Abu

Abū al-Faraǧ al-Is̩fahānī  (أبو الفرج الإصفهاني)

 

EXTRAITS DU Kitab al-agHÂni

 

Traduction française : P. Quatremère

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

suite

 

 

 

Aboulfaradj Ali ben Hosaïn Isfahani[1]

EXTRAITS DU

 

Kitab al-agHÂni[2]

Sur l'ouvrage intitulé Kitab alagâni, c'est-à-dire Recueil de chansons,

par M. Quatremère, membre de l’Institut.

 

 

Aboulfaradj Ali ben Hosaïn Isfahani,[3] c'est-à-dire natif d’Ispahan, vint au monde dans cette ville, l'an 284 de l'hégire. Il descendait de Merwan, le dernier khalife de la dynastie d'Ommaïah. Transporté à Bagdad dans son bas âge, il y fut élevé et y établit sa demeure. Il se plaça au rang des plus grands littérateurs et des écrivains les plus célèbres. Il était profondément versé dans la connaissance des combats fameux chez les Arabes, dans celle des généalogies et dans la biographie. Il s'occupa aussi de la science des traditions, de la jurisprudence, et s'y rendit également habile. Il serait difficile de citer tous les savants dont il a, dans ses écrits, invoqué le témoignage. Il se faisait remarquer par une mémoire prodigieuse, Abou Ali Tenoukhi assurait que, sur quatre-vingt-dix savants avec lesquels il avait vécu, Aboulfaradj était celui qui savait par cœur le plus de vers, de chansons, d'histoires de faits mémorables, de traditions authentiques, de détails généalogiques; qu'en outre il connaissait parfaitement la grammaire, la lexicographie, les différents arts, la biographie, l'histoire des guerres, et ce qui concerne les festins. Il n'était pas non plus étranger à la fauconnerie, à l'art vétérinaire, à la médecine, à l'astronomie, à l'art de préparer les boissons, et à d'autres genres de connaissances. Ses poésies offrent tout à la fois le mérite d'une érudition solide et les grâces d'un style élégant. Quoique membre de la famille d'Ommaïah, il se montra partisan déclaré des descendants d'Ali. Il a laissé plusieurs beaux ouvrages, entre autres celui qui porte pour titre Kitab-alagâni, , le Recueil des chansons, à la composition duquel il avait consacré cinquante années, et qu'on s'accorde unanimement à regarder comme le meilleur qui ait paru sur cette matière. Si ce que l'on raconte est véritable, le vizir, , Ibn Abbad, lorsqu'il entreprenait un voyage, se faisait accompagner de trente chameaux chargés d'ouvrages de littérature destinés à son usage; mais, depuis qu'il eut reçu le Kitab-alagâni, il se contentait d'emporter avec lui ce livre, qui, disait-il, lui tenait lieu de tous les autres.

Outre cet ouvrage, Aboulfaradj fut auteur des suivants : le Livre des plantes; Traité des jeunes filles esclaves qui ont cultivé la poésie; Traité des monastères; Traité des prétentions des marchands; Recueil composé uniquement de chansons; Vie de Djahadah le Barmécide ; [4]Relation de la mort tragique des Alides ; Recueil d'airs ; Traité des connaissances littéraires des étrangers. Il composa plusieurs ouvrages pour les princes de la dynastie d'Ommaïah, qui gouvernaient l'Espagne. Il les leur faisait passer secrètement, et recevait leurs dons avec le même mystère. Parmi ces livres, on remarque, 1° Traité de la généalogie des enfants d'Abd-Schems; 2° Traité des combats des Arabes, renfermant le récit de dix-sept cents batailles ; 3° Traité sont pesés avec justice et impartialité les vertus et les défauts des Arabes ; 4° Traité de la science généalogique ; 5° Traité de la généalogie des Bènou Scheïban ; 6° Traité de la généalogie des enfants de Mohalleb ; 7° Traité de la généalogie des Bènou Thaleb et des Bènou Kilab ; 8° Traité des jeunes pages qui ont cultivé la musique.

Aboulfaradj passait son temps auprès du vizir Mohallebi, dont il a consigné l'éloge dans une foule de vers. Je vais en citer quelques-uns.

 « Lorsque nous l'abordâmes pour chercher un appui sous son ombre, il nous secourut sans nous imposer aucune condition onéreuse. Il nous combla de biens sans y mêler aucun reproche. »

« Nous arrivâmes auprès de lui, réduits à la pauvreté, et il nous enrichit. Lorsque nous allâmes chercher la rosée de ses bienfaits, nous étions comme un sol frappé de stérilité, et qui bientôt reprit sa fertilité première. »

Une jeune Grecque, concubine du vizir, étant accouchée d'un fils, Aboulfaradj célébra cet événement par une pièce de vers, dont voici quelques-uns :

« Heureux enfant qui t'apporte mille bénédictions : comme la pleine lune qui, par sa lumière, éclaire une nuit brillante;

« Cet astre propice qui a lui à une époque de bonheur, et qu'a mis au jour une mère vertueuse, l'une des filles de la Grèce.

« Il s'applaudit de rassembler les deux points les plus élevés de là gloire humaine, puisque, dans sa généalogie, le sang de Mohalleb se confond avec celui des Césars.

« Le soleil du matin s'est uni à la pleine lune de la nuit; et de cette conjonction est née la planète de Jupiter. »

[5]

Il écrivit à un homme aimable, qui se trouvait malade, les vers suivants:

« Abou Mahmoud, toi dont la noble générosité et la bienfaisance obtiennent les plus justes éloges; toi dont la libéralité ressemble à une mer débordée;

« Dieu te préserve du retour des visites, des remèdes de la maladie et du renouvellement des douleurs. »

Aboulfaradj mourut le mercredi 14e jour du mois de dhou’lhiddjeh, l'an 356. Quelques auteurs rapportent sa mort à l'année suivante; mais la première opinion est la mieux appuyée. Quelque temps avant sa mort il avait perdu l’usage de sa raison.

