Retour à l'entrée du site - Sophocle l'Olympien - L'Œuvre de Sophocle - Électre

 

 

 

 

Anthologie tragique

 

 

 

 

 

Traduction

 

par

 

Philippe Renault

   

    Dans cette page, on trouvera un ensemble de « morceaux choisis » tirés des tragédies de Sophocle qui nous sont parvenues, ainsi que quelques fragments, en particulier des Limiers, retrouvés sur un papyrus il y a moins de cent ans. Comme pour Électre, qu'on pourra lire sur le même site, il s'agit d'une traduction en vers, qui veut restituer l'élan, l'urgence et la noblesse du style sophocléen. J'ai tenté de concilier - était-ce présomptueux de ma part ? - à la fois fidélité au texte, sans laquelle une traduction ne vaut rien, et la volonté très forte de faire passer le souffle poétique de l'œuvre, sans laquelle une traduction reste froide et scolaire, et n'accroche point. Puissé-je n'avoir pas trop failli à mon credo... Le lecteur est seul juge.

    Bien entendu, ce choix est subjectif, et sur les quarante extraits retenus, j'ai conscience que de magnifiques tirades et de belles envolées chorales n'ont pas eu droit de cité : je m'en excuse à l'avance. Mais cette page est ouverte - grand avantage du Net - et, au fil du temps, ce choix ne fera que s'enrichir.

    Donc, un choix restrictif, comme fut restrictif également - et selon moi terrible - le choix de Sophocle opéré au second siècle de notre ère, qui n'a retenu du grand poète athénien que sept œuvres sur les cent vingt-trois écrites par lui. Eschyle et Euripide ont hélas ! connu le même traitement ! Voyons ! Imaginons que de Balzac, on ne retienne que sept romans : scénario-catastrophe s'il en est !

    Tout ce que j'espère, c'est que dans les deux mille prochaines années, Sophocle ne subisse pas à nouveau une cure d'amaigrissement textuel et se retrouve réduit, comme ici, à l'état d'anthologie ! Et j'en appelle aux dieux tout-puissants !

 

   

 

Sommaire

 

 

 

 

Ajax

Plan de la pièce

Folie meurtrière

Résignation

Désespoir

Le suicide d'Ajax

Antigone

Plan de la pièce

L'Homme, merveille du monde...

L’interrogatoire

Appel à la sagesse

Louange à Éros et plaintes d'Antigone

Les Trachiniennes

Plan de la pièce

À Apollon

La jalousie de Déjanire

Les souffrances d'Héraklès

Œdipe-Roi   

Plan de la pièce

La Justice

Coup du sort

Suicide et mutilation

Les plaintes d'Œdipe

Électre

Plan de la pièce

Une femme inconsolable

Les raisons de Clytemnestre

Devant les cendres d'Oreste

Philoctète

         Plan de la pièce

         Un malade incurable

         Au Sommeil

            Déçu et désespéré !

 

Œdipe à Colone

Plan de la pièce

Les lois de l'hospitalité

Les aveux d'Œdipe

Une belle campagne

Sur la vieillesse

Le vœu de la mort

La mort d’Œdipe

Les Limiers

Résumé de la pièce

Silène et ses Satyres

Fragments de tragédies perdues

   1. Les Amants d'Achille

L'amour, cette glace

 

    2. Tantale

Les deux temps

 

   3.Térée

Zeus, maître du destin

La condition féminine

   4. Les Aléades

Les vertus de la richesse

La valeur

Que peut-on affirmer...

Fragments de tragédies inconnues

L'Amour, force universelle

À Hélios

Une agréable sensation

La guerre

La vieillesse du sage

 

 

 

 

 

AJAX

 

(445)

 

 

Dans le camp des Grecs en Troade, devant la tente d'Ajax

 

 

Prologue : Athéna annonce à Ulysse qu'elle a frappé Ajax de folie et qu'il a massacré des bœufs en pensant qu'il s'agissait des chefs de l'armée des Grecs, dont il voulait se venger pour lui avoir refusé les armes d'Achille.

Parodos : les marins de Salamine s'inquiètent des rumeurs courant sur Ajax.

Épisode 1 : Tecmesse, compagne d'Ajax, raconte la folie de ce dernier. On entend le cri du héros. Puis on le voit au milieu des bêtes massacrées. Longues plaintes. Ajax fait amener son fils et l'exhorte à suivre les voies de l'honneur.

Stasimon 1 : les marins évoquent Salamine et le deuil qui va frapper les parents d'Ajax.

Épisode 2 : Ajax annonce au Chœur et à Tecmesse son intention d'aller se purifier.

Stasimon 2 : chant de joie.

Épisode 3 : le messager annonce qu'il faut garder Ajax sous sa tente. Les choreutes se mettent à rechercher le héros. Monologue et suicide d'Ajax.

Epiparados : découverte du corps par Tecmesse.

Épisode 4 : lamentations de Teucros, demi-frère d'Ajax. Il s'oppose à Ménélas venu interdire une sépulture à Ajax.

Stasimon 3 : lamentations sur les souffrances de la guerre.

Exodos : discussion Teucros-Agamemnon. Ulysse intervient au nom de l'humanité. Cortège funèbre dirigé par Teucros

 

 

 

 

 

 

 

Folie meurtrière

 (vers 284 - 330)

 

C’était la nuit ;  les feux s’étaient évanouis.

Ajax prend son épée et s’avance au hasard.

Je l’arrête et lui dis : « Pourquoi es-tu venu ?

Et que recherches-tu ? Un message t’a-t-il

Prévenu d’un péril ? Je crois que la trompette

N'a point retenti puisque toute l’armée dort.

Alors il répondit :  « Femmes, votre beauté

S’éclaire mieux par votre silence ». Et je me tais.

Il s’en va seul. Et ce qu'il fit est un mystère.

Il rentra quand le jour montra ses premiers feux.

Dans un affreux vacarme, il ramène taureaux,

Béliers, chiens, les massacre et s’acharne sur eux.

Il lève son épée sur d’autres animaux

Enchaînés lourdement : ils meurent aussitôt.

Il court hors de sa tente et croit voir un fantôme

Qui marche dans la nuit. Il nous dit en riant

Que le sombre ennemi, l’Atride, puis Ulysse,

Il les a décimés, tout fier de sa vengeance.

Sous sa tente rentrant comme il était sorti,

Soudain le malheureux retrouve ses esprits :

Il voit ce qu’il a fait, les crimes d’un dément.

Il se frappe la tête et, tout en gémissant,

Il s’assied sur ces corps dans des flaques de sang.

Puis, calme tout à coup, il referme ses yeux

Et ne dit plus un mot. Il s’avance vers moi,

Car il veut tout savoir. Serait-il donc l’auteur

De cette boucherie ? En tremblant, mes amis,

Je lui révèle tout (il menaçait ma vie).

C’est alors qu’il poussa un long cri douloureux.

Jamais je n’entendis de sa bouche un tel cri,

Lui pour qui se lamenter n’était réservé

Qu’à des couards. Il pleurait pareil à un taureau

Qui meugle. Voyez-le, porté par le fardeau

De son malheur, amorphe au milieu du carnage.

Hélas ! il faut s’attendre à de nouveaux sursauts.

 

 

 

 

 

 Résignation

(vers 646 - 692)

 

Le temps infini nous révèle l’invisible,

Tout en dissimulant dans le voile de l’ombre

Ce qui brillait au jour. Oui, tout semble possible !

Les fermes volontés, les serments inflexibles,

Tout peut se retourner ! Moi qui me comportais

Avec témérité, comme un acier trempé,

Voilà que mon verbe aiguisé s'est amolli

À cause d’une femme. Ah ! que j'ai pitié d'elle !

Quoi ! Laisser une veuve avec un orphelin

Aux mains de l’ennemi, je ne puis l’accepter.

Allons ! Que je me presse en ces vertes prairies,

Au  bord de la mer, pour que je me purifie

Par des ablutions, cela pour m’éviter

Le lourd ressentiment de la divinité.

Je gagnerai ensuite un espace désert

Afin que mon épée y soit ensevelie,

Loin des regards humains. Que la nuit et Hadès

La gardent à jamais. Du jour où j’ai reçu

D’Hector, mon ennemi, ce cadeau, les Argiens

N’osent plus m’estimer. Le vieux dicton est vrai :

« Présent d’un ennemi, présent vil et malsain ! »

Aussi dans l’avenir, j’écouterai les dieux,

Et je révérerai les Atrides, les chefs

Devant lesquels il faut savoir nous incliner.

Une force implacable est contrainte à céder

Face au droit reconnu. Les hivers enneigés

Font place au bel été regorgeant de beaux fruits.

Au quadrige nocturne succède le jour

Aux sublimes coursiers, cette clarté qui passe,

Et que l’on voit briller de feux étincelants.

Un vent paisible endort la mer irraisonnée.

Le lourd sommeil parvient à nous abandonner,

Et nous ne pourrions pas apprendre à être sage ?

Rien n’est déterminé : l’ennemi d’aujourd’hui

Peut devenir l‘ami de demain. Quant à lui,

Mon ami, je le sers, avec en moi l’idée

Qu’un jour il n’aura plus les mêmes sentiments.

Le havre d’amitié ? Fragile assurément !

Mais tout ira très bien. Femme, rentre chez toi !

Prie les dieux d’exaucer les désirs de mon cœur.

Et vous, mes amis, vous me comblerez de joie

En priant tout comme elle ; et dites à Teucros,

Dès son retour, de penser à moi comme à vous.

Désormais, je m’en vais là où je dois aller.

