Abd.Errazzak

ABD-ERRAZZAK SAMARKANDI

EXTRAITS DE L’OUVRAGE PERSAN QUI A POUR TITRE MATLA-ASSAADEÏN OU-MADJMA-AL-BAHREÏN

PARTIE IV

 

PARTIE III

 

Traduction française : Mr. QUATREMERE

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

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ABD-ERRAZZAK SAMARKANDI

EXTRAITS DE L’OUVRAGE PERSAN QUI A POUR TITRE

MATLA-ASSAADEÏN OU-MADJMA-AL-BAHREÏN

 

RÉCIT DE L'ARRIVÉE DES AMBASSADEURS QUI AVAIENT FAIT LE VOYAGE DE KHATA. EXPOSITION DES MERVEILLES ET DES CHOSES EXTRAORDINAIRES QUI CONCERNENT CE PAYS.

« En rendant compte des événements de l'année 822, nous avons rapporté que Sa Majesté le Khakan heureux avait envoyé dans l'empire du Khata plusieurs ambassadeurs qui avaient pour chef Schadi-Khodjah ; que Mirza-Baïsengar avait député, pour le même objet, Sultan-Ahmed et Gaïath-eddin-Nakkasch. D'après les recommandations expresses du prince, Gaiath-eddin devait, à partir du jour où il quitterait Hérat, capitale du royaume, jusqu'au moment de son retour, noter, par forme de journal, dans chaque ville, dans chaque province, tout ce qu'il verrait de remarquable, la manière de voyager, la description des pays, des édifices, les lois constitutives des villes, la puissance des rois, les principes de leur gouvernement et de leur politique, les merveilles des villes, des contrées, et l'étiquette des monarques. Cette année, je veux, dire l'an 825, le 11e jour du mois de ramazan, les ambassadeurs arrivèrent à Hérat, et offrirent à l'empereur les présents et objets précieux envoyés par le souverain du Khata. Ils communiquèrent au prince des récits merveilleux, des narrations extraordinaires concernant les lois et les usages des peuples de ces contrées. Comme le Khodjah Gaiath-eddin n'a montré, dans la rédaction de ses observations, aucune malveillance, aucune partialité, nous avons inséré ici la meilleure partie, la substance de son récit, et c'est lui qui est responsable de la vérité des Faits. Nous allons les exposer avec des détails circonstanciés.

« Les ambassadeurs quittèrent Hérat, capitale du royaume, le 16e jour du mois de zou'lkadah, et arrivèrent à Balkh le 9e de zou'lhidjah. L'abondance des pluies les força de séjourner dans cette ville jusqu'au premier jour de moharrem de l'an 823. A cette époque, s'étant remis en marche, ils arrivèrent à Samarkand le 22 du même mois. Mirza-Olug-beig avait précédemment fait partir ses ambassadeurs, Sultan-schah et Mohammed-bakhschi, en compagnie de plusieurs habitants du Khata. Les députés du Khorasan séjournèrent à Samarkand jusqu'à ce qu'ils furent joints par Argadak, ambassadeur de Mirza-Siourgatmisch, Ardevan, ambassadeur de l'émir Schah-mulk, et Tadj-eddin, ambassadeur du roi de Badakhschan. Tous ces envoyés réunis quittèrent Samarkand le 10e jour du mois de safer. Après avoir passé par Taschkend, Saïram et Aschpareh, ils entrèrent sur les terres des Mongols le 11e jour de rebi second. Ils apprirent alors que le prince Awis-khan ayant attaqué Schir-Mohammed-oglan, le désordre régnait parmi ces tribus. Mais bientôt on apprit que la paix était rétablie et les troubles apaisés. L'émir Khodaïdad, qui jouissait, dans ce pays, de la plus grande autorité, vint trouver les ambassadeurs, leur donna des assurances d'affection, et se rendit ensuite auprès d'Awis-khan.

« Le 18e jour du mois de djoumada premier, les envoyés arrivèrent au lieu nommé Bilougtou, qui était sous la dépendance de Mohammed-beig. Ils y séjournèrent jusqu'à ce qu'ils furent joints par les dadji et les serviteurs du roi de Badakhschan. Étant partis de Bilougtou le 22e jour du mois, ils traversèrent la rivière de Kenker, et arrivèrent le 23 auprès de Mohammed-beig, souverain des tribus. Sultan-Schadi-Khourkan, fils de Mohammed-beig, était gendre de Schah-Djihan, dont l'autre fille était mariée à Mirza-Mohammed-Djoughi. Le 28, ils arrivèrent sur le territoire de Iuldouz[38] et de la tribu de Schir-Bahram. Dans cet immense désert, quoique le soleil fût dans le signe de l'écrevisse, l'eau gelait à une épaisseur de deux doigts.

« Le 8e jour du mois de djoumada second, on apprit que les fils de Mohammed-beig avaient dépouillé le dadji qui était l'ambassadeur d'Awis-khan. Les envoyés, effrayés de cette nouvelle, quoiqu'il tombât presque tous les jours de la grêle et de la pluie, franchirent avec une extrême promptitude les vallées et les montagnes. A la fin du mois ils atteignirent la ville de Turfan. Dans cette place, les habitants, pour la plupart, étaient idolâtres, et avaient un vaste temple, sur l'estrade extérieure duquel on voyait une statue qui était, disait-on, la figure de Schakamouni. Les envoyés, partis de ce lieu le 2e jour de redjeb, arrivèrent le 5 à Karakhodjah. Le 10e jour du même mois, des habitants du Khata se présentèrent, inscrivirent les noms des ambassadeurs et le nombre des personnes attachées à leur suite. Le 19e on s'arrêta dans la ville d'Ata-Soufi. Là, un membre de la famille du prophète, un descendant d'Ali, le Khan-zadeh Tadj-eddin, l'un des Seïd de la ville de Termez, et gendre de l'émir Fakhr-eddin, chef des musulmans de Kâmil, avait établi un lengher (couvent) où il faisait sa résidence. Le 21e jour de redjeb, on arriva dans la ville de Kâmil. L'émir Fakhr-eddin y avait fait bâtir une mosquée magnifique et un beau monastère orné de la manière la plus somptueuse. Tout auprès de la mosquée les infidèles avaient élevé un temple, sur les côtés duquel étaient peintes des idoles grandes et petites, sous des formes admirables, A la porte de cet édifice on voyait représentés deux démons qui se précipitaient l'un contre l'autre. Mangli-Timour-Maïri, jeune homme d'une rare beauté, était gouverneur de Kami.

De là, les ambassadeurs employèrent vingt-cinq journées de marche à traverser un désert où on trouvait de l'eau tous les deux jours. Le 12e jour du mois de chaban, au milieu du désert, les envoyés rencontrèrent un chameau et une vache de l'espèce appelée koutas. Cette vache acquiert, dans ces contrées, une si grande taille, que, suivant ce que l'on assure, un de ces animaux enleva, un jour, avec ses cornes, un cavalier de dessus la selle de son cheval, et le tint quelque temps sur la pointe de ses cornes.

(Si le fait est vrai, il est bien extraordinaire.)

« Le 14e jour de chaban, on arriva dans une station, d'où jusqu'à Soktchéou, première ville du Khata, la distance est de deux journées, au travers d'une contrée déserte. Plusieurs habitants du Khata, ayant appris l'arrivée des ambassadeurs, vinrent, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu, à la rencontre de ces envoyés. A une journée de marche, au milieu d'une prairie, on construisit une estrade élevée, on établit des tentes, des tables, des sièges, et l'on posa sur des plats de porcelaine des mets composés de chair d'oie et de poule, de viande cuite, de fruits secs et frais. Au-dessus de chaque table étaient placées des fleurs artificielles. Les tables étaient ornées de verdure, et l'on organisa, dans ce désert, un repas somptueux, tel que, dans plusieurs villes, on n'en pourrait préparer un pareil. Lorsque l'on eut fini de manger, on apporta des liqueurs enivrantes de différentes espèces. On donna à chaque personne un mouton, de la farine, de l'orge, et les autres denrées nécessaires. Tous ces objets furent envoyés aux ambassadeurs, avec les formes les plus respectueuses. On fit souscrire à ces envoyés un acte qui portait combien ils avaient d'hommes à leur service, et l’on exigea des dadji une déclaration attestant qu'ils ne diraient rien de plus que la vérité. Car quiconque a fait un mensonge ne conserve plus aucune considération. Les marchands, se trouvant rangés parmi les personnes attachées aux ambassadeurs, s'occupaient des soins du service, L'acte était conçu en ces termes : « L'émir Schadi-Khodjah et Koukdjeh ont avec eux deux cents hommes; Sultan-Ahmed et Gaïath-eddin, cent cinquante; Argadak, soixante; Ardevan, cinquante; Tadj-eddin, cinquante. Les envoyés de Mirza-olug-beig avaient pris les devants, et ceux de Mirza-Ibrahim-sultan n'étaient point encore arrivés.

« Le 16e jour de chaban, les ambassadeurs furent informés que le dangdji qui commandait sur cette frontière devait leur donner ce jour-la un repas d'une magnificence royale. Ils se rendirent à sa demeure. Les habitations des peuples du Khata sont de forme carrée et soutenues par des cordes croisées les unes dans les autres; on n'y peut entrer que par quatre portes pratiquées dans les quatre côtés du carré. Au milieu se trouve un grand espace, dans lequel est construite une maison élevée, qui a une étendue d'un djerib (arpent); au devant était placée une tente, devant laquelle étaient fixées deux lances du Khata, qui ressemblait à une maison royale, et dont les draperies étaient relevées : on y voyait un pavillon de bois, autour duquel étaient des tentes; sous les deux grandes lances était placé un siège destiné pour le dadji; à droite et à gauche s'en trouvaient deux, autres. Les ambassadeurs s'assirent à la gauche, et les émirs de Khata à la droite. En effet, chez ce peuple, le côté gauche est le plus honorable (car le cœur, ce roi juste, occupe, dans le corps, une place à gauche). Devant chacun des ambassadeurs et des émirs on posa deux tables sur l'une desquelles on avait placé de la viande cuite, de la chair d'oie et de poule, des fruits du Khata desséchés. Sur l'autre on voyait un gâteau, de bons pains, des fleurs artificielles, composées de papier et de soie, parfaitement travaillées. Devant les autres convives il n'y avait qu'une seule table. Vis-à-vis un kourkeh (tambour) royal, placé sur un endroit élevé, on avait rangé des cruches, des bouteilles de porcelaine, des vases grands et petits de porcelaine et d'argent. A droite et à gauche de cet instrument, des musiciens étaient placés debout tenant des batougan, des kemandjeh (violons), des binah, des flûtes de deux espèces, dans lesquelles on souffle ou par l'orifice, ou par les côtés; des tunbuk (tambourins), des mousikar (chalumeaux), des tambours à deux faces, posés sur le haut d'un trépied, des sandj (cymbales), des tcheharpareh[39] et des timbales; ils jouèrent de tous ces instruments, en mesure et d'une manière harmonieuse. Des jeunes gens d'une rare beauté, dont le visage était fardé de rouge et de blanc, et qui portaient des pendants de perles à leurs oreilles, comme des jeunes filles, exécutèrent des tours tels qu'on n'en verra jamais de semblables. Depuis l'espace ouvert, jusqu'aux quatre portes, étaient rangés, à droite et à gauche, des hommes vêtus de cuirasses, tenant en main des lances, et qui ne bougeaient pas de leur place. On n'a aucun besoin de iesaoul (portiers) ou de chambellans. Chacun avait été placé dans le rang qui lui convenait, et on présenta à chacun la coupe, et on lui offrit des mets sucrés que chacun reçut et mangea.

L'émir Dousoun, chef du conseil, prit à son tour la coupe; on lui apporta un coffre plein de fleurs artificielles. A mesure qu'il présentait la coupe à un des assistants, il plaçait sur son bonnet une pièce de fleur artificielle, en sorte que, la salle offrit l'apparence d'un parterre de roses.

« Les faiseurs de tours avaient formé des images d'animaux, composées de papier épais, et qu'ils s'étaient appliquées sur le visage, de manière que l'on ne pouvait apercevoir, ni leur figure, ni leurs oreilles, et ils exécutèrent des danses sur les airs du Khata. Ces enfants, beaux comme le soleil, se tenaient debout, ayant, à la main des vases remplis d'un vin pur; quelques-uns portaient des plats remplis de friandises composées de noisettes, de jujubes, de noix, de châtaignes écossées, de limons, d'ail, d'oignon, confits au vinaigre, et autres légumes, de melons coupés par tranches, de chicorée mise en morceaux; chaque objet était posé sur le plat, dans un compartiment séparé. Lorsque l'émir présentait la coupe à un personnage, un enfant offrait à celui-ci le plat, afin qu'il pût choisir la friandise qui lui plairait le plus.

« On avait disposé une grande cigogne, parfaitement semblable à un oiseau de ce genre, et dans l'intérieur de laquelle un enfant s'introduisit. La cigogne dansait au son des airs et remuait sa tête dans tous les sens, de manière à exciter un étonnement universel. Ce jour, jusqu'à la nuit, la réunion offrit tout ce que le plaisir et la gaieté ont de plus agréable.

« Le dix-septième jour du mois de chaban, les ambassadeurs, étant entrés dans le désert, arrivèrent, après quelques jours de marche, à Karaoul. On désigne par ce nom un château très fort, bordé de tous côtés par des montagnes. La route est tracée de telle sorte, qu'il faut nécessairement entrer par une porte du château et sortir par l'autre. Les ambassadeurs étant arrivés dans cette forteresse, on les compta tous, on inscrivit leurs noms, après quoi on les laissa partir. De Karaoul, ils gagnèrent la ville de Soktchéou. Les dadji les logèrent dans le grand iam-khaneh (maison de poste), situé à la porte de la ville. On prit tous leurs effets, que l'on porta à la chancellerie, et on les laissa en dépôt. On avait disposé, dans cette maison de poste, tout ce qui pouvait être nécessaire aux envoyés, aliments, boissons, tapis, montures. Chaque nuit, chacune des personnes du cortège trouvait dans la maison de poste un lit, un paquet de vêtements de nuit en soie, et un serviteur tout prêt à exécuter ses ordres.

« Soktchéou est une grande ville, accompagnée d'un château fort, qui présente un carré parfait. Les bazars sont ouverts, et chacun a une largeur de cinquante ghez. Tous sont arrosés et balayés. Dans les maisons, on nourrit des porcs domestiques. Dans les boutiques des bouchers, la chair de mouton et celle de porc sont suspendues ensemble. Dans chaque bazar on voit de nombreux édifices, dont chacun est surmonté d'une tourelle, formés de bois, et d'une extrême magnificence. Ils offrent aussi des créneaux, composés de bois et de vernis du Khata. Tout le long du rempart de la ville, de vingt pieds en vingt pieds, s'élève une tour, dont le sommet est caché. Quatre portes sont ouvertes au milieu des quatre murailles, vis-à-vis l'une de l'autre, et, comme le chemin est extrêmement droit, elles paraissent toutes proches l'une de l'autre. Toutefois, du centre de la ville à chacune des portes, la distance est considérable. Derrière chaque porte s'élève un pavillon à deux étages, construit en dos d'âne, à la manière du Khata, ainsi qu'on en voit dans le Mazandéran. Seulement, dans cette dernière province, les murs sont revêtus d'argile incolore, tandis que, chez les habitants du Khata, ils sont couverts de porcelaine. Dans cette ville on voit plusieurs temples d'idoles, dont quelques-uns occupent un espace de dix djerib (arpents), et sont tenus avec une extrême propreté. Le sol est couvert d'un pavé composé de briques cuites et polies, et ces briques cuites ressemblent à des pierres brillantes. A la porte des temples se tiennent de jeunes garçons d'une belle figure, qui donnent le signal de la joie et du plaisir. Ce sont eux qui servent de guides aux étrangers. Cette ville est la première que l’on rencontre sur la frontière du Khata; de là à Khanbâlik, résidence de l'empereur, on compte 99 iam (maisons de poste). Tout cet espace est bien habité. Chaque iam se trouve situé vis-à-vis une ville ou un bourg; dans l'intervalle qui sépare les iam on compte plusieurs kargou et kidi-fou. On désigne par le mot kargou une maison qui s'élève à une hauteur de soixante ghez; deux hommes se tiennent constamment dans cet édifice; il est construit de manière que l'on peut apercevoir un autre kargou : lorsqu'il arrive un événement, tel que l'approche d'une armée étrangère, aussitôt on allume du feu qui est aperçu de l'autre kargou, où l'on s'empresse d'en allumer un pareil. La chose a lieu de proche en proche, et, dans l'espace d'un jour et d'une nuit, une nouvelle est connue à une distance de trois mois de marche. Une dépêche arrive également sans interruption, car, d'un kidi-fou à l'antre, elle est transmise de main en main. On désigne par le mot kidi-fou une réunion de plusieurs individus placés dans une station, et dont voici les fonctions. Lorsqu'ils reçoivent une lettre ou une nouvelle, on d'entre eux, qui se tient tout prêt, part à l'instant, et porte la dépêche à un autre kidi-fou, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'elle parvienne au pied du trône impérial. D'un kidi-fou à un autre la distance est de 10 mereh ; seize de ces mesures équivalent à une parasange. Les hommes qui occupent le kargou, et qui sont au nombre de dix, sont remplacés tous les dix jours, et, à l'arrivée des seconds, les premiers se retirent. Mais ceux qui occupent le kidi-fou y sont à demeure. Ils se construisent des maisons, et s'occupent de la culture et de l'ensemencement des terres.

« De Soktchéou à Kamtchéou, qui est une autre ville plus considérable que la première, on compte neuf iam. Le dangtchi, qui est le plus important des dadji de la frontière, gouverne cette place. A chaque iam, on amenait 450 chevaux et ânes, bien équipés, destinés pour l'usage des voyageurs, ainsi que cinquante ou soixante chariots. Les jeunes gens chargés du soin des chevaux se nomment bafou (mafou), ceux qui surveillent les ânes sont appelés lou-fou, et ceux qui conduisent les chariots tchifou. Les conducteurs de chariots sont en grand nombre; ils prennent les cordes du chariot et le portent sur leurs épaules; et, quoique sur la route il tombe de la pluie, ou que l'on rencontre des montagnes, ces jeunes gens conduisent les chariots d'un iam à un iam. Chaque chariot est porté par douze hommes. Ces jeunes gens sont d'une belle figure et portent à leurs oreilles de fausses perles du Khata ; leurs cheveux sont noués sur leurs têtes; ils ont, pour conduire leurs chevaux, la selle, la bride et le fouet. Les bafou (mafou), à l'instar des coureurs à pied, franchissent la distance d'un iam à l'autre, à bride abattue, et à l'envi l'un de l'autre. A chaque iam, on donne aux voyageurs un mouton, une oie, une poule, du riz, de la farine, du miel, du darasoun, de l'arak (eau-de-vie), de l'ail, des oignons confits dans le vinaigre et des légumes. Dans chaque ville, les ambassadeurs sont conviés à un festin. Les palais du gouvernement se nomment dousonn; c'est là que le repas a lieu: d'abord, on place, vis-à-vis le kourkeh, « à côté du trône du roi, un autre trône, devant lequel on suspend un rideau. Un individu se tient debout à côté du trône, et étend au pied un grand tapis bien propre; les émirs et les ambassadeurs s'asseyent sur ce tapis, les autres assistants se tiennent debout derrière eux, rangés en files, comme les musulmans pour faire la prière. Cet homme, qui est placé à côté du trône, fait trois fois un appel, en langue du Khata. Alors les dadji posent trois fois leur tête sur la terre. Les ambassadeurs et les autres assistants sont forcés de baisser trois fois la tête jusqu'en terre, après quoi chacun retourne à sa table. Le jour où le dangtchi donna un festin aux ambassadeurs était le douzième jour du mois de ramazan. Cet officier les sollicita d'en prendre leur part, et leur dit : « Ce repas vous est donné par l’empereur, qui vous témoigne ainsi sa considération; mangez donc quelque chose. » Les envoyés s'excusèrent, en alléguant que, dans ce mois, il ne leur était pas permis de se livrer aux plaisirs de la table. Le dangtchi accueillit leurs raisons, et fit porter à leur logis tout ce qui avait été préparé pour le repas.