Des différents ouvrages de notre auteur, le plus célèbre et sans doute le plus volumineux, est le grand recueil intitulé Kitab-alagâni, Le Livre des chansons. Ce nom, au premier abord, semble annoncer un ouvrage d'un genre frivole; mais on se tromperait beaucoup si l'on jugeait d'après cette apparence. En effet, il est bon d'observer que, chez les Arabes, il y avait originairement peu de chansons proprement dites, ou même de morceaux de poésie destinés à être mis en musique : les anciennes chansons, en général, sont des fragments, plus ou moins longs, empruntés à différents poètes antérieurs ou postérieurs à f islamisme, et auxquels des musiciens ont, après coup, adapté des airs bons ou mauvais. L'auteur du Kitab-alagâni s'étant proposé, ainsi qu'il nous l'apprend, de recueillir la collection la plus complète des meilleurs morceaux de ce genre, de donner la vie du poète, celle du musicien, l'explication grammaticale des mots difficiles, des expressions proverbiales, et le détail circonstancié de tous les faits historiques qui avaient trait, soit directement, soit indirectement, à chaque fragment, on sent qu'un pareil ouvrage, exécuté avec soin et par un écrivain habile et savant, doit renfermer une masse de renseignements précieux sur l'histoire civile et littéraire des Arabes. C'est surtout pour les temps qui ont précédé Mahomet et pour les événements de la vie de ce prétendu prophète, que notre recueil fournit de nombreux et intéressants matériaux; et la confiance que ces récits doivent inspirer est d'autant plus grande, que l'auteur vivait dans les commencements du IVe siècle de l'hégire; que, par conséquent, la mémoire des événements était alors plus fraîche, et qu'il existait, pour l'historien, des moyens de vérification plus sûrs et plus nombreux que ceux dont purent disposer par la suite des écrivains d'un âge plus récent.

Si bien des faits consignés dans ce recueil n'ont plus aujourd'hui pour nous le mérite de la nouveauté, il faut se rappeler que cet ouvrage, précisément à cause de la réputation dont il jouissait, a été regardé comme une mine aussi féconde que précieuse, où les écrivains postérieurs se sont plu à puiser largement et sans scrupule.

Au surplus, tout en relevant le mérite incontestable de cette production, l'abondance, la variété et le piquant des anecdotes de toute espèce qui y sont racontées, on doit convenir que la manière dont l'ouvrage est rédigé est bien peu en harmonie avec le goût des Européens et avec les qualités que nous nous croyons en droit d'exiger d'un historien. L'auteur, au lieu de presser sa narration, s'arrête souvent sur une foule de particularités minutieuses et dépourvues d'intérêt. Il répète le même fait de plusieurs manières, toutes les fois qu'elles peuvent offrir quelque variante, souvent bien peu importante. Dans la vue de faire connaître sa véracité et d'inspirer à ses lecteurs une pleine confiance, il ne manque pas, à chaque événement qu'il rapporte, de transcrire une longue liste de tous les hommes connus, par la bouche ou sous la plume desquels le fait a passé avant d'arriver jusqu'à l'auteur de l'ouvrage.

On sent qu'une pareille méthode, qui pouvait mériter l'applaudissement des Arabes, paraîtrait à des Européens souverainement ennuyeuse. Enfin plusieurs des anecdotes recueillies par notre auteur offrent des traits d'une licence révoltante, et qui, si les Orientaux en tolèrent le récit, ne sauraient être mis sous les yeux d'un lecteur français, pour peu qu'il ait le sentiment de l'honnêteté et des convenances. D'après ces observations, il est évident qu'une traduction complète et littérale du Kitab-alagâni serait une entreprise non seulement gigantesque, mais à peu près impraticable. J'ai pensé que l'on verrait avec plaisir un extrait de cet ouvrage, dans lequel, en élaguant une foule de vers inutiles et insipides, en supprimant les répétitions et fondant ensemble les récits qui ne diffèrent que par quelque circonstance insignifiante, supprimant la longue série des témoignages allégués par l'auteur, et ne conservant que le nom du premier témoin; en transcrivant toutes les anecdotes, même celles qui peuvent paraître futiles, mais qui peignent les mœurs des Orientaux, et en ne supprimant que les faits dont la décence réprouve le récit, on pourrait faire un ouvrage qui, présentant souvent l'intérêt du roman, aurait l'avantage d'offrir, sur les temps antérieurs à Mahomet et sur les premiers siècles de l'hégire, une foule de renseignements historiques et littéraires aussi instructifs qu'agréables. Il y a bien longtemps que j'ai formé ce projet, et je n'ai jamais cessé de m'en occuper avec plus ou moins d'ardeur. Je me propose aujourd'hui de le réaliser, et, si les forces et la vie ne me manquent, j'espère le terminer, ou du moins le pousser assez loin pour qu'un autre écrivain puisse facilement, en suivant la même marche, mettre la dernière main à un ouvrage qui, si je ne me trompe, aurait une utilité réelle.

Le Kitab-alagâni n'est connu en France que depuis la mémorable expédition d'Egypte. Au moment de l'évacuation de cette contrée, M. Raige, homme fort instruit, enlevé trop tôt à la littérature orientale, rapporta un manuscrit de cet ouvrage, qui fut acquis par la Bibliothèque du roi. Cet exemplaire, qui suivant toute apparence est parfaitement complet, forme quatre volumes de format in-folio; le premier renferme trois cent quatre-vingt-dix feuillets, le second trois cent soixante-neuf, le troisième quatre cent quatre-vingt-treize, et le quatrième trois cent soixante-quatorze.

Les volumes ne sont pas tous de la même main. Le premier offre une seule écriture, qui est lisible, élégante et en général fort correcte. Dans les autres tomes, on trouve des parties considérables copiée par des mains différentes, et dont le caractère, beaucoup moins agréable à l'œil, a d'ailleurs le défaut essentiel d'être déparé par un assez grand nombre de fautes. Outre cet exemplaire, la Bibliothèque du roi possède trois volumes, acquis également de feu M. Raige, et qui présentent des fragments plus ou moins étendus du même recueil. Le premier contient le commencement de l'ouvrage; le second, la fin du premier volume, et le troisième enfin, qui est écrit en caractères africains, et qui se distingue par la bonté et l'exactitude du texte, offre la fin du second volume et le commencement du troisième.

M. de Hammer possède, dans sa collection, un gros manuscrit, de format in-folio, qui renferme la troisième et la quatrième partie du Kitab-alagâni. On trouve dans la bibliothèque de Gotha, parmi les manuscrits ramassés en Orient par l'infortuné voyageur le docteur Seetzen, un exemplaire d'un ouvrage qui porte également le titre de Kitab-alagâni,[6] et qui a également pour auteur Aboulfaradj Isfahani ; mais ce recueil, beaucoup moins étendu que celui qui nous occupe en ce moment, n'est point disposé d'une manière analogue ; car il offre par ordre alphabétique la vie des différents poètes arabes et des modèles de leurs plus beaux vers.