Vous, obéissez-moi ! Bientôt vous apprendrez

Oui, qui sait ! qu’en dépit du sort qui m’a vaincu,

J’ai enfin découvert la force du salut.

 

 

 

 

DÉSESPOIR

(vers 394 - 409 et 412 - 427))

 

Ô Érèbe, tu es mon ultime lumière :

Le maigre feu que j'ai est pour moi trop brillant.

Érèbe, accueille-moi car je ne veux plus voir

Ni chez les hommes, ni chez les divinités ;

N'est-ce pas une déesse qui me perdit,

Pallas, fille de Zeus ? Où fuir ? Où m’arrêter ?

Non, il n'y a plus rien à faire après la chasse

Où je me suis rendu. Voyez tous mes amis

Qui lèvent leurs épées, qui veulent mon trépas...

...Grottes côtières, prairies bordant les flots,

Ô Ilion, où je pris les armes si longtemps !

Mais je suis libre et vous ne m’aurez plus en vie,

Vous ne me verrez plus, je le dis sans détour,

Moi qui, dans Troie, étais le meilleur des soldats.

Regardez-moi un peu en ce moment d'horreur :

Je me suis effondré, j’ai perdu mon honneur !

 

 

 

 

Le suicide d’Ajax

(vers 815 - 865)

 

J’ai préparé le fer qui devra m’immoler.

Allons ! Il est grand temps. Si j’ai bien calculé,

J'ai placé la lame sous le meilleur des angles.

C'est l'épée que je tiens d'Hector, hôte maudit !

Je vais mettre sa pointe en l'air : un coup bien vif

Et la vie se rompra. Ô grand Zeus, je t’invoque,

Accorde-moi ce vœu : fais porter à Teucros

L’annonce de ma mort ; lui seul doit retirer

La lame de mon corps, car jamais l'ennemi

Ne doit découvrir mon cadavre et le donner

En pâture aux oiseaux. Voilà pour toi, ô Zeus.

À Hermès quelques mots : quand le fer percera

Mon flanc mortellement, qu’il me plonge avec calme

Dans un pesant sommeil. J'appelle l'Érinye,

Cette déesse austère : il faut que je lui dise

Que les Atrides seuls ont fait que je trépasse

L'esprit lourd de tourments. Qu’elle prenne en ses griffes

Tous ces hommes sans foi, qu'à l’instant de leur mort,

Elles lâchent leur proie. Quand l'Érynie verra

Mourir Ajax, puissent les Atrides périr

Sous les coups de leurs enfants. Érinyes, partez

Réclamer votre dû ! Il faut que, sans pitié,

Vous vous repaissiez de toute cette armée.

Hélios, toi, voguant dans les zones célestes,

Quand tu contempleras la terre de mes pères,

Arrête-toi ! Va dire à mes parents pourquoi

Je meurs. Ô pauvre mère, en apprenant ma mort,

La cité tout entière entendra tes sanglots.

Mais à quoi bon  me plaindre ? Ô mort, toi que j’attends,

Je m’en vais demeurer près de toi si longtemps...

À toi, soleil de mon jour ultime, ô lumière,

Je te parle à nouveau pour une fois dernière.

Ô jour lumineux, ô Salamine, ma cité,

Ô pierre du foyer ancestral, ô Athènes,

Ô amis d’hier, ô fleuves de ma patrie,

Ô plaines de Troie, ô tout ce qui fut ma vie,

D'Ajax écoutez bien les paroles dernières :

Bientôt ma voix n'écumera que les Enfers.

 

 

 

 

ANTIGONE

 

(442)

 

  

À Thèbes, devant le palais royal

 

 

Prologue : Antigone annonce à Ismène sa volonté de désobéir au décret de Créon pour donner à Polynice la sépulture rituelle.

Parodos : le Chœur des vieillards célèbre la cité et son chef en raison de la victoire de Thèbes.

Épisode 1 : interdiction par Créon de donner une sépulture à Polynice. Un garde annonce au roi que le corps a été cependant honoré. Créon soupçonne un complot contre lui.

Stasimon 1 : éloge de l'homme.

Épisode 2 : affrontement Créon-Antigone. Antigone doit mourir. Ismène veut partager son sort.

Stasimon 2 : le Chœur évoque le destin des Labdacides.

Épisode 3 : affrontement Créon-Hémon, fïancé d'Antigone. Créon ne cède pas.

Stasimon 3 : le Chœur célèbre Éros.

Épisode 4 : dialogue entre le Chœur et Antigone qu'on mène vers sa prison. Devant Créon Antigone se justifie de nouveau.

Stasimon 4 : exemples mythiques d'emprisonnement.

Épisode 5 : Tirésias annonce à Créon la colère divine. Créon l'accuse de cupidité. Tirésias annonce un malheur. Créon terrifié veut aller délivrer Antigone.

Stasimon 5 : le Chœur célèbre Dionysos.

Exodos : un messager annonce que Créon a trouvé morts Antigone et Hémon. Eurydice, l'épouse de Créon demande de tout lui raconter. Créon arrive et porte le corps de son fils. Annonce de la mort d'Eurydice qui s'est suicidée.

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Homme, merveille

du monde...

(vers 334 - 366)

 

Parmi tant de splendeurs que la terre a créées,

Il y a l'homme, lui, la merveille du monde !

Il aime à naviguer sur la mer ondoyante ;

Quand, du Sud, une rude tempête se lève,

Il sait se faufiler hors des houles beuglantes ;

Chaque année, il travaille, il retourne la terre,

L'élément souverain, la matrice des dieux ;

Avec son attelage, il creuse les sillons ;

Il capture l’oiseau et les fauves des bois ;

Grâce au mouvant filet il pêche les poissons,

Ô génial inventeur ! Il attire ses proies

Dans ses pièges ; il soumet aussi bien le cou

Du cheval que celui du taureau vigoureux

En usant du collier ; il possède le verbe,

Une répartie vive ; il s'est inventé des lois,

Des coutumes, sans qu'un maître ne les inspire ;

Il sait se protéger et des pluies et du froid.

Génie de l’univers, il ne redoute rien,

Hormis la mort, Hadès, qu'il ne peut éluder,

Bien qu'il sache soigner des blessures profondes ;

Il est intelligent ; sa pensée est féconde ;

Il penche vers le bien autant que vers le mal.

 

 

 

 

 

 L'interrogatoire

(vers 441 - 523)

 

 

Créon

Toi qui baisses le front, reconnais-tu les faits ?

 

Antigone

Oui, je les reconnais.

 

Créon

                                   Connaissais-tu l’édit

Que j’avais promulgué ?

 

Antigone

                                        Oui, c’était l’évidence.

 

Créon

Ainsi, tu as osé enfreindre l’ordonnance.

 

Antigone

Oui, car ce n’est point Zeus qui l’avait proclamé.

La Justice qui siège auprès des Infernaux

N’a jamais rédigé ces lois parmi les hommes.

Je ne croyais pas que l’édit eût permis

De s’en prendre si fort aux lois issues des dieux,

Ces lois non écrites, ces lois inébranlables,

Qui ne datent ni d’hier, ni d’aujourd’hui,

Et dont nul ne sait d’où même elles ont surgi.

Désobéir aux dieux par crainte d’un mortel

Ne m’eût-il pas livré à leur sainte vengeance ?

Que je dusse mourir, j’en avais conscience.

Si je meurs avant le temps qui m’est imparti,

Pour moi, c’est tout profit ! Quand on vit pour souffrir,

Le trépas m’apparaît comme une délivrance.

Par contre, elle eût été une affreuse torture

Si j’avais dû laisser un corps sans sépulture,

Oui, le corps de celui que ma mère mit au monde.

Ah ! tu dois penser que ma folie est profonde.

Mais sur la folie, tu n’as rien à m’envier.

 

Le Coryphée

Je reconnais en toi le caractère entier

De ton père et sa force intraitable ! Ah ! jamais

Vous ne voulez céder à la fatalité.

 

Créon

Sache cependant que de telles volontés

Sont celles qui rompent malgré leur âpreté,

Comme le fer massif qu’on jette dans le feu

Et qui, en durcissant, finit par éclater.

Un simple bout de frein peut de même calmer

Le cheval emporté. Non, l’orgueil est folie

Pour qui dépend d’autrui. Cette fille savait,

Ô suprême insolence, qu’elle enfreignait la loi.

Son forfait accompli, voyez son impudence :

Elle se glorifie et ricane à la fois.

À l’entendre parler, de nous deux l’homme

Ce serait elle si, en toute impunité,

Je la laissais croire en son triomphe absolu.

Non ! Bien qu’elle fût ma nièce, plus proche encore

Que tous ceux de mon sang, ni elle, ni sa sœur

N’éviteront la mort. Oui, celle-là aussi,

Je l’accuse d’avoir comploté avec toi

Cette inhumation : qu’elle vienne en ces lieux !

Je l’ai vue tout à l’heure, elle semblait hagarde,

L’œil sans expression. C’est toujours comme ça !

Ceux qui sont dans l'ombre fomentent des complots,

Et se dénoncent par leur agitation.

Mais je déteste aussi cette autre vision :

Celle du criminel surpris en plein forfait,

Et qui ose en tirer une gloire sans nom.

 

Antigone

Je suis entre tes mains, que te faut-il encore ?

Plus que ma  mort ?

 

Créon

                                Oui, rien de plus, ton châtiment.

 

Antigone

Alors, pourquoi tarder ? Tes propos m’exaspèrent,

Et mon seul désir, c'est qu'aucun d'eux ne me plaise.