« Dans cette ville de Kamtchéou est un temple d'idoles, qui a cinq cents ghez de longueur et autant de largeur. Au milieu on voit une idole couchée, dont la taille est de cinquante pas; la plante de son pied a une longueur de neuf pas; le dessus du pied a, de tour, vingt et un ghez. Derrière le dos de cette statue et au-dessus de sa tête sont placées d'autres idoles, dont chacune a, de hauteur, un ghez, plus ou moins, ainsi que des figures de bakhschis (lamas), dont chacune a la taille d'un homme. Toutes semblent si bien en mouvement, qu'on les croirait vivantes. Sur la muraille sont rangées d'autres statues, bien exécutées. Cette grande idole, qui est couchée, a une main placée sous sa tête, et l'autre appuyée sur sa cuisse. Elle est recouverte d'or, et on la désigne par le nom de Schakamouni fou. Les habitants se rendent par troupes au temple et se prosternent la tête jusqu'en terre devant cette idole.

« Autour de cet édifice sont placés des temples d'idoles qui ressemblent à des caravansérails, et dans lesquels sont disposés des rideaux d'étoffe d'or de différentes espèces, des trônes dorés, des sièges, des flambeaux, des vases de porcelaine.

« Dans cette même ville de Kamtchéou est un temple d'idoles fort révéré. On y voit un autre édifice, que les musulmans nomment la sphère du ciel; il a la forme d'un kiosque octogone, et, du haut en bas, se compose de quinze étages. Chaque étage renferme des appartements vernissés à la manière du Khata, des chambres, des portiques. Tout autour sont des salles destinées pour les prières et des figures de divers genres. On y voit, entre autres objets, un trône dressé et sur lequel un roi est assis. A droite et à gauche se tiennent debout des esclaves, des pages, des jeunes filles. Ces quinze étages renferment tous des salles grandes et petites, qui offrent des statues de formes admirables.

« Au-dessous de ce kiosque on voit des figures de démons, qui le soutiennent sur leurs épaules. Cet édifice a vingt ghez de circuit et sa hauteur est de douze. Il est construit tout entier de bois poli, et si bien recouvert d'une couche dorée, qu'il semble entièrement formé d'or. Au-dessous règne un souterrain. Une colonne de 1er, placée dans l'intérieur du kiosque, le traverse de bas en haut. Une de ses extrémités repose sur une plate-forme de fer, et l'autre s'appuie fortement sur le toit de l'édifice dans lequel est renfermé ce pavillon, en sorte que, du souterrain, on peut, par un léger effort, imprimer à ce grand kiosque un mouvement circulaire. Tous les charpentiers, forgerons et peintres du monde, pourraient venir ici prendre des leçons sur les procédés des arts.

« A mesure que les ambassadeurs accrochaient de Khanbâlik, on leur donnait, dans les villes et dans les içm, des festins plus somptueux, Dans la ville de Kamtchéou, on déposa les bagages et les animaux des envoyés, et, à l'époque de leur retour, tout leur fut rendu. On leur prit tout ce qu'ils apportaient pour l'empereur, à l'exception d'un lion qu'avait envoyé Mirsa-Baîsefigar, et que le pehlwân Salah-eddin, gardien des lions, amena lui-même au palais de l'empereur. Chaque jour ils arrivèrent à un iam, et chaque semaine à une ville. Le quatrième jour du mois de schewal, ils se trouvèrent sar les bords du fleuve Karamoran, qui, pour la largeur, est comparable au Djeïhoun, Sur cette rivière était un pont composé d'une chaîne et de vingt-trois barques. La chaîne, qui avait la grosseur de la cuisse d'un homme, se prolongeait sur la terre, de chaque côté, l'espace de dix ghez. Sur chacune des deux rives s'élève une colonne de fer, aussi épaisse que la ceinture d'un homme, et profondément enfoncée en terre. Les chaînes y sont fortement attachées. De gros rampons et des chaînes retiennent les barques, au-dessus desquelles sont étendues des pièces de bois, qui forment un plancher également uni et solide. Les ambassadeurs franchirent ce fleuve sans aucune difficulté. Sur Vautre rive du Karamoran est une grande ville, où l'on donna aux envoyés un festin plus somptueux que tous les repas précédents. Dans cette place était un vaste temple d'idoles; depuis la frontière du Khata, jusqu'à cet endroit, ils n'avaient pas rencontré un pareil édifice. Là se trouvaient trois lieux de prostitution, habités par de belles filles. Quoique les femmes du Khata, en général, soient d'une beauté remarquable, cette ville est désignée par le nom de Husn-abad (ville de la beauté).

« Les envoyés, après avoir rencontré sur leur route plusieurs autres villes, arrivèrent, le douzième jour du mois de zou’lkadah, sur les bords d'un second fleuve, qui a une largeur double de celle du Djeïhoun, et qu'ils traversèrent, en bateau, sans aucun accident Après avoir franchi d'autres courants d'eau, soit sur des ponts, soit sur des barques, ils atteignirent, le vingt-septième jour du mois, la ville de Sa-din-four. C'est une place considérable, habitée par une nombreuse population: On y voit un vaste temple, qui renferme une grosse idole, formée de cuivre fondu et doré. Cette figure a cinquante ghez de hauteur. Tous ses membres sont bien proportionnés, sur chacun de ses membres on voit des mains représentées, et sur la paume de chaque main est la figure d'un œil. Cette idole, qui se nomme l'idole aux mille mains, est célèbre dans tout le Khata. Une plate-forme, composée de belles pierres bien polies, soutient l'idole et l'édifice. Tout autour sont des galeries, des salles, des chambres divisées en plusieurs étages. Le premier s'élève au-dessus du sommet du pied de l'idole. Le second n'atteint pas son genou; un autre dépasse le genou; un autre atteint la ceinture de la statue; un autre sa poitrine, et ainsi de suite jusqu'à la tête. Le sommet du bâtiment est magnifique, incrusté de pièces vernissées, et si bien recouvert, que cette vue provoque une admiration universelle. Les étages sont au nombre de huit, et l'on peut en faire le tour, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. L'idole est représentée debout : ses deux pieds, dont chacun a environ dix ghez de longueur, sont posés sur deux piédestaux fondus, mais que l'on n'aperçoit pas, en sorte que la statue semble suspendue en l'air; on peut présumer qu'une quantité de cuivre équivalant à 100.000 charges d'âne a été employée dans la fabrication de la figure. Là se trouvent d'autres idoles de petite dimension, formées de chaux et d'un assortiment de couleurs. On y voit la représentation de montagnes et de rochers dans lesquels sont percés des antres, des cavernes, où des bakhschis (lamas), des moines, des djoghis, sont en retraite et se livrent à des exercices religieux. On y remarque des béliers sauvages, des chèvres, des tigres, des panthères, des couleuvres, des arbres. Tout cela est peint sur les murailles avec une extrême habileté. Les édifices qui règnent tout autour sont d'une construction très gracieuse. Cette ville, comme celle de Kamtchéou offre une sphère susceptible de tourner, mais plus grande et plus magnifique.

« Les ambassadeurs parcouraient, chaque jour, un espace de quatre ou cinq parasanges. Le huitième jour du mois de zou'lhidjah, lorsqu'il faisait encore nuit, ils arrivèrent à la porte de Khanbâlik. C'est une ville extrêmement vaste, dont chaque muraille a de longueur une parasange. Comme les constructions n'étaient pas encore terminées, cent mille baraques étaient disposées sur les murs qui environnaient la ville. Au point du jour, les portes n'étant pas ouvertes, les ambassadeurs entrèrent par une tour qu'on bâtissait, et on les fit descendre devant la porte du palais de l'empereur. En avant de cette porte, dans une étendue de sept cents pas, régnait une surface composée de pierres polies. Les envoyés, ayant mis pied à terre et franchi ce pavé, arrivèrent à la porte du palais : de chaque côté de cette porte étaient placés cinq éléphants, dont les trompes étaient tournées vers le chemin, il fallut passer au milieu de ces trompes; les ambassadeurs pénétrèrent dans l'intérieur du palais. A cette époque, quoiqu'il ne fît pas encore bien jour, environ cent mille hommes se trouvaient réunis à. la porte de cet édifice. Les ambassadeurs, étant entrés, virent une cour extrêmement vaste et magnifique, où l'on respirait un air pur et excellent. En avant régnait un kiosque, dont la plate-forme avait trente ghez et supportait des colonnes de cinquante ghez. Au-dessus s'élevait un édifice qui avait soixante ghez de longueur sur quarante de largeur. Devant les colonnes se trouvaient trois portes : celle du milieu était la plus grande, celle de droite et celle de gauche avaient de moindres dimensions; celle du milieu sert exclusivement au passage de l'empereur; c'est par les deux autres que tout le monde entre et sort. Au-dessus du kiosque, derrière la porte, à droite et à gauche, est placé un kourkeh, et une cloche est suspendue. Dix hommes se tiennent là, attendant le moment où l'empereur monte sur son trône. Environ trois cent mille hommes sont réunis à la porte du palais. Deux mille musiciens, placés debout, exécutent, en Raccompagnant du son de leurs instruments, des chants composés en langue du Khata, et qui expriment des vœux pour l'empereur. Deux mille silahdar (hommes d'armes) portaient à la main des piques, des javelots, des haches, des cognées, des traits, des carreaux d'acier, des lances, des épées, des massues; quelques-uns tenaient un éventail à la manière du Khata, et un parasol. Aux extrémités de cette cour sont des maisons, des estrades, de grandes colonnes; sur le côté des estrades et de la muraille régnant des maisons qui toutes ont des fenêtres grillées et sont pavées de pierres polies.

« Dès qu'il fut jour, ceux qui se tenaient sur le sommet du kiosque, en attendant l'empereur, frappèrent le kourkeh, le dohl, le damâmeh, le sandj (cymbale), la flûte et la cloche. Aussitôt on ouvrit les trois portes, et toute la foule entra en courant; car, lorsqu’on se présente à l'audience de l’empereur, l'usage veut que l'on coure. De cette cour les ambassadeurs passèrent dans une seconde, qui était, également spacieuse et agréable. Vis-à-vis chaque kiosque on apporta un trône plus grand que le premier, et qui avait quatre ghez de dimension. Autour de ce trône régnait un pavillon triangulaire, qui avait la forme d'une tente, composé d’atlas (satin) jaune, sur lequel on voyait des peintures du Khata, le simorg et le dragon. Sur le haut du trône était placé un siège d'or. A droite et à gauche se tenaient des habitants du Khata alignés en rangs; d'abord se trouvaient en très grand nombre les émirs de touman (corps de dix mille hommes), de hezareh (corps de mille hommes) et de sadeh (corps de cent hommes); chacun d'eux tenait à la main une planche, qui avait, de longueur, un ghez, et, de largeur, un quart de ghez : ils n'en détournaient pas les yeux; derrière eux sont rangés, en troupes innombrables, des cuirassiers, des lanciers, quelques-uns tenant à la main des épées nues. Tous gardent un si profond silence, qu'on serait porté à croire qu'il ne se trouva là aucun être animé.

« L'empereur étant sorti de son harem, on plaça sur le trône un escalier d'argent composé de cinq marches, et on posa sur le haut du même trône un siège d'or; l'empereur monta sur le trône, et s'assit sur le siège. C'est un homme d'une taille moyenne; son visage n'est ni grand, ni petit, ni imberbe; environ deux ou trois cents poils de sa barbe étaient d'une telle longueur, qu'ils formaient trois ou quatre anneaux sur la poitrine de ce prince. A droite et à gauche du trône se tenaient deux jeunes filles, dont le visage ressemblait à une lune, et qui avaient leurs cheveux noués au milieu de la tête; le cou et le visage étaient découverts; de grosses perles décoraient leurs oreilles; elles tenaient à la main du papier et un kalam, attendant les ordres que l'empereur devait donner; elles mettent par écrit tout ce qui sort de la bouche du prince, lorsqu'il retourne à son harem, on lui présente ce papier; s'il faut changer quelques-uns des ordres qu'il a donnés, on expédie un autre écrit, afin que les membres du conseil puissent suivre les dispositions qu'il prescrit.

« Lorsque l'empereur eut pris place sur le trône, et que tout le monde se fut rangé devant le visage du monarque, on fit avancer les ambassadeurs, placés côte à côte avec les prisonniers. L'empereur procéda à l'interrogatoire de ces derniers, qui étaient au nombre de sept cents. Quelques-uns avaient au cou un douschakheh[40] ; quelques-uns avaient le cou et le bras passés dans une planche; cinq ou dix étaient attachés à une longue pièce de bois, d'où leurs têtes sortaient seules; auprès de chacun était placé un gardien qui tenait les cheveux de l'accusé, et attendait les ordres de l'empereur. Plusieurs furent condamnés à la prison, d'autres à la mort. Dans toute l'étendue de l'empire du Khata, aucun émir ou darogah n'a le droit de faire mettre à mort qui que ce soit. Lorsqu'un homme a commis un délit, le détail de sa faute est tracé sur une planchette de bois, que l'on suspend au cou du coupable, avec un douschakheh, une chaîne et une note indiquant le genre de punition que cet acte mérite, en vertu des lois des infidèles. On l'envoie ainsi à Khanbâlik, au pied du trône. Quand la distance serait d'une année de marche, on ne peut s'arrêter nulle part, tant qu'on n'est pas arrivé dans la capitale.

« Ensuite, les ambassadeurs furent conduits devant le trône, à une distance de quinze ghez. Un émir, ayant mis le genou en terre, lut un écrit en langage du Khata, exposant ce qui regardait les ambassadeurs, et contenant les détails suivants : Des députés, envoyés par Sa Majesté Schah-rokh et ses enfants, sont arrivés d'une contrée lointaine, apportant des présents pour l'empereur, et viennent frapper, devant lui, la terre de leurs fronts. » Maulana-Hadji-Yousouf le kadi, qui était un des émirs de touman (commandant de dix mille hommes), un des officiers attachés à la personne du monarque, et qui se trouvait à la tête d'un des douze conseils impériaux, s'avança, accompagné de plusieurs musulmans habiles dans les langues. Ils dirent aux ambassadeurs : « Commencez par vous prosterner, puis posez trois fois la tête sur le sol. » Les envoyés baissèrent, en effet, la tête, mais de manière à ce que leur front ne toucha pas la terre; ensuite, tenant les deux mains élevées, ils présentèrent les lettres de Sa Majesté Schah-rokh, celles de Son Altesse Baïsengar, celles des autres princes et émirs, dont chacune était enveloppée dans une pièce de satin jaune; car c'est une loi, chez les peuples du Khata, que tout ce qui est destiné pour l'empereur soit placé dans une étoffe jaune. Maulana le kadi, s'étant avancé, prit les lettres et les remit à un eunuque qui se tenait devant le trône de l'empereur; l'eunuque les porta vers le trône ; l'empereur reçut les lettres, les ouvrit et y jeta les yeux, puis il les rendit à l'eunuque. Le monarque, étant descendu de son siège, s'assit sur le trône. On apporta ensuite trois mille robes, savoir : deux mille kaba (tuniques) et mille dekleh. L'empereur en fit distribuer à ses proches, à ses enfants.

« Ensuite, on fit approcher sept d'entre les ambassadeurs, savoir: Scbâdi-khodjah, Koukdjeh, Sultan-Ahmed, Gaïath-eddin, Argadak, Ardevan et Tadj-eddin. Tous mirent le genou en terre. L'empereur, après s'être informé auprès d'eux de ce qui concernait Sa Majesté Schah-rokh, demanda: « L'émir Kara-Iousouf envoie-t-il un ambassadeur pour offrir son tribut? « Ils répondirent: « Certainement, et les dadji ont vu cet envoyé qui arrivait apportant une somme d'argent. » Il leur demanda ensuite si, dans leur pays, le prix des grains était élevé ou modéré, et si la contrée possédait de grandes richesses; ils répondirent : « Il y règne une extrême opulence, et les grains y sont à bon marché. » L'empereur reprit : « A la bonne heure; quand un monarque rend à son dieu un culte sincère, le très Haut lui accorde des richesses considérables. » Il leur dit ensuite : « Je voudrais envoyer un ambassadeur à l'émir Kara-Iousouf, attendu que chez lui on trouve d'excellents chevaux. Les chemins sont-ils sûrs? » Ils répondirent: « La route est parfaitement sûre si l'on a l'autorisation du sultan Schah-rokh. » Il répondit : « Je le sais bien. Vous avez fait un long voyage; levez-vous, et allez prendre votre repas. » On conduisit les ambassadeurs dans une vaste cour; on disposa pour chacun une table et un siège. Et chacun, ainsi qu'on l'a dit plus haut, mangea sur sa tablette. Ensuite, on les mena dans le iam-khaneh. Là se trouvait, dans chaque chambre, un beau trône, une estrade, un carreau de satin et de velours, des souliers de velours, extrêmement gracieux, un kouschkah, un djinlik, un siège, un mankal (vase pour mettre des fruits secs), un lieu pour faire du feu, dix autres trônes placés à droite et à gauche, avec une estrade, un carreau de velours, des tapis, des nattes d'un travail délicat. Chacun y avait sa chambre garnie de cette manière, et l'on y avait joint une chaudière, un vase à boire, une cuiller et une table. Chaque jour, on donnait, pour deux personnes, un mouton, une oie, une poule, deux mann de farine, un grand bol de riz, deux grands plats remplis de confitures, un vase de miel, de l'ail, des pignons, du vinaigre, du sel, des légumes colorés, un vase de darasoun, un plat de nokl (fruits secs). Quelques esclaves, d'une rare beauté, se tenaient sur leurs pieds depuis le matin jusqu'au soir, et depuis le soir jusqu'au matin. « Le lendemain, neuvième jour du mois de zou'lhidjah, tandis qu'il était encore nuit, le sedjnin, c'est-à-dire le schikaol, entra, et dit aux ambassadeurs : « Levez-vous, l'empereur donne aujourd'hui, un repas. » Et, leur ayant amené des chevaux tout sellés, il les fit monter sur ces animaux, et les conduisit au palais. On les invita à s'asseoir dans le premier salon, en attendant qu'il fît jour. A ce moment, environ deux à trois cent mille hommes se trouvaient réunis. Aussitôt que le jour parut, on ouvrit les trois portes, et les ambassadeurs forent conduits au pied du trône destiné pour rendre la justice; pour saluer le monarque, ils posèrent cinq fois leur tête sur la terre. L'empereur étant descendu du trône, on emmena les ambassadeurs, et on leur dit: « Ayez soin de satisfaire aux besoins naturels, car, durant le repas, il n'est pas permis de sortir pour cet objet. » Les envoyés se dispersèrent aussitôt, puis, s'étant réunis, ils entrèrent dans le palais, Après avoir franchi le premier salon, puis le second, qui est le lieu destiné à rendre la justice, ils arrivèrent dans le troisième, qui offre un vaste espace, bien pavé de pierres polies; sur le devant est un vaste bâtiment de soixante coudées. Chez les habitants du Khata, la face du palais et des kiosques, des édifices, et la porte des maisons, sont tournées vers le midi. Dans ce bâtiment est placé un trône magnifique, dont la hauteur excède la taille d'un homme. De trois côtés se trouvent des échelles d'argent, dont l'une est placée sur le devant, et les deux autres, à droite et à gauche. Deux eunuques se tiennent debout, ayant sur la bouche une plaque formée de papier épais, et qui se prolonge jusqu'au bas de l'oreille.