Les écrivains orientaux se sont accordés à faire l'éloge du Kitab-alagâni. Un historien judicieux, dont le témoignage est du plus grand poids sur tout ce qui a rapport à la littérature, Ibn Khaldoun, s'exprime en ces termes[7] : « Le kadi Aboulfaradj Isfahani est auteur d'un ouvrage intitulé Alagâni, dans lequel il s'est attaché à réunir les histoires des Arabes, leurs vers, leurs généalogies, leurs combats, les événements qui concernent leurs dynasties. Il a pris pour base de son travail le recueil de cent chansons fait par des musiciens pour le khalife Rachid. Sur chacune de ces pièces il a rassemblé des détails de tout genre, et a réellement épuisé la matière. Ce livre est vraiment, pour les Arabes, un livre essentiel, qui offre en un seul corps, sur tous les genres de poésie, d'histoire, de musique et sur les autres sciences, tous les détails intéressants connus à cette époque, mais qui se trouvaient disséminés dans une foule d'ouvrages. Ce recueil, auquel, sous ce rapport, aucun autre ne saurait être comparé, est le modèle le plus parfait que puisse se proposer un amateur de la littérature. »

Plus bas, le même historien confirme encore son jugement.[8] « Voyez, dit-il, tout ce que renferme le Kitab-alagâni de morceaux en vers et en prose : c'est véritablement le livre capital des Arabes. Il offre des détails circonstanciés sur la langue, l'histoire, les récits de combats, la religion, la vie du prophète, les anecdotes qui concernent les khalifes et les rois, la poésie, la musique, et enfin sur toute sorte de sujets. On ne saurait trouver un ouvrage plus complet et plus instructif. »

Le Kitab-alagâni est cité presqu'à chaque page du commentaire de Soïouti sur l’ouvrage intitulé Mogni-allebib.[9]

Nous lisons, dans l'histoire d'Espagne composée par Makarri,[10] que le khalife Omeyade Hakam-Mostanser envoya à Aboulfaradj Isfahani, l'écrivain, une somme de mille pièces d'or. Il voulait, par ce présent, témoigner sa reconnaissance à l'historien qui lui avait adressé un exemplaire du Kitab-alagâni, avant même de le publier dans l'Irak.

Au rapport du chroniqueur Ibn Farat,[11] Hosaïn ben Ali, surnommé Abou'lfawaris, et plus connu sous le nom d'Ibn Khâzin, était célèbre par la beauté de son écriture. Il avait fait trois copies du Kitab alagâni, et en avait envoyé une à Seïf-eldaulah, souverain d'Alep. Elle fut soustraite de la bibliothèque de ce prince; mais on parvint à en réunir seize volumes qui se conservaient à Bagdad. Ce fut sans doute cet exemplaire pour lequel Seïf-eldaulah envoya à l'auteur une somme de mille pièces d'or, en s'excusant de la modicité de son présent.[12]

Makrizi, dans sa description de l'Egypte,[13] citant un fait qui concerne l'histoire de cette contrée sous le gouvernement d'Abd-Almélic ben Merwan, relève une erreur qu'avait commise à cet égard l'auteur de l'Agâni. Sans doute, dans cette circonstance, le judicieux Makrizi a complètement raison ; et il était difficile qu'il se trompât lorsqu'il se trouvait sur un terrain qui lui était aussi bien connu que l'histoire de l'Egypte; mais, en souscrivant aux preuves qu'allègue Makrizi, je ne puis m'abstenir de blâmer sur un autre point la conduite de cet écrivain. En effet, dans deux endroits du grand ouvrage historique intitulé Moukaffa,[14] on trouve des morceaux biographiques très étendus, qui, comme je l'ai reconnu, sont tirés mot pour mot du Kitab-alagâni, sans que Makrizi ait daigné avertir ses lecteurs des emprunts qu'il faisait à son célèbre devancier.

L'auteur de l'ouvrage intitulé Omdat-altalib[15] cite le Kitab-alagâni, et rapporte des vers qu'il avait écrits à la marge de ce recueil.

Au rapport d'Aboulféda,[16] le kadi Djémal eddin ben Wasel avait composé un abrégé fort bien fait du Kitab-alagâni.

Notre auteur, en plusieurs endroits de son ouvrage,[17] cite un traité qu'il avait composé, sur la demande d'un de ses frères, et qui contenait une exposition détaillée de tout ce qui concerne les termes de musique.

Le même écrivain,[18] citant un événement historique qu'il ne fait qu'indiquer, ajoute : Tout cela est raconté fort au long dans le Traité généalogique, , où j'ai pris soin de recueillir tout ce qui concerne l'origine et l'histoire des Arabes, et que j'ai intitulé , Livre de la justice et de l'impartialité. Si ce passage n'est pas fautif, les deux titres, contre l'opinion rapportée ci-dessus, désignaient un seul et même ouvrage.

Après avoir rassemblé tous les détails qu'il m'a été possible de recueillir sur la vie d'Aboulfaradj et sur ses ouvrages, je crois devoir m'attacher à faire connaître d'une manière spéciale la seule de ces productions qui se trouve sous mes yeux, je veux dire le Kitab-alagâni. Je ne saurais mieux faire que de laisser parler l'auteur lui-même, et de traduire fidèlement l'introduction qu'il a placée en tête du premier volume, et dans laquelle il expose les motifs qui l'ont engagé à prendre la plume, le plan qu'il s'est proposé et les moyens qu'il a mis en œuvre pour donner à son ouvrage le degré de perfection dont il était susceptible.

*****

« Le Kitab-alagâni a pour auteur Ali ben Hosaïn ben Mohammed Koraschi, l'écrivain, connu sous le nom d'Isfahani, qui a pris soin d'y réunir tout ce qu'il a pu trouver de chansons arabes, tant anciennes que modernes. Il s'est attaché, pour chacune de ces chansons, à désigner l'auteur des vers, celui de la musique, à indiquer avec clarté et précision le mode auquel elle appartient, et si deux compositeurs ont partagé le travail ; à expliquer les mots difficiles, les formes grammaticales et les règles de prosodie, dont la connaissance est indispensable pour parvenir à distinguer le mètre poétique et la mesure des airs. L'auteur n'a pas voulu, dans cet ouvrage, rapporter tout ce qui a été mis en musique, attendu qu'il a écrit sur le même sujet un autre livre, qui ne renferme aucun détail historique, mais qui comprend toutes les chansons anciennes et modernes.

« Dans celui-ci, il a relaté avec soin tous les faits qui concernent le poète ou le musicien, indiqué la circonstance qui a donné naissance au poème ou à l'air; le tout avec des détails suffisants et qui amènent naturellement la citation de la chanson, mais avec autant de brièveté que le sujet le comporte, et en évitant, autant que possible, une prolixité et un bavardage inutiles. Sous chaque article il a pris soin de rapporter des exemples parallèles, des traits analogues et des morceaux variés, dont la réunion pût offrir au lecteur une série non interrompue de détails instructifs, le mélange du sérieux et du badinage, des paroles mémorables et des faits historiques, des renseignements biographiques et des pièces de poésie, la relation des combats fameux chez les Arabes, leurs histoires les plus authentiques, la vie des rois du paganisme et des khalifes musulmans, enfin tout ce que les personnes bien élevées doivent se faire honneur de savoir, ce que les jeunes gens doivent étudier avec soin, et où les hommes faits eux-mêmes ne peuvent rougir d'aller chercher de l'instruction; car l'auteur a puisé tous les faits qui composent son recueil dans les histoires les meilleures, les plus véridiques, et dans les récits des personnages les plus instruits.