De même, tout en moi semble te révulser.

Ne vais-je pas gagner la gloire la plus digne

En donnant à mon frère une humble sépulture ?

Et tous ceux qui sont là approuveraient mon acte,

Si la crainte ne les réduisait au silence.

Car la tyrannie possède cet avantage,

Et elle en a beaucoup, c’est de faire et de dire

N'importe quoi...

 

Créon

                             Toi seule a de telles pensées.

 

Antigone

Ils pensent comme moi mais ils n’en disent rien.

 

Créon

Ne rougis-tu pas de t’écarter du commun.

 

Antigone

Non, je ne rougis pas de célébrer mon frère.

 

Créon

Or son adversaire n’était-il pas son frère ?

 

Antigone

Bien sûr, par mes parents il était bien mon frère.

 

Créon

C’était l’outrager que d’honorer l’autre aussi ?

 

Antigone

Il n’a plus ces pensées maintenant qu’il est mort.

 

Créon

C’est le mettre pourtant sur le rang d’un impie.

 

Antigone

Cet homme était son frère et non pas un esclave.

 

Créon

L’un tuait la cité, l’autre la défendait.

 

Antigone

Hadès veut simplement voir accomplir ces rites.

 

Créon

Tu mettrais le bon au même rang qu’un méchant ?

Non, ce n’est pas cela que notre homme mérite.

 

Antigone

Chez les morts, ces idées ont-elles toujours cours ?

 

Créon

L’ennemi même mort reste un vil compagnon.

 

Antigone

Je ne partage pas la haine, mais l’amour.

 

 

 

 

 

 

Appel à la sagesse

(683 - 723)

 

 

Ô Père, la raison est le plus grand des biens

Concédés aux humains. Certes, je n'oserais

Dire que tu as tort : me préserve le Ciel

D’avoir un tel avais. Mais peut-être faut-il

Que tu considères des voies tout aussi justes.

Je suis tout désigné car je suis né de toi,

Pour guetter ce qu’on fait, ce qu’on dit, les rumeurs.

Aux citoyens communs, ta présence fait peur

Au point qu’ils n’oseraient jamais te contredire.

Moi, par contre, je passe inaperçu, j’entends

Thèbes se lamenter sur le sort d’Antigone.

« Entre toutes les femmes, nulle n’a mérité

Pour un acte si beau supplice aussi infâme ;

Elle n’a point voulu que son frère, tombé

Pendant le combat, soit privé de sépulture,

Le corps abandonné aux chiens comme pâture.

Qu’on lui offre plutôt une couronne d’or. »

Voilà donc les propos courant sous le manteau.

Ô père, ton bonheur est mon plus grand trésor.

Un père florissant fait l’orgueil des enfants.

Comme de beaux enfants sont l’orgueil de leur père.

Crois en tes jugements, mais n'ose pas prétendre

Que tu détiens la vérité ; et ceux qui pensent

Avoir acquis seuls la sagesse, l'éloquence,

Le génie, teste-les : tu ne verras en eux,

À force de les sonder, que des esprits creux.

Non, pour un philosophe, il n’est jamais honteux

De s’instruire sans cesse et d’avoir d’autres vues.

Vois, au bord des torrents, au moment de la crue,

Comme l’arbre qui sait plier sauve ses pousses

Alors que l’obstiné, qui prétend résister,

Périt déraciné... Allons, cède et oublie

Ton ordre. Si, malgré mon âge, j'ai reçu

Un minimum de bon sens, je dirai que rien

Ne saurait égaler un homme de vertu.

Hélas ! de tels sommets ne courent pas les rues.

Et il n’est pas superflu de prêter l’oreille

                À de sages conseils.

 

 

 

 

 

Louange à Éros - Plaintes d’Antigone

(vers 781 - 882)

 

 

Chœur

Éros, ô fin jouteur, ô enfant si moqueur,

Tu te ris de de l’opulence et de la candeur

De ces effarouchées aux pommettes rougies

Que tu aimes surprendre au milieu du sommeil.

Toi qui vas sur les flots, les champs et les tanières,

Nul ne peut te contrer, ni Zeus, ni les vivants

Car ton moindre passage attire la folie.

Tu mènes le sage sur le mauvais chemin,

Tu provoques la haine entre tous les humains.

De même, tu parais dans les yeux d'une vierge.

Le Désir est une des lois de l’univers ;

Et sans combat, Cypris fait ce qu’elle veut faire !

 

Coryphée

Je me révolte et je pleure aussi quand je vois

Antigone partir dans ce monde sans vie.

 

Antigone

Hommes de ma cité, sur mon dernier chemin

Je vais. Après avoir contemplé ce soleil ;

Le dernier, j'irai vers la nuit du souterrain.

Hadès, par qui tout dort, m’a entraînée vivante

Avant le mariage aux bords de l’Achéron.

Sans joie et sans les chants, je quitte l’horizon !

 

Coryphée

Superbe et admirée, tu t’en vas chez les Morts,

Au fond de leur secret, sans maladie encore,

Point meurtrie par l’épée. Vivante tu descends,

Seule, de ton plein gré, dans l'antre des Enfers.

 

Antigone

On m’a conté la triste fin de la phrygienne,

Niobé qui, sur le Mont Sipyle, fut serrée

Comme par un lierre, une croissance de pierre.

On dit que sur son corps ruissellent pluie et neige

Que sans cesse des pleurs coulent sur ses paupières.

Tel est donc le destin qui me mène aux Enfers !

 

Coryphée

Sais-tu que Niobé était de race divine ?

Nous, nous sommes mortels, et quand viendra la mort,

Quelle gloire pour toi d'avoir connu le sort

D'une Immortelle : entrée vivante dans la mort !

 

Antigone

Te moques-tu de moi ? Par les dieux paternels

Pourquoi prononces-tu ces phrases irritantes !

Attends que je sois morte ! Ô gens de ma patrie ,

Fontaines de Dircé, belles places thébaines

Pleines de chars, vous me rendez ce témoignage.

Alors que, victime d’injustes lois, je pars

Vers ce tombeau secret, ce tombeau souterrain,

Je n'ai pas reçu l'hommage de mes amis.

Parmi vous je demeure et ne demeure plus,

Je suis séparée de ceux qui vivent encore,

Mais aussi de tous ceux qui ont vécu jadis.

 

Coryphée

En voulant combattre, le front audacieux,

La justice au trône luisant, tu as expié,

Fille courageuse, les crimes de ton père.

 

Antigone

Tu touches une plaie sensible, trois sujets

De lamentations : le malheur paternel

Et de notre famille, le malheur qui s'en prend

À tous les Labdacides. Malédiction !

Je suis la fille d'un couple impur, car issue

Du fils et de sa mère. Ô parents malheureux !

Je suis désespérée ! Ce sont là mes parents !

Ce sont là mon tourment ! Géniteurs, me voici,

Maudite et sans époux, avec vous je viens vivre ;

Et toi mon frère, dont l'hymen a fait mon sort

Et mon malheur, tu m'as tuée avec ta mort.

 

Coryphée

Des honneurs qu'elle rend la piété s'honore.

Mais avec le pouvoir, la désobéissance

Est intolérable et la liberté exclue.

 

Antigone

Ainsi donc, ni les pleurs, ni même l'amitié,

Ni les chants d'hyménée, ne me feront escorte

Sur mon dernier chemin. Non, je ne verrai plus

Le jour sacré. Telle est la loi, ô pauvre femme.

Je n’entends nulle plainte à mon mal absolu,

                Rien pour me consoler.

 

 

 

LES TRACHINIENNES

 

(Date inconnue)

 

 

 À Trachis, devant le palais royal

 

 

Prologue : Déjanire évoque son mariage avec Héraklès et souffre de l'absence de celui-ci. Elle décide d'envoyer son fils Hyllos à la recherche de son père en expédition contre Eurytos, roi d'Oechalie.

Parados : le Chœur des jeunes filles chante la tristesse de Déjanire et les travaux du héros.

Épisode 1 : annonce de la victoire d'Héraklès. Chant de joie puis arrivée d'un héraut, Lichas, qui fait le récit des exploits et amène un groupe de captives. Pris de pitié pour l'une d'elles, Lichas lui apprend que c'est la fille d'Eurytos, Iole, et que son mari est amoureux d'elle.

Stasimon 1 : récit du combat d'Héraklès contre le fleuve Achéloos.

Épisode 2 : Déjanire annonce au Chœur que pour regagner l'amour de son époux, elle envoie lui porter une tunique ayant baigné dans le sang de Nessos.

Stasimon 2 : attente du retour d'Héraklès.

Épisode 3 : Déjanire apprend au Chœur que la laine trempée dans le sang de Nessos s'est consumée. Hyllos entre et accuse sa mère du meurtre du héros. Récit de la souffrance d'Héraklès qui a tué Lichas. Il arrive à Trachis, expirant.

Stasimon 3 : chant de deuil.

Épisode 4 : la nourrice annonce le suicide de Déjanire.

Stasimon 4 : lamentation.

Exodos : Héraklès à l'agonie. Oracles et testament d'Héraklès.

 

 

 

 

 

À Apollon

(vers 205- 224)

 

 

Ô filles nubiles, chez vous, près du foyer,

                Exprimez votre joie !

Vous, les jolis garçons, honorez Apollon,

                Le dieu au beau carquois,

Tous ensemble, criez ! Vous, vierges, entonnez

                Le péan à tue-tête,

Saluez l’Artémis, chasseresse divine,

Qui brandit un flambeau dans chaque main ! Louez

                Les nymphes, nos voisines !

