Firdousi

FERDOWSI/FIRDOUSI

 

LE LIVRE DES ROIS TOME III (partie I - partie II - partie III - partie IV - partie V)

Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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FERDOWSI

 

LE LIVRE DES ROIS.


 

      

 

VI. HISTOIRE DU COMBAT DES DOUZE CHAMPIONS.

COMMENCEMENT DU RECIT.

La vie, de quelque manière que tu la prennes, se passera, et la bonne et la mauvaise fortune auront une fin. Si tu te prépares à voyager sur la route de la convoitise, la vie te paraîtra longue et difficile ; prends donc la route de la sagesse et de la droiture, car personne ne souffre de dommage par elle. D'un côté, il est permis d'aspirer au pouvoir, fallût-il le saisir dans la gueule du dragon ; mais celui qui est l'esclave de ses passions et qui recherche la lutte ne sera béni de personne. De l'autre côté, ce monde est fugitif, et qu'importe qu'une demeure passagère soit grande ou étroite ? Lorsque dans le jardin un cyprès élancé commence à se courber, et que la lampe brillante de sa vie s'obscurcit, alors ses feuilles se fanent, ses racines se dessèchent, sa tête s'incline, il se détache de la terre et redevient terre. Le monde est un lieu rempli de terreurs et de craintes. La principale chose pour l'homme sage et sensé est de jouir de ce monde tranquillement. Si tu restes longtemps sur la terre, la fatigue de ton corps te fera désirer le départ ; la vie est une mer immense dont on ne voit pas les bords, et tu ne peux trouver la clef de la porte du trésor de ses mystères ; et quand même, tu en découvrirais quelques-uns, tu en désirerais davantage ; mais le destin retranche de ta vie chaque jour que tu as passé. Il te faut trois choses, elles sont indispensables, et ton esprit ne peut avoir de doute là-dessus : il faut de la nourriture, un vêtement et une couche, quelque insouciant que l'on soit pour tout le reste. Tout ce qui excède ces trois choses n'est que peine et convoitise ; et si tu es un homme de sens, ne désire que le contentement. Ta condition est telle que le monde ne restera pas en ta possession ; pourquoi donc fatiguer ton âme chérie par la convoitise ? Jouis de ce que tu as, ne cherche pas l'agrandissement, car la convoitise ternit tout le lustre de la vie.

AFRASIAB RASSEMBLE UNE ARMÉE.

J'ai entendu raconter que les suites malheureuses de ses passions jetèrent le roi des Turcs dans une grande tristesse. En revenant de ce champ de bataille où Rustem avait rendu le monde noir devant loi, il courut sans prendre de repos jusqu'à Khallakh ; il était honteux, et n'osait se montrer aux rois. Il entra dans son palais l'âme navrée de douleur, avec les grands expérimentés et prudents. Il ouvrit son cœur à Piran, à Guersiwez son conseiller, à Karakhan, à Schideh et à Kersioun ; il leur communiqua tous ses secrets, et discuta avec eux ce qui s'était passé, disant : Depuis que j'ai posé sur mon front le diadème de la royauté, le soleil et la lune ont brillé sur moi ; je dominais les plus puissants, et personne ne secouait la bride que je lui imposais. Du temps même du roi Minoutchehr l'Iran ne prévalait pas sur le Touran : mais aujourd'hui les Iraniens osent menacer ma vie dans mon propre palais, par une surprise de nuit ; cet homme qui n'était pas un brave a pris courage, et l'élan est venu défier le lion jusque dans sa tanière. Il faut nous préparer à une prompte vengeance, ou nous résigner à voir ce pays livré à la destruction. Mon intention est d'envoyer des messagers dans toutes les parties de mon royaume, de cerner l'armée de l’Iran avec mille fois mille cavaliers du pays des Turcs et de la Chine ceints pour le combat, et de livrer partout des batailles.

Tous les Mobeds donnèrent leur sage avis sur les paroles du roi, disant : Il nous faut passer le Djihoun, battre les timbales des rois sur cette large plaine, rassembler l'armée dans la ville d'Amoui, et nous hâter sans nous lasser ni jour ni nuit ; car c'est là qu'il faut combattre et verser le sang, qu'il faut se jeter sur Guiv et sur Rustem, ces héros orgueilleux, conquérants de villes, qui ont trempé dans le poison la pointe de leurs lances de combat.

Afrasiab, à ces paroles, devint brillant de joie sur son trône ; il bénit à la manière des rois les Pehlewans et les Mobeds ; il appela un secrétaire et lui dit tout ce qu'il fallait ; il choisit dans l'assemblée des messagers pour les envoyer au Faghfour et au roi de Khoten ; il expédia des lettres dans toutes les provinces et à chacun des grands et des princes, demandant partout des troupes, car il ne pensait qu'à la guerre, et le souvenir de Rustem lui serrait le cœur. Deux semaines s’étant écoulées, les armées arrivèrent de la Chine, de Khoten et des frontières du pays des Turcs ; la terre était agitée comme la mer qui s'émeut ; la surface de la plaine disparaissait sous les hommes. Afrasiab fit venir dans la ville tous les troupeaux de chevaux qui erraient dans ses pâturages,

Il ouvrit les trésors que les rois depuis Tour s'étaient transmis en secret de père en fils, et se mit à lever les couvercles des caisses et à distribuer de l'argent jour et nuit. Quand l'armée fut entièrement équipée, quand elle ne manqua plus de rien de ce qu'elle pouvait désirer, Afrasiab choisit cinquante mille braves, tous ardents pour le combat et préparés à la guerre ; et il dit à Schideh son vaillant fils, qui portait la tête plus haut que les lions les plus courageux : Je te confie cette armée prête à livrer bataille ; va faire la guerre dans le Kharezm ; garde la frontière de ce pays, et sois toujours ceint pour le combat. Ensuite il ordonna à Piran de choisir cinquante autres mille hommes d'entre les braves de la Chine, et il lui dit : Avance-toi jusqu'à la capitale de l'Iran, et empare-toi du trône de ce jeune roi. N'ouvre sous aucune condition la porte de la paix ; ne parle à Khosrou qu'en ennemi ; car qui veut mêler l'eau avec le feu, fait violence à l'un et à l'autre. Les deux nobles et prudents Pehlewans, dont l'un était un vieux sage, et l'autre un jeune homme, partirent éclairés par les conseils d'Afrasiab, le vieillard avec calme, le jeune homme avec précipitation, tous deux pourvus de timbales d'or, de massues et d'épées, et accompagnés d'un bruit d'armes qui ressemblait au tonnerre.

KEÏ KHOSROU ENVOIE GOUDERZ CONTRE LES TOURANIENS.

Khosrou, le roi toujours victorieux, apprit qu'une armée touranienne était entrée dans l'Iran ; que le cruel Afrasiab, issu d'une race méchante, avait renoncé au repos et au sommeil pour se venger ; qu'il voulait effacer sa honte ; qu'il faisait de tous côtés des préparatifs de guerre ; qu'il frottait avec du poison le fer de ses lances, sans doute pour tourner la bride de son cheval vers l'Iran ; qu'il voulait faire passer le Djihoun à trois cent mille cavaliers du Touran, armée qui, au moment où il faudrait combattre pour la gloire, ferait monter jusqu'au firmament l'écume des eaux du Djihoun ; que le bruit des tambours privait de sommeil lès grands de sa cour ; que le son des clairons et le tintement des clochettes faisait bondir tous les cœurs dans le Touran ; que les lions les plus courageux n'oseraient se montrer, si cette armée arrivait dans l'Iran pour livrer bataille ; qu'Afrasiab avait confié la garde de la frontière du Touran à Piran, et avait fait partir avec lui des troupes nombreuses ; enfin qu'il avait envoyé sur la frontière du Kharezm cinquante mille hommes décidés à se battre, sous le commandement de Schideh au cœur de lion, dont l'épée frappait les flammes de terreur, armée semblable à des éléphants furieux dont le poids aplatirait les montagnes.

Le roi du monde ayant écouté les rapports de ses espions, s'assit et médita ; ensuite il dit : O homme de sens, j'ai entendu dira par les Mobeds que la lune du Touran, au moment où elle se montrerait dans sa puissance, serait vaincue par le soleil de l'Iran. Frappe le serpent noir quand il lève la tête, et de son trou il viendra ramper devant ton bâton. Quand un roi plante l'arbre de l'injustice, il livre à la destruction son empire et son trône. Il appela devant lui tous les Mobeds et leur communiqua tout ce qu'il avait appris. Les grands et les vaillants conseillers du roi, comme Destan, Rustem, Gouderz et Guiv, Schidousch, Rehham et Ferhad le brave, Bijen fils de Guiv, et Gustehem, Gourguin, Zengueh et Guejdehem, Thous l'orgueilleux fils de Newder, Feribourz le noble fils de Kaous, et tous les chefs de l'armée, qui entouraient le roi du monde, s'assirent avec lui en secret. Le roi dit aux Pehlewans : Les Turcs veulent s’emparer de ma couronne et de mon trône ; et puisque nos ennemis ont réuni une armée et aiguisé leurs griffes, il ne faut pas que nous perdions du temps à nous préparer à la lutte. Il fit sonner des trompettes sous la porte de son palais et lier les timbales d'airain sur le dos des éléphants ; il se rendit du palais sur la place publique ; on plaça son trône sur un éléphant ; le roi y monta et donna le signal du départ en jetant la boule dans la coupe : tu aurais dit qu'à l'instant le monde se couvrait d'une couche d'indigo ; l'air devint noir ; la terre revêtit des couleurs de toute espèce ; les braves de l'armée parurent, semblables à des léopards, la massue en main, la tête remplie d'ardeur pour le combat ; et la terre ployait sous les pas des braves, comme la mer qui jette des vagues. Une voix qui sortait du palais s'écria : O Pehlewans de l'armée de l'Iran, quiconque sait se servir de la bride et de l’étrier ne doit pas rester dans sa maison. Khosrou ordonna que l'on appelât du Roum et de l'Inde des cavaliers braves et vaillants, de l'Arabie des héros portant haut la tête et prêts à combattre le lion féroce, et trois cent mille hommes du désert des cavaliers armés de lances, en annonçant que quiconque ne paraîtrait pas devant le roi dans un délai de quarante jours ne recevrait pas de diadème.

On envoya partout des cavaliers portant dans leurs mains la lettre du roi, et deux semaines après tout l'empire retentissait, comme le roi l'avait voulu, du bruit des armées, toutes les provinces étaient en émoi, et un bruit immense s'élevait de la terre. Un matin, à l'heure où le coq chante, on entendit de tous côtés le son des timbales, les grands de tous les pays formèrent leurs troupes en ligne devant le château du roi ; Khosrou ouvrit ses trésors antiques et se mit à distribuer de l'argent à l'armée ; et tous les braves, enrichis par les trésors et l'or du roi, se couvrirent de diadèmes d'or, et avec leurs cuirasses et les caparaçons de leurs chevaux ils présentaient une masse de fer épaisse comme une montagne.

Lorsque les troupes furent entièrement équipées, Khosrou, délivré de ce souci, choisit d'abord parmi cette armée illustre trente mille cavaliers prêts à frapper de l'épée, et les confia à Rustem, en disant : O glorieux héros, prends la route du Séistan et conduis ces troupes ; va dans l'Inde combattre mes ennemis, et avance de Ghaznin jusqu'à la route du nord : tu acquerras une couronne, un trône et un sceau. Confie à Faramourz le diadème et le sceau du Nimrouz, laisse-lui des troupes choisies comme il le désire ; il fera fleurir ton royaume, et le léopard et les troupeaux iront s'abreuver ensemble. Fais battre les timbales d'airain et sonner les clairons et les trompettes, et ne t'arrête pas dans le Kaschmir ni dans le Kaboul ; car la guerre contre Afrasiab ne me laissera prendre ni nourriture, ni repos, ni sommeil.

Il assigna ensuite à Lohrasp le pays des Alains et Ghartcheh, en lui disant : O vaillant fils de Khosrou, pars avec une armée qui ressemble à une montagne ; choisis des troupes parmi les héros de l'Iran ; emmène les cavaliers propres aux combats, pour que tu puisses détruire mes ennemis. Il ordonna à Aschkesch de conduire dans le Kharezm trente mille lions bondissants, armés de lances et précédés de grandes timbales, armée de loups rapaces, et de combattre Schideh, qui désirait le combat et avait assis son camp dans le pays de Kharezm. Enfin il mit Gouderz à la tête d'une quatrième armée, lui adressa beaucoup de conseils et d'exhortations, et lui dit : Pars avec les grands de l'Iran, avec Gourguin, Zeagueh et Gustehem, Feribourz fils de Kaous, Ferhad et Guiv, le Sipehdar Gourazeh et le vaillant Schapour. Il leur ordonna de se ceindre pour le combat et de partir sans délai pour le Touran. Le Sipehdar Gouderz fils de Keschwad, les Pehlewans et les nobles montèrent à cheval selon l’ordre du roi, et Gouderz se mit à la tête de ses troupes. Khosrou lui dit : Tu pars, préparé à la guerre : garde-toi de commettre la moindre injustice ; ne dévaste jamais ce qui est cultivé ; n'ouvre jamais la main pour une chose injuste, et pense à ton origine, à ton nom et à ton honneur. Que quiconque ne s'est pas armé contre toi ne souffre point par toi de dommage, car Dieu réprouve le mal que nous commettons ; ce monde n'est qu'un séjour sans durée, et nous ne faisons qu'y passer. Quand tu conduiras ton armée dans le Touran, ne livre pas ton cœur aux emportements et ta tête au feu de la colère ; ne t'emporte pas, comme a fait Thous ; ne place pas à tout moment les timbales sur le dos des éléphants ; sois juste toujours et envers tous ; souviens-toi de Dieu le distributeur de tout bien ; envoie un homme qui ait de l'expérience auprès de Piran, un homme prudent et qui n'oublie rien ; fais entendre à Piran de sages conseils, et revêts pour lui la robe de l'amitié. Le chef de l'armée répondit au roi : Tes ordres sont plus sublimes que la sphère de la lune. Je marcherai comme tu me l'ordonnes ; tu es le roi maître du monde, et je suis ton esclave.

Soixante éléphants précédèrent l'armée, et la terre se courbait sous leur poids ; on caparaçonna, comme on eût fait pour le roi, quatre de ces furieux éléphants de guerre ; on plaça sur leur dos un trône d'or, un siège royal avec une couronne et les emblèmes de la royauté, et Khosrou commanda à Gouderz de monter sur ce trône d'or que portaient les éléphants furieux ; ensuite il donna ordre qu'on fit partir les éléphants, et tira un heureux présage de la poussière que soulevaient leurs pieds, en disant : Mous réduirons le palais de Piran en une poussière semblable à celle que font lever les pieds de ces éléphants. L'armée se mit en mouvement selon les ordres du roi, et marcha d'étape en étape sans trouver d'obstacle.

GUIV PORTE À PIRAN UN MESSAGE DE GOUDERZ.

Arrivé à Reibed, Gouderz choisit les chefs de l'armée les plus vaillants, des cavaliers iraniens éprouvés, des hommes éloquents et prêts au combat ; il choisit ainsi, parmi les plus illustres héros, mille braves armés de poignards ; ensuite il appela Guiv sur le front de l'armée et lui répéta tout ce que le roi lui avait dit : O mon prudent fils, toi qui élèves ta tête au-dessus de beaucoup de têtes, je t'ai choisi parmi toute cette armée, parmi des hommes dignes de régner sur tous les pays.de la terre, pour t'envoyer auprès de Piran, à qui tu parleras, et dont tu écouteras la réponse. Tu lui répéteras en mon nom ces paroles : Je sois entré dans le Touran avec une armée, par ordre du roi. Tu sais ce que tu as fait et ce que tu as dit ; ta dois te rappeler les temps de tranquillité et les temps d'anxiété et de fatigue. Lorsque les rois, les grands et tout le pays de Touran eurent commis un crime, et que Feridoun le roi illustre eut quitté le monde, le cœur blessé, l'âme inquiète, les cils de ses yeux trempés de fiel ; lorsque l'Iran et son roi étaient pleins de douleur, et que la lune en deuil à cause de la mort d'Iredj ne brillait plus, alors toi seul parmi le peuple des Turcs t'es vanté de ton humanité et de ta loyauté. Mais ce renom d'humanité n'est qu'un mensonge ; car je ne vois dans ton cœur ni humanité ni repos. Khosrou, le roi plein de clémence, m'a ordonné de t'adresser des paroles douces. Il m'a dit de me souvenir que du temps du noble Siawusch tu n'as jamais jeté les fondements du mal ; qu'il t'a toujours honoré comme étant innocent du sang de son père ; que tous les crimes que tu as commis jusqu'à présent et tout le mal que tu as fait aux rois de la terre te seront pardonnés par lui, et qu'il comptera pour bonnes toutes les mauvaises actions que tu as commues. Il ne faut donc pas que tu périsses de mes mains, car tes nombreux méfaits sont des choses passées. Ensuite réfléchis que dans le cours de cette guerre entreprise contre Afrasiab, le sort te prépare une prompte fin. Les grands de l'Iran et mon fils te communiqueront tous mes conseils ; dis-leur tout ce que tu sais, et adresse-leur des questions. Si ton cœur et ta langue s'accordent, tu peux regarder tes inquiétudes comme finies et ta vie comme sauvée ; ton pays et ta famille seront prospères, et ta tête n'aura plus rien à craindre de mon épée.