« Il commence son ouvrage par des détails sur la collection de cent chansons réunies pour le prince des croyants Rachid, par Ibrahim Mauseli, Ismaïl ben Djami et Folaïh ben Aourâ, à qui le khalife avait donné l'ordre de faire un choix parmi tous les morceaux de musique. Depuis, ce recueil étant tombé sous les yeux du khalife Wathek, il recommanda à Ishak, fils d'Ibrahim, de choisir les chansons qui lui paraîtraient meilleures que celles qui avaient été réunies précédemment, de remplacer celles qui n'offraient pas ces qualités par d'autres plus parfaites et plus dignes d'être conservées. Ishak exécuta les intentions du prince. Il ajouta à cette compilation les chansons recueillies précédemment par les anciens musiciens et les hommes les plus habiles dans cet art ; les airs qui réunissent les dix tons sous lesquels sont compris tous les modes de musique vocale et instrumentale ; les trois mètres choisis,  , et enfin les autres morceaux de chant qui ont acquis une réputation supérieure à toutes les autres, telles que les Villes, , de Mabed, composées de sept chansons, les sept qui ont pour auteur Ibn Soraïdj, que l'on met en parallèle avec les précédentes; et c'est d'après elles qu'a été motivé le choix que l'on a pu faire entre les deux compositeurs; les chansons de Mabed, dont chacune est distinguée par un surnom particulier; les Zaïnab, , de Iounes l'écrivain. Tous ces morceaux sont au premier rang de la musique arabe, et aucun autre ne saunait leur disputer la prééminence. Ishak ajouta à son recueil les chansons composées par les khalifes ou leurs fils, les autres pièces de poésie auxquelles se rattachait une histoire instructive ou un fait intéressant ; car parmi ces chansons les unes ne se rapportent à aucune anecdote; chez d'autres cette anecdote ne présente rien d'instructif, ou enfin, si elle offre quelque utilité, elle n'a rien de brillant qui puisse plaire au lecteur et charmer celui qui l'entend raconter. En tête de chaque morceau de poésie mis en musique est placée une chanson destinée à lui servir de type et de moyen de contrôle, en sorte que l'on puisse distinguer ce qui est sur le même rythme d'avec les vers d'un genre différent.

« Quelquefois, au milieu de ces chansons et des événements auxquels elles se rapportent, l’auteur a intercalé d'autres vers, faits sur les mêmes sujet, qui ont été également mis en musique, qui toutefois ne font pas partie des chansons choisies et qui ne se rangent pas dans les mêmes classes, mais qu'il ne pouvait se dispenser de transcrire; car, s'ils avaient été détachés, ou les faits qui les concernent auraient paru complètement isolés, sans aucune liaison avec ceux qui les auraient avoisinés, ou bien il aurait fallu répéter la narration des événements déjà indiqués ; et, dans l'un et l'autre cas, c'eût été s'écarter du plan suivi dans l'ouvrage. Quelquefois il se présentera des récits trop longs, qui exigeraient des détails étendus sur la vie du poète et la citation de quantité d'autres chansons et d'anecdotes qu'il ne serait pas possible d'expliquer dans cet endroit avec tous leurs détails, de peur d'interrompre entièrement la marche de la narration : on les réservera pour un autre lieu, où ils trouveront commodément leur place au milieu de faits analogues, sans interrompre le fil du discours et couper désagréablement une narration continue. De cette manière tout sera arrangé dans un ordre plus convenable et plus régulier.

« Peut-être, dit l'auteur de ce recueil, ceux qui jetteront les yeux sur mon ouvrage désapprouveront que je ne l'aie pas partagé en chapitres, divisés suivant les genres de musique ou les classes des musiciens, d'après l'ordre chronologique, ou en réunissant tous les vers d'un même poète qui ont été mis en musique ; mais plusieurs raisons nous ont décidé à suivre le plan auquel nous nous sommes attaché. D'abord nous avions placé en tête de notre ouvrage les trois chansons choisies qui ont pour auteurs des ansaris (des auxiliaires du prophète), des mohadjirs (des émigrants à Médine), dont le premier, Abou Katifah, n'est point au nombre des poètes les plus distingués. Ensuite vient Omar ben Abi Rebiah, puis Nasib. L'ouvrage ayant été entrepris sur ce plan, et l'auteur ne pouvant plus ranger les poètes dans un ordre régulier, il fallut que la fin fût mise en harmonie avec le commencement, et chacun fut placé suivant que le récit l'amenait. L'auteur suivit la même marche pour le reste des cent chansons choisies ; elles ont toutes été rangées sans égard à l'ordre que devaient occuper les poètes et les musiciens; car on ne s'est pas proposé, dans cet ouvrage, de former des catégories régulières, mais de réunir des chansons accompagnées des faits qui les expliquent : de cette manière le défaut d'ordre ne pouvait avoir de graves inconvénients. En second lieu, parmi les chansons, il en est peu sur lesquelles plusieurs musiciens ne se soient exercés à la fois en suivant des principes différents. Dans ce cas il était impossible de les classer suivant les méthodes, puisqu'il n'y avait aucune raison de rapporter la chanson à un mode ou à un musicien plutôt qu'à un autre. En troisième lieu, si nous n'avions pas suivi cette marche, nous n'aurions pas pu nous dispenser, en citant la chanson d'un poète, tel que Ishak entre autres, et en transcrivant l'histoire qui la concerne, de rapporter tout ce qu'en ont dit les auteurs et ceux dont ils ont suivi le témoignage; ce qui aurait entraîné une prolixité fatigante sans beaucoup d'utilité réelle. Or nous aurions été directement contre le plan que nous nous sommes tracé, qui consiste à éviter les longueurs ; ou, si nous n'eussions donné qu'une partie des faits, on aurait reproché à notre ouvrage d'être moins complet que d'autres. Il en est de même de l'histoire des poètes : si nous nous fussions contenté de citer la musique faite sur un morceau de poésie, sans aller plus loin et sans compléter ce qui concerne cette matière, nous aurions produit sur les esprits une impression de dégoût et d'ennui, attendu que l'homme aime naturellement à passer d'un sujet à un autre, et à se délasser en substituant à l'objet auquel il est accoutumé un objet nouveau. La chose vers laquelle on vise a plus de charmes que celle que l'on quitte ; et ce qu'on attend émeut plus vivement que ce que l'on possède. D'après ces considérations, l'ordre que nous avons suivi est plus agréable et plus propre à piquer la curiosité du lecteur, qui passera continuellement d'un fait à un autre, d'une histoire à une autre, d'une anecdote ancienne à une plus récente, d'un prince à un sujet, du sérieux au plaisant; d'autant plus que tout ce que nous avons recueilli offre ce qu'il y a de meilleur en son genre et la fleur de tout ce qui a été écrit sur cette matière. Tout ce que nous avons dit relativement au genre des chansons est appuyé sur l'autorité d'Ishak ben Ibrahim Mauseli, quoiqu'il y ait à cet égard des traditions différentes; mais ses principes sont généralement adoptés aujourd'hui, à l'exclusion de ceux des autres musiciens, tels que Ibrahim ben Mahdi, Mokharik Alwaïh, Amrou ben Banah, Mohammed ben Hareth.