Une flûte m’enivre. Ô chants qui me pénètrent !

                Ah ! je me laisse faire !

Puis un trouble s'élève et domine mon être :

                Évohé ! Et le lierre

M’invite à ce combat grisant, io ! io ! Péan !

 

 

 

 

La jalousie de Déjanire

 (vers 540 - 586)

 

 

Quoi ! être deux au fond du même lit, et attendre

La venue de l'époux ? C'est ainsi qu'Héraklès,

Modèle tant vanté, paie mon honnêteté,

Moi qui ai si longtemps pris soin de son foyer ?

Soyons compréhensive : il est frappé d'un mal

Qu'il ne peut maîtriser... Malgré tout, partager

Le logis avec cette mijaurée, voyons !

C'est trop pour une femme ! En outre, je découvre

Une fraîche personne éclose avec splendeur,

Alors que moi... je fane. Évidemment, un homme

N'a d'yeux que pour la fleur, et s'écarte de l'autre.

Bref je suis ulcérée car Héraklès n'a plus

D'époux que le seul titre : il préfère de loin

Fréquenter la jeunette. Allons donc ! s'énerver

N'est pas digne d'une femme un peu clairvoyante.

J'ai trouvé, mes amies, une solution,

Et je vais vous la dire. En un coffre de bronze,

J'ai gardé un présent du Centaure Nessos.

Petite fille encore, alors qu'il expirait,

Ce monstre tout poilu du poitrail m'en fit don,

Quand il saignait à mort. Ce Nessos, moyennant

Un salaire faisait traverser l'Évenos

Aux flots profonds. Jamais il ne s'aidait de rames,

Ni de voiles ; non, non, il portait sur ses bras

Les passagers ! Le jour du voyage de noces

Avec mon Héraklès, le mari désigné

Par mon père, c'est lui-même qui me porta.

Or voilà que ce porc s'en prend à ma vertu !

Bien entendu, je crie : bientôt, le fils de Zeus,

Le voyant, lui décoche une flèche rapide

Qui s'enfonce en son sein et lui troue le poumon.

Moribond, le centaure eut le temps de me dire :

« Fille du vieil Œnée, mon ultime cliente,

Considère le bon côté de l'aventure.

Prends le sang de ma plaie dès qu'il sera séché,

Le sang près de la flèche imprégnée du venin

De l'hydre monstrueux, créature de Lerne ;

Et alors, tu auras un onguent efficace

Qui touchera le cœur d'Héraklès, à tel point

Qu'il ne regardera plus les femmes, sauf

Toi ! » Depuis qu'il est mort, mes amies, je conserve

Chez moi ce cadeau, et je l'ai mis sous clé.

En suivant à la lettre ses instructions,

J'ai enduit de ce sang la tunique. C'est fait !

Non, jamais je n'aurai de visées criminelles ;

Non, jamais mon esprit ne doit être obscurci ;

Et je n'ai que dégoût pour les femmes perfides.

Pourvu que cet onguent subjugue mon époux,

Que je puisse éclipser cette espèce de fille !

Pourvu que je triomphe ! En tout cas, c'est mon but.

 

 

 

Les souffrances d'Héraklès

(1046 - 1111)

 

 

Mon enfant, où es-tu ? Soulève-moi, ô dieu !

Ce mal insoutenable, il se rue sur mon corps !

Ah ! ce mal qui m'occit, ce mal qui m’exaspère !

Athéna ! Athéna ! Ma souffrance prospère.

Ô mon fils, aie pitié de moi. Sors ton épée,

N'aie pas peur, va, et frappe-moi dessous l'épaule,

Guéris ce mal voulu par une mère infâme,

Qui devrait comme moi mourir désespérée !

Frère de Zeus, maître des Enfers, endors-moi,

Endors ce que j'endure ! Arrête mes douleurs,

Je veux que le trépas m’engloutisse sur l’heure...

Que de douleurs supportées par mes reins, mes bras !

Jamais Héra, ni même l’affreux Eurysthée

Ne m’en ont infligé d'aussi épouvantables,

À cause d’un tissu que, dans sa perfidie,

La fille d’Œné a glissé sur mes épaules,

Un vêtement de mort, œuvre de l’Érinye.

Appliqué à mes flancs, il consume mes chairs ;

De mes pauvres poumons il ronge les artères.

Il a bu mon sang frais, et mon corps tout entier

S’effondre vaincu par une secrète emprise.

Ni les sombres épées, ni l’armée des géants

Engendrée par Gaia, ni les monstres puissants,

Ni la Grèce, ni même un pays étranger,

Ni aucun des endroits que ma main a purgés

De ses fléaux ne m’ont donné tant de tourments.

Une femme a suffi pour m’abattre crûment,

Sans jamais se munir du moindre objet tranchant.

Ô mon fils, prouve-moi que tu es de mon sang,

De mon sang seulement. Oui, mon enfant, maudis

Le vain nom de ta mère et va dans son logis,

Prends-la, livre-la moi, mets-la entre mes bras.

Alors, devant son corps consumé de douleurs,

Ô juste châtiment, je saurai qui tu aimes.

N’hésite pas, plains-moi, enfant, je le mérite.

Regarde mes sanglots : on dirait une fille !

Ah ! qui donc autrefois fut témoin de mes pleurs ?

Toujours dans mes malheurs, j’endurai les douleurs.

Oui, je souffre tant que j'en deviens une femme.

Approche-toi de moi, examine mon mal :

Je vais te le montrer en enlevant ces voiles.

Tenez ! Regardez tous ce grand corps misérable,

Contemplez mon malheur, mon état lamentable !

Ah ! je sens qu’un spasme mortel vient me brûler.

Ce mal qui me ronge ne m'offre aucun répit.

Hadès, accueille-moi, et toi Zeus, ô mon père,

Fais tomber sur mon corps le fulgurant éclair !

Le mal revient sur moi, toujours renouvelé.

Ô mes mains, mes reins, ma poitrine, et puis ces bras,

Est-ce vous qui, jadis, avez pu maîtriser

Le lion de Némée, la terreur des bouviers,

L’Hydre de Lerne et ces effrayants cavaliers,

Ces êtres monstrueux, le fauve d’Érymanthe,

Et le chien des enfers hérissé de trois têtes,

Le dragon qui gardait les belles pommes d’or

Aux frontières du monde. Oui, personne n’a pu

Me   vaincre. Mais voyez ce corps tout en lambeaux !

Je suis défiguré par l’aveugle fléau.

Mais sachez-le : bien qu’anéanti, je saurai

Briser la responsable : oui, je la mâterai !

Qu'elle vienne en ces lieux, et je lui apprendrai

À proclamer partout que, mort ou bien en vie,

Héraklès a toujours châtié les impies.

 

 

 

Œdipe-ROI

 

(425)

  

 

À Thèbes, devant le palais royal

 

 

Prologue : le prêtre de Zeus avec des suppliants implore Œdipe d'aider Thèbes en proie à une pestilence. Créon revient de Delphes où Apollon exige le châtiment du meurtrier de l'ancien roi Laïos.

Parados : lamentations du Chœur de vieillards sur la cité. Ils demandent la protection des dieux.

Épisode 1 : malédiction du meurtrier de Laïos par Œdipe. Arrivée du devin Tirésias. Il refuse de parler. Mais forcé par Œdipe, il divulgue la terrible vérité.

Stasimon 1 : le Chœur annonce le châtiment du coupable.

Épisode 2 : Œdipe accuse Créon de comploter avec l'aide de Tirésias. Jocaste raconte à Œdipe le meurtre de Laïos : trouble d'Œdipe qui raconte sa propre aventure. Jocaste le rassure. Laïos est mort frappé par des brigands. On amène le témoin de cette affaire.

Stasimon 2 : condamnation de la démesure.

Épisode 3 : un messager venant de Corinthe annonce la mort du roi Polybe qu'Œdipe croyait être son père. Il lui raconte ce qui lui est arrivé vraiment, son arrivée à Corinthe et le fait qu'il a été confié au roi par un berger thébain. Jocaste qui a compris rentre dans son palais.

Stasimon 2 : chœur sur l'origine divine d'Œdipe.

Épisode 4 : arrivée d'un vieux serviteur témoin du meurtre de Laïos qui est aussi le berger dont parlait le messager. Œdipe apprend qui il est.

Stasimon 4 : lamentation sur la fragilité du bonheur humain.

Exodos : récit du suicide de Jocaste et mutilation d'Œdipe. Réflexion d'Œdipe sur son destin. Il exige ensuite qu'on l'exile. Créon amène ses filles et le convainc de rester.

 

 

 

 

 

 

La Justice

(vers 863- 875 et 884 - 894)

 

 

Ah ! puissé-je n’avoir qu’une âme d'ingénu !

Puissé-je ne parler et n’agir qu’en vertu

Des lois issues du Ciel, ces lois des Olympiens

Qui ne sont pas le fait de quelque esprit humain,

Qui ne terniront pas, car un dieu les inspire,

Oui, un dieu qui détient le juvénile empire.

L’orgueil fait le tyran, l’orgueil qui est issu

De l’imprudence atteint les cimes les plus hautes

Pour mieux se retrouver ensuite dans le gouffre...

...Celui qui vise haut par le glaive ou la voix,

Qui se rit des autels, qui ne craint pas les lois,

Celui-là connaîtra le pire désarroi !

 

 

 

 

 

Coup du sort

(vers 1186 - 1211)

 

 

Ô mortels, votre vie n’est rien et je vous dis :

Quel est l’homme qui, jouissant d'une fortune

Si éclatante au point de se croire tranquille,

Soudain tombe de haut ? Voyez le cas fameux

D'un fléau envoyé aux mortels par les dieux,

Œdipe, un pauvre homme ravagé de souffrances.

