Alathyr

IBN-ALATHYR

 

EXTRAIT DE L'HISTOIRE DES CROISADES

(partie 1 - partie 2)

 

Traduction française : Mr. ED. DULAURIER

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

RECUEIL

DES

HISTORIENS

DES CROISADES

PUBLIE PAR LES SOINS

DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

HISTORIENS ORIENTAUX

TOME II

 

 

(PREMIÈRE PARTIE)

 

PARIS

IMPRIMERIE  NATIONALE

M DCCC LXXXVII


 

EXTRAIT DE LA CHRONIQUE

INTITULÉE

 

 

 

 

KAMEL-ALTEVARYKH

PAR

IBN-ALATHYR.

 

 

 

SUITE DES ÉVÉNEMENTS DE L'ANNÉE 585 DE L'HÉGIRE (1189 ET 1190 DE J. C.)

Lorsque le rassemblement des Francs à Tyr (Sour) fut devenu considérable (car, ainsi que nous l'avons déjà dit, toutes les fois que Salah-eddyn[1] s'emparait d'une ville ou d'une forteresse, il accordait la vie sauve aux habitants de la place conquise et les expédiait à Tyr, avec leurs richesses, leurs femmes et leurs enfants; de cette sorte il se réunit à Tyr une multitude innombrable de Francs, et des trésors qui ne pouvaient être épuisés pendant de longues années, malgré la quantité des dépenses ; alors, disons-nous, les moines, les prêtres, beaucoup d'hommes distingués et de Chevaliers francs revêtirent des habits noirs et témoignèrent de l'affliction au sujet de la perte de Jérusalem. Le patriarche de cette ville les prit avec lui, se rendit en leur compagnie dans le pays des Francs, afin de le parcourir entièrement, d'implorer le secours et la protection des habitants et de les exciter à tirer vengeance de la prise de Jérusalem. Dans ce but ils firent faire une représentation de la figure du Messie, lui donnant pour pendant la figure d'un Arabe, qui le frappait, et ils souillèrent de sang l'image du Messie. « Cette image, disaient-ils, est celle du Messie, que frappe Mahomet, prophète des Musulmans; il l’a déjà blessé et tué. » Ce spectacle fut pénible pour les Francs. Les prédicateurs dont il a été question rassemblèrent autour d'eux pour faire la guerre jusqu'aux femmes En effet, il y eut avec eux sous les murs d'Acca un certain nombre de femmes, qui défiaient leurs égales en combat singulier, ainsi que nous le raconterons, s'il plaît à Dieu.

Quiconque parmi les Francs ne put partir pour cette expédition loua les services de quelqu'un qui devait partir à sa place, et à qui il donnait une somme d'argent proportionnée à sa position. C'est ainsi qu'ils réunirent tant en hommes qu'en trésors ce à quoi le calcul ne saurait atteindre. Voici le récit que me fit un certain Musulman domicilié à Hisn al-Acrâd, et qui, après avoir fait partie des troupes des possesseurs de cette place forte par lesquels elle avait jadis été livrée aux Francs, s'était repenti de ce qu'il avait fait en se joignant aux infidèles dans leurs incursions sur le territoire musulman, en combattant dans leurs rangs, on partageant leurs efforts. (Quant à la cause pour laquelle je me réunis à cet individu, je la raconterai, s'il plaît à Dieu, sous la date de l'année 590=1194.[2]) « J'entrai avec un certain nombre des Francs d'Hisn al-Acrâd dans les régions maritimes qui appartiennent à ce même peuple et aux Grecs; nous étions à bord de quatre galères, « et le but de notre voyage était d'implorer du secours. Notre tournée nous conduisit à Rome la Grande, et nous en repartîmes après avoir rempli les galères d'argent.

Un prisonnier chrétien m'a rapporté qu'il avait pour mère une femme qui ne possédait pas d'autre fils que lui; toute leur richesse consistait en une seule maison, que sa mère vendit et avec le prix de laquelle elle l'équipa. Elle le fit ensuite partir pour reconquérir Jérusalem, et il fut fait prisonnier. Les Francs furent poussés par des mobiles religieux et spirituels dont la force était telle que nous venons de l'exposer.

Les Chrétiens partirent de toutes les directions par terre et par mer, avec toutes leurs forces. Si Dieu n'avait daigné user de bonté envers les Musulmans et n'avait fait périr le roi des Allemands, lorsqu'il se mit en marche, ainsi que nous le raconterons, et cela au moment même où il allait pénétrer en Syrie, on aurait pu dire que la Syrie et l'Egypte ont appartenu jadis aux Musulmans.

Tel fut donc le motif pour lequel les Francs se mirent en marche. Lorsqu'ils furent réunis à Tyr, ils se virent aussi pressés que les flots de la mer. Ils avaient des richesses considérables et la mer leur venait en aide, leur fournissant des vivres, de l'argent, des approvisionnements et des renforts tirés de leur pays natal. Tyr et sa banlieue devinrent trop resserrées pour les contenir, et ils voulurent se diriger vers Sidon (Sayda). Ce fut alors qu'arriva ce que nous avons rapporté. En conséquence, ils revinrent sur leurs pas et furent d'accord pour se porter contre Acre et l'assiéger. Ils marchèrent vers elle, tant cavaliers que fantassins, emmenant toutes leurs forces sans exception. Sur leur route ils suivirent de très près le bord de la mer, sans le quitter ni dans les plaines, ni sur les rochers, ni dans les défilés, ni dans les campagnes les plus spacieuses. Leurs vaisseaux voguaient sur la même ligne, portant leurs armes, leurs provisions, tout prêts à leur servir de ressource s'il leur survenait quelque accident au-dessus de leurs forces; ce cas échéant, ils s'y embarqueraient et s'en retourneraient. Leur départ eut lieu le 8 de redjeb (22 août 1189), et ils campèrent devant Acre le 15 du même mois (29 août 1189). Durant leur marche, l'avant-garde des Musulmans les harcelait et enlevait ceux d'entre eux qui cheminaient isolement. Dès leur départ, Salah-eddyn reçut la nouvelle qu'ils venaient de décamper. Il se mit aussitôt en marche et ne s'arrêta que quand il fut tout près d'eux. Alors il rassembla ses émirs et leur demanda conseil, afin de savoir s'il marcherait sur la même ligne que les Francs et les combattrait durant leur marche, ou s'il prendrait un chemin différent de celui qu'ils suivaient. Les émirs lui tinrent ce discours : « Nous n'avons pas besoin de supporter de fatigues afin de marcher sur les flancs de l'ennemi; la route est difficile et resserrée, nous n'obtiendrons pas sur eux l'avantage auquel nous prétendons. Notre avis, c'est que nous suivions le chemin de la plaine, et que nous nous taillions contre eux aux portes d'Acre : alors nous les disperserons et les mettrons en pièces. » Salah-eddyn connut par là que les émirs n'avaient de penchant que pour un repos immédiat, et il se soumit à leur désir, quoique son opinion fût de marcher sur la même ligne que les Francs et de les attaquer pendant qu'ils seraient en marche. « Dès que les Francs, dit-il, auront pris leur campement devant Acre, ils se tiendront fermement dans leurs positions; il nous sera impossible de les en éloigner et d'obtenir sur eux le résultat que nous ayons en vue. Mon avis est donc que nous les combattions avant qu'ils arrivent devant Acre. » Les émirs ayant été d'une opinion contraire, le sultan s'y conforma, et tous ensemble partirent par le chemin de Cafarcanna. Mais les Francs les devancèrent.

Salah-eddyn avait posté auprès des ennemis plusieurs émirs chargés de marcher sur leurs flancs, d'engager contre eux le combat et de leur faire des prisonniers. Les Francs n'osèrent pas s'avancer contre eux, malgré leur petit nombre Si les troupes avaient suivi l'opinion de Salah-eddyn, à savoir de marcher côte à côte avec eux et de les attaquer avant qu'ils campassent devint Acre, le sultan aurait certainement atteint son but et les aurait repoussés de cette ville. Mais lorsque Dieu veut quelque chose, il en facilite les moyens. Quand Salah-eddyn fut arrivé devant Acre, il vit que les Francs avaient établi leur camp devant cette place, appuyant leurs ailes à la mer, de chaque côté de la ville, de sorte qu'il ne restait aux Musulmans aucun chemin pour l'atteindre. Le sultan campa vis-à-vis d’eux et dressa sa tente sur la colline de Cayssan. Son aile droite s'étendit jusqu'à la colline d'Alayadhiyah, et son aile gauche jusqu'au fleuve Djâry.[3] Les bagages furent déposés à Saffouriyah. Salah-eddyn expédia des lettres dans les différentes provinces, afin de mander ses troupes. L'armée de Mossoul, du Diarbecr, de Sindjar et d'autres villes du Djézireh vint le trouver. Il fut aussi rejoint par son neveu Taky-eddyn, et par Mozaffer-eddyn, fils de Zeyn-eddyn, prince de Harrân et d'Erroha (Edesse). Les secours arrivaient aux Musulmans du côté de la terre, et aux Francs, du côté de la mer. Il y eut entre les deux armées, pendant qu'elles séjournèrent près d'Acre, des combats nombreux, tant petits que grands, et parmi eux il y en eut de célèbres, et d’autres moins dignes de renommée. Je ne mentionnerai que les journées importantes, afin que ce récit ne soit pas trop long, et parce que les autres journées n'ont été marquées que par des rencontres partielles et peu considérables, il n'est pas besoin d'en parler.

Quand le sultan eut établi son camp près des Francs, il ne put les atteindre, non plus que la place elle-même, jusqu'à ce que le mois de redjeb fût terminé (13 septembre 1189). Mais il les combattit dès le commencement de chaban (14 septembre), sans obtenir sur eux le succès qu'il désirait. Les combattants passèrent la nuit en ordre de bataille. Dès le lendemain matin, Salah-eddyn renouvela l'attaque avec toutes ses forces, entourant l'ennemi de tous côtés, depuis l'aurore jusqu'à midi. Les deux armées déployèrent une constance qui frappa de stupeur quiconque en fut témoin. L'heure de midi étant arrivée, Taky-eddyn, à l'aile droite, fit sur les Francs les plus rapprochés de lui une charge redoutable, et les chassa de leurs positions, les rejetant les uns sur les autres, dans le plus grand désordre. Ils cherchèrent un refuge près de ceux des leurs qui étaient postés dans le voisinage, et se réunirent à eux, évacuant la moitié des positions qu'ils occupaient devant la ville. Taky-eddyn s'en empara, et se mit en communication avec la place, si bien que les Musulmans y entraient et en sortaient. Les chemins redevinrent libres, les habitants d'Acre cessèrent de se voir assiégés, et Salah-eddyn y fit entrer autant d'hommes, de provisions, d'argent et d'armes, etc. qu'il le voulut. Si les Musulmans eussent continué de combattre jusqu'à la nuit, ils auraient atteint le but qu'ils ambitionnaient, car c'est le premier choc qui imprime surtout la terreur. Mais quand ils eurent remporté sur les Francs cet avantage, ils aspirèrent au repos, renoncèrent à combattre et dirent : « Nous les attaquerons demain et nous exterminerons le reste. » Parmi les émirs que Salah-eddyn fit entrer dans Acre, se trouvait Hossâm-eddyn Abou 'l-Heydja Assemyn (le Gras), qui était un des principaux chefs de son armée et appartenait aux Kurdes Hakamys, originaires de la ville d'Arbil. Ce jour-là, un grand nombre de Francs furent tués.

Dès le lendemain, qui était le sixième jour de chaban (19 septembre 1189), les Musulmans se portèrent contre les Francs, résolus à tenter tous leurs efforts et à épuiser toutes leurs forces, afin de les anéantir. Ils s'avancèrent en ordre de bataille, mais ils virent les Francs sur leurs gardes, car ils se repentaient de la négligence qu'ils avaient montrée la veille; ils s'étaient mis à fortifier les positions occupées par eux, et avaient entrepris de creuser un fossé qui empêchât l'ennemi d'arriver jusqu'à eux. Les Musulmans les attaquèrent avec la plus grande persistance, sans que les Francs s'avançassent à leur rencontre et qu'ils abandonnassent leurs retranchements. Les assaillants, ayant vu cela, renoncèrent à l'attaque. Mais une troupe d’Arabes apprit que les Francs sortaient d'un autre côté, afin de couper du bois et de vaquer à d'autres soins. En conséquence, elle leur dressa une embuscade sur les bords du fleuve et à la faveur de ses sinuosités, le 16 de chaban (29 septembre 1189). Lorsqu'un détachement de Francs sortit du camp, selon leur coutume, les Arabes fondirent sur eux et les exterminèrent jusqu'au dernier. Ils pillèrent ce que les ennemis avaient sur eux et portèrent les têtes des morts à Salah-eddyn, qui traita généreusement les vainqueurs et les gratifia d'habits d'honneur.

Après cette rencontre, les Musulmans continuèrent jusqu'au 20 de chaban (3 octobre) à engager chaque jour le combat contre les Francs, matin et soir. Ceux-ci ne se montraient pas hors de leur camp et ne le quittaient pas. Alors les Chrétiens se réunirent pour délibérer. « Les armées de l'Egypte, se dirent-ils, ne sont pas présentes au combat, et cependant notre position à l'égard de Salah-eddyn est telle que nous la voyons. Que sera-t-elle donc, quand ces troupes seront arrivées? Notre avis est que nous en venions aux mains avec des Musulmans dès demain; peut-être serons-nous vainqueurs de ceux-ci, avant que les autres troupes et les renforts se réunissent à eux. » Une grande partie de l'armée de Salah-eddyn était éloignée de ce prince : de ses soldats, les uns étaient campés en face d'Antioche afin de repousser les attaques de Boémond, prince de cette ville, contre le territoire d'Alep; les autres se trouvaient à Emèse, vis-à-vis de Tripoli, pour défendre cette place frontière. Enfin, une armée faisait face à la ville de Tyr pour observer cette ville. En Egypte les troupes occupaient Damiette, Alexandrie et d'autres places, et le reste de l'armée égyptienne n'était pas encore arrivé au camp, à cause de la longue campagne qu'elle avait précédemment supportée, ainsi que nous l'avons raconté. Ce fut là une des causes qui firent désirer aux Francs de se porter hors de leur camp pour combattre les Musulmans Ceux-ci, le matin étant arrivé, se trouvèrent dans leur état habituel : les uns se portaient en avant afin d'attaquer, les autres demeuraient dans leurs tentes; d'autres étaient partis pour vaquer à leurs affaires, telles que visites à rendre à des amis, ou recherches en vue de se procurer les objets nécessaires tant à eux qu'à leurs camarades et à leurs bêles de somme, etc. Les Francs sortirent de leur camp à l'instar de sauterelles dispersées, qui rampent sur la surface de la terre et la remplissent en longueur et en largeur. Ils se dirigèrent vers l'aile droite des Musulmans, que commandait Taky-eddyn Omar, neveu de Salah-eddyn. Lorsque ce prince les vit se porter contre lui, il se tint sur ses gardes, ainsi que ses soldats. Les Francs continuèrent leur mouvement; mais, quand ils furent arrivés tout près de lui, il s'éloigna d'eux. Salah-eddyn, qui se trouvait au centre, ayant vu l'état des choses, secourut Taky-eddyn, au moyen d'une partie des hommes qui étaient sous sa main. L'armée du Diarbecr et une portion des Orientaux les soldats de la Mésopotamie, occupaient une des extrémités du centre. Quand les Francs eurent reconnu le petit nombre des soldats du centre, car beaucoup de ceux-ci s'étaient portés au secours de l'aile droite, ils se détournèrent vers le centre et le chargèrent tous ensemble. Les troupes musulmanes battirent en retraite, en pleine déroute, devant les Francs; mais quelques guerriers musulmans tinrent ferme, et plusieurs reçurent le martyre, tels que l'émir Modjalla, fils de Merouân, Dhahyr-eddyn, frère du fakîh (jurisconsulte) Iça, qui était gouverneur de Jérusalem, et réunissait la bravoure, la science, la piété; le chambellan Khalyl Alhaccâry et d'autres braves accoutumés à montrer leur constance sur les champs de bataille. Il ne resta devant les Francs au centre personne pour les repousser. Ils se dirigèrent vers la colline sur laquelle se trouvait la tente de Salah-eddyn, massacrant ceux près de qui ils passaient et prenant du butin. Ils tuèrent près de la tente du sultan plusieurs personnes, parmi lesquelles notre professeur Djémal-eddyn Abou-Aly, fils de Réwâhah, Alhamaouy (de la ville de Hamah). C’était un homme savant, auteur de belles poésies. Il n'avait pas bien loin à remonter pour trouver dans son héritage le martyre, car son ancêtre Abd-Allah, fils de Réouâhah,[4] compagnon du prophète de Dieu, avait été tué par les Grecs au combat de Moutah. Quant à celui dont il est ici question, les Francs le tuèrent dans la journée d'Acca, avec plusieurs autres. Après quoi ils descendirent de l'autre côté de la colline, et passèrent au fil de l'épée ceux qu'ils rencontrèrent. Ce fut par un effet de la bonté de Dieu envers les Musulmans que les Francs ne renversèrent pas la tente de Salah-eddyn, car, s'ils l'avaient renversée, les Musulmans auraient connu par cela seul qu'ils y étaient arrivés et que les troupes avaient pris la fuite devant eux, et tous se seraient enfuis. Cependant les Francs, ayant regardé derrière eux, virent que leurs renforts avaient cessé de les joindre. Là-dessus ils battirent en retraite, de peur d'être coupés du reste de leurs compagnons. Le motif pour lequel ils se virent isolés, ce fut que l'aile droite tint ferme devant eux, ce qui exigea qu'une portion d'entre eux s'arrêtât pour lui faire face. D'un autre côté, l'aile gauche des Musulmans chargea les Francs; le corps auxiliaire de ceux-ci fut empêché, par le soin de combattre les troupes de cette aile, de pouvoir se joindre à ses camarades et se retira sur ses retranchements. Alors l'aile gauche fit une charge contre les Francs qui étaient parvenus près de la tente du sultan, les atteignit au moment où ils revenaient sur leurs pas et les attaqua. Les serviteurs mêmes de l'armée se précipitèrent sur eux. Au moment où le centre de son armée avait été mis en déroute, Salah-eddyn l'avait suivi, l'interpellant à haute voix, lui ordonnant de revenir à la charge et de recommencer le combat. Un grand[5] corps de fuyards se rallia près de lui, et avec eux il chargea les Francs par derrière, pendant qu'ils étaient occupés à combattre l'aile gauche. Les glaives de Dieu les attaquèrent donc de tous côtés, et il n'en échappa point un seul : la plupart d'entre eux furent tués et le reste fut fait prisonnier. Au nombre de ceux qui furent pris, se trouvait le chef des Templiers, que Salah-eddyn avait jadis fait captif et remis en liberté. Cette fois-ci le prince, s'étant derechef rendu maître de sa personne, le massacra. Le nombre des morts, non compris ceux qui se trouvaient du côté de la mer, s'éleva à dix mille environ. Salah-eddyn ordonna de jeter leurs corps dans le fleuve dont l'eau servait de boisson aux Francs. La généralité des victimes appartenait aux chevaliers chrétiens, car les fantassins ne les avaient pas rejoint. Parmi les prisonniers, il se trouva trois femmes franques, qui combattaient à cheval. Lorsqu'elles eurent été prises et qu'on les eut dépouillées de leurs armes, on reconnut leur sexe. Quant aux fuyards musulmans, il yen eut qui reculèrent jusqu'à Tibériade, d'autres qui passèrent le Jourdain avant de rallier l'armée; d'autres, enfin, qui atteignirent Damas. Si les troupes musulmanes ne s'étaient pas dispersées au moment de la déroute, elles juraient obtenu la réalisation de leurs désirs, à savoir l'extermination complète des Francs; car le reste déploya toutes ses forces dans le combat, et forma la résolution de pénétrer avec les ennemis dans leur camp, espérant que peut-être ils seraient frappés d'épouvante. Mais il entendit une clameur annonçant que ses gens et ses richesses avaient été mis au pillage. Voici quel fut le motif de cet accident: lorsque les Musulmans eurent vu la déroute des leurs, ils chargèrent leurs bagages sur des bêtes de somme. Les vauriens de l'armée et ses valets se précipitèrent sur eux, pillèrent ces objets et s'en rendirent maîtres. L'intention de Salah-eddyn était de renouveler le combat et l'attaque dès le lendemain matin. Mais il vit à quel point ses soldats étaient préoccupés de la perte de leurs biens, qu'ils s'efforçaient de ramasser et de recouvrer. Il fit proclamer l'ordre de rapporter ce qui avait été enlevé. On rapporta une quantité de ces objets assez considérable pour couvrir le sol environnant, à savoir des tapis, des paniers tout remplis, des vêtements, des armes, etc. Le tout fut restitué à ses possesseurs. Ce jour-là le sultan ne put donc accomplir ce qu'il avait en vue; la frayeur des Francs s'apaisa, et ils purent améliorer la situation des gens qui leur restaient.