Mais si tu donnes lieu au soupçon d'une trahison, la couronne, le trône et le diadème te seront enlevés ; je ne me permettrai dans cette guerre ni repos ni sommeil ; moi et ma massue, le champ de bataille et Afrasiab, et c'est assez : mon roi n'aura pas besoin de beaucoup de troupes pour accomplir sa vengeance. Si tu veux suivre mon conseil de point en point, si tu donnes ton assentiment à mes sages paroles, saisis d'abord, dans rassemblée des grands, tous ceux qui ont fait naître cette haine, qui ont retroussé leurs manches pour répandre du sang, qui ont étendu leurs mains pour ôter la vie à Siawusch, et dont l'injustice a pesé sur les hommes ; enchaîne-les comme des chiens, et remets-les moi pour que je les envoie au roi, qui les fera mourir ou leur fera grâce. Le roi maître du monde a écrit tous leurs noms dans mes listes. N'as-tu jamais entendu cette belle sentence que le lion furieux a dite au loup, que quiconque lève la main pour répandre du sang royal, le monde n'a plus d'autre place pour lui que la poussière ? Ensuite tout ce que tu possèdes de trésors sont autant d'ennemis de ton âme sombre ; envoie-moi donc tes nobles chevaux, tes joyaux, tes pièces de brocart, ton or, tes diadèmes, tes épées, tes casques, les caparaçons de tes chevaux, tes cuirasses, les poignards indiens, et toutes tes armes d'or et d'argent sans exception ; ce que tu as obtenu injustement des hommes, ce que tu as ramassé sur la voie du crime, sers-t'en pour racheter ton âme et pour assurer la prompte guérison de tes maux. Ce qui parmi ces richesses est digne du roi du monde, je le lui enverrai, et distribuerai le reste à l'armée en expiation de tes anciens méfaits. Enfin envoie-moi ton fils chéri, le gardien de ton trône et de ton sceau, et tes deux frères, les chefs de l'armée, qui lèvent sans cesse leur tête jusqu'à la lune. Quand tu m'auras remis en otage, pour que je puisse croire à ta sincérité, ces trois hommes choisis dans l'illustre assemblée qui t’environne, alors l'arbre de la loyauté portera fruit pour toi.

Examine maintenant les deux routes qui sont ouvertes devant toi. Prends celle qui conduit auprès de Khosrou, arrache de ton cœur tout attachement pour Afrasiab, renonce à le voir même en songe, rends-toi auprès de Khosrou avec ta famille, repose-toi à l'ombre de son amitié, et je te jure qu'il élèvera ta tête jusqu'au soleil brillant ; personne ne connaît mieux que toi la tendresse de son cœur, et fa sais qu'il ne fait rien qui ne soit digne d'un roi. Mais si la crainte du mal que pourrait te faire le roi des Turcs t'empêche de te rendre dans l'Iran, alors quitte le Touran, retire-toi à Djadj ; portes-y ton trône, et fais-y briller ta couronne. Ou si tu tiens à Afrasiab, retourne, à sa cour, et ne reste pas ici pour nous combattre. Car il ne faut pas que tu prétendes te mesurer avec moi, qui possède la force du lion et la griffe du léopard. Je détruirai entièrement la fortune des Turcs ; mon arc est un nuage d'où il pleut du poison. Enfin, si tout cela ne t'arrête pas, si tu désires le combat, si tu veux marcher contre l'Iran, si tu crois pouvoir résister au lion dévorant, eh bien, prépare tes armes, lève-toi et avance jusqu'ici ; quand deux armées forment leurs tipes, alors on voit qui est le coupable et qui est l'innocent. Si tu n'écoutes pas mes conseils, tu t'en repentiras jusqu'à la fin de tes jours ; mais ce repentir ne te profitera plus, quand l'épée du sort aura moissonné ta tête. Ainsi parla le Pehlewan, et il ordonna à son fils de répéter mot pour mot à Piran tout son discours.

GUIV VA À WISEHGUIRD POUR VOIR PIRAN.

Guiv quitta son père, et ayant imprimé dans sa mémoire les paroles amères de Gouderz, il partit pour Balkh. Il s'y arrêta, et envoya un messager devant lui, comme son père le lui avait ordonné ; dès la nuit même il réunit son escorta, sortit de Balkh et se rendit à Wisehguird, ville dont Piran, qui ambitionnait le diadème et le trône de l'Iran, était le maître. Lorsque le messager arriva auprès de Piran et qu'il vit le chef de l’armée des Turcs, il lui annonça que Guiv s'était rendu à Balkh, accompagné de grands et de vaillants héros. Piran écouta avidement ces paroles, les braves de son armée poussèrent des cris ; il fit sonner les trompettes d'airain, apprêter les timbales, et les sabots des chevaux, rendirent la terre noire comme l'ébène. Cent dix mille cavaliers de son armée se rassemblèrent prêts à combattre ; il en laissa les deux tiers à Wisehguird, et partit en emmenant les plus expérimentés. Arrivé au Djihoun, il campa son armée sur les bords du fleuve, et vit sur la rive opposée un mur de lances ; il y vit l’armée de Guiv fils de Gouderz. Piran et Guiv négocièrent pendant deux semaines pour empêcher qu'on n'en vînt aux mains follement. Les Iraniens alléguèrent des raisons de toute espèce, et Piran les écouta ; mais la mauvaise foi des Turcs se montra bientôt. Pendant que les grands de l'Iran déployaient leur éloquence et les pressaient de paroles, Piran dépêcha en toute hâte un cavalier vers Afrasiab, et lui fit dire : Gouderz fils de Keschwad, à la tête de son armée, abrite sous son casque le trône de l'Iran ; il a envoyé auprès de moi son fils chéri, l'homme le plus puissant de son pays : mais mon oreille n'est ouverte qu'à tes ordres, et ma vie t'est garant de mon obéissance.

Le roi du Touran ayant reçu ce message, choisit une armée de braves, envoya à Piran trente mille cavaliers prêts à frapper de l'épée, et lui fit dire : Tire l'épée de la vengeance ; délivre des Iraniens la surface de la terre. Il ne faut laisser en vie ni Gouderz, ni Guiv, ni Rehham, ni Gourguin, ni le vaillant Ferhad ; car il se réunit de tous côtés autour de moi un grand nombre de cavaliers, tous avides de conquérir le trône de l'Iran. Je vais amener les cavaliers turcs, et convertir tout le pays d'Iran en un torrent de sang ; et en suivant les conseils des sages et des braves, je détruirai cette fois-ci Khosrou.

Lorsque Piran vit ces troupes nombreuses, tout altérées de sang comme des loups, et qu'il se sentit en force, il ne respira plus que le combat, rejeta de son cœur toutes les vertus et s'abandonna à sa violence ; cet homme, naturellement lion, devint féroce ; il poussa des cris, et ne songea plus qu'à livrer bataille ; il dit à Guiv : Lève-toi et pars ; retourne auprès du Pehlewan de ton armée ; engage-le à ne pas exiger de moi ce que les sages ne sauraient approuver. Car il me demande d'abord de lui livrer quelques-uns de nos grands et de nos héros ; comment cela serait-il possible ? Ensuite tu veux que je me dépouille, que je lui envoie mes armes, mes troupes, mes nobles chevaux, mon trône et ma couronne, mon frère qui m'est cher comme la vie, mon fils chéri qui est mon Pehlewan. De si sottes paroles peuvent-elles venir de Khosrou ? J'aimerais mieux la mort qu'une vie où moi qui suis prince je serais un esclave. Un léopard qui avait à combattre un vaillant lion, a dit : Qu'il verse mon sang dans le combat, cela vaut mieux que de vivre dans la honte. D'ailleurs j'ai reçu un message du roi, et une armée est déjà arrivée à laquelle il a ordonné de livrer bataille.

Guiv ayant reçu cette réponse, partit avec son cortège et les héros illustres ; et le Sipehdar Piran, aussitôt que Guiv l'eut quitté, se prépara au combat en poussant le cri de guerre. Il se mit en marche ; et arrivé à Kenabed, il fit descendre son armée jusqu'au pied de la montagne.

LES DEUX ARMÉES FORMENT LEUR LIGNE DE BATAILLE.

Guiv arriva auprès de son père et lui rapporta de point en point la réponse qu'il avait reçue, en disant : Conduis ton armée dans un endroit où nous paissions livrer bataille ; car Piran ne veut pas de paix, et la justice ne réside pas dans son cœur. Nous lui avons dit tout ce qui peut se dire, nous lui avons répété toutes tes paroles ; mais aussitôt la perfidie des Turcs s'est montrée. Piran a dépêché vers Afrasiab un messager monté sur un dromadaire, et lui a fait dire que Gouderz et Guiv arrivaient pour le combattre, et qu'il fallait sans délai renforcer son armée. Afrasiab a envoyé cette armée, et elle a passé le Djihoun pendant que nous revenions. Maintenant place sur les éléphants les timbales de combat, car la bataille est imminente. Gouderz répondit à Guiv : Piran est las de la vie ! et il a perdu l'esprit. Je m'attendais à cela de la part de ce méchant, et pourtant il n'y avait pas moyen d'éviter cette entrevue après les ordres du roi ; maintenant Khosrou a mis à l'épreuve le cœur de cet homme. J'ai parlé au roi lorsqu'il m'a ordonné de mettre l'armée en marche ; je lui ai dit d'arracher de son âme toute tendresse pour un homme dont le langage et les pensées ne s'accordaient pas ; que tout l'amour de Piran était pour les Turcs, et qu'il ne restait au roi qu'à le renoncer. Le vaillant Piran suivit Guiv en toute hâte ; il précipitait la marche de son armée, semblable à un lion. Lorsque Gouderz apprit que les Touraniens s'approchaient, il fit battre les timbales, sortit de Reibed, traversa la montagne, déboucha dans la large plaine et y établit ses troupes.

Lorsque Piran quitta Kenabed avec son armée, la lumière du jour s'obscurcit ; il emmena dans la plaine une masse d'hommes semblable à une montagne, et les divisions de son armée y descendirent l'une après l'autre. Cent mille cavaliers turcs armés de cuirasses et ceints pour le combat, arrivèrent tous prêts à commencer la bataille, tous portant en main une lance et une épée indienne. Des deux côtés on voyait des armées semblables à des montagnes et dont chaque homme était couvert d'un casque de fer ; les trompettes sonnèrent, et l'on eût dit que la montagne s'ébranlait ; depuis Reibed jusqu'à Kenabed la terre disparaissait sous les hommes armés, et la montagne et la plaine en étaient grises et noires ; les lances brillaient comme des étoiles, et les épées comme des soleils ; la terre semblait être de fer, et les massues formaient comme un brouillard ; la terre rendait l'écho des voix des héros ; les pointes des lances convertissaient le ciel en acier. Gouderz observa l'armée du Touran, sous laquelle la terre s'inclinait comme les vagues de la mer. Les drapeaux et les corps d'armée se suivirent sans interruption jusqu'à ce que les ténèbres descendissent de la montagne. Quand la nuit fut devenue sombre, on plaça les éléphants sur le front des armées pour fermer la route, on alluma des feux des deux côtés ; et tels étaient les cris des héros avides de combat qu'on aurait dit que la terre était remplie d'Ahrimans, et que depuis le pan jusqu'à la manche il n'y avait que des ennemis ; le bruit des tambours, dans la nuit couleur de poix, fendait le cœur des rochers.

L'aube du jour descendit de la montagne sombre ; le Sipehdar des Iraniens monta, devant le front de l'armée, sur un cheval frais, et assigna aux héros leurs postes. à la droite de l'armée était la montagne, que la lutte des braves ne pouvait ébranler ; à sa gauche coulait une rivière ; au premier rang caracolaient des cavaliers pourvus de boucliers. Derrière ces hommes armés de lances venaient les fantassins munis de carquois et de flèches propres à traverser les cuirasses ; ils tenaient Tare suspendu au bras, et leur cœur était gonflé de sang. Après eux venaient les cavaliers pesamment équipés pour le combat, dont les épées avaient dérobé au feu son éclat ; derrière les troupes était placée la foule des éléphants, sous les pieds desquels pliait la terre. Au milieu de l'armée se trouvait le drapeau fortuné qui resplendissait de pierreries comme une lune. En voyant les épées bleues flamboyer sous l'ombre du drapeau de Kaweh, on aurait dit que le ciel semait des astres dans la nuit sombre. Gouderz para son armée comme un paradis et planta pour son rot dans le jardin de la loyauté le cyprès de la vengeance.

Il envoya les bagages avec une garde sur les derrières de l'armée ; ensuite il confia l'aile droite à Feribourz ; et Gourazeh le chef de la famille de Guiweh, et Zewareh le gardien du trône des Keïanides, s'empressèrent à seconder Feribourz, et disposèrent leurs troupes à côté des siennes. Ensuite Gouderz dit à Rehham : O toi qui es l'âme de la couronne, du trône et de l'intelligence, rends-toi avec tes cavaliers à l'aile gauche, tu y brilleras comme le soleil du Nôrouz dans le signe du Bélier ; tu illumineras l'armée par ta splendeur, tu la prendras sous ton aile ; et semblable à un lion féroce, tu combattras les héros avec cette épée brillante qui dévore les braves. Les amis de Rehham partirent avec lui ; Gnstehem le premier, ensuite Guejdehem qui ne reculait jamais devant le combat, puis Fouroubil qui lançait ses traits par-dessus le firmament. Gouderz ordonna à Guiv de prendre dix mille cavaliers montés sur des chevaux bardés de fer, et lui assigna l'arrière-garde, poste digne des héros les plus avides de combat. Deux braves, Gourguin et Zengueh fils de Schaweran, partirent avec Guiv. Ensuite Gouderz envoya trois mille hommes avec un étendard pour garder l'armée du côté de la rivière, et il plaça de même du côté de la montagne un étendard avec trois cents cavaliers choisis parmi la masse des braves. Une sentinelle postée sur la cime de la montagne, et dominant de là toute l'armée, tendait le cou nuit et jour, et perçait des yeux l’espace du haut de sa tour. Elle épiait la marche de l'armée du Touran ; elle aurait distingué les pieds d'une fourmi se mouvant sur cette route ; aussitôt qu'elle aurait poussé un cri du haut de sa tour, Gouderz eût été sur pied. Enfin il disposa le champ de bataille de manière à donner au soleil et à la lune l'envie de combattre. Quand le chef d'une armée est digne du commandement, ses troupes n'ont pas peur du plus vaillant crocodile.

Ensuite Gouderz se rendit à son propre poste pour, surveiller les entreprises de l'ennemi contre son armée ; il planta devant lui le drapeau qui réjouissait les cœurs, et assigna leur poste à ceux qui devaient combattre au centre. Il rassembla les héros, plaça Schidusch derrière lui, et Ferhad devant ; Hedjir le guerrier expérimenté à sa gauche, et Ketmareh le vainqueur des lions à sa droite ; ils l'environnaient comme d'une enceinte de fer, et derrière eux se tenaient les éléphants de guerre. Le Sipehdar Gouderz, placé ainsi au milieu des héros, avait devant lui le drapeau de Kaweh, qui éclipsait la lune et le soleil. Piran considérait de loin cette armée, cet appareil de guerre, ces troupes rangées dont les cœurs ne connaissaient pas la rouille des soucis, ces ravins, cette plaine, cette montagne et ce désert hérissés de lances et couverts de brides entrelacées ; ensuite il jeta un regard sur sa propre année, et le champ de bataille ne lui convint pas. Le chef des Turcs se mit en fureur, et maudit le soleil éclipsé de sa fortune ; il ne voyait ni de l'espace pour se battre ni de la place pour former ses lignes, et dans sa rage il frappa ses mains l’une contre l'autre. Il s'occupa donc à régler tout, comme on doit faire quand il s'agit de livrer bataille à des braves. Ensuite il choisit parmi ses glorieuses troupes celles qui étaient les plus prêtes à frapper, et parmi celles d'Afrasiab, tout ce qui montrait le plus d'ardeur ; il en composa un corps de trente mille hommes armés d'épées et propres au combat, et confia à Houman le centre de l'armée et cette troupe avide de bataille. Il appela Anderiman et Aukhast, les soutiens de la gauche et de la droite de son armée, et il leur confia l'aile gauche composée de trente mille vaillants guerriers. Lehhak le brave et Ferschidwerd formèrent l'aile droite avec trente mille autres hommes pleins de courage, et la terre entière fut rendue noire par le fer qui la couvrait. Il envoya Zengouleh le vaillant, Kelbad, et Sipahram le héros réservé pour le jour du danger, avec dix mille hommes de grand renom, former l'arrière-garde des cavaliers armés d'épées. Rouïn au corps d'airain sortit du camp avec dix mille héros du Khoten, pour se mettre avec eux en embuscade dans la forêt comme un lion, pour envoyer des vedettes sur le bord du fleuve et sur la montagne, effrayer le Sipehdar de l'Iran et le faire trembler sur son sort, s'il dépassait le champ de bataille, car alors Rouïn devait l'attaquer par derrière comme un lion. On plaça aussi des sentinelles sur les hauteurs de la montagne, qui devaient regarder pendant le jour et veiller pendant la nuit ; et aussitôt qu'un cavalier iranien secouerait au loin les rênes de son cheval pour attaquer le chef des Touraniens, la sentinelle devait pousser un cri, et mettre en émoi tout le camp.