« Tous ces musiciens s'accordent à déplacer les deux mètres appelés thakil,  (pesant). Pour eux le premier thakil (pesant) et son khatif,  (léger) est celui que l'on reconnaît pour le second, et vice versa.

« Ces idées sont aujourd'hui ; universellement rejetées, et l'on s'en tient au sentiment d'Ishak. »

L'auteur de cet ouvrage continue en ces termes :

« Je fus engagé à entreprendre ce travail par les sollicitations pressantes d'un personnage éminent. Il me représenta que, d'après les renseignements qu'il avait recueillis, le livre attribué à Ishak était regardé comme supposé et présentait d'ailleurs peu d'utilité. Il ajouta qu'il doutait en effet de l'authenticité de l'ouvrage, attendu que les confrères d'Ishak s'accordaient à regarder cette production comme lui tant étrangère, et que Hammad, fils d'Ishak, était le plus ardent des hommes à soutenir cette opinion. Et certes, ajouta-t-il, son assertion est vraie, et sa dénégation parfaitement motivée.

« Mohammed ben Khalf Waki assurait avoir entendu Hammad protester que son père n'était point auteur de cet ouvrage, et ne l'avait même jamais vu. Il alléguait, pour preuve, que des vers rassemblés, dans ce recueil, avec les noms de leurs ailleurs, et auxquels se trouvent joints des détails historiques, n'ont, pour la plupart, jamais été mis en musique, et que les indications qui attribuaient les airs à tels et tels compositeurs étaient, en grande partie, erronées. Hammad ajoutait : Les autres recueils que mon père a publiés sur les chansons démontrent clairement la supposition de celui dont il s'agit. Il fut composé, après la mort de mon père, par son libraire  ; à l'exception toutefois de la pièce intitulée  (l'Indulgence), qui est placée en tête du livre, et qui est bien l'ouvrage de mon père. Les histoires qui l'accompagnent sont absolument telles que je les lui ai entendu raconter; seulement on s’est permis d'ajouter ou de supprimer quelques mots. »

« Ahmed ben Djalar-Djahadah assurait avoir connu le libraire auteur de cette collection; il se nommait Sindi et avait sa boutique à Bagdad, sur la rive orientale du Tigre, dans le khan nommé Khan-alzibl,  (le khan du fumier). C'était lui qui travaillait pour Ishak. Il se concerta avec son associé pour la composition de cet ouvrage. Les chansons que contient ce recueil n'offraient point l'indication de la méthode qui avait été suivie par le musicien. Elles n'étaient pas d'ailleurs propres à satisfaire la curiosité, ni du nombre de celles qui sont entre les mains de tout le monde, et ne présentaient pas, à beaucoup près, toute l'utilité que l'on était en droit d'attendre.

« Je m'engageai à ce travail, malgré les difficultés que j'éprouvais et malgré la répugnance que je sentais à laisser, sur une pareille matière, un ouvrage destiné à vivre toujours et à se perpétuer, sous mon nom, pendant une longue suite de siècles, quoiqu'il dût renfermer beaucoup de choses utiles et offrir des détails précieux sur plusieurs points de la littérature. Nous implorons l'indulgence de Dieu pour tout ce qui a pu l'offenser dans nos paroles et dans nos actions. Nous lui demandons pardon de toute faute, de tout péché, de toute parole contraire à sa volonté qui ont pu nous échapper. C'est lui qui est par excellence le protecteur et l'appui, c'est en lui que nous mettons notre confiance et notre espérance. Que Dieu répande sa bénédiction et son salut sur Mohammed et sa famille! tel est le vœu que nous formons en tête et à la fin de nos discours. Dieu est un excellent protecteur, dont le secours et la faveur nous suffisent amplement. »


 

HISTOIRE DU RECUEIL DES CENT CHANSONS CHOISIES.

« Abou Ahmed-Yahia, fils d'Ali l’astronome, racontait que son père lui avait fait le récit suivant :

« Voici ce que je tiens d'Ishak, fils d'Ibrahim Mauseli. Suivant ce qu'il avait entendu dire à son père, le khalife Rachid ordonna aux musiciens, qui, à cette époque, étaient en grand nombre, de choisir, parmi toutes les chansons, les trois plus remarquables. Leurs suffrages se réunirent sur trois morceaux que je ferai connaître plus bas. Ishak ajoutait : Un jour que je me trouvais en présence du khalife Wathek, on parla de cette anecdote; et le prince me chargea de recueillir un nombre de chansons, ouvrages des anciens musiciens. Pour me conformer à cet ordre, je choisis, parmi les chansons de chaque siècle, celles dont les connaisseurs s'accordent à vanter le mérite, l'excellence de la méthode, et dont ils indiquent d'une manière certaine le musicien ; ensuite j'examinai les pièces d'un âge plus récent, celles qui ont été produites il y a peu d'années par des compositeurs de notre temps ; et je rassemblai de préférence celles qui ressemblaient aux anciennes, qui étaient faites d'après une méthode analogue, et je les transcrivis dans mon recueil, ne voulant pas, parce qu'elles se rapprochent de notre temps, leur ravir la gloire qui leur est due. En effet, les hommes de toutes les époques cherchent à atteindre la perfection ; quoique les anciens aient l'avantage d'avoir devancé les générations suivantes dans tous les genres de mérite.

« Ahmed ben Djafar-Djahadah rapportait, d'après une tradition qui remonte à Mohammed ben Ahmed, surnommé Ibn Dakkak, que le khalife Rachid ordonna aux musiciens de sa cour de lui faire un recueil de cent chansons; ce qui fut exécuté. Ensuite il leur prescrivit de réduire cette collection à dix, et enfin à trois chansons, et ces ordres furent successivement accomplis.