« Sur le trône on en place un qui ressemble à un siège, mais qui est plus grand, a de nombreux angles, des coussins et des degrés magnifiques. A droite et à gauche on voit une sorte de cassolette, avec une coupole qui la surmonte. Tous ces objets sont faits de bois doré (on dirait que le tout ne forme qu'une masse d'or solide). Maulana le kadi dit aux envoyés : « Il y a huit ans que ce trône a été doré, et dans cet intervalle il ne s'est nullement usé. » Les autres colonnes, les ponts, les planches dont se compose cet édifice, sont peints et vernissés avec une telle perfection, que les ouvriers les plus habiles du monde entier ne pourraient voir ces objets sans admiration. Devant l'empereur sont placées les tables qui portent les mets, des fruits secs et des bouquets artificiels. A droite et à gauche du trône se tiennent les dadji d'un rang distingué, ceints de l'épée, du carquois, et portant un bouclier en bandoulière; derrière leur dos sont rangés des soldats qui tiennent des haches d'armes, et dont quelques-uns ont en main des épées nues.

« On avait assigné, pour la place des ambassadeurs, la gauche, qui, chez ces peuples, est plus distinguée que la droite. Devant chaque émir et devant chaque personne à qui on témoigne de la considération on place trois tables. Pour les hommes d'un rang moindre on se borne à deux, et, pour d'autres, elles se réduisent à une. Il est probable que, dans ce jour-là, mille tables, et plus, furent placées devant les différents personnages. En outre, devant le trône de l'empereur, près de la fenêtre de la salle, on voyait un large kourkeh. Un individu était placé sur le haut d'un siège élevé, et devant lui étaient les musiciens qui attendaient le signal. Devant le trône s'élevaient sept parasols de sept couleurs différentes. En dehors de cet édifice se tenaient environ deux cents silah-dar (hommes d'armes) ; vis-à-vis le trône, à la distance où peut porter une flèche décochée par un arc de forte dimension, était une sorte de pavillon qui avait dix ghez de long sur dix de large. Les parois sont formées d'atlas (satin) jaune; c'est dans l'intérieur que l'on pose les plats et le darasoun destinés pour l'empereur. Chaque fois que l'on apporte pour le prince un mets ou le darasoun; tous les musiciens commencent à la fois leur concert. Les sept parasols s'avancent jusqu'au voisinage du trône. Les plats et le darasoun sont posés dans une grande jatte sur laquelle est un couvercle de même espèce. Lorsque tout fut disposé, les ambassadeurs se levèrent et se tinrent debout. Derrière le trône était une porte qui conduisait au harem, et sur laquelle pendait un vaste rideau. Aux deux côtés de ce rideau étaient attachées des cordes de soie, et deux eunuques tenaient les extrémités de ces cordes. Entre elles se trouve une poulie ; lorsque les eunuques tirèrent les cordes, le rideau se reploya; de cette manière la porte s'ouvrit, et, l'empereur étant sorti, on commença à jouer des instruments de musique. Aussitôt qu'il fut assis, tout le monde resta en silence. Au-dessus de la tête du monarque, à une hauteur de dix ghez, on avait placé un dais semblable à une tente, qui avait quatorze ghez d'élévation, et qui était formé de satin jaune. On y avait brodé quatre dragons qui se jetaient les uns sur les autres. Lorsque l'empereur eut pris place, on fit avancer les ambassadeurs, qui posèrent cinq fois leur tête sur la terre; puis, s'en retournant, allèrent s'asseoir devant les tables. Outre les mets qui se trouvaient posés sur ces tables, on apportait, à chaque moment, d'autres plats, de la chair de mouton, d'oie, de poule et du darasoun.

« Les bateleurs se mirent ensuite à exécuter divers tours. La première troupe se composait de jeunes garçons semblables à la lune, et qui, comme des jeunes filles, avaient le visage fardé de rouge et de blanc. Ils portaient des pendants d'oreilles de perles ; leurs vêtements étaient d'étoffe d'or. Prenant en main des bouquets, des roses, des tulipes, qui étaient formés de papiers de couleur et de soie, et, les posant sur leur tête, ils se mirent à danser au son des airs du Khata.

« Ensuite deux jeunes garçons âgés de dix ans attachèrent des cordes au haut d'une pièce de bois ; un individu s'étendit sur le seuil de la porte, tenant son pied élevé. On lui plaça sur la plante du pied plusieurs grands roseaux; une autre personne prit en main tous ces roseaux; un jeune homme de dix à douze ans arriva et monta sur les roseaux, dont chacun avait une longueur de sept ghez. Placé au sommet de ces tiges, il exécuta des tours de divers genres. Après ces prodiges d'adresse, il lâcha l'extrémité supérieure des roseaux, et tout le monde se dit qu'il était tombé; l'individu qui était par terre, se levant aussitôt sur ses pieds, saisit en l'air le jeune garçon.

« Parmi les musiciens, un joua du batougan et fit entendre douze sortes d'airs qui ne ressemblaient point à ceux du Khata. Un autre joua du binah et du mousikar, puis de la flûte ; l’un avait une main posée sur le mousikar et l’autre sur le binah; un joueur de binah posait une main sur cet instrument et l'autre sur les trous d'une flûte; le joueur de flûte appliquait sa bouche sur cet instrument et tenait à la main un tchehar-pâreh : tous jouaient sur des tons qui n'avaient rien de discordant. Cette séance se prolongea jusqu'à la fin de la prière de midi; L'empereur, avant de quitter la salle, récompensa, par des marques d'estime et des présents, les faiseurs de tours et les musiciens; ensuite il retourna à son karem, et les ambassadeurs obtinrent la permission de se retirer.

« Dans la cour de ce palais on voyait plusieurs milliers d'oiseaux, ramiers, tourterelles, pigeons, corbeaux, milans, akar, mousidjeh. Ils ramassaient les fruits et les miettes qui tombaient; ils ne s'effarouchaient pas de la vue des hommes, et personne ne songeait à les inquiéter.

« Depuis le huitième jour du mois de zou’lhidjah de l'année 822, jusqu'au commencement du mois de djoumada premier de l'an 823, c'est-à-dire durant un espace de cinq mois, les ambassadeurs séjournèrent dans la capitale. Chaque jour, on leur apportait, en totalité, la ration qui avait été fixée le premier jour ; plusieurs fois on leur donna des festins. A chaque repas, des bateleurs exécutaient des tours plus, merveilleux que ceux de la fois précédente.

« Le lendemain du premier festin, qui correspondait à la fête des victimes, comme l'empereur avait fait bâtir, en faveur des musulmans, une mosquée dans la ville de Khanbâlik, les ambassadeurs, accompagnés d'un cortège de musulmans, allèrent faire la prière dans cet édifice. Deux jours après, l'empereur les convia à un nouveau festin et leur donna, d'une autre manière, des témoignages de considération. Le dix-septième jour du mois de zou'lhidjah, plusieurs criminels furent envoyés au lieu du supplice ; suivant l'usage adopté chez les infidèles du Khata, on inscrit, sur un registre, le genre de peine qui est infligé pour chaque délit, et on s'étend longuement sur cette matière. Mais ma plume se refuse à exposer ici en détail la nature de ces punitions.

« Les habitants du Khata, pour tout ce qui concerne les criminels, agissent avec une extrême réserve. Auprès de l'empereur sont douze tribunaux; si un homme accusé d'un délit a été trouvé coupable devant onze tribunaux et que le douzième n'ait pas ratifié la condamnation, il a l'espoir d'obtenir son acquittement. Si la cause d'un individu réclame un voyage de six mois ou même davantage, tant que l'affaire n'est pas parfaitement éclaircie, on ne met point à mort le criminel, et on se contente de le tenir en prison.

« Le vingt-septième jour de moharrem, Maulana le kadi députa vers les ambassadeurs, et leur fit dire: C'est demain la nouvelle année ; l'empereur doit se rendre à un nouveau palais, et un ordre enjoint que personne ne se revête d'habits blancs, attendu que, chez ce peuple, le blanc est la couleur du deuil. Le vingt-huitième jour, vers le milieu de la nuit, le sedjnin arriva auprès des ambassadeurs et les conduisit dans le nouveau palais. C'était un édifice extrêmement élevé, qui n'avait été achevé qu'après dix-neuf ans de travaux. Cette nuit, dans les maisons et les boutiques, chacun alluma des flambeaux, des bougies, des lampes, en si grande quantité, qu'on aurait cru que le soleil était déjà levé; cette nuit le froid était fort adouci. On introduisit tout le monde dans le nouveau palais. L'empereur donnait un festin aux grands officiers de son royaume ; des tables avaient été placées pour les ambassadeurs dans la salle du trône, et les émirs reçurent la permission de s'asseoir dans la salle d'audience. Deux cents mille hommes environ, placés vis-à-vis les uns des autres, tenaient en main des armes ou des éventails à la manière du Khata, peints et coloriés; ils avaient des boucliers posés sur leurs épaules. De jeunes garçons, habiles à faire des tours, exécutèrent des danses d'après des modes tout-à-fait insolites;

« Il serait impossible de donner une description de cet édifice. Depuis la porte de la salle d'audience jusqu'au dehors, la distance est de mille neuf cent quatre-vingt-cinq pas. Personne ne peut pénétrer dans le harem. A droite et à gauche règne une suite non interrompue d'édifices, de salles, de jardins. Le tout est construit en pierres polies et en briques cuites polies, formées de terre de la Chine. Leur éclat ressemble parfaitement à celui du marbré blanc. Dans un espace de deux cents à trois cents ghez règne un pavé de pierres qui n'offre pas la moindre courbure, la moindre inégalité, en sorte qu'il paraîtrait avoir été tracé au kalam. Sous le rapport de l'art de polir les pierres, de la menuiserie, du travail de l'argile, de la fabrication des briques, personne, chez nous, ne peut rivaliser avec les Chinois. Si les ouvriers les plus habiles voyaient ces travaux, ils conviendraient de la supériorité de ces étrangers.

« Vers le milieu du jour le repas se termina. Le neuvième jour du mois de safer, dès le matin, on amena des chevaux et on emmena les ambassadeurs. Depuis huit jours l'empereur n'était pas sorti de son harem. Chaque année, suivant l'usage, ce prince passait quelques jours sans manger la chair d'aucun animal, sans entrer dans son harem, et n'admettait personne auprès de lui. Il se rendait à un palais qui n'offrait aucune statue, aucune idole. Il allait, disait-il, adorer le Dieu du ciel. Ce jour-là il était de retour, et rentrait dans son harem avec one pompe extrême. Des éléphants s'avançaient, bien ornés et portant sur leurs épaules une litière ronde et dorée; on voyait des drapeaux de sept couleurs différentes, des silah-dar (hommes d'armes), et cinq autres litières dorées et bien ornées, que des hommes portaient sur leurs épaules. Des instruments de musique faisaient entendre des sons dont il est impossible de donner une idée. Cinquante mille hommes marchaient devant et derrière, sans qu'un seul pied manquât la mesure. On n'entendait la voix d'aucun être animé; tout se bornait au son des instruments. L'empereur étant entré dans son harem, chacun se retira chez soi.

« C'est à cette époque qu'arrive la nuit des lampes. Durant sept jours et autant de nuits, on élève dans le palais de l'empereur une plate-forme circulaire de bois, dont la surface est recouverte de branches de cyprès, en sorte que le tout semble formé d'émeraudes. On y place cent mille lampes ainsi que des mèches enduites de naphte. Lorsqu'on eut allumé une lampe, la mèche courut le long de la corde et allumait chaque lanterne qu'elle touchait. De cette manière, en un moment, toutes les lampes, depuis le haut de la montagne jusqu'en bas, se trouvèrent allumées.

« Dans chaque ville, on allume dans les maisons et les boutiques un grand nombre de lampes. Durant ces sept jours, on ne met personne en jugement pour aucun délit, et l'empereur fait de nombreux actes de munificence. Ceux qui doivent un reliquat d'impôts et les prisonniers sont mis en liberté.

« Cette année, les astronomes du Khata avaient annoncé que le palais de l'empereur serait attaqué par le feu, et, pour ce motif, on n'y avait pas allumé de lampes ; mais les émirs s'étant réunis au rendez-vous qui leur avait été assigné, le monarque leur donna à tous un festin et les combla de présents. Le treizième jour du mois de safer, le sedjnin se rendit auprès des ambassadeurs, et les mena avec lui; on les fit asseoir dans le premier palais. Des hommes de tous les pays, au « ombre de plus de cent mille, se trouvaient rassemblés. On avait placé dans le premier kiosque un trône orné de pierreries, et les portes du kiosque étaient ouvertes. L'empereur s'assît sur son trône, et tout le monde, fléchissant le genou, posa sa tête sur la terre, On apporta alors un second trône, qui fut placé vis-à-vis du monarque; trois hommes montèrent sur ce siège, portant avec eux un ordre émané de l'empereur. Deux d'entre eux tenaient cet acte, que l'autre lisait à voix haute, en sorte qu'il fut entendu de toute la foule. Comme cette pièce était rédigée en langue du Khata, les ambassadeurs n'y pouvaient rien comprendre. Il portait que le dixième jour du mois de safer coïncidait avec le commencement de l'année nouvelle et la fête des lampes; que l'empereur faisait grâce aux prisonniers, aux criminels, à tous ceux qui devaient un reliquat d'impôts. Il n'exceptait que deux hommes qui étaient coupables de meurtre; tout le reste devait être mis en liberté. Il était arrêté que, dans un espace de trois ans, aucun ambassadeur ne partirait pour aucune contrée. Des copies de cet ordre furent expédiées dan» les différentes provinces. Après la lecture, on plaça au-dessus du papier un parasol posé sur un bâton incrusté d'or et surmonté d'un anneau ; une corde de soie jaune était attachée sur cet anneau. On tira en bas l'acte qui contenait l'édit impérial, et le dais descendit en même temps. Tous les assistants et les musiciens sortirent du kiosque, et portèrent l'édit jusqu'à un iam (lieu de poste), où se trouvaient les ambassadeurs. De là, on expédia les copies dans les diverses provinces. Lorsque l'empereur fut descendu du kiosque, on donna un festin aux députés.

« Le premier jour du mois de rebi-awal, les ambassadeurs ayant été présentés de nouveau, l'empereur se fit apporter dix schongar, et dit : « Je donnerai ces oiseaux à ceux qui m'auront offert de beaux chevaux. » Il en fit remettre trois à Sultan-schah, ambassadeur de Mirza-Olug-beig; trois à Sultan Ahmed, ambassadeur de Mirza-Baîsengar, et trois à Schâdi-khodjâh, ambassadeur de Sa Majesté le Khakan heureux. Ces oiseaux furent confiés aux fauconniers impériaux. Le lendemain, le monarque, ayant mandé auprès de lui les députés, leur dit: « Une armée va se rendre sur la frontière de mes États. Préparez-vous, afin de partir en même temps pour retourner dans votre pays. » Puis, s'adressant à Argadak, ambassadeur de Mirza-Siourgatmisch, il lui dit : « Je n'ai point de schongar que je puisse te donner, et, quand même j'en aurais, je ne t'en aurais pas gratifié; car, comme une fois précédente on a enlevé un cheval à Ardeschir, serviteur de Mirza-Siourgatmisch, on t'enlèverait aussi l'oiseau. » Argadak répondit : « Si l’empereur daigne me favoriser en me donnant un schongar, personne ne pourra me le prendre. » L'empereur lui dit : « Reste ici ; il doit m'arriver deux schongar, dont je te ferai présent. »

« Le huitième jour de rebi-awal, le monarque, ayant mandé Ahmed-schah et Bakhschi-Melik, leur fit ce que l'on appelle senkisch, c'est-à-dire un présent. Il donna à Sultan-schah huit balisch d'argent, trente vêtements d'une magnificence nivale, avec une mule, vingt-quatre pièces de kaleï, deux chevaux, dont un était sellé, cent flèches formées de roseau, cinq kaïbar à trois côtés, à la mode du Khata, et cinq mille tchao. Bakhschi-Melik fut gratifié d'un pareil présent ; seulement, il eut une balisch de moins. Les femmes des ambassadeurs ne reçurent pas d'argent, mais on leur donna des étoffes.

« Ce même jour on vit arriver l'ambassadeur d'Awis-khan, nommé Batou-timour-anka, et qui avait avec lui une suite de deux cent cinquante hommes. Tous furent présentés à l'empereur, et baissèrent devant lui la tête jusqu'en terre. Les membres du conseil leur distribuèrent à tous des vêtements d'une magnificence royale, et leur assignèrent une ration journalière.

« Le treizième jour de rebi-awal, les ambassadeurs furent mandés au palais, et l'empereur leur dit : « Je vais partir pour la chasse; prenez avec vous vos schongar, car, si je tarde à revenir, vous resteriez oisifs. » Puis il leur reprocha amèrement qu'ils emportaient de bons schongar et amenaient de mauvais chevaux. On remit alors les oiseaux aux ambassadeurs, et l'empereur partit pour la chasse. Le fils du monarque arriva de la frontière du royaume. Le dix-huitième jour du mois, les ambassadeurs furent mandés auprès de ce prince. Il était assis à l'extrémité du palais oriental, à la manière de l'empereur. Les murs étaient décorés comme à l'ordinaire, et l'on posa également des tables devant les députés, qui, après avoir mangé, se retirèrent.

« Le premier jour du mois de rebi-âkhir, on annonça que l'empereur revenait de la chasse, et qu'il fallait aller à sa rencontre. Les ambassadeurs, étant montés à cheval, apprirent sur la route que l'empereur arriverait le lendemain. Ils rebroussèrent chemin et regagnèrent leurs habitations. Le schongar bleu, appartenant à Sultan Ahmed, était mort. Le sedjnin vint trouver les députés, et leur dit : « Ayez soin de partir cette nuit, afin que, dès le matin, vous puissiez être présentés à l'empereur. » Ils se bâtèrent de monter à cheval. Arrivés au iam khâneh (la maison de poste), ils y trouvèrent Maulana le kadi, qui paraissait excessivement triste. Interrogé sur les motifs qui causaient sa mélancolie, il répondit à voix basse : « L'empereur, durant la chasse, ayant monté un cheval que lui a envoyé Sa Majesté Schah-rokh, cet animal l'a jeté par terre. Le monarque, vivement irrité de cet accident, a donné ordre de charger de chaînes les ambassadeurs et de les conduire dans les provinces orientales du Khata. Les députés, profondément affectés de cette nouvelle, montèrent à cheval au moment de la prière du matin. Après avoir parcouru un espace de vingt mereh, vers le milieu du temps qui s'écoule depuis le lever du soleil jusqu'à midi, ils arrivèrent au campement où l'empereur avait logé cette nuit : c'était un espace de cinq cents pas de long sur cinq cents de large. On y avait élevé, cette nuit, une muraille qui avait quatre pieds de large et dix ghez de hauteur; dans le Khata, un mur fait de terre battue se forme avec une extrême promptitude. On y avait pratiqué deux portes; derrière la muraille, là où l'on avait enlevé la terre, régnait un fossé. A la porte se tenaient des hommes actifs, bien armés, qui, jusqu'au matin, circulaient autour du fossé. L'intérieur offrait un pavillon de satin jaune et un dais enrichi de pierreries. Chacun d'eux avait vingt-cinq ghez d'étendue et était soutenu par quatre colonnes. Tout autour s'élevaient des tentes formées de satin jaune brodé d'or.