BIJEN DEMANDE À GUIV LA PERMISSION DE LIVRER BATAILLE.

Les deux armées, composées de guerriers illustres et avides de combat, restèrent ainsi immobiles en face l'une de l'autre pendant trois jours et trois nuits ; tu aurais dit que pas un homme ne remuait les lèvres. Gouderz dit : Si je quitte ma position, si je m'avance contre les Touraniens, un corps d'armée fondra sur mes derrières, et il ne me restera dans la main que du vent. Jour et nuit il se tenait sur le front de l’armée, cherchant à tirer un bon augure du soleil et de la lune ; cherchant quel était le jour heureux, quel était le moment d'agir, quand se lèverait l'orage du jour de la bataille qui devait aveugler par la poussière les yeux des combattants, et se disant : Puissé-je avoir le dessus, et lancer mon armée sur les Touraniens comme un ouragan ! Piran, de son côté, attendait le moment où Gouderz bouillonnant enfin de colère s'avancerait sans assurer ses derrières, de sorte que la troupe placée en embuscade trouvât un chemin pour le prendre à dos.

Le quatrième jour Bijen se rendit de l'arrière-garde au centre de l’armée, et se présenta devant son père les vêtements déchirés et lançant de la poussière vers le ciel ; il dit : O mon père qui es plein d'expérience, comment peux-tu si follement rester inactif ? Voici le cinquième jour qui arrive depuis que rien ne se fait ni de jour ni de nuit. Le soleil n'a pas encore vu les épées des héros, la poussière n'a pas encore tourbillonné dans les airs ; les cavaliers sont couverts de leurs cuirasses, mais on ne dirait pas que c'est du sang qui coule dans leurs veines. Après le glorieux Rustem, il n'y avait pas dans l'Iran un cavalier comme Gouderz ; mais depuis qu'il est revenu du combat de Peschen, de ce carnage et de cet immense champ de bataille, où il a vu tomber un si grand nombre de ses fils et périr la fortune des Iraniens, son cœur est brisé, il a perdu sa voie, et il ne veut plus voir de combat. Il faut prendre en considération sa vieillesse ; il n'a plus d'yeux que pour la voûte du ciel ; et il s'occupe, lui qui commande une armée innombrable, à compter les étoiles qui entourent la lune. Sois convaincu qu'il n'a plus de sang dans le corps, qu'il est trop faible pour le combat des braves. Ce n'est pas le vieux Gouderz qui m'étonne, Gouderz dont la pensée n'est plus à son pays ; mais c'est toi, ô mon père, toi de qui les lions empruntent la bravoure. Deux armées ont les yeux sur toi ; montre donc de l'ardeur, allume ta colère. Dans ce moment où la terre est chaude et l'air serein, l'armée ne reçoit pas l’ordre de combattre ; mais lorsque la bonne saison sera passée, que la terre sera gelée et dure comme l'acier, quand les mains seront glacées sur les lances, quand nous aurons derrière nous la neige et devant nous l'ennemi, qui d'entre les héros donnera alors l'exemple à l'armée et ira combattre sur ce champ de bataille ? Si tu crains une embuscade, donne-moi mille vaillants cavaliers, mille hommes de guerre que je choisirai parmi les plus braves ; et nous réduirons au néant leur embuscade, nous lancerons leurs têtes jusqu'au-delà de la lune.

Guiv sourit aux paroles de Bijen, et combla de bénédictions son héroïque enfant ; il s'adressa à Dieu le distributeur de la justice, disant : Je te rends grâce de m'a voir donné un fils qui sait ce qui est bien ; de l'avoir doué de force, de nobles sentiments et de piété ; de l'avoir rendu sage en toute chose et ardent pour le combat, et de m'a voir ramené ce vaillant jeune homme, tel que doit être le fils d'un Pehlewan. Un lion a dit à sa compagne : Si notre fais n'est pas courageux, nous lui retirerons notre tendresse, nous romprons tous les liens qui nous unissent à lui ; et que l'eau de la mer lui serve de père, et la poussière de mère ! Mais toi, ô mon fils, ne parle pas follement de ton grand-père, csar il a beaucoup d'expérience ; il est plus sage que nous, et il commande à cette armée glorieuse. Un homme qui a manié les affaires du monde n'a pas besoin qu'on lui donne des avis en toute circonstance. Si nos cavaliers souffrent du poids de leur armure, les Turcs de leur côté ne vivent pas dans les délices ; ils sont malheureux, ils perdent la tête ; leurs yeux sont remplis de larmes, et leurs cœurs de sang. Le vieux et rusé Gouderz veut forcer les Turcs à s'avancer pour livrer bataille ; et aussitôt que leurs derrières seront loin de la montagne, il lancera contre eux toute son armée avide de combat : alors tu verras comment la massue de Gouderz balayera toute cette frontière. Enfin Gouderz observe la rotation du ciel pour découvrir notre bonne et notre mauvaise étoile ; et lorsque le jour propice sera arrivé, il délivrera la terre de nos ennemis.

Bijen répondit à son illustre père : O Pehlewan du monde ! si mon grand-père que bénisse le ciel n'y veut pas consentir, nous ne mettrons pas de cottes de mailles de Roum ; je m'en irai ôter ma cuirasse et mon casque, je boirai du vin jusqu'à donner à mes joues pâles des couleurs vermeilles ; et quand le Pehlewan du monde aura besoin de moi, je partirai ceint pour le combat.

HOUMAN DEMANDE À PIRAN LA PERMISSION DE COMBATTRE.

Dans le camp des Turcs, le vaillant Houman se rendit, furieux comme un lion, auprès de son frère, et lui dit : O Pehlewan du noble Afrasiab, nous nous impatientons sur cette plaine. Voici le septième jour que tant de cavaliers sont armés pour le combat ; le fer ronge nos flancs, le désir de la vengeance nos âmes ; nos yeux sont toujours dirigés vers le pays d'Iran. Qu'as-tu donc, que tu regardes face à face nos ennemis ? quelles pensées nourris-tu dans ton cœur ? dis-le-moi. Si tu veux combattre, livre un combat ; si tu veux te retirer, ne reste pas ici ; car, ô Pehlewan, ton honneur en souffre, et tu apprêtes à rire aux jeunes et aux vieux. Tu as devant toi ces mêmes hommes qui se sont enfuis devant nous dans la bataille, déshonorés et les joues pâles ; nous avions battu leur armée, et teint de leur sang la terre entière comme une rose. Nous n'avons pas perdu un seul de nos illustres cavaliers, et Rustem n'est pas le Pehlewan de cette race. Si tu ne veux pas répandre toi-même du sang, si tu ne veux pas lancer l'armée au combat, choisis une troupe parmi nos braves, confie-la-moi, et regarde ce qui se passera sur ce champ de bataille.

Piran répondit à ces paroles de Houman : Ne va pas si vite et ne t'emporte pas. Sache, ô mon frère, que le guerrier qui s'est avancé centre nous avec une armée est l'élu des grands de la cour de Keï Khosrou, le chef de ses héros et un Pehlewan. D'abord Keï Khosrou porte, devant tous les peuples, la tête plus haut que mon roi ; ensuite je ne connais aucun Pehlewan du roi qui soit l'égal de Gouderz en rang, qui soit aussi fier, aussi brave, aussi prudent dans les projets, aussi sage dans les conseils. En outre son cœur est navré de douleur, son âme est remplie du désir de venger la mort de ses fils nombreux, que j'ai laissés privés de leurs têtes, sur un sol que j'ai teint de leur sang tout autour. Aussi longtemps que son âme habitera son corps, il ne cessera de se tordre comme un serpent pour en tirer vengeance. Enfin il a concentré son armée entre deux montagnes ; et de quelque côté que tu te tournes, tu ne peux l'attaquer ; songe qu'il n'y a pas d'espace pour livrer bataille. Il faut faire ce que nous pourrons pour les amener à quitter le pied des montagnes ; il faut espérer qu'ils se fatigueront et s'impatienteront, et qu'ils s'avanceront les premiers au combat. Aussitôt que Gouderz aura laissé derrière lui les montagnes, je ferai pleuvoir sur lui une pluie sinistre. Nous élèverons autour d'eux un mur d’acier ; pareils à des lions féroces, nous leur arracherons la vie, nous en ferons ce que nous voudrons, et notre nom s'élèvera jusqu'au soleil. Tu es le soutien des braves, le chef de l'armée du roi ; tu portes ton diadème plus haut que le cercle de Saturne : comment donc un homme qui n'a plus besoin de conquérir un grand nom se laisse-l-il agiter par la passion ? Du reste, aucun des grands de l'Iran ne se présenterait pour combattre le léopard rugissant ; Gouderz choisirait parmi ses guerriers quelque inconnu, quelque homme ambitieux de se mesurer avec un brave, et l'enverrait se battre contre toi. Eh bien, quand tu enroulerais devant lui la surface de la terre, ton nom n'en deviendrait pas plus grand, et les Iraniens n'en souffriraient aucun dommage ; tandis que nos vaillants Turcs perdraient courage, si ton ennemi parvenait à verser ton sang.

Houman écouta attentivement ces paroles ; mais il était persuadé que Piran agissait follement, et il répondit : Aucun des cavaliers de l'Iran n'osera se mesurer avec moi. Ta nature te porte vers la clémence, mais moi je suis avide de combats. Puis donc que tu n'as pas envie de livrer bataille, puisque le feu du courage est éteint dans ton cœur, je m'en vais seller mon destrier rapide, et à l'aube du jour je provoquerai un combat.

HOUMAN DÉFIE REHHAM AU COMBAT.

Etant retourné dans son quartier, Houman se prépara au combat comme un sanglier qui aiguise ses défenses. Dès l'aube du jour il monta à cheval, semblable à un lion furieux, et se porta, accompagné d'un trucheman, devant l’armée de l'Iran, la tête remplie d'ardeur, le cœur plein du désir de se venger de Khosrou. Piran apprit que son frère était parti pour se battre ; il en éprouva de l'angoisse, et le monde devint étroit devant lui ; son cœur bouillonnait d'inquiétude pour Houman, et il répéta nu mot de son père : Un homme sage agit en toute chose sans précipitation, et ne se jette pas dans le combat par colère. Un sot se laisse aller à son emportement, et en recueille à la fin du chagrin. S'il tombait des perles d'une langue appartenant à une tête sans cervelle, elles seraient sans valeur. Puisque Houman s'est laissé aller à la colère, je ne vois pas quel bien il en résultera pour lui à la fin. Puisse le Maître du monde venir à son aide ! je ne vois pas pour lui d'autre moyen de salut.

Lorsque Houman fils de Wiseh fut arrivé devant les lignes de l’armée de Gouderz fils de Keschwad, pour provoquer les héros au combat, le commandant de la ronde le rencontra ; et sa troupe de cavaliers s'avançant vers le trucheman dans de mauvaises intentions, lui demanda : Pourquoi ce guerrier qui s'aventure si follement dans la plaine vient-il ici courant comme un messager, et la massue en main, le lacet suspendu à la selle, comme s'il voulait livrer bataille ! Le trucheman répondit aux Iraniens : Le moment de se servir de l'épée et de la lourde massue est arrivé, car cet illustre guerrier au cœur de lion vous défie au combat. Son nom est Houman chef de la famille de Wiseh, et il fait du cœur du lien le fourreau de son épée.

Lorsque les Iraniens virent sa massue, son armure et son port royal, leurs mains armées de lances s’abstinrent de combattre par respect pour ce héros. Ils reculèrent tous devant lui, et se tournant vers le trucheman, lui dirent : Va parler à Houman, répète-lui, en langue turque, toutes nos paroles ; dis-lui que nous ne voulons pas nous battre avec lui, que Gouderz ne nous en a pas donné la permission. Si tu désires le combat, le chemin est libre pour te rendre auprès du glorieux Pehlewan de l'année. Ils indiquèrent alors à Houman tous les chefs des héros qui portaient haut la tête ; ils lui montrèrent où se tenait chacun d'eux, petit ou grand, et lui dirent qui commandait l'aile gauche, et qui l'aile droite. Le chef des vedettes envoya au Pehlewan un cavalier monté sur un cheval rapide, et lui fit dire que Houman était sorti comme un léopard du camp des Turcs, et qu'il venait pour le combattre.

Houman passa la ligne des vedettes, courut vers Rehham, et s'écria d'une voix forte : O fils du chef de l'armée sur lequel veille le sorti tu commandes l'aile gauche de l'armée des lions ; tu es le soutien du Sipehdar des Iraniens. Secoue la bride, avance-toi sur ce champ, de bataille entre les lignes des deux armées ; il faut que tu te mesures avec moi ; choisis un terrain, soit sur le bord du fleuve, soit dans la montagne. Si tu refuses, j'espère que Gustehem et Fourouhil s'empresseront de se présenter. Qui d'entre vos braves veut me tenir tête avec l'épée, la lance et la lourde massue ? Quiconque acceptera le combat avec moi, le sort lui fera manquer la terre sous les pieds ; car le cœur du lion et la peau du léopard se fendent quand ils voient mon épée dans la bataille.

Rehham répondit : O illustre héros, avide de combat ! j'avais cru que tu étais le plus sensé des Turcs ; je t'avais pris pour un autre homme que tu n'es. Tu viens ici tout seul sur le champ de bataille ; tu te présentes bravement devant toute une armée ; tu crois qu'il n'y a pas dans le monde un cavalier tenant une épée qui soit ton égal. Réfléchis sur ce mot d'un Keïanide, et empruntes-en assez de raison pour sauver ta tête : Quiconque se jette le premier dans la bataille n'a pas besoin de chercher le chemin du retour. Tous ceux dont tu as prononcé les noms pour leur offrir le combat, sont avides de l'accepter ; mais aucun ne le peut sans l'ordre du chef de l'armée du roi. Si donc tu veux livrer bataille, pourquoi ne te rends-tu pas auprès du Pehlewan ? Demande pour nous à Gouderz la permission de nous mesurer avec toi, et puis viens nous défier. Houman. repartit : Ne parle pas follement, ne cherche pas ainsi un prétexte pour m’échapper. Prends le chemin de la plaine pour te battre avec moi ; car n'es-tu pas un cavalier, et n'est-ce pas ici le champ de la vengeance ?

HOUMAN PROVOQUE FERIBOURZ AU COMBAT.

Ensuite il se rendit au centre de l'armée ; il courut jusqu'à ce qu'il l'eût atteint, et s'approcha avec son trucheman de Feribourz, semblable à un éléphant furieux. Il poussa un cri et dit : O homme malfamé, qui baisses la tête devant ceux qui la portent haut ! tu avais autrefois des cavaliers, des éléphants, des bottines d'or et le drapeau de Kaweh, et tu as été obligé de les rendre à Khosrou au jour de la bataille, car les héros de l'Iran ne te regardent pas comme un brave. Tu es né prince, et tu es devenu un subordonné ; tu devrais te ceindre comme un esclave. Tu es le frère du noble Siawusch, et de plus grande naissance que ton chef ; moi je suis de la famille de Tour, roi de Touran, et peut-être de plus noble race que toi-même. Il faut maintenant que tu viennes m'affronter sur le champ de bataille à la vue de l'armée ; tu es digne de combattre, prépare-toi donc au combat ; et quand tu te seras avancé contre moi, ton nom s'élèvera jusqu'au soleil brillant. Mais s'il ne te convient pas de te battre avec mot, regarde où sont Zewareh et Gourazeh ; amène-moi un des héros qui ont un nom parmi les Iraniens.

