un ruisseau d'eau.

GOUDERZ REVIENT AUPRES DES CHAMPIONS DE L'IRAN.

Pendant ce temps les héros avides de vengeance et de combats se dirigeaient du haut de la colline vers l'armée, portant attachés à la selle de leurs chevaux les morts qu'ils avaient traités selon les usages de la guerre. Lorsque l’armée vit que le Pehlewan n'était pas avec les héros, tous les guerriers jeunes et vieux poussèrent des cris, disant : Est-ce que Gouderz, affaibli par l'âge, serait tombé sous les coups de Piran ? Toute l'armée versa des larmes amères parce qu'elle ne voyait pas le Pehlewan, le pâtre de ce troupeau. Dans ce moment on aperçut à travers la poussière épaisse un drapeau qui s'avançait rapidement, du champ de bataille, et le son des timbales s'éleva du milieu de l'armée, et la poussière donna un baiser au ciel. Les dix grands coururent vers le Pehlewan, joyeux et souriant ; mais on se disait parmi les troupes : Il est à craindre que le Pehlewan ne revienne vaincu et humilié par Piran. Car Piran avait été un homme au cœur de lion et avait passé sa vie dans les combats.

Cependant le Pehlewan prit la parole, et tous, jeunes et vieux, l'écoutèrent avidement ; il leur montra du doigt l'endroit où il avait combattu, et raconta ce qui lui était arrivé ; ensuite il ordonna à Rebham de monter à cheval et d'aller chercher le corps de Piran, ajoutant : Lie-le sur la selle de ton cheval, rapporte attachées avec ton lacet sa cuirasse et son armure telles qu'elles sont, et ne défigure pas son visage et son corps.

Rehham partit comme le Pehlewan l'ordonnait et s'élança vite comme le vent ; il jeta ignominieusement en travers de la selle de son cheval le corps de Piran couvert de sa cuirasse inondée de sang, il l’attacha avec son lacet et le rapporta de la haute montagne. Quand les héros qui portaient haut la tête dirent, de la colline où étaient plantés les drapeaux, paraître celui de Piran, ils invoquèrent les grâces de Dieu sur le Pehlewan du monde, disant : O illustre soutien de l'armée de l'Iran, puisse la lune être l'esclave de ta fortune ! aux jours de la victoire aussi bien qu'aux jours de la défaite, tu as fait de ton âme et de ton corps notre rançon. Gouderz répondit aux grands : Lorsque le poids de la guerre fut devenu trop pesant pour nous, je pensai qu'Afrasiab ferait passer une armée de ce côté du Djihoun, de sorte qu'il aurait des troupes fraîches et reposées, pendant que les miennes seraient exténuées de fatigue. Dans cette prévision prudente, j'ai envoyé un message au roi, et lui ai donné beaucoup de conseils, l'informant que si le roi des Turcs amenait une armée, nous ne pourrions pas tenir ici contre elle. Je crois donc que le roi du monde ne lardera pas d'arriver pour nous aider dans cette lutte, qu'il illuminera ce champ de bataille par sa pompe, qu'il amènera une armée avide de combats. Plaçons donc sur les selles de nos chevaux ceux qui sont tombés sur cette plaine de la vengeance ; car leur mort délivre notre âme de tous soucis, et les mânes de Siawusch s'en réjouissent. Si nous portons ces corps au roi, il sera content de nous, et nous récompensera par des honneurs ; car la haine entre les Turcs et les Iraniens provenait de ce méchant qui n'est plus. Quand Khosrou sera arrivé, il fera que nous n'aurons plus rien à craindre des Turcs, par la force que Dieu le saint lui a donnée. Tous les grands bénirent Gouderz d'une commune voix, disant : Puissent la terre et le temps ne jamais être privés de toi ! Tout ce que tu dis nous porte bonheur ; le soleil et la lune ne brillent que quand ils te voient.

Ils partirent avec les morts, et avec Guerouï Zereh qu'ils faisaient courir à pied les deux mains liées avec son propre lacet, et une cangue sur ses épaules. Arrivé près des tentes de l'armée, Gouderz trouva les troupes et leur Sipehbed qui l’attendaient à pied ; Gustehem le lion, qui se tenait en avant des rangs, s'avança vers le vaillant Pehlewan, baisa la terre, et invoqua les grâces de Dieu sur lui, disant : Regarde ton armée entière que tu as délivrée de ses soucis ; je te la rends telle que tu me Tas confiée. Pendant que Gustehem et Gouderz se parlaient, leurs oreilles furent frappées de la voix de la sentinelle placée sur la montagne de Reibed ; elle criait : Une poussière semblable à la nuit noire couvre la plaine, et l'on entend de tous côtés un grand bruit de tambours, un fracas de timbales et de clairons, tel qu'on dirait que la plaine en tremble ; on voit un trône de turquoises porté sur des éléphants, et brillant comme une mer d'azur. L'air ressemble à une lame damasquinée, tant il y flotte d'étendards de toutes couleurs ; on voit de loin paraître un magnifique drapeau semblable à un cyprès élancé ; la terre, d'un bout à l'autre, est colorée en violet par la poussière que soulèvent les cavaliers couverts de cuirasses ; on ne voit qu'étendards derrière étendards, portant les uns des figures de dragons, les autres des figures d'aigles. S'ils continuent d'avancer aussi rapidement, ils arriveront ici dans un jour.

LEHHAK ET FERSCHIDWERD SE LAMENTENT SUR LA MORT DE PIRAN.

La sentinelle vit du haut du mont Kenabed ces événements étonnants, et descendit en courant auprès de Lehhak et de Ferschidwerd le cœur plein de douleur, et exhalant des soupirs ; elle leur dit : Si mes yeux ne sont pas obscurcis, si après tant de soucis ma vue n'est pas trouble, Dieu a fait périr les Turcs, et rendu vaines toutes les fatigues qu'ils ont supportées. J'ai vu les champions de l'Iran descendre de la colline en poussant des cris, tenant chacun en main un étendard ; j'ai vu le drapeau du Sipehdar Piran renversé, et son corps noyé dans son sang ; fai vu les dix braves qui sont partis d'ici avec Piran pour se battre, je les ai vus la tête en bas, désarçonnés et couverts de sang. Les braves de l'Iran viennent de partir triomphalement pour rejoindre Gustehem, et, de l'autre côté de Reibed, on aperçoit une poussière noire qui obscurcit la plaine ; on y voit, au milieu d'une armée, le drapeau de Kâweh précédé d'étendards rouges, jaunes et violets ; le drapeau du roi des rois a paru entouré de clairons et de timbales, et la terre devenue notre comme l'ébène.