« Lorsque les ambassadeurs furent arrivés à cinq cents pas du campement impérial, Maulana le kadi les avertit de mettre pied à terre, et de rester dans cet endroit jusqu'au moment où l'empereur paraîtrait. Pour lui, il continua sa marche. Le monarque étant descendu dans son campement, le li-dâdji et le djan-dâdji, qui, dans la langue du Khata, étaient désignés par les mots seraï-lid et djikfou, se placèrent debout, en sa présence. L'empereur délibérait s'il devait faire arrêter les ambassadeurs. Le li-dâdji, le djan-dâdji et Maulana le kadi Yousouf, posant leur front jusqu'en terre, dirent au prince : « Les députés ne sont nullement coupables. Si leurs souverains rencontrent de bons chevaux, ils les envoient en présent; et eux n'ont aucune autorité sur leur prince. Si Votre Majesté fait mettre en pièces les ambassadeurs, la chose sera indifférente pour leurs rois, et le nom de l'empereur sera diffamé; on ne manquera pas de dire : Le monarque du Khata a maltraité, contre toute justice, des ambassadeurs. » L'empereur accueillit favorablement ces sages remontrances. Maulana le kadi, tout joyeux, vint annoncer cette nouvelle aux ambassadeurs, et dit : « Le Dieu très haut a montré sa miséricorde envers ces étrangers. » L'empereur s'étant décidé pour le parti de la clémence, on plaça devant les députés les mets que ce prince avait envoyés, et qui se composaient de chair de porc et de chair de mouton. Les musulmans refusèrent d'en manger. L'empereur partit alors, monté sur un cheval noir d'une haute taille, qui avait les quatre jambes blanches, et qui lui avait été envoyé en présent par Mirza-Olug-beig. On avait placé sur le dos de l'animal une housse d'étoffe d'or, de couleur jaune. Deux akh-tadji (palefreniers), placés à droite et à gauche, couverts de vêtements d'étoffe d'or d'une magnificence royale, et tenant les étriers du cheval, s'avançaient pas à pas. L'empereur était vêtu d'un manteau d'étoffe d'or, de couleur rouge, auquel était cousu un fourreau de satin noir, dans lequel était renfermée la barbe du monarque. Sept petites litières couvertes s'avançaient par derrière, portées sur le cou d'un nombre d'hommes; elles renfermaient des jeunes filles qui avaient avec l'empereur des relations intimes. Une grande litière était portée par soixante et dix hommes. A droite et à gauche de l'empereur, à la distance d'un jet de flèche, étaient rangés des cavaliers, dont aucun ne faisait un pas ni en avant ni en arrière ; les rangs se prolongeaient partout où le regard pouvait s'étendre; chaque peloton était à vingt pas de l'autre. Ils marchèrent ainsi, dans le même alignement, jusqu'à la porte de la ville. L'empereur s'avançait au milieu de cette troupe, accompagné du deh-dâdji, et Maulana le kadi marchait avec le li-dâdji et le djan-dâdji. Le kadi, s’avançant, dit aux ambassadeurs : Descendez de cheval et baissez la tête jusqu'en terre. Ils obéirent. L'empereur leur ordonna de remonter sur leurs chevaux; ce qu'ils firent, et se remirent en route. Le monarque leur adressa des reproches, et dit à Schâdi-Khodjah : « Les présents, les objets de prix, les chevaux, les animaux que l'on adresse à des princes, doivent être d'une excellente qualité, afin de resserrer les liens de l'amitié. J'ai monté, durant ma chasse, un cheval que tu m'as amené; mais cet animal, étant extrêmement vieux, m'a jeté par terre. Ma main me fait souffrir et a pris une teinte bleue; après y avoir appliqué une grande quantité d'or, je suis parvenu à calmer un peu la douleur. » Schâdi-Khodjah, pour excuser la chose, répondit : « Ce cheval provenait du grand émir, l'émir Timour-Kourkan. Sa Majesté Schah-rokh, en vous l'envoyant, avait voulu vous donner un témoignage d'une haute considération ; il pensait que, dans vos États, cet animal serait la perle des chevaux. » Ce discours plut à l'empereur, qui traita avec bonté les ambassadeurs. Ensuite il se fit apporter un schongar; puis on fit voler une grue, sur laquelle on lâcha le schongar. Celui-ci partit, et saisit la grue, après l'avoir frappée trois fois de ses pattes. L'empereur étant descendu de cheval, on plaça sous ses pieds un siège, et il s'assit sur un autre. Il donna à Sultan-schah le schongar dont il vient d'être question, et un autre fut remis à Sultan Ahmed ; Schâdi-Khodjah ne reçut point, de schongar. Le monarque remonta à cheval. Au voisinage de la ville, une foule immense sortit à la rencontre du prince, et prononçait en son honneur des vœux exprimés en langage du Khata. L'empereur fit son entrée avec la pompe la plus magnifique, et les ambassadeurs regagnèrent leurs logements.

« Le quatrième jour de rebi-awal, le sedjnin, s'étant rendu auprès des députés, les emmena, et leur dit : « Aujourd'hui l'empereur fera le senkisch, c'est-à-dire la libéralité.» Le monarque s'assit sur son trône, et fit réunir devant lui les tables du senkisch; puis il ordonna de les placer d'un côté, et il envoya sur le même point les émirs. Au moment de l'audience, on manda d'abord Sultan Ahmed, auquel on remit une table de senkisch; Khodjah-Gaïath-eddin et Schâdi-Khodjah eurent également une table placée devant eux; on en assigna également plusieurs à Argadak, à Ardevan, à Tadj-eddin-Bakhschi. Voilà le détail de ce dont se composaient ces tables : Schâdi-Khodjah eut pour sa part dix balisch d'argent, trente pièces (Yatlas (satin), et soixante et dix pièces de kaleï, de tarkou, de loousa, de kiki, et cinq mille tchao. Dans le présent destiné pour sa femme il ne se trouvait ni tchao ni balisch d'argent, mais le tiers des étoffes. Sultan Ahmed-Koukdjeh et Argadak reçurent chacun huit balisch d'argent, et seize pièces d'atlas, de tarkou, de loousa, de kiki; chacun obtint, pour lui et pour ses femmes, quatre-vingt-quatorze pièces d'étoffes, et, de plus, deux mille tchao. Khodjah-Gaïath-eddin, Ardevan et Tadj-eddin-Bakhschi eurent, chacun pour sa part, sept balisch d'argent, quinze pièces d'atlas, de tarkou, de loousa, de kiki, de kaleï, sans compter deux mille tchao. Les ambassadeurs, après avoir reçu ces présents, regagnèrent leurs habitations. Les envoyés de Mirza-Olug-beig avaient précédemment, ainsi qu'on l'a vu plus haut, reçu un don particulier.

« Sur ces entrefaites, une des épouses chéries de l'empereur vint à mourir. On ne divulgua point cet accident, jusqu'au moment où l'on eut terminé des préparatifs extraordinaires. Le huitième jour du mois de djoumada premier, on annonça qu'une femme de l'empereur était décédée et serait enterrée le lendemain. Cette même nuit, par un arrêt de la providence divine, la foudre mit le feu à un des palais impériaux, qui était nouvellement construit; et la prédiction, ordinairement fausse, des astrologues se trouva complètement vérifiée. Une salle d'audience, qui avait quatre-vingt-dix ghez de longueur sur une largeur de trente ghez, et des colonnes que trois hommes n'auraient pu embrasser, et pour la décoration desquelles on avait employé l'azur, le vinaigre, l'huile, furent consumées entièrement; toute la ville fut éclairée par la lueur de cet incendie. Les flammes gagnèrent un kiosque placé à vingt ghez plus loin; la salle d'audience du harem, située derrière ce kiosque, et qui offrait encore une plus grande magnificence, fut également dévorée par le feu. Dans le voisinage, environ deux cent cinquante maisons furent brûlées, avec quantité d'hommes et de femmes. L'incendie continua toute la nuit et le lendemain, jusqu'à l'heure de la dernière prière, et tous les efforts qu'on faisait pour l'éteindre demeuraient sans résultat. L'empereur et les émirs paraissaient peu touchés de cet événement, attendu que, d'après les principes de la religion des infidèles, ce jour était réputé un jour heureux; seulement, le monarque, s'étant rendu à un temple d'idoles, s'humilia profondément, et dit: « Le Dieu du ciel est irrité contre moi, puisqu'il a livré mon palais aux flammes; et cependant je n'ai à me reprocher aucune mauvaise action: je n'ai offensé ni mon père ni ma mère, je n'ai commis aucune injustice. »

« L'empereur fut malade par suite du chagrin que lui causa cette catastrophe, et, parce motif, on ne put savoir de quelle manière avait été enterrée la princesse défunte. Voici les usages que l'on suit pour l'inhumation de femmes d'un rang élevé : ces princesses ont un lieu de sépulture qui leur est affecté, et qui se trouve placé sur une montagne. Lorsqu'une d'entre elles vient à mourir, le corps est enlevé avec les cérémonies usitées dans ce pays, et déposé dans le tombeau. On lâche sur la montagne les chevaux qui avaient appartenu à la princesse, et on les y laisse paître à leur gré. Jamais personne n'oserait prendre un de ces animaux. On place dan, le tombeau un grand nombre de filles et d’eunuques, auprès de qui on dépose des provisions pour un espace de cinq ans, ou même plus. Lorsque les vivres sont consommés, les uns et les autres doivent nécessairement mourir. Quoique ces usages s'observent invariablement, cette fois, par suite de l'incendie, on ne put savoir de quelle manière avaient eu lieu les funérailles.

« La maladie de l'empereur allait en augmentant, et c'était son fils qui siégeait dans la salle d'audience. Les ambassadeurs reçurent de ce prince la permission de partir. Durant quelques jours qu'ils passèrent encore dans la capitale pour achever leurs préparatifs de voyage, ils ne reçurent plus leur ration habituelle.

« Au milieu du mois de djoumada premier, ces députés partirent de Khanbâlik, accompagnés des dâdji; ils prirent la même route qu'ils avaient suivie en venant. A chaque iam (lieu de poste) où ils arrivaient, on leur donnait des objets de tout genre, ainsi que des chevaux et des chariots; dans les villes et les bourgs, on leur servait un repas et on leur disait : « Nous devons, à votre retour, vous donner des témoignages de considération, afin de resserrer entre nous les liens de l'affection. » Le premier jour du mois de redjeb, ils atteignirent la ville de Bikan. Les gouverneurs et les principaux personnages, étant sortis à leur rencontre, laissèrent intacts les bagages des ambassadeurs, et cela, en vertu d'un ordre impérial; car, d'ailleurs, l'usage veut que l'on ouvre les paquets de tous les voyageurs et qu'on les visite avec le plus grand soin, pour s'assurer s'ils n'emportent pas des tchao ou d'autres objets.

« Le lendemain, on donna aux ambassadeurs un grand festin, et on les traita avec une extrême magnificence. Voyageant jour par jour, ils atteignirent, le cinquième jour du mois de chaban, le fleuve Karamoran; au delà de cette rivière, ils arrivaient chaque jour à un iam (lieu de poste), et chaque semaine à une ville, où on leur donnait un festin. Le quatorzième jour de chaban, ils vinrent descendre à Kamtchéou : c'était une ville où, à l'époque de leur arrivée, ils avaient laissé en dépôt leurs serviteurs et leurs animaux. Ils retrouvèrent tout en parfaite santé. Mais, comme les chemins du Mongolistan paraissaient offrir peu de sûreté, ils se virent contraints de séjourner deux mois dans cette place. Ils partirent de Kamtchéou le septième jour du mois de zou’lkadah, et le 17 ils arrivèrent à Soktchéou. Là, les ambassadeurs qui revenaient du Khata furent joints par l'envoyé de Mirza-Ibrahim-Sultan, nommé Émir-Hasan, qui arrivait de Chiraz, et par Pehlevan-Djémal, qui arrivait d'Ispahan, comme ambassadeur de Mirza-Rustem. Ces députés leur apprirent que les chemins étaient extrêmement mauvais. En conséquence, les ambassadeurs s'arrêtèrent quelque temps à Soktchéou.

« Au milieu du mois de moharrem, l'an 825, ils quittèrent cette ville, et, au bout de quelques jours de marche, ils arrivèrent à la ville de Karaoul. Les gouverneurs de cette place leur dirent : « D'après les lois en usage chez les peuples du Khata, comme, à votre arrivée, on a inscrit le nombre et le signalement de toutes les personnes qui vous accompagnent, on doit, à votre retour, porter sur le même livre les gens de votre suite avec une exactitude scrupuleuse; car, si l'on commettait sur ce point la moindre négligence, on encourrait la colère de l'empereur.

« Après une vérification exacte, les ambassadeurs partirent de Karaoul le dix-neuvième jour de moharrem. La crainte de l'ennemi les décida à préférer la route du désert; le dix-huitième jour de rebi-awal, ils franchirent, avec de grandes fatigues, ces chemins non frayés et dépourvus d'eau; le neuvième jour de djoumada second, ils arrivèrent à la ville de Khoten; ils en partirent, et, le seizième jour de redjeb, ils atteignirent Kaschgar ; le vingt et unième jour du même mois, ils traversèrent le défilé d'Andegan. De là, une partie des ambassadeurs prit le chemin de Samarkand; les autres, ayant préféré la route de Badakhschan, arrivèrent, bien portants et joyeux, à Hisar-schaduman, le vingt et unième jour de chaban. (Ayant traversé le fleuve Amouïeh, ils arrivèrent à Balkh le premier jour de ramazan; de là, ils se dirigèrent vers Hérat. Le quinzième jour du même mois, ils furent admis à l'honneur de baiser les pieds de l'empereur Schah-rokh,[41] et exposèrent à ce prince les détails de leur voyage. Comme la relation des ambassadeurs du Khata est remplie de faits merveilleux et qu'elle offre, sur les institutions des peuples de cette contrée des renseignements extrêmement curieux, j'ai cru devoir la transcrire ici, sans m'occuper de démêler le vrai et le faux, sans m'arrêter à faire voir ce qui peut être utile ou nuisible.

« Cette année (845),[42] l'auteur de cette histoire, Abd-erraz-zak, fils d'Ishak, en vertu des ordres du souverain du monde, partit pour faire un voyage vers la province de Hormuz et les rivages de l'Océan. Cette relation, si les amis de l'auteur, loin de le blâmer, prennent plaisir à lire son ouvrage, sera écrite avec les plus grands détails, et j'y insérerai toutes sortes de faits prodigieux, de particularités merveilleuses ; j'exposerai ce qui s'est passé durant un laps de trois ans; je rappellerai tant en abrégé qu'avec étendue, les aventures, les périls qui les ont signalés, et je raconterai, d'après ma méthode ordinaire, les événements qui concernent le Khorasan, le Ma-wara-annahar, l'Irak, la province de Fars, l’Azerbaïdjan. J'ose espérer que mon ouvrage trouvera du crédit auprès des hommes intelligents et que les principaux personnages de notre époque feront briller sur le récit le soleil de leur attention. »

RELATION DU VOYAGE DE L'HINDOUSTAN, ET EXPOSITION DES MERVEILLES, DES PARTICULARITES REMARQUABLES QUE PRESENTE CE PAYS.

« Tout homme chez qui les yeux de l'intelligence sont éclairés par la lumière de la vérité, dont l'âme, à l'instar de l'oiseau, vole constamment dans les régions de la science, voit avec certitude et reconnaît que la révolution des grands corps qui peuplent les cieux, ainsi que la marche des corps plus petits qui couvrent la terre, sont soumises à la science et à la volonté d'un créateur également saint et fort; que les lumières de sa puissance infinie et les caractères de sa sagesse universelle se manifestent à la fois dans la nature des êtres semblables aux atomes que renferme le monde, ainsi que dans les mouvements et les actions des hommes ; que la bride qui dirige les créatures est dans la main de la puissance divine, dans les doigts de la Providence; que les êtres les plus orgueilleux sont forcés de courber la tête sous les ordres d'un Dieu qui fait tout ce qu'il lui plaît.

« Si la Providence n'était pas le moteur de tous les événements du monde, pourquoi la marche de ces événements est-elle si souvent contraire à notre volonté ?

« Dans tout ce qui arrive d'heureux ou de malheureux, c'est la Providence qui tient la bride et dirige les créatures. Ce qui le prouve, c'est que les mesures que prennent les hommes sont toutes fausses. »

« Les événements, les périls, qui accompagnent un voyage sur mer (et qui forment eux-mêmes une mer sans rivages, sans limites), sont le trait le plus signalé de la puissance divine, le caractère le plus grand qui atteste une sagesse sublime. De là vient que, dans le langage merveilleux du roi auteur de toute science, l'utilité d'un pareil voyage a été exposée de la manière la plus parfaite, et que l'exécution d'une entreprise si importante ne peut être réalisée et racontée qu'avec le secours de l'être vivant et puissant qui rend aisé tout ce qu'il y a de plus difficile.

« En exécution des ordres de la Providence, des décrets de cette prescience divine dont l'idée échappe à tous les calculs et aux réflexions de l'homme, je reçus l'ordre de partir pour l’Inde. Et comment pourrai-je exposer les faits dune manière doit, lorsque j’ai erré à l'aventure dans ce climat voué aux ténèbres.) Sa Majesté le Khakan heureux daigna m'accorder un traitement et des chevaux de poste. Son humble esclave, après avoir fait les préparatifs nécessaires, se mit en marche, le premier jour du mois de ramazan, par la route du Kouhistan. Au milieu du désert de Kerman, il arriva devant les restes d'une ville dont on distinguait encore la muraille et quatre bazars; mais toute la contrée ne renfermait aucun habitant.

« J'ai passé, dans les déserts, près d'anciennes habitations, mais qui n'offraient plus que des ruines et des débris.

« Ce désert s'étend depuis la frontière du Mekran et du Séistan jusqu'aux environs de la ville de Dâmegan, et tout cet espace présente aux voyageurs des dangers, des sujets de crainte.

« Le dix-huitième jour de ramazan, j'arrivai à la ville de Kerman. C'est une place à la fois importante et agréable. Le darogah (gouverneur), l'émir Hadji-Mohammed-Kaïa-Schirin, étant alors absent, je fus forcé de séjourner dans cette ville jusqu'au jour de la fête. L'illustre émir Borhan-eddin-Seïd-Khalil-allah, fils de l'émir Naïm-eddin-Seïd-Nimet-allah, qui était le personnage le plus distingué de la ville de Kerman, et même du monde entier, revenait, à cette époque, des contrées de l'Hindoustan. Il me combla d'attentions et de marques de bonté. Le cinquième jour de schewal, je quittai la ville de Kerman. Pendant ma route, je rencontrai l'émir Hadji-Mohammed, qui revenait de faire une expédition dans la province de Ben-boul. Continuant mon voyage, j'arrivai, vers le milieu du mois, au rivage de la mer d'Oman et à Bender-Hormuz. Le prince de Hormuz, Melik Fakhr eddin Touran schah, ayant mis à ma disposition une barque, j'y montai, et fis mon entrée dans la ville de Hormuz. On m'avait assigné une maison et tout ce qui pouvait m'être nécessaire, et je fus admis à l'audience du prince.

« Hormuz, que l'on appelle aussi Djeroun, est un port placé au milieu de la mer, et qui n'a pas son pareil sur la surface du globe. Les marchands des sept climats, de l'Egypte, de la Syrie, du pays de Roum, de l'Azerbaïdjan, de l'Irak-arab et de l’Irak-adjem, des provinces de Fars, du Khorasan, du Mawara-annahar, du Turkestan, du royaume du Deschti-Kaptchak, des contrées habitées par les Kalmaks, de la totalité des royaumes de Tchin et de Matchin, de la ville de Khanbâlik, se dirigent vers ce port; les habitants des rivages de l'Océan y arrivent des pays de Tchin, Djavah, Bengale, des villes de Zirbad, de Tenâseri, de Sokotora, de Schahri-nou, des îles de Dîwah-Mahall,[43] des contrées de Malabar, de l'Abyssinie, de Zanguebar, des ports de Bidjanagar, de Kalbergah, de Gudjarat, de Kanbaït, des rivages de la contrée des Arabes, qui s'étendent jusqu'à Aden, Djiddah, Iambo ; ils y apportent les objets précieux et rares que le soleil, la lune et les pluies contribuent à embellir, et qui peuvent se transporter par mer. Les voyageurs y affluent de tous les pays, et, en remplacement des denrées qu'ils y amènent, ils peuvent, sans efforts et sans de longues recherches, s'y procurer tout ce qu'ils désirent. Les marchés se font ou en argent, ou par échange.

« Pour tous les objets, à l'exception de l'or et de l'argent, on paye à la douane le dixième de leur valeur.

« Des individus de toutes les religions, et même des idolâtres, se trouvent en grand nombre dans cette ville, et on ne s'y permet envers personne aucune mesure injuste. Aussi cette ville est-elle surnommée Dâr-alaman (le séjour de la sûreté). Les habitants réunissent au caractère flatteur des peuples de l'Irak la ruse profonde des Indiens.