Lorsque ce grand nombre de Francs eut été tué, la terre fut infectée par la puanteur qu'exhalaient leurs cadavres, et l'air en fut corrompu. Les tempéraments éprouvèrent les fâcheux effets de cette infection; celui de Salah-eddyn en fut affecté; il se vit atteint d’une violente colique, à laquelle il était accoutumé. Les émirs vinrent le trouver, lui conseillèrent de s'éloigner de cet endroit et de renoncer à serrer de près les Francs. Ils lui vantaient ce parti, disant : « Nous avons resserré les Francs; s'ils voulaient abandonner leurs positions, ils ne le pourraient pas. Notre avis est que nous nous écartions d'eux, de telle manière qu'ils puissent décamper et s'en retourner. S'ils lèvent le camp, et c'est ce qu'il y a de plus vraisemblable, nous serons par là préservés de leur méchanceté, et eux, de leur côté, seront à l'abri de nos attaques. Si, au contraire, ils demeurent, nous renouvellerons le combat et nous reprendrons à leur égard la conduite que nous tenons. D'ailleurs, ta santé est altérée, les souffrances sont violentes, et si le bruit de ta mort vient à se répandre, l'armée périra. Dans l'une ou l'autre supposition, notre avis est de nous éloigner d'eux. » Les médecins furent d'accord sur ce point avec les généraux, et le sultan donna son assentiment à leur conseil. Certes Dieu fait tout ce qu'il veut. « Quand Dieu veut causer à un peuple quelque malheur, il n'y a pas moyen de l'écarter : il n'y a pour ce peuple aucun protecteur, excepté Dieu.[6] »,

Les Musulmans décampèrent dans la direction de Kharrouba,[7] le 4 du mois de ramadhan (16 octobre 1189), après que le sultan eut ordonné à ceux de ses coreligionnaires renfermés dans Acre de défendre cette ville, d'en tenir les portes fermées et d'user de vigilance. Il les mit au courant du motif de son départ: Lorsque lui et ses troupes eurent levé le camp, les Francs recouvrèrent la tranquillité, se répandirent sans contrainte dans le territoire d'Acre, et se remirent à faire le siège de cette place, l'entourant du côté de la terre, en appuyant leurs ailes au rivage, tandis que leurs vaisseaux l'assiégeaient par mer. Les Chrétiens entreprirent de creuser des fossés et d'élever un mur avec la terre qu'ils retiraient de cette tranchée. En un mot, ils réalisèrent des actes auxquels on ne s'attendait pas. Chaque jour l'avant-garde musulmane leur présentait le combat, mais ils ne l’acceptaient pas et ne faisaient pas un mouvement, uniquement occupés qu'ils étaient à creuser le fossé et à élever la muraille, qui devaient leur servir de défense contre Salah-eddyn, s'il revenait pour les attaquer. Ce fut alors qu'il devint manifeste que ceux qui avaient conseillé le départ avaient donné un mauvais avis. Tous les jours l'avant-garde informait Salah-eddyn de ce que faisaient les Francs, et lui représentait la situation comme extrêmement grave. Ce prince était occupé de sa maladie, et ne pouvait se mettre en mouvement pour combattre. Quelques personnes lui conseillèrent de faire marcher toutes les troupes contre l'ennemi, afin de le détourner du travail du mur et du fossé, et de l'attaquer, pendant que le sultan resterait dans son camp. Mais il répondit : « Si je ne me trouve pas avec elles, elles ne feront rien; peut-être même éprouverons-nous plusieurs fois autant de mal que nous espérons de bien. » Les choses traînèrent en longueur jusqu'à ce que le sultan fût guéri. Les Francs devinrent tout-puissants, firent ce qu'ils voulurent, consolidèrent leur situation et fortifièrent leur courage par tous les moyens à leur disposition. La garnison d'Acre faisait chaque jour des sorties, les combattait hors de la ville et remportait sur eux des avantages.

Au milieu de chewâl (25 novembre 1189) arrivèrent les troupes égyptiennes, dont le chef était Almélic Aladil Seyf-eddyn Abou-Bekr, fils d'Ajoub. Les âmes des Musulmans furent fortifiées par son arrivée et par celle de ses compagnons, et leurs forces redoublèrent. Il amenait avec lui une grande quantité d'instruments de siège, tels que boucliers, mantelets,[8] flèches et arcs, ainsi qu'une nombreuse troupe de fantassins. Salah-eddyn rassembla dans toute la Syrie beaucoup d'hommes de pied; car il se proposait d'assaillir les Francs avec des cavaliers et des fantassins. La flotte égyptienne, dont le commandant était l'émir Loulou, suivit de près Almélic Aladil. Ce Loulou était un homme intelligent, brave, audacieux, connaissant bien la mer et la manière d'y combattre, heureux dans ses entreprises.[9] Il arriva à l'improviste et fut rencontré par un grand navire de charge appartenant aux Francs. Il le prit, en retira des richesses considérables et beaucoup de provisions, et fit entrer son butin dans Acre. Les âmes des gens de la garnison furent tranquillisées et leurs cœurs fortifiés par l'arrivée de la flotte.

Au mois de dhoû’lka’dah (11 décembre 1189 –— 9 janvier 1190), le jurisconsulte Dhya-eddyn Iça Alhaccary mourut à Alkharrouba, près de Salah-eddyn. C'était un des principaux chefs de l'armée du sultan et un des anciens officiers des troupes d'Açad-eddyn (Chyrcouh), un jurisconsulte voué au métier des armes, brave, généreux, plein d'ardeur et d'humanité. Il avait été au nombre des compagnons du cheikh, de l'imâm Abou 'l-Cacim, fils d'Albirzy, sous lequel il avait appris la jurisprudence à Djezyret-ibn-Omar; après quoi il se joignit a Açad-eddyn Chyrcouh, dont il devint l’imâm (chapelain). Ce chef vit de telles preuves de sa bravoure, qu'il lui concéda un fief. Par la suite Alhaccary s'avança extrêmement dans la faveur de Salah-eddyn.

ANNÉE 586 DE L’HÉGIRE (8 FÉVRIER 1190 –— 28 JANVIER 1191)

Nous avons rapporté comment Salah-eddyn s'était transporté d'Acre à Kharrouba, a cause de sa maladie Quand il fut guéri, il continua de séjourner dans le même endroit jusqu'à ce que l'hiver se fut écoulé. Tandis qu'il demeurait à Kharrouba, son avant-partie et ses éclaireurs ne s’éloignaient pas des Francs. Lorsque le mois de safer 586 fut commencé (10 mars 1190), les Francs apprirent que le sultan était parti pour la chasse, et s'aperçurent que le corps d'année qui se trouvait à l'avant-garde tout près d'eux était peu considérable; que la boue qui couvrait en grande quantité la prairie d'Acre empêcherait d'y marcher quiconque voudrait se porter au secours de l'avant-garde. Ils saisirent avec empressement cette occasion et sortirent de leurs retranchements pour attaquer l'avant-garde, au moment de la prière de l'asr (de trois à quatre heures de l'après-midi). Les Musulmans leur résistèrent et se défendirent à coups de flèches. Les Francs s'écartèrent d'eux jusqu’à ce que leurs dards fussent épuisés. Alors ils les chargèrent tous ensemble, le combat redoubla et la situation devint très grave. Les Musulmans, reconnaissant qu'ils n'avaient de secours à attendre que de leur constance et de leur courage à se battre, firent comme des gens résignés à la mort, jusqu'à ce que la nuit survint. Un grand nombre d'hommes furent tués de chaque côté, et les Francs retournèrent dans leurs retranchements.

Salah-eddyn, étant revenu dans son camp, reçut la nouvelle de cette action et invita ses soldats à secourir leurs frères. Mais il eut avis que les Francs étaient rentrés dans l'enceinte de leurs ouvrages défensifs. Il attendit donc; mais quand il vit que l'hiver s'était écoulé, que des troupes lui étaient arrivées des contrées voisines, Damas, Emèse, Hamah, etc. il s'avança de Kharrouba vers Acre, rampa sur la colline de Cayçân et combattit les Francs tous les jours, afin de les empêcher d'attaquer les Musulmans qui se trouvaient dans Acre. Mais l'ennemi combattait les deux armées sans se rebuter.

Depuis qu'ils étaient campés devant Acre les Francs avaient construit trois tours de bois extrêmement hautes, dont chacune était élevée de soixante coudées. Ils divisèrent chacune d'elles en cinq étages, tous remplis de combattants. Ils avaient tiré des îles (voisines) les poutres nécessaires à leur construction, car pour ces grandes tours il ne convient d'employer que des pièces de bois telles qu'il s'en rencontre très rarement. Ils avaient recouvert ces machines de guerre avec des peaux enduites de vinaigre, de terre glaise et de drogues propres à empêcher le feu de les consumer. Ils préparèrent les chemins et firent avancer les tours vers Acre par trois côtés différents. Ils se portèrent eux-mêmes en avant, le 20 du mois de rebi premier (27 avril 1190). Les tours dominaient la muraille, et les gens qu'elles renfermaient combattirent les guerriers qui la garnissaient. Ceux-ci s'enfuirent, et l'ennemi commença de combler le fossé de la ville, qui fut sur le point d’être prise de vive force. Les habitants envoyèrent à Salah-eddyn un homme qui gagna le rivage en nageant, et fit connaître au prince la détresse où ils se trouvaient et combien ils se voyaient près d'être pris et massacrés. Le sultan et ses troupes montèrent à cheval, s'avancèrent contre les Francs et les combattirent de toute part avec vigueur et persévérance, afin de les empêcher d'attaquer la ville. Les Chrétiens se séparèrent en deux troupes, dont une faisait face à Salah-eddyn, l'autre, aux habitants d'Acre. Toutefois la situation de ceux-ci se trouva allégée. Le combat dura huit jours consécutifs, dont le dernier fut le 28 du mois (5 mai 1190). Les deux armées furent fatiguées et excédées de se battre, car la guerre ne discontinuait ni jour ni nuit. Les Musulmans savaient de source certaine que les Francs s'empareraient de la ville, par la raison qu'ils remarquaient l'impossibilité ou se trouvait la garnison de repousser les tours roulantes. En effet, elle n'avait laissé aucune ruse sans y avoir recours; mais cela ne lui avait servi de rien et ne lui avait nullement profité. Elle avait lancé contre les tours à plusieurs reprises du naphte volant, qui n'y avait produit aucun effet. Alors elle se tint assurée de périr complètement. Mais Dieu lui apporta du secours et permit que les tours fussent brûlées. Voici de quelle manière cela eut lieu : Un homme originaire de Damas avait la passion de réunir les instruments à l'usage des artificiers et de se procurer des drogues propres à fortifier l'action du feu. Ceux qui le connaissaient le blâmaient de ce goût, et le lui reprochaient. Il leur répondait : « C'est là une chose dont je ne m'occuperai pas personnellement, mais dont je désire acquérir la connaissance. » Cet individu se trouvait alors à Acre, pour un objet que Dieu avait en vue ; et quand il vit que des tours de bois avaient été dressées contre cette place, il entreprit de préparer les drogues propres à fortifier l'action du feu, drogues dont il possédait la connaissance, et que ne pouvaient combattre ni la terre glaise, ni le vinaigre, etc. Lorsqu'il eut terminé ses préparations, il vint trouver l'émir Karakouch,[10] qui était placé à la tête des affaires dans Acre et y exerçait l'autorité. « Ordonne, lui dit-il, au chef des balistes de lancer avec la baliste placée vis-à-vis une de ces tours ce que je lui remettrai pour la consumer. » Karakouch éprouvait de tels sentiments de colère et une telle crainte pour la ville et pour les gens qui s'y trouvaient, que peu s'en fallait qu'il n'y succombât. Le propos de cet homme ne fit qu’augmenter son indignation; il s'emporta contre lui et lui dit : « Les artificiers ont tenté les derniers efforts pour lancer le naphte et d'autres substances, et ils n'ont pas réussi. » Les assistants dirent à Karakouch : « Peut-être Dieu a-t-il placé notre délivrance dans les mains de cet homme : en tout cas, si nous nous conformons à en qu'il propose, il n'en peut résulter pour nous aucun dommage. » L'émir consentit donc et prescrivit au chef des balistes d'obéir aux ordres du Damasquin. En conséquence, cet officier fit lancer plusieurs marmites remplies de naphte et de drogues auxquels on n'avait pas mis le feu. Quand les Francs s'apercevaient que le contenu du chaudron ne consumait rien, ils criaient, dansaient et jouaient sur la plate-forme de la tour. Mais lorsque cet homme connut que ce qu'il avait lancé s'était attaché à la tour, il lança encore un chaudron rempli des mêmes substances, après y avoir mis le feu. La tour fut enflammée. Une seconde et une troisième marmite ayant été jetées, le feu s'alluma sur les différentes faces de la tour, et devança[11] dans leur fuite et dans leurs tentatives pour se mettre en sûreté ceux qui en occupaient les cinq étages. Elle fut donc consumée avec ce qu'elle renfermait : il s'y trouvait un grand nombre de cuirasses et d'autres armes. La confiance que les Francs avaient ressentie, à cause des premiers chaudrons qui ne produisirent aucun effet, les avait disposés à la sécurité et fit qu'ils renoncèrent à tenter tous leurs efforts pour se sauver. De là vint que Dieu leur fit goûter par avance en ce monde le feu qui les attendait dans l'autre vie.

Quand la première tour eut été consumée, notre homme s’occupa de la seconde, qui avait été abandonnée par ceux, quelle renfermait, tant ils étaient effrayés; il l'incendia, ainsi que la troisième. Ce fut là un jour solennel,[12] et dont les hommes n'avaient pas encore vu le semblable. Les Musulmans considéraient ce spectacle et se réjouissaient; leurs visages, en place de l'affliction qui s'y voyait auparavant, rayonnaient de joie, à cause du secours que leur avait accordé Dieu et de ce que les Musulmans avaient échappé à l'extermination. En effet, il n’y avait, parmi les disciples de Mahomet, personne qui ne comptait dans la ville soit un parent, soit un ami. Le Damasquin dont il a été question fut conduit à Salah-eddyn, qui lui offrit des richesses magnifiques et un fief considérable. Mais il ne voulut pas accepter la moindre chose (littéralement : « un seul grain ou 72e de drachme »). « Je n'ai agi ainsi, répondit-il, que pour Dieu, et je ne veux recevoir de récompense que de lui seul. » On expédia dans les diverses provinces des lettres annonçant ces bonnes nouvelles. Salah-eddyn manda les troupes de l'Orient (c'est-à-dire de la Mésopotamie). Le premier qui arriva à son appel était Imad-eddyn Zengui, fils de Maudoud, fils de Zengui, prince de Sindjar et du Djézireh. Après lui vint Ala-eddyn, fils d'Izz-eddyn Maç'oud, fils de Maudoud, que son père, le prince de Mossoul, avait fait partir à la tête de ses troupes. Puis survint Zeyn-eddyn Youçouf, prince d'Arbil. Chacun d'eux, à mesure qu'il arrivait, s'avançait vers les Francs avec son armée; d'autres soldats se joignaient à lui et l'aidaient à combattre l'ennemi. Après quoi les nouveaux venus dressaient leurs tentes. D'un autre côte, la flotte arriva d'Egypte. Quand les Francs eurent avis de son approche, ils expédièrent dans la direction qu'elle suivait une flotte chargée de lui livrer bataille. Salah-eddyn monta à cheval avec toutes ses troupes et attaqua l'ennemi dans toutes les directions, afin de l'empêcher par là d'assaillir la flotte, et de permettre à celle-ci de s'introduire dans Acre. Mais les Francs ne se laissèrent détourner par rien d'attaquer la flotte musulmane. Le combat s'engagea donc entre les deux armées, tant sur terre que sur mer, et ce fut là une journée solennelle, telle qu'on n'en raconte pas de semblable. Les Musulmans prirent un vaisseau chrétien, avec les hommes et les armes qu'il renfermait. Les Francs firent une pareille prise sur les Musulmans; mais le carnage parmi eux fut plus grand que parmi leurs adversaires. La flotte musulmane parvint saine et sauve à sa destination.

Dans cette même année, le roi des Allemands partit de son pays. On appelle Allemands une nation des Francs, une des plus considérables par le nombre et des plus redoutables par le courage. La conquête de Jérusalem par les Musulmans avait jeté leur roi dans un grand trouble. En conséquence, il rassembla ses troupes, sans vouloir écouter aucune excuse, et partit de ses États, en prenant le chemin de Constantinople. Le roi des Grecs, souverain de cette ville, envoya un message à Salah-eddyn, pour lui donner avis de cette nouvelle, et lui promettre qu'il n'accorderait pas au roi des Allemands la permission de traverser les provinces de son empire. Mais quand ce dernier souverain fut arrivé à Constantinople, le roi de cette ville fut hors d'état de l'empêcher de passer, à cause de la multitude de ses troupes. Il leur coupa les vivres et ne permit à aucun de ses sujets de leur porter ce qu'ils désiraient. Les provisions leur manquèrent donc à très peu près. Ils continuèrent leur marche jusqu'à ce qu'ils eussent traversé le détroit de Constantinople, et qu'ils fussent arrivés sur le territoire des Etats musulmans. C'était l'empire du roi Kilidj-Arslan, fils de Maç'oud, fils de Kilidj-Arslan[13 fils de Koltoumich, fils de Seldjouk. Dès qu’ils eurent atteint la limite de cet empire, les Turcomans Oudjes[14] se précipitèrent sur eux, ne cessant pas de marcher sur leurs flancs, de tuer les soldats isolés, de dérober tout ce dont ils pouvaient s'emparer. On était alors dans la saison d'hiver : or le froid est très violent dans ces contrées et les neiges s'y amoncellent. Le froid, la faim et les Turcomans firent périr les Allemands, dont le nombre fut fort diminué. Lorsque ces derniers approchèrent de la ville de Konia, le roi Kotb-eddyn Melik Chah, fils de Kilidj-Arslan, sortit à leur rencontre, afin de les repousser. Mais il ne fut pas assez fort pour les combattre et retourna dans Konia, où se trouvait son père, qu'il tenait en chartre privée, car les enfants de Kilidj-Arslan s'étaient dispersés dans ses Etats, et chacun d'eux s'était emparé d'une des provinces qui les composaient.

Lorsque Kotb-eddyn eut battu en retraite devant les Allemands, ceux-ci se hâtèrent de marcher a sa poursuite, mirent le siège devant Konia et envoyèrent un présent à Kilidj-Arslan, avec un message ainsi conçu : « Notre but n'est pas de nous emparer de tes Etats : nous n'avons en vue que Jérusalem. » Ils lui demandaient de permettre à ses sujets de leur porter ce dont ils avaient besoin, vivres ou autres objets. Kilidj-Arslan accorda cette permission, et on leur apporta ce qu'ils désiraient. Ils se rassasièrent, se ravitaillèrent et reprirent leur marche. Puis ils demandèrent à Kotb-eddyn d'ordonner à ses sujets (c'est-à-dire à ceux de son père) qu'ils s'abstinssent de les attaquer, et de plus ils exigèrent qu'il leur livrât comme otages plusieurs de ses émirs. Comme ce prince craignait les Allemands, il leur remit vingt et quelques émirs pour lesquels il avait de la considération. Ils les emmenèrent avec eux; mais des voleurs et d'autres assaillants n'ayant pas été empêchés, par ce moyen, de les attaquer, le roi des Allemands se saisit des émirs qui se trouvaient près de lui et les fit charger de fers. Parmi eux, il y en eut qui périrent dans la captivité, et d’autre qui se rachetèrent au moyen d’une rançon.