Yahia ben Ali confirme cette narration, seulement les deux écrivains ne s'accordent que sur une des chansons qui entrèrent dans ce dernier recueil et ils diffèrent d'opinion sur les deux autres. Si l'on en croit Yahia, ce choix se composait :

1° De l'air de Mabed sur les vers d'Abou Katifah, qui sont sur le mètre , et qui commencent ainsi :

'

« Le château, les palmiers et la terre de Djemmâ, qui les sépare, sont plus agréables à mon cœur que les portes de Djïroun. »

2° L'air d'Ibn Soraïdj sur les vers d'Omar ben Abi-Rebiah, qui sont sur le mètre , et qui commencent ainsi :

« Le coursier bai se plaindrait de la course pénible à laquelle je l'oblige, et exprimerait son mécontentement s'il pouvait parler. »

3° De l'air d'Ibn Mahrez sur les vers de Nasib, qui appartiennent au même mètre, et qui commencent ainsi :

« La vue d'un ancien séjour a réveillé ta passion. Oui. Et l'on y aperçoit les traces de celle qui cause tes chagrins. »

« Si l'on en croit Djahadah, ou plutôt ceux qu'il cite, les trois chansons qui formaient le recueil susdit étaient :

1° L'air d'Ibn Mahrez sur les vers de Medjnoun, qui appartiennent au mètre  et qui commencent ainsi :

« O Omm-Malik, lorsque la fortune t'anéantira, tu pourras t'en prendre à moi et aux destins rigoureux. »

2° L'air d'Ibrahim de Mausel sur les vers du poète Aradji, , qui appartiennent au mètre , et qui commencent ainsi :

« Ils ont envoyé vers cette femme au beau cou un député pour lui porter des nouvelles affligeantes. Puisse ce messager ne pas trouver de compagnon de route! »

3° L'air d'Ibn Mahrez sur les vers de Nasib commençant ainsi :

« Suivant les écrivains dont Djahadah invoque le témoignage, ces trois chansons réunissent toutes les nuances de mélodie que la musique peut offrir. »

« Au rapport d'Abou’l Kassem, fils de Mahdi, Rachid, ayant ordonné aux musiciens de lui choisir la plus belle chanson qui eût été mise en musique, ils donnèrent la préférence à l'air composé par Ibn Mahrez sur ces vers de Nasib :

« La narration de Yahia ben Ali est, à mon avis, la plus authentique. Ce qui le prouve, c'est d'abord l'intervalle qui existe entre les trois chansons qu'il 'a citées et toutes les autres, sous le rapport de la beauté et de la perfection de la facture, de l'harmonie savante des initiales et des finales, et enfin de l'art qui règne dans toute la composition. Aucune autre chanson ne saurait, à tous égards, ni les éga1er, ni même en approcher.

« En second lieu, Djahadah, parmi les trois chansons, en place une qui a pour auteur Ibrahim-Mauseli. Or ce musicien fut un de ceux qui, par ordre de Rachid, présidèrent au choix de ce recueil. Il avait pour collaborateurs Ismaïl ben Djami et Folaïh. Aucun des deux n’était, dans son art, inférieur à Ibrahim, si même il ne lui était pas supérieur.

« Comment peut-on supposer que ces deux musiciens se soient accordés avec Ibrahim pour insérer une chanson composée par lui dans un recueil de trois chansons seulement, choisies parmi tous les chefs-d'œuvre de la musique arabe comme les pièces les plus excellentes? S'ils avaient agi de la sorte, c'eût été reconnaître d'une manière formelle la supériorité d'Ibrahim et s'avouer inférieurs à lui en mérite, ce qu'ils étaient bien loin de penser.

« Ishak, d'après le récit de son fils Hammad, se rendit un jour chez son père, Ibrahim ben Maïmoun, pour le saluer. Mon fils, lui dit Ibrahim, je ne crois pas que personne ait jamais reçu de ses enfants autant de preuves de tendresse que j'en éprouve de ta part. Je sais apprécier tes sentiments pour moi. Désires-tu quelque chose que je puisse faire pour répondre à ton affection? Je lui répartis : Tout ce que vous venez de dire est vrai. Je prie le ciel d’accorder une longue vie à un père pour lequel je sacrifierais la mienne. Je n'aurais, ajoutai-je, qu'une seule chose à réclamer de votre bienveillance : ce vieillard que vous connaissez va mourir demain ou après demain. Je ne l'ai jamais entendu; et chacun m'en témoigne sa surprise, sachant que je vous tiens d'aussi près. Il me demanda de qui je voulais parler. Je lui dis que j'avais en vue Ibn Djami. O mon fils, me répondit-il, ce que tu as dit est vrai. Qu'on nous selle nos montures. Nous nous rendîmes à la maison d'Ibn Djami, et nous entrâmes tous deux auprès du vieillard. Abou’l Kassem, dit mon père, je suis venu pour te présenter une requête. Tu peux, si tu le veux, me charger d'injures, me chasser même; mais tu ne saurais te dispenser de m'accorder ce que je désire. Ton serviteur et ton neveu Ishak, que tu vois ici, m'a fait telle et telle demande; et je me suis rendu avec lui auprès de toi pour te prier de lui accorder le plaisir de t'entendre. — J'y consens, dit Ibn Djami, sous la condition que vous resterez avec moi. Je vous ferai manger du meschouschah , et de la friture, , et je vous ferai boire de mon vin de palmier; après quoi je vous chanterai des morceaux de musique. Si un messager du khalife vient me chercher, nous nous rendrons tous au palais; sinon, nous passerons la journée ensemble. Mon père, ayant témoigné qu'il acceptait de bon cœur cette condition, donna ordre de renvoyer nos montures. On apporta les mets et le vin de palmier, et nous nous mîmes à manger et à boire. Bientôt après Ibn Djami nous fit entendre les sons de sa musique. Tandis qu'il chantait je sentais croître prodigieusement l'opinion que je m'étais formée de ses talents, et celle que j'avais de mon père diminuait en proportion, et se réduisait enfin à presque rien. Pendant que nous nous livrions aux, transports de la gaieté la plus vive, un messager arriva déjà de la part du khalife. Les deux vieillards montèrent à cheval, se dirigèrent vers le palais, et moi je les accompagnai. Au milieu du chemin mon père me demanda quel jugement j'avais porté d'Ibn Djami. Je le priai de me dispenser de répondre; mais il exigea impérieusement que je lui fisse connaître mon sentiment. Eh bien, lui dis-je, quoique je professe pour vous la plus haute estime, cependant vos talents pour la musique, comparés à ceux d'Ibn Djami, m'ont paru faibles et presque nuls. Mes deux compagnons continuèrent leur route vers le palais de Rachid, et moi je retournai à mon logis, attendu que je n'avais pas encore été présenté à ce prince. Le lendemain matin mon père me fit dire de le venir trouver. Mon fils, me dit-il, l'hiver vient de commencer, et tu vas être obligé à des dépenses extraordinaires. Voilà une somme d'argent considérable que je te donne, afin que tu l'emploies pour ton usage, Je me levai, je baisai la main et la tête de mon père, et je fis emporter l'argent que je me disposais à suivre. Mon père, m'ayant rappelé, me demanda si je savais pour quel motif il m'avait fait ce présent. Je lui répondis que sans doute il avait voulu récompenser ma franchise à son égard et à l'égard d'Ibn Djami. Mon fils, me dit-il, tu as bien jugé. Va en paix. »