« Je séjournai dans cette place l'espace de deux mois; et les gouverneurs cherchaient toutes sortes de prétextes pour me retenir; de manière que le temps favorable pour tenir la mer, c'est-à-dire le commencement et le milieu de la mousson, s'écoula, et nous arrivâmes à la fin de la mousson, qui est la saison où l'on doit redouter les tempêtes et les attaques des pirates. Alors on m'accorda la permission de partir. Comme les hommes et les chevaux ne pouvaient tenir tous sur un même vaisseau, on les répartit sur plusieurs bâtiments. On hissa les voiles, et nous nous mîmes en route.

« Dès que je sentis l'odeur du vaisseau, que je vis tout ce que la mer présente d'effrayant, je tombai dans un tel évanouissement, que, durant trois jours, ma respiration seule indiquait chez moi la présence de la vie. Lorsque je revins un peu à moi, les marchands, qui étaient mes amis intimes, s'écrièrent tous d'une voix que le temps de la navigation était passé, et que tout homme qui se mettait en mer à cette époque serait seul responsable de sa mort, puisqu'il se jetait volontairement dans le péril. Tous, d'un commun accord, ayant sacrifié la somme qu'ils avaient payée pour le nolis du bâtiment, abandonnèrent leur projet, et, après quelques difficultés, débarquèrent dans le port de Mascate. Pour moi, escorté de mes principaux compagnons de voyage, je quittai cette ville, et me rendis au lieu nommé Kariat, pu je m'établis et où je fixai mes tentes, dans l'intention d'y séjourner. Les marchands des côtes de l'Océan désignent par le mot tebâhi (perte) l'état où ils se trouvent lorsque, après avoir entrepris un voyage maritime, ils ne peuvent le réaliser, et se voient forcés de s'arrêter dans un lieu quelconque. Par l'effet des rigueurs d'un ciel impitoyable, par suite des procédés hostiles d'un destin perfide, mon cœur était brisé comme du verre, mon âme était fatiguée de la vie, et le temps de ma relâche fut pour moi excessivement pénible.

« Au moment où, par l'effet de tant de contrariétés, le miroir de mon intelligence s'était couvert de rouille, où l'ouragan de tant d'événements fâcheux avait éteint la lampe de mon esprit, que, pour tout dire en un mot, j'étais tombé dans un état d'apathie et d'abrutissement, tout à coup un marchand, qui revenait des parages de l'Hindoustan, me rencontra un soir. Je lui demandai vers quel point il se dirigeait; il me répondit : « Je n'ai d'autre but que de me rendre dans la ville de Hérat. » Au moment où j'entendis, prononcer le nom de cette ville auguste, peu s'en fallut, que l'intelligence n'abandonnât complètement mon cerveau. Le marchand ayant, sur ma démode, consenti à s'arrêter un instant, je jetai sur le papier les vers suivants :

« Lorsque, parmi des étrangers, au moment de la prière du soir, je commence à pleurer,

« Je me retrace mes aventures, dont le récit est accompagné de gémissements extraordinaires.

« Au souvenir de mon amante et de mon pays, je pleure avec tant d'amertume,

« Que je ferais perdre au monde entier le goût et l'habitude des voyages.

« Je suis natif du pays des Arabes, et non d'une contrée étrangère.

« O Dieu puissant que j'invoque ! daignez me ramener auprès de mes compagnons.

« Tout ce qui a rapport à ma situation, aux ennuis et aux dangers contre lesquels j'ai eu à lutter, a été exposé sommairement et en détail dans cette relation. Quant à ce qui concerne un certain nombre d'hommes et de chevaux qui s'étaient embarqués à Hormuz sur un autre vaisseau, je n'ai pu, jusqu'à présent, apprendre quel a été leur sort. Il est possible qu'un jour je puisse mettre par écrit leurs aventures. »

RECIT DE CE QUI SE PASSA, TANDIS QUE, CONTRE MON GRE, J’ETAIS RETENU SUR LES RIVAGES DE LA MER, ET EVENEMENTS QUI M'ARRIVERENT DANS LE CAMPEMENT DE KARIAT ET DANS LA VILLE DE KALAHAT.

« A l'époque où j'habitais forcément le lieu nommé Kariat et les rivages de la mer, la nouvelle lune du mois de moharrem de l'an 846 me montra, dans ce séjour d'ennui, la beauté de son disque. Quoique nous fussions alors au printemps, au moment où les nuits et les jours ont une durée égale, la chaleur du soleil était tellement intense, quelle brûlait le rubis dans la mine, la moelle dans les os; que l'épée, dans son fourreau, fondait comme la cire, et que les pierreries qui ornaient la poignée du kandjar se réduisaient en charbon.

Aussitôt que le soleil brilla du haut des airs,

Le cœur de la pierre s'échauffa pour cet astre.

L'horizon fut tellement embrasé par ses rayons,

Que le cœur de la pierre s'attendrit comme la cire.

Le corps des poissons, au fond des viviers,

Brûlait comme la soie qui est exposée au feu.

L'eau et l'air offraient une chaleur si brûlante,

Que le poisson allait se réfugier dans le feu.

Dans ces plaines, la chasse devenait extrêmement facile,

Attendu que le désert était rempli de gazelles rôties.

» La chaleur extrême de l'atmosphère donnait une idée du feu de l'enfer. Comme l’air de cette contrée est naturellement contraire à la santé des hommes, mon frère aîné, homme respectable et savant, Maulana-Afif-eddin-Abd-el-wahâb, moi et le reste de mes compagnons, nous tombâmes malades, par suite de l'excessive chaleur, et nous remîmes notre sort entre les mains de la bienveillance divine.

Puisque le pouvoir de faire notre volonté s'est échappé de mes mains, nous nous livrons à Dieu, a Heurtant ce qu’opérera pour nous sa munificence.

» Le tempérament de chacun de nous avait subi une lâcheuse altération; la peine, l'ennui, la maladie, l'ardeur de la fièvre allaient chaque jour en croissant, faite si tua Mon cruelle se prolongea l'espace de quatre mois. Nos forces s’affaiblissaient progressivement et la maladie s'aggravait.

« Je suis réduit à un tel état de faiblesse, ô mon ami ! que le zéphyr me porte à chaque instant d'un filmât à un autre, comme l'odeur de la rose.

« Je ne reste pas dans ma position brillante, attendu que l'action du destin m'a fait monter et descendre comme le cercle d'une machine hydraulique.

« Personne n'a vu la douleur s'éloigner de mon corps, pas plus que l'on ne voit la cause et l’effet se séparer l’un de l'autre.

« Sur ces entrefaites, j'appris que, dans les en tirons de la ville de Kalahat, il se trouvait un lieu nommé Stmr, qui offrait une température salubre et des eaux agréables. Malgré mon extrême faiblesse, je montai sur une barque et pris la route de Kalahat. Lorsque j'y fus arrivé, ma maladie s'aggrava : le jour, j'étais consumé par le feu d'une fièvre ardente; la nuit, les angoisses du chagrin me dévoraient. La putridité des humeurs agitait mon enveloppe terrestre comme le globe de la terre est agité par une surabondance de vapeurs fumeuses; la main tyrannique de la fièvre, aidée de l'ouragan des maux, renversait la tente de la santé de mon corps, que retenait debout, comme autant de pieux, l'alliance des quatre éléments. J'étais déchiré par les tourments de l'absence, par les douleurs de l'exil. Durant le jour, mon cœur était ensanglanté, par suite des injustices d'un destin perfide, et mes lèvres étaient incapables de prononcer une parole; pendant la nuit, mes yeux restaient constamment ouverts, et mon âme était près de quitter l'asile de mon corps. Ce faible corps, atterré par le chagrin et les peines de l'exil, se résignait à dire adieu à mon âme, et celle-ci, ayant perdu toute espérance de prolonger sa vie, acceptait la mort et abandonnait son sort à la bonté du Dieu vivant et généreux.

« Mon respectable frère, Maulana-Afif-eddin-Abd-elwahhâb, suivant cette maxime : L'homme ne sait pas dans quelle contrée il doit mourir, et, suivant cette autre sentence, Partout tu seras, la mort t'atteindra, remit son âme entre les mains de la divinité, et fut enterré dans le voisinage du lieu de pèlerinage où reposent d'illustres compagnons du prophète.

« Le chagrin de cette perte, la douleur de cette séparation, produisirent sur moi une impression profonde, qu'il est impossible de décrire et de représenter par des paroles.

« Hélas! combien la fleur de la jeunesse aurait de beauté si elle portait avec elle le caractère d'une éternelle durée.

« Mais il faut se séparer de ses parents, de ses amis : tel est l'arrêt irrévocable du ciel.

« Moi, malheureux, me détachant de la vie, et regardant le passé comme non avenu, je résolus de continuer mon voyage sur un vaisseau qui partait, pour l'Hindoustan. Quelques hommes robustes m'enlevèrent et me portèrent dans ce bâtiment.

« Sur cette mer que la destinée rend terrible, prends pour ton vaisseau la résignation.

« Mets le pied sur ce vaisseau, car c'est Dieu lui-même qui le dirige.

« Si les hommes éminents veulent regarder les choses avec une attention minutieuse, cet événement offre une sorti d'analogie avec l'histoire de Moïse, qui fut mis dans un colin et précipité dans l'eau. Tout, à l'extérieur, annonçait la mort, et l'intérieur renfermait le salut. C'est ainsi que Khidr montra à Moïse un fait parfaitement analogue, dans la submersion d'un vaisseau ; car, à l’extérieur, elle semblait devoir amener la perte des hommes, tandis qu'à l'intérieur elle offrait la délivrance de la main d'un tyran.

« En somme, l'air de la mer, étant devenu plus salubre, nie donna l'espérance d’une guérison parfaite : l'aurore de la santé commença à poindre au gré de mes désirs; les blessures causées par les flèches aiguës de la maladie se cicatrisèrent, et l'eau de la vie, auparavant si trouble, reprit sa pureté et sa limpidité, Bientôt, un vent favorable commença à souffler, et le vaisseau vogua sur la surface de l'eau avec la rapidité du vent.

« Durant plusieurs jours, la réalisation de cette sentence : Ils ont marché, à l'aide d'un vent favorable, portait dans le cœur de mes compagnons la joie et l'allégresse; et cette maxime: N'as-tu pas vu les vaisseaux voguer sur la mer, par un bienfait de Dieu, ouvrait dans les cœurs de mes amis la porte de la gaieté. Enfin, après une navigation de dix-huit jours et d'autant de nuits, avec l'aide du roi et du dominateur suprême, on jeta l'ancre dans le port de Kalikut; et le détail des merveilles de cette contrée et le récit du voyage de l'humble esclave vont se trouver tout naturellement sous sa plume. »

RÉCIT DE L'ARRIVÉE DANS L'INDOUSTAN. EXPOSITION DES COUTUMES, DES INSTITUTIONS DE CE PAYS; DES MERVEILLES, DES FAITS ÉTONNANTS QU'IL PRÉSENTE.

« Kalikut est un port parfaitement sûr, qui, comme celui de Hormuz, réunit des marchands de toutes les villes, de toutes les contrées; où l'on trouve en abondance des objets précieux, que l'on apporte des pays maritimes, principalement de l'Abyssinie, de Zirbad, de Zanguebar; de temps à autre, des bâtiments arrivent des confins de la Maison de Dieu[44] et des autres parties du Hedjaz, et, durant un espace plus ou moins long, ils séjournent volontairement dans ce port; c'est une ville habitée par les infidèles et située sur un terrain ennemi. On y trouve un grand nombre de musulmans, qui y résident habituellement et y ont construit deux mosquées où ils se réunissent les vendredis pour faire la prière. Ils ont un kadi, homme religieux; et, pour la plupart, ils appartiennent à la secte de Schafeï. Il règne dans cette ville tant de sécurité et de justice, que les marchands les plus riches y apportent, des contrées maritimes, des cargaisons considérables qu'ils débarquent et jettent négligemment dans les marchés, dans les bazars, sans que, durant longtemps, ils songent à en vérifier le compte ou à les surveiller. Les préposés de la douane se chargent de garder ces marchandises, autour desquelles ils rôdent jour et nuit. Si elles se vendent, ils prélèvent sur elles un droit d'un quarantième; sinon, l'on n'y touche en aucune manière.

« Dans d'autres ports il existe un usage étrange. Lorsqu'un vaisseau fait voile pour un point déterminé, et que, tout à coup, un arrêt de la providence divine le pousse dans une autre rade, les habitants, sous le prétexte que te vent l'a amené là, pillent le bâtiment. Mais, à Kalikut, tout vaisseau qui vient d'un lieu quelconque, ou qui se dirige vers quelque point que ce soit, lorsqu'il relâche dans ce port, est traité comme les autres bâtiments, et n'éprouve aucun tort grand ou petit.

« Sa Majesté le Khakan heureux avait envoyé, pour le prince de Kalikut, des chevaux, des pelisses, des robes tissues d'or, des bonnets tels que ceux que l'on distribue au moment du norouz[45] ; et voilà quel motif avait décidé cette démarche. Des ambassadeurs, députés par ce monarque, revenant du Bengale en compagnie des ambassadeurs de cette contrée, ayant été forcés de relâcher à Kalikut, le récit qu'ils firent de la grandeur et de la puissance de ce prince parvint aux oreilles du souverain de cette ville. Il apprit, par des témoignages authentiques, que les rois de tout l'univers habitable, de l'Orient comme de l'Occident, de la terre et de la mer, envoyant à l'envi des ambassadeurs, des messages, regardaient la cour auguste du monarque comme la Kiblah vers laquelle ils devaient diriger leurs vœux, comme la Kaaba, objet de leurs espérances.

« Bientôt après, le roi du Bengale, se plaignant des envahissements de Sultan-Ibrahim de Djounah-pour, avait porté sa cause et demandé du secours à la cour qui est l'asile des rois. L'empereur dépêcha vers la contrée de Djounahpour le scheik alislam Kerim-eddin-Aboulmakârim-Djami, porteur des ordres péremptoires adressés au roi. Il lui fit dire qu'il eût à s'abstenir de toucher au royaume du Bengale, sans quoi il pourrait s'attribuer à lui-même ce qui arriverait. Le prince de Djounahpour, ayant reçu cette sommation efficace, renonça à toute attaque contre le pays du Bengale.

« Dès que le souverain de Kalikut eut appris ces nouvelles, ayant fait préparer des présents et des objets précieux de divers genres, il envoya un ambassadeur, chargé d'une dépêche dans laquelle il disait : « Dans ce port-ci, les vendredis et le jour de la fête solennelle, on lit la khotbah, telle que la prescrit l'islamisme. Si Votre Majesté le permet, ces prières seront embellies et honorées par l'adjonction de votre nom et de vos titres augustes.

« Le bruit de sa khotbah est devenu si agréable au monde, que tous les infidèles se sont montrés prêts à l'adopter.

« Ces députés, étant partis en compagnie des ambassadeurs du Bengale, arrivèrent à la noble cour de l'empereur, et les émirs firent parvenir en présence de ce monarque la lettre et les dons qui s'y trouvaient joints. L'envoyé était un musulman distingué par son éloquence. Dans le cours de sa harangue, il dit au prince : « Si Votre Majesté veut favoriser mon maître, en lui envoyant un ambassadeur, destiné spécialement pour lui, et qui, suivant à la lettre le précepte donné par ce verset : « Par ta sagesse et par tes bons conseils engage les hommes à entrer dans les voies de ton seigneur, invite ce prince à embrasser la religion de l'islamisme, arrache de son cœur livré aux ténèbres le verrou de l'obscurité et de l'erreur, et fasse briller, de la fenêtre de son cœur, la flamme de la lumière de la foi, l'éclat du soleil de la science, ce sera à coup sûr une œuvre parfaitement juste et méritoire. L'empereur, accédant à cette requête, ordonna aux émirs que l'ambassadeur se préparât à partir. Le choix tomba sur l'humble auteur de cet ouvrage. Cependant, des individus hasardèrent contre lui des dénonciations, s'imaginant que peut-être il ne reviendrait pas d'un si long voyage. Mais il arriva en bonne santé, après trois ans d'absence, et déjà les calomniateurs n'existaient plus.

« Lorsque je fus débarqué à Kalikut, j'aperçus des êtres tels que mon imagination ne m'en avait jamais peint de semblables.

Des êtres extraordinaires, qui ne sont ni hommes ni démons,

A la vue desquels l'esprit s'effarouche;

Si j'en apercevais de semblables, dans mes songes,

Mon cœur serait tremblant durant plusieurs années.

J'ai eu des liaisons d'amour avec une beauté dont le visage représentait une lune; mais je ne me serais jamais passionné pour une négresse.

« Les noirs de cette contrée ont le corps presque nu. Ils portent seulement des ceintures, appelées lankoutah, qui descendent depuis le nombril jusqu'au-dessus du genou. D'une main, ils tiennent un poignard indien, qui a le brillant d'une goutte d'eau, et, de l'autre, un bouclier de cuir de bœuf, que l'on prendrait pour une portion de nuage. Ce costume est commun au roi et au mendiant; quant aux musulmans, ils se revêtent d'habits magnifiques, à la manière des Arabes, et, sur tous les points, ils affichent le luxe. Après que j'eus eu l'occasion de voir plusieurs-musulmans et infidèles, on m'assigna un logement convenable, et, au bout de trois jours, on me conduisit à l’audience du roi. Je vis un homme dont le corps était nu comme celui des autres

Hindous. Le souverain de cette ville porte le titre de sâmeri. Lorsqu'il vient à mourir, c'est le fils de sa sœur qui lui succède, et son héritage n'appartient ni à son fils, ni à son frère, ni à ses autres parents. Personne ne parvient au trône par le pouvoir de la force.

« Les infidèles se partagent en un grand nombre de classes: tels sont les brahmes, les djoghis[46] et autres. Quoique tous soient d'accord sur les principes fondamentaux du polythéisme et de l'idolâtrie, chaque secte a ses usages particuliers. Parmi eux il est des hommes chez qui une femme a un grand nombre de maris, dont chacun se charge d'une fonction et la remplit. Le temps du jour et de la nuit est partagé entre eux. Chacun d'eux, pendant un espace déterminé, s'établit dans la maison, et, tant qu'il y reste, un autre n'y peut entrer. Le sâmeri appartient à cette secte.

« Lorsque j'obtins mon audience de ce prince, la salle était remplie de deux ou trois mille Hindous qui portaient le costume décrit ci-dessus; les principaux personnages d'entre les musulmans se trouvaient aussi présents. Après qu'on m'eut fait asseoir, on lut la lettre de Sa Majesté le Khakan heureux, et on fit défiler devant le trône le cheval, la pelisse, le vêtement tissu d'or et le bonnet destiné pour la cérémonie du norouz. Le sâmeri me témoigna peu de considération. Au sortir de l'audience, je retournai à ma maison. Plusieurs individus, qui conduisaient avec eux un certain nombre de chevaux, ainsi que des objets de tout genre, avaient été, par ordre du roi de Hormuz, embarqués sur un autre vaisseau; mais, pris en route par des pirates cruels, ils s'étaient vu enlever toutes leurs richesses et avaient eu peine à sauver leur vie. Nous étant rencontrés à Kalikut, nous eûmes l'honneur de voir des amis distingués.

« Grâce à Dieu nous ne sommes pas morts, et nous avons vu nos amis bien chers ; et nous avons atteint le but de nos désirs.

« Depuis la fin du mois de djoumada second jusqu'aux premiers jours de zou'lhidjah, je restai dans ce séjour désagréable, où tout m'offrait des motifs de peine et d'ennui. Sur ces entrefaites, durant une nuit d'une obscurité profonde et d'une longueur démesurée, où le sommeil, comme un tyran impérieux, venait captiver mes sens et fermer la porte de mes paupières, après des inquiétudes de toute espèce, je m'étais enfin endormi sur mon lit de repos; je vis en songe Sa Majesté le Khakan heureux, qui s'avançait avec toute la pompe de la souveraineté, et qui, étant arrivé près de moi, me dit : « Cesse de t'attrister. » Le lendemain matin, au moment de faire la prière, ce songe me revint à l'esprit et me rendit la joie.