Feribourz répondit : O lion dévorant, qui cherches le combat ! tel est le sort des batailles, que l'un est heureux et victorieux, l'autre vaincu et triste. Quand tu triomphes, crains un malheur futur ; car le ciel sublime ne tourne pas toujours de la même manière. Un homme querelleur fait tant qu'à la fin sa vieille maison devient déserte. Si le roi a repris mon drapeau, il en avait le droit ; il confie à qui il veut ses éléphants et son armée. Si quelqu'un, dans les guerres que les Keïanides ont eues à soutenir depuis Keïkobad, à placé sur sa tête le diadème du pouvoir ; si quelqu'un s'est ceint pour la guerre, ou a fait fleurir le monde dans la paix, c'est le Sipehdar Gouderz fils de Keschwad, lui qui s'est toujours tenu debout devant les Keïanides, prêt au combat : de père en fils sa famille a été vaillante et a commandé les armées du roi : c'est lui enfin dont la massue mettra sans douté fin à la vie du chef de votre armée. Il a le droit de nous ordonner de combattre, car c'est à lui qu'en reviendront ou l'honneur ou la honte. S'il me permet de me mesurer avec toi, il mettra un baume sur la blessure de mon cœur ; et tu verras comment je laverai ma honte, quand je poserai le pied sur le champ de bataille. Houman lui répondit : Je vois que tu es un grand héros en paroles. Pourquoi donc, ceint de cette épée, évites-tu le combat des cavaliers ? Attaque-moi avec cette misérable massue, elle ne fera aucune impression sur mon casque et ma cuirasse.

HOUMAN PROVOQUE GOUDERZ AU COMBAT.

Ensuite Houman partit si impétueusement, qu'on aurait cru que c'était un Div malfaisant. Il s'approcha, armé pour le combat des héros, de Gouderz fils de Keschwad, et s'écria à haute voix : O homme plein d'énergie ! ô chef de l'armée, vainqueur des Dm ! j'ai entendu raconter tout ce que tu as dit à Khosrou, et de quelle manière tu as fait partir ton armée, et les recommandations du roi, et les paroles et les offres que tu as fait porter au Sipehdar Piran ; comment tu as envoyé dans le camp touranien, en qualité de messager, Guiv ton fils chéri, le soutien de l'armée ; ensuite comment tu as juré par le roi, par le soleil et la lune, par le trône et le diadème, d'anéantir Piran aussitôt que ton œil le découvrirait sur le champ de bataille. Tu t'es mis à la tête de ton armée comme un lion furieux, tu as appelé la bataille de tous tes vœux ; et maintenant tu t'abrites derrière la montagne tout effaré, comme un argali timide. Tu ressembles à une bête fauve qui s'enfuit devant un lion, et que Je lion poursuit courageusement ; elle choisit dans la forêt un coin étroit, et a trop peur de la mort pour rechercher la gloire et le renom. Conduis donc une fois ton armée dans la plaine ; pourquoi la tiens-tu derrière les montagnes ? Tu te sers de la montagne comme d'un rempart quand il est temps de combattre. Est-ce là ce que tu as promis à Khosrou ?

Gouderz lui dit : Réfléchis à ce que tu dis, pour que tes paroles méritent une réplique. Personne dans cette armée n'a voulu te répondre, et tu me l'imputes dans ton ignorance ; mais sache que c'est l’ordre du roi, et que mon serment et mon devoir m'y obligent. Je suis venu avec une grande armée et de vaillants chefs choisis dans l'Iran, mais vous autres vous vous tenez dans la forêt, comme un vieux renard qui a peur du chasseur ; vous vous fiez aux ruses et aux artifices, mais vous fuyez les massues, les lances et les lacets. Ne fais pas le brave, ne nous provoque pas, car le renard ne se hasarde pas contre le lion. A ces paroles de Gouderz, Houman bondit comme un lion sur le champ de baba taille ; à la fin il répondit : Si tu ne viens pas te battre avec moi, ce n'est pas parce que ce serait au-dessous de toi : car depuis que tu as assisté à la bataille de Peschen, tu as évité de te mesurer avec les Turcs ; tu as souvent éprouvé mon courage dans le combat, et m'as loué sur le champ de bataille. Mais si la chose est comme tu le dis, et si tu veux rester fidèle à ta parole, alors choisis un homme de ton armée pour qu'il lutte contre moi sur ce pré. J'ai défié Feribourz et Rehham comme un vaillant crocodile, j'ai traversé toute ton armée ; mais aucun des héros ne s'est avancé contre moi, car Gouderz leur liait les mains, et ce qu'ils me disaient ne valait pas la peine d'être écouté. Tu es l'homme qui dit qu'au jour du combat il couvrira avec son épée la montagne jaunâtre de tulipes de sang ; viens donc Ressayer contre moi sur ce champ de bataille, et venge-toi de moi avec ta lourde massue. Tu as un grand nombre de fils et de héros illustres, tous ceints pour nous combattre : appelles-en un pour qu'il me tienne tête ; si tu es d'humeur si guerrière, pourquoi hésites-tu ?

Le Pehlewan réfléchit longtemps, et se dit : Qui d'entre les héros doit lutter contre lui ? Si j'envoie contre Hou man un lion furieux choisi parmi les grands, il le tuera sur ce champ de bataille, et aucun Turc ne viendra plus se battre ; le Pehlewan Piran tremblera dans sa douleur, et il ne se laissera plus entraîner par sa colère à marcher contre nous ; son armée restera dans la montagne de Kenabed, et notre main sera malheureuse quand nous irons l'y attaquer. Et s'il périssait un des grands de mon armée, ma gloire en souffrirait ; le cœur manquerait aux héros dans le combat, et dorénavant ils n'oseraient lever la main dans la lutte. Il vaut donc mieux ne pas le combattre et ne pas lui couper le chemin par une embuscade ; car j'espère qu'ils se fatigueront à attendre ; qu'à la fin ils voudront en venir aux mains, et feront sortir leur armée de ces passes étroites.

Il répondit à Houman : Pars ; tu es vif en paroles, et inexpérimenté dans les affaires. Aussitôt que tu as ouvert la bouche devant moi, je savais ce que tu allais dire et ce que tu voudrais cacher. N'y a-t-il donc personne parmi les Turcs qui ait du sens et qui sache prendre conseil de ses réflexions ? Ne sais-tu donc pas qu'un lion furieux ne salit pas, au jour du combat, ses griffes avec le sang du renard ? Et puis, quand deux armées sont équipées comme celles-ci, quand leurs chevaux secouent leurs têtes orgueilleuses, laissera-t-on deux hommes se battre pendant, que le reste des héros se mordraient la main dans leur impatience ? Il faut faire avancer toute votre armée et frapper en masse. Retourne maintenant à ton camp ; porte haut la tête devant ton chef ; dis-lui que tu as provoqué les Iraniens, mais qu'ils n'ont fait que soupirer : alors ton nom deviendra grand dans votre camp, et Piran satisfera tous tes vœux.

Houman répondit d'une voix terrible : Qui sont donc vos héros et les chefs de votre armée ? Le roi maître du monde a dit un mot dont il me souvient sur ce champ de bataille : Si tu es tenté de t'emparer du trône des rois, résiste à la tentation ; mais si tu persistes, alors ne détourne pas le visage de devant la flamme. Tu n'as pas envie de combattre ; mais on ne peut cueillir des roses sans rencontrer des épines. Tu n'as pas un seul homme au cœur de lion qui veuille se mesurer avec moi devant les deux armées, et tu tâches de m'éloigner par une ruse ; mais si tu me connaissais, fit saurais que je ne suis pas homme à me laisser tromper par toi.

Tous les grands avides de combats dirent à Gouderz : Ceci n'est pas raisonnable. Envoie l'un de nous sur le champ de bataille contre ce Turc qui nous défie. Mais Gouderz leur répondit : Aujourd'hui personne ne doit le combattre. Houman était las de parler ; il se mit en colère comme un vaillant lion, tourna le dos au Sipehbed en ricanant, courut vers la garde du camp, banda son arc, frappa quatre cavaliers et les jeta sur le pré. Lorsque la garde du camp vit que ce fier Touranien les frappait de loin, elle lui laissa la route libre, et s'enfuit sans essayer de l'attaquer. Houman s'élança vers les hauteurs comme un homme ivre, et la montagne s'abaissait sous les cris qu'il poussait ; il faisait tournoyer sa lance au-dessus de sa tête, en s'écriant : Houman est le héros victorieux. Le son des trompettes d'airain s'éleva de la plaine et monta dans les airs ; et les braves de l'armée des Turcs frottèrent, dans leur joie, leurs casques contre le cercle de la lune. Gouderz voyant Houman partir si triomphalement, frémit de cette bravade, son cœur fut accablé de honte, et cette indignité le remplit de colère et d'impatience. Il était si honteux devant les braves que la sueur coulait sur lui ; mais il tira un présage heureux de ce qui se passait, disant : Ce sont eux qui ont commencé à verser du sang, et malheur à ceux qui commencent le mal. Il regarda les héros qui portaient haut la tête, pour, voir qui d'entre eux s'avancerait au combat.

BIJEN APPREND CE QU'A FAIT HOUMAN.

Bijen apprit que Houman s'était présenté comme un lion devant son grand-père ; qu'il avait traversé les rangs de l'armée de l'aile gauche à l'aile droite, provoquant les braves, mais qu'aucun d'eux n'avait accepté le combat ; qu'il leur avait tourné le dos en colère et avec mépris, qu'il avait frappé quatre cavaliers et les avait fait rouler honteusement dans la poussière. Bijen entra en fureur comme un léopard ; ses mains étaient impatientes de frapper Houman ; il fit seller le destrier, semblable à un éléphant, qu'il montait les jours de bataille, revêtit sa cotte de mailles de combat faite dans le pays de Boum, serra la sangle de son cheval noir, se rendit plein de colère auprès de Guiv, et lui parla de son grand-père.

Il dit à Guiv : O mon père, ne te l'avais-je pas dit de point en point ? ne t'avais-je pas dit que l'intelligence de Gouderz s'en allait ? Ne vois-tu pas à sa manière d'agir qu'il n'est plus le même ? Son âme est remplie de crainte ; son cœur est gonflé de sang par les soucis et la douleur que lui a causés la mort d'un si grand nombre de ses fils, dont les têtes furent tranchées quand son armée entière fut détruite. La preuve en est que voici un Turc qui vient comme un lion se jeter bravement au milieu des braves, se présenter devant mon grand-père la lance au poing, poussant des cris comme un éléphant en fureur ; et il ne s'est pas trouvé dans cette glorieuse armée un seul cavalier en état de le combattre, de le soulever avec la pointe de sa lance, comme on embroche une volaille. O mon cher, ô mon prudent père, revêts mes deux épaules de la cuirasse de Siawusch ; il ne faut pas permettre d'attaquer Houman à un autre que moi, qui le mettrai en poudre, si brave qu'il soit.

Guiv répondit : O mon sage fils, prête l'oreille à mes paroles jusqu'au bout. Je t'ai déjà dit de ne pas agir précipitamment, et de ne pas dire de mal de Gouderz : car il a plus d'expérience et plus de sagesse que nous ; ensuite il est le chef de cette armée glorieuse ; il est entouré de cavaliers pleins de courage, qui sont bien en état de tenir tête à cet éléphant. Tu remplis mon âme et mon cœur de peines ; car je crains que ce ne soit l'élan de la jeunesse qui t'emporte follement, qui te fait lever ainsi la tête, et te pousse vers moi avec tant de passion. Je ne consens pas à ta demande ; ne me parie donc plus de cela. Bijen lui dit : Puisque tu ne veux pas m'aider à accomplir mes désirs, puisqu'il paraît que tu ne t'intéresses pas à ma gloire, je vais me présenter au chef de l'armée, ceint pour le combat, et le supplierai, la main posée sur la poitrine, de me laisser attaquer Houman.

Il lança son cheval, tourna le dos à son père, et courut vers Gouderz. Il s'approcha de lui, le bénit, et, le cœur blessé, lui dit lotit ce qu'il avait à dire : O Pehlewan de roi maître de la terre, ô ornement du trône, toi qui es expérimenté en toute chose ! quoique j'aie peu de raison, je suis confus de voir ce que tu fais ; de voir que tu as converti ce champ de bataille en un jardin, et que ton cœur a cessé de s'occuper de la lutta contre les Turcs. Dis-moi pourquoi, dans cette guerre, le repos règne jour et nuit ; pourquoi le soleil ne voit pas les épées des héros ; pourquoi la poussière ne tourbillonne pas dans les airs. Dis-le-moi, afin que je m'élance au combat, afin que je me ceigne pour la bataille. Ce qui m'étonne encore plus, c'est qu'un Turc seul, un homme égaré et voué à la destruction, soit sorti des rangs de son armée ; que Dieu le dispensateur de tout bien, voulant la perte de ce méchant, l'ait amené ici de l'armée du Touran pour le faire périr de ta main, et que tu laisses échapper le loup pris dans le piège. Je ne sais quelle a pu être ton intention. Crois-tu que si l'on versait son sang tout à l'heure, Piran ne voudrait plus s'avancer au combat ? N'espère pas que jamais il commence la bataille et qu'il amène son armée sur cette plaine. Me voici, j'ai lavé ma main dans le sang, je me sais ceint pour combattre Houman ; et si le Pehlewan me le permet, je l'attaquerai comme un lion furieux. Que le Sipehbed ordonne maintenant à Guiv de me donner l'armure du vaillant Siawusch, son casque et sa cotte de mailles de Roum, et de défaire les boutons qui les tiennent ensemble.

À ces paroles Gouderz reconnut combien Bijen avait de cœur et de sens ; dans sa joie il le couvrit de bénédictions, disant : Puisse la fortune ne jamais t'abandonner ! Depuis que tu as commencé à l'asseoir sur cette selle de peau de léopard, les crocodiles ont laissé reposer leur queue, et les lions leurs griffes. Tu te jettes bravement dans tous les combats, tu es victorieux comme un lion dans chaque bataille. Mais avant de défier Houman, réfléchis si tu pourras lui résister sur le champ de bataille ; car c'est un homme méchant et maudit, et un Ahriman dans le combat. Tu es jeune, et le ciel n'a pas encore tourné longtemps au-dessus de toi ; est-ce que tu n'aimes donc pas la vie ? Reste ici, pour que j'envoie un lion expérimenté attaquer Houman, lancer sur lui une pluie de traits comme un nuage qui verse de la grêle, et lui clouer son casque d'acier sur la tête. Bijen répondit : O Pehlewan, un jeune homme qui a du cœur doit le montrer. Si tu ne m'avais pas vu dans le combat que nous avons soutenu contre Firoud, il faudrait aujourd'hui me mettre à l'épreuve ; mais j'ai enroulé devant moi la surface de la terre dans le combat de Peschen, et personne n'a vu mon dos au jour de la bataille. La vie n'a pas de valeur pour moi si je suis moins brave qu'un autre ; et si tu me refuses, si tu me défends de me mesurer avec Houman, je me plaindrai du Pehlewan devant le roi, et ne toucherai plus dorénavant ni ceinture ni casque.

Gouderz sourit ; il était content de ce jeune homme, qui ressemblait à un noble cyprès ; il lui dit : Heureuse est l'étoile de la fortune de Guiv, puisqu'il a un fils aussi brave que toi. Je célébrerai l'heureux jour où la chaste mère de Bijen l'a mis au monde. Depuis que ta main a commencé à frapper, la griffe du léopard s'en est abstenue. Maintenant je te permets de combattre contre Houman, dans l'espoir que ta bonne fortune te guidera. Au nom de Dieu notre Seigneur-le maître du monde, au nom des victoires du roi de ces braves, fais un effort pour que ta main anéantisse cet Ahriman, selon l'ordre de Dieu. Je vais ordonner à Guiv de te remettre la cotte de mailles que tu demandes ; et si tu remportes la victoire, les plus grands honneurs t'attendent auprès de moi ; je te placerai au-dessus de Guiv et de Ferhad, je te donnerai plus de trésors et de troupes, un trône et un diadème plus beau qu'à eux. Ainsi paria le grand-père ; et son petit-fils plein de ruse et de sagacité descendit de cheval, baisa la terre et bénit son grand-père.

Le Pehlewan fit venir Guiv, et lui paria du jeune homme et de la cotte de mailles royale qu'il demandait à porter dans le combat. Guiv répondit à son père : O Pehlewan du monde, cet enfant est l'orgueil de mon âme ; il est pour moi le monde entier, et sa vie n'est pas de si peu de valeur à mes yeux. Je ne veux pas le perdre de vue, et l'envoyer dans la gueule du dragon. Gouderz lui dit : O mon fils chéri, ne t'abandonne pas à la douleur ; car quoique Bijen soit jeune et sans expérience, il se laisse guider en toute chose par la raison. Ensuite c'est ici le lieu où il faut combattre, c'est le moment d'inonder de sang la surface de la terre ; et quand il s'agit de venger Siawusch et d'obéir au roi, ou ne doit pas faire attention à la parenté ; quand même il tomberait des nues une pluie de massues et d'épées, nous ne devrions pas être avares de nos vies. Ce serait une honte d'amortir l'ardeur de Bijen pour le combat, et de l'empêcher d'acquérir du renom et de la gloire ; car un jeune homme qui prend l'habitude de la lâcheté aura toujours l'âme basse et l'esprit troublé.