Lehhak et Ferschidwerd montèrent à la tour de la sentinelle, placée au-dessus du champ de bataille, et virent de leurs yeux privés de vie leur Sipehbed, leur frère, leur maître, et les dix cavaliers choisis parmi les chefs de l'armée, parmi les plus intrépides et les plus guerriers des Turcs. Ils restèrent dans la tour gémissant et pleurant ; ils se lamentèrent sur la mort de leur frère, et dirent dans leur douleur : O vaillant lion, ô Sipehdar Piran, ô cavalier plein de bravoure, maintenant tous les désirs de tes ennemis sont remplis ; le monde n'existe plus-pour toi, tout est fini. Qui pourra te venger ? qui pourra suivre ta voix et ton exemple ? Le temps est venu où le pays des Turcs et d'Afrasiab va s'endormir ; il ne nous reste plus qu'à nous couper le cou, et à noyer dans le sang nos corps, nos épées et nos mains. Mais ils se rappelèrent les dernières volontés de Piran, et n'agirent pas selon les paroles insensées qu'ils venaient de prononcer. Piran, après avoir provoqué Gouderz au combat, avait dit au vaillant Ferschidwerd : Si je tombe sur ce champ de la vengeance, ne restez pas à la télé de l'armée ; car quand je ne serai plus sur le champ de bataille, la terre deviendra étroite pour les grands du Touran ; et aucun homme de la race de Wiseh ayant de la cervelle dans la tête ne doit s'arrêter ici. Si donc on nous tue dans ce combat, si l’on emporte nos têtes dans l'Iran, il faut que notre armée demande, la protection de Gouderz, et que vous vous mettiez vous-mêmes en sûreté en prenant la route du désert ; c'est ainsi que vous sauverez peut-être votre vie des mains de vos ennemis.

Ils s'en retournèrent dans leur camp les yeux remplis de sang, le cœur défaillant. Toute l'armée comprit que ce grand troupeau était privé de son gardien, et tous fondirent en larmes et éclatèrent en lamentations, comme si un feu ardent les eût dévorés. Ils s'approchèrent de Lehbak et de Ferschidwerd le cœur inquiet et affligé, et disant : Que ferons-nous ici, maintenant que le soutien de l’armée du Touran nous est ravi ? À qui maintenant Piran inspirera-t-il le courage de se ceindre et de couvrir sa tête du casque de fer ? Les deux frères répondirent : Qui pourrait assigner une limite aux volontés de Dieu ? Le destin avait écrit au-dessus de la tête de Piran qu'il périrait misérablement sur le champ de la vengeance, que le glaive séparerait son âme de son corps, qu'il ne trouverait après sa mort ni tombeau ni linceul, et qu'il serait traîné par son ennemi de tous côtés, ayant le corps couvert de blessures, la poitrine et la cotte de mailles pleines de sang. À présent ce qui devait arriver est arrivé, et Piran est mort ; toutes ses fatigues et tous ses hauts faits sont devenus du vent. Il fut la colonne de l'armée tant qu'il vécut, son cœur était rempli de tendresse pour vous, il vous défendait contre l'ennemi, et n'avait aucun soin de sa tête glorieuse. Le bonheur et le malheur qu'il peut éprouver maintenant sont ceux de l'autre monde, et sans doute Dieu lui aura donné une place parmi les justes. Sa sollicitude pour nous s'est étendue jusqu'au-delà de sa mort, et il a conclu avec Gouderz, à l'occasion de ce combat, un traité d'après lequel, si Piran succombait, Gouderz renonçait à vous combattre, vous laissait libre la route du Touran, et n'essaierait pas de vous détruire par une embuscade. Les Iraniens ne rompront pas ce traité, et vous n'avez rien à craindre à ce sujet. Il faut donc de trois choses l’une ; écoutez-nous, jeunes et vieux : Ou vous voulez demander grâce à Khosrou, et alors prenez sur-le-champ une résolution. Ou vous voulez retourner auprès de vos familles, et alors mettez-vous en marche en risquant les bonnes et les mauvaises chances. Ou enfin vous voulez retourner au combat et tremper vos lances dans le sang. Examinons ces trois partis ; mais la fin ne sera pas autre que Dieu ne voudra. Si vous inclinez au combat, il faut rester ici ; car Piran a demandé.des renforts à Afrasiab ; le roi a équipé une armée qui peut arriver d'un moment à l'autre, et-alors vengez-vous des Iraniens. Si vous aimez mieux rentrer dans vôtre pays et dans vos demeures, il est probable que les Iraniens vous couperont le chemin. Enfin si vous vous décidez à demander grâce à Khosrou, il faut faire vos préparatifs et quitter ce lieu ; et si votre désir est de passer dans l'Iran, faites-le, car l'âme est la souveraine du corps. Ne vous réglez pas sur nous deux, car jamais la haine contre les Iraniens ne s'effacera de nos cœurs ; jamais il n'y eut homme de la famille de Wiseh dont les reins n'aient été usés par la ceinture. Nous suivrons les derniers ordres de Piran, nous rentrerons dans le Touran par le désert ; et si l’on nous coupe le chemin, nous nous battrons jusqu'à ce que nous soyons vainqueurs.

Les Turcs écoutèrent ce discours, et voici la réponse qu'ils donnèrent : On a renversé, on a tué, on a traité comme une chose vile notre chef illustre ; et nous voyons arriver Keï Khosrou de l'autre côté de Râbed : qui oserait rester sur ce champ de bataille ? Nous n'avons ni chevaux, ni armures, ni pieds, ni ailes, ni trésors, ni chef, ni champion illustre, ni forces pour le combat, ni route pour la fuite : pourquoi nous ferions-nous du mal à nous-mêmes ? D'ailleurs si nous voulions battre en retraite, Gouderz et Khosrou enverraient des éléphants et des troupes à notre poursuite ; et pas un de nous ne sauverait sa vie, et ne reverrait ses tentes et sa famille. Il n'y a donc pas de honte à demander grâce ; car quoique nous formions une grande armée, nous n'avons pas de chef. Et pourquoi craindrions-nous dorénavant le roi des Turcs ? Afrasiab ne nous importe pas plus qu'une poignée de poussière. Pourquoi n'a-t-il pas agi comme le roi de l'Iran, qui a eu soin de son armée ?