Le roi des Allemands poursuivit sa marche jusqu’à ce qu’il eut atteint le pays des Arméniens, dont le prince était Lafoun (Livon, ou Léon) fils d’Istéfan (Etienne), fils de Lyoun l’Arménien. Ce souverain secourut les Allemands au moyen de vivres et de provisions, leur accorda une pleine et entière puissance dans ses Etats, et leur témoigna de la soumission. Ils se remirent en mouvement dans la direction d’Antioche. Sur la route qu’ils suivaient se trouvait un fleuve, près duquel ils campèrent. Leur roi entra dans ce fleuve, afin de se laver, mais il se noya dans un endroit où l’eau n'atteignait que la moitié de la taille d un homme.[15] Dieu mit ainsi un terme aux maux qu’il causait. Ce prince avait près de lui un de ses fils, qui devint roi après lui et reprit sa marche vers Antioche. Mais la discorde s'éleva parmi les soldats, les uns préférant retourner dans les Etats du roi, et se séparant de lui, les autres inclinant à connaître pour roi un de ses frères et s’en retournant comme les premiers. Le nouveau prince continua sa marche avec ceux dont les intentions a son égard étaient sincères; il les passa en revue, et leur nombre se trouva monter encore à quarante et quelques mille hommes Mais la contagion et la mortalité se mirent parmi eux, et ils arrivèrent à Antioche dans un état propre à faire croire qu’ils venaient d'être tirés de leurs tombeaux Le prince de cette ville, trouvant que ces nouveaux tenus lui étaient à charge, leur persuada de se tendre près des Francs qui campaient devant Acre. Ils se mirent en marche par Djahala, Ladikiva et d'autres villes dont les Musulmans s'étaient emparés. Les habitants d'Alep et des places voisines sortirent à leur rencontre, et firent prisonniers un grand nombre d'entre eux. Il en périt encore davantage. Les survivants atteignirent Tripoli et y passèrent plusieurs jours, pendant lesquels la mortalité sévit parmi eux. Il n'en resta qu'environ mille, qui s'embarquèrent sur mer, afin de se rendre près des Francs qui assiégeaient Acre. Mais lorsqu'ils furent arrivés, qu'ils eurent considéré les maux dont ils avaient été atteints en chemin, ainsi que la discorde à laquelle ils étaient en proie, ils reprirent la route de leur pays. Les vaisseaux qui les portaient furent submergés, et pas un seul homme ne s'échappa.

Cependant le roi Kilidj-Arslan écrivait à Salah-eddyn pour lui donner des nouvelles des Allemands, lui promettant de les empêcher de passer à travers ses Etats. Lorsqu'ils les eurent traversés, il envoya un message au sultan, afin de s'excuser de n'avoir pas pu le faire, vu que ses enfants le dominaient, le tenaient en chartre privée, l'avaient abandonné et s'étaient soustraits à son obéissance. Quant à ce qui regarde Salah-eddyn, au moment où il reçut la nouvelle du passage du roi des Allemands (à travers l'Asie Mineure), il demanda conseil à ses officiers. Beaucoup d'entre eux lui conseillèrent de marcher à leur rencontre et de les combattre, avant qu'ils se fussent réunis aux Francs campés devant Acre. Mais il répondit : « Point du tout; nous attendrons qu'ils s'approchent de nous et alors nous agirons ainsi que vous m'en donnez le conseil, de peur que notre garnison d'Acre ne vienne à se rendre. » Cependant il fit partir pour le territoire d'Alep une portion des troupes qui se trouvaient auprès de lui, et parmi elles les troupes d'Alep, de Djabala, de Ladikiya, de Chaïzer, etc. afin qu'elles occupassent les confins du territoire, et les défendissent contre l'attaque des ennemis. L'état des Musulmans était conforme à ces paroles de Dieu : « Lorsqu'ils venaient à vous d'amont et d'aval, que les yeux étaient frappés de stupeur, que les cœurs (dans leur épouvante) vous remontaient à la gorge et que vous vous formiez au sujet de Dieu de fausses opinions. En ce lieu-là les Musulmans furent soumis à une épreuve et fort ébranlés.[16] » Mais Dieu mit bon ordre à la méchanceté des ennemis et fit tourner contre eux leur propre ruse. Voici un exemple de la violence de la crainte que ressentirent alors les Musulmans : Un des émirs de Salah-eddyn possédait près de la ville de Mossoul une bourgade, de l'administration de laquelle était chargé mon défunt frère. Le revenu de cette bourgade consistait en froment, en orge et en paille. Mon frère écrivit à l'émir au sujet de la vente de la récolte; mais il en reçut la réponse que voici : « Ne vends pas un seul grain et rassemble pour nous une grande quantité de paille. » Dans la suite arriva une autre lettre ainsi conçue : « Vends le blé : nous n'en avons pas besoin. » Cet émir étant ensuite venu à Mossoul, nous l'interrogeâmes au sujet de la défense de vendre la récolte, bientôt suivie de la permission d'en disposer. Il nous répondit : « Lorsque nous parvint la nouvelle de l'arrivée du roi des Allemands, nous sûmes à n'en pas douter que nous ne pourrions plus rester en Syrie. J'ai écrit alors pour interdire de vendre la récolte, afin qu'elle fût mise en réserve pour notre usage lorsque nous viendrions vous retrouver. Quand Dieu eut fait périr les Allemands, de sorte que je pusse me passer de cette récolte, j'ai écrit de la vendre et de tirer profit du prix qu'on en obtiendrait. »

Le 20 de djoumada second (25 juillet 1190), les Francs sortirent de derrière leurs fossés, tant cavaliers que fantassins, et s'avancèrent contre les Musulmans. Ils étaient nombreux au point de ne pouvoir être comptés. Ils se portèrent contre l'armée de l’Égypte, dont le chef était Almélic Aladil Abou-Bekr, fils d'Ayoub. Les Egyptiens étaient montés à cheval et s'étaient rangés en ordre de bataille, afin de résister aux Francs. Les deux armées se rencontrèrent et se combattirent avec acharnement. Les Égyptiens battirent en retraite devant l'ennemi, qui pénétra dans leurs tentes et pilla leurs biens. Alors les Égyptiens firent un retour offensif, attaquèrent les vainqueurs au milieu même de leur camp et les en chassèrent. Un corps d'Egyptiens se porta vers les retranchements des Francs, et les empêcha ainsi de secourir ceux de leurs camarades qui avaient fait une sortie. Avant ce mouvement des nôtres, ils se suivaient sans interruption, à l'instar des fourmis. Mais quand leurs renforts eurent été interceptes, ils s'abandonnèrent au désespoir;[17] les glaives les attaquèrent de tous côtés, et il n'échappa à la mort que ceux qui prirent la fuite. On en fit un grand carnage, et le nombre des morts dépassa dix mille. Les troupes de Mossoul étaient voisines de l'armée de l'Egypte; elles avaient pour chef Ala-eddyn Khorremchah, fils d'Izz-eddyn Maç'oud, prince de Mossoul. Elles chargèrent aussi les Francs, mirent le plus grand zèle à les combattre et remportèrent sur eux un avantage considérable.

Tout cela se passait sans qu'eût pris part au combat un seul homme du corps particulier (alhalka) qui était attaché à Salah-eddyn, ni personne de l'aile gauche, où se trouvaient Imad-eddyn Zengui, prince de Sindjar, l'armée d'Arbil, etc. Quand cette calamité eut atteint les Francs, leur feu s'apaisa et leur caractère devint plus traitable. Les Musulmans conseillèrent à Salah-eddyn d'engager contre eux le combat de grand matin et de les attaquer pendant qu'ils étaient dans cet état de frayeur et d'épouvante. Il advint que Salah-eddyn reçut le lendemain une lettre d’Alep, par laquelle il était instruit du trépas du roi des Allemands, de ce qui avait atteint ses soldats, savoir la mort par les maladies ou le glaive et la captivité, et de l'état de faiblesse numérique et d'avilissement auquel ils étaient réduits. Les Musulmans furent détournés, par cette bonne nouvelle et par la joie qu'elle leur causa, du soin de combattre leurs adversaires. Ils s'imaginèrent que, dès que les Francs auraient reçu l'avis de la mort du roi des Allemands, leur faiblesse et leur frayeur ne feraient qu'augmenter. Mais deux jours après, il arriva aux Francs, par la voie de mer, des secours conduits par un puissant comte, d'entre ceux d'outre-mer, que l'on appelait Alcond Hery (le comte Henri de Champagne). Ce personnage était neveu du roi de France par sa mère, sœur consanguine de ce souverain, et aussi neveu du roi d'Angleterre, sa mère étant sœur utérine de ce monarque. En même temps que lui arrivèrent des richesses considérables et qui surpassaient tout calcul. Le comte Henri, ayant joint les Francs, rassembla des troupes et distribua de l'argent. Les âmes des Francs se mirent à reprendre de la force et à recouvrer de la sécurité. Le nouveau venu leur annonça que des renforts leur arrivaient, qui se suivraient les uns les autres. En conséquence, les Francs concentrèrent leurs forces et gardèrent leurs positions. Puis ils annoncèrent l'intention de marcher à la rencontre des Musulmans, et de les combattre. Salah-eddyn se transporta, de son campement, à Elkharrouba, le 27 de djoumada second (1er août 1190), afin que le champ de bataille fût plus vaste. De plus, le camp était infecté de l'odeur qu'exhalaient les cadavres des victimes de la guerre. De son côté, le comte Henri dressa contre Acre un mangonneau, des tours roulantes, des balistes. Les Musulmans d'Acre firent une sortie, prirent les machines et tuèrent près d'elles un grand nombre de Francs. Le comte Henri, après la prise de ses machines, voulut dresser un autre mangonneau. Mais il n'en fut pas le maître, parce que les Musulmans d'Acre empêchaient les gens chargés du service du mangonneau de se couvrir au moyen de palissades.[18] Il construisit loin de la ville une colline de terre, que les Francs rapprochaient par degrés des murailles et derrière laquelle ils s'abritaient. Quand elle se trouva assez près de la place pour que la pierre lancée par un mangonneau dressé tout près d'elle pût porter, ils établirent derrière elle deux mangonneaux, auxquels elle servit comme de parapet. Cependant les vivres étaient devenus rares dans Acre. Salah-eddyn expédia un message à Alexandrie, ordonnant aux Alexandrins d'envoyer par mer à Acre des vivres, de la viande, etc. L'expédition de ces objets ayant éprouvé du retard, le sultan adressa une missive sur la même matière à son lieutenant dans la ville de Beyrouth. Cet officier fit partir un grand vaisseau de charge, rempli de tout ce que les assiégés désiraient. D'après ses ordres l'équipage du navire se revêtit du costume, des Francs, se rendit ainsi semblable à ceux-ci, et arbora des croix à bord. Lorsqu'il arriva en vue d'Acre, les Francs ne doutèrent pas que ce vaisseau ne leur appartînt, et ne l'attaquèrent pas. Le bâtiment s'étant présenté vis-à-vis du port d'Acre, les mariniers l'y firent entrer. Les Musulmans furent joyeux de sa venue, ils en furent comme ressuscités, leurs âmes reprirent de la force et ils suffirent à leurs propres besoins au moyen de ce que renfermait le navire, jusqu'à ce que leur arrivât le convoi de vivres expédié d'Alexandrie. Cependant une reine d'entre les Francs, habitant au delà de la mer partit de son pays, accompagnée d'environ mille combattants. Elle fut faite prisonnière dans le voisinage d'Alexandrie et ses compagnons furent pris aussi. Les Francs reçurent ensuite une lettre du pape, qui était leur chef, d'après les ordres de qui ils agissaient, et dont la parole chez eux, comme la parole du Prophète (Mahomet) chez nous n'est pas mise en discussion. Tout individu mis par lui en interdit est regardé comme tel par tous les Francs; tout homme qui est honoré par lui obtient près d'eux la même faveur. C'est le souverain de Rome la Grande. Dans sa lettre il ordonnait aux assiégeants de ne pas abandonner leur entreprise, leur faisant savoir qu'il avait envoyé des messages à tous les Francs, pour prescrire à ceux-ci de marcher à leur secours, tant par terre que par mer, et leur annonçant l'arrivée de renforts. En conséquence, ils virent s'accroître leurs forces et leurs espérances.

Lorsque des secours furent arrivés aux Francs à plusieurs reprises, et que le comte Henri eut rassemblé pour eux une troupe considérable, au moyen de l'argent qu'il avait apporté, ils résolurent de sortir de leurs retranchements et d'en venir aux mains avec les Musulmans. Ils laissèrent, donc devant Acre des gens chargés de l'assiéger et d'en combattre les habitants, et partirent le 11 de chewâl (11 novembre 1190), aussi nombreux que les grains de sable de l'océan et aussi ardents que des charbons allumés. A cette vue, Salah-eddyn fit transporter les bagages des Musulmans à Keymoun, à trois parasanges d'Acre.[19] Les troupes qu'il avait congédiées, lors de la mort du roi des Allemands, l'avaient déjà rejoint. Il rencontra donc les Francs avec une armée rangée en bon ordre. Ses fils Alafdhal Aly, Addhâhir Ghazy, Addhâfir Khidhr, se trouvaient placés près du centre; son frère Aladil Abou-Bekr était à l'aile droite, avec les troupes de l'Egypte et celles qui s'étaient réunies à elles; à l'aile gauche se trouvaient Imad-eddyn, prince de Sindjar; Taky-eddyn, prince de Hama; Mo’izz eddyn Sindjar-Chah, prince de Djézireh ibn-Omar, accompagné de plusieurs de ses émirs. Or il advint que Salah-eddyn fut pris d'une douleur de ventre à laquelle il était sujet. On lui dressa une petite tente sur une colline qui dominait l'armée, et il s'y établit afin d'examiner de là ses troupes. Les Francs marchèrent à l'orient d'une rivière qui se trouvait en cet endroit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la source. Ils découvrirent alors l'armée musulmane et la multitude, et furent effrayés de ce spectacle. Notre avant-garde les attaqua, et fit pleuvoir sur eux une telle quantité de flèches que le soleil en fut presque obscurci. A cette vue l'ennemi passa sur le bord occidental de la rivière; l'avant-garde musulmane s'attacha à lui pour le combattre. Les Francs s'étaient réunis en un seul corps bien compact. Le but de notre avant-garde était de faire en sorte que l'ennemi la chargeât; qu'alors le corps d'armée des Musulmans en vînt aux mains avec lui et que le combat s'engageât; ce qui amènerait la division des forces ennemies et permettrait aux nôtres de respirer. Déjà les Francs se repentaient d'avoir quitté leurs retranchements; ils demeurèrent à l'endroit qu'ils occupaient et y passèrent la nuit. Le lendemain ils reprirent la route d'Acre, afin de se mettre à l'abri derrière leur fosse; mais ils furent suivis de près par l'avant-garde musulmane, qui les attaquait tantôt avec l'épée et la lance, tantôt à coups de flèches. Chaque fois qu'un des Francs venait à être tué, les autres se chargeaient de son corps, pour éviter que les Musulmans eussent connaissance du chiffre de leurs pertes. Sans cette indisposition qui survint à Salah-eddyn, ce combat aurait été décisif. Mais c'est à Dieu seul qu'il appartient de commander et de réaliser ses volontés.

Les Francs, ayant atteint leurs retranchements, n'en sortirent plus dorénavant. Les Musulmans retournèrent dans leurs tentes, après avoir tué un grand nombre d'ennemis. Le 23 de chewâl (23 novembre 1190), un corps de Musulmans se mit en embuscade, tandis qu'un autre détachement se montrait vis-à-vis des Francs.

Quatre cents chevaliers sortirent à la rencontre de ce dernier. I.es. Musulmans les combattirent quelque peu, puis ils battirent en retraite, et les Francs les poursuivirent jusqu'à ce qu'ils eussent dépassé l'embuscade. Mais le premier détachement sortit du lieu où il se tenait caché et les attaqua, et pas un seul Franc ne s'échappa. La disette redoubla parmi les Francs, si bien que le sac de froment atteignit le prix de plus de cent dinars, monnaie de Tyr (soury) Ils usèrent de patience dans cette détresse. Les Musulmans leur apposaient des vivres de différents pays; parmi eux l'émir Oçama, gouverneur de Beyrouth, qui en expédiait des provisions et d'autres objets; et Seyf-eddyn Aly, fils d'Ahmed, connu sous le nom d'Almechtoub (le Balafré), qui en expédiait aussi de Seyda (Sidon). On faisait de même à Ascalon et ailleurs. Sans cela ils seraient morts de faim, surtout pendant l'hiver, alors que leurs navires cessaient de leur arriver à cause des tempêtes qui régnaient sur mer.

Quand l'hiver fut survenu et que le vent se fut mis à souffler avec violence, les Francs conçurent des craintes pour leurs vaisseaux, car ceux-ci n'avaient pas pour s'abriter le port d'Acre. En conséquence, ils les renvoyèrent dans leur pays, c'est-à-dire, Tyr et les îles (chrétiennes). Le chemin de la mer fut donc ouvert pour Acre. Les habitants de cette ville envoyèrent un message à Salah-eddyn afin de se plaindre de leur détresse, de leur fatigue et de leurs ennuis. Il y avait dans Acre l'émir Hoçâm-eddyn Abou 'l-Heydja Assémyn (le Gros), qui commandait les troupes de la garnison. Salah-eddyn ordonna de préparer un corps de troupes fraîches, de l'envoyer à Acre et d'en faire sortir les troupes qui s'y trouvaient. Il prescrivit à son frère Almélic Aladil de s'occuper de cela. En conséquence, Aladil se transporta du côté de la mer, campa sous la montagne de Heyfer et rassembla des vaisseaux et des galères. Toutes les fois qu'il lui arrivait un détachement de l'armée musulmane, il l’expédiait à Acre, d'où il faisait sortir aussitôt une troupe équivalente Il entra ainsi vingt émirs. Or il s'y trouvait auparavant soixante émirs ? Ceux qui entrèrent dans Acre étaient donc en petit nombre, par rapport à ceux qui en sortirent. Les lieutenants de Salah-eddyn négligèrent d'enrôler des hommes et de les faire partir. Plusieurs Chrétiens étaient placés à la tête du trésor de ce prince. Lorsqu'une troupe nouvellement enrôlée se présentait devant eux, ils la molestaient[20] de différentes façons, tantôt au sujet de la constatation de l'identité des soldats, tantôt pour autre chose. Beaucoup de monde se dispersa pour ce motif, auquel s'ajouteront l'incurie de Salah-eddyn, sa confiance en ses lieutenants et la négligence de ceux-ci. L'hiver se passa pendant que les choses étaient en cet état, les vaisseaux des Francs revinrent près d'Acre, et le chemin fut intercepté, excepté pour un agent apportant une lettre. Parmi les émirs qui entrèrent dans Acre se trouvaient Seyf-eddyn Aly, fils d'Ahmed Almechtoub;[21] Izz-eddyn Arsel, chef des Açadites[22] après Djaouély; le fils de ce même Djaouély, et d'autres encore. Leur entrée dans Acre eut lieu au commencement de l'année 587 (29 janvier 1191). Plusieurs personnes avaient conseillé à Salah-eddyn d'envoyer à l'ancienne garnison d'Acre des sommes considérables, des approvisionnements et des vivres en quantité, et de lui prescrire de demeurer à son poste. En effet, elle avait été mise à l'épreuve et avait acquis de l'expérience, et les âmes de ses soldats s'étaient accoutumées à considérer sans crainte leur position, Salah-eddyn ne mit pas à exécution ce conseil, s'imaginant voir chez ces gens de la fatigue et de l'ennui, et craignant que cela ne les portât à montrer de la faiblesse et de la pusillanimité. Mais la chose tourna tout différemment de ce qu'il croyait.

Zeyn-eddyn Youçouf, fils de Zeyn-eddyn Aly, prince d'Arbil, était venu trouver Salah-eddyn avec ses troupes. Il tomba malade et mourut le 18 de ramadhan (19 octobre 1190). Imad-eddyn le secrétaire a raconté ce-qui suit, dans son ouvrage intitulé : Albark Aschâmy (l'éclair de la Syrie) : « Nous allâmes visiter Mozaffer-eddyn, afin de lui faire nos compléments de condoléance au sujet de la mort de son frère. Nous nous imaginions, trouver en lui de la tristesse, puisqu'il n'avait pas d'autre frère que le défunt, et ne possédait pas de fils dont la vue détournât sa pensée de cette perte. Mais il était livré à des soins qui l'empêchaient d'avoir besoin de consolations, étant occupé à prendre possession de ce qu'avait laissé le mort. Il était déjà établi dans la tente de son frère défunt, s'était saisi de la personne de plusieurs de ses émirs et les avait mis en prison. Il les taxa à une somme qui devait être payée immédiatement et ne leur accorda aucun répit. Parmi eux se trouvait Boldadjy, prince du château fort de Khoftyedzcân.[23] Mozaffer-eddyn envoya demandera Salah-eddyn la ville d'Arbil, offrant de renoncer à la possession de Harrân et d'Erroha (Edesse). Le sultan lui accorda en fief la première de ces villes, à laquelle il ajouta Chehrizour et ses dépendances, Derbend Karaboly[24] et les Bènou-Kifdjak. Après la mort de Zeyn-eddyn, les habitants d'Arbil écrivirent à Modjahid-eddyn Kaymaz, à cause de leur affection pour lui et de la bonne conduite qu'il avait tenue à leur égard, et le mandèrent, afin de le reconnaître pour roi. Mais ni lui, ni son souverain, l'atabek Izz-eddyn Maç’oud, fils de Maudoud, n'osèrent prêter les mains à cela, de peur de Salah-eddyn. Toutefois le principal motif qui fit qu'Arbil fut négligée par eux, ce fut qu’Izz-eddyn avait naguère fait arrêter Modjahid-eddyn.[25] Zeyn-eddyn se mit alors en possession d'Arbil. Dans la suite Izz-eddyn fit sortir de prison Modjahid-eddyn et l'investit des fonctions de son lieutenant, mais sans lui donner aucune autorité, car il plaça près de lui un homme qui avait été l'esclave de Modjahid-eddyn. Cet individu partageait l'autorité avec son ancien maître et le contrecarrait dans tout ce qu'il ordonnait. Modjahid-eddyn éprouva à cause de cela une violente colère, et lorsqu'il fut mandé à Arbil, il dit à quelqu'un en qui il avait confiance : « Je n'en ferai rien, de peur qu'un tel n'y exerce l'autorité et qu'il ne m'empêche d'y commander. » Mozaffer-eddyn se transporta dans Arbil, s'en empara et resta dans la gorge de la famille atabekienne comme un os qu'elle ne pouvait avaler. S'il plaît à Dieu, nous rapporterons ci-après ce qu'il fit à plusieurs reprises à l'égard des atabeks.