C'est pourquoi, d'un humain je n’évoquerai plus

L'heureuse destinée. Au soleil du zénith

Cet homme avait lancé  le trait : bonheur parfait !

Tueur  du  Sphinx, sombre  pourvoyeur d’énigmes ;

Contre la mort il se dressait puissant et digne.

Mon roi je t’appelais, et tu régnais sur Thèbes,

Souverain vénéré à l’immense pouvoir.

Dis-moi, quel désespoir est comparable au tien ?

Jamais un tel malheur ne changea le destin.

Œdipe, comment se peut-il qu'un même lit

Ait protégé le fils, puis subi le mari ?

Comment le sillon, que ton père fit fécond,

A-t-il pu si longtemps subir cette infamie ?

 

 

  

 

Suicide et mutilation

(vers 1237 - 1284)

 

 

Jocaste s’est tuée. De ce qui s’est passé,

Le plus terrifiant nous sera épargné :

Vous ne l’avez point vu. De mémoire, je vais

Te raconter ce que fut son lot de souffrances.

À peine avait-elle traversé le couloir

Que, prise de furie, elle entra dans sa chambre

Ne cessant d’arracher ses cheveux par poignées.

En refermant la porte, on la voit s’écrier :

« Laïos », son pauvre époux mort depuis si longtemps,

Se plaignant sur le lit où elle avait donné

Le jour à un futur mari, où des enfants

Sont nés de son enfant ! Sinistre descendance !

Quant à sa mort enfin, j’avoue mon ignorance.

Œdipe, à ce moment, vient se précipiter,

Hurlant, nous empêchant à sa fin d’assister.

Il se met à courir et nous supplie bientôt

De lui fournir une arme ; il demande où trouver

Sa femme, qui ne l’est point, mais qui fut un champ

Où il fut engendré, lui et ses propres enfants.

Et c’est alors qu’un dieu dirige ses fureurs,

Car nul de tous ceux qui l’entouraient n’intervient.

En des cris effrayants, comme si une main

Secrète le guidait,  il se rue dans la chambre :

Or sa femme est pendue ! Elle est là devant nous,

Étranglée par un nœud. Dans des rugissements

Sans nom, le malheureux la détache, et le corps

S’affaisse sur le sol, terrifiante scène !

Ensuite, il met la main sur les agrafes d’or

Qui servaient à draper la robe de la reine,

Et se met à percer le fond de ses prunelles.

« Ces yeux ne verront plus ma misère, ni celle

Que j’ai causée, la nuit leur interdit de voir

Ceux que je n’aurais jamais dû voir, ni ceux

Que, malgré tout, j’aurais tant voulu reconnaître. »

Et tout en se plaignant, il se perce les yeux :

Le sang qui en jaillit recouvre son menton ;

Non, ce n’était pas un rouge suintement

Mais un déluge de caillots sanguinolents.

Le malheur a frappé, non le malheur d’un seul,

Mais le malheur commun d’un homme et d’une femme.

Leur bonheur de jadis était vrai, je le clame !

Aujourd’hui sanglots, honte et spirale mortelle !

Des maux qui ont un  nom, nul ne manque à l’appel !

 

 

 

 

Les plaintes d’Œdipe

(vers 1297 - 1366)

 

 

Coryphée

C’est une passion terrible que je vois

Sur mon chemin. Quelle est cette démence extrême

Qui s’empara de toi ? Quel est le dieu enfin

Qui te piétine par son cortège de malheurs ?

Je ne puis te fixer plus longtemps : je frémis

Rien qu’en te regardant ! Mais je veux te parler.

 

Œdipe

Hélas ! vers quel sentier dois-je poser mes pas ?

Et puis, vers quel sommet dois-je placer ma voix ?

Ma vie, dans quel abîme as-tu sombré, hélas ?

 

Choryphée

Devant un tel fardeau, devant ces doubles maux,

Par deux fois, je comprends, tu hurles ta misère.

 

Œdipe

C’est toi, ô compagnon, fidèle en amitié ;

Tu demeures loyal malgré ma cécité.

Malgré la nuit, je sais qui tu es par ta voix.

 

Coryphée

Tu as crevé tes yeux ! Sur quel ordre divin

As-tu commis sur toi un semblable dessein ?

 

Œdipe

C’est Apollon, amis, le véritable auteur

De ce supplice affreux dont j’endure le mal.

Mais c’est ma seule main, celle d’un malheureux,

Qui détruisit mes yeux. Car à quoi sert la vue,

Sinon à contempler des choses sans vertu.

 

Chœur

C'est vrai ?

 

Œdipe

                  Que puis-je voir, aimer ou aborder ?

Qui donc écouter avec satisfaction,

Ô mes amis ? C’est pourquoi, chassez-moi, je suis

Le maudit des maudits, celui que les dieux voient

Comme leur ennemi. S’il est un grand malheur,

C'est celui dont Œdipe supporte le poids.

 

 

 

 

ÉLECTRE

 

(415)

 

 

 

Prologue : Oreste et son Précepteur. On annonce les ordres de vengeance d'Apollon. Oreste doit se faire passer pour mort. Plaintes d'Électre.

Parodos : le chœur des femmes reproche à Électre ses plaintes incessantes.

Épisode 1 : Électre confie aux Mycéniennes ses souffrances. Chrysothémis, sa sœur, apporte des offrandes au tombeau de son père. Électre espère le retour d'Oreste.

Stasimon 1 : le chœur croit à l'accomplissement de la Justice.

Épisode 2 : affrontement Électre-Clytemnestre. Scène du message : le Précepteur annonce la mort d'Oreste. Électre est désespérée.

Stasimon 2 : éloge d'Électre.

Épisode 3 : Chrysothémis découvre des preuves sur l'existence d'Oreste. Électre lui prouve le contraire.

Stasimon 3 : le vengeur arrive.

Exodos : plaintes d'Électre devant l'urne cinéraire d'Oreste. Reconnaissance du frère et de la sœur. Meurtre de Clytemnestre. Chœur, Oreste, Électre. Arrivée d'Égisthe qui va être assassiné. .

 

 

 

 

 

 

Une femme inconsolable

(vers 126 - 253)

 

 

Électre

Ô

Ô Lumière sacrée,

Toi, air embrassant la terre

Tant de fois vous avez entendu mes cris,

Vous m'avez vue frapper

Ma poitrine sanglante,

À l'heure où s'esquive la ténébreuse nuit.

Quant à mes longues insomnies,

Ma couche seule les connaît,

Elle, ma confidente en ce palais atroce,

Oui, cette couche qui voit aussi tous les sanglots

Que je verse sur mon malheureux père,

Lui que la Mort, quand il combattait les Barbares,

N'a jamais ensanglanté ;

Non, c'est ma mère et son favori, Égisthe,

Qui, d'un coup de hache, ont  fracassé son crâne,

Pareil à des bûcherons abattant un chêne.

Dire que nul au monde, si ce n'est moi-même,

Ne crie sa rage d'un trépas si infâme et si injuste.

Moi, je ne cesserai pas

De pleurer, de gémir dans des cris affreux,

Tant que je verrai luire l'éclat des astres

Et les flèches du jour.

Comme le rossignol devant son nid détruit,

Je gémirai sans cesse d'une voix retentissante

Au seuil du palais paternel.

Ô maison d'Hadès et de Perséphone,

Ô Hermès souterrain, Ô Malédiction,

Et vous, Érinyes, effrayantes filles des dieux,

Dont la prunelle épie les crimes monstrueux,

Les actes vils commis au sein des foyers,

Venez, assistez-moi, et vengez

Le meurtre de mon père,

Ramenez-moi mon frère.

Ma souffrance est si pesante

Que moi seule, je ne suis qu'impuissance...

 

Chœur

Ô enfant, ô Électre,

Toi qui fus engendrée par une mère infâme,

Pourquoi, d'une voix inlassable,

Par des sanglots à n'en plus finir,

Parler du piège impie

Où fut abattu perfidement Agamemnon,

Cette lâcheté. Ah ! que périsse le criminel,

Si mon propos n'est point sacrilège.

 

Électre

Filles de noble race,

Vous venez consoler ma peine,

Je le sais, je le devine.

Mais je ne faillirai pas,

Car je me dois de pleurer sur mon pauvre père.

Ô vous, tendres amies,

Vous qui m'êtes si dévouées,

Laissez-moi à ma folie,

Je vous en supplie !

 

Chœur

Jamais du fond du marais infernal,

Où tous nous pénétrerons,

Tes prières et tes cris

Ne rendront la vie à ton père !

À te laisser miner par un deuil sacrilège,

En des plaintes sempiternelles,

N'attends pas la fin de tes maux.

Mais pourquoi donc te complais-tu dans la douleur ?

 

Électre

Il faut être léger pour livrer à l'oubli

Des parents qu'un drame atroce vous a ravis.

Mon cœur s'accommode si bien

De la complainte désespérée, « Itys, Itys »,

De l'oiseau triste, messager de Zeus.

Ô reine inconsolée,

Niobé, je te loue comme une déesse,

Toi qui, ensevelie sous un habit de pierre,

Te désoles sans cesse.

 

Chœur

Ma fille, tu n'es pas seule en ce monde

À éprouver les affres du chagrin.

Et tu te laisses trop ravager par lui.

Regarde ceux de ton lignage et de ton sang,

Vois Chrysothémis,

Vois Iphianassa : elles savent vivre, elles !