Guiv voyant, à cette réponse, qu'il n'y avait aucun moyen de fléchir Gouderz, essaya de nouveau l’influence de ses conseils sur son fils, dans l'espoir de le détourner du combat ; mais son fils lui répondit : Tu couvriras mon nom de honte. Alors Guiv dit à Gouderz : O Pehlewan du monde, dans un moment où le combat met la vie en danger, il n'y a plus ni fils, ni trésors, ni troupes, ni attachement au chef, ni ordre du roi qui comptent Je suis à la veille d'une périlleuse journée ; pourquoi livrerais-je ma vie ? S'il veut se battre, n'a-t-il pas une armure ? Il a une cotte de mailles, pourquoi me demander la mienne ? Le fils, qui se préparait au combat, répondit à son père : Je n’ai pas besoin de ta cuirasse ; crois-tu donc que tous les braves qui sont dans le monde aient besoin de ta cuirasse pour être vaillants ? Ceux qui portent haut la tête chercheront de la gloire et un nom, quand même la cuirasse de Siawusch ne paraîtrait pas dans la bataille. Il s'élança du milieu de l’armée pour s'éloigner des rangs et arriver sur le lieu du combat

GUIV DONNE À BIJEN LA CUIRASSE DE SIAWUSCH.

Lorsqu'il eut disparu du milieu de l'armée, le cœur de Guiv bondit d'angoisse. Il se repentit, et dans sa douleur versa des larmes de sang : vois combien est grande la douleur d'un père, il leva la tête vers le ciel, le cœur rempli de sang, l'âme déchirée par les soucis, et dit en n'adressant à Dieu le dispensateur de la justice : Tu es le maître du monde, il faut que tu aies pitié de mon âme blessée. Ne brûle pas mon cœur par la mort de Bijen ; les larmes qui tombent de mes yeux ont mouillé la terre sous mes pieds. Rends-moi mon enfant, ô Créateur ; détourne de sa vie l'heure fatale.

Le Pehlewan s'élança l'âme agitée de soucis, le cœur gonflé de pitié pour son fils qui était parti, et se disant : J'ai été un insensé de lui faire de la peine ; pourquoi ne suis-je pas allé au-devant de ses demandes ? S'il est tué par Houman, qu'ai-je alors besoin de cuirasse, d'épée et de ceinture ? Je me consumerais dans mes peines, dans mes angoisses et dans ma colère, le cœur plein de soucis, les yeux remplis de larmes.

Il courut comme un tourbillon de poussière, et navré de douleur, il devança son fils et lui dit : Pourquoi nous affliges-tu ? Tu t'emportes au moment où il faudrait du calme. Le serpent noir bondit-il ainsi au jour du combat, quand il veut tirer de la mer profonde le crocodile ? La lune brille-t-elle donc de manière à éclipser le soleil ? Tu vas te précipiter sur Houman, tu refuses de m'obéir ; c'est toi qui le désires, c'est toi qui le veux, et pourtant tu ignores quel sort t'attend.

Bijen lui répondit : O mon vaillant père, ne me détourne pas de la vengeance due à Siawusch. Houman n'est pas d'airain ni de fer ; ce n'est pas un éléphant furieux ni un Ahriman ; c'est un homme qui veut se battre : et moi aussi je suis avide du combat, et je jure par ta fortune que je ne reculerai pas devant lui. Il se peut qu'un sort funeste soit écrit pour moi, mais le destin est dans la main du maître du monde ; et s'il arrive ce qui doit arriver, n'abandonne pas ton cœur à la douleur, ne te laisse pas abattre, à ces paroles de son vaillant fils, Guiv le voyant décidé au combat comme un lion, descendit de son destrier rapide, et donna à Bijen le cheval et la cuirasse de Siawusch, disant : Puisque tu veux te battre, et que ce désir remporte sur ta prudence, monte sur ce destrier au pas rapide ; il enroulera sous toi la terre. Tu auras aussi besoin de mon armure, puisque tu as à combattre un Ahriman.

Bijen voyant devant lui le cheval de son père, sauta à bas du sien vite comme le vent, monta sur ce destrier royal, serra sa ceinture, saisit sa massue, et alla chercher dans l'armée un trucheman qui sût bien la langue des Turcs. Ensuite il partit semblable à un lion bondissant, prêt à venger Siawusch. Arrivé auprès de Houman, il vit comme une montagne de fer en ébullition : c'était une cuirasse qui illuminait toute la plaine et qui surmontait un éléphant. Bijen ordonna au trucheman de pousser un cri contre son ennemi, et de lui dire : Si tu veux combattre, reviens ici, car Bijen te défie. Il fit ajouter : O cavalier qui as vu maint combat, pourquoi lances-tu ton cheval dans cette prairie ? S'il en résulte un malheur pour Afrasiab, tu mériteras les malédictions du pays de Touran. C'est ta mauvaise nature qui a fait naître cette inimitié ; car tu es l'homme le plus méchant du Touran. Mais grâces soit rendues à Dieu, qui est mon asile, de ce qu'il t'a amené devant moi et sur ce champ de bataille. Tourne la bride de ton cheval rapide et reviens ici, puisque le désir de la vengeance fait bouillonner ton sang, choisis l'endroit où tu veux te battre, et tiens-moi tête dans la plaine ou dans la vallée, dans la montagne ou entre les lignes des deux armées, où tu pourras agrandir ton nom et ton rang, à la vue de tous, amis et ennemis. Quel est le lieu que tu préfères ?

À ces paroles Houman se mit à rire et répondit : O malheureux ! tu as bien de la confiance en toi-même, ou peut-être es-tu las de ta vie et de ton corps. Je te renverrai à ton armée dans un tel état que Guiv en sera consumé de douleur. Je séparerai bientôt ta tête du tronc, comme j'ai fait à beaucoup de braves de ta race. Tu viens te jeter dans mes griffes, comme un faisan qu'un faucon emporte sur une branche d'arbre ; il crie, et le sang tombe de ses yeux, pendant que le faucon Am arrache la chair des membres et plonge les pieds dans son sang. Mais que puis-je faire ? La nuit approche ; pars donc maintenant sous la protection des ténèbres. Je m'en retourne vers mes troupes ; et à l'aube du jour je me présenterai devant mon chef ; puis je reviendrai te trouver, portant haut la tête et prêt à te combattre. Bijen répondit : Va, puisse une fosse se trouver derrière toi, et Ahriman te servir de guide ! Que tous mes ennemis périssent ! ou si ce sont des lâches, qu'ils s'enfuient devant moi ! Si tu te présentes demain sur le champ de bataille, ton roi et ton armée ne te reverront plus ; je lancerai ta tête si loin que tu n'auras jamais plus à t'occuper de ton armée. A l'entrée de la nuit ils se tournèrent le dos et quittèrent le champ de bataille ; chacun retourna dans son camp, et mit pied à terre auprès de ses Pehlewans. Pendant toute la nuit ils dormirent d'un sommeil inquiet et troublé, car leur âme était agitée par le combat qu’ils avaient à livrer.

HOUMAN VIENT COMBATTRE BIJEN.

Lorsque l'aube du jour montra sa tête au-dessus de la montagne, et que la nuit retira le pan de sa robe noire, Houman revêtit son armure de combat, se rendit auprès de Piran et lui raconta tout ; comment il avait-défié Bijen fils de Guiv, et s'était préparé au combat pendant toute la nuit. Ensuite il appela un trucheman de l'armée, le fit monter sur un cheval bai, rapide comme le vent, et lui dit : Va auprès de Bijen et dis-lui d'accourir en toute hâte, car je vais arriver, comme un tourbillon de fumée. Le messager étant revenu, lui dit : Puisse la raison être la compagne de ton âme chérie ! Le Sipehdar Houman partit, vite comme la poussière, pour voir qui d'entre les braves oserait le combattre ; et en même temps Bijen courut prêt pour la lutte, accompagné d'un trucheman, assis fermement sur son cheval Schebaheng, et s'avançant au combat, semblable à un vaillant léopard. Sa poitrine était couverte d'une cotte de mailles de Pehlewan, et sur sa tête brillait le casque royal de Siawusch. Il dit à Houman : O homme léger, rappelle-toi qu'hier tu m'as dérobé ta tête, mais j'espère qu'aujourd'hui mon épée la séparera de ton corps et trempera la terre de ton sang. Tu n'aurais pas dû oublier le mot que l'argali sauvage à dit à l'antilope : Quand toute la plaine serait couverte de soie, je ne m'approcherais pas du côté où mon pied aurait échappé à un piège ; je saurais m'en souvenir.

Houman lui répondit : Qui sera aujourd'hui frappé au cœur, et privé de son vaillant fils ? Choisis-tu le mont Kenabed pour lieu de combat, ou préfères-tu aller du côté de Reibed, afin que personne ne puisse venir à notre aide, afin que ni Iranien ni Touranien ne puisse nous secourir.ni l'un ni l'autre ? Bijen dit : Que de paroles ! attaque-moi où tu voudras.

Ils lancèrent leurs chevaux qui faisaient élever la poussière, ils bandèrent leurs arcs de combat. Ces deux hommes prêts à verser du sang portaient haut la tête, et leurs cœurs partageaient la haine qui animait leurs rois. Ils sortirent des montagnes de Kenabed et se dirigèrent vers la plaine ; ils arrivèrent dans un désert où l’on n'apercevait sur le sol aucune trace du pied de l'homme, où le ciel n'était pas traversé par des vautours, où la poussière ne portait pas l'empreinte du pied du lion, et où l'on ne voyait tout autour aucun homme des deux armées qui eût pu les aider et les secourir l'un ou l'autre. Ils convinrent alors qu'ils n'attaqueraient pas sans sujet les truchemans, et que celui qui sortirait en vie de ce combat les laisserait aller sans leur faire de mal, pour, qu'ils pussent raconter aux rois le bonheur ou le malheur que la rotation du ciel aurait amené, ce qui se serait, fait, les combats qui auraient été livres, les désastres qui seraient arrivés sur cette plaine sanglante. Etant convenus de cela, les vaillants cavaliers mirent pied à terre, boutonnèrent les caparaçons de mailles et les attachèrent fortement sur leurs destriers. Les deux guerriers sellèrent leurs chevaux aux pieds de vent ; et l’âme pleine de colère, le cœur rempli de haine, ils préparèrent leurs arcs soigneusement et s'élancèrent sur le champ de bataille. Ils placèrent les flèches à pointe d'acier, et tendirent les arcs jusqu'à ce que les deux bouts se touchassent ; ayant épuisé leurs flèches, ils saisirent à l'instant les lances, manièrent la bride pour tourner à droite et à gauche, et leurs cuirasses tombèrent bientôt en morceaux sous les coups de leurs lances brillantes. Nous allons voir à qui manquèrent les forces et qui trahit la fortune. Leur bouche restait béante, tant elle était desséchée par la soif ; ils avaient besoin de boire et de se reposer. À la fin ils s'arrêtèrent pour respirer et pour jeter de l'eau sur le feu ardent de leur soif.

Ensuite ils saisirent leurs boucliers et leurs épées tranchantes ; tu aurais dit que c'était le jour de la résurrection : le feu sortait de leurs casques et de leurs glaives comme des éclairs que lance un nuage sombre, mais l'acier ne pouvait pas faire de blessures à travers l'acier brillant ; les coups des épées damasquinées tombaient dans cette lutte des braves comme un torrent de feu ; aucun ami ne les aidait à verser du sang, et leur cœur ne se fatiguait pas du combat. Ils prirent les massues après les épées, et combattirent à outrance ; ensuite ils commencèrent à essayer la force de leurs mains, et à chercher le triomphe et la victoire en s'enlevant l'un l'autre de dessus leurs chevaux ; ils se saisirent à la ceinture, de manière que le plus fort devait soulever l'autre et le lancer par terre comme une chose vile. Ces héros étaient si forts que les courroies de leurs étriers se brisèrent par la violence de leurs efforts ; néanmoins ils ne tombèrent pas de cheval, et aucun des deux ne put dompter l'autre. Ensuite ils mirent pied à terre ; les deux braves pareils à des lions furieux se reposèrent du combat, pendant que leurs truchemans tenaient leurs chevaux. Après ce temps d'arrêt ils se levèrent de nouveau et se préparèrent à lutter ensemble.

C'est ainsi que depuis l'aube du jour jusqu'à ce que le soleil couchant prolongeât les ombres, ces deux hommes avides de sang se combattirent, remplis tantôt de crainte, tantôt d'espérance, mais sans qu'aucun d'eux conçût la pensée de renoncer à sa vengeance. Leur bouche était desséchée, leur corps inondé de sueur par la fatigue et par la chaleur du soleil. Ils finirent d'un commun accord par se rendre en courant à un réservoir d'eau ; Bijen but, et se levant avec peine, s'adressa à Dieu le dispensateur de tout bien, le corps tremblant de fatigue, comme la branche du saule tremble au moindre vent, et le cœur désespérant de sa douce vie ; il dit à Dieu : O Créateur, tu sais ce que j'ai fait en secret et en public ; si tu vois que ma cause est juste, que le droit est pour moi dans ce combat et dans les efforts que nous faisons, ne m'enlève pas aujourd'hui mes forces, et conserve-moi mon sang-froid.

HOUMAN EST TUE PAR LA MAIN DE BIJEN.

Houman reparut le cœur brisé, semblable à un corbeau, le visage noir comme la fumée d'une lampe ; et tout blessés qu'étaient les deux héros, ils recommencèrent le combat, en s'avança ut fièrement comme des léopards. Ils essayèrent leurs forces l'un contre l'autre ; et tantôt Bijen, tantôt Houman toucha la terre. Ils employèrent tour à tour la force et la ruse, et à la fin la volonté du ciel sublime se déclara. Houman était plus fort que Bijen ; mais quand le soleil de la fortune baisse, la valeur même devient un défaut. Bijen se jeta sur Houman comme un léopard, l'enlaça dans ses bras depuis la tête jusqu'au milieu du corps, le saisit de la main gauche à la nuque, de la main droite à la cuisse, et fit ployer le dos de ce corps énorme ; il le souleva et le jeta par terre. Aussitôt sa main saisit le poignard, vite comme le vent ; il lui pressa la tête contre le soi, la trancha, et repoussa son cadavre, comme si c'eût été celui d'un dragon. Houman roula dans la poussière, et le désert fut inondé de son sang.

Bijen regarda ce corps d'éléphant gisant par terre comme un cyprès élancé qu'on a abattu dans un jardin, et en demeura confondu ; il en détourna rapidement les yeux, et s'adressa au Créateur, disant : O toi qui es au-dessus de l'espace et du temps, au-dessus de la rotation du ciel, tu es le seul maître du monde, et l'intelligence de l'homme ne peut se refuser à cette vérité. Je n'ai aucune part au mérite de ce haut fait, car je n'aurais pas eu la force de combattre un éléphant. J'ai tranché la tête à Houman pour venger Je meurtre de Siawusch et la mort de soixante et dix frères de mon père. Que son esprit soit l'esclave de mon esprit ! que son corps soit déchiré par les griffes des lions ! Il attacha la tête de Houman à la courroie de la selle de son cheval noir, et abandonna le corps gisant dans la poussière, avec son armure défaite et sa ceinture déchirée ; le corps était dans un endroit, et la tête dans un autre. Ce monde n'est qu'une déception ; personne n'en obtient assistante dans la détresse ; son apparence ne s'accorde pas avec sa manière d'agir ; il n'est pas digne qu'on lui livre son cœur.

Lorsque Houman fils de Wiseh fut mort, les truchemans des deux armées s'approchèrent de Bijen pour lui rendre leur hommage ; ils s'en approchèrent-comme des Brahmanes qui se présentent devant une idole de la Chine. Bijen regarda autour de lui ; il vit qu'il ne pouvait s'en retourner sans passer devant l'armée des Touraniens ; et il eut peur que ces hommes toujours prêts à tuer, ayant connaissance du combat qu'il venait de livrer, ne se jetassent tous ensemble sur lui, n'arrivassent comme une montagne, et qu'il ne put tenir tête à toute une armée. Il ôta l'armure de Siawusch, se couvrit de la cotte de mailles de Houman, monta sur le destrier du mort, qui ressemblait à un éléphant, saisit le drapeau du chef des grands du Touran, et se mit en route, en bénissant cette plaine, et le sort qui lui avait été propice, et ce pays fortuné. Le compagnon de Houman voyant le malheur qui avait frappé son chef, tremblait devant lui ; mais Bijen lui dit : Ne crains rien de moi, car j'ai promis de t'épargner, et ma promesse me lie. Rends-toi maintenant à ton armée et raconte tout ce que-tu m'as vu faire. Le trucheman partit, et Bijen courut vers le mont Kenabed, tenant son arc bandé.

Les sentinelles des Turcs apercevant de loin le drapeau et les armes du-Sipehdar du Touran, bondirent à cet aspect et poussèrent des cris de joie. Le chef des vedettes envoya auprès de Piran un cavalier rapide comme la fumée, et lui fit dire que Houman revenait du champ de bataille après avoir triomphé du prince iranien ; que le fier drapeau de l'Iran était abattu, et que Bijen gisait dans la poussière, noyé dans son sang. Toute l'armée fit entendre des cris de joie, et écouta attentivement le bruit des pas de Houman. Joie insensée, que bientôt le désespoir devait étouffer, et qu'une grêle de feu allait suivre ! Lorsque Bijen, protégé par la fortune victorieuse de Khosrou, eut atteint l'espace qui séparait les deux armées, le trucheman de Houman arriva dans le camp des Turcs et raconta ce qu'il avait vu faire à leur ennemi. Aussitôt que Piran reçut la nouvelle que la gloire du roi des rois était ternie, il s'éleva de son camp une clameur immense, et les héros ôtèrent leurs casques de dessus leurs têtes ; le monde devint sombre, son éclat s'obscurcit, et aucun rayon de joie n'en adoucit la tristesse.