Dans cette année le fils de Henri (Ibn Arryc),[26] un des rois Francs, à l'occident de l'Andalous, s'empara de la ville de Silves (Chelb), une des grandes villes possédées par les Musulmans dans l'Andalous. La nouvelle de la prise de cette place arriva à l'émir Abou-Youçouf Yakoub, fils de Youçouf, fils d'Abd-Almoumen, souverain du Maghrib et de l’Andalous. Il partit à la tête de troupes nombreuses, se dirigea vers l'Andalous et traversa le détroit. Alors il expédia par la voie de nier un nombreux détachement de son armée, assiégea la ville de Silves et combattit vigoureusement la garnison qui s'y trouvait, jusqu'à ce qu'elle s'humiliât et implorât la vie sauve. Le sultan la leur ayant accordée, ils livraient la ville et retournèrent dans leur pays. Il fit marcher vers le pays des Francs une armée d'Almohades, accompagnée d'un corps d'Arabes. Ces forces conquirent quatre villes dont les Francs s'étaient emparés quarante années auparavant, et firent un grand carnage parmi ces derniers. Le roi chrétien de Tolède[27] craignit leur attaque et envoya demander la paix, que le sultan lui accorda pour un espace de cinq ans. Après la conclusion du traité Abou-Youçouf retourna à Maroc. Une fraction des Francs refusa d'être comprise dans la trêve et la désapprouva. Mais ils ne purent manifester leur opposition. En conséquence, ils restèrent dans l'attente jusqu'au commencement de l'année 590 (1194 J. C.), époque à laquelle ils se mirent en mouvement. Nous raconterons alors ce qui leur arriva, s'il plaît à Dieu.

ANNE 587 (29 JANVIER 1191 – 17 JANVIER 1192)

Au mois de rebi Ier (avril 1191), l'atabek Izz-eddyn Maç'oud, fils de Maudoud, fils de Zengui, prince de Mossoul, se mit en marche vers Djézireh-ibn Omar et l'assiégea. Le prince de cette ville, Sindjar-Chah, fils de Seyf-eddyn Ghâzy, fils de Maudoud, et neveu d'Izz-eddyn, se trouvait dans la place. Voici quel fut le motif du siège : Sindjar-Chah était fort enclin à vexer son oncle Izz-eddyn, à se mal conduire envers lui et à envoyer contre lui des messages à Salah-eddyn. Dans ces lettres, tantôt il s'exprimait ainsi : « Certes il veut attaquer tes États; » tantôt il disait : « Certes il écrit à tes ennemis et les excite à t'attaquer. » Sindjar-Chah donnait encore à son oncle d'autres sujets de mécontentement. Izz-eddyn supportait avec patience tous ces griefs pour plusieurs motifs, une fois en considération de la parenté, une autre fois dans la crainte que son neveu ne livrât Djeziret-ibn-Omar à Salah-eddyn. L’année précédente, le prince de cette ville était allé joindre Salah-eddyn, qui se trouvait alors devant Acre, parmi les autres souverains qui marchèrent à son secours. Il séjourna près de lui quelque peu de temps, après quoi il demanda la permission de s'en retourner dans ses Etats. Le sultan lui dit : « Nous avons près de nous un certain nombre de princes particuliers, et parmi eux, ton oncle Imad-eddyn, qui est moins puissant que toi; ton autre oncle Izz-eddyn, souverain de Mossoul, et autres villes, lequel, au contraire, est plus puissant. Quand tu auras ouvert cette porte, un autre t'imitera. » Sindjar-Chah ne fit pas attention aux paroles du sultan, et persévéra dans son dessein. Il y avait près de Salah-eddyn plusieurs habitants de Djézireh, qui étaient venus implorer assistance contre Sindjar-Chah, lequel les avait injustement traités, avait pris leurs richesses et leurs possessions. C'est pourquoi Sindjar-Chah redoutait le sultan; il ne cessa pas de demander la permission de s'en retourner, jusqu'au jour de la fête de la rupture du jeûne (1er chewâl) de l'année 586 (1er novembre 1190). Ce jour-là, dès l'aurore, il monta à cheval, se rendit à la tente de Salah-eddyn, après avoir permis à ses officiers de partir, ce qu'ils firent en compagnie des bagages, Sindjar-Chah restant avec un petit nombre de personnes. Ce prince étant donc arrivé à la tente du sultan, envoya demander l'autorisation d'entrer. Salah-eddyn avait passé la nuit en proie à la fièvre et était en transpiration. Il ne lui fut donc pas possible de donner audience à Imad-eddyn, et celui-ci demeura allant et venant à la porte de la tente, jusqu'à ce que le sultan lui accordât la permission d'entrer. Imad-eddyn lui adressa ses félicitations au sujet de la fête et s'approcha de lui, afin de lui faire ses adieux. Le sultan lui dit : « Nous ne savions pas combien tu étais fermement résolu de partir. Accorde-nous un répit jusqu'à ce que nous t’envoyions les présents habituels; car il n'est pas permis que tu nous quittes de la sorte, après avoir demeuré auprès de nous. » Sindjar-Chah ne revint pas de sa détermination, fit ses adieux au sultan et s'éloigna.

Or Taky-eddyn Omar, neveu de Salah-eddyn, s'était mis en marche de sa ville de Hama, avec ses troupes. Salah-eddyn lui écrivit pour lui ordonner de faire revenir Sindjar-Chah, qu'il le voulût ou non. Voici un récit qui m'a été fait par quelqu'un qui le tenait de la bouche de Taky-eddyn lui-même : « Je n'ai jamais vu (disait ce prince), d’homme semblable à Sindjar-Chah. Je le rencontrai à Akaba-Fyk[28] et je l'interrogeai touchant le motif de son départ. Il me fit une réponse évasive, mais je lui dis : « J'ai entendu parler de la chose; il ne convient pas que tu t'en retournes sans avoir reçu du sultan un habit d'honneur et un cadeau; par les fatigues que tu as supportées l'auraient été en pure perte. « Je le priai de revenir sur ses pas mais il ne m'écouta point et me parla comme si j'eusse été un de ses esclaves. Lorsque je vis cela, je lui dis : « Si tu reviens de bonne grâce, à merveille; sinon, je te ferai revenir par la force. » Alors il descendit de sa monture, prit le pan de ma robe et me dit: « J'implore ta protection. » Après quoi il se mit à pleurer. Je fus étonné de la sottise qu'il avait d'abord montrée et de l'humilité avec laquelle il s'abaissait ensuite. Il revint en ma compagnie et resta près de Salah-eddyn pendant plusieurs jours. » Le sultan écrivit à Izz-eddyn l'atabek, pour lui prescrire de se diriger contre Djézireh, de l'assiéger et de la prendre, lui ordonnant de plus d'envoyer des gens sur le chemin que devait suivre Sindjar-Chah lors de son retour, afin de se saisir de sa personne. Izz-eddyn craignait que Salah-eddyn n'agit ainsi que par ruse, afin de le déshonorer en lui faisant rompre le traité existant entre son neveu et lui. Il ne fit donc rien de ce qui lui était commandé; mais il envoya dire au sultan : « Je veux un ordre écrit de la propre main, et un diplôme de toi, m'accordant la possession de Djézireh. » Des ambassadeurs allèrent et vinrent à ce sujet, jusqu'à ce que l'année 586 (8 février 1190-28 janvier 1191) fût écoulée, et que la suivante commençât. Alors une convention fut arrêtée entre les deux parties. En conséquence, Izz-eddyn marcha vers Djézireh, l'assiégea un peu plus de quatre mois, dont le dernier fut le mois de chaban (21 août-21 septembre 1191), et ne la prit pas. Mais un accord fut conclu entre lui et Sindjar-Chah, par l'entremise de l'ambassadeur de Salah-eddyn, car le sultan avait envoyé à l'atabek, après qu'il se fût mis en marche contre Djézireh, un message ainsi conçu : « Le prince de Sindjar, celui d'Arbil et d'autres encore, ont intercédé en faveur de Sindjar-Chah. » La paix fut donc arrêtée, à la condition qu'Izz-eddyn posséderait la moitié des dépendances de Djézireh, dont l'autre moitié, avec la ville elle-même, resterait à Sindjar-Chah. Izz-eddyn retourna à Mossoul, dans le mois de chaban. Dans la suite Salah-eddyn s'exprimait ainsi : « Lorsqu'on médisait au sujet d'un individu quelque méchanceté et que je venais ensuite à voir cette personne, je reconnaissais toujours qu'il y avait de l'exagération dans ce qu'on m'avait rapporté. J'en excepte toutefois Sindjar-Chah, car on me rapportait à son égard des choses que je pensais exagérées; mais lorsque j'ai eu vu ce prince, ce qu'on m'avait dit à son sujet m'a paru peu de chose (auprès de la réalité).

Dans le mois de safari (mars 1191), Taky-eddyn se mit en marche vers les villes du Djézireh, Harrân et Erroha, que son oncle Salah-eddyn, après les avoir, reprises à Mozaffer-eddyn, lui avait données en fief, par surcroît de ce qu'il possédait en Syrie. Le sultan était convenu avec lui qu'il distribuerait le pays aux troupes, à titre de fiefs, et qu'il reviendrait ensuite le trouver avec ces mêmes troupes, afin que Salah-eddyn fût fortifié par elles contre les Francs. Quand Taky-eddyn eut passé l’Euphrate, et qu'il eut mis ordre aux affaires du pays, il se rendit à Meïafarékïn, ville qui lui appartenait. Lorsqu'il y fut arrivé, il sentit renaître en lui le désir de s'emparer des places avoisinantes; il se dirigea donc vers la ville de Hâny,[29] dans le Diarbecr, l'assiégea et s'en rendit maître. Il avait près de lui sept cents cavaliers. Quand Seyf-eddyn Bectimour, prince de Khélath, apprit la conquête de Hâny par Taky-eddyn, il rassembla ses troupes, au nombre de quatre mille cavaliers, et marcha contre lui. Les deux armées, s'étant rencontrées, en vinrent aux mains. Celle de Khélath ne tint pas ferme devant Taky-eddyn, et elle fut mise en déroute. Taky-eddyn la poursuivit et envahit le territoire ennemi. Bectimour avait fait arrêter Medjd-eddyn, fils de Réchyk, vizir de son (ancien) maître Chah-Armen, et l’avait emprisonné dans un château fort de ce pays-là. Après sa défaite, il écrivit au commandant de la garnison, pour lui: ordonner de mettre à mort Ibn-Réchyk. Lorsque le courrier porteur de l'ordre parvînt à sa destination, Taky-eddyn avait déjà mis le siège devant la place. Il intercepta la lettre, s'empara de la forteresse et mit en liberté Ibn-Réchyk. Après quoi il marcha vers Khélath et l'assiégea. Il n'avait pas près de lui un grand nombre de troupes; il ne remporta pas le succès qu'il avait en vue, et s'éloigna de Khélath. Il se dirigea contre Melazkerd, l'assiégea et en resserra de très près la garnison; son séjour devant cette place se prolongea. La situation des assiégés étant devenue pénible, ils demandèrent à Taky-eddyn de leur accorder un délai d'un certain nombre de jours. Il consentit à leur prière. Mais il tomba malade et mourut deux jours avant l'expiration du terme fixe. Les troupes assiégeantes s'éloignèrent de la place; le fils et les compagnons de Taky-eddyn transportèrent son corps à Meïafarékïn.[30] Quant à Bectimour, son pouvoir redevint fort et son autorité fut affermie, après qu'elle eut été sur le point de prendre fin. Cet événement peut être mis au nombre de ceux où le salut succède à l’affliction, car Ibn-Réchyk échappa à la mort, et Bectimour, au sort qui le menaçait de se voir enlever son royaume.

Des secours arrivèrent par la voie de mer aux Francs campés devant Acre. Le premier chef franc qui arriva était Philippe, roi de France et l'un des plus nobles souverains chrétiens, quoique son royaume ne fût pas étendu. Son arrivée près d'Acre eut lieu le 12 de rebi Ier (9 avril 1191); il n'était pas accompagné d'un aussi grand nombre de troupes que les Chrétiens se l'étaient imaginé, n'ayant avec lui que six très grands navires de charge. Néanmoins les âmes de ceux des Francs qui-se trouvaient devant Acre furent fortifiées par sa venue, et ils montrèrent une plus grande ardeur pour combattre les Musulmans de la garnison. Salah-eddyn se trouvait à Chafra'amm;[31] chaque jour il montait à cheval et se portail contre les Francs, afin de les empêcher, en les combattant, de donner l'assaut à la ville. Il envoya un message à l'émir Oçama, gouvernent de Beyrouth, lui prescrivant d'équiper les galères et les navires qu'il avait près de lui, de les remplir de combattants et de leur faire prendre la mer, afin d'empêcher les Francs de se rendre à Acre. Oçama, se conformant à ces ordres, fit partir les galères, qui rencontrèrent cinq vaisseaux remplis de soldats du roi d'Angleterre,[32] le Franc. Celui-ci les avait expédiés en avant, tandis qu'il restait en arrière, dans l'île de Chypre, afin d'en faire la conquête. Les galères des Musulmans engagèrent le combat contre les vaisseaux des Francs, remportèrent la victoire sur ceux-ci, ils firent prisonniers et pillèrent leurs vivres, leurs marchandises et leurs espèces monnayées. Quant à l'équipage, il fut réduit en captivité. Salah-eddyn écrivit aussi à ceux de ses lieutenants qui se trouvaient à Zyb, pour leur ordonner d'agir de même, ce qu'ils firent.

Cependant les Francs campes devant Acre s'attachaient à combattre la garnison de la place, et dressèrent contre celle-ci sept mangonneaux, le 4 de djoumada Ier (30 mai 1191). Salah-eddyn, ayant vu cela, quitta Chafra'amm et campa près d'eux, afin que son armée ne fût pas fatiguée chaque jour en s'avançant contre l'ennemi et en s'éloignant de lui. Il se tint près d'eux, et toutes les fois qu'ils faisaient un mouvement pour combattre, il montait à cheval et les attaquait derrière leur fossé. Ils étaient occupés à lui résister, et la garnison de la ville se trouvait alors soulagée d'autant, Le roi d'Angleterre arriva le 13 de djoumada Ier (8 juin 1191), après s'être emparé sur son chemin de l'île de Chypre, et l'avoir enlevée aux Grecs. En effet, lorsqu'il était arrivé près de cette île, il avait usé de perfidie envers son souverain et l'avait conquise entièrement. Ce fut là un accroissement pour son pouvoir et une augmentation de force pour les Francs. Lorsque le roi d'Angleterre en eut fini avec l'île de Chypre, il en partit pour aller joindre ceux des francs qui se trouvaient devant Acre. Il arriva près d'eux, avec vingt-cinq grandes galères, remplies d'hommes et de richesses. Par suite de son arrivée la méchanceté des Francs devint grande, et le mal qu'ils causaient aux Musulmans redoubla; car c'était l'homme le plus remarquable de son temps par sa bravoure, sa ruse, son activité, sa patience. A cause de lui les Musulmans furent éprouvés par une calamité qui n'avait pas sa pareille. Quand on eut reçu la nouvelle de sa venue, Salah-eddyn ordonna d'équiper un grand vaisseau de charge, rempli d'hommes, d'instruments de guerre et de vivres. On l'équipa et on le fit partir de Beyrouth; il s'y trouvait sept cents combattants. Le roi d'Angleterre rencontra ce navire et l'attaqua. Ceux, qui étaient à bord supportèrent courageusement le choc; quand ils désespérèrent de leur salut, le chef de l'équipage, nommé Yakoub Alhaleby (l'Alépin), chef des djândâr,[33] descendit jusqu'au fond du vaisseau, y fit une large ouverture et le submergea, de peur que les francs ne s'emparassent des gens qui le montaient et des provisions qu'ils avaient avec eux. Tout ce qu'il renfermait fut englouti.

Acre avait besoin d'hommes, à cause de ce que nous avons rapporté touchant le motif de leur diminution. Les Francs, de leur côté, construisirent des tours roulantes, avec lesquelles ils s'avancèrent vers la place. Les Musulmans en brûlèrent une partie et prirent le reste. Après cela, les Francs construisirent des béliers, avec lesquels ils assaillirent la ville. Les Musulmans firent une sortie, les combattirent à l'extérieur des murailles et s'emparèrent de ces béliers. Quand les Francs virent que tout cela ne leur servait de rien, ils élevèrent un monticule de terre, grand et de forme allongée, et ne cessèrent pas de le rapprocher de la ville, jusqu'à ce qu'il en fût arrivé à la distance d'une demi-portée d'arc. Ils combattirent à l'abri de ce monticule, sans que la place assiégée pût leur causer le moindre mal. Les Musulmans ne trouvaient aucune ressource à employer contre cet engin de guerre, soit le feu, soit quelque autre moyen. Alors l'affliction des Musulmans d'Acre devint très grande, et ils envoyèrent annoncer à Salah-eddyn la situation on ils se trouvaient. Mais il ne put leur être d'aucune utilité.

Le vendredi 17 de djoumada second (12 juillet 1101) les Francs s'emparèrent de la ville d'Acre. La première cause de faiblesse qui atteignit la population de cette ville fut celle-ci : L'émir Seyf-eddyn Aly, fils d'Ahmed Alhaccâry, surnommé Almechtoub (le Balafré), était dans la place, avec un certain nombre d'émirs, dont il était le plus distingué et le plus puissant. Or il alla vers le roi de France, lui offrant de rendre la ville, avec ce qu'elle renfermait, à condition qu'il relâcherait les Musulmans assiégés, et leur permettrait de rejoindre leur souverain. Le roi chrétien ne consentit pas à cette demande, et Aly, fils d'Ahmed, retourna dans la place. Mais les habitants de celle-ci furent affaiblis, leurs âmes perdirent toute énergie, toute vigueur, et le souci de leur conservation les occupa exclusivement. Deux (trois) émirs parmi ceux qui se trouvaient dans Acre, ayant vu comment les Francs avaient traité Almechtoub et qu'ils n'avaient pas consenti à lui accorder une capitulation, profitèrent de la nuit (littéralement : se servirent de la nuit en guise de chameau), montèrent à nord d'une petite galère, partirent à l'insu de leurs compagnons et rejoignirent l'armée des Musulmans. C'étaient Izz-eddyn Arsal Alaçady, le fils d'Izz-eddyn Djaouély, Sonkor Alouichâky, et d'autres encore. Le matin arrivé, lorsque les défendeurs d'Acre s'aperçurent de cela, leur faiblesse en augmenta considérablement, et ils se tinrent assurés de périr. De leur côté, les Francs envoyèrent un message à Salah-eddyn pour traiter de la reddition de la ville. Il y consentit aux conditions suivantes: le sultan relâchera un nombre de prisonniers francs égal à celui des habitants de la ville, afin que les Francs relâchent ces derniers; il remettra aux Chrétiens la croix. Mais l'ennemi ne s'étant pas contenté des conditions qu'on lui offrait, Salah-eddyn envoya un message aux Musulmans d'Acre, pour leur ordonner de sortir de la place en une seule troupe, en y laissant tout ce qui s'y trouvait, de suivre le bord de la mer et de charger tous ensemble l'ennemi. Il leur promettait de se porter avec ses troupes vers le côté par lequel ils sortiraient, afin d'y combattre les Francs et de permettre ainsi à la garnison de le rejoindre. Elle commença ce mouvement; mais chacun des guerriers qui la composaient s'étant occupé d'emporter ce qu'il possédait, elle n'eut terminé cette besogne qu'après le lever de l’aurore. La résolution qu'on avait prise manqua, par le seul fait de l'apparition du jour. Le matin arrivé, la garnison se vit dans l'impuissance de défendre la place. Les Francs s'avancèrent contre elle avec toutes leurs forces. Les habitants se montrèrent sur la muraille, agitant leurs étendards, afin que les Musulmans les vissent, car c'était le signal convenu toutes les fois qu'ils se trouvaient clans une situation dangereuse. A cette vue les Musulmans se mirent à pleurer, à gémir, à se lamenter; en même temps ils firent une charge contre les Francs de tous les côtés à la fois, s'imaginant que ceux-ci seraient par là détournés d'attaquer les défenseurs d'Acre. Salah-eddyn les excitait et se montrait au premier rang. Les Francs avaient quitté leurs retranchements et s'étaient dirigés du côté de la ville. Les Musulmans approchèrent de ces retranchements, jusqu'au point d'être près de les franchir malgré l'ennemi, et de passer celui-ci au fil de l'épée. Mais l'alarme ayant été donnée, les Francs revinrent sur leurs pas, après avoir laissé vis-à-vis de la garnison des gens chargés de la combattre, et repoussèrent l'armée musulmane.