LEHHAK ET FERSCHIDWERD PARTENT POUR LE TOURAN.

L'armée ayant donné cette réponse à ses deux nobles chefs, Lehhak et Ferschidwerd se levèrent ; ils savaient que ce n'était pas le moment de combattre et d'acquérir de la gloire, et que l'armée avait raison de dire qu'un troupeau sans gardien ne pouvait que périr. Ils firent leurs adieux aux troupes, et prirent la longue route du désert, un drapeau dans la main, le cœur plein de tristesse, les yeux remplis de sang. Ils partirent avec dix illustres cavaliers, braves et propres au combat ; mais ils trouvèrent sur leur chemin des cavaliers iraniens, des gardiens de la route qu'ils avaient prise. Les Turcs lancèrent leurs chevaux, et les vedettes iraniennes s'affermirent sur leurs étriers ; il s'ensuivit un combat sur lequel aucun parti n'avait compté, et la plaine fut à l'instant teinte de sang comme une tulipe. Sept hommes périrent du côté des Iraniens, des braves, des lions dans les combats ; et parmi les Turcs les deux héros qui portaient haut la tête furent les seuls qui échappèrent aux mains des vedettes. Ces deux braves s'élancèrent sur la route du désert semblables à des lions, pendant que la sentinelle des Iraniens criait de sa tour : O hommes illustres, ô héros pleins de valeur ! deux grands sont sortis du camp des Turcs, accompagnés de dix cavaliers glorieux ; ils se sont jetés sur nos vedettes avec tant de fureur qu'ils ont mêlé le sang avec la poussière ; ils ont tué sept Iraniens, et ont continué leur chemin comme auparavant, armés pour le combat.

Lorsque Gouderz entendit ces paroles, il dit : Ces deux hommes ne peuvent être que Lehhak et Ferschidwerd ; ils sont partis la tête haute, ils ne sont pas las des combats ; s'ils atteignent le Touran, il en arrivera probablement du malheur à mon armée. Que celui qui désire acquérir de l'honneur auprès du roi couvre sa tête d'un casque de Roum ; qu'il poursuive Lehhak et Ferschidwerd, et les extermine tous deux avec l'épée. Mais les Iraniens étaient tous fatigués et épuisés, leurs reins étaient froissés par leur armure de fer, et aucun d'eux ne répondit, excepté Gustehem le lion furieux des combats ; il dit au Sipehbed : O toi qui es digne du trône ! lorsque tu es parti pour te battre avec les Touraniens, tu m'as confié la garde des timbales et du camp, et m'as ordonné de me tenir tranquille à la tête des troupes. Tous les héros ont acquis de la gloire et du renom, il n'y a que moi qui n'en ai pas eu ma part à l'heure du combat. Je vais saisir cette occasion de me faire un nom ; je partirai et ferai tomber dans mes lacs ces deux héros.

Gouderz sourit, et fut content de Gustehem ; sa joue s'anima, et son dos délivré du poids de ce souci, se redressa. Il lui dit : Ton étoile est heureuse, tu ressembles au soleil, tu es un lion, et tes ennemis sont devant foi comme des onagres. Va, et que le Créateur te soit en aide, que trois cents ennemis comme Lehhak deviennent ta proie.

GUSTEHEM POURSUIT LEHHAK ET FERSCHIDWERD.

Gustehem revêtit sa cuirasse de combat, et prit congé de tous les héros qu'il rencontrait ; il sortit du camp en toute hâte ; il partit pour aller combattre les Turcs qui portaient haut la tête, et toute l'armée se disait que Gustehem pourrait bien ne pas suffire contre deux.

Pendant ce temps une armée envoyée par Afrasiab s'était avancée comme une barque sur l'eau, elle marchait bravement au secours de Piran ; mais arrivée dans le désert de Daghouï, elle apprit qu'il était mort, et de quelle manière s'était terminé le combat des braves ; elle s'en retourna tout entière, et arriva devant Afrasiab en poussant des cris de douleur.

Cependant Bijen apprenant que Gustehem était parti pour aller combattre Lehhak, pensa aux dangers qui l'attendaient dans le désert de Daghouï ; il pensa qu'il ne fallait pas permettre à Lehhak et à Ferschidwerd de le réduire en poudre au jour du combat ; il monta sur un cheval ardent à la course et se dirigea vers Gouderz. Aussitôt qu'il aperçut son grand-père, il lui adressa la parole à haute voix, disant : O Pehlewan, la raison n'approuve pas que tu livres imprudemment à la mort tous les grands qui t'obéissent, et que tu offres au ciel des occasions de nous faire au mal. Deux grands de l’armée du Touran se sont mis bravement en route : ils sont plus vaillants que n'étaient Houman et Piran ; ils sont par leur naissance les chefs de cette armée. Maintenant Gustehem est parti pour les combattre tous les deux, mais il ne faut pas qu'il ait le dessous. Tous les triomphes que nous avons remportés seraient convertis en chagrins, si cet homme généreux disparaissait de l'armée.

Gouderz écoute ces paroles, et approuva le héros qui aspirait à la gloire ; il réfléchit pendant quelque temps, et embrassa l'opinion de Bijen. Le chef de l'armée du roi dit alors à ses braves : Quiconque désire acquérir de la gloire et des honneurs doit partir, suivre Gustehem et l'assister contre ses ennemis. Personne dans l'assemblée ne répondit, personne ne prenait souci de Gustehem, personne ne s'était assez reposé. Alors Bijen dit à Gouderz : Il n'y a que moi qui veuille le sauver. Qui d'entre les héros se mettra en avant dans cette affaire ! ils sont fatigués, et ne veulent pas se lever. C'est à moi de partir, car mon cœur est plein de soucis pour lui, et mes yeux sont remplis de larmes.