Tout à coup Bijen abaissa, au milieu des armées, son drapeau noir ; et les sentinelles iraniennes voyant ce mouvement, tournèrent les yeux vers le Pehlewan et poussèrent des cris du haut de leur tour. Le chef des vedettes dépêcha vers Gouderz un cavalier rapide comme un messager, et lui fit dire que Bijen arrivait victorieux, semblable à un lion, et tenant renversé le drapeau noir. Jusque-là Guiv s'était agité comme un insensé, décriant à la vue de tout venant, courant de tous côtés, demandant des nouvelles de son vaillant fils, et se désespérant au moment où il aurait dû se réjouir. À la fin il apprit la fortune de Bijen ; il s'élança vers son fils, et lorsque son regard tomba sur ces traits chéris, il descendit de cheval, comme c'était naturel, se roula par terre, jeta de la poussière sur sa tête et glorifia Dieu le dispensateur de la justice. Il serra sur sa poitrine son fils retrouvé, son vaillant et prudent fils. Ensuite ils se mirent tous deux en route pour se rendre auprès du chef des armées du roi, en bénissant Dieu. Aussitôt qu'ils virent de loin le Pehlewan, Bijen son petit-fils mit pied à terre, ayant son armure encore souillée de sang, le front couvert de poussière, la tête du vaillant Houman pendante à la courroie de la selle ; et il remit au Sipehdar Gouderz les armes, la tête et le cheval de Houman. Le Pehlewan fut si content de Bijen qu'on aurait dit qu'il exhalait son âme devant lui ; il remercia Dieu de cette bonne étoile, de la fortune qui avait veillé sur Bijen. Il ordonna à son trésorier d'apporter une couronne et un vêtement royal, le vêtement brodé de figures de pierreries et d'or pur, la couronne et la ceinture brillantes comme le soleil, et d'amener dix chevaux à la bride d'or, et dix esclaves au visage de Péri et parés de ceintures d'or. Il donna tout cela à Bijen, en disant : Depuis le temps de Sam le lion, personne n'a dompté les dragons comme toi ; tu as sauvé cette armée avec ton épée, et ta main a brisé le cœur du roi des Turcs. Tous nos braves maintenant ressemblent à des lions, et leurs chevaux bondissent sous eux.

NESTIHEN FAIT UNE ATTAQUE DE NUIT, ET Y PERIT.

Piran, de son côté, était en fureur ; son cœur était blessé par la douleur, ses yeux se remplissaient de larmes. Il fit dire à Nestihen : O illustre héros toujours secourable, il faut livrer un combat ; il faut te hâter de venger la mort de ton frère, faire une attaque de nuit contre les Iraniens, et couvrir la surface de la terre d'un torrent de sang pareil au Djihoun. Emmène dix mille cavaliers expérimentés, couverts de leur armure de combat, et tu parviendras peut-être à venger Houman et à mettre les têtes de ses ennemis sous les ciseaux de la mort. Nestihen répondit : Me voilà prêt ; je ferai couler sur la terre un torrent de sang semblable au Djihoun.

Lorsque les deux tiers de la nuit sombre se furent écoulés, la plaine retentit du bruit des cavaliers, les Turcs se préparèrent à une attaque, espérant que ce combat leur permettrait de relever la tête. Nestiben conduisit cette troupe avide de vengeance vers le camp ennemi, mais à l'aube du jour il arriva à un endroit où la sentinelle l'aperçut de sa tour. Aussitôt que les éclaireurs iraniens en eurent connaissance, ils accoururent chez Gouderz, disant : Il arrive une armée silencieuse comme un courant d'eau, on dirait qu'elle n'a pas de langue pour parler : c'est ainsi qu'on agit dans une surprise de nuit. Le Sipehdar sait ce qu'il aura à faire. Le Pehlewan ordonna à ses troupes de se tenir éveillées et attentives, de prêter l'oreille au moindre bruit que feraient les Touraniens, afin qu'on s'aperçût de leur approche. Ensuite il fit appeler Bijen fils de Guiv, le vaillant héros toujours prêt à frapper de l'épée, et lui dit : Ton étoile est heureuse, tes entreprises réussissent, ton nom brise le cœur de nos ennemis ; prends parmi ces héros, ces grands et ces braves, autant de cavaliers qu'il en faut ; va comme un lion à la rencontre de cette troupe qui vient nous attaquer, et foule-la vaillamment aux pieds.

Bijen choisit dans l'armée mille cavaliers braves et ardents pour le combat, et bientôt les deux troupes s'avancèrent l'une contre l'autre, remplies de haine et impatientes de se livrer bataille. Ils élevèrent tous leurs lances, et à ce moment un nuage noir s'étendit sur la terre sombre ; de ce nuage sortit une poussière noire qui enveloppa les Touraniens et les rendit invisibles. Le Sipehbed Bijen apercevant cette poussière noire qui dérobait l'armée turque à sa vue, fit bander les arcs ; les grands et les petits poussèrent un cri de guerre, l'air devint couleur de rouille, la terre se convertit en une mer de sang ; les deux tiers des Turcs tombèrent, et furent foulés aux pieds de leurs chevaux et noyés dans leur sang. Lorsque Bijen s'approcha de Nestihen, et qu'il vit le drapeau du chef de la famille de Wiseh, il tendit les muscles de sa poitrine et lança une flèche contre le cheval de Nestihen, qui s'abattit vaincu par la douleur. Bijen, avide de renom, se jeta sur Nestihen, le frappa avec une massue sur sa tête couverte d'un casque, en fit jaillir toute la cervelle et le tua. Alors il dit aux Iraniens : Tout homme ceint pour le combat qui se servira d'autres armes que de la massue et de l'épée, je lui briserai son arc sur la tête. Les Turcs sont beaux à voir avec leur visage de Péri, mais ils n'ont pas un atome de bravoure. Les Iraniens prirent courage, saisirent tous leurs épées brillantes, et, semblables à des éléphants, amoncelèrent sur toute la plaine des corps privés de leurs têtes ; ils poursuivirent ainsi l’ennemi depuis le champ de bataille jusqu'à son camp.

Lorsque Piran vit que son frère ne revenait pas avec sa troupe, le monde devint noir devant ses yeux. Il dit aux espions : Il faut envoyer d'ici un cavalier dans le camp des Iraniens ; et s'il ne rapporte pas des nouvelles de mon frère Nestihen, je lui arracherai les yeux de la tête. On expédia sur-le-champ un cavalier ; celui-ci partit, vit tout et revint en toute hâte, disant : Nestihen gît sur le champ de bataille avec les grands de l'armée du Touran, la tête coupée et jetée par terre comme celle d'un éléphant, le corps brisé par les coups de massue et tout bleu. à ces paroles Piran entra dans une grande agitation, sa raison s'égara ; il s'arracha les cheveux, versa des larmes et perdit l'appétit, le repos et le sommeil ; il déchira avec ses mains sa robe de Roum, et éclata en cris et en lamentations, disant : O Créateur du monde, ai-je donc commis en secret des péchés contre toi, pour que tu me prives de la force de mes bras, pour que mon étoile et le soleil s'assombrissent ainsi ? Hélas ! ce dompteur des lions, ce vainqueur des héros, cet homme si brave, si généreux, si vaillant, si beau, mon noble frère, mon puissant maître, mon héros, Houman, le chef de la famille de Wiseh ! et Nestihen le lion rugissant dans la bataille, entre les mains duquel un léopard était comme un renard ! En qui trouve-rai-je un champion sur ce champ de bataille ! car il faut que je mène au combat mon armée.

Piran fit sonner les trompettes d'airain et placer les timbales sur le dos des éléphants ; l'air devint noir, la terre couleur d'ébène ; l’armée sortit des montagnes de Kenabed, et le soleil et la lune perdirent leur éclat. Le Sipehdar de l'Iran à son tour fit sonner des trompettes, porta ses troupes en avant et prit position ; on voyait au milieu de son armée le drapeau de Kaweh entouré d'épées bleues ; tous les grands avides de combat portaient des lances et des massues à tête de bœuf. Les armées se battirent depuis la première lueur du jour jusqu'à ce que le monde se couvrit de ténèbres ; et à l'entrée de la nuit les troupes se retirèrent dans leurs camps, remplies de haine et se préparant à de nouveaux combats. Le Sipehdar de l'Iran rentra dans Reibed l’âme agitée de soucis ; il se dit : Nous avons livré aujourd'hui une grande bataille, nous avons tué quelques-uns de leurs chefs et je suppose que Piran va envoyer en toute hâte un cavalier au roi du Touran, et lui demander du secours pour les combats que son armée aura encore à livrer. Il faut donc que moi aussi je donne des nouvelles à Khosrou.

GOUDERZ DEMANDE DU SECOURS A KHOSROU.

Gouderz appela un secrétaire et lui dit : Je vais te confier des paroles secrètes ; mais si tu ouvres tes lèvres pour les laisser échapper, ta langue attirera la destruction sur ta tête. Il lui ordonna d'écrire une lettre au roi pour lui donner des nouvelles de l'armée ; de lui exposer tout ce qui s'était passé, tout ce que Piran lui avait fait dire ; de raconter comment il avait envoyé Guiv avec des offres d'alliance et d'amitié, pour éclairer Piran sur le sort que lui préparait la rotation du ciel ; comment Piran avait répondu à Guiv et aux grands, ses vaillants conseillers ; comment une armée avait marché sur les pas de Guiv comme une troupe de léopards et s'était avancée hostilement jusqu'à Kenabed ; comment les Iraniens avaient disposé leurs troupes et préparé leurs cœurs à la lutte. Il raconta de point en point l'histoire de Houman et de Nestihen les vaillants guerriers, et les hauts faits de Bijen au jour de la bataille, et comment il avait traité les Touraniens armés de massues ; il exposa tout cela dans la lettre, tel que c'était arrivé. Ensuite il se mit à parler d'Afrasiab, qui s'approchait avec une armée des bords du Djihoun, et il ajouta : Tu sais, ô roi de l'Iran maître du monde, que s'il passe le fleuve avec son armée, s'il entre dans l'Iran et arrive sur ce champ de bataille, nous ne pourrons lui tenir tête. J'espère qu'alors le roi commandera aux héros de mettre le casque sur la tête, et qu'il viendra soutenir son armée ; mais si c'est Piran seul qui nous attaque, tes troupes ne te demanderont pas de secours, et tu apprendras ce que ton esclave aura fait pour toi et ton trône. Enfin je prie le roi toujours victorieux de faire parvenir à son serviteur des nouvelles de Rustem le vainqueur des Divs, de Lohrasp, du prudent Aschkesch et de leurs hauts faits.

Lorsqu'il eut fermé la lettre par un sceau et un fil, il fit mettre une selle royale sur un cheval de course, envoyer aux relais un grand nombre de chevaux rapides, et manda Hedjir, jeune homme qui ressemblait à un lion plein de prudence. Le Pehlewan exposa à son jeune et sage fils toute l'affaire, et ajouta : O jeune homme à l'esprit prudent, prends à cœur ce dont je te charge ; et si jamais tu as cru devoir gagner mes bonnes grâces, c'est aujourd'hui le moment. Aussitôt que tu auras caché sur toi cette lettre, pars comme l'ouragan ; ne te repose ni jour ni nuit ; ne prends pas le temps de te gratter la tête, et porte ma lettre au roi.

Gouderz le congédia en le pressant contre sa poitrine, et Hedjir quitta son noble père. Il choisit dans l’armée deux de ses parents, les fit monter à l'instant sur des chevaux rapides, sortit de l'enceinte des tentes de son père et partit. A chaque station il monta sur un cheval frais ; lui et ses compagnons mangèrent, se reposèrent et dormirent sur leurs chevaux, tant pendant la nuit sombre que sous les rayons du soleil. C'est ainsi qu'ils firent leur route en courant, et qu'ils arrivèrent en sept jours à la cour du roi. Lorsqu'on vit Hedjir s'avancer à cheval sur la route de l'Iran, on en donna nouvelle au roi illustre, et Schamrnakh, accompagné d'un grand nombre de fiers guerriers, alla au-devant de lui par ordre du roi ; aussitôt qu'il l'aperçut, il lui demanda : O fils de Pehlewan, vainqueur des lions, qu'est-il arrivé pour que tu reviennes si inopinément à la cour du roi du monde ? Il ordonna de lever le rideau et de laisser entrer Hedjir à cheval dans le palais. Hedjir entra, et, parvenu à un endroit où Khosrou pouvait le voir, il se prosterna le front dans la poussière.

Le roi lui adressa beaucoup de questions, le reçut gracieusement, lui donna une place à côté de lui, et lui demanda des nouvelles de Gouderz et des grands de l'armée, de tous et de chacun. Hedjir lui présenta les hommages des grands et lui raconta tout ce qui s'était passé à l'armée. Le jeune homme plein de prudence et de sérénité ayant remis la lettre du Pehlewan, le roi appela un secrétaire et lui ordonna de la lire. Le secrétaire donna au roi lecture de la lettre, et Khosrou remplit de rubis brillants la bouche de Hedjir ; ensuite il commanda à son trésorier d'aller chercher dans le trésor de l'or et du brocart. Aussitôt le trésorier apporta des caisses remplies d’or et en versa sur Hedjir jusqu'à ce que sa tête eût disparu sous les dinars ; il apporta un vêtement royal complet de drap d'or et une couronne incrustée de pierreries. On amena devant Hedjir dix nobles chevaux avec des selles d'or ; et l’on donna en présent à ses compagnons de l'argent, de l'or et beaucoup d'autres choses. Ensuite ils se levèrent avec le roi, on prépara une salle pour y boire du vin ; Hedjir et les grands dévoués au roi saisirent chacun une coupe, et ils restèrent ainsi ensemble pendant un jour et une nuit, le roi délibérant avec eux sur toutes choses grandes et petites. A l'aube du jour Khosrou se baigna, et alla se présenter devant Dieu le maître du monde ; il se revêtit de nouveau du vêtement de l'obéissance, ses deux yeux versaient des torrents de larmes ; et le dos courbé, la tête prosternée, il rendit grâces à Dieu le dispensateur de la justice, le supplia de lui accorder la victoire et la puissance, et de sauver sa couronne et son trône royal ; il poussa des cris de douleur devant Dieu en pensant à Afrasiab, et ses yeux répandirent des larmes de détresse. Il sortit de là semblable à un cyprès élancé, et revint s'asseoir sur son trône dans toute la pompe des rois.

RÉPONSE DE KHOSROU À LA LETTRE DE GOUDERZ.

Khosrou appela un secrétaire plein de prudence et lui parla sagement ; il lui fit écrire une réponse à la lettre de Gouderz, dans laquelle il se montra tour à tour gracieux et sévère. Il commença par prononcer des bénédictions sur le Pehlewan, disant : Puisses-tu être heureux à jamais ! tu es le chef fortuné de mon armée, un homme de grand sens, en toute chose bon conseiller, en tout temps avide de combattre ; tu es le maître de la massue et de l'épée bleue ; tu couvres de gloire le drapeau de Kaweh. Grâces soient rendues à Dieu notre Seigneur pour avoir donné la victoire à nos braves. Ta bonne étoile a lui sur toi, et nos ennemis ont été à l'instant réduits en poussière. Tu me dis d'abord que tu as envoyé Guiv avec des grands, de sages et vaillants conseillers, auprès de Piran, et que tu lui as fait adresser des conseils excellents, mais que tes avis n'ont pas eu de prise sur lui, et qu'il n'a pas voulu faire de convention avec toi. Et à propos de ce refus qui t'a autorisé à commencer la guerre, tu me dis encore que tout homme dans l'âme duquel les sentiments d'humanité s'éteignent renonce au bonheur et se livre à sa mauvaise étoile. Je savais que le cœur de Piran ne renonce pas à la vengeance ; et cependant, à cause de ses bonnes actions, je ne voulais pas lui faire une guerre à mort. Maintenant le ciel a montré ouvertement que toutes les affections de Piran sont pour le Touran, et qu'il ne considère le monde que comme la propriété d'Afrasiab. Ne t'efforce donc plus à le détourner de ce dévouement à son roi. S'il préfère la passion à la raison, peu importe ; on ne parviendra pas à faire pousser de l'herbe sur un rocher. J'approuve que tu aies parlé avec bonté à notre ennemi, car les bonnes paroles conviennent aux hommes libres.