« Quoique, d'ordinaire, les songes soient de purs rêves de l'imagination, qui bien rarement se réalisent durant la veille, cependant, il arrive quelquefois que des faits qui se montrent dans le sommeil s'accomplissent par la suite, et ces songes ont été regardés, par les hommes les plus distingués, comme des avertissements de Dieu. Personne n'ignore le songe de Joseph et celui du ministre de l'Egypte.

« Je réfléchis en moi-même que peut-être l'aurore du bonheur allait luire pour moi, du sein de la bonté divine, et que la nuit du chagrin et de l'ennui allait arriver à son terme. Ayant communiqué mon songe à des hommes habiles, je leur en demandais l'interprétation. Tout à coup, un individu arriva et m'apporta la nouvelle que le roi de Bidjanagar, qui a sous ses lois un empire puissant, une souveraineté imposante, avait adressé au sâmeri un député chargé d'une lettre par laquelle il demandait qu'on lui envoyât l'ambassadeur de Sa Majesté le Khakan heureux. Quoique le sâmeri ne soit pas soumis aux lois du roi de Bidjanagar, cependant il le respecte et le craint extrêmement, attendu que, si ce que l'on dit est vrai, ce dernier prince a sous sa domination trois cents ports, dont chacun égale Kalikut, et que, sur la terre ferme, ses États comprennent un espace de trois mois de marche. La côte qui comprend Kalikut, avec quelques ports voisins, et qui se prolonge jusqu'à Kâbel, lieu situé vis-à-vis de l'île de Serendib autrement appelée Ceylan, porte tout entière le nom de Melibar. De Kalikut partent continuellement des vaisseaux qui font voile pour la Mecque et sont, en général, chargés de poivre. Les habitants de Kalikut sont de hardis navigateurs; on les désigne par le nom de Tchini-be-tchtgan (Fils du Chinois), et les pirates n'osent pas attaquer les bâtiments de Kalikut. On trouve dans ce port tous les objets que l’on peut désirer. Il est seulement défendu de tuer une vache ou d'en manger la chair : quiconque égorgerait ou mangerait un de ces animaux, et viendrait à être découvert, serait aussitôt puni de mort. La vache y est si respectée, que les habitants prennent la cendre de sa fiente et s'en frottent le front, L'humble auteur de cette histoire, ayant reçu son audience de congé, partit de Kalikut par mer. Après avoir passé le port de Bendiraneh, situé sur la côte de Melibar, il arriva au port de Maugalor, qui forme la frontière du royaume de Bidjanagar. Après s'y être arrêté deux ou trois jours, il continua sa route par terre. A trois parasanges de Mangalor, il vit un temple d'idoles qui n'a point son pareil dans l'univers. C'est un carré équilatéral, qui a environ dix ghez de longueur, dix de largeur et cinq de hauteur. Il est tout entier formé de bronze fondu. On y voit quatre estrades. Sur celle de devant est une figure humaine, de grandeur naturelle, et composée d'or. Les yeux sont formés de deux rubis, placés si artistement, que la statue semble vous regarder. Le tout est travaillé avec une délicatesse et une perfection admirables. Après avoir dépassé ce temple, je rencontrais, chaque jour, une ville ou un bourg bien habité. J'arrivai à une montagne dont le sommet se perdait dans le ciel, et dont le pied était couvert d'une si grande quantité d'arbres et d'arbustes épineux, que jamais les rayons du soleil ne pouvaient en percer l'obscurité, que jamais des pluies bienfaisantes ne venaient en mouiller le sol. Après avoir laissé derrière moi cette montagne et cette forêt, j'atteignis un bourg, appelé Bilor, dont les maisons semblent des palais, dont les femmes rappellent la beauté des houris. Là se trouve un temple d'idoles, tellement élevé, qu'on l'aperçoit à la distance de plusieurs parasanges. Il serait impossible de décrire un pareil édifice, sans être soupçonné d'exagération; on ne peut qu'en donner une idée sommaire. Au milieu du bourg est un espace ouvert, qui a environ dix ghez d'étendue, et qui, sous le rapport de l'agrément, rivalise avec le jardin d'Irem. Les roses de tout genre y sont en aussi grand nombre que les feuilles des arbres. Sur le bord des ruisseaux s'élèvent de nombreux cyprès, dont la taille élancée se reflète dans les eaux. Des platanes élèvent leurs branches touffues; et il semble que le ciel lui-même contemple ce beau lien avec plaisir et admiration. Tout le sol de ce parterre, tous les environs de ce lieu de délices, sont pavés de pierres polies et jointes ensemble avec tant de délicatesse et d'habileté, qu'elles semblent ne former qu'une seule table de pierre, ou présenter un fragment du ciel qui se serait abaissé sur la terre.

« Au milieu de cette plate-forme s'élève un édifice qui se compose d'une coupole formée de pierres bleues et terminée en pointe. La pierre offre trois rangs de figures.

« Que dirais-je de cette coupole, qui, sous le rapport de la délicatesse du travail, offrait au monde une image du paradis?

« Sa voûte, haute et arrondie, ressemblait à la nouvelle lune; son élévation rivalisait avec celle du ciel.

La plume et le pinceau y avaient dessiné un si grand nombre de peintures, de figures, que l'on ne pourrait, dans l'espace d'un mois, en tracer autant, sur le damas ou le taffetas; depuis le bas de l'édifice jusqu'à son sommet, on ne trouve pas la largeur de la paume de la main qui ne soit couverte de peintures à la manière des Francs et des peuples du Khata. Le temple se compose d'un édifice à quatre estrades, qui a environ trente ghezz de longueur, vingt de largeur et cinquante de hauteur.

« Depuis que sa tête s'est élancée vers le ciel, cette voûte, auparavant sans pierres, en paraît aujourd'hui formée.

« Depuis que ses pierres se frottent contre le soleil, l'or de cet astre a pris un aloi plus pur.

« Tous les autres édifices, grands et petits, sont couverts de peintures et de sculptures d'une délicatesse extrême. Dans ce temple, soir et matin, après des exercices de dévotion qui n'ont rien d'agréable à Dieu, on joue des instruments de musique, on fait entendre des concerts, et on donne des repas. Tous les habitants du bourg ont des rentes et des pensions qui leur sont assignées sur ce temple. Les villes les plus éloignées y envoient des aumônes. Dans l'opinion de ces hommes sans religion, ce lieu est la Kabah des Guèbres.

« Après avoir séjourné dans ce bourg l'espace de deux ou trois jours, nous continuâmes notre route, et, à la fin du mois de zou'lhidjah, nous arrivâmes à la ville de Bidjanagar.[47]

Le roi envoya à notre rencontre un nombreux cortège, et nous assigna, pour notre logement, une très belle maison.

« Nos récits précédents, une narration bien suivie, ont appris aux lecteurs, aux écrivains, que les aventures d'un voyage maritime avaient conduit l'auteur de cet ouvrage, Abd-errazzak, dans la ville de Bidjanagar. Il vit une place extrêmement vaste et peuplée, un roi qui possède au plus haut point la grandeur et la souveraineté, dont l'empire s'étend depuis la frontière de Serendib jusqu'à l'extrémité du pays de Kalbergah. Des frontières du Bengale jusqu'aux environs de Belinar (Melibar), la distance est de plus de mille parasanges. Le pays est, en grande partie, bien cultivé, bien fertile, et renferme environ trois cents ports. On y voit plus de mille éléphants, qui, par leur taille, ressemblent à des montagnes, par leurs figures à des démons. Les troupes sont au nombre de onze lak (1.100.000).

« On chercherait en vain, dans tout l'Hindoustan, un raï (roi) plus absolu; car les monarques de cette contrée portent le titre de raï Les brahmes tiennent, après lui, un rang supérieur à celui de tous les autres hommes. Le livre de Kalilah et Dimna, le plus bel ouvrage qui existe en langue persane, et qui nous offre les récits d'un raï et d'un brahmane, est probablement un produit de l'habileté des savants de ce pays.

« La ville de Bidjanagar est telle, que la prunelle de l'œil n'a jamais vu une place semblable ; que l'oreille de l'intelligence n'a jamais appris qu'il existât rien au monde de pareil. Elle est bâtie de manière que sept citadelles et autant de murailles s'enveloppent mutuellement. Autour de la première citadelle, des pierres, qui ont la hauteur d'un homme, et dont une moitié est enfoncée en terre, tandis que l'autre s'élève en dehors, sont fortement fixées les unes auprès des autres; en sorte que ni un cavalier ni un fantassin ne pourrait, audacieusement et avec facilité, s'approcher de la citadelle. Si quelqu'un veut chercher quel point de ressemblance cette forteresse et le rempart présentent avec ce qui existe dans la ville de Hérat, qu'il se représente que la première citadelle répond à ce qui s'étend depuis la montagne de Mokhtar et Dereh dou Buraderin (la vallée des deux frères) jusqu'au bord de la rivière et au pont de Mâlan, situé à l'orient du bourg de Ghiran et à l'occident du village de Saïban.

« C'est une forteresse de forme ronde, placée sur le sommet d'une montagne, et construite en pierres et en chaux. On y voit des portes très solides, dont les gardiens sont toujours à leur poste et examinent tout avec une extrême surveillance.

« La seconde forteresse représente l'espace qui se prolonge depuis le pont de la rivière neuve jusqu'au pont de la vallée de Karav, situé à l'orient du pont de Renghineh et Djakan, à l'occident du jardin Zibendeh et du village de Hasan.

« La troisième citadelle comprend autant d'espace qu'il en existe entre le mausolée de l'imam Fakhr-eddin Râxi et le monument, en forme de dôme, de Mohammed-SulUn-schah. La quatrième répond à l'espace qui sépare le pont Andjil du pont de Kâred. La cinquième comprend un espace pareil à celui qui règne depuis le jardin de Zagan jusqu'au pont d'Andjegan. La sixième, l'équivalent de l'espace compris entre la porte du roi et celle de Firouz-abad. La septième forteresse, placée au centre des autres, occupe un terrain dix fois plus considérable que le marché de la ville de Hérat. C'est le palais qui sert à la résidence du roi. Depuis la porte de la première forteresse, située au nord, jusqu'à la première porte, placée au midi, on compte deux parasanges. D'orient en occident la distance est la même. Dans l'intervalle qui sépare la première forteresse de la seconde, et jusqu'à la troisième, on trouve des champs cultivés, des jardins et des maisons De la troisième à la septième, on rencontre une foule nombreuse, des boutiques et un bazar. A la porte du palais du roi se trouvent quatre bazars situés vis-à-vis les uns des autres. Au nord est placé le portique du palais du raï. Au sommet de chaque bazar se trouve une haute arcade et une galerie magnifique ; mais la salle d'audience du palais du roi est plus élevée que tout le reste. Les bazars sont extrêmement longs et larges. Les marchands de roses placent devant leurs boutiques des estrades élevées, des deux côtés desquelles ils vendent des fleurs. Dans ce lieu, on voit constamment des roses à l'odeur suave, à la physionomie fraîche. Ces peuples Eté sauraient vivre sans roses, et les regardent comme aussi nécessaires pour eux que la nourriture.

« Chaque classe d'hommes, attachés à chaque profession, a des boutiques contiguës l'une à l'autre; les joailliers vendent publiquement, dans le bazar, des perles, des rubis, des émeraudes, des diamants.[48] Dans cet espace agréable, aussi bien que dans le palais du roi, on voit de nombreuses eaux courantes et des canaux formés d'une pierre taillée, polie et unie. A gauche du portique du sultan s'élève le divan-khaneh (la maison du conseil), qui est extrêmement vaste et présente la figure d'un palais. Au devant se trouve une salle dont la hauteur excède la taille d'un homme, qui a de longueur trente ghez, et dix de largeur. C'est là qu'est placé le defter-khâneh (les archives), et que se tiennent les scribes. L'écriture de ce peuple est de deux espèces : dans l'une, ils tracent leurs lettres avec un kalam de fer, sur une feuille de noyer de l'Inde (cocotier), qui a deux ghez de longueur et une largeur de deux doigts. Ces caractères ne présentent aucune couleur, et l'écriture se conserve peu de temps. Dans la seconde espèce, ils noircissent une surface blanche ; ils ont une pierre tendre qu'ils taillent comme un kalam, et dont ils se servent pour former les lettres; cette pierre laisse sur cette surface noire une couleur blanche qui dure fort longtemps. Cette chancellerie est extrêmement considérée.

« Au milieu de ce palais, sur une estrade, est assis un eunuque nommé daïang, qui, seul, a la présidence du divan. Au bout de la salle sont rangés des tchobdar (huissiers) placés debout. Tout homme qui a une affaire quelconque entre au milieu des tchobdar, offre un léger présent, pose son visage sur la terre, puis, se relevant, il expose le fait qui l'amène, et le daïang prononce d'après les principes de justice adoptés dans ce royaume. Personne, du reste, n'a le droit de dire une parole.

« Lorsque le daïang quitte le divan, on porte devant lui plusieurs parasols de diverses couleurs, et l'on sonne de la trompette. Des deux côtés sont des panégyristes qui prononcent des vœux en son honneur. Avant de pénétrer jusqu'au roi, on rencontre sept portes dont chacune est gardée par un portier. Lorsque le daïang arrive, un parasol est déployé sur chaque porte. Il franchit seul la septième porte, fait au prince un rapport des affaires courantes, puis sort au bout de quelques instants. Derrière le palais du roi se trouvent la maison et la salle où se tient le daïang. A la gauche du même palais on voit le darab-khâneh (l'hôtel des monnaies). On trouve dans ce pays trois genres de monnaies formées d'un or mêlé d'alliage : l'une, appelée varahah, pèse environ un mithkal, équivalant à deux dinars kopeki; la seconde, que l'on désigne par le mot pertab, est la moitié de la première; la troisième, appelée fanom, vaut le dixième de celle-ci. De ces différentes pièces, le fanom est la plus avantageuse. On forme, en argent pur, une monnaie qui est le sixième du fanom, et que l'on nomme tar. Cette dernière a également un cours fort avantageux. Une pièce de cuivre, formant le tiers d'un tar, se nomme djitel. D'après l'usage adopté dans cet empire, toutes les provinces, à une époque fixe, apportent leur or à la monnaie. Si un homme obtient du divan une gratification en or, il doit être payé par le darab-khâneh. Les soldats touchent leur solde tous les quatre mois, et on ne délivre à personne une assignation sur les revenus d'une province.

« Cet empire offre une si nombreuse population, qu'on ne pourrait en donner une idée sans entrer dans les détails les plus étendus. Dans le palais du roi on voit plusieurs chambres, semblables à des bassins, qui sont remplies d'or fondu et formant une seule masse. Tous les habitants de ce pays, tant ceux d'un rang élevé que d'une classe inférieure, jusqu'aux artisans du bazar, portent, aux oreilles, au cou, au bras, au haut de la main et aux doigts, des perles ou des anneaux enrichis de pierreries. Vis-à-vis le divan-khâneh, (le palais du conseil), est le fil-khâneh (la maison des éléphants).

« Quoique le roi possède dans ses États un nombre considérable d'éléphants, les plus grands de ces animaux sont gardés près du palais; dans l'intérieur de la première et de la seconde forteresse, entre le nord et l'ouest. Ces éléphants s'accouplent et produisent des petits. Le roi possède un éléphant de couleur blanche qui est extrêmement gros, et sur le corps duquel on voit, de place en place, des taches grises, semblables à des lentilles. Le matin de chaque jour, on amène cet animal en présence du monarque, pour lequel sa vue semble d'un heureux augure. Les éléphants du palais sont nourris avec du kitchri. On fait cuire cette substance, que l’on tire de la chaudière en présence de l'éléphant. On y jette du sel, on y répand du sucre frais, et l'on mêle bien le tout. On en forme des boules qui pèsent environ deux mann, et, après les avoir trempées dans du beurre, on les fait entrer dans la bouché de l'éléphant. Si un de ces ingrédients a été oublié, l'éléphant attaque son gardien, et le roi punit sévèrement cette négligence. Deux fois chaque jour ces animaux reçoivent cet aliment.

« Chaque éléphant a une loge séparée dont les murailles sont extrêmement solides, et le toit composé de fortes pièces de bois. Le cou et le dos de ces animaux sont liés avec des chaînes dent l'extrémité est fortement attachée au haut du toit; si elles étaient placées ailleurs, l'éléphant les détacherait facilement. Des chaînes retiennent également les pieds de devant.

« Voici de quelle manière on prend les éléphants: sur le chemin que cet animal suit pour aller à l'eau, on ouvre une fosse que l'on creuse, et dont on recouvre légèrement l'orifice. Lorsqu'un éléphant y est tombé, on laisse passer deux ou trois jours sans que personne ne s'approche de lui. Au bout de ce temps, un homme arrive et assène sur l'animal quelques coups de bâton bien appliqués; aussitôt un individu se montre et repousse avec violence celui qui a porté les coups, puis, saisissant le bâton, il le lance au loin ; enfin, après avoir jeté devant l'éléphant une portion de fourrage, il se retire. Durant plusieurs jours, le premier de ces hommes vient frapper l'éléphant et le second l'empêche de continuer. Bientôt l'animal se familiarise avec ce dernier individu, qui, petit à petit, s'approche de l'éléphant et lui présente des fruits qui sont du goût de cet animal. Il le gratte, le frotte, et l'éléphant, adouci par cette manœuvre, se soumet sans résistance, et se laisse passer une chaîne autour du cou.

« Suivant ce que l’on rapporte, un éléphant, s'étant échappé, s'enfuit dans le désert et dans les broussailles. Son gardien, qui s'était mis à sa poursuite, creusa une fosse sur sa route. L'animal, qui redoutait les ruses de cet homme. ...

« Comme une gazelle qui s'est sauvée, du filet du chasseur, ayant saisi avec sa trompe une pièce de bois qui ressemblait à un bâton, la posait devant lui, de distance en distance, sur la surface du sol, et, explorant ainsi la route, il se rendait à l'abreuvoir. Les gardiens d'éléphants avaient perdu toute espérance de le reprendre ; et cependant le roi désirait vivement recouvrer cet animal. Un gardien se cacha sur le haut d'un arbre sous lequel l'éléphant devait passer : au moment où celui-ci arriva, cet homme se jeta sur le dos de l'animal, qui avait encore autour du corps et de la poitrine une de ces grosses cordes avec lesquelles on attache les éléphants. Il saisit fortement cette corde; l'éléphant eut beau s'agiter, se remuer, donner à droite et à gauche des coups de sa trompe, il ne put se délivrer. Il se roula sur le côté ; mais, toutes les fois qu'il le faisait, l'homme sautait lestement sur le côté opposé; en même temps, il lui jetait sur la tête des crocs bien solides. Enfin l'animal épuisé se soumit, livrant son corps aux chaînes, son cou aux entraves. Le gardien conduisit l'éléphant en présence du roi, qui le récompensa avec une noble générosité.

« Les monarques de l'Hindoustan vont à la chasse de l'éléphant. Ils séjournent un mois entier, ou même davantage, dans le désert et dans les djangls (broussailles) ; et, lorsqu’ils ont pris quelques-uns de ces animaux, ils s'en glorifient.

Quelquefois ils font jeter les criminels sous les pieds d'un éléphant, afin que l'animal les mette en pièces avec son genou, sa trompe et ses dents. Les marchands qui font le commerce des éléphants vont les chercher dans l'île de Ceylan, et les transportent dans les différentes contrées, où ils les vendent d'après le tarif qui varie de ghez en ghez.