Gouderz lui répondit : O homme au cœur de lion, qui n'as encore éprouvé ni la chaleur ni le froid de la vie, ne vois-tu pas que nous sommes victorieux ? ne te jette donc pas si vivement dans cette aventure. Gustehem sera vainqueur de ces deux Turcs ; il les privera de leur tête, de leur couronne et de leur trône. Attends que j'envoie après lui un cavalier semblable à un lion furieux, qui l'aidera dans le combat et qui mettra en poudre les têtes de ses ennemis. Bijen répliqua : O Pehlewan du monde entier, c'est pendant qu'il vit encore qu'un homme a besoin d'un ami, et non pas quand on l'a tué. Quand Gustehem sera tombé dans le combat, quand son jour sera passé et que son sort sera achevé, est-ce alors que tu m'ordonneras de m'occuper de lui et de prendre mes armes pour le secourir ? Si tu me défends de partir, je me couperai le cou avec ce poignard brillant, car je ne veux pas lui survivre ; ne cherche donc pas un prétexte pour me retenir. Gouderz répondit : Eh bien ! pars, si tu tiens si peu à ta vie ; puisque tu ne te lasses pas de combattre, ceins-toi, prends tes armes et ne perds pas un instant. Il paraît que tu n'as aucune pitié pour ton père, car tu ne cesses de lui brûler le cœur. Mais tu réduis en poussière les cimes des montagnes, pourquoi craindrais-je pour toi dans ce combat ? À ces paroles de son grand-père Bijen se prosterna, baisa la terre et partit.

BIJEN SUIT LES TRACES DE GUSTEHEM.

Bijen se ceignit et se prépara au combat, il fit seller son cheval Schebreng. Guiv apprit ce que faisait Bijen, et qu'il s'apprêtait à combattre Ferschidwerd ; il se mit debout à l'instant, monta sur un cheval arabe et courut comme un tourbillon de fumée sur la route. Lorsqu'il eut atteint Bijen, il tira à lui brusquement la bride de son cheval, disant : Je t'ai adressé bien des discours, mais tu ne veux jamais te rendre à mon avis, de manière que je puisse être content de toi une seule fois. Où cours-tu donc ainsi ? Ne cherche pas en toute occasion à me désoler ; dis quel nouveau malheur tu veux infliger à ton vieux père. Je n'ai d'autre enfant que toi dans le monde, et mon âme n'est jamais heureuse, tant tu me donnes d'affliction. Tu es resté en selle pendant dix jours et dix nuits, tenant levé sur tes ennemis le glaive de la vengeance. Ton corps est usé par la cotte de mailles qui le couvre, et cependant tu ne veux pas cesser de verser du sang. Quand Dieu le dispensateur de tout bien nous a donné la fortune victorieuse, il faut s'asseoir joyeusement et se reposer. Pourquoi joues-tu avec ta tête devant le sort ? Tu as donc bien de la confiance dans cette épée que tu portes ? Quand on ne regarde pas le but, on n'atteint pas souvent ce qu'on espère de la vie. Ne provoque pas si souvent le destin, il n'a déjà que trop les yeux sur nous. Renonce à cette entreprise par égard pour ton père, car il ne te sied pas d'affliger mon cœur.

Bijen lui répondit : O homme plein d'intelligence, le monde portera un jugement défavorable sur ton compte. Tu ne veux pas te rappeler le passé, tu détournes follement ton esprit de ce qui est juste. Sache, ô mon père, que tes paroles ne sont pas selon la justice. Ne te souviens-tu pas de la bataille de Lawen et de ce que Gustehem y a fait pour moi, et qu'il a partagé avec moi la bonne et la mauvaise fortune ? Les malheurs que la rotation du ciel amènera sur ma tête par ordre de Dieu sont inévitables, et en s'abstenant d'agir on n'efface pas ce qui est écrit. Il n'est pas nécessaire de faire là-dessus de longs discours. Ne me détourne pas de ce combat, car j'ai voué ma vie à cette entreprise.

Guiv répondit : Si tu ne t'en retournes pas, il vaut mieux que tu ne parcoures pas sans moi ces montées et ces descentes, et qu'au jour du combat je sois ton compagnon dans tous les dangers. Bijen lui dit : Puisse-t-il n'arriver jamais que trois grands de la famille de Khosrou fassent une si longue route à cause de deux Turcs frappés de terreur. Je te conjure par la vie et la tête du noble roi, par la vie de mon grand-père le Pehlewan illustre, par la vengeance due à Siawusch, de t'en retourner de ce champ de bataille, et de me laisser poursuivre ma route. Je ne veux pas obéir à ton ordre de renoncer à ce combat. À ces paroles Guiv se détermina à s'en retourner, et il le laissa partir en le bénissant et en disant : Puisses-tu partir victorieux, et revenir sain et sauf, la joie dans le cœur, et après avoir enchaîné la main du mal. Bijen s'élança sur les traces de Gustehem, en qui étaient concentrés tous ses soucis et toutes ses joies ; il courut après lui sur la route, pour aller combattre les cavaliers de l'armée du Touran.

Pendant ce temps Lehhak et Ferschidwerd avaient traversé en toute hâte le champ de bataille et passé la rivière ; dans l'espace d'une heure ils parcoururent sept farsangs, et ils se crurent à l'abri des Iraniens. Ils virent une forêt traversée par des ruisseaux, où les caravanes trouvaient de l'ombre ; il y avait des oiseaux, du gibier et des lions, des arbres au-dessus de leur tête, et sous leurs pieds de la verdure et des eaux courantes. Ils s'y arrêtèrent pour chasser, et s'approchèrent du ruisseau ; ils avaient alors à boire, mais il leur fallait quelque chose à manger, car ni le chagrin ni la joie ne satisfont la bouche. Ils coururent donc à travers la forêt et abattirent du gibier de beaucoup d'espèces, allumèrent un feu, mangèrent du rôti, et abandonnèrent leur tête au sommeil. Le sort des braves est terrible quand le malheur prend le dessus. Lehhak s'endormit et Ferschidwerd veilla sur lui.

GUSTEHEM TUE LEHHAK ET FERSCHIDWERD.

La nuit noire étant venue, il fit clair de lune ; les deux héros fatigués étaient alors livrés au sommeil. Gustehem arriva près de l'endroit où se trouvaient les deux amis touraniens. Son coursier flaira leurs chevaux, hennit et se mit à bondir. A l'instant le cheval de Lehhak fit de son côté entendre un hennissement, comme s'il eût été en démence. Ferschidwerd courut vers Lehhak et le réveilla, en disant : Réveille-toi de ton doux sommeil, frappe bravement la tête de la mauvaise fortune. Un sage a dit ce mot profond, que quand un lion s'enfuit devant les griffes du loup, il ne faut pas que le loup le poursuive, car il attirerait la destruction sur lui-même. Allons ! lève-toi ! hâte-toi ! une armée arrive de l'Iran et nous barre le chemin. Mais il avait beau courir et se presser, personne n'évite le jour du malheur.