Quand Almechtoub vit que Salah-eddyn ne pouvait être d'aucune utilité aux assiégés, ni écarter d'eux aucun dommage, il alla de nouveau trouver les Francs, et convint avec eux de la reddition de la ville, dont les habitants sortiraient, la vie et les richesses sauves. Il leur offrit en retour deux cent mille dinars, cinq cents prisonniers choisis parmi les gens notables, la restitution de la croix, et enfin quatorze mille pièces d'or pour le marquis, prince de Tyr. Ils consentirent à ces propositions, jurèrent à Almechtoub de les observer et de lui laisser un délai de deux mois pour se procurer l'argent et les prisonniers. Lorsqu'ils lui eurent prêté ce serment, il leur livra la ville, où ils entrèrent par capitulation. Mais dès qu'ils en furent maîtres, ils usèrent de perfidie, s'emparèrent des Musulmans qui s'y trouvaient et de leurs richesses, et les mirent en prison, publiant qu'ils agissaient ainsi pour se faire remettre ce qui leur avait été offert. Ils envoyèrent un message à Salah-eddyn pour l'inviter à expédier l'argent, les prisonniers et la croix, afin qu'ils relâchassent leurs captifs. Le sultan commença à rassembler l'argent. Il n'en avait pas, car il dépensait au fur et à mesure qu'elles lui arrivaient toutes les sommes provenant de l'impôt des provinces. Quand il eut réuni cent mille pièces d'or, il convoqua les émirs et leur demanda conseil. Ils lui conseillèrent de ne rien envoyer qu'il n'eût auparavant fait jurer de nouveau par les Francs de remettre en liberté ses soldats, et que les Templiers ne se fussent rendus garants de ce serment; car ce sont des hommes pieux et qui approuvent la fidélité à tenir sa parole. Salah-eddyn leur adressa un message à ce sujet. Les templiers répondirent: « Nous ne jurerons pas et nous ne nous porterons pas garants, car nous craignons la perfidie de ceux qui nous accompagnent. » Les rois francs dirent : « Quand vous nous aurez livré l'argent, les prisonniers et la croix, il nous appartiendra de choisir parmi ceux que nous retenons captifs. » Salah-eddyn connut alors leur projet d'user de perfidie; il ne leur envoya rien; mais il renouvela son message et leur fit dire : « Nous vous remettrons cet argent, les captifs et la croix, et nous vous donnerons des otages pour le reste; mais vous relâcherez, nos gens; les Templiers se porteront garants de la sûreté des otages et jureront qu'on se conduira fidèlement à leur égard. » Les rois francs répliquèrent : « Nous ne prêterons pas de serment; mais envoie-nous les cent mille pièces d'or que tu as recueillies, les prisonniers et la croix; nous relâcherons parmi vos gens qui nous voudrons et nous laisserons en prison qui nous voudrons, jusqu'à ce qu’arrive le complément de la somme. » L'on connut alors leur perfidie, car ils auraient relâché les valets de l'armée, les pauvres, les Kurdes et ceux dont on ne se souciait pas, auraient retenu près d'eux les émirs, les gens riches, et leur auraient demandé une rançon. Le sultan ne voulut pas consentir. Le mardi 27 de redjeb (20 août 1191) étant arrivé, les Francs montèrent à cheval et sortirent de la ville, cavaliers et fantassins. Les Musulmans se portèrent à cheval à leur rencontre et les chargèrent. Les Chrétiens furent mis en déroute et abandonnèrent leurs positions. On vit alors que la plupart des Musulmans qui se trouvaient retenus prisonniers près d'eux étaient massacrés. L'ennemi les avait passés au fil de l’épée, n'épargnant que les émirs, les commandants et ceux qui possédaient de l'argent. Ils tuèrent les autres, appartenant au gros de l'année, et ceux qui n'avaient pas d'argent. Quand Salah-eddyn eut vu cela, il disposa à sa guise des sommes qu'il avait rassemblées, et renvoya à Damas les prisonniers et la croix.

Lorsque les Francs, eurent achevé de mettre ordre à ce qui concernait Acre, ils sortirent de celle ville, le 28 de redjeb (21 août 1191), et se dirigèrent le premier de chaban (31 août) vers Heyfa. Le long du rivage de la mer, dont ils ne s'écartèrent pas. A la nouvelle de leur départ, Salah-eddyn fit proclamer dans son arrivée l'ordre de décamper, ce qui fut exécuté. Ce jour-là l'avant-garde avait pour chef Almélic Alafdhal, fils de Salah-eddyn, accompagné de Seyf-eddyn Ayazcouch,[34] d'Izz-eddyn Djourdyc et d'un certain nombre des plus braves émirs. Ils incommodèrent les Francs dans leur marche, et firent pleuvoir sur eux une si grande quantité de dards, que peu s'en fallut que le soleil n'en fût obscurci. Ils tombèrent sur l'arrière-garde des Francs, en tuèrent une partie et en firent une autre partie prisonnière. Alafdhal envoya demander du secours à son père et lui fit connaître l'état des choses. Le sultan ordonna aux troupes de se porter vers son fils; mais elles s'excusèrent par la raison qu'elles n'étaient point parties avec leur attirail de guerre, ne s'étant préparées que pour une marche et rien de plus. Le secours demandé manqua de la sorte. D'un autre côté, le roi d'Angleterre revint sur ses pas vers l'arrière-garde des Francs, la protégea et rallia toutes leurs forces. L'ennemi poursuivit sa marche jusqu'à ce qu'il fût arrivé à Heyfa, où il campa; les Musulmans campèrent à Keymoun, bourg situé dans son voisinage. Les Francs firent venir d’Acre l'équivalent de ce qui leur avait été tué ou fait prisonnier ce jour-là, et un nombre de chevaux égal à celui qui avait péri. Après quoi ils marchèrent vers Kaïcâriye, ayant sur leurs flancs l'armée musulmane, qui leur enlevait tous ceux dont elle pouvait s'emparer et les mettait à mort, car Salah-eddyn avait juré de ne s'emparer d'aucun d'entre eux sans lui ôter la vie, en représailles des Musulmans de la garnison d'Acre qu'ils avaient massacrés. Lorsque les Francs approchèrent de Kaïcâriye, les Musulmans s'attachèrent à eux, les combattirent avec la plus grande vigueur et remportèrent sur eux un succès signale. Les Chrétiens campèrent près de la place, et les Musulmans passèrent la nuit dans leur voisinage. Après que les Chrétiens eurent assis leur camp, un corps d'entre eux en sortit et s'éloigna du gros de leurs forces. Les Musulmans places à l'avant-garde tombèrent sur eux, en tuèrent ou en prirent une partie. De Kaïcâriye, les Francs se portèrent sur Arsouf, où les Musulmans les avaient précédés, car il ne leur avait pas été possible de marcher sur leurs flancs, à cause du peu de largeur du chemin. Dès que les Francs furent arrivés près d'eux, les Musulmans les chargèrent avec une impétuosité admirable, et les poussèrent jusqu'à la mer, où plusieurs se jetèrent. Beaucoup d'entre eux furent tués. Quand les Francs virent cela, ils se réunirent et les chevaliers chargèrent les Musulmans comme un seul homme. Ceux-ci tournèrent le dos, sans s'inquiéter les uns des autres, beaucoup de cavaliers et de gens du commun avaient pris l'habitude de se tenir pendant le combat proche du champ de bataille. Ce jour-là ils s'étaient conformés à cette coutume. Lorsque les Musulmans eurent pris la fuite, un grand nombre de ces individus furent tués. Les fuyards se retirèrent au centre, où se trouvait Salah-eddyn. Si les Francs avaient su que c'était là une véritable déroute, ils les auraient poursuivis, la débandade aurait continué et les Musulmans auraient péri. Mais il y avait dans le voisinage de ceux-ci une forêt très touffue,[35] où ils entrèrent. Les Francs, s'imaginant que c'était là une ruse de guerre, s'en retournèrent, et la détresse où se trouvaient les Musulmans prit fin. Parmi les Francs un puissant comte, un de leurs chefs, fut tué; les Musulmans, de leur côté, perdirent un esclave (mamlouk) de Salah-eddyn, nommé Ayâz le Long, qui était au nombre des hommes célèbres par leur bravoure et leur ardeur; il n'avait pas son pareil dans ce temps-là.

Les Francs ayant mis pied à terre, les Musulmans firent de même, mais sans cesser de tenir leurs chevaux par la bride. Les Chrétiens marchèrent ensuite vers Jaffa, où il ne se trouvait aucun Musulman. Ils campèrent près de cette place et s'en rendirent maîtres. Après la déroute des Musulmans à Arsouf, Salah-eddyn prit la route de Ramla, où il se réunit à ses bagages, convoqua les émirs et leur demanda conseil touchant la conduite qu'il avait à tenir. Ils lui conseillèrent de démolir Ascalon et lui dirent: « Tu as vu ce qui nous est arrivé hier. Quand les Francs parviendront à Ascalon, que nous leur ferons tête pour les repousser de cette ville, ils nous attaqueront sans aucun doute, afin de nous en éloigner, et camperont devant la place. Lorsqu'il en sera ainsi, nous nous trouverons derechef dans le même état où nous nous sommes vus près d'Acre, et notre position sera pénible, car l'ennemi a été fortifié par la prise d'Acre, des armes et autres objets qu'elle renfermait, tandis que nous avons été affaiblis par les pertes que nous avons faites. Il ne s'écoulera pas un long espace de temps avant que nous ayons reconstruit une autre ville. » L'âme du sultan ne consentit pas à la démolition d'Ascalon. Il invita les Musulmans à se renfermer dans cette place et à la défendre. Mais personne ne répondit à son appel, et tout le monde lui dit : « Si tu veux la défendre, entres-y avec nous ou fais-y entrer un de tes fils aînés; sans quoi nul d'entre nous ne s'y renfermera, de peur qu'il ne nous arrive ce qui est arrivé aux habitants d'Acre. » Quand Salah-eddyn vit que la situation était telle, il marcha vers Ascalon et ordonna de la démolir, ce qui fut fait le 19 de chaban (11 septembre 1191). On jeta dans la mer les pierres de la ville. Il périt dans celle-ci des choses qu'il est impossible de compter, en fait de richesses et de provisions appartenant au sultan et à ses sujets; ses vestiges eux-mêmes furent effacés, de sorte qu'il ne resta plus aux Francs le moindre désir de l'attaquer. Lorsque l'ennemi apprit la nouvelle de la destruction d'Ascalon, il s'arrêta dans la position qu'il occupait, et ne continua pas sa marche vers cette ville.

Quand les Francs se furent emparés d'Acre, le marquis avait reconnu chez le roi d'Angleterre de la perfidie à son égard, et il s'était enfui d'auprès de lui dans la ville de Sour, qui lui appartenait. Or c'était l'homme le plus remarquable des Francs par sa prudence et sa bravoure, et toutes les guerres qui venaient d'avoir lieu, c'était lui qui les avait excitées. Après qu'Ascalon eut été détruit, il envoya dire au roi d'Angleterre : « Il ne convient pas à un homme tel que toi d'être roi et de commander aux troupes. Tu entends rapporter que Salah-eddyn détruit Ascalon et tu restes immobile. O ignorant! quand tu as appris qu'il avait commencé de la démolir, tu aurais dû marcher en toute hâte contre lui, tu l'aurais fait décamper d'Ascalon et tu t'en serais emparé sans peine, sans avoir de combat à livrer ou de siège à entreprendre. Certes, le sultan n'a ruiné Ascalon que parce qu'il est incapable de la défendre. Par la vérité du Messie, si j'avais été près de toi, Ascalon serait aujourd'hui entre nos mains, on n'en aurait pas détruit une seule tour. »

Lorsqu’Ascalon eut été démoli, Salah-eddyn en décampa le 2 du mois du ramadhan (23 septembre 1191), et marcha vers Ramla, dont il détruisit la citadelle, ainsi que l'église de Loudd (Lydda). Pendant qu'il séjournait, occupé de la démolition d'Ascalon, les troupes, sous la conduite d'Almélic Aladil Abou-Bekr, fils d'Ayoub, se tenaient vis-à-vis des Francs. Salah-eddyn se porta ensuite vers Kouds (Jérusalem), après la démolition de Ramla, examina la ville, ce qu'elle renfermait d'armes et de provisions, mit ordre à tout ce qui la concernait et à tout ce dont elle avait besoin, et revint au camp le 8 de ramadhan (29 septembre 1191). Vers le même temps le roi d'Angleterre sortit de Jaffa, accompagné de plusieurs des Francs du camp, ils furent rencontrés par un certain nombre de Musulmans, qui leur livrèrent un combat acharné. Le roi d'Angleterre fut sur le point d'être fait prisonnier; mais un des siens le délivra en se sacrifiant pour lui. Le roi s'échappa et cet homme fut pris. Dans ces jours-là également eut lieu une rencontre entre un détachement de Musulmans et un autre de Francs, dans laquelle les premiers remportèrent la victoire.

Lorsque Salah-eddyn vit que les Francs se tenaient dans Jaffa sans la quitter, et qu'ils avaient commencé à rebâtir cette ville, il décampa vers Natroun,[36] le 13 de ramadhan (4 octobre 1191), et y dressa ses tentes. Le roi d'Angleterre lui envoya un message pour demander une trêve. Les ambassadeurs allaient et venaient vers Almélic Aladil Abou-Bekr, fils d’Ayoub, frère de Salah-eddyn. Il fui convenu que le roi d'Angleterre marierait sa sœur à Aladil, qu’Alkouds et ce que les Musulmans possédaient sur le littoral de la Syrie appartiendraient à Aladil ; qu'Acre et les villes qui se trouvaient entre les mains des Francs seraient données à la sœur du roi d'Angleterre, en sus d'un royaume qu'elle possédait au delà des mers, et dont elle avait hérité de son (défunt) mari; enfin, que les Templiers donneraient leur assentiment aux conditions arrêtées. Aladil exposa ces conventions à Salah-eddyn, qui y consentit; mais quand cette nouvelle fut connue, les prêtres, les évêques et les moines se rassemblèrent près de la sœur du roi d'Angleterre et lui adressèrent des reproches à ce sujet. En conséquence, elle refusa son consentement. On dit que l'obstacle fut tout autre, et Dieu sait le mieux ce qu'il en est. Aladil et le roi d'Angleterre eurent dans la suite des entrevues et s'entretinrent de la paix. Ce dernier prince pria Aladil de lui faire entendre le chant des Musulmans. Aladil fit paraître devant lui une chanteuse qui s'accompagnait sur la guitare. Elle chanta devant le roi d’Angleterre, qui en fut très satisfait. Mais la paix ne fut pas conclue entre les deux princes. Le roi d'Angleterre agissait de la sorte par ruse et par perfidie

Les Francs témoignèrent ensuite la résolution de se porter sur Jérusalem. Salah-eddyn marcha vers Ramla, avec peu de monde, et laissa ses bagages à Natroun. Il s'approcha des Francs et resta vingt jours à les attendre, sans qu'ils bougeassent. Pendant ce temps, il y eut entre les deux troupes un certain nombre de rencontres, dans chacune desquelles les Musulmans remportaient la victoire sur les Francs. Salah-eddyn retourna ensuite à Natroun, et les Francs décampèrent de Jaffa vers Ramla, le 3 de dsou’lkada (22 novembre 1191), avec l'intention de marcher vers Jérusalem. Les deux armées s'approchèrent l'une de l'autre, la situation devint grave et les précautions redoublèrent. A toute heure on entendait retentir dans les deux camps le cri annonçant l'attaque.[37] A cause de cela, ils éprouvèrent une extrême incommodité. L'hiver s'approchait, et les boues et les pluies séparèrent les deux armées.

Lorsque Salah-eddyn vit que l'hiver avait fait son apparition, que les pluies se suivaient sans interruption, qu'à cause d'elles les gens se trouvaient dans la détresse et l'embarras, qu'ils éprouvaient une fatigue continuelle par suite de la violence du froid, du poids de leurs armes et de leurs veilles (or une grande partie des soldats avaient fait une longue campagne) ; alors, dis-je, il leur permit de retourner dans leur pays pour reprendre haleine et faire reposer leurs montures. Quant à lui, il partit pour Jérusalem, accompagné de ceux qui étaient restés près de lui. Ils se logèrent tous à l'intérieur de la ville et se délassèrent des fatigues qu'ils avaient endurées. Le sultan se logea dans la maison dite alakça, qui avoisine l'église de Komâma.[38] Il fut rejoint par une armée arrivant d'Egypte, dont le chef était l'émir Abou'l-Heydja le Gros. Les âmes des Musulmans reprirent du courage à Jérusalem. Les Francs marchèrent de Ramla vers Natroun, le 3 de dhou’lhiddjeh (23 décembre 1191), avec l'intention de se porter sur Jérusalem. Il y eut entre eux et l'avant-garde des Musulmans des rencontres, dans une desquelles les Musulmans firent prisonniers cinquante et quelques chevaliers d'entre les Francs, renommés et braves. Après son entrée dans Jérusalem, Salah-eddyn avait ordonné d'en réparer les murailles et d'en renouveler toute la portion qui se trouvait dévorée par le temps. Il consolida l'endroit par lequel il s'était rendu maître de la ville et le raffermit, ordonna de creuser un fossé en dehors de l’avant-mur, et confia chaque tour à un émir chargé de prendre soin de la construction. Son fils Alafdhal construisit depuis les environs de la porte de la colonne jusqu'à la porte de la miséricorde. L'atabek Izz-eddyn Maç'oud, prince de Mossoul, envoya une troupe de carriers (?) d'entre ceux qui possédaient une grande habileté dans l'art de tailler les pierres. Ils construisirent pour lui en cet endroit une tour et une courtine; tous les émirs firent de même. Ensuite les pierres manquèrent aux travailleurs. Salah-eddyn montait à cheval et transportait lui-même les pierres sur sa monture, de distances éloignées. L'armée imitait son exemple. De cette sorte, en un seul jour, on réunissait auprès des travailleurs des matériaux qu'ils employaient plusieurs jours à mettre en œuvre.