« Cette anecdote, à laquelle on pourrait facilement en ajouter d'autres du même genre, suffit pour démontrer quelle haute idée Ibrahim avait d'Ibn Djami, malgré la rivalité et la jalousie qui existaient entre eux. Or peut-on penser que ce même Ibrahim, dans un travail où il avait pour associé Ibn Djami, eût osé choisir une chanson dont il était l'auteur, en lui donnant la préférence sur tous les autres morceaux de musique, et qu'Ibn Djami et Folaïh eussent prêté la main à un acte aussi présomptueux? C'est une absurdité qui ne peut entrer dans l'esprit d'aucun homme sensé. »

« Nous allons transcrire avant tout la chanson que cite Yahia ben Ali ; nous la ferons suivre de deux autres chansons rapportées par Djahadah, qui contredit à cet égard le récit de Yahia; et enfin nous copierons toutes les pièces qui composaient la collection. La première chanson, sur laquelle il existe deux airs, est celle-ci :[19]

« Le château, les palmiers et la terre de Djemmâ, qui les sépare, sont plus chers à mon cœur que les portes du Djiroun.

« Dans tout l'espace qui s'étend jusqu'à Belat et tout ce que comprend le quartier de Karnïn, sont des maisons qui ont toujours repoussé toute action honteuse et tout avilissement.

« Les hommes ont beau celer leurs secrets, je les pénètre; et eux, jusqu'à ma mort, ne pourront découvrir ce que je tiens caché. »

Le mètre de ces vers est .

Le palais dont il est question dans ces vers est celui de Saïd ben Ali, situé dans le lieu nommé Ardah, . Le palmier auquel il fait allusion est celui que possédait le même Saïd. Djammâ était le nom d'une terre qui lui appartenait également. Toute cette propriété passa au khalife Moawiah ben Abi-Sofian, qui l'acheta d'Amrou, fils de Saïd, après la mort de ce dernier, en s'engageant à acquitter ses dettes. Les portes de Djiroun sont situées à Damas.[20] Suivant une autre leçon, au lieu de , il faudrait écrire , qui vient du verbe , être pincé vis-à-vis. Le mot désigne des maisons contiguës l'une à l'autre et qui appartenaient à Saïd. Elles avaient reçu ce nom, , parce qu'elles se touchaient. Le verbe  répond à , être éloigné. Le mot [21] est le même que , affront, avilissement. On lit dans les vers d'un poète lyrique :[22]

« Il n'a pas été livré à l'insulte. Semblable à un homme généreux et caché, c'était un glaive perçant, comme une lance bien affilée.

« Il repoussait loin de lui tout avilissement. »

Le mot  signifie celé, caché.

Ces vers sont d'Abou Katifah-Moaïti, et la musique de Mabed.


 

 


 

[1] Abu al-Faradj Ali al-Isfahani est l'auteur d'une œuvre monumentale, l'un des chefs-d'œuvre de la critique arabe au Moyen Âge, le Kitab al-Aghani (Livre des chansons). Théoriquement consacré aux chants choisis par les plus célèbres musiciens du temps, dont Ibrahim al-Mawsili, et recueillis sur l'ordre du calife Haroun al-Rachid, le livre s'ouvre sur les vies des poètes auteurs des textes chantés, sur d'autres pièces composées par eux, sur l'art poétique en général, les traditions de l'Arabie pré-musulmane, la vie intellectuelle et sociale sous les califes omeyyades de Syrie et leurs successeurs abbassides de Bagdad, intégrant ainsi l'anthologie et la critique littéraires à la plus large histoire. (Larousse, Dictionnaire mondial des littératures)

[2] Le texte original comporte une vingtaine de volumes. Pour d’autres extraits cf. Jacques Berque, Musiques sur le Fleuve - les Plus Belles Pages de Kitâb Al-Aghâni, Albin Michel, 1995.

[3] Kitab-alferest, man. ar. 874, fol. 159 v., 160 r.; Ibn Khallikan, man. ar. 730, fol. 188 v., 189 r.; Abou'l mahasen, Histoire d'Egypte, man. Ar. 671, fol. 115 v.; Abulfedae, Annales, tom. II, p. 494, 496 ; M. Silvestre de Sacy, Anthologie grammaticale arabe, p. 445 ; Mœller, Catalogus librorum.... bibliothecœ Gothanœ, p. 178,179.

[4] L'auteur de l'ouvrage intitulé Omdat-altalib, manuscrit 636, fol. 52 r. et. v, cite un passage extrait de l'ouvrage intitulé , composé par Aboulfaradj-Isfahani.

[5] Les mots se trouvent souvent employés, chez les écrivains arabes, pour désigner ou les Romains en général, ou les membres de la famille impériale de ces conquérants. Un vers célèbre, qui eut pour auteur le poète Adi ben Zeïd, et qui est fréquemment cité par les historiens, offre ces mots (Kitab-alagâni, tom. I, fol. 91 r., tom. II, fol. 49 v.; Ibn Khallikan, man. ar. 730, fol. 410 v.):

« Les nobles Bènou'lasfar, ces rois de Rome, ont péri, et il ne reste plus d'eux un seul être. »