Les deux cavaliers montèrent à cheval et sortirent en toute hâte de la forêt. Ils tournèrent les yeux vers la plaine pour se préparer à tout événement. Dans ce moment Gustehem parut au loin ; ils virent qu'aucun cavalier ne l'accompagnait ; les deux braves levèrent la tête ; ils le reconnurent aussitôt qu'ils l'eurent aperçu, et se dirent l'un à l'autre : C'est un seul homme qui se dirige de notre côté, c'est Gustehem sans compagnon qui vient nous combattre, le drapeau des braves en main. Il ne faut pas nous enfuir devant lui ; car s'il continue de s'avancer dans la plaine, il ne nous échappera certainement pas. Il paraît que sa mauvaise fortune a voulu le perdre.

Ils sortirent de leur retraite et se dirigèrent vers la plaine. Gustehem courut sur eux avide de combat ; il s'approcha, et arrivé près d'eux, il poussa des cris de rage comme un lion furieux, et fit pleuvoir sur eux des traits de bois de peuplier. Ferschidwerd s'élança pour l'attaquer ; mais Gustehem décocha contre lui une flèche qui le frappa à la tête et qui mêla son sang avec sa cervelle. Il tomba de cheval et mourut à l'instant ; cet illustre héros fils de Wiseh avait cessé de vivre.

Lehhak regarda le visage de son frère et reconnut que les combats étaient finis pour lui ; il trembla, et la douleur qu'il éprouvait de le voir mort le troubla ; le monde devint noir devant ses yeux ; l'excès de l'affliction rendit son âme indifférente à la vie ; il banda son arc et le tendit ; il lança une flèche contre Gustehem pendant que ses yeux versaient un torrent de larmes. Ils s'attaquèrent tour à tour, et pas une seule flèche ne tomba à terre. Les cavaliers étant tous deux blessés, se mirent alors à combattre avec l'épée. Tout à coup Gustehem saisit une occasion favorable, secoua la bride de son cheval, fondit sur Lehhak, lui assena un coup sur la nuque avec son épée tranchante et le tua à l'instant. Sa tête roula sous les pieds de Gustehem comme une boule qu'a frappée le mail. Telle est la manière d'agir du ciel qui tourne ; il prive tout à coup de sa tendresse ceux-là même qu'il a élevés dans son sein : quand tu cherches sa tête, tu rencontres son pied ; et quand tu crois lui saisir le pied, c'est la tête qui se présente. Gustehem restait à cheval, mais il était tellement blessé qu'on eût dit qu'il allait tomber en pièces ; il continua de chevaucher courbé sur la selle, et tout en perdant son sang il poussait son cheval. Il arriva à la fin sur le bord d'un ruisseau où il vit de l'eau courante, où il vit de l'ombre ; il mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre, et parvint heureusement à s'approcher de l'eau. Il but longtemps, et rendit grâces à Dieu ; on aurait dit qu'il était cloué à la terre. Ensuite il se mit à se tordre et à se rouler sur la terre noire ; tout son corps était déchiré de coups d'épées. Il dit : O gracieux maître du monde, fais que Bijen fils de Guiv, ou un autre des héros pleins de valeur, quitte notre armée glorieuse, vienne ici poussé par son inquiétude pour moi, et m'emmène de ce lieu, mort ou vivant, au camp des Iraniens, pour qu'ils sachent que je ne suis pas mort sans gloire. C'est la seule chose au monde que je désire encore. Il passa toute la nuit à gémir, et se tordit de douleur, jusqu'à ce que le jour commença à briller, comme un serpent qui se roule dans la poussière.

BIJEN TROUVE GUSTEHEM COUCHE DANS LA PRAIRIE.

Lorsque le monde commença à être illuminé par les rayons du soleil, Bijen arriva dans ce lieu. Il fit le tour de la prairie pour trouver les traces de son ami qui avait disparu. Il découvrit au loin un destrier de couleur isabelle, qui courait dans la prairie comme un cheval de course, tantôt trépignant, tantôt paissant, tantôt bondissant comme un léopard ; sa selle était retournée, sa bride brisée, toutes ses housses traînaient par terre ; les étriers, le lacet et les rênes étaient couverts de sang. A cette vue Bijen devint comme insensé ; il poussa un cri comme un lion en fureur, et dit : O mon ami plein de tendresse, ô mon compagnon bien-aimé, où gis-tu dans cette prairie ? Tu me brises le dos, tu me perces le cœur, et mon âme chérie va quitter mon corps. Que puis-je dire ? où puis-je te chercher maintenant ? quel jeu le ciel a-t-il donc joué avec toi !

Il suivit les traces des pieds du destrier jusqu'à la fontaine, et il découvrit Gustehem avec sa cuirasse et son casque souillés de poussière et de sang, étendu sur cette prairie où ses blessures l'avaient fait tomber la tête la première. Bijen sauta à bas de son cheval Schebreng et serra Gustehem fortement dans ses bras. Il défit la cotte de mailles de Roum qui lui couvrait la poitrine, il ôta le casque de sa tête blessée, il examina ses blessures ; il vit qu'il se mourait parce qu'elles n'étaient pas pansées, et qu'il avait perdu tant de sang que son corps avait jauni ; le cœur de Gustehem était rempli de soucis, son corps plein de douleurs. Bijen regarda ces blessures, et éclata en lamentations devant lui, disant : O mon vaillant compagnon, je n'avais dans le monde d'autre ami que toi. Il fallait m'avertir dès le commencement de me rendre à l'endroit où tu avais un combat à livrer ; j'aurais été à côté de toi dans le moment du danger et quand tu avais à lutter contre un Ahriman. Maintenant nos ennemis ont obtenu l'objet de tous leurs vœux, et ce qu'ils voulaient faire est accompli.

Ainsi parla Bijen. Gustehem trembla, poussa un soupir, et lui répondit : O mon ami, ne te désole pas ainsi à cause de moi. Ta douleur m'est plus pénible que la mort. Replace mon casque sur ma tête blessée, et trouve un moyen pour me conduire d'ici auprès du roi. Je ne demande plus au sort qu'une seule chose, c'est de jeter les yeux encore une fois sur les traits du roi : que la mort vienne ensuite, je ne la crains pas ; car je sais que je n'aurai plus d'autre couche que la terre. Celui qui meurt quand il a fait ce qu'il a voulu, quand il a touché le but qu'il s'est proposé, n'est pas entièrement mort. Ensuite prends mes deux terribles ennemis que Dieu a fait mourir de ma main, jette-les, si tu peux, sur la selle d'un cheval ; et si tu ne peux pas, tranche-leur la tête, et emporte leurs armures et leurs têtes glorieuses, pour que les Iraniens reconnaissent leurs traits. Dis au roi maître du monde que je n'ai pas étourdiment jeté au vent ma vie, que j'ai lutté en toute circonstance contre la fortune, que je n'ai jamais hésité quand il s'agissait d'acquérir un nom.