Le 20 de dhou’lhiddjeh (8 janvier 1192), les Francs retournèrent à Ramla, par la raison que voici : Ils tiraient du littoral tout ce qu'ils voulaient; mais quand ils s'en furent éloignés, les Musulmans se mirent à faire des courses contre les gens qui leur apportaient des provisions, interceptèrent le chemin et mirent au pillage les convois. Mais le roi d'Angleterre dit aux Francs de Syrie qui l'accompagnaient : « Tracez-moi une représentation de la ville de Jérusalem, car je ne l'ai pas vue. On lui en dressa un plan. Il aperçut la vallée qui l'entoure, à l'exception d'un petit espace, du côté du nord, et fit des questions au sujet de cette vallée et de sa profondeur. On lui apprit qu'elle était profonde et difficile à traverser, et il dit : « C'est une ville qu'il n'est pas possible d'assiéger tant que Salah-eddyn restera en vie et que les Musulmans seront d'accord entre eux, car si nous campons du côté le plus rapproché de la place, les autres côtés ne seront pas assiégés; les hommes, les provisions et ce dont ils auront besoin entreront par ces endroits-là. Que si nous nous divisons, qu'une partie d'entre nous campe de ce côté-ci de la vallée, et une portion de cet autre côte, Salah-eddyn rassemblera son armée, et en viendra aux mains avec un des deux détachements; il ne sera pas possible à l'autre de secourir ses camarades, car s'il abandonnait ses quartiers, les Musulmans de la ville feraient une sortie et mettraient au pillage ce qu'ils renfermeraient. Si, au contraire, il y laissait des gens pour les défendre et se portait vers ses camarades, avant qu'il se fût tiré de la vallée et qu'il les eût rejoints, Salah-eddyn aurait eu le temps de se débarrasser de ceux-ci. Et cela, sans parler des difficultés que nous aurions à surmonter pour faire arriver les vivres et les provisions dont nous aurions besoin. » Le roi d'Angleterre ayant ainsi parlé aux siens, ils reconnurent sa sincérité, virent combien leurs approvisionnements étaient peu considérables, et ce que les gens qui les apportaient avaient à endurer de la part des Musulmans. Ils conseillèrent donc au roi d'Angleterre de retourner à Ramla, et s'en revinrent frustrés et déçus. Mo’izz eddyn Kaïssar-Chah, fils de Kilidj-Arslan, souverain de l'Asie Mineure, vint trouver Salah-eddyn, dans le mois de ramadhan (22 septembre –— 21 octobre 1191). Voici quel fut le motif de son arrivée : Son père, Izz-eddyn Kilidj-Arslan, ayant partagé ses Etats entre ses fils, avait donné à celui dont il vient d'être question la ville de Malatia, et celle de Syouas à son autre fils, Kotb-eddyn Mélik-Chah. Ce dernier se saisit de la personne de son père, le retint en prison, lui enleva toute autorité, l'obligea de reprendre Malatia à son frère et de la lui livrer. Mo’izz eddyn conçut des craintes et alla trouver Salah-eddyn, afin de se réfugier près de lui et d'obtenir son appui. Le sultan le reçut avec honneur et lui fit épouser la fille de son frère Aladil. Kotb-eddyn se vit par là empêché d'attaquer Mo’izz eddyn, qui retourna à Malatia, dans le mois de dsou’lkada (20 novembre –— 19 décembre 1191). Quelqu'un en qui j'ai confiance m'a fait le récit suivant: « Jai vu Salah-eddyn, au moment où il venait de monter à cheval pour aller faire ses adieux à ce Mo’izz eddyn. Ce dernier mit pied à terre devant lui; Salah-eddyn fit de même et prit ainsi congé de lui. Lorsqu'il voulut remonter à cheval, Mo’izz eddyn l'aida, et lui tint l'étrier. Ce fut Ala-eddyn Khorrem-Chah, fils d'Izz-eddyn, prince de Mossoul, qui arrangea les vêtements du sultan sous celui-ci. Je fus étonné de ce spectacle, continue le narrateur et je me dis : O fils d'Ayoub,[39] tu ne t'inquiètes pas de quel genre de mort tu périras. Le roi seldjoukide te tient l'étrier, ainsi que le fils de l'atabek Zengui. »

Dans cette même année moururent : Hoçam-eddyn Mohammed, fils d'Omar, fils de Ladjyn, et neveu de Salah-eddyn par sa mère, et Alem-eddyn Soleïman, fils de Djandar, qui était aussi au nombre des principaux émirs de Salah-eddyn. Au mois de redjeb (25 juillet –— 23 août 1191) mourut Assafy, fils d'Alkabidh, qui était gouverneur de Damas pour Salah-eddyn, et jouissait d'une certaine autorité dans toute l'étendue des possessions du sultan

ANNE 588 (1192 DE J. C.)

Au mois de moharrem (18 janvier –— 16 février 1192), les Francs décampèrent dans la direction d’Ascalon, et entreprirent de rebâtir cette ville, pendant que Salah-eddyn se trouvait à Jérusalem. Le roi d'Angleterre marcha, avec un petit détachement, d'Ascalon vers l'avant-garde des Musulmans, et la rencontra. Un combat acharné s'engagea entre les deux troupes, qui satisfirent leur haine réciproque. Durant le temps du séjour de Salah-eddyn à Jérusalem, ses détachements ne cessèrent pas de se porter contre les Francs. Tantôt ils en venaient aux mains avec un corps de ceux-ci, tantôt ils leur coupaient les vivres. Parmi ces détachements il y en avait un dont le chef était Faris-eddyn Meymoun Alkasry, un des généraux des mamlouks de Salah-eddyn. Il marcha contre une grande caravane appartenant aux Francs, la prit et pilla ce qui s'y trouvait

Le 13 de rebi second (29 avril 1192), fut tué le marquis, le Franc, prince de Sour, qui était le plus puissant des démons d'entre les Francs. Voici quelle fut la cause de ce meurtre : Salah-eddyn envoya un message au chef des Ismaéliens de la Syrie, Sinân, lui offrant. . . . s'il dépêchait quelqu'un chargé de tuer le roi d'Angleterre; que s'il tuait le marquis, il aurait dix mille pièces d'or. Il ne fut pas possible aux Ismaéliens d'assassiner le roi d'Angleterre, et Sinân ne jugea pas cela avantageux pour sa secte, de peur que Salah-eddyn ne se vît débarrassé des Francs et ne tournât tous ses efforts contre les Ismaéliens. Il fut très désireux de recevoir la somme promise, et dans ce but il inclina vers le meurtre du marquis. Il fit partir deux hommes revêtus du costume de moine, qui se joignirent au prince de Sayda et au fils de Barzân (Balian II), seigneur de Ramla, lesquels se trouvaient près du marquis, à Sour. Les émissaires séjournèrent près de ces deux princes pendant six mois, affichant de la dévotion. Le marquis leur témoigna de l'a familiarité et prit confiance en eux. A la date que nous avons indiquée, l'évêque de Sour fit préparer un festin en l'honneur du marquis. Celui-ci se rendit au repas, mangea les mets, but le vin du prélat et prit ensuite congé de lui. Les deux Bathéniens dont il a été question se jetèrent sur le marquis et lui firent une grave blessure. Un d’eux s'enfuit et entra dans une église, afin de s'y cacher. Il advint que le marquis fut transporté dans cette église, afin d'y panser sa blessure. Ce Bathénien fondit sur lui et le tua. Les deux Bathéniens furent ensuite massacrés. Les Francs imputèrent le meurtre du marquis à un complot du roi d'Angleterre, en vue de rester seul maître du rivage syrien. Lorsque le marquis eut été tué, un puissant comte d'entre les Francs d'au delà des mers, que l'on appelait le comte Henri (alcond Héry), devint maître de la ville de Sour, épousa la reine dès la même nuit et consomma son mariage avec elle, bien qu'elle fut enceinte; car chez les Francs la grossesse n'est pas au nombre des empêchements du mariage. Ce comte Henri était neveu du roi de France par sa mère, sœur consanguine de ce souverain, et aussi neveu du roi d'Angleterre, sa mère étant sœur utérine de ce monarque. Il posséda le territoire des Francs dans la Syrie maritime après le départ du roi d'Angleterre, et vécut jusqu'à la fin de l'année 594 (octobre 1198). Alors il tomba du haut d'une terrasse et mourut. C'était un homme prudent, très dissimulé et très patient. Quand le roi d'Angleterre fut parti pour retourner dans son pays, le comte Henri envoya un message à Salah-eddyn, afin de se le rendre favorable, d'obtenir sa bienveillance et de lui demander un habit d'honneur. « Tu sais, lui disait-il, que l'usage de la tunique et du cherboûch (turban) est chez nous un déshonneur. Je les revêtirai de ta main, par amitié pour toi. » Le sultan lui envoya un précieux vêtement d'honneur, dont faisaient partie une tunique et un cherboûch. Le comte Henri s'en revêtit à Acre.

Le 9 de djoumada Ier (23 mai 1192), les Francs s'emparèrent de la forteresse de Daroum et la détruisirent; après quoi ils marchèrent vers Jérusalem, où se trouvait encore Salah-eddyn. Ils arrivèrent à Beyt-Nouba. Le motif de leur confiance venait de ce que Salah-eddyn avait dispersé ses troupes orientales (mésopotamiennes) et autres, à cause de l'hiver et afin qu'elles fussent remplacées par des troupes fraîches. Une portion d'entre elles marcha sous la conduite de son fils Alafdhal et de son frère Aladil vers le Djézireh, pour la raison que nous exposerons, s'il plaît à Dieu. Le sultan demeura avec sa garde particulière et une partie des troupes égyptiennes. Les Francs s'imaginèrent qu'ils atteindraient le but qu'ils avaient en vue. Lorsque Salah-eddyn apprît la nouvelle de leur approche, il partagea les tours de la ville entre ses émirs. Les Francs, se dirigèrent, à la fin du mois, de Beyt-Nouba vers Colonia, à deux parasanges (2 lieues ½) de Jérusalem Les Musulmans les accablèrent d'épreuves et envoyèrent sans discontinuer des détachements pour les combattre. Les Francs souffrirent de leur part des maux tels qu'ils n'en pouvaient endurer. Ils reconnurent que, lorsqu'ils auraient mis le siège devant Jérusalem, l'affliction les atteindrait encore plus promptement et la supériorité de leurs ennemis sur eux serait affermie. En conséquence, ils rétrogradèrent, et les Musulmans les poursuivirent de très près, les assaillants à coups de lances et de dards. Quand les Francs se furent éloignés de Jaffa, Salah-eddyn fit marcher vers cette ville un détachement de son armée, qui s'en approcha et dressa une embuscade dans le voisinage de la place. Un corps de cavaliers francs, qui escortait une caravane vint à passer près des Musulmans. Ceux-ci, sortant de leur embuscade, tuèrent ou firent prisonniers les ennemis et prirent du butin. Cela se passait à la fin de djoumada premier (vers le 13 juin 1192).

Le 9 de djoumada second (22 juin 1192), les Francs reçurent la nouvelle qu'une armée arrivait d'Egypte, en compagnie d'une grande caravane. Le chef de cette année était Felek-eddyn Souleymane, frère utérin d'Aladil, qui avait avec lui plusieurs émirs. Les Francs marchèrent de nuit contre eux et les attaquèrent aux environs de Khalyl (Hébron). Les miliciens prirent la fuite, sans qu'aucun homme connu pérît parmi eux. Il n'y eut de morts que parmi les esclaves et les serviteurs. Les Francs mirent au pillage leurs tentes et leurs armes. Quant à la caravane, on en prit une partie; ceux qui s'échappèrent gravirent la montagne d'Al-Khalyl (Hébron) et les Francs n'osèrent pas les suivre. S'ils les avaient seulement poursuivis l'espace dune demi-parasange, ils les auraient anéantis. Les gens de la caravane qui s'échappèrent furent dispersés de toutes parts, et supportèrent de rudes épreuves avant de pouvoir se rallier. Un de nos amis, que nous avions expédié en Egypte avec une pacotille et qui était parti en compagnie de cette caravane, m'a fait le récit suivant : « Lorsque les Francs tombèrent sur nous, nous venions de recharger nos bagages, afin de reprendre notre marche. Ils se précipitèrent donc sur nous et nous attaquèrent vivement. Je jetai mes ballots et me mis à gravir la montagne. Or j'étais chargé d'un certain nombre de ballots appartenant à une autre personne. Une troupe de Francs nous atteignit et s'empara des ballots qui se trouvaient avec moi. Quant à moi, j'étais en avant, à la distance d'une portée de flèche, et ils n'arrivèrent pas jusqu'à moi. Je m'échappai donc avec ce que je portais sur moi, et continuai ma marche, sans savoir de quel côté je me dirigeais. Mais tout à coup apparaît à ma vue un grand édifice, situé sur une montagne. Je demandai ce que c'était et l'on me répondit : « Col Carac. » Je m'y rendis, puis je m'en retournai sain et sauf de cet endroit à Kouds (Jérusalem). » Ce même individu partit de Jérusalem en toute sécurité; mais lorsqu'il fut arrivé à Bozaa, non loin d'Alep, des brigands se saisirent de lui. Il n'échappa donc à la mort (une première fois) que pour périr au moment même où il se croyait en sûreté.

On a vu plus haut le récit de la mort de Taky-eddyn Omar, neveu de Salah-eddyn, et de la conquête du Djézireh par son fils Nasir-eddyn Mohammed. Quand il se fut emparé de cette province, il envoya un message à Salah-eddyn pour lui demander d'être confirmé dans sa possession, sans préjudice de ce qui avait appartenu à son père en Syrie. Le sultan ne jugea pas à propos de livrer à un enfant des provinces aussi importantes, et ne consentit pas à sa demande. Mohammed se flatta[40] de résister à Salah-eddyn, vu que celui-ci était déjà occupé de combattre les Francs. Alafdhal Aly, fils de Salah-eddyn, pria son père de lui donner en fief ce qui avait appartenu à Taky-eddyn, offrant de renoncer à Damas. Le sultan consentit à telle demande et enjoignit à son fils de se rendre dans les Etats de son défunt neveu. En conséquence, Alafdhal se mit en marche vers Alep, avec un détachement de l'armée. Salah-eddyn écrivit aux princes des contrées orientales,[41] tels que le prince de Mossoul, celui de Sindjar, celui de Djézireh-ibn-Omar, celui de Diarbecr (Amid), etc., pour leur prescrire d'envoyer des troupes à son fils Alafdhal. Lorsque le fils de Taky-eddyn vit cela, il reconnut qu'il n'avait pas la force nécessaire pour leur résister. Il dépêcha donc un messager à Mélik Adil, oncle de son père, le priant de lui ménager un traité de paix avec Salah-eddyn. Almélic Aladil transmit ce message au sultan, améliora la situation de Mohammed et affermit sa puissance sur des bases solides, en obtenant qu'il fût confirmé dans la possession de ce qu’avait appartenu a son père en Syrie, et que les régions du Djézireh lui fussent reprises. La convention fut arrêtée d'après ces conditions, et Salah-eddyn donna en fief à Aladil les villes du Djézireh, c’est-à-dire Harrân, Eroha (Edesse), Soumaycât, Meïafarékïn, Hâny et l'envoya vers le fils de Taky-eddyn, afin de recevoir les villes en question des mains du jeune prince, et d’expédier celui-ci près du sultan. Il devait aussi faire revenir sur ses pas Almélic Alafdhal, dès qu’il le rencontrerait. Aladil se mit en marche atteignit Alafdhal dans Alep et le renvoya près de son père. Apres quoi il traversa l’Euphrate, reçut les villes que lui remit le fils de Taky-eddyn et y plaça ses lieutenants. Il prit ensuite avec lui son neveu et retourna près de Salah-eddyn, accompagne de ses troupes. Son retour eut lieu dans le mois de djoumada second (14 juin-12 juillet 1192) Quand Almélic Alafdhal s’en fut revenu avec ses compagnons, qu'Almélic Aladil et le fils de Takv-eddyn en eurent fait autant, en compagnie de leurs troupes, que les troupes orientales, savoir celles de Mossoul, du Diarbecr, de Sindjar et d’autres villes, se furent jointes à eux, et que tous les corps d'armée se furent réunis à Damas, les Francs connurent avec certitude qu’ils ne pourraient lutter contre eux dès qu’ils se seraient éloignés de la mer. En conséquence, ils retournèrent vers Acre manifestant l’intention de se diriger vers Beyrouth et de l'assiéger. Salah-eddyn ordonna à son fils Alafdhal de marcher vers cette ville avec son armée et toutes les troupes de la Mésopotamie, et de s’opposer aux Francs dans leur marche contre Beyrouth Alafdhal se porta vers Merdj Aloyoun (la prairie des sources), et les troupes se réunirent à lui. Il séjourna dans cet endroit, attendant que les Francs se missent en mouvement Mais dès qu’ils apprirent cela, ils demeurèrent dans Acre et ne la quittèrent pas

Lorsque les Francs eurent décampé dans la direction d’Acre, l’armée d’Alep et d'autres villes se réunit près de Salah-eddyn. Le sultan se mit en marche vers la ville de Jaffa, qui se trouvait entre les mains des Francs. Il l'assiégea, en combattit la garnison et s'en rendit maître de vive force et à la pointe de l’épée le 20 de redjeb (1er août 1192). Les Musulmans la pillèrent, ainsi ceux qui s’y trouvait, tuèrent les Francs, et firent un grand nombre de prisonniers. Il y avait dans cette ville la majeure partie du butin que les Francs avaient pris à l’armée d'Egypte et à la caravane qui l'accompagnait, ainsi qu'il a été raconté. Le corps des mamlouks de Salah-eddyn s'était posté aux portes de la ville, et si quelqu'un de la milice venait à sortir, emportant quelque butin, ils le lui enlevaient. Que s'il opposait de la résistance, ils le frappaient et lui prenaient de vive force tout ce dont il était chargé.

Cependant les troupes s'avancèrent vers la citadelle, l'assaillirent vers la fin du jour et furent sur le point de la prendre. La garnison demanda une sauvegarde, et le grand patriarche qu'ils ont à leur tête sortit de la place, ainsi que plusieurs des principaux Francs, afin de traiter. Il y eut à ce propos des allées et venues. Le but que les Chrétiens avaient en vue était d'empêcher les Musulmans de combattre. La nuit étant survenue, les assiégés convinrent avec les Musulmans qu'ils sortiraient de la citadelle le lendemain matin et la leur livreraient. Lorsque parut le matin, Salah-eddyn somma la garnison d'évacuer la place. Elle refusa, car il lui était arrivé d'Acre un renfort et le roi d'Angleterre l'avait rejoint. Il expulsa de Jaffa les Musulmans qui s'y trouvaient. Il lui arriva des secours d'Acre, et il se porta hors de la ville, s'opposa seul aux Musulmans et les chargea. Personne n'osa s'avancer à sa rencontre. Il s'arrêta entre les deux armées, demanda à manger aux Musulmans et mit pied à terre pour prendre de la nourriture. Salah-eddyn ordonna à son armée de faire une charge contre l'ennemi et de le combattre de toutes ses forces. Un de ses émirs, appelé Djénah-eddyn, et-qui était frère d’Almechtoub Ali, fils, d'Ahmed, le Haccârien, s'avança vers lui et lui dit : « Ô Salah-eddyn, commande à tes mamlouks qui ont pris hier le butin et frappé les soldats à coups de massue de se porter en avant et de se battre. Quand il s'agit de combattre, c'est notre tour; mais, s'il est question du butin, c'est à eux qu'il appartient. » Salah-eddyn fut irrité de ce propos et renonça à combattre les Francs; car c'était un homme doux, généreux, très porté à pardonner lorsqu'il avait le pouvoir de se venger. Il se retira dans sa tente et y séjourna jusqu'à ce que les troupes fussent ralliées. Son fils Alafdhal, son frère Aladil et les armées de la Mésopotamie vinrent le joindre. Il décampa avec tout ce monde vers Ramla, afin de voir ce qui adviendrait de lui et des Francs. Quant à ceux-ci, ils se tinrent à Jaffa et ne s'en écartèrent pas.