« Vis-à-vis le darab-khâneh (l'hôtel de la monnaie) est la maison du gouverneur, où sont placés douze mille soldats du guet, qui reçoivent chaque jour une solde de douze mille fanom, prise sur le produit des lieux de prostitution. La magnificence de ces sortes de lieux, la beauté des jeunes filles qu'ils renferment, leurs agaceries, leur coquetterie, sont au-dessus de toute description. Je me bornerai à rapporter quelques traits. Derrière le darab-khâneh est une sorte de bazar, qui a en longueur plus de trois cents ghez, et une largeur de plus de vingt. De deux côtés règnent des chambres et des estrades. Sur le devant s'élèvent, en forme de trônes, plusieurs plates-formes bâties de belles pierres. Aux deux côtés de l'avenue formée par les chambres, on a représenté des figures de lions, de panthères, de tigres et d'autres animaux. Tous sont si bien imités et leurs mouvements ont l'air si naturels, qu'on croirait que ces animaux sont vivants. À l'issue de la prière de midi, on place devant la porte des chambres, qui sont décorées avec une extrême magnificence, des trônes et des sièges sur lesquels s'asseyent les courtisanes. Chacune d'elles est parée de perles, de pierreries d'une grande valeur, et porte des vêtements somptueux. Toutes sont extrêmement jeunes et d'une beauté parfaite. Chacune a auprès d'elle deux jeunes esclaves qui donnent le signal de la volupté, et préparent tout ce qui peut contribuer à l'amusement. Tout homme peut entrer dans cette enceinte, choisit la fille qui lui convient, et se livre avec elle au plaisir. Tout ce que l'hôte porte avec lui est mis sous la surveillance des employés des lieux de prostitution ; et, si quelque chose se perd, ils en sont responsables.

« Chacune des sept forteresses renferme également un grand nombre de lieux de prostitution. Leur produit général se monte à douze mille fanom, qui forment la solde assignée aux gardiens. Ceux-ci ont pour fonctions de se tenir au courant de tous les événements qui se passent dans les forteresses. Si quelque objet se perd ou est enlevé par des voleurs, Os doivent le représenter; sinon ils sont tenus de payer une amende.

« Quelques esclaves, qui avaient été achetés par mes compagnons de voyage, avaient pris la fuite. On en informa le gouverneur, qui enjoignit aux surveillants du quartier que nous habitions de ramener les fugitifs ou de payer une amende. Ces gardes, s'étant informés de la valeur des esclaves, en remboursèrent le montant. Tels sont les détails qui concernent la ville de Bidjanagar et son souverain.

« L'auteur de cette histoire, étant arrivé dans cette ville à la fin du mois de zou'lhidjah, séjourna dans une maison extrêmement élevée, qui lui avait été assignée, et qui correspondait à celle que l’on voit dans la ville de Hérat, au-dessus de la porte du roi, qui sert de passage à toute la population. Il s'y reposa, durant quelques jours, des fatigues du voyage. Le premier jour de moharrem, je m'établis dans cette grande ville Un jour, des messagers, envoyés du palais du roi, vinrent me trouver; et, à la fin de cette même journée, je me rendis-à la cour, et j'offris au monarque cinq beaux chevaux et quelques tokouz de damas et de satin. Le prince était assis dans une salle, avec l'appareil le plus imposant. A droite et à gauche se tenait une foule nombreuse d'hommes rangés en cercle. Le roi était vêtu d'une robe de satin vert; il avait autour du cou un collier composé de perles d'une belle eau et de pierreries magnifiques. Il avait le teint olivâtre, le corps maigre, la taille assez élevée. Sur ses joues se montrait un léger duvet ; mais son menton n'avait point de barbe. Sa physionomie était extrêmement gracieuse. Conduit devant ce prince, je baissai trois fois la tête. Le monarque m'accueillit avec intérêt, et me fit asseoir tout près de lui. Ayant pris la lettre auguste de l'empereur, il la remit à l'interprète, en lui disant: Mon cœur est vraiment charmé de voir qu'un grand roi a bien voulu m'envoyer un ambassadeur. » Comme l'humble auteur de cette histoire, par suite de la chaleur et des nombreux habits dont il était vêtu, se trouvait baigné de sueur, le monarque eut pitié de lui, et lui remit un éventail, à la manière du Khata, qu'il tenait dans la main. Ensuite, on apporta un plateau, et l'on donna à l'humble auteur deux paquets de bétel, une bourse contenant 500 fanom, et vingt mithkal de camphre. Ayant obtenu la permission de partir, il retourna dans sa maison. Jusque-là, chaque jour, on lui avait apporté sa ration, qui consistait en deux moutons, quatre couples de poules, cinq mann de riz, un de beurre, un de sucre et deux varahah d'or; et on continua de lui fournir régulièrement les mêmes objets. Deux fois chaque semaine, à la fin du jour, le roi le faisait venir, et lui demandait des renseignements sur Sa Majesté le Khakan heureux. Chaque fois, l'auteur recevait un paquet de bétel, une bourse de fanom et quelques mithkal de camphre.

« Le roi lui fit dire par son interprète : « Vos monarques invitent un ambassadeur et le reçoivent à leur table. Comme nous et vous ne devons pas manger le repas l'un de l'autre,

« Cette bourse pleine d'or est le régal que nous donnons à un ambassadeur.

« Le bétel est une feuille qui ressemble à celle de l'oranger, mais qui est plus allongée. Dans l'Hindoustan, la plus grande partie du pays des Arabes et le royaume de Hormuz, on est passionné pour cette feuille, qui, en effet, mérite sa renommée. Voici de quelle manière on la mange. On broyé une portion de faufel (arec) appelée autrement sipâri, et on la met dans sa bouche. Humectant une feuille de bétel, conjointement avec un grain de chaux, on frotte l'un sur l'autre, on les roule ensemble et on les met dans sa bouche. On y introduit ainsi jusqu'à quatre feuilles de bétel, et on les mâche. Tantôt on y ajoute du camphre, tantôt on rejette la salive qui a pris une teinte rouge.

« Cette substance colore, allume le visage, excite une ivresse pareille à celle que cause le vin, apaise la faim et ranime l'appétit chez ceux qui sont rassasiés; elle enlève l'odeur désagréable de la bouche et raffermit les dents. Il est impossible d'exprimer jusqu'à quel point elle est fortifiante et excite au plaisir.[49] C'est probablement par suite des propriétés de cette plante que le roi de cette contrée a de si nombreux harem de femmes. Si ce que l’on dit est vrai, le nombre des khatoun (princesses) et des concubines s'élève à 700. Dans chacun de ces harem, un enfant, parvenu à l'âge de dix ans, cesse d'être admis. Jamais deux femmes n'habitent une même maison, et les affaires de chacune sont réglées à part. Dès qu'une belle fille existe dans quelque partie du royaume, après avoir obtenu le consentement du père et de la mère, on conduit cette jeune fille en grande pompe au harem. Dès ce moment personne ne la voit; mais elle jouit de la plus haute considération.

récit d'un événement qui concerne le roi de bidjanagar, et détails de ce fait.

« Tandis que l'auteur de cette histoire se trouvait encore dans la ville de Kalikut, il arriva, dans celle de Bidjanagar, un fait extraordinaire, un événement singulier, dont nous allons rapporter toutes les circonstances.

« Le frère du roi, ayant fait construire une maison neuve, y invita le monarque et les principaux personnages de l'empire. Suivant l'usage reçu chez les infidèles, ils ne mangent jamais en présence les uns des autres. Les hommes désignés étaient réunis dans une grande salle. A tout moment le prince venait en personne ou envoyait quelqu'un pour dire : « Que tel grand personnage vienne, et qu'il mange sa part du festin. » On avait pris soin de réunir tous les tambours, timbales, trompettes, flûtes, qui se trouvaient dans la ville; et ces instruments, jouant à la fois, faisaient entendre les sons les plus bruyants. Dès que l'individu qui avait été mandé entrait dans la maison susdite, deux assassins, placés en embuscade derrière la porte, s'élançaient sur lui, le perçaient d'un poignard et le mettaient en pièces. Après avoir enlevé ses membres ou plutôt les lambeaux de son corps, on mandait un autre convive, qui, une fois entré dans ce lieu de carnage, disparaissait sans retour, comme ceux qui sont partis pour le voyage de la vie future. Et la langue du sort semblait adresser à ces malheureux ce vers :

Tu ne reviendras plus. Quand tu es parti, c'est pour toujours.

« Par suite des sons du tambour, du bruit et du tumulte, personne, à l'exception d'un petit nombre d'affidés, ne connut ces détails. De cette manière, ceux qui avaient un nom et un rang dans l'État furent tous égorgés. Le prince, laissant sa maison toute fumante du sang de ces victimes, se transporta au palais du roi ; s’adressant aux gardiens qui se tenaient dans cette résidence royale, il les invita, avec des paroles captieuses, à se rendre chez lui, et les fit partir sur les pas des autres; en sorte que le palais se trouva privé de tous ses défenseurs. Alors ce fourbe entra auprès du roi, tenant à la main un plat couvert de bétel, et sous lequel était caché un poignard brillant; il dit au monarque : la salle est prête; on n'attend plus que votre présence auguste. Le roi, suivant la maxime qui atteste que les hommes éminents reçoivent l'inspiration divine, lui dit : « Ma santé, aujourd'hui, n'est pas bonne. » Ce frère dénaturé, ayant perdu l'espérance d'attirer le roi chez soi, tira son poignard, dont il lui porta quelques coups violents, en sorte que le prince tomba derrière le trône. Le perfide, croyant que le roi était mort, laissa là un de ses affidés pour trancher la tête du monarque. Etant sorti de la salle, il monta sur le portique du palais, et cria au peuple : J'ai égorgé le roi, ses frères, et tels émirs, brahmanes et vizirs; maintenant, c'est moi qui suis roi.

« Cependant, son émissaire s'était approché du trône pour couper la tête du roi. Ce prince, saisissant le siège derrière lequel il était tombé, en frappa avec tant de violence la poitrine de ce misérable, qu'il tomba sur le dos. Le roi, secondé par un de ses djandar (gardes), qui, à la vue de cet événement épouvantable, s'était caché dans un coin, massacra cet assassin, et sortit du palais par la route du harem.

« Son frère, encore placé sur le sommet de la salle du conseil, invitait la multitude à le reconnaître pour son roi. À l'instant, le monarque s'écria : « Je suis vivant, je suis sain et sauf. Arrêtez ce misérable. » Toute la foule se rassembla, précipita en bas le prince coupable, et le mit à mort. Le roi voulut mander ses autres frères et le reste des émirs; mais tous avaient été égorgés. Il n'échappa que Daïang le vizir, qui, avant cet événement funeste, avait fait un voyage sur la frontière de Ceylan. Le roi lui envoya un courrier pour l'inviter à revenir, et l'informa de ce qui venait de se passer. Tous cent qui avaient trempé en quelque manière dans le complot furent mis à mort. Des individus, en grand nombre, furent tués, écorchés, brûlés vifs, et leurs familles furent entièrement exterminées. On punit du dernier supplice celui qui avait apporté les lettres d'invitation. Daïang, étant de retour de son voyage, et ayant appris tous les détails de cette affaire, demeura stupéfait. Après avoir été admis à l'honneur de baiser les pieds du monarque, il adressa à Dieu des actions de grâces ferventes pour la conservation des jours du prince, et s'appliqua, plus que jamais, à célébrer la fête appelée Mahanâdi. »

DESCRIPTION DE LA FÊTE APPELÉE MAHANÂDI, QUI EST EXTRÊMEMENT CÉLÈBRE CHEZ LES INFIDÈLES.

« Les idolâtres, qui exercent dans cette contrée une autorité imposante, voulant déployer leur orgueil, leur pouvoir, leur tyrannie, leur gloire, préparent, chaque année, une fête royale, un banquet digne d'un souverain. Cette solennité porte le nom de Mahanâdi. Voici de quelle manière elle se célèbre. D'après les ordres qu'avait donnés le roi de Bidjanagar, de toutes les parties de son empire, qui s'étend l'espace de trois mois de marche, les généraux et les principaux personnages se rendirent au palais. On amena mille éléphants, qui ressemblaient à une mer agitée, à un nuage orageux, et qui étaient couverts d'armures brillantes et de coffres magnifiquement ornés, dans lesquels se tenaient des faiseurs de tours et des artificiers; sur la trompe et les oreilles de ces animaux on avait tracé, avec du cinabre et autres substances, des peintures extraordinaires, des figures d'une beauté admirable.[50] Lorsque les chefs de l'armée, les personnages éminents et les savants brahmanes de chaque province, ainsi que les éléphants, se trouvèrent, à l'époque indiquée, réunis dans le palais, durant trois jours consécutifs, qui faisaient partie du mois de redjeb, un vaste terrain, un lieu magnifiquement décoré, où se pressaient en foule les énormes éléphants, offrit l'apparence des flots de la mer ou de cette masse compacte d'hommes qui seront réunis pour le jour de la résurrection. Sur ce magnifique espace on avait élevé plusieurs pavillons à trois, à quatre ou à cinq étages, qui, du haut en bas, étaient couverts de figures en relief; elles représentaient tout ce qui peut s'offrir à l'imagination, hommes, bêtes fauves, oiseaux, animaux de tout genre, jusqu'à des mouches et des moucherons. Tout était tracé avec une habileté et une délicatesse extraordinaires. Quelques-uns de ces pavillons étaient disposés de manière qu'ils pouvaient tourner et offrir rapidement une autre face. A chaque moment, une chambre, une salle nouvelle se montrait à la vue.

« Sur le devant de cette place s'élevait un palais à neuf pavillons, et magnifiquement orné. Dans le neuvième était établi le trône du roi. On assigna, dans le septième, une place à l'humble auteur de cette histoire, et l'on en fit sortir tout le monde, à l'exception des amis de l'auteur. Entre le palais et les pavillons, dans une place extrêmement belle, des musiciens et des conteurs chantaient et misaient des récits. Ce sont, en général, des femmes qui remplissent le rôle de musiciens. Des jeunes filles, aux joues pleines comme la lune, au visage plus gracieux que le printemps, couvertes d'habits magnifiques, et montrant des traits qui, comme la rose la plus fraîche, charmaient tous les cœurs, étaient placées derrière un joli rideau, vis-à-vis du roi. Tout à coup le rideau fut enlevé, tomba, et les jeunes filles se mirent à danser avec une grâce qui aurait séduit tous les esprits, captivé toutes les intelligences. Les faiseurs de tours exécutent des traits d'adresse tout à fait merveilleux: ils placent en terre trois pièces de bois, qui se touchent l'une l'autre, dont chacune a une coudée de longueur, une demi-coudée de largeur, et de hauteur trois quarts de coudée; au haut des deux premières on en pose deux autres qui ont à peu près la même longueur et la même largeur; et par-dessus la seconde pièce, qui surmonte la première, on en ajuste une autre un peu plus petite, en sorte que les premières et secondes pièces de bois forment comme des degrés pour arriver à la troisième pièce qui couronne le tout. Un grand éléphant, dressé à cet exercice, franchissant la première et la seconde pièce de bois, monte sur la troisième, dont la surface n'a guère plus de largeur que la plante d'un des pieds de cet animal. Tandis que l'éléphant se soutient, avec ses quatre pieds, sur cette poutre, on enlève derrière lui les autres pièces de bois. L'animal, une fois placé sur le sommet de cette poutre, suit avec sa trompe tous les airs que jouent les musiciens, et, se remuant en cadence, il élève et abaisse successivement sa trompe.

« Ensuite, on élève une colonne qui a dix ghez de hauteur, et sur le sommet de laquelle on établit une longue pièce de bois, qui ressemble au fléau d'une balance, et est percée par le milieu. A l'une des extrémités on attache une pierre, dont le poids égale celui de l'éléphant, et à l'autre bout, à la distance d'un ghez, on place une large planche qui a un ghez de longueur; à l'aide d'une corde on abaisse l'extrémité à laquelle est adaptée la planche, sur laquelle monte l'éléphant. Son gardien laisse petit à petit aller la corde, jusqu'à ce que les deux extrémités de la pièce de bois se trouvent en équilibre comme le fléau d'une balance, à une hauteur de dix ghez. Cette pièce de bois, dont une des extrémités porte l'éléphant, et l'autre une pierre d'un poids égal, semblable à un demi-cercle qui exécute une demi-rotation, tourne à droite et à gauche, en présence du roi, et l'éléphant, dans cette position élevée, suit tous les airs des musiciens, et forme des mouvements en cadence.

« Tous les musiciens, les déclamateurs, les faiseurs de tours, reçoivent du roi de l'or et des habits. Durant trois jours consécutifs, depuis l'instant où le soleil brûlant, tel qu'un paon au plumage enchanteur, se montrait fièrement au milieu du ciel, jusqu'à celui où le corbeau de l'obscurité déployait ses ailes et ses plumes, la fête royale se continua de la manière la plus magnifique.

« On ne pourrait, sans entrer dans de trop longs détails, exposer ici les divers genres de feux d'artifice, d'exercices à feu, de jeux et divertissements dont cette fête offrit le tableau. Le troisième jour, au moment où le roi se leva, l'humble auteur de cette histoire fut conduit devant le monarque. Le trône, d'une grandeur extraordinaire, était formé d'or et enrichi de pierreries extrêmement précieuses. Tout le travail était d'une délicatesse et d'une finesse parfaites. Il est probable que, dans-tous les royaumes du monde, on ne connaît nulle part, mieux que dans cette contrée, l'art d'incruster les pierreries. Devant le trône était placé un carreau de satin olive, aux extrémités duquel se trouvaient cousues trois rangées de perles de la plus belle eau. Durant les trois jours, le roi était resté assis sur le carreau, derrière le trône. Lorsque la fête Mahanâdi fut terminée, au moment de la prière du soir, le monarque m'envoya appeler. Arrivé au palais, je fus introduit au milieu de quatre estrades, qui avaient environ dix ghez en longueur et en largeur. Le toit et les murailles étaient entièrement formés de plaques d'or, enrichies de pierreries. Chacune de ces plaques avait l'épaisseur d'une lame d'épée, et était affermie par des clous d'or. Sur l'estrade du devant est placé le trône du roi, lequel trône est extrêmement grand. Le roi y était assis avec un appareil imposant; il me demanda des détails sur Sa Majesté le Khakan heureux, ses émirs, ses troupes, le nombre de ses chevaux, et sur les grandes villes, telles que Samarkand, Hérat et Chiraz. Il montra pour l'empereur des sentiments d'une extrême amitié. Il me dit : « J'enverrai, en compagnie d'un ambassadeur habile, quelques chaînes d'éléphants, deux tokouz (neuvaines) d'eunuques, et d'autres présents.

« Durant cette audience, un des favoris du roi m'interrogea, par l'entremise d'un interprète, au sujet des magnifiques estrades enrichies de pierreries. Il me dit : « Dans vos contrées on ne pourrait exécuter un pareil travail. » Je lui répondis: Certes, dans mon pays on est en état de former des ouvrages aussi beaux, mais ce n'est pas l'usage. » Le monarque approuva beaucoup ce que je venais de dire ; il me fit donner quelques bourses de fanom, du bétel et des fruits réservés pour son usage.

« Quelques habitants de Hormuz, qui étaient établis dans cette contrée, ayant appris la faveur que me témoignait le roi, et le dessein qu'il avait formé d'envoyer une ambassade vers la cour qui est l'asile des princes, en furent extrêmement troublés, et mirent tout en œuvre pour renverser, jusque dans ses fondements, cet édifice de paix et d'union. Par suite de leur méchanceté, de leur malignité, ils répandirent le bruit que Fauteur de cet ouvrage n'était pas réellement envoyé par le Khakan heureux. Cette assertion parvint aux oreilles de l'émir et du vizir.

« Pourquoi parler d'émir et de vizir? Elle arriva jusqu'au roi,

ainsi qu'on le verra par la suite.