Pense aussi à lui,

À cet être point mortifié, jeune et heureux,

Et qui de Mycènes la glorieuse

Sera l'hôte bienvenu,

Dès que Zeus, dans sa grande mansuétude,

Permettra son retour,

Oreste.

 

Électre

Je vis dans son attente, malheureuse,

Sans époux, sans enfant !

Je suis engloutie par les larmes,

Harcelée par le cortège incessant des tourments.

Et lui, ne sait plus tout ce que j'ai fait pour lui.

Ce que j'apprends à son sujet n'est qu'insignifiance.

Il « voudrait », tel est son vœu,

Mais il ne vient pas...

 

Chœur

Courage, mon enfant, courage !

Dans le ciel trône le grand Zeus :

Il voit tout et régit tout.

Adresse-lui ta rancune implacable,

Et ne poursuis pas ainsi

Tes ennemis d'une haine tenace,

Même s'il ne faut rien oublier.

Vois-tu, le temps est un dieu compatissant...

Après tout, celui qui habite là-bas,

Aux rives de Crisa, ces riches pâturages,

Le fils d'Agamemnon,

Est loin sans doute d'abdiquer sa mission,

Tout comme le dieu qui règne

Sur le triste Achéron.

 

Électre

Hélas ! j'ai espéré en vain

Et j'ai vu se dérober

Mes jours les plus charmants.

Et je me ronge ici, orpheline,

Sans un parent se dressant pour défendre ma cause.

Voyez : je fais la servante au palais de mes pères,

Allant autour des tables

Perpétuellement vides.

 

Chœur

Ah ! ce cri effroyable à l'heure du retour,

Ce cri qui retentit du lit de ton père,

Lorsque, soudain, la hache au tranchant de bronze

S'abattit de plein fouet sur son front !

La Trahison trama, l'Amour exécuta :

Oui, tous deux ont engendré

Cet acte monstrueux, et qu'importe que le bras armé

Ait été le ciel ou un mortel !

 

Électre

Ah ! ce jour-là fut le plus pernicieux

Qu'il me fut donné de voir resplendir.

Cette nuit... horreur indicible

De ce banquet affreux,

Lorsque mon père fut supplicié,

Ô infamie ! par les mains

De ces deux mécréants, eux qui, dans le même temps,

M'ont anéantie !

Puisse le dieu omnipotent de l'Olympe

Leur prodiguer de semblables tourments !

Que jamais ils ne puissent goûter la moindre joie

Après avoir perpétré une telle abomination.

 

Chœur

Reprends-toi, cesse tes alarmes !

Ne vois-tu pas sur quelle voie

Tu dérives en te livrant au vertige

De ce deuil effroyable ?

Tu ne fais qu'aggraver tes maux

En faisant naître par ton humeur sombre

Des heurts sans fin. Et contre les puissants,

Tout affront est voué à l'échec.

 

Électre

Cette horreur, oui, cette horreur m'y contraint.

Je le sais, la violence est en moi,

Mais face à tant d'atrocités,

Tant que je vivrai,

Je n'apaiserai point mes plaintes irraisonnées.

Ô filles aimées, qui va croire

- À moins qu'il ne soit fou - que je sois disposée

À me laisser enfin consoler ?

Non, fi de vos bienveillants conseils !

Mon malheur est incurable,

La chose est entendue,

Et mon chagrin est intarissable.

 

 

 

 

 

Les raisons de Clytemnestre

(vers 516 - 551)

 

 

Tiens, tu t'es échappée ! Toujours à tournoyer !

C'est vrai qu'Égisthe n'est pas là : ah ! lui, au moins,

Il savait t'empêcher d'insulter tes parents.

Lui absent, je suis le moindre de tes soucis.

Pourtant tu n'as cessé de crier à la foule

Que j'étais brutale, un monstre de tyrannie,

Qui jetait son venin sur toi et tes amis.

C'est faux ! Je ne t'outrage point. Si je te parle

Avec rudesse, c'est parce que je t'entends

Toi même vociférer contre ma personne.

Toujours à parler de ton père, à répéter

Que je l'ai égorgé ! Bien sûr, je l'ai tué,

Je l'avoue sans détour. En fait, c'est la Justice

Qui l'a vaincu, plutôt que moi, et tu devrais

Plier devant elle si tu étais sensée.

Ce père dont la mort te rend inconsolable,

C'est lui qui, de tous les Grecs, eut l'outrecuidance

D'immoler aux dieux ta propre sœur ! Ah ! lui,

Il n'a pas eu grand mal à la semer en moi,

Moi, qui ai tant souffert pour lui donner naissance.

Rappelle-moi ! Pour qui l'a-t-il sacrifiée ?

Tu me diras : pour les Argiens ? Bon, et alors ?

Ils n'avaient pas le droit d'égorger mon enfant.

Il me l'a tuée pour sauver son Ménélas

De frère. Pour cela, il l'a payé très cher !

Ce Ménélas n'avait-il pas deux rejetons ?

Ne pouvait-il pas les immoler à la place

De ma fille : en effet, leur père - leur mère aussi -

N'ont-il pas provoqué cette expédition ?

Hadès aurait-il eu l'irrépressible envie

De faire grand régal de ma progéniture

Plutôt que de la sienne ? Ou ce père odieux

N'avait-il que mépris pour ceux nés de son sang,

Leur préférant de loin les enfants de son frère ?

Pour un père, quelle perversion absolue !

Tel est mon avis, tant pis si ce n'est le tien !

Notre pauvre morte aurait eu les mêmes mots

Que moi, si elle pouvait s'exprimer encore.

Je ne me repens pas de ce que j'ai commis.

Tu crois que je suis un être dénaturé ?

Aiguise ton bon sens avant de critiquer.

 

 

 

Devant les cendres d'Oreste

(vers 1126 - 1170)

 

 

Relique de celui qui fut si cher aux hommes,

Reste du souffle de vie d'Oreste : Ah ! espoirs

Fracassés ! Quel gouffre entre celui qui partit

Grâce à moi, et celui que j'accueille aujourd'hui !

Désormais tu n'es plus que néant dans mes mains.

Ah ! ton avenir était si prometteur

Quand tu quittas ces lieux. Oui, j'aurais dû mourir

Avant de t'envoyer de par ma volonté

En terre étrangère afin de te préserver

Du meurtre. Bien sûr, on t'aurait assassiné

Comme ton père, mais au moins reposerais-tu

Auprès de lui, dans son tombeau. Car aujourd'hui,

Tu es mort atrocement, loin de ta patrie,

En exil, loin de moi. Quelle infinie tristesse

Que mes mains si tendres n'aient point lavé ton corps,

Et ne l'aient point paré. Je n'ai pas recueilli

Tes restes consumés par un feu frénétique :

Ce sont des mains étrangères qui t'ont soigné ;

Et ce qui nous revient n'est qu'une pauvre cendre

Au fond d'un petit vase, ô malheureux enfant !

Quelle misère ! Vaine fut la douce ardeur

Avec laquelle je t'ai couvé autrefois.

En ce temps, c'était moi qui t'aimais, pas ta mère !

Tu n'étais point dans les bras de quelques nourrices,

Mais dans les miens. Souvent tu aimais m'appeler

« Sœurette ». Et maintenant, dans l'espace d'un jour,

Tu t'es évanoui pour rejoindre la mort.

Avec toi, tout s'est envolé dans un grand vent :

Notre père a péri, moi, je suis presque morte,

Toi, la mort t'a saisi... Nos ennemis jubilent.

Notre mère ne peut plus contenir sa joie,

Cette mère dont tu m'as dit secrètement

Que tu envisageais bientôt le châtiment.

Mais de cela, le sort qui nous est si funeste

Nous en a frustrés : aussi, à la place

D'un visage chéri, on m'offre un peu de cendre,

Une ombre de toi-même. Hélas ! Hélas ! Pauvre corps !

C'est affreux ! Quel retour abominable ! Hélas !

Frère aimé, tu me tues ! Allons ! accueille-moi

Dans ton séjour obscur, je veux qu'à ton néant

Réponde mon néant, afin que dans l'Hadès

Je sois auprès de toi. Quand tu étais en vie,

Tout nous était commun : or j'aspire à la mort,

À ne plus être loin de toi dans le tombeau :

Après tout, les défunts ne souffrent plus chez eux.

 

 

 

 

 

PhiloctÈte

 

(409)

 

 

Dans l'île de Lemnos, devant une grotte

 

 

Prologue : Ulysse charge le jeune Néoptolème, fils d'Achille, d'aller chercher l'arc de Philoctète, présent d'Héraklès : en effet, sans cette arme, Troie ne pourra être vaincue.

Parodos : les marins du vaisseau de Néoptolème regardent avec émotion la grotte où vit reclus Philoctète.

Épisode 1 : Philoctète prend plaisir à raconter sa vie à ses visiteurs. Néoptolème utilise la ruse, comme on lui a prescrit, et prétend haïr Ulysse, comme lui. Il lui dit qu'il veut rentrer dans sa patrie. Philoctète veut alors l'accompagner. Un faux marchand survient - en fait, c'est un complice d'Ulysse - et lui raconte qu'un navire grec recherche ardemment Néoptolème, et qu'Ulysse est résolu à ramener Philoctète à Troie, car sa présence y est indispensable selon les devins.

Stasimon 1 : lamentations sur les tourments physiques de Philoctète.

Épisode 2 : Philoctète donne l'arc à Néoptolème. Un mal terrible, dû à une ancienne piqûre de serpent,  l'assaillit bientôt. Il s'endort peu à peu.