En second lieu, tu m'as parlé du combat que les héros ont livré avec leurs lourdes massues, de notre bonne étoile, de la rotation favorable du soleil et de la lune, des efforts que vous avez faits sur le champ de bataille. Je suis certain que ta bravoure te donnera la victoire au jour du combat ; mais songe que la force et la valeur viennent de Dieu, sache-le, et rends-lui sans cesse des actions de grâces.

En troisième lieu, tu me dis qu'Afrasiab va passer le-Djihoun avec son armée, que Piran lui a envoyé un message, et que le roi se dirige de son côté. Voilà ce que tu m'as dit, et je vais te donner ma réponse. Sache donc, ô mon sage et prudent ami, ô chef de mes armées, toi qui es propre à toute affaire, que ce n'est pas pour nous attaquer qu'Afrasiab s'arrête sur les bords du Djihoun ; car là où il a amené son armée des frontières de la Chine, il se trouvera attaqué de deux côtés.

En quatrième lieu, ces armées nombreuses, ces chefs qui enveloppent le Touran de toutes parts, le Sipehbed Rustem le crocodile bondissant, comme Lohrasp, comme Aschkesch ardent au combat, marchent de tous côtés contre Afrasiab. C'est pourquoi il a mené son armée sur le bord du Djihoun ; et s'il quittait sa position, il livrerait à ses ennemis tout son pays.

Enfin tu m'as demandé des nouvelles des héros pour, lesquels ton cœur est plein de tendresse. Sache, ô Sipehdar, et apprends ces nouvelles. Puisses-tu être, dans tout ce que tu entreprends, le compagnon de la fortune ! Sur la route de l'Iode et du Kaschmir que Rustem au cœur de lion a suivie, la poussière de la destruction s'est élevée. Du côté du Kharezm où s'est porté le prudent Aschkesch, on n'a entendu qu'un seul cri ; Schideh s'est enfui devant lui dans la bataille et a tourné vers le pays de Guerguentsch. Enfin, chez les Alains et les Ghouzz, où Lohrasp se trouve avec son armée, tous les grands lui ont laissé la route libre, ont évacué le pays, et toute cette contrée est entre nos mains. Si Afrasiab menait son armée contre nous, s'il passait avec elle le Djihoun, nos braves se jetteraient sur ses derrières, et il ne lui resterait dans la main que du vent. Sois donc convaincu qu'il ne quittera pas, sur les instances de Piran, son beau pays et son royaume florissant, qui fait la base de sa puissance ; qu'il ne le livrera pas à l'ennemi en se portant en avant. Il ne peut pas ouvrir les lèvres pour parler, que je n'en reçoive l'avis de jour ou de nuit. Maudit serait le jour où il traverserait le fleuve avec ses troupes, où il remporterait sur nous la victoire dans une bataille ; mais aucun de nous ne verra ce jour de ténèbres et d'angoisse. Je vais commander au Sipehdar Thous de faire mettre sur-le-champ les timbales sur le dos des éléphants, de s'emparer du Dehistân, du Gourgân et de toute cette région, et de lever la télé jusqu'au soleil ; je partirai moi-même aussitôt après Thous, avec des éléphants et mon trône, pour te soutenir et renforcer ton armée. Quant à toi, ne renonce pas à la lutte contre Piran, mets tes troupes en bon ordre, et livre-lui bataille. Puisqu'il a perdu Houman et Nestihen, il n'a plus que du vent dans la main ; et s'il provoque un des grands de l'Iran, permets le combat, et ne les en détourne pas. Si ce brave te défie toi-même, ne sois pas timide, et avance-toi contre lui comme un lion. Ne crains pas une attaque d'Afrasiab ; ranime ton courage, et ne détourne pas ton visage de lui ; tu le vaincras dans la bataille, si tu ne laisses pas faiblir ton cœur. J'espère en Dieu le créateur, qu'il rendra heureuse ma destinée. Je pense que lorsque j'aurai conduit mes troupes sur les derrières de l'armée des Turcs, que lorsque de votre côté vous marcherez contre eux, vous obtiendrez la victoire, et porterez votre nom jusqu'au soleil brillant ; dès lors nos armées seront dispensées de combattre, et toutes nos affaires prospéreront. Le roi ajouta beaucoup de salutations que Kaous et Thous envoyaient aux troupes, ensuite il apposa son sceau sur la lettre, la remit au messager et le bénit.

KHOSROU ÉQUIPE UNE ARMEE.

Khosrou, aussitôt que Hedjir l'eut quitté, tint conseil avec son secrétaire ; il était si rempli de sollicitude pour son armée, qu'il ne pensait qu'à livrer bataille, disant : Si Afrasiab mettait son armée en marche et passait le Djihoun, il ferait reculer mes troupes : il faut donc que je parte moi-même ; c'est le seul parti que je puisse prendre. Il fit venir sur-le-champ le chef de la famille de Newder, et lui ordonna d'entrer à l'instant en campagne, de marcher contre le Dehistân, et d'occuper avec ses troupes toutes les plaines du Kharezm ; d'avoir grand soin de l'armée au jour de la bataille, et de combattre comme un léopard.

Le bruit des timbales, des clairons et des trompettes d'airain s'éleva de la porte du palais de Thous ; le Sipehdar et son armée se mirent en marche, la terre disparut sous les sabots des chevaux ; tu aurais dit que le ciel qui tourne s'arrêtait de peur de ces cavaliers. Pendant deux semaines une armée qui éclipsait le soleil et la lune traversa la frontière de l'Iran, et le bruit se répandit dans le monde entier que le prince victorieux entrait en campagne.

Le roi de l'Iran, dès que Thous l'eut quitté, se prépara en toute hâte à partir lui-même avec cent mille hommes choisis parmi ses braves, tous Pehlewans pleins de fierté. Il se dirigea du côté de Gouderz, avec les grands avides de combats ; avec les éléphants et les timbales, et toute sa pompe royale ; avec sa couronne et le trône du roi des rois. Hedjir avait pris les devants, marchant fièrement, rapidement et le cœur en joie ; il avait été comblé de présente, de bontés et d'honneurs : on eût dit qu'il enroulait la terre sous lui. Arrivé près de l'enceinte des tentes de Gouderz, il entendit un fracas de trompettes, comme si dans le ciel la lune et Vénus et Saturne eussent été en guerre. Tout le monde sortit du camp à sa rencontre, la terre se couvrit de tulipes, l'air étincelait d'or, l'armée se para comme l'œil du coq, et l’on amena les éléphants portant des timbales et parés de clochettes d'or. Hedjir s'étant présenté devant l'illustre Pehlewan, lui raconta ce qu'il avait vu chez le roi des rois, comment Khosrou l'avait reçu gracieusement, quelles promesses il lui avait faites, combien il était noble et nage, quelle affection il portait à toute l'armée, et comment son visage s'était déridé en apprenant le message du Pehlewan. Ensuite il remit à Gouderz la lettre de Khosrou, et lui répéta les salutations des grands. Gouderz, en apprenant les bontés du roi pour lui, posa la lettre sur ses yeux et sur son front, en rompit le sceau, et la donna à son secrétaire, qui lui en fit lecture.

Le Sipehdar invoqua les grâces de Dieu sur le roi, et baisa la terre en signe d'obéissance ; il resta debout toute la nuit, tenant conseil avec son fils. A l'aube du jour il s'assit et fît ouvrir sa porte, et tous les chefs de l'armée entrèrent aussitôt le casque sur la tête. Hedjir apporta la lettre du roi fortuné et la posa devant le secrétaire, qui la lut devant les braves, et fit connaître les conseils et les ordres de Khosrou. Le Sipehdar manda les payeurs de l'armée, et se plaça dans la salle d'audience pour distribuer de l'or ; il fit amener en masse dans le camp tous les troupeaux de chevaux qu'il possédait dans la montagne ; il remit aux payeurs les clefs de tous ses trésors d'or, d'épées, de ceintures, de riches cuirasses et de casques d'or ; et comme le temps de combattre s'approchait, il prodigua à l'armée toutes ces richesses et en combla les cavaliers et les fantassins.

Il réunit une armée semblable à une montagne ; la terre pliait sous les chevaux aux pieds de vent ; le cœur des lions tremblait devant ces hommes couverts de fer, d'or et d'argent. Gouderz leur commanda de se préparer au combat, et d'être tout cœurs, tout oreilles et tout yeux pour la vengeance. Ils défilèrent par corps d'armée devant le Sipehbed, formant une masse semblable à une montagne. Leur vaillant chef regarda cette multitude ; il vit que la terre en devenait sombre et que le ciel s'obscurcissait, et il dit : Depuis le temps du grand Djemschid, personne n'a couvert ainsi un champ de bataille de chevaux, d'armures, d'or et d'argent, d'éléphants de guerre et de lions courageux ; et si le Créateur m'est favorable, je secouerai la bride de mon cheval d'ici jusqu'au pays de Chine. Ensuite il rentra dans sa tente et appela ses conseillers ; il s'assit avec les grands de l'armée pour entendre de la musique, et but joyeusement en tenant conseil avec les héros sur le prochain combat.

PIRAN ÉCRIT À GOUDERZ POUR DEMANDER LA PAIX.

Piran apprit ce que faisait le chef des Iraniens ; cette nouvelle remplit son cœur d'inquiétude ; il s'appliqua à chercher un moyen de salut dans les ruses et la fourberie, et demanda à un Destour plein de sagesse des conseils touchant cette guerre. Ensuite il ordonna, pour dernière ressource, à un secrétaire d'écrire une lettre qu'il adressait au Pehlewan.

Il commença la lettre par des louanges du Tout-Puissant, de Dieu qui était son asile contre les embûches du méchant Div, puis il continua ainsi : Je demande en public et en secret au Créateur du monde qu'il n'y ait plus de champ de bataille entre nos deux armées. Si c'est toi, ô Gouderz, qui l'as voulu, qui as rempli le monde de guerres, tu dois être satisfait de la vengeance que tu as exercée. Mais réfléchis quelle sera ta fin ; considère combien de mes braves, de mes proches parents, de mes lions tu as privés de la tête et jetés dans la poussière. N'as-tu donc aucune crainte de Dieu ? Tu as renoncé aux sentiments d'humanité et à la raison, et maintenant tu as atteint ton but ; le temps est venu où tu dois être las de vengeance, et n'être plus aussi empressé de répandre du sang. Songe combien d'Iraniens et de Touraniens ont péri sur ce champ de bataille ; le moment est venu où tu dois incliner à la pitié, où tu dois aspirer à te reposer de cette guerre. Pourquoi trancher la tête aux vivants pour venger un mort qu'on ne reverra plus ? Puisque les temps passés ne peuvent revenir, ne sème pas dans le monde la semence de la vengeance, ne fatigue pas ton esprit, n'use pas ton corps, renonce à verser du sang. Quiconque laisse après lui une réputation de cruauté, sera maudit après sa mort ; et quand les cheveux noirs commencent à devenir blancs, il ne reste aucun espoir d'une longue vie. Je crains que lorsque nos armées se seront encore une fois battues sur ce champ de bataille, tu ne trouves plus debout un seul homme des deux armées ; la vie se sera envolée, et la haine aura survécu. Qui sait d'ailleurs lequel des deux partis sera vainqueur, lequel verra sa fortune baisser, lequel est destiné à illuminer le monde ?

Mais si, en recherchant la guerre et le carnage, en m'attaquant sur ce champ de bataille, tu n'as en vue que l'avantage de l'Iran, si c'est pour cela que tu livres ces combats de lions, dis-le-moi, afin qu'à l’instant et en toute hâte j'envoie un messager auprès d'Afrasiab, pour qu'il consente que nous divisions le monde et oubliions nos haines, comme on fit du temps du roi Minoutchehr, quand il résolut de partager le monde. Désigne tous les pays qui selon toi font partie de l'empire de l'Iran, pour que je fasse évacuer par les Turcs toutes les contrées incultes ou cultivées que demande Keï Khosrou le dispensateur de la justice. D'abord je reculerai depuis l'Iran jusqu'aux montagnes, jusqu'au pays de Ghartcheh et à celui de Bost. Après cela nous comprendrons dans les frontières de l'Iran, dans l'empire des Keïanides, Thalekan et toute la contrée jusqu'à Fariab, et aussi le pays de Balkh jusqu'à Anderab ; ensuite les cinq villes jusqu'à Bamian ; puis le pays fortuné de Gourkan, que le maître du monde a ainsi nommé ; enfin le pays qui s'étend depuis Balkh jusqu'à Badakh-schan, où l'on trouve des vestiges de votre domination. La frontière remontera plus haut encore, embrassant les plaines d'Amoui et de Zem, avec Khatlan, Schengan, Termed, Wisehguird, Boukhara et tout le pays d'alentour. De plus, tu peux prendre le pays de Soghd, dont personne ne te disputera la possession. Du côté où s'avance Rustem le destructeur des héros, je lui céderai tout le Nimrouz ; je rappellerai l'armée qui se trouve en face de lui, je lui ouvrirai la route de l'Orient et lui livrerai, sans que mon cœur les regrette, tous les pays qui s'étendent jusqu'à l'Inde, ainsi que le Kaschmir, Kaboul, Kandahar, et de proche en proche toutes les contrées jusqu'au Sind. Du côté où se trouve le vaillant Lohrasp, je lui céderai le pays des Alains et toute cette région ; je donnerai à Khosrou sans combat et sans contestation une frontière continue jusqu'au mont Kaf. Enfin j'abandonnerai tout le pays qu'Aschkesch occupe dans ce moment.

Quand j'aurai fait tout cela, je rappellerai mes troupes de tous côtés, et je te promettrai par serment de ne plus nourrir d'inimitié contre toi. Tu sais que de notre côté nous avons voulu agir avec droiture, que nous avons rempli nos cœurs de tendresse et de loyauté. Je vais envoyer dire au roi du Touran que mon esprit souffre de cette guerre ; écris de même, dans un sentiment d'humanité, une lettre à Khosrou, et montre-nous un visage serein. Reçois mes paroles avec bonté, et non pas avec l'envie de répandre du sang et de me combattre. Quand nous aurons conclu un traité, j'enverrai à Khosrou sans exception toutes les richesses qu'il m'a demandées, et j'espère qu'il défendra à son armée d'exercer de nouvelles vengeances ; ensuite, quand tout sera réglé, je lui ferai remettre des otages et de grands trésors. Je conclurai ce traité par humanité, selon les règles et selon les lois de la religion ; je fermerai avec la main de la loyauté l'œil de la vengeance, que le méchant Tour et le farouche Selm ouvrirent violemment du temps du puissant roi Feridoun, qui fut accablé de douleur quand le glorieux Iredj fut tué. Demande-moi tout ce qui peut se demander avec raison, ensuite écris à Khosrou sur mon compte. Il ne faut pas que ton armée croie que mes paroles pacifiques proviennent de ma fatigue ; car je ne parle ainsi que par humanité, et je ne poursuis qu'un but louable. J'ai plus de trésors et plus de troupes que toi, et ma réputation de bravoure est plus grande que la tienne ; mais mon cœur brûle de compassion pour nos armées au milieu de ces combats et de ce carnage inhumain qui s'étend sur toute la terre, et je m'efforce d'éteindre ces vengeances. Ensuite j'ai toujours devant les yeux la crainte du Créateur du monde ; car il n'approuve pas que nous fassions du mal, et toute notre génération en portera la peine.

Mais si tu dédaignes mes paroles ; si c'est un combat à mort que tu cherches ; si tu me tiens pour coupable, moi qui suis innocent ; si tu refuses de prêter attention à mes paroles, parce que la justice et l'injustice sont la même chose à tes yeux, et que tu ne veux que prolonger les vengeances, alors parmi les héros de l'Iran choisis-en quelques-uns qui sachent manier la lourde massue, et moi aussi je choisirai dans mon armée des braves tels qu'il les faut pour le combat, et nous les mettrons en présence, nous amènerons les chefs des armées sur le champ de bataille. Ou bien encore, moi et toi nous nous mesurerons l'un avec l'autre, pour que ceux qui sont innocents puissent se retirer des attaques et du carnage ; et j'amènerai devant toi, au jour de la bataille, tous ceux que tu crois coupables, et contre lesquels ton cœur nourrit du ressentiment. Mais alors il faut que tu fasses avec moi le traité suivant : Si tu parviens à répandre mon sang, et si la fortune des héros du Touran succombe, tu n'attaqueras plus mon armée, tu ne dévasteras pas par le feu mon pays et mon palais ; tu laisseras partir mon armée pour le Touran, et ne lui dresseras pas d'embuscade pour la détruire. Et si c'est moi qui suis victorieux, si ma bonne étoile me livre le monde, alors je n'inquiéterai pas les Iraniens, je ne leur en voudrai pas, et ne chercherai pas à me venger d'eux ; je les laisserai tous partir pour l'Iran, je les laisserai retourner auprès de leur roi, et désormais aucun d'eux ne périra ; leur vie et leurs trésors seront en sûreté. Enfin, si tu n'acceptes pas cette forme de combat, si tu veux livrer une bataille en règle, si tu veux que les troupes se battent en masse, alors fais avancer ton armée entière ; et tout le sang qui sera versé dans cette lutte, tu en seras responsable dans l'autre monde.