Le 20 de chaban de cette année (31 août 1192), une trêve fut conclue entre les Musulmans et les Chrétiens pour un espace de trois ans et huit mois à partir de cette date-là, qui correspondait au premier jour du mois d'iloûl (septembre). Voici quel fut le motif de cette paix : lorsque le roi d'Angleterre vit la réunion des troupes musulmanes, qu'il reconnut l'impossibilité où il se trouvait de s'éloigner du rivage de la mer, sur lequel les Musulmans ne possédaient point de ville dont il pût prétendre faire la conquête; comme, d'un autre côté, il y avait déjà longtemps qu'il était absent de ses Etats, il envoya un message à Salah-eddyn pour traiter de la paix, témoignant en cela tout le contraire de ce qu'il avait témoigné d'abord. Le sultan ne consentit pas à sa demande, car il s'imaginait que le roi n'agissait ainsi que par ruse et dans des intentions perfides. Il l'envoya donc défier au combat. Le roi franc renvoya ses messagers à plusieurs reprises, renonçant à terminer la construction d'Ascalon, ainsi qu'à la possession de Gazza, de Daroum et de Ramla. Il adressa une missive à Almélic Aladil, au sujet de la conclusion de cet accord. Aladil et les émirs conseillèrent au sultan de consentir à la paix, lui faisant connaître l'état de fatigue et d'ennui où se trouvait l'armée, et combien de pertes elle avait essayées, tant en armes qu'en bêtes de somme et en provisions. Ils dirent à Salah-eddyn : « Ce Franc ne demande la paix que pour reprendre la mer et retourner dans son pays. Si tu diffères d'y consentir jusqu'à ce que l'hiver survienne et que la navigation soit interrompue, il sera bien obligé de demeurer ici une autre année, et alors il s'ensuivra un grand dommage pour les Musulmans. » Ils tinrent au sultan de nombreux discours à ce propos, et alors il consentit à la paix. En conséquence, les ambassadeurs des Francs vinrent au camp; on conclut une trêve et les deux partis prêtèrent serment de l'observer. Parmi les personnages qui se présentèrent devant Salah-eddyn, était Balyân, fils de Byrzân, qui avait possédé Ramla et Naplouse. Lorsqu'il eut prêté serment au sultan, il lui dit : « Sache que personne chez les Musulmans n'a fait autant de mal que toi à la chrétienté. Il n'a péri en aucun temps un nombre de Francs égal à celui qu'ils viennent de perdre. Nous avons compté les combattants qui se sont embarqués pour venir nous trouver : ils étaient six cent mille. Sur chaque dizaine, il n'en est pas retourné un seul dans son pays. Les uns ont été tués par toi, les autres sont morts de maladie, d'autres, enfin, ont péri noyés. »

Lorsque ce qui concernait la trêve eut été terminé, Salah-eddyn permit aux Francs de visiter Jérusalem. Ils firent ce pèlerinage, après quoi ils se dispersèrent, et chaque troupe s'en retourna dans sa patrie. Le comte Henri resta sur le littoral syrien, en qualité de roi des Francs et des villes qui se trouvaient entre leurs mains; c'était un homme doué d'un excellent caractère, nullement enclin au mal, rempli de bonnes intentions à l'égard des Musulmans et d'affection pour eux. Il épousa la reine qui était en possession du pays des Francs avant que Salah-eddyn s'en emparât, ainsi que nous l'avons raconté. Quant au sultan, après la conclusion de la trêve, il marcha vers Jérusalem, ordonna d'en renforcer les murailles et fit comprendre dans l'enceinte l'église de Sion, qui s'en trouvait éloignée de la distance de deux portées d'arc. En outre, il construisit une université, des couvents, un hôpital et d'autres édifices destinés à l'utilité des Musulmans. Il leur assura des wakfs (revenus assignés aux fondations pieuses). Il jeûna à Jérusalem pendant le mois de ramadhan (10 septembre –— 9 octobre 1192), et résolut d'entreprendre le pèlerinage de la Mecque et de se mettre dès son départ en état d'ihrâm.[42] Mais cela ne lui ayant pas été possible, il quitta Jérusalem le 5 de chewâl (14 octobre 1192), dans la direction de Damas, après avoir établi comme vice-roi à Jérusalem un émir nommé Djourdyc, qui avait été au nombre des esclaves de Nour-eddyn. En partant de Jérusalem, le sultan prit sa route par les places frontières de l'islamisme, comme Naplouse, Tibériade, Safad, Tibnîn, inspecta ces villes et ordonna de les fortifier. Lorsqu'il fut arrivé à Beyrouth, Boémond, prince d'Antioche, de Tripoli et de leurs dépendances, vint le trouver, eut une entrevue avec lui et lui rendit ses hommages. Salah-eddyn le fit revêtir d'un habit d'honneur, après quoi le prince chrétien retourna dans ses Etats. Après son départ, le sultan décampa dans la direction de Damas, où il fit son entrée le 25 de chewâl (3 novembre 1192). Le jour où il entra dans cette ville fut un jour de fête, et la population en éprouva une grande joie, parce que son absence avait été longue et que l'ennemi avait disparu du territoire de l'islamisme.

Au milieu du mois de chaban (25 août 1192), mourut dans la ville de Koniya le sultan Kilidj-Arslan, fils de Massoud, fils de Kilidj-Arslan ..., le Seldjoukide, qui possédait les pays de Koniya, d'Aksara, de Siouâs, de Malatia, etc. Son règne avait duré environ vingt-neuf ans; il s'était distingué par la bonté de son administration, l'extrême crainte qu'il inspirait, sa grande justice et ses nombreuses expéditions contre le territoire des Grecs, Mais, lorsqu'il se vit avancé en âge, il partagea ses Etats entre ses enfants. Ceux-ci le regardèrent comme un homme réduit à un état de faiblesse et ne lui témoignèrent aucun égard. L'un d'eux, Kotb-eddyn, le tint en chartre privée. Kilidj-Arslan avait pris pour lieutenant dans l'administration de son royaume un homme connu sous le nom d'Ikhtiyâr-eddyn Haçam Lorsque Kotb-eddyn se fut saisi de l'autorité, il fit périr Ikhtiyâr-eddyn. Après quoi il prit Kilidj-Arslan et l'emmena avec lui vers Kaïçariya, dans le dessein d'enlever cette ville à son frère, à qui leur père l'avait remise. Il la tint assiégée pendant quelque temps. Cependant Kilidj-Arslan trouva une occasion favorable, s'enfuit et entra seul dans Kaïçariya. Kotb-eddyn, ayant appris cela, s'en retourna à Koniya et à Aksara, dont il s'empara. Kilidj-Arslan ne cessa de se transporter de chez un de ses fils chez un autre, et chacun d'eux supportait impatiemment sa présence. Enfin, il alla trouver son fils Ghiyâth-eddyn Keïkhosrew, prince de la ville de Berghalou.[43] Lorsque Keïkhosrew le vit, il montra de la joie, lui rendit ses hommages, rassembla ses troupes et se mit en marche avec lui vers Koniya, dont il s'empara. Il se dirigea ensuite vers Aksara, toujours accompagné de son père Kilidj-Arslan, et assiégea cette ville. Kilidj-Arslan étant venu à tomber malade, Keïkhosrew retourna avec lui à Koniya, dont il resta en possession jusqu'à ce que son frère Rocn-eddyn Souleymane la lui enlevât, ainsi que nous le raconterons, s'il plaît à Dieu.

Un homme instruit de ce qu'il racontait et en qui j'ai pleine confiance (or il avait visité ce pays-là), m'a fait un récit différent, et que je vais reproduire textuellement. Kilidj-Arslan, dit-il, partagea ses Etats entre ses fils de son vivant. Il livra Doukât (Tocât) à son fils Rocn-eddyn Souleymane, Konya, à son fils Ghiâth-eddyn Keïkhosrew; Ankora, que l'on appelle aussi Ancouriya, a son fils Mohiy-eddyn; Malatia, à son fils Mo'izz eddyn Kaïçar-Chah; Abouloustaïn, à son fils Moghyth-eddyn; Kaïçariya, à son fils Nour-eddyn Mahmoud; Siouâs et Aksara à son fils Kotb-eddyn, enfin Niksar et Amasia, à deux autres fils. C'étaient là autant de métropoles, à chacune desquelles étaient rattachées les petites villes du voisinage qui ne l'égalaient pas en importance. Par la suite, Kilidj-Arslan se repentit de sa conduite, et désira réunir la totalité de ces provinces en faveur de son fils aîné Kotb-eddyn, pour lequel il demanda la main de la fille de Salah-eddyn Youçouf, souverain de l'Egypte et de la Syrie, afin de le fortifier par ce mariage. Mais lorsque les autres fils du sultan apprirent ce projet, ils s'opposèrent à leur père et sortirent de son obéissance. Il perdit toute autorité sur eux. Il se mit alors à aller de l'un à l'autre, en guise de visite, passant quelque temps chez chacun d'eux, après quoi il se transportait chez un autre. Enfin, il se rendit selon sa coutume près de son fils Keïkhosrew, pince de Koniya. Celui-ci sortit à sa rencontre, baisa la terre devant lui, et, après lui avoir remis Koniya, il se mit à agir d'après ses ordres. Le vieux sultan dit à Keïkhosrew : « Je veux marcher contre mon fils, le maudit Mahmoud (or c'était le prince de Kaîçariya), et que tu m'accompagnes, afin de lui reprendre cette ville. » En conséquence, Keïkhosrew fit ses préparatifs, partit avec son père et mit le siège devant Kaïçariya. Mais Kilidj-Arslan tomba malade et mourut près de cette ville. Keïkhosrew s'en retourna, et chacun des fils du défunt sultan resta en possession de la ville qui se trouvait entre ses mains. Kotb-eddyn, prince d'Aksara et de Syouâs, lorsqu'il voulait se rendre de l'une de ces villes dans l'autre, prenait son chemin par Kaïçariya, où se trouvait son frère Nour-eddyn Mahmoud. Cependant elle n'était pas placée sur sa route, et il ne se dirigeait vers elle que pour témoigner à son frère de l'amitié et de l'affection, tandis qu'intérieurement il méditait une perfidie. Mahmoud allait au-devant de son frère et se réunissait à lui. Dans une de ces visites, Keïkhosrew campa selon sa coutume à l'extérieur de la ville, et son frère Mahmoud vint te trouver sans prendre aucune précaution. Kotb-eddyn l'assassina, fit jeter sa télé à ses officiers et voulut s'emparer de la ville. Mais, ceux des serviteurs de son frère qui s'y trouvaient lui opposèrent de la résistance. Ils la lui livrèrent ensuite en vertu d'un accord. Il y avait près de Mahmoud un grand émir, qui l'engageait à se tenir sur ses gardes contre, son frère Kotb-eddyn, lui faisant craindre les attaques de ce prince. Mais Mahmoud ne l'écoutait pas. Cet émir était un homme libéral, très bienfaisant et jouissant d'une grande autorité préside Nour-eddyn.

Lorsque Kotb-eddyn eut tué son frère Nour-eddyn, il fil périr après lui Haçan (l'émir en question) et jeta son corps sur le chemin. Un chien s'approcha, afin de se repaître de son cadavre. Mais la population se souleva et dit : « Nous ne nous soumettrons pas. Cet homme était un bon musulman, il avait fait construire ici même une université et un mausolée ; il s'y distinguait par des aumônes abondantes et de bonnes actions. Nous ne souffrirons pas que des chiens le dévorent. » Kotb-eddyn donna alors de nouveaux ordres, et on ensevelit le cadavre du mort dans le collège fondé par lui. Les enfants de Kilidj-Arslan demeurèrent dans leur situation respective. Mais ensuite Kotb-eddyn tomba malade et mourut. Son frère Rocn-eddyn Soleïman, prince de Doukât, conduisit ses troupes à Syouâs, qui l'avoisinait. Il s'en rendit maître, et devint redoutable à tous ses frères, puisqu'il se vit en possession de Doukât, de Syouâs, de Kaïçariya et d'Aksara. Il demeura ainsi un certain temps, après quoi il marcha vers Koniya, où se trouvait son frère Ghiyâth-eddyn, l'y assiégea et la prit. Ghiyâth-eddyn abandonna cette ville pour se retirer en Syrie, puis dans le pays des Grecs. Il lui arriva ce que nous raconterons, s'il plaît à Dieu. — Rocn-eddyn marcha vers Nicsar et Amasia, et s’en empara. Il se dirigea vers Malatia l'année 597 (12 octobre 1200 — 30 septembre 1201), et la prit. Son frère Mo'izz eddyn abandonna cette ville, alla trouver Almélic Aladil Abou-Bekr, fils d'Ayoub, dont il avait épousé une fille, et séjourna près de lui. Rocn-eddyn Soleïman réunit de la sorte les possessions de tous ses frères, à l'exception d'Angora (Ancyre), car c'était une place très forte et d'un abord peu facile. Il posta dans son voisinage une armée afin de l'assiéger hiver comme été, pendant trois années. Il la reçut enfin des mains de son frère par capitulation, l'année 601 (29 août 1204 — 17 août 1205). Il aposta près de ce prince quelqu'un chargé de l'assassiner au moment même où il quitterait la ville, et cet ordre fut mis à exécution. Rocn-eddyn mourut presque en même temps, avant d'avoir appris la nouvelle du meurtre de son frère, Dieu avançant ainsi sa fin pour le punir d'avoir violé les droits du sang. Nous avons donné ici le récit de ces événements, afin qu'il se déroulât sans aucune interruption, et aussi parce que j'ignorais la date de quelques-uns d'entre eux et ne pouvais la consigner par écrit.

ANNÉE 589 DE L'HÉGIRE. (1195 DE J. C).

Au mois de séfer (février 1193), mourut à Damas Salah-eddyn Youçouf, fils d'Ayoub, fils de Châdy, prince d'Egypte, de Syrie, du Djézireh et autres provinces. Il était né à Técrit, et nous avons déjà rapporté sous l'année 564 (1168-1169) pour quel motif ses parents avaient quitté cette ville, et comment ils s'étaient emparés de l'Egypte.[44] Voici quelle fut la cause de la maladie de Salah-eddyn : il se mit en marche afin de se porter à la rencontre des pèlerins. A son retour et dès le jour même, il fut atteint d'une maladie aiguë, qui le tint durant huit jours, au bout desquels il mourut. Avant de tomber malade, il avait mandé son fils Alafdhal Aly et son frère Almélic Aladil Abou-Bekr et leur avait demandé conseil touchant ce qu'il devait faire : « Nous avons, leur dit-il, été débarrassés des Francs, et il n'y a dans ce pays-ci personne qui puisse nous donner de l'occupation. De quel côté nous dirigerons-nous ? Son frère Aladil conseilla au sultan de se porter sur Khélath, parce que ce prince lui avait promis de lui livrer cette place lorsqu'il en aurait fait la conquête. Quant à son fils Alafdhal, il lui donna le conseil de marcher vers le pays de Roum, qui se trouvait entre les mains des enfants de Kilidj-Arslan. « C'est là, lui dit-il, une contrée qui possède un plus grand nombre de villes, des troupes et des trésors plus considérables; on en fera plus promptement la conquête; de plus, c'est le chemin que suivent les Francs quand ils partent par la voie de terre. Lorsque nous aurons conquis l'Asie Mineure, nous les empêcherons de passer par cette région. » Salah-eddyn leur dit : « Vous êtes tous deux fautifs et vos pensées n'ont qu'une courte portée. Mais quant à moi, je me dirigerai vers le pays de Roum. » Puis, s'adressant à son frère : « Tu prendras avec toi un de mes fils et une portion de l'armée et tu marcheras vers Khélath. Quand j'en aurai fini avec le pays de Roum, j'irai vous trouver, nous passerons de Khélath dans l'Azerbaïdjan, nous parviendrons jusqu'au pays des Persans, et il ne s'y trouve personne capable de nous en repousser. » Ensuite il permit à son frère Aladil de se rendre à Carac, qui lui appartenait, et lui dit : « Fais tes préparatifs et viens me retrouver, afin que nous nous mettions en marche. »

Quand Aladil fut parti pour Carac, Salah-eddyn tomba malade, et il mourut avant le retour de son frère. C'était un homme généreux, doux, d'un bon caractère, humble, supportant avec patience les choses qui lui étaient désagréables, très porté à négliger les fautes de ses officiers. Il lui arrivait d'entendre rapporter au sujet d'un de ceux-ci quelque action qui lui déplaisait, sans en rien témoigner au coupable et sans changer de manière d'être à son égard. On m'a raconté qu'il se trouvait un jour assis, ayant à côté de lui plusieurs personnes. Un des mamlouks lança vers un autre une bottine,[45] qui le manqua, arriva tout près de Salah-eddyn, sans toutefois l'atteindre, et tomba dans son voisinage. Le sultan se tourna d'un autre côté, adressant la parole au courtisan le plus rapproché de lui, afin de pouvoir fermer les yeux sur cette inconvenance. Une autre fois, il demanda de l'eau, sans qu'on en trouvât. Il renouvela la demande dans une seule réunion jusqu'à cinq reprises différentes; on n'en apporta point. « O mes camarades, dit-il, par Dieu, la soif m'a fait périr. » On lui présenta enfin de l'eau, il en but, sans blâmer le retard que l'on avait mis à la lui servir. Une certaine fois, il avait été attaqué d'une violente maladie et l'on répandit le bruit de sa mort. Lorsqu'il fut en convalescence et qu'on le mena au bain, l'eau se trouva très chaude. Il demanda de l'eau froide. L'individu qui le servait en apporta, mais il en tomba sur le sol et une portion du liquide atteignit le sultan, qui en fut incommodé, à cause de sa faiblesse. Ensuite il demanda encore de l'eau froide. On en apporta; mais au moment où elle se trouvait près du sultan, la tasse tomba sur la terre et tout le liquide se renversa sur le sultan. Peu s'en fallut qu'il n'expirât. Néanmoins, il se borna à dire à l'esclave : « Si tu veux ma mort, fais-le-moi savoir. » Le maladroit s'étant excusé, Salah-eddyn ne lui adressa pas un mot de plus.

En ce qui concerne la générosité du sultan, il était extrêmement libéral et ne s'arrêtait jamais lorsqu'il était question de quelque dépense à faire. Une preuve bien suffisante de sa libéralité, c'est qu'au moment de sa mort il ne laissa dans son trésor qu'un seul dinar, monnaie de Tyr, et quarante drachmes (pièces d'argent), de celles que l'on appelle nassiriyeh.[46] On m'a rapporté qu'il dépensa durant le temps de son séjour près d'Acre, en face des Francs, le prix de dix-huit mille bêtes de somme, tant chevaux que mulets, sans compter les chameaux. Quant à l'argent monnayé, aux étoffes et aux armes, on n'en saurait faire le calcul. Lorsque la dynastie des Alides fut éteinte en Egypte, le sultan prit dans leurs trésors, en fait d'objets de toute nature, ce qui dépassait toute énumération, et il les distribua sans en rien excepter. Quant à ce qui concerne son humilité, elle était évidente, car il ne s'enorgueillissait contre aucun de ses officiers et il blâmait les souverains orgueilleux. Les fakirs et les soufis venaient le trouver et il tenait en leur honneur des séances de musique pieuse (simâ). Lorsqu'un d'entre eux se levait pour danser ou chanter, Salah-eddyn se levait aussitôt et ne se rasseyait que quand le fakir avait fini. Il ne revêtait rien de ce que réprouvait la loi.[47] Il possédait du savoir et des connaissances, avait entendu réciter des hadiths (traditions attribuées à Mahomet) et en répétait lui-même. En un mot, c'était la merveille de son temps, un homme rempli de belles qualités, signalé par ses belles actions et par (es grandes expéditions qu'il avait faites contre les incrédules, ainsi que le prouvent ses conquêtes. Il laissa dix-sept enfants mâles.

Lorsque Salah-eddyn mourut à Damas, il avait près de lui dans cette ville son fils aîné Alafdhal Nour-eddyn Aly, à qui il avait fait prêter serment par les troupes, à plusieurs reprises, durant sa vie. Dès que Salah-eddyn eut expiré, Alafdhal s'empara de Damas et de la Phénicie, de Jérusalem, de Baalbek, de Sarkhod, de Bosra, de Banias, de Houneïn, de Tibnîn et de tous les districts s'étendant jusqu'à Daroum. Un autre de ses fils, Almélic Alazyz Othman, se trouvait en Egypte; il s'empara de cette province et son autorité y devint fermement établie. Un troisième fils de Salah-eddyn, Almélic-Addhâhir Ghazy, était à Alep. Il s'en rendit maître, ainsi que de tous les cantons qui en dépendaient, tels que Hârim, Tell-Bâchir, Azâz, Bourzeïh, Derbéçâk, Manbedj, etc. Dans Hama se trouvait Mohammed, fils de Taky-eddyn Omar, qui se soumit à Dhâhir et embrassa son parti. A Émèse gouvernait Chyrcouh, fils de Mohammed, fils de Chyrcouh, qui fit sa soumission à Almélic Alafdhal.