Stasimon 2 : invocation au sommeil guérisseur. Les marins veulent partir très vite avec l'arc.

Épisode 3 : Néoptolème avoue la vérité à Philoctète. Arrivée d'Ulysse. Brutalement, il force Néoptolème à partir avec l'arc.

Kommos : Philoctète plaint son infortune, lui qui a perdu son arc, objet sans lequel il ne peut survivre. Les marins tentent de le convaincre d'aller à Troie, mais il refuse.

Épisode 4 : Néoptolème et Ulysse s'opposent violemment. Le garçon, touché par les malheur de Philoctète rend son arc à ce dernier, et essaie, lui aussi, de le persuader de rejoindre Troie.

Exodos : arrivée inopinée d'Héraklès, qui, lui, réussit à convaincre Philoctète de l'accompagner à Troie, où la guérison de ses maux l'attend.

 

 

 

 

 

 

Un malade incurable

(vers 730 - 773)

 

 

Néoptolème

Avance, s'il te plaît ! Mais qu'y-a-t-il ? Pourquoi

Ne dis-tu rien ? Pourquoi es-tu comme figé ?

 

Philoctète

Aïe ! aïe !

 

Néoptolème

                Qu'as-tu ?

 

Philoctète

                                   Rien de grave, petit, marchons.

 

Néoptolème

Serais-tu de nouveau attaqué par ce mal ?

 

Phioloctète

Non, non, te dis-je ! Ah ! cela va mieux. Oh, dieux !

 

Néoptolème

Pourquoi invoques-tu les dieux par un tel cri ?

 

Philoctète

Je voudrais tant qu'ils me soient bienveillants. Aïe ! aïe !

 

Néoptolème

Qu'as-tu ? Réponds-moi au lieu de rester muet !

Je vois bien que tu es la proie d'un mal étrange.

 

Philoctète

C'en est fini de moi, mon enfant ! Je ne peux plus

Cacher cette souffrance, autant d'affreux poignards

Qui me frappent de partout ! Ah ! ah ! c'est atroce !

Je suis perdu, mon enfant, percé de partout !

Par pitié, si tu as une épée, frappe vite,

Tranche-moi ce pied ! Et puis tant pis si je meurs !

 

Néoptolème

Mais quel malheur soudain te fait gémir ainsi ?

 

Philoctète

Tu le sais, mon garçon !

 

Néoptolème

                                       Explique-moi, veux-tu ?

 

Philoctète

Mais tu le sais...

 

Néoptolème

                            Mais non, je t'assure que non.

 

Philoctète

Comment se fait-il que tu ne saches rien ? Ah !

 

Néoptolème

Tes souffrances ont l'air d'empirer ! C'est affreux !

 

Philoctète

Oui, c'est affreux ! C'est indicible ! Ah ! par pitié...

 

Néoptolème

Que faire ?

 

Philoctète

                    N'aie crainte ! Ne m'abandonne pas !

Ce mal féroce me visite par moment,

Sans doute fatigué d'avoir couru ailleurs.

 

Néoptolème

Quel malheureux tu es ! Malheureux, c'est le mot !

Nul plus que toi ne peut souffrir  un tel martyre.

Veux tu que je te prenne et que je te soutienne ?

 

Philoctète

Non, pas cela ! Non, prends cet arc que tu voulais

Avec force tout à l'heure, et veille sur lui

Scrupuleusement, tant que durera ma crise.

Lorsque le mal s'apaise, alors le sommeil vient,

Et il faut me laisser dormir tranquillement.

Si les gens que tu sais surgissent entre-temps,

Surtout, au nom des dieux - et là je t'en conjure -,

Ne leur donne pas cet arc, même sous la force !

Car sinon notre mort deviendrait imminente.

 

 

 

au Sommeil

(vers 827 - 838)

 

Ô doux Sommeil, ignorant la douleur,

Ô Sommeil, verse sur nous ton souffle embaumé,

Seigneur, délice paisible de nos jours.

Maintiens dans ses yeux endormis

Cette candeur qui maintenant l'étreint.

Je t'invoque, ô suprême guérisseur !

Toi, mon enfant, pense à ton affaire :

Dois-tu t'arrêter ? Ou poursuivre ton dessein ?

Ne le vois-tu pas dormir ?

N'est-il pas temps d'agir ?

L'occasion, dont le conseil est absolu,

Penche toujours en faveur du triomphe.

 

 

 

 

Déçu et désespéré !

(vers 927 - 962)

 

Ah ! fléau pire que le feu, tu es un monstre !

Hideux modèle de perfidie, qu'as-tu fait ?

Tu m'as trompé ! Dire que tu oses encore

Me regarder en face, oui, toi, ô misérable

À qui je me fiais, toi que je suppliais.

En me volant mon arc, tu m'as ôté la vie.

Rends-le-moi, mon enfant, je t'en prie, rends-le-moi !

Par les dieux paternels, ne brise pas ma vie.

Horreur ! Il ne dit rien... Il ne le rendra pas !

Oui, il suffit de voir son regard qui me fuit.

Rivages, promontoires, fauves des montagnes,

Rochers abrupts, vous qui êtes mes seuls amis,

Ô mes seuls confidents, vous qui savez mes peines,

Contemplez tout le mal fait par ce fils d'Achille.

Ah ! il me jurait bien qu'il me ramènerait

Dans mon pays, et voilà qu'il veut que j'aille à Troie !

Dire qu'il m'a tendu sa main droite en jurant.

Maintenant, voyez-le qui serre avec vigueur

L'arc sacré d'Héraklès, le rejeton de Zeus,

Voyez comme il fanfaronne devant les Grecs !

Moi, il m'a eu comme s'il eût désarçonné

Un homme vigoureux, alors qu'il n'a vaincu

Qu'un mort, qu'une fumée, qu'un misérable spectre !

C'est sûr, il n'aurait jamais pu me capturer

Si j'avais été fort, et même dans l'état

Lamentable où je suis, me vaincre eût été vain.

Aussi a-t-il rusé. J'ai été piégé,

Pauvre que je suis ! Que faire ? Allons, rends-moi

Mon arc, et redeviens ce que tu es vraiment !

Mais toujours ce silence... Ah ! je suis bien perdu !

Ô béance de ce rocher, je te reviens,

Dépouillé, indigent, désireux d'en finir

Seul au fond de ton gîte. Il n'est plus question

D'abattre ni l'oiseau en plein vol, ni le fauve.

Non, c'est moi désormais qui serai le gibier

Pour ceux que je chassais. Oui, je serai la proie

De mes anciennes proies, quelle misère en effet !

Et la faute à qui ? À ce ribaud, qui feignait

D'être noble et sans tache ! Ah ! crève sur-le champ !

Ou plutôt non... j'attends de toi des sentiments

Plus dignes. Si tu ne les as, meurs sans délai !

 

 

 

 

Œdipe A COLONE

 

(405)

 

 

À Colone

 

 

Prologue : Œdipe aveugle, vêtu de haillons, guidé par Antigone, demande où il se trouve. Un Coloniate veut le faire sortir d’un bois sacré. Œdipe veut voir le roi Thésée. Sachant son destin accompli, il s’adresse aux déesses.

Parados : les vieillards veulent chasser l’étranger. puis un kommos. Œdipe sort du bois et révèle son identité. On veut le chasser mais Antigone intervient.

Épisode 1 : Œdipe dit son histoire et demande hospitalité. Ismène annonce que les Thébains veulent Œdipe. Œdipe maudit ses fils qui l’ont chassé. Le Chœur lui dit comment apaiser les déesses. Kommos où le Chœur sa fait raconter les crimes d’Œdipe. Thésée arrive et accorde sa protection.

Stasimon 1 : éloge de Colone

Épisode 2 : Créon arrive. Œdipe refuse de le suivre. Kommos. Annonce de la capture d’Ismène. Prise d’Antigone. Thésée alerté poursuit les Thébains. Œdipe expose encore son innocence.

Stasimon 2 : exposé par le Chœur de la victoire des Athéniens.

Épisode 3 : Thésée revient avec les deux filles. Joie d’Œdipe. Thésée lui demande d'écouter son fils prisonnier, Polynice.

Stasimon 3 : lamentations sur la vieillesse.

Épisode 4 : Polynice se justifie mais Œdipe le maudit. Les Dieux soudain l’appellent. Œdipe demande à Thésée de ne pas révéler le lieu de sa mort et promet la bénédiction d’Athènes.

Stasimon 4 : prière à Hadès pour accueillir Œdipe.

Exodos : récit de la disparition d’Œdipe. Chant de deuil. Protection accordée à Ismène et Antigone.

 

 

 

 

 

 

Les lois de l’hospitalité

(vers 260 - 291)

 

 

Ne dit-on pas qu’Athènes est la seule cité

Qui accorde un asile à tout persécuté ?

Tout cela ne serait que fables ? Vanité ?

Mais où sont vos vertus, ô vous qui m'expulsez

À cause de mon nom ? Je ne vous parlerai

Ni de mes actions, ni de mon apparence.

Pourtant si vous considériez ces actions,

Vous m’en verriez victime et non pas responsable.

Dans ce qui vous inspire et dégoût et horreur

Mes parents ont leur part. Serais-je criminel ?

On m'a porté des coups et n'ai fait que répondre.

Et même ayant compris tout ce que je faisais,

Il serait faux de voir en moi un criminel.

Si j'ai dû me résoudre à cette extrémité,

C'est parce que tous ont prémédité ma mort.