Il attacha un fil autour de la lettre, et appela son noble fils (il avait un fils qui tenait le premier rang dans rassemblée des grands et se nommait Rouïn au corps d'airain) ; il l'appela et lui dit : Rends-toi auprès de Gouderz, parle-lui sagement, et écoute sa réponse. Rouïn quitta son illustre père et se mit en route avec dis cavaliers ; il partit plein de prudence et de sérénité, et courut jusqu'à l'enceinte des tentes du Pehlewan. Quand il fut arrivé à la résidence de Gouderz, quelqu'un courut avertir le Pehlewan, qui fit appeler auprès de lui le messager, aussitôt que celui-ci eut touché l'enceinte des tentes. Rouïn entra ; et lorsqu'il aperçut Gouderz, il croisa les mains sur la poitrine et inclina profondément la tête. Le Sipehdar se leva et le serra avec empressement dans ses bras ; il lui demanda des nouvelles de Piran et de son armée, des héros, du roi et de son pays. Rouïn lira en toute hâte la lettre, la remit et s'acquitta de son message. Un secrétaire vint, parcourut la lettre et dit à Gouderz ce qu'elle contenait. Lorsqu'on eut lu la lettre devant Gouderz, tous les grands restèrent étonnés de ces paroles douces, de ces bons conseils et de ce traité humain que proposait le sage Piran, qui disait tant de bonnes choses dans la lettre et donnait tant de bon avis.

Gouderz dit à Rouïn : O fils du chef de l'armée, noble jeune homme, il faut d'abord que tu reçoives de moi l'hospitalité, ensuite tu me demanderas la réponse à cette lettre. On dressa une nouvelle tente ; on y arrangea une salle de festin digne d'un roi, qu'on orna de brocart de Roum ; on fit venir des mets et des musiciens. Le cœur du jeune homme était plein d'inquiétude sur la réponse que le Pehlewan lui donnerait ; et Gouderz, entouré de chanteurs et buvant du vin, prépara pendant une semaine cette réponse ; et chaque jour, à l'heure de midi, quand le soleil qui illumine le monde allait commencer à descendre, Gouderz faisait commander du vin, de la musique et une assemblée, et appeler devant lui le messager.

REPONSE DE GOUDERZ À LA LETTRE DE PIRAN.

Lorsque sept jours se furent écoulés, le chef des armées de Khosrou manda, au matin du huitième jour, un secrétaire et lui ordonna d'écrire la réponse à la lettre, et de planter de nouveau l'arbre de la vengeance. Il commença par les louanges de Dieu, ensuite il répondit de point en point à Piran, disant : J'ai lu ta lettre jusqu'à la fin ; j'ai compris tout ce que tu me mandes. Rouïn m'a communiqué tes messages, tout ce que tu lui avais ordonné de dire ; mais je m'étonne de toi et de ta lettre si remplie de paroles douces. Ton cœur et ta langue ne sont pas en harmonie ; ton esprit n'est pas riche de jugement. Tu emploies toujours la douceur, tu te sers de paroles fleuries ; et quiconque n'a pas un esprit pénétrant doit croire que tu es un homme plein d'humanité ; mais tu es comme ces pays maudits qui, lorsque le soleil donne dessus, offrent de loin l'apparence d'un lac. Et pourtant ce n'est pas le temps de la ruse et de la tromperie, quand il s'agit de prendre les massues, les lances et les lacets. Je ne veux entre toi et moi que la vengeance et la bataille, et ce n'est pas le moment de te répondre, ni l'heure de te parler. Réfléchis sur la manière dont tourne le ciel, et reconnais qu'il ne s'agit pas de tromper, mais de faire des traités, de parler d'humanité, de savoir à qui le Maître du monde donnera de la force, à qui il accordera la fortune victorieuse, et sur qui luira le soleil. Écoute cependant ma réponse, et souviens-toi que c'est la raison qui guide vers le bonheur. D'abord tu as parlé de tes sentiments d'humanité, de Dieu et des revers de la fortune ; tu as dit que tu ne désires pas les combats, qu'ils attristent et désolent ton âme. Mais ta langue n'était pas d'accord, avec ton cœur au moment où ces paroles ont passé par tes lèvres ; car si la justice résidait en toi, tu n'aurais pas été le premier à répandre du sang. Lorsque Guiv, accompagné de sages et vaillants héros iraniens, s'est rendu auprès de toi avant toute hostilité, il t'a parlé de tous les points en litige, de tous les grands et de tous les pays que nous réclamons ; lui et les grands à l'esprit lucide t'ont donné des conseils, des avis et de bonnes paroles. Mais tu n'en as pas moins préparé ton armée pour la guerre, tu as couru d'une province à l'autre, tu as commencé la lutte, tu as tiré ton armée de ses quartiers. La raison te vient trop tard ; si tu l'avais plus tôt suivie, tu aurais à la fin trouvé le repos. Mais ta nature est mauvaise, ta tendance te porte au mal ; comment pourraient-elles te conduire sur la route de la raison ? Le mal est l'essence même de ta race, et ces sortes de natures ne se complaisent que dans le mal. Tu sais ce que le fortuné Iredj eut à souffrir de Tour à cause du trône et de la couronne ; c'est par Tour et par Selm que le mal est entré dans le monde, que l'injustice et les vengeances s'y sont répandues. Feridoun, qui dans son angoisse ouvrait les lèvres jour et nuit pour les maudire, ne trouvait de consolation pour son cœur et de soutien que dans l'espoir d'être secouru de Dieu, le dispensateur de la justice et de tous les biens. Afrasiab a hérité la mauvaise nature de ces rois insensés ; il a commencé de nouvelles guerres contre Minoutchehr, Newder et Keïkobad ; il a accumulé des malheurs sur Keï Kaous et a dévasté tous les pays cultivés de l'Iran. Ensuite il a allumé de nouvelles haines par le meurtre de Siawusch, et tu ne pensais pas à la justice quand cet innocent a livré sa douce vie. Que de grands de l'Iran, maîtres de couronnes et de trônes, ont péri dans ces guerres !

Puis tu demandes comment il se peut qu'un vieillard comme moi se ceigne pour répandre tant de sang. Sache, ô homme expérimenté et rusé, qui as éprouvé la bonne et la mauvaise fortune, que Dieu m'a accordé une longue vie et une destinée qui me permet de porter haut la tête, afin qu'au jour du combat je fasse lever jusqu'au soleil la poussière du pays de Touran ; et ma seule inquiétude est que Dieu ne sépare mon âme de mon corps avant que j'aie accompli cette vengeance et foulé aux pieds votre pays.

Troisièmement tu me reproches de n'avoir pas devant les yeux la crainte de Dieu, et de ne pas réfléchir que dans ma folie je verse tant de sang qu'à la fin il m'arrivera malheur à moi-même. Mais si je me laissais maintenant persuader par tes douces paroles de m'en retourner sans combattre, alors Dieu, au jour du jugement, me demanderait compte de ce qui se serait passé. Car, dirait-il, je t'ai donné le commandement, de la force, de la prudence, des trésors et de la bravoure ; pourquoi donc ne t'es-tu pas ceint à la tête des Iraniens pour venger Siawusch ? Dieu, le dispensateur de la justice, m'interrogerait sur la mort de mes soixante et dix nobles fils ; et que lui répondrais-je ? saurais-je lui dire pourquoi j'ai renoncé à ma vengeance ?

Quatrièmement tu parles de la vengeance due à Siawusch, ô vieux chef d'armée. Tu dis qu'il ne faut pas priver les vivants de la vie pour un homme qui est devenu poussière. Mais quand je me rappelle vos actes atroces, tous les tourments que vous avez infligés à nos cœurs par les crimes que vous avez commis dans le pays d'Iran, toutes les angoisses que vous avez fait éprouver à nos rois, tous les traités que vous avez violés, toutes les guerres que vous avez commencées, et le mal dont vous avez toujours été les instigateurs, quand je me rappelle cela, comment ferais-je la paix avec toi qui as toujours regardé comme bonnes les actions mauvaises ?

Cinquièmement tu me proposes de faire un traité, de donner en otages les grands du Touran, d'envoyer à Khosrou des trésors, et de fermer la voie des fatigues de la guerre. Mais sache, ô chef de l’armée du Touran, quels sont les ordres du roi. Il m'a commandé de faire la guerre, de verser du sang pour venger Siawusch ; et si je désobéissais à Khosrou le maître du monde, j'aurais à rougir devant lui. Au reste, si tu espères que Khosrou se laisserait fléchir par tes paroles, alors envoie-lui en toute hâte ces otages et ces trésors quels qu'ils soient, sous la conduite de Lehhak et de Rouïn, les serviteurs d'Afrasiab ; la route de l'Iran est ouverte.

Sixièmement tu proposes de rendre à Khosrou toutes les provinces qui font partie de l'Iran, des pays cultivés et florissants, et de rappeler auprès de toi toutes les troupes qui les occupent. Mais Dieu m'a mis dans une position où je n'ai pas besoin d'accepter cela ; et si tu ne le sais pas, je vais te dévoiler ce secret. Du côté de l'occident et jusqu'à la frontière des Khazars, tout le pays est occupé par Lohrasp. Devers le midi, jusqu'au Sind, le monde ressemble à une brillante épée de Roum, et le vaillant Rustem, avec son glaive tranchant, a allumé dans ces pays la fournaise de la destruction ; il a envoyé au roi le chef des Indiens avec un drapeau noir. Dans le Dehistan, le Kharism et les pays d'alentour, les Turcs avaient levé la tête ; mais maintenant ils les abandonnent, eux qui s'étaient préparés à faire des excursions de tous côtés ; Aschkesch a fait tomber sur Schideh une grêle qui l’a abattu et presque tué, et il a envoyé à Khosrou des prisonniers et du butin de toute espèce. Et enfin de ce côté-ci nous nous combattons toi et moi, sur cette frontière où s'acquièrent la gloire et le renom. Tu as déjà plusieurs fois plié devant moi et devant ces grands et vaillants lions. Si tu consens à te battre avec moi, je te débarrasserai de ces discussions, et à l'aide de la force que Dieu m'a donnée, et par ordre du roi, j'inonderai de sang ce champ de bataille. Réfléchis, ô illustre Pehlewan, sur la manière dont le soleil et la lune ont tourné ; la chaîne du sort est descendue du ciel, et la tête de la fortune des Turcs est placée sous les ciseaux. Songe à la rétribution que le Créateur réserve à tes crimes ; car le sort a retiré le pan de sa robe de dessus les malheurs qui te menacent, et déjà apparaît le mal qui doit punir le mal que tu as fait. Réfléchis bien, ouvre l'oreille, écoute les paroles d'un homme de sens, et sache qu'une armée innombrable comme la mienne, et composée de cent mille cavaliers prêts à frapper de l'épée, tous avides de gloire et de vengeance, ne se laisse pas écarter de ce champ de bataille par une ruse.

J'arrive au septième point. Tu attestes avec serment ta loyauté ; mais je ne veux pas parler de traités avec toi, car ton esprit ne cherche pas la voie de la raison ; et chaque fois que tu as fait un traité, tu as toujours fini par démolir l’édifice de la bonne foi. La vie de Siawusch a été livrée au vent, parce qu'il a cru à ton serment : que personne désormais ne se fie à ta parole. Tu ne Tas pas secouru au jour fatal, bien qu'il t'ait souvent imploré dans sa détresse.

En huitième lieu tu dis que tu l'emportes sur moi par ton trône et ta couronne, par ta bravoure et ta fortune, par ton armée et tes trésors, mais que ton cœur souffre de pitié. Je crois que tu m'as suffisamment éprouvé jusqu'ici dans les combats et tu sais si tu m'as trouvé dépourvu de bravoure au jour de la bataille. Regarde-moi donc de la tôle aux pieds ; car il se pourrait que mon trésor et mon trône, que ma couronne et mon courage me missent à ta hauteur.

En dernier lieu tu demandes que je choisisse quelques braves pour champions, et tu promets d'amener de ton côté quelques cavaliers turcs prêts à verser du sang, parce que la pitié profonde que tu éprouves pour ton armée te fait désirer de mettre des bornes aux violences et aux vengeances ; et tu m'exhortes à agir avec humanité, et à montrer les qualités cachées de mon cœur et de ma raison. Mais le roi maître du monde serait mécontent de moi, si je divisais ainsi l'armée. Ensuite tu me proposes de choisir un seul brave pour qu'il se mesure avec toi sur le champ de bataille ; mais j'ai en face de moi toute une armée chargée de crimes et remplissant de terreur le peuple de l'Iran, de sorte que le roi ne sera pas d'avis que j'accède à cette proposition. Ce sont nos armées qui, semblables à des montagnes, doivent d'abord se battre en masse ; il faut que nous formions nos deux lignes de bataille dans l'espace qui les sépare, pour voir si la victoire se déclarera pour l'un de nous. Sinon nous amènerons, chacun de notre côté, quelques braves, et choisirons un champ de bataille pour eux. Et tu aurais beau reculer devant l'accomplissement de tes paroles, moi je ne renoncerai jamais à ce que j'ai dit. Si ton armée ne te paraît pas suffisante pour ce combat, demande un renfort à ton roi, calcule profondément les chances de cette bataille, et attends que tes fils, tes alliés et tes parents blessés, qui font maintenant défaut à ton armée, soient rétablis par les médecins : car ton intérêt est dans ce moment de gagner du temps. Si tu me demandes du temps et un délai, je te l'accorde ; sinon prépare-toi au combat. Je te dis tout cela afin que tu ne cherches pas un nouveau prétexte pour éluder la bataille. Tu nous as attaqués inopinément, tu nous a tendu un piège et dressé une embuscade, tu ne nous as accordé aucun délai ; mais il n'importe que je me venge dans cent ans ou dans ce moment même : seulement n'espère pas que je m'en retourne sans avoir livré ce combat, pour lequel la nuit et le jour, le temps opportun et inopportun me sont indifférents.

La réponse à la lettre de Piran étant achevée, le messager accourut rapide comme une Péri, la ceinture serrée, assis sur son coursier et entouré de son escorte de cavaliers. Le vaillant Rouïn mit pied à terre et amena tous les braves qui raccompagnaient devant le chef de l'armée. Gouderz fit ordonner à tous les Mobeds, à tous les hommes illustres par leur sagesse de se rendre auprès de lui en toute hâte, et ils arrivèrent pleins de prudence et de sérénité. Alors le Pehlewan fit lire sa réponse devant les héros.

Les grands entendirent lire par le fortuné scribe cette lettre qui gagnait tous les esprits ; ils reconnurent que l'intelligence de Piran était vaincue, et traitèrent avec mépris les avis qu'il leur avait donnés. Ils célébrèrent les louanges de Gouderz, ils l'appelèrent le Pehlewan du monde. Ensuite il apposa son sceau sur la lettre, et la remit à Rouïn fils de Piran fils de Wiseh. Au moment ou les Touraniens se levèrent pour partir, Gouderz fit préparer pour eux des présents ; il donna à Rouïn des chevaux arabes à la bride d'or, des diadèmes et des épées au fourreau d'or, et à ses compagnons de l'argent et de l'or, et des casques et des ceintures à ceux qui pouvaient y prétendre.

Rouïn partit de la cour du Pehlewan avec son escorte et se dirigea vers l'armée du Touran. Arrivé auprès de Piran, il se présenta, respectueusement devant son père et inclina la tête devant son trône, et le sage Piran le serra dans ses bras. Rouïn s'acquitta du message de Gouderz et raconta tout ce qu'il avait vu dans le camp iranien. Ensuite un secrétaire lut la lettre, et le cœur du Pehlewan devint noir comme la poix ; son âme se remplit de tristesse et son esprit d'anxiété ; il sentit que sa perte approchait. Mais il se résolut d'avoir patience et de se taire, et ne fit pas connaître aux siens la lettre de Gouderz. Il dit à son armée : Le cœur de Gouderz ne suit pas la bonne voie, et le désir de venger la mort de ses soixante et dix fils ne lui laisse pas un instant de repos. Puis donc qu'il veut faire revivre les anciennes vengeances, pourquoi ne me ceindrais-je pas aussi pour venger mon frère ? pourquoi laisserais-je impunie la mort des neuf cents braves dont les têtes ont été tranchées dans te dernier combat ? Jamais cavalier aussi brave que Houman ne prendra les armes dans le pays des Turcs, et Nestihen, ce cyprès qui répandait au loin son ombre, a disparu subitement de la prairie. Il faut donc nous ceindre, et ne pas laisser aux Iraniens une parcelle de terre ; et à l'aide de la force que Pieu m'a donnée et de mon épée tranchante, je détruirai ce peuple.

Il fit choisir de tous côtés parmi ses troupeaux des chevaux propres à la guerre ; il fit de chaque fantassin un cavalier, et donna à chaque homme deux chevaux de bataille ; ensuite il ouvrit son antique trésor et se mit à distribuer de l'or.

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