Almélic Aladil était à Carac, où il s'était transporté, ainsi que nous l'avons vu plus haut. Il s'y fortifia et n'alla trouver aucun des fils de son frère. Almélic Alafdhal l'envoya inviter à se rendre près de lui. Almélic Aladil promit de le faire, mais il ne tint pas sa promesse. Alafdhal renouvela son message, engageant son oncle à se méfier d'Almélic Alazyz, souverain de l'Egypte et de l'atabek Izz-eddyn, prince de Mossoul; car ce dernier avait quitté sa capitale pour se porter vers les possessions d’Aladil en Mésopotamie, ainsi que nous le raconterons. Alafdhal faisait dire à son oncle : « Si tu viens me trouver, j'expédierai des troupes et je marcherai moi-même vers tes États, afin de les défendre. Mais si tu ne bouges pas, mon frère Almélic Alazyz se dirigera contre toi, à cause de l'inimitié qui existe entre vous deux; et lorsqu’Izz-eddyn se sera emparé de tes villes, il ne restera aucun adversaire pour lui disputer la possession de la Syrie. » Alafdhal dit de plus à son messager : « S'il vient me trouver avec toi, à merveille; sinon, dis-lui ceci : Mon maître m'a donné l'ordre, dans le cas où tu partirais pour l'aller joindre à Damas, de m'en retourner avec toi; mais, dans le cas contraire, je dois aller trouver Almélic Alazyz et lui prêter tous les serments qu'il désirera. » Quand l'envoyé se présenta devant Aladil, celui-ci lui promit de partir. Mais lorsque l'ambassadeur vit qu'il n'avait rien à en attendre que des promesses, il lui fit parvenir ce qu'il était chargé de lui dire, au sujet de l'accord (d’Alafdhal) avec Alazyz. Alors Aladil se mit en route pour Damas. Alafdhal expédia avec lui un détachement de son armée, et dépêcha un message aux princes d'Emèse et de Hama et à son frère Almélic Addhâhir à Alep, afin de les exciter à faire partir des troupes avec Aladil pour les villes du Djézireh (Mésopotamie), que ce dernier défendrait par ce moyen contre le prince de Mossoul. Il cherchait à leur inspirer des craintes dans le cas où ils n'agiraient pas de la sorte. Au nombre des choses qu'Alafdhal fit dire à son frère, Almélic Addhâhir était ceci : « Tu connais de longue main l'amour des habitants de la Syrie pour la famille de l'atabek. Par Dieu ! si Izz-eddyn s'empare de Harrân, les habitants d'Alep se soulèveront contre toi et tu seras chassé de cette ville. Tu ne te montres pas sage. Les habitants de Damas agiront de même à mon égard. » Les princes susmentionnés tombèrent d'accord pour faire marcher leurs troupes en compagnie d'Aladil. En conséquence, ils équipèrent leurs armées et les expédièrent à Aladil, qui avait déjà traversé l'Euphrate. Ce prince établit son camp aux environs d'Erroha, à Merdj-Erryhân (la prairie du basilic).

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[1] Plus connu sous le nom de Saladin.

[2] On ne lit rien qui ait rapport à ce sujet dans l'ouvrage d'Ibn-Alathyr, tel que nous le possédons. Sur les lacunes que présentent les divers manuscrits de cet ouvrage, on peut voir les réflexions de M. Defrémery, dans le Journal asiatique, juin 1849, p. 519. Cf. Ibid., p. 513, n. 1, et 508, n. 1.

[3] Ce mot peut se traduire par « qui n'est jamais à sec. » Comme l'a fait observer M. Reinaud, c'est le Bélus des anciens, rivière autrefois fameuse par la propriété qu'avaient ses sables de se convertir en verre. Boha-eddyn et le compilaient des Deux Jardins l'appellent Nahr Athalou « rivière d'eau douce ». Bibliothèque des Croisades. IVe partie, p. 244, note. Le voyageur arabe-espagnol Ibn-Djobaïr, qui visita Saint Jean d'Acre peu d'années avant l'époque dont il est ici question, a mentionné cette rivière, mais sans donner son nom. (The Travels of ibn Jubaïr, edited by William Wright, Leyden, 1862, in 8°. p. 313, ligne avant-dernière.

[4] On peut consulter, sur ce personnage, l'Essai sur l'histoire des arabes, par M. Caussin de Perceval, t. III, p. 35, 68, 160, 173, 207, 211, 213. Sa mort est racontée dans le même ouvrage, ibid. p. 214. Voyez, encore Nawawy, Dictionnaire biographique, édit. Wüstenfeld, p. 310, 341. Le combat de Moutah eut lieu dans le cinquième mois de l'année 8 de l'hégire (septembre 629 de J. C.).

[5] L'adjectif  signifie ici grand, considérable, sens qui manque dans le dictionnaire de Freytag, nuis qui n'en est pas moins fréquent chez les auteurs arabes. Nous nous contenterons de mentionner ces mois d'Ibn Haukal :  « avec une armée considérable » (cités, par MM. Dozy et de Goeje. apud Edrisi, Description de l’Afrique et de l’Espagne, p. 351, 1. 47), et ces autres mots de Makrizy « un reste considérable » (Description de l'Egypte, édition du Caire, t. II, p. 124. 139).Cf. encore une note de Silvestre de Sacy, Relation de l’Egypte, par Abd Allatif, p. 264, note 101; et Ibn Alathyr, édition Tornberg, t. VII, p. 8, ligne 17.

[6] Coran, ch. xiii, v. 12.

[7] C’était, dit le Merâcid Alittila, ou Dictionnaire géographique arabe (t. I, p. 349), une forteresse située sur le rivage de la mer de Syrie (Méditerranée) et dominant la. ville d'Acca. Ce château existe encore; il est à 3 milles géographiques au sud de Haïfa, sur le Carmel. Van de Velde l’a marqué sur sa carte. (Cf. l'index de notre Ier volume.)

[8] On a déjà vu deux fois le mot , au pluriel , employé pour désigner des mantelets, t. I, p. 718, ligne avant-dernière du texte, et p. 727, l. 7 du texte. Il ne faut pas le confondre avec un autre mot, à peu près semblable par sa forme, , au pluriel , qui signifie tantôt cuirasse, tantôt mantelet, et qui paraît venir du grec θώραξ. (Cf. Quatremère, Hist. des Mongols de la Perse, p. 388,389, n. 1.) M. Quatremère n'a pas pris soin de faire cette distinction, et a traduit par « mantelet ou palissades, » dans des cas où il ne pouvait signifier que « cuirasses ». Au contraire, dans un passage de Makrizy cité par S. de Sacy (Chrest. Ar., t. I, p. 275) et où il est question des jeunes gens qui, à l'armée, avaient la charge de porter les taoaârik , ce mot doit se traduire par mantelets et non par cuirasses, comme l’a fait l'illustre orientaliste. Le mot  se rencontre avec le sens de cuirasses dans d'autres endroits de Makrizy (Descr. De l'Egypte. t. II, p. 54, l. 12; p. 118, l. 31; p. 198, l. 18, et t. I, p. 389, 9e ligne avant la fin).

[9] Makrizy a parlé fort au long de ce Loulou, qui avait le rang de chambellan (hadjib), Description de l’Egypte, t. II, p. 85, 86. Il était surnommé Hoçâm-eddyn ou le glaive de la religion, et mourut le 9 de djoumada second 596 (27 mars 1200).

[10] L’émir Boha-eddyn Abou-Saïd Karakouch, fils d’Abd Allah, surnomme Alaçady, parce qu'il avait appartenu à Açad eddyn Chyrcouh, est souvent mentionné par Makrizy, dans sa grande Description de l’Egypte et du Caire, t. II, p. 93, l. 4 et suivantes 88, 116, 123, 151. Il fut employé par Salah eddyn à diriger et à surveiller la construction des édifices dont le sultan enrichit la ville du Caire.

[11] Le verbe avec l'acc. signifie « prévenir, empêcher de faire quelque chose ». Cf.cet autre passage d’Ibn Alathyr : Alafdhal voulut rassembler les troupes égyptiennes dispersées dans les diverses provinces. Mais les circonstances l'en empêchaient. » Edition Tornberg, t XII, p. 102. Voyez encore un troisième passage d’Ibn Alathyr, t. VII. p. 264, ligne dernière, de l'éd. Tornberg.

[12] Littéralement : « fréquente, réunissant une foule nombreuse ». Sur cette expression, on peut avoir une note d'Etienne Quatremère. Histoire des sultans mamluks de l'Egypte, t. I, 1ère partie, p 149. On la verra reparaître à la page suivante, ligne deuxième, dans le récit du combat naval livré par les Francs à la flotte égyptienne.

[13] Il faut ajouter ici : « fils de Souleymane ». De plus, Kotloumich était le petit fils, et non le petit-fils de Seldjouk.

[14] Sur cette race de Turcomans, on peut consulter une note d’Etienne Quatremère. Histoire des Mongols de la Perse, p. 343. Il est encore question des Turcs Oudjes , dans un autre passage d’Ibn Alathyr, sous l’année 601 de l’hégire (Tornberg, t. XII. p 131) Il y est dit qu’ils habitaient en grand nombre l'Asie Mineure.

[15] Frédéric Barberousse se noya accidentellement à l'âge de 68 ans sur la route de croisade de Jérusalem en traversant la rivière Saleph en Asie Mineure (actuelle Turquie).

[16] Coran, ch. xxxiii, versets 10, 11.

[17] On pourrait traduire « ils se rendirent prisonniers ». Sur l’expression prise dans le sens de « se rendre à », on peut voir R. Dozy, Scriptorum arabum loci de Abbadidis, t. I, p. 284, note 141 ; Beyan almoghrib, t. II. p 41. Cf. la Chrestomathie de freytag, p. 123, l. 5 et 6.

[18] Cf. sur le mot , au pluriel , employé en ce sens, une note d’Etienne Quatremère, Hist. des Mongols de la Perse, p. 286. Le pluriel  se rencontre dans un passage d'Aboulféda, publié dans la présente collection (t. I, p. 120, l. 1ère du texte; cf. Annales moslemici, t. IV, p. 453), avec lequel on peut comparer un autre passage de l’Histoire d’Alep de Kémal-eddyn, publié par Freytag ; Locmani fabulae et plura loca ex codicibus maximam partem historicis selecta. Bonn, 1823, in-8°, p. 64. On pourrait aussi rendre le mot  par blindé, ou blindages.

[19] On peut voir, sur cette localité, une intéressante note de feu M. Quatremère, Histoire des sultans mamlouks de l’Egypte, t. II, 1ère partie, p. 260, 261. Notre passage y est indiqué, mais attribué peu exactement à Djélal eddyn ben Wâsel.

[20] Sur ce sens du verbe , omis dans le dictionnaire de Freytag, on peut voir le glossaire de M. Goeje sur Béladzory, p. 75. Cf. Makrizy, Description de l’Egypte, t. II, p 149, Borhân eddin ex Sermidji Enchiridion studiosi, edidit Carolus Caspari, Lipsiae, 1838. in 4°, p. 57 et le Kitab Aloyoûn, t. I, p. 356. ligne dernière.

[21] C’est-à-dire le Balafré. Ce personnage était d’origine kurde. Il mourut quatre mois avant Salah-eddyn (Cf. Ibn Khallican, Biographical dictionary). translated by baron Mac Guckin de Slane, t. I, p 164, et les Nouvelles recherches sur les Ismaéliens ou Bathéniens deSe Syrie, plus connus sous le nom d’Assassins, par M C. Defrémery, Paris, Imp impér. 1855, in 8°, p 76, note 1.

[22] Anciens soldats d'Açad eddyn Chyrcouh, oncle de Salah-eddyn.

[23] On nommait ainsi une forteresse située sur le chemin de Chehrizour, et autrement appelée Khôftiani Sourkhâb. (Cf. le Merâcid, édit. Juynboll, t. I, p. 359, 360; Yakout, Mochtaric, édit. Wüstenfeld, p. 157, 158; et les Notices des Manuscrits, t. XIII, p. 313, 314. Voyez encore l’Histoire des Curdes ou Cheref Nameh, publiée par M. Veliaminof-Zernof, t. I, p. 23, où on lit fautivement  Djacandécân, ainsi que M. Defrémery l'a déjà fait observer dans le Journal asiatique, déc. 1860, p. 458.)

[24] Ou le défilé de Karaboly, ou Karayelly c'est-à-dire exposé au sirocco. On peut consulter, sur cette localité, une note d'Etienne Quatremère, Notices et Extraits des Manuscrits, t. VIII, p. 300, note 2. Ibn Alathyr a déjà mentionné le pays de Karaboly, , en racontant la paix conclue dans l'année 581 = 1185, entre Salah-eddyn et l’atabek de Mossoul, et par laquelle celui-ci livra au sultan Chehrizour et ses dépendances, le pays de Karaboly et tous les cantons situés au delà du Zab. Édition Tornberg, t. III, p. 340, ligne dernière. (Cf. le premier volume de la présente collection.)

[25] Cette circonstance a été racontée par Ibn Alathyr, sous la date de l’année 579 = 1183. Voyez l'édition Tornberg, t. XI, p. 329. A la dernière ligne de cette page, il faut lire avec le manuscrit C P, , au lieu de . Voyez encore. ibidem, p. 331, 332. Modjahid-eddyn Kaymaz mourut au mois de rebi Ier 595 (janvier 1199), dans la citadelle de Mossoul, où il commandait depuis la fin de l’année 571 (juillet 1175). Cf. Ibn Alathyr, éd. Tornberg, t. XII, p. 101.

[26] Il s'agit ici du roi de Portugal Sanche Ier, descendant à la seconde génération d’Henri de Bourgogne, et fils d'Alphonse, premier du nom, le premier roi de Portugal. C’est en souvenir d’Henri de Bourgogne que les Arabes donnaient le nom de fils d’Henri à tous les rois de Portugal.

[27] C’est Alphonse VIII, roi de Castille.

[28] C’est-à-dire la montée de Fyk. Fyk ou Afyk, comme on trouve souvent ce nom écrit chez les auteurs arabes, est une ville située entre Damas et Tabaria. C'est par la montée de Fyk que l'on descend dans la vallée du Jourdain, et l’on domine de cet endroit Tabaria et son lac (la mer de Tibériade). (Lexique géographique arabe, édit. Juynboll, t II, p 373 Cf. Quatremère. Histoire des sultans mamlouks, t I, 2e partie, p. 260, 261.

[29] Cette ville, bien connue par ses mines de fer, figure, sous le nom de Hini, sur la carte de l'Asie Mineure et de la Syrie, par Kiepert (Berlin. 1860). On peut voir à son sujet le Journal des Salants, mai 1870, p. 370 (article de M. Defrémery).

[30] Dans sa grande Description de l’Egypte et du Caire, Makrizy a consacré une notice à Taky eddyn Omar. D'après lui la mort de ce prince eut lieu le 9 du mois de ramadhan 587 (30 septembre 1191). Son corps fut transporté à Hama et enfermé dans un mausolée construit par les soins de son fils Almélic Almansour Mohammed.

[31] Gros bourg, sur le rivage, à près de trois nulles d’Acre. Lexique géographique arabe, t. II, p. 117.

[32] Richard cœur de Lion.

[33] Le mot djândâr qui fait au pluriel djandâriyé, ainsi qu’on le voit dans ce passage du texte arabe, ou bien encore djénadire, est d'origine persane et signifiait, dans le principe, un écuyer, celui qui porte les armes, (djân) de quelqu'un, et par suite un garde du corps. Sous les sultans mamlouks de l'Egypte, le terme; émir djândâr désignait un officier d'un rang élevé, une sorte de grand prévôt de l'hôtel. (Voyez S. de Sacy, Chrestomathie arabe, t. II. p. 178, 179; Quatremère, Histoire des sultans mamlouks, t. I, p. 14, 15; note. Ed. Lane, The thousand and one nights, t. II. p. 214 de l'édition de 1859). A la cour des Mérinides, souverains de Maroc, le chef des djândâr portait le titre de Mezvar. Cf. R. Dozy, dans le Journal asiatique, mai 1844, p. 402. note.) Jean Thévenot écrit mezoar, et dit que cet officier est le même que l'on appelle en Turquie sou-bachi. (Voyages du Levant, édition de 1727, t. II, p. 898.) Mizoar est le nom que Peyssonnel donne, an lieutenant de police de la ville de Tunis, lequel tenait une liste des femmes de joie. (Voyage dans les Régences de Tunis et d'Alger, t. I, p. 84. Cf. surtout, Ibid. p. 431, 432. Voyez encore Reiske, apud Aboulféda, Annales moslemici, t. IV, p. 701, n. 369.)

[34] Makrizy a mentionné plusieurs fois ce personnage sous le nom de Seyf eddyn Yazcoudj. Alaçady (ayant appartenu à Açad-eddyn Chyrcouh. Voyez la Description de l’Egypte, t II, p. 88, 93, où on lit Yarcoudj, où son nom est écrit Mazcoudj . Cf. encore, ibidem, p. 51.

[35] La forêt d'Arsouf est encore mentionnée sous le nom de  dans des passages d'Aboulféda et de Makrizy cités par Et. Quatremère, Histoire des sultans mamlouks, t. I, 1ère partie, p. 257.

[36] Ainsi qu'il a été observé dans l'Index du premier volume de cette collection (verbo Natroun), la forme la plus régulière de ce nom est Alatroun . On peut voir sur ce mot, les remarques d'Etienne Quatremère, Histoire des sultans mamlouks de l’Egypte, t. II, 1ère partie, p. 256, n° 10. (Cf. Schultens, Index geographicus in vitam Saladini, verbo Netrounum.)

[37] Sur les sens divers du mot  on peut voir une note d'Etienne Quatremère, Histoire des sultans mamlouks de l’Egypte, t. II, 1ère partie, p 122, 123; Cf. Makrizy, Description de l'Egypte, t: I, p. 218, l. 1 ; Hamaker, Commentatio de expeditionibus a Graeci Francisque susceptis, p. 17, l. 15, où l'on voit l'expression signifier une levée en masse, comme dans cette phrase  « On y proclama une levée en masse. » Voyez encore Ibn-Alathyr, t. XII. p. 237, l. 5, de l'édition Tornberg.

[38] C’est-à-dire l'église du Saint-Sépulcre. On sait que les Musulmans se complaisent à changer le mot Kiâma , signifiant « résurrection », en K omâma, qui veut dire « balayures, ordures ». Cf. le tome Ier, p. 739, note 1 sur la page 11.

[39] On sait que tel était le nom du père de Salah-eddyn.

[40] Sur l'expression « se flatter, espérer, désirer », on peut voir Dozy, Glossaire sur le Beyân Almoghrib, t. II, p 8. Elle se rencontre fréquemment dans Ibn Alathyr; cf. l'édition Tornberg, t. X, p 389, l. 7; t. XII, p 218, 244, 255, l. 20 et 24; p. 270, 273, l. 2. On lit dans Makkari une variante de cette expression  : « Son ambition lui suggéra d’en venir aux mains avec Ibn Moauia », Analectes sur l’histoire de l’Espagne, t. II, p 23. Cf. Ibn Khallican, éd. de M. De Slane, p. 511, l. 15. Enfin, il est question, dans le Sirâdj Almolouc, de Tortochy, d'un roi qui désira s'emparer de la vache de son hôte (chapitre v).

[41] Cette expression désigne ici la Mésopotamie.

[42] On nomme ainsi un état de mortification par lequel les Musulmans se préparent à la visite des lieux saints. Le même nom a été appliqué par extension à la double pièce d'étoffe qui doit composer le seul costume des pèlerins pendant qu'ils se trouvent dans cet état.

[43] C'est la même ville dont le nom est écrit Beraklou, dans l'extrait d’Aboulféda (t. I, p. 67 de cette collection). On peut consulter à son sujet l'index placé à la fin du même volume.

[44] Voyez le tome Ier de cette collection, p. 561 et suiv.

[45] Sur ce mot, que les Arabes ont emprunté aux Persans, on peut voir le Dictionnaire détaillé des noms, des vêtements chez les Arabes, par M. Dozy, p. 202, 203. Cf. les Mémoires d’histoire orientale, suivis de mélanges de critique, de philologie et de géographie, par M. Defrémery, p. 327. Dans un curieux passage de Makrizy (Descr. de l’Egypte. édition de Bouâk, t. II, p 91, article intitulé fondouk ou caravansérail de Belâl Almoghîthy), il est rapporté que le sultan; Mélik Mansour Kalaoun, toutes les fois qu'il voyait l'eunuque Bélâl, s'écriait : « Que Dieu fasse miséricorde à notre maître Almélic Assâlih Nedjm-eddyn Ayoub ! Je portais les bottines de cet eunuque-ci chaque fois qu'il entrait chez le sultan Almélic Assalih, je les gardais jusqu'à ce qu'il sortit de l'audience et les lui présentais alors. »

[46] C'est à-dire « frappé au nom de Nasir-eddyn (Saladin) ».

[47] L'historien égyptien Noveïri (apud Dozy. opus supra laudatum, p. 5) dit en parlant de Saladin : « Il ne se revêtait que de ce qui était permis par la loi, comme les étoffes de lin, de coton et de laine. » La soie est permise aux femmes, mais cette étoffe est défendue aux hommes. On ne permet à celui-ci que d'avoir à leurs vêtements une bordure de soie, qui ne doit pas dépasser la largeur de quatre doigts, ou, suivant d'autres, de deux doigts; les Malékites pensent même que cette bordure doit avoir moins d'un doigt de largeur. Les auteurs arabes reprochent à Yézid, fils de Moaouia, d'avoir été adonné au vin, d'avoir aimé la musique et d'avoir porté de la soie. (Lebeau, Histoire du Bas-empire, édition Saint-Martin, t. XI, p. 455. Cf. la même, p. 245, la conduite du calife Omar envers des soldats qui portaient de la soie au siège de Jérusalem.)