Ensuite il indiqua à Bijen te lieu éloigné où il avait tué les deux Touraniens et où ils gisaient. Ce discours avait épuisé ses forces, et Bijen aussi sentit sa tête tourner. Il amena sans délai le cheval de Gustehem, et en défit les sangles étroitement serrées ; il plaça la couverture du cheval sous le corps du blessé, et gémit douloureusement. Il déchira le pan de sa chemise, et pansa toutes les blessures de Gustehem. Ensuite il monta en courant sur une hauteur, l'esprit troublé par le chagrin, et vit de là des cavaliers turcs débandés, qui entraient dans le désert. Il descendit en toute hâte de la colline, tremblant de peur que Gustehem ne mourût ; il se jeta sur les cavaliers effrayés et en tua deux avec son épée ; il détacha de la courroie de la selle son lacet roulé et le jeta sur le cou d'un des Turcs ; celui-ci tomba de cheval, et Bijen lui accorda la vie, pour se donner un aide dans ce qu'il avait à faire. Il courut ensuite, semblable à un tourbillon de poussière, au lieu où gisaient Lehhak et Ferschidwerd, et trouva ces chefs de l'armée du Touran couchés sur le sol trempé de sang ; près d'eux se trouvaient leurs destriers qui paissaient dans la prairie.

À cet aspect Bijen prononça des bénédictions sur Gustehem, qui avait accompli cette vengeance. Il ordonna au Turc qui lui avait demandé grâce de soulever de terre les héros et de les jeter sur un cheval, et il lui aida à leur lier ensemble les mains et les pieds, et à les jeter sur les selles royales de leurs chevaux. Ensuite il s'en retourna auprès de Gustehem, bondissant comme un léopard furieux ; il mit pied à terre, et vite comme le vent le plaça avec soin et sans lui faire de mal sur son cheval ; il ordonna au Turc d'y monter, de soutenir le blessé dans ses bras, et de faire marcher doucement le destrier rapide. Il adressa à Dieu des prières ferventes, et partit le cœur rempli de douleur et de souci, l’âme en anxiété sur l'état de Gustehem, et sur la possibilité de l'amener encore en vie du champ de bataille jusqu'auprès du roi.

KEÏ KHOSROU FAIT CONSTRUIRE UN MAUSOLEE POUR PIRAN ET LES CHEFS DES TOURANIENS, ET METTRE À MORT GUEROUÏ ZEREH.

Lorsque dix heures du jour furent écoulées, et au moment où le soleil disparaissait de la voûte du ciel qui tourne, Khosrou le maître du monde arriva sur son trône et dans toute sa pompe, dans la plaine où campait son armée. Tous les chefs, tous les grands, tous les héros allèrent à pied au-devant de lui, et les sages invoquèrent les bénédictions de Dieu sur lui, disant : O roi, ô chef des Mobeds, ton corps ressemble à celui d'un éléphant terrible, ton âme à celle de Gabriel ; ta main est un nuage de printemps, ton cœur est comme les eaux de l’Indus. Le roi monta à cheval pour que l'armée pût voir ses traits, et la salua à son tour, disant : Puisse la terre appartenir à jamais aux braves.

Ensuite Gouderz le soutien de l'armée, semblable à une montagne, se mit en marche, selon la coutume, accompagné d'un cortège. Les dix champions qui avaient réduit les Turcs en poussière sur le champ de bataille suivirent son cortège en prononçant des bénédictions sur le roi ; ils tenaient attachés sur leurs chevaux les corps de leurs ennemis la tête en bas ; leurs armes, leurs corps et leurs vêtements étaient encore couverts de sang. Gouderz s'approcha du roi ; il descendit de cheval d'aussi loin qu'il l'aperçut ; le Pehlewan de l'armée adora le roi en se prosternant devant lui ; il lui montra tous les morts, et lui nomma tous ceux qui avaient combattu l'un contre l'autre. Guiv amena en courant Guerouï Zereh devant le vaillant maître de l'Iran, et Khosrou soupira en le voyant. Le roi descendit aussitôt de cheval, et adressa des actions de grâce au Créateur, disant : Adoration à Dieu, qui est mon asile, qui nous a donné la victoire et la domination ! Il se tenait debout en priant ; il ôta de dessus sa tête son diadème de Keïanide, et invoqua les grâces du Dispensateur de la justice sur le Pehlewan et sur son armée, disant : O hommes illustres dont les traces sont fortunées, vous êtes comme le feu, et vos ennemis sont comme des roseaux. Puisse le cœur du Sipehdar Gouderz et de tous les siens rester content et joyeux ! Dorénavant les trésors et le pouvoir sont à moi et à vous, et rien de ce que peut donner ma main droite ne vous sera refusé ; car vos âmes et vos corps ont été ma rançon, et vous avez ôté le souffle de la vie au pays de Touran.

Ensuite il jeta les yeux sur les morts ; quand il aperçut les traits du Sipehdar Piran, il versa sur lui des larmes amères, car il se rappela toutes ses bonnes actions. Son cœur se consumait tellement de douleur, qu'on aurait dit qu'un feu le brûlait ; il parlait de la mort de Piran les joues inondées de larmes de sang ; il dit : La mauvaise fortune est un dragon terrible dont l'haleine fait périr le lion rugissant, et le courage ne donne pas la force pour le combattre ; voici des œuvres de ce dragon aux griffes aiguës. Pendant de longues années Piran eut soin de moi, et fut prêt à faire toutes mes volontés ; il déplora le meurtre de Siawusch, et dans cette circonstance personne n'eut à se plaindre de lui. Ensuite cet homme, qui avait été si doux, devint un bourreau, et remplit de terreur le pays d'Iran. Ahriman pervertit son cœur, et il abandonna la voie qu'il avait suivie jusqu'alors. Je lui donnai souvent des conseils, mais en vain ; il ne mit pas à profit mes paroles ; il ne voulut pas quitter Afrasiab, et voilà ce que sa fidélité à ce roi lui a valu. J'avais en vue pour lui d'autres récompenses, je lui avais préparé un trône et un diadème ; mais l'événement a déjoué mes intentions, et le ciel a tourné au-dessus de sa tête autrement que je n'aurais voulu. Il a remplacé dans son cœur la bienveillance par la cruauté, et nous a montré un nouveau visage. Il est venu avec une armée vous livrer la bataille où tant d'Iraniens ont succombé ; il a rejeté les conseils de Gouderz, mes ordres et les propositions de mes héros ; il a étouffé la bonté de son cœur vertueux, et a mêlé du poison avec la thériaque de son naturel ; il s'est élancé en armes du Touran pour combattre Gouderz le Pehlewan à l'esprit serein. Il a sacrifié son fils et son frère, son diadème et sa ceinture, son armure, ses troupes et son pays entier à son amour pour Afrasiab, et vous voyez que le destin n'a pas tardé à mettre fin à sa vie.