« A cette époque, Daïang le vizir, qui témoignait à l'auteur de cet ouvrage le plus vif intérêt, partit pour aller faire une expédition dans le royaume de Kalbergah. Voici les motifs qui avaient déterminé cette invasion. Le roi de Kalbergah, Sultan Ala-eddin-Ahmed-schah, ayant appris le complot tramé contre la vie de Diou-Raï, et l'assassinat des principaux personnages de l'empire de ce prince, avait reçu cette nouvelle avec une joie extrême. Il envoya vers ce monarque un député éloquent qu'il chargea de lui dire : « Remettez-moi une somme de sept lak de varahah, ou sinon je ferai marcher vers votre pays une armée formidable, et je renverserai de fond en comble l'empire de l'idolâtrie. » Diou-Raï, roi de Bidjanagar, fut également troublé et irrité d'un pareil message. Il dit alors: « Puisque je suis vivant, si quelques-uns de mes serviteurs sont tués, quel sujet d'alarme peut-il y avoir ?

« Quand un millier de mes serviteurs viendrait à mourir, que devrais-je craindre? Dans l'espace d'un ou deux jours on peut en réunir cent fois autant.

Tandis que le soleil brille, des atomes sans nombre se montrent. « Si mes ennemis se sont flattés de trouver chez moi de la faiblesse, de la négligence, de la paresse, de l'inertie, il n'en est rien. Je suis protégé par un astre fort et heureux; la fortune veille avec affection sur moi. Maintenant tout ce que mes ennemis pourront enlever de mon royaume sera, à leurs yeux, un butin qu'ils distribueront à leurs seïds et à leurs savants ; quant à moi, tout ce qui, des Etats de mon ennemi, tombera en mon pouvoir, sera donné par moi aux bazdars (fauconniers) et aux brahmanes. » Des deux côtés on fit marcher des troupes qui firent de grands ravages sur les frontières des deux royaumes.

« Le roi avait placé dans son conseil, pour remplir la place de Daïang, un chrétien nommé Nimeh-pezir. Cet homme se croyait l'égal d'un vizir. C'était un être de petite taille, méchant, mal né, vil, farouche. Tous les vices les plus odieux étaient réunis en lui, et on n'y trouvait aucune qualité estimable. Ce misérable, lorsqu'il eut souillé, par sa présence, le siège de l'autorité, supprima, sans aucun motif, la ration journalière qui nous était allouée. Bientôt, les habitants de Hormuz, ayant trouvé une occasion favorable, déployèrent au grand jour cette méchanceté diabolique qui était empreinte dans leur caractère; et la conformité des inclinations perverses les ayant liés intimement avec le vizir Nimeh-pezir, ils dirent à cet homme : « Abd-errazzak n'est pas un ambassadeur envoyé par Sa Majesté le Khakan heureux ; c'est un marchand qui a été chargé d'apporter la lettre de ce monarque. Ils répandirent ainsi, parmi les idolâtres, plusieurs mensonges qui produisirent sur leur esprit une impression profonde. Durant quelque temps, l'auteur, au milieu du pays habité par des infidèles, resta dans une position fâcheuse, et incertain sur ce qu'il devait faire. Toutefois, pendant tous ces embarras, le roi, à plusieurs reprises, m'ayant rencontré sur sa route, se détourna vers moi avec bienveillance et me demanda de mes nouvelles. C'est, dans la réalité, un prince qui possède des qualités éminentes.

Si l'on dit qu'en tout il est juste, un pareil éloge suffit.

« Daïang, après avoir fait une invasion sur les frontières du pays de Kalbergah, et fait prisonniers quelques malheureux, était revenu sur ses pas. Il adressa à Nimeh-Pezir de vifs reproches sur ce qu'il avait négligé les affaires de l'auteur, auquel, le jour même de son arrivée, il fit payer une somme de sept mille varahah, pour laquelle il lui avait délivré une assignation sur l'hôtel des monnaies, Deux personnages, Khodjah-Massoud et Khodjah-Mohammed, qui, tous deux natifs du Khorasan, avaient fixé leur résidence dans le royaume de Bidjanagar, furent désignés pour remplir les fondions d'ambassadeurs, et on leur remit quelques présents et tuniques en étoffes. Fatah-khakan, l’un des descendants de Sultan-Firouz-schah, qui avait occupé le trône de Dehli, fit aussi partir un député nommé Khodjah-Djémal-eddin, charge d'un présent et d'une lettre.

« Le jour de l'audience de congé, le roi dît à l'humble auteur de cet ouvrage : « On a prétendu que tu n'étais pas réellement envoyé par Sa Majesté Mirza-Schah-rokh; sans cela nous t'aurions témoigné plus d'égards. Si tu reviens une autre fois dans mes États, tu pourras recevoir un traitement digne d'un roi tel que nous. » Mais l'auteur se disait mentalement:

Si, échappé du désert de ton amour, je reviens dans ma patrie, je ne partirai plus désormais pour un voyage, même en compagnie d'un roi.

« Dans une lettre adressée à Sa Majesté, le monarque inséra les propos pleins de méchanceté inventés par les habitants de Hormuz, et s'exprimait en ces termes : « Nous avions eu l'intention de rechercher, par des dons et des présents dignes d'un souverain, la bienveillance de l'empereur. Mais quelques personnes nous ont assuré qu'Abd-errazzak n'était nullement attaché à la cour de Sa Majesté. » En détaillant les titres dont s'honore le Khakan auguste, il disait : « Ce prince réunit en sa personne, avec les qualités d'un roi et ce qui constitue la gloire d'un souverain, la pureté des prophètes, les vertus des saints. » En sorte que la langue des grands et des petits, l'écriture de tout homme habile, la plume de tout secrétaire, doivent exprimer cette idée:

« Tu es un Noé qui, comme Abraham, a l'affection de Dieu, un Khizr qui tient le rang de Moïse.

« Tu es Ahmed qu'environne la majesté du trône de Dieu; tu es Jésus dont l'aspect annonce l'esprit divin.

« Désormais, le monde habitable sera censé faire partie de ton empire ; c'est pour cela que tu tiens, sous la ligne de ton autorité, la ligne équinoxiale.

« Comme, suivant les idées de ces peuples, la contrée de Bidjanagar est placée sous la ligne équinoxiale, l'expression de réunir, sous la ligne de son autorité, la ligne équinoxiale, est parfaitement exacte. L'humble auteur de cet ouvrage, après avoir terminé ses affaires, se mit en route, et se dirigea vers les rivages de la mer d'Oman.

RECIT DE VOYAGE DE L'AUTEUR A SON RETOUR DES CONTRÉES DE L'HINDOUSTAN. DÉTAILS SUR UNE TEMPÊTE. HISTOIRE DU DÉLUGE.

« Le soleil de la bienveillance divine se montra au-dessus de l'horizon du bonheur. L'astre de la fortune s'éleva de l'orient de mes espérances. Les lueurs brillantes de la joie et du contentement se montrèrent au milieu de la nuit sombre, conformément à cette maxime: Dieu est l'ami de ceux qui ont la véritable foi : il les fera sortir des ténèbres et les amènera à la lumière. Ces nuits d'affliction et d'ennui, passées dans ce triste séjour de l'idolâtrie et de l'erreur, aboutirent au lever de l'aurore du bonheur et à l'apparition brillante du soleil de la prospérité; et le soir plein des soucis de la faiblesse se transforma en des jours de joie et d'assurance.

« La durée de la nuit était plus longue que celle du jour, mais tout a changé de face.

« Le second a toujours été en augmentant, et la première en diminuant.

« Comme la ville d'où je revenais était située aux extrémités des régions de l'Hindoustan, et que toute la contrée parcourue par moi était habitée par des idolâtres, mes ressources de voyage avaient été entièrement absorbées par le choc des événements. Mais pourquoi dire ce qui ne mérite pas d'être rapporté? Toutefois, malgré ma position fâcheuse,

« Au lieu d'espérance, je n'ai, pour toute provision de voyage, que cette maxime : Ne désespérez pas de la miséricorde de Dieu.

« Avec un cœur plein d'énergie, avec une vaste espérance, je me mis en route, ou plutôt je me remis à la bonté et à la miséricorde de Dieu. Le douzième jour du mois de chaban,[51] accompagné des ambassadeurs, je quittai la ville de Bidjanagar pour commencer mon voyage. Après avoir marché durant dix-huit jours, le premier du mois de ramazan[52] j'atteignis le rivage de la mer d'Oman et le port de Maganor. Là, j'eus l'honneur d'être admis dans la société du chérif-émir Seïd-Ala-eddin-Meschhedi, qui était âgé de cent vingt ans. Depuis bien des années, il était l'objet de la vénération des musulmans et de celle des idolâtres. Dans toute la contrée ses paroles étaient regardées comme des oracles, et personne n'osait s'écarter de ses décisions.

« Un des ambassadeurs de Bidjanagar, Khodjah-Massoud, vint à mourir dans cette ville.

Sous cette voûte, séjour du mal, qui sait en quel lieu notre tête reposera sous la brique du tombeau?

« Après avoir, dans le port de Maganor, célébré la fête qui suit le jeûne, je me rendis au port de Manor (Honawer), pour me procurer un vaisseau, et je préparai toutes les provisions qui étaient nécessaires pour vingt personnes, durant une navigation de quarante jours. Au moment où j'étais sur le point de m'embarquer, un jour j'ouvris le livre des sorts, qui a pour auteur l'imam Djafar-Sadek, et qui se compose de versets de l'alcoran. Je trouvai là un présage de joie et de bonheur; car je tombai sur ce verset : « Ne crains rien, tu as été sauvé de la main des hommes injustes. » Frappé de la coïncidence de ce passage avec ma situation, je sentis disparaître de mon cœur toutes les inquiétudes que me causait la crainte de la mer. Entièrement livré à l'espoir d'une heureuse délivrance, je m'embarquai le huitième jour du mois de zou'lkadah,[53] et je me mis en mer. Tantôt le spectacle de ces bâtiments qui voguent sur la mer, semblables à des collines, offrait à mes regards les caractères de la puissance divine; tantôt, dans la conversation de mes compagnons de voyage, je recueillais des noms remarquables, des faits merveilleux; et partout, dans notre société, régnait la paix et le contentement.

« L'œil des événements fâcheux et des malheurs était endormi, la fortune paraissait livrée à l'inertie, et le bonheur nous environnait.

« Le bâtiment, après un million de secousses, était arrivé en pleine mer.

« Tout à coup un vent violent s'éleva de la surface de la mer; de tous côtés se firent entendre des gémissements et des cris,

« La nuit, le vaisseau, le vent, le gouffre, présentaient pour nous tous les éléments d'une catastrophe. Tout à coup, par l'effet des vents contraires, qui ressemblaient à des buveurs ivres, le vin du changement pénétra jusqu'au vaisseau. Les planches qui le composaient, et qui, par leur réunion, semblaient former une ligne continué", furent au moment de se séparer comme des lettres isolées de l'alphabet. A nos regards se manifesta avec évidence la vérité de ce passage : « Les flots le couvrent; au-dessous de lui s'élève la vague, au-dessus, le nuage. » Le matelot, qui, sous le rapport de son habileté dans la natation, était comparable à un poisson, voulait se précipiter dans l'eau comme une ancre; le patron, quoique familiarisé avec la navigation de toutes les mers, versait des larmes amères, et avait oublié toute sa science. Les voiles étaient déchirées; le mât était entièrement courbé par le choc du vent. Les différentes classes de voyageurs qui habitaient cette maison ambulante jetèrent dans les flots des richesses considérables, et, à l'exemple des soufis, se dépouillèrent volontairement des biens du monde. Qui pourrait songer au péril que courent l'argent et les étoffes, lorsque la vie, qui est si chère à l'homme, se trouve elle-même en danger? Pour moi, dans cette situation, qui présentait à mes yeux tout ce que l'Océan offre de terreurs menaçantes, je fis, en pleurant, le sacrifice de ma vie. Par l'effet de la stupeur et de la tristesse profonde auxquelles j'étais en proie, je restai, à l'instar de la mer, avec les lèvres sèches et les yeux humides, et je me résignai complètement à la volonté divine. Tantôt, par suite de l'agitation des vagues, semblables à des montagnes, le bâtiment était élevé jusqu'au ciel; tantôt, sous l'effort des vents violents, il descendait, comme les plongeurs, au fond des eaux.[54] »

 « L'agitation des eaux de la mer faisait fondre mon corps, à régal du sel trempé dans l'eau, la violence du déluge anéantissait et faisait disparaître la constance qui me soutenait, et mon intelligence, jusqu'alors si ferme, était comme la glace qui se trouve exposée à la chaleur du mois de tamouz; aujourd'hui, mon cœur est troublé et agité, comme le poisson qui se voit hors de l'eau douce.

« Puisse le torrent de la destruction renverser l'édifice du sort, qui amène sur ma tête, en vagues successives, les eaux, du malheur.

« Plusieurs fois je me disais à moi-même, et, avec la langue de la situation, je répétais ce vers :

« Une nuit ténébreuse ! la crainte des flots et un abîme si effrayant ! Comment les hommes qui sont tranquilles sur le rivage pourraient-ils comprendre notre position ?

« L'eau pure de ma vie était troublée par l'agitation de la mer, et le miroir brillant de mes idées, par suite de l'humidité de l'eau, de la putréfaction de l'air, s'était couvert de rouille. A chaque moment, lorsque la prunelle de mes yeux contemplait cette eau bourbeuse, par suite d'un effroi violent, elle ressemblait à une épée flamboyante. A la vue des vents violents qui bouleversent une mer agitée, je tirais de ma poitrine un soupir glacial; c'était une pointe aiguë qui me déchirait l'âme.

« Abattu sous tous les rapports, et voyant de toute part la porte de l'espérance fermée pour moi, avec un œil plein de larmes et un cœur plein d'un chagrin brûlant, je m'adressai à Dieu, en récitant ce verset : « O notre Seigneur, ne nous imposez point un fardeau que nous soyons hors d'état de porter. » Je priai l'être souverainement miséricordieux, qui ne reproche jamais ses bienfaits, de vouloir bien, par la mer immense de sa bonté, faire reverdir et arroser l'arbrisseau de mon existence; de daigner, en employant l'eau de sa bienveillance, laver complètement et faire disparaître de la face de ma situation la poussière qui rendait ma vie trouble. Au milieu de cette triste position, je réfléchissais, et me demandais à moi-même : « Quelle est donc cette catastrophe qu'a fait tomber sur moi la révolution de la fortune? »

« Quelle est donc cette honte, qui, par suite des hostilités du sort perfide, d'un destin vil et méprisable, a fait disparaître la sérénité de mon visage? D'un côté je n'ai pu ravir ma vie précieuse à la fureur des flots de la mort ; je n'ai pu, en accomplissant les affaires de mon roi, amener à la surface de l'eau la perle de nies efforts. Car une âme généreuse ne néglige rien pour remplir les obligations qu'elle a contractées envers son bienfaiteur, et, lorsqu'il s'agît d'exécuter les affaires de son maître, elle regarde la vie, d'ordinaire si précieuse, connue sans nulle valeur. Si l’homme sincère jette son roi dans le feu des événements, il faut que, semblable à une pierreries, il n'éprouve, dans sa nature, aucun atome d'altération; ou plutôt, que l'or de sa franchise, à l'instar de for pur, devienne encore d'un meilleur aloi.

« J'étais au milieu de ces réflexions, et tout, chez moi, montrait l'abattement et le trouble. Enfin, en vertu de cette promesse divine : Quel est celui qui exauce l'homme affligé, et écarte de lui le malheur?[55] tout à coup le zéphyr de la miséricorde infinie de Dieu vint à souffler du point qu'indiquent ces paroles : Ne désespérez pas de la miséricorde du très Haut. L'aurore de la joie commença à poindre du levant du bonheur, et le messager d'une fortune favorable porta aux oreilles de mon âme ces mots consolateurs : Lorsque nous avons, pour vous, séparé la mer, nom vous avons sauvés. L'ouragan impétueux se changea en un vent propice, le soulèvement des flots arriva à sa fin, et la mer, au gré de mes désirs, se calma complètement. Ceux qui montaient le vaisseau, après avoir célébré, en mer, la fête des victimes, aperçurent, dans les derniers jours de zou’lhidjah, la montagne de Kalahat, et se virent enfin à l'abri de tous les dangers de la mer. A cette époque, la nouvelle lune du mois de moharrem de l'année 848,[56] telle qu'un fantôme bienfaisant, nous montra son sourcil amical.

Lorsque ce bateau d'or a été submergé sous cette mer d'azur, on a vu paraître un flot sur la surface de cette eau.

DERNIERS ÉVÉNEMENTS DU VOYAGE MARITIME DE L'AUTEUR. SON ARRIVÉE A HORMOZ PAR LA PROTECTION DU DIEU TRES-HAUT.

« En retraçant l'histoire de ma navigation, j'en étais arrivé au point où la nouvelle lune de moharrem nous montra, en mer, son visage brillant. Le vaisseau resta encore en mer durant plusieurs jours. Arrivé dans le port de Maskat, nous y jetâmes l'ancre.

« Après avoir réparé les avaries que le bâtiment avait éprouvées par l'effet des tempêtes, nous nous rembarquâmes et continuâmes notre route.

« Le vaisseau, étant parti de Maskat, arriva au port de Djourkaan, où il s'arrêta un ou deux jours. A cette époque, durant une nuit, on éprouva une chaleur si excessive, que, dans le moment du lever de l'aurore, on eût dit que le ciel avait mis la terre en feu. Par suite de la chaleur qui embrasait l'atmosphère, l'oiseau au vol rapide était consumé jusqu'au sommet des cieux, ainsi que le poisson dans les abîmes de la mer, M'étant rembarqué, je partis du port de Djourufgan, et j'arrivai à Hormuz, le onzième jour du mois de safer,[57] le vendredi avant midi. Depuis le port de Honawer jusqu'à Hormuz, notre navigation avait duré soixante-quinze jours. »

 

 


 

[38] Le nom de Iuldouz se trouve plusieurs fois dans le Zafer-nameh. C’était là que Timour, à l’époque de sa grande expédition dans le pays des Mongols, avait fixé le rendez-vous général de ses troupes (Histoire de Timur-bec, t. II, p. 51). Lorsque Mirza-Olug-beigh porta la guerre dans les mêmes contrées (Matla-assaadeïn, fol. 137), il pénétra jusqu’à Iuldouz, qui, dit l’historien Abd-errazzak, est le campement d’été le plus agréable que l’on rencontre dans ce pays.

[39] Les trois exemplaires offrent cette leçon, que l'on retrouve également ci-dessous. J'avais cru, d'abord, devoir lire à quatre cordes. Mais je n'ai pas cru pouvoir changer, sans une nécessité absolue, le texte de nos manuscrits: ce qui signifierait un instrument

[40] Au rapport du Borhâni-kâti, on désigne par ce mot un morceau de bois à deux branches, dans lequel on emboîte le cou d'un criminel.

[41] J'ai suppléé, d'après le Habib-assiiar de Khondémir, les détails contenus ici, et qui avaient été omis, dans notre manuscrit, sans doute par la faute du copiste.

[42] 1442.

[43] Les Maldives.

[44] La Mecque.

[45] Le nouvel an Persan, situé à peu près au Printemps.

[46] Ascétiques de l’Inde. Une caste qui ne brûle pas ses morts mais les enterre.

[47] Fin avril 1443.

[48] Ici commence une description bien emphatique de ces diverses pierreries, je l’omet.

[49] Les vers qui suivent seront traduits dans les notes.

[50] Je supprime ici les vers consacrés à la description des éléphants, et que j'expliquerai dans les notes.

[51] 5 novembre 1443.

[52] 23 novembre 1443.

[53] 28 janvier 1444.

[54] Je donne ici, en note, la traduction de deux vers étranges que transcrit notre auteur, et dont je n'aurais point osé reproduire, dans mon texte, une version littérale:

« Tantôt, à une telle hauteur, que le sabot de derrière et de la lune nouvelle pouvait se frotter sur les pieds de devant de ses montures;

« Tantôt, à une profondeur on les richesses de Karoun s'élevaient au-dessus de l’étrier de ses chevaux.

[55] Coran, sour. 27, vers 63.

[56] Milieu mars 1444.

[57] 22 avril 1444.