On lit dans le Kitab-alagâni (tom. II, fol. 48 r.) : « Les rois des Bènou'lasfar, c'est-à-dire des Romains, malgré leur grandeur et leur puissance, le respectaient. Voyez aussi Ibn Arabschah, Vita Timuri, tom. II, p. 216, édition Manger. Dans le récit de la conquête de Jérusalem, écrit par Imad eddin Isfahani (manuscrit arabe n° 714, fol. 38 recto), on trouve ces mots :  « Des drapeaux jaunes qui allaient causer la ruine des Bènou'lasfar (des Romains). » Dans un passage du même historien (Kitab-alraoudataïn, man. ar. 707 A, fol. 120 r.), on lit . L'auteur s'exprime ainsi :   « La crainte de sa vengeance fit pâlir le visage des Romains. Ce mot est quelquefois écrit , comme dans ce passage de l'Histoire d'Espagne de Makarri (man. ar. 704, tom. I, fol. 47 v.): . « César, dont l'ère, qui est celle des Romains, a précédé la naissance du Messie. Et ailleurs (fol. 45 v.):  « L'ère des Romains, qui est connue des peuples étrangers. » Le mot , ainsi qu'on l'a vu par la citation des vers d'Adi ben Zeïd, existait chez les Arabes avant la naissance de Mahomet; mais l'origine de ce nom n'a jamais été parfaitement connue. Au rapport de Birouni (Alâthâr, man. arabe de la Bibliothèque de l'Arsenal n° 17, fol. 29 v.), les Césars étaient fils d'Asfar, , c'est-à-dire de Soufar, fils de Nefar, fils d'Esaü, fils d'Abraham. Suivant le témoignage de l'auteur du Kamoug (tom. I, p. 570, éd. de Calcutta), les Bènou'lasfar étaient les empereurs romains. Ils avaient reçu ce nom, ou parce qu'ils descendaient d'Asfar, fils de Roum et petit-fils d'Esaü, ou parce que, des Abyssins les ayant vaincus et ayant violé leurs femmes, celles-ci avaient donné le jour à des enfants qui avaient le teint jaune. Ibn Khallikan, dans son Histoire des hommes illustres (man. ar. 730, fol. 410 v., 411 r.), s'exprime en ces termes: Il existe un point de philologie fort curieux et qui a donné matière à de nombreuses questions. Les Romains sont nommés Bènou'lasfar, ; et cette expression est souvent employée par les poètes. J'ai fait à ce sujet beaucoup de recherches; mais je n'ai pu trouver aucune solution satisfaisante de cette difficulté. Enfin j'ai rencontré un ouvrage anonyme, intitulé Lafif, qui m'a offert le détails que voici. Dans les temps anciens un roi de Rome peint par un incendie, laissant une veuve. Des prétendants ambitieux, se disputant le trône, allumèrent une guerre civile; enfin ifs firent la paix, sous la condition de choisir pour roi le premier homme qui se présenterait devant eux. Ils étaient réunis pour cet objet, lorsque arriva un habitant du Yémen, qui se rendait à Rome et amenait avec lui un esclave abyssin. Celui-ci, s'étant enfui de chez son maître, entra dans la salle où se trouvaient les grands du royaume, lis se dirent l'un à l'autre : Voyez dans quel inconvénient nous sommes tombés. Toutefois ils lui donnèrent la reine en mariage ; et cette princesse eut de lui un fils que l'on appela Asfar,  (le Jaune). Cependant le maître de l’esclave réclama son serviteur, qui, de son côté, reconnaissait lai appartenir; mais, à force de présents, on obtint de cet homme son désistement. De là vient que les Romains ont reçu le surnom de Bènou 'lasfar,  ; attendu que l'enfant qui naquit du mariage susdit avait le visage jaune, étant né d'un Abyssin et d'une reine au teint blanc. Je n'ai pas besoin de dire que toutes ces explications ne contribuent guère à la solution de la difficulté. On peut croire avec beaucoup de vraisemblance que, ce mot remontant à une assez grande antiquité, l'origine s'en était entièrement perdue, et que les tentatives faites pour la découvrir n'ont abouti qu'à des conjectures malheureuses, qui ne sauraient soutenir l'examen de la critique.

[6] Catalogus librorum... bibl. Goth., pars ii, p. 178 et suiv.

[7] Prolégomènes, man. du Roi, fol. 237 r.; ms. de M. Silvestre de Sacy, fol. 251 r.

[8] Manuscrit du Roi, fol. 231 v. ; manuscrit de M. Silvestre de Sacy, fol. 256 r.

[9] Man. ar. 1238.

[10] Man. ar. 704, tom. I, fol. 95 v.

[11] Man. ar. de Vienne, tom. I, p.60.

[12] Abulfedae Annales, tom. 2, fol. 494.

[13] Man. ar. 673 tom. II, fol. 227 r.

[14] Man. ar. 675, fol. 190 et suiv.; id. 144 et suiv.

[15] Man. ar. 636, fol. 178 r.

[16] Annales Moslemici, tom. V, p. 146.

[17] Tom. I, fol. 338 v.; tom. II, fol. 197.

[18] Tom. IV, fol. 346 r.

[19] Voy. Hamasah, p. 656.

[20] Abd-allatif (Relation de l'Egypte, p. 417) fait mention des portes de Djiroun. On peut voir, sur ce sujet, la note intéressante de M. Silvestre de Sacy (ib., p. 442 et suiv.). Djiroun se trouve indiqué dans un passage de Massoudi (Moroudj, tom. I, fol. 218 r.), etc.

[21] Ce mot est employé, avec le même sens, dans un passage du Sahih de Bokhari (man. ar. 242, tom. I, fol. 171 v.). On y lit,  « Vous éprouverez le supplice de l'opprobre. » Et l'auteur ajoute: Abou Abd-Allah a dit: Le mot  a la même signification que , et  répond à  douceur, facilité. Dans le Divan des poètes de la tribu de Hudheïl (man. ar. de Ducaurroy 53, fol. 191 r.), on lit:  « Personne n'admet l'opprobre. » La glose rend le mot par celui de . Le mot signifie quelquefois un bas prix, comme dans ce passage du Kitab-alraoudataïn (man. ar. 707 A, fol. 142 f.),  « Il se vend à bas prix ». Le terme se prend aussi dans ce dernier sens. On lit dans le Kamel d'Ibn Athir (tom. VII, p. 127),  . « Les pierreries, vendues au prix le plus modéré, ont une valeur de plus de cent mille dinars. » Dans l'Histoire d'Egypte de Makrizi (Solouk, tom. II, fol: 4 v.), ; plus bas (fol. 317 r.),  : « Le bas prix de l'or. » Dans le Mesalek-alabsar (man. ar; 642, fol, 91 v.), .

[22] Le verbe , à la huitième forme, signifie sacrifier, prodiguer. On lit dans le Hamasah (p. 47),   « Nous prodiguons notre vie dans les combats. » Ailleurs (p. 774), . « Il sacrifie sa vie. » On peut voir, sur ces deux passages, les notes de Tebrizi. Au passif, il signifie être prodigué, avili. C'est dans ce sens qu'Ibn Khaldoun (Prolégomènes, fol. 87 v.) a dit,  « Le vizirat fut avili ». Dans un passage d'Imad-eddin-Isfahani (man. ar. n° 714, fol. 46 r.), on lit ces mots,  Combien d'objets réservés avec soin furent prodigués ! Plus bas (fol. 90 r.),  et enfin (fol. 97 v.), . Dans l’Histoire des Seldjoukides de Bondari (man. arabe 767 A, fol. 31 v.),  « Tout ce qu'il gardait avec soin fut pillé. » De là vient l'expression  un proverbe vulgaire (Meïdani, proverbe 2412). Le verbe  à là cinquième forme, signifie quelquefois se sacrifier soi-même. Dans un poème manuscrit d'Antarah (man. d'Asselin, fol. 67 v.), on lit,  « J'admire un homme qui se sacrifie lui-même. » En effet la glose explique le mot  par . Dans le commentaire de Tebrizi sur le Hamasah (manuscrit, fol. 161 r.), on lit: . D'autres fois le même verbe signifie se prodiguer soi-même, se rendre familier ; comme dans ce passage du Kamel d'Ibn Athir (manuscrit, tom. I, fol. 81 t>.),  « Il était trop fier pour se familiariser avec le peuple. » Dans un passage du Kitab-alagâni (tom. I, fol. 347), signifie livré au chagrin.