Khosrou commanda qu'on embaumât le corps de Piran de la tête aux pieds avec un mélange de musc, de camphre, de poix et d'eau de rose ; il commanda qu'on remplit sa tête de camphre et de musc, et qu'on revêtît de brocart de Roum son noble corps, quoiqu'il eût été animé d'un si mauvais esprit. Dans sa tendresse pour le mort, il fit élever un tombeau dont le sommet touchait la sphère de Saturne ; on y plaça des trônes massifs et dignes de servir à un prince ; on assit sur un de ces trônes le Pehlewan couvert de ses armes et le casque sur la tête. Telle est la manière d'agir du monde trompeur ; tantôt il vous élève, tantôt il vous précipite, et le cœur du sage reste confondu en voyant ce qu'il promet et ce qu'il tient.

Ensuite Khosrou jeta les yeux sur Guerouï Zereh, et un soupir s'échappa de sa poitrine ; il regarda cet homme de méchant naturel, et qui ressemblait à un Div avec ses cheveux pendants en désordre. Il dit : O maître du monde, à qui rien n'est caché ! il faut que Kaous ait commis des crimes, qu'il ait offensé le Créateur du monde, pour que Dieu ait suscité un pareil Div contre Siawusch ; et encore je ne sais comment Guerouï a pu en vouloir à cet innocent. Mais je jure par Dieu l'unique, le victorieux, le maître du monde, le dispensateur de tout bien, le guide, que je vais sans délai demander compte du sang de Siawusch à Afrasiab. Il fit tirailler toutes les articulations à Guerouï Zereh avec des cordes d'arc ; et lorsque toutes les jointures de son corps furent disloquées, on lui trancha la tête comme à une brebis. Khosrou le fit ensuite jeter dans l'eau, en disant : Puissé-je voir un jour Afrasiab dans cet état !

LES TOURANIENS DEMANDENT GRACE À KHOSROU.

Le roi resta pendant quelques jours campé sur le champ de bataille, afin d'avoir le temps d'équiper ses troupes pour la campagne prochaine, et de donner des royaumes à ceux qui en étaient dignes et des robes d'honneur et des diadèmes à ceux qui les avaient mérités. Il donna à Gouderz Ispahan le siège du pouvoir, la résidence des grands, et fit aux autres des présents selon le degré de leur mérite.

Or il arriva un messager de l'armée du Touran, un homme de sens, envoyé par ceux dont Piran avait été le chef et le seigneur, qui se maintenaient encore dans leur position. Il dit à Khosrou : Nous sommes tes esclaves et tes serviteurs, nous ne foulons la terre que par ta permission ; l'homme est toujours sous la main de Dieu, fût-il déjà dans la gueule du dragon. Le maitre du monde sait pourquoi nous avons, tous tant que nous sommes, ceint nos reins pour le combat ; nous n'avons point pris part au meurtre de Siawusch ; mais Ahriman a détourné de la bonne voie notre roi, qui est un homme léger et de mauvaise intention, qui n'a pas de honte devant les grands ni de crainte devant Dieu. Depuis ce jour nous n'avons cessé de souffrir, et l'angoisse de nos cœurs a fait couler sur nos joues un torrent de larmes ; les Iraniens ont rempli de douleur le Touran, et nos femmes et nos petits enfants sont en deuil. Nous ne sommes pas venus faire la guerre de notre gré, nous sommes venus défendre notre pays et nos demeures ; la guerre nous a porté malheur ; les pères ont perdu leurs fils, et les fils leurs pères. Si tu veux nous faire grâce de la vie, nous nous tiendrons devant toi ceints comme des esclaves. Mous sommes tous dans la gueule du crocodile, puisque nous avons à combattre ton armée ; mais il se trouve parmi nous beaucoup de grands qui sont dignes d'être reçus parmi tes esclaves. Nous sommes tous coupables, et tu es le maître, tu peux faire de nous ce que tu voudras. Nous t'amènerons tous nos chefs, nous les amènerons repentants de leurs fautes. Si tu gardes dans ton cœur de la haine contre nous, la coutume te permet de trancher la tête à tes ennemis ; si tu préfères la clémence, tu peux en user. Fais ce qui est digne d'un roi.

Le roi au cœur noble écouta ces paroles lamentables, et pardonna aux Touraniens ; il leur ordonna de paraître devant lui, et ils arrivèrent selon son désir, espérant d'être sauvés ; ils se prosternèrent contre terre, les yeux pleins de larmes de sang, et le cœur de ressentiment. Khosrou dit : O Dieu de la justice, c'est toi qui m'as donné le trône, le pouvoir et la bravoure. Voici donc cette armée qui, remplie de haine, a voulu mettre en poudre l'Iran, pour l'inonder d'un poison destructeur où elle aurait jeté les têtes les plus hautes ; mais la justice divine les a réduits à un état où ils n'ont plus ni volonté, ni avis, ni pieds, ni ailes. J'étends ma mais suppliante vers Dieu, car lui seul est mon protecteur, et je ne demande d'aide à personne sur la terre. C'est ici que s'applique le mot d'un sage, qui dit en montant à cheval pour aller à la guerre : Dès à présent ce destrier sera mon trône brillant, et le moment d'agir est venu pour la fortune qui veille sur moi. Il faut apporter dans cette guerre mon trône et ma couronne, quand je risquerais d'être à la fin placé dans un cercueil de bois de tek ; sinon je me trouverai dans les griffes du léopard, et ma cervelle deviendra la nourriture des vautours. Maintenant vos mauvaises actions ont tourné contre vous, c'est ce que comprendra tout homme de sens. Je n'ai pas trempé mes mains dans votre sang, et je ne veux pas aggraver vos malheurs ; toute votre armée est sous ma protection, quelque mal qu'elle ait voulu à mon trône. Quiconque d'entre vous veut partir, peut le faire, il ne lui en arrivera ni bien ni mal ; quiconque veut se rendre auprès de son roi, qu'il parte, je lui laisse le chemin libre. La puissance que Dieu m'a donnée me met au-dessus de l'agrandissement et de la diminution, au-dessus des fatigues et de la convoitise.

Les Turcs, à ces paroles du roi, ôtèrent tous le casque de dessus leur tête ; ils déclarèrent que le roi était victorieux, et ces léopards de guerre devinrent doux comme des gazelles. Le roi du monde leur commanda d'apporter leurs armures, leurs épées, leurs lances et leurs javelots ; et ces orgueilleux Turcs formèrent devant le roi, de leurs casques de Roum et des caparaçons de leurs chevaux, une pile autour de laquelle ils plantèrent leurs drapeaux jaunes, rouges et violets, en jurant solennellement de rester jusqu'à la mort les serviteurs et les esclaves du roi, et de lui être dévoués de cœur. Alors le sage roi leur pardonna tout le mal qu'ils avaient fait ; il leur ordonna de se disperser, et remplit de ces hommes toutes ses provinces.

BIJEN RAMÈNE GUSTEHEM.

Alors on entendit annoncer du haut de la tour des sentinelles qu'on voyait sur la route la poussière soulevée par des cavaliers, et qu'on apercevait de loin trois chevaux et trois corps attachés dessus, accompagnés d'un seul cavalier. Tous les grands de l’armée de l'Iran tournèrent leurs regards sur la route avec au grand étonnement, disant : Qui est-ce qui ose sortir de la frontière du Touran pour venir nous attaquer ici ? Pendant ce temps Bijen s'avançait rapidement, son arc bandé suspendu à son liras ; on distinguait Lehhak et Ferschidwerd couchés sur leurs chevaux et couverts de sang et de poussière, et sur un autre cheval un Turc accablé de tristesse, qui tenait dans ses bras Gustehem. Quand Bijen se fut approché du roi et qu'il eut aperçu sa couronne et son troue élevé, il se prosterna devant lui et baisa la terre. Le roi fut heureux de le voir, et lui demanda : O homme au cœur de lion, où étais-tu donc allé chercher un champ de bataille ? Bijen lui raconta ce qui s'était passé entre Gustehem, Lehhak et le vaillant Ferschidwerd, les dangers qu'avait courus Gustehem, son combat contre les deux cavaliers avec toutes ses circonstances, et il ajouta : Maintenant Gustehem n'a qu'un seul désir, que le roi peut satisfaire sans peine ; il a envie de revoir le roi, après quoi il est tout résigné à la mort.

Le roi plein de bonté commanda qu'on portât Gustehem auprès de lui, et il s'attendrit sur lui à ce point qu'un torrent de larmes coula sur les cils de ses yeux. Gustehem était si affaibli par ses blessures qu'on aurait dit qu'il n'avait plus de souffle ; mais il sentit le parfum de l'amitié du roi des rois ; il se retourna, dirigea ses yeux sur Khosrou, et des larmes de tendresse inondèrent ses joues couvertes d'eau et de sang. Tous les grands se lamentaient et pleuraient comme si un feu ardent les eût dévorés. Le roi était désolé de perdre un Sipehbed dont la tête couverte du casque était une enclume de bataille. Or il possédait une pierre qui était l'espoir des blessés ; il l'avait reçue en héritage de ses prédécesseurs Houscheng, Thamouras et Djemschid, et la portait sur son bras toute l'année et tout le mois. Désirant de tout son cœur sauver Gustehem, il détacha ce précieux joyau de son bras droit, le lia sur le bras de Gustehem, et frotta de la main ses blessures. Il avait des médecins du Roum, de l'Inde et de la Chine, de l'Iran et du Touran, qu'il menait toujours avec lui partout où il allait, et qu'il entretenait pour des cas semblables ; il les fit asseoir au chevet de Gustehem, et répéta sur lui toutes sortes d'incantations, Ensuite il se rendit à l'endroit où il faisait ses dévotions, et pria Dieu longuement et en secret.

Le malade passa ainsi deux semaines ; à la fin il guérit, et se rétablit de ses fatigues et de ses blessures. On le plaça sur un cheval et on l'amena devant le roi ; et lorsque le maître du monde l'aperçut, il dit aux Iraniens : Soyez reconnaissants et heureux de ce que Dieu a fait. Il est merveilleux que mon vœu soit exaucé, et que le compas de ma fortune ait formé un cercle si juste. Au sein de la victoire, mon inquiétude pour Gustehem avait attristé mon cœur joyeux ; c'est uniquement la faveur de Dieu qui conserve la vie de tout ce qui existe, et non pas la science et les soins des hommes.

Khosrou appela alors Bijen fils de Guiv, mit sa main dans celle du vaillant Gustehem, et lui dit : Tu es un homme pieux et fortuné ; ne crains jamais pour ta vie ; car Dieu est éternellement secourable, et lui seul prend par la main ceux qui sont en danger. Si jamais le Maître du monde a rendu la vie à un mort, c'est à Gustehem. Ensuite il dit à Gustehem : Veille toujours sur Bijen, car nul n'a vu de notre temps un homme comme lui ; et si par amitié pour toi il n'avait pas enduré tant de fatigues, qui aurait pu rendre grâces a Dieu de ton salut ?

Le roi resta encore une semaine à Reibed, distribuant de l'argent et de l'or, et des trésors de toute espèce. Il envoya de tous côtés des messagers auprès des grands et des nobles pour les appeler tous auprès de lui, car ils devaient l'aider dans la guerre qui allait commencer. Il leur fit ordonner de venir à sa cour en armes pour combattre le léopard.

Maintenant, ô Dihkan, que tu as achevé le récit du combat de Piran, prépare-nous celui du combat de Keï Khosrou. Ensuite arrange dans ton esprit exquis des paroles élégantes, pour nous raconter comment, après des fatigues infinies, le puissant roi se vengea d'Afrasiab.

 

FIN DU TOME TROISIEME.