Donc, j'ai le droit de supplier au nom des Dieux

Et de leurs Lois. Vous allez contre leurs désirs

En refusant de m'offrir l'hospitalité.

Les Divinités voient les bons et les mauvais.

L'impie ne peut jamais éviter leur vengeance.

Athènes ne doit pas céder à l’impiété.

Aidez ce suppliant qui vous faisait confiance ;

Défendez-le, respectez ce pauvre visage.

Je suis à vous sacré ; rien en moi n'est impur.

La Grâce me soutient. Aussi ne manquez pas

                    À votre loyauté !

 

 

 

 

Les aveux d’Œdipe

(vers 510 - 550)

 

 

Chœur

Je sais qu’il est cruel de réveiller un mal

Si longtemps en éveil, mais je voudrais savoir...

 

Œdipe

Quoi donc ?

 

Chœur

                    Quelle est donc la liste de tes souffrances,

Oui, de tous ces malheurs qui altèrent ta vie !

 

Œdipe

Non, je t'en prie, au nom de l’hospitalité,

Tu m'obliges à ouvrir une plaie honteuse.

 

Chœur

Sur toi il court des rumeurs, mais la vérité ?

 

Œdipe

Ô mes malheurs !

 

Chœur

                             Daigne répondre à mon attente.

Ne t'ai-je pas dit des paroles bienveillantes ?

 

Œdipe

J’ai commis des crimes, je le répète au ciel.

Mais ces crimes ne furent jamais volontaires.

 

Chœur

Raconte !

 

Œdipe

                Thèbes, ignorant ma triste origine,

Me fit le prisonnier d’un amour interdit.

 

Chœur

Oui, ta mère t’offrit une place en sa couche.

 

Œdipe

C’est la mort que j’entends, les deux filles encore...

 

Chœur

Comment donc ! Parle-nous avec plus de clarté !

 

Œdipe

Mes deux filles... mais aussi mes fils, ces cruels...

Oui, ils sont tous issus du ventre maternel !

 

Chœur

Ainsi, ces filles sont tes filles ainsi que...

 

Œdipe

Mes sœurs !

 

Chœur

                       Hélas !

 

Œdipe

                                    Hélas, le malheur s'acharna...

 

Chœur

Tu as connu...

 

Œdipe

                        Les plus indicibles souffrances,

Et je n’ai rien fait. De Thèbes j'ai reçu

Cet ignoble présent, moi qui l’avais servie !

 

Chœur

Que de douleurs pour toi ! Mais le meurtre, dis-moi...

 

Œdipe

Quoi donc encore ?

 

Chœur

                                Voyons, le meurtre de ton père...

 

Œdipe

Je suis blessé.

 

Chœur

                        Tu l’as tué !

 

Œdipe

                                            En effet, mais...

 

Chœur

Quoi !

 

Œdipe

            Je suis un meurtrier mais sans rien projeter.

Je n’ai pas enfreint la loi ; non, ce que j’ai fait,

                    Je l’ignorais alors.

 

 

 

 

Une belle campagne

(vers 668 - 694 et 709 - 719)

 

 

Étranger, te voici au pays des coursiers,

Dans ce pays charmant, dans Colone splendide

Aimée des rossignols, ces chantres dont la voix

Limpide se module au creux d’une ravine,

Ces habitants d'un lierre aussi noir que le vin,

Cachés sous le feuillage opulent, divine œuvre,

Feuillage protecteur des fruits du grand soleil.

C’est là que Dionysos, le dément, le mystique,

Revient toujours afin de mener le cortège

Des nymphes, ses nourrices. C'est là qu'apparaît

Le sublime narcisse aux grappes éclatantes,

En couronne tressées par le soin de déesses.

Depuis les temps anciens, c’est là que le safran

S'épanouit ; c’est là que coule le Céphise,

Toute tranquillité, dont le cours vagabonde

Et dont les claires eaux vont sillonner la plaine

Avant qu’il ne la féconde ; en ce lieu, Cypris

Conduit son char doré....

                                        ...Louons cette richesse

Accordée par un dieu : les chevaux, les poulains

Et les coursiers des mers, dons de Poséidon !

N'est-ce pas toi qui, le premier, usa du frein

Pour calmer les chevaux ? Et n'est-ce pas à toi

Qu'on doit de contempler la rame rebondir

Sur la vague marine, et de voir les ébats

                Des fraîches Néréides ?

 

 

 

 

Sur la vieillesse

(vers 1211- 1238)

 

 

Celui qui refuse la destinée commune

Et cherche à reculer toujours plus loin sa vie,

Celui-là fait erreur. Il le saura plus tard.

Que donne la vieillesse ? En fait, peu de bonheur

Et beaucoup de chagrin. Lorsque nous franchissons

Les bornes de la raison, nous avons perdu

Le sens de l’agréable. Et le salut d'en bas

Qui prend chacun de nous, c'est la mort qui conclut,

Messagère fatale : elle vient sans les chœurs,

Sans les chants nuptiaux ! Il serait préférable

De n’être jamais né. Mais s’il faut se résoudre

À accepter le jour, essayons d'abréger

Un semblable destin pour rejoindre la nuit.

Une fois la jeunesse et son lot de folies

Disparues, que de tourments, de combats, de rixes,

De factions, d'envie ! Mais la dernière épreuve,

Et de loin la plus vile, est la vieillesse honnie

Où toutes les douleurs viennent faire leur nid.

 

 

 

 

Le vŒu de la mort

(vers 1556 - 1577)

 

 

Déesse invisible, s’il n’est pas sacrilège

De t'invoquer, ô toi, Aidonée, la princesse

Le monde infernal, puisse notre hôte sceller

Son destin sans douleur au séjour de Stygie,

Sur la plage des morts, lui sur qui pèse tant

Les affres du destin. Il est juste qu’un dieu

Soit pour lui favorable. Ô déesses chtoniennes,

Et toi, chien monstrueux, qui couches à l’entrée

D'un lieu si visité, toi qu’on aime dépeindre

Hurlant férocement au parvis des Enfers...

Ô toi, Mort, née de la Terre et du Tartare,

Je t'invoque ! Je veux que ce monstre m'accueille

Sur ton sol ténébreux. Oui, c'est toi que j'appelle,

            Reine du grand sommeil !

 

 

 

 

La mort d’Œdipe

(vers 1588 - 1666)

 

 

Sa mort nous a comblés ! Vous le savez, je crois,

Il nous montrait sa route alors qu’il s’en allait.

Sans guide, il s’éloignait en marchant devant nous.

Quand il fut arrivé près du gouffre fatal

Au long parvis d’airain, il nous le signala.

Il s’arrêta soudain. Au roc de Thoricos,

Où l'on trouve un poirier et un tombeau de pierre,

Il s’assied alors et ôte son vieux manteau.

Il appelle ses filles. Elles puisent de l'eau

Pour les libations. Puis on les voit partir

Fièrement vers la colline de Déméter.

À leur retour, respectueuses des coutumes,

Elles baignent leur père et revêtent son corps

D’une fraîche tunique. Et quand tout fut fini,

Quand rien ne fut omis, des Enfers retentit

Une sombre rumeur. Ismène et Antigone,

Aux genoux de leur père, eurent un cri affreux,

Mais lui les consola, les pressa sur son cœur.

« Voici l’instant fatal, mes filles ! C’est ainsi,

Votre père s’en va, il rejoint l’autre rive.

Par vos soins précieux vous prolongiez ma vie,

Mais je vous affranchis de cet ingrat fardeau.

Un seul mot peut payer vos bienfaits et vos maux.

Ah ! nul plus que moi ne vous aima si fort,

Vous, mon dernier espoir, mon seul bien ici-bas.

Non, vous ne me verrez plus, vous vivrez sans moi. »

À ces mots, on les vit s’embrasser tous les trois.

Puis à ce malheur succède un mystérieux

Et lugubre silence. Une voix l’interpelle

Et la peur nous étreint. « Œdipe ! » s’écriait

Une voix effrayante qui se répétait,

Funèbre, impatiente ! « Œdipe, qu’attends-tu ?

Tu es fort en retard ! » Reconnaissant le dieu

Dans cette voix d’airain, il appelle Thésée :

« Ô fidèle soutien, que ta main si loyale

Reste pour ma famille un vigilant gardien.

Ô mes filles, placez votre main dans la sienne.

Ne les trahis jamais ! Jure de les servir !

Que rien ne leur arrive ! » Et le bon souverain

Le jura fermement. Puis Œdipe reprit :

« Ô mes filles, partez avec sérénité,

Partez, et ne vous posez pas de question.

Le reste, on ne peut ni l’entendre, ni le voir.

Vite, il faut me quitter ! Que Thésée reste seul,

Témoin de mon secret. » À ces mots, nous partîmes,

Mettant nos pas dans ceux des filles éplorées.

Puis nous nous retournâmes : il n’était plus là !

Seul notre souverain, immobile et muet,

Nous apparaissait, la main couvrant son visage,

Comme s’il eut fixé une terrible image.

Bientôt il s’agenouille et adresse ses vœux

À Gaia, à l’Olympe où résident les dieux.

Un seul être connaît le mystère entourant

La mort d’Œdipe, un seul, c'est Thésée l’Athénien.

Il ne fut pas frappé par la foudre de Zeus,

Ni même submergé par un souffle marin.

Fut-il alors ravi par un être divin ?

Ou bien fut-il reçu par la douce Gaia

Qui s’ouvrit sous ses pas ? Sans douleur il passa

De la vie au trépas. Belle fut cette mort,

Et il faut l’admirer dans son pieux secret.

 

 

 

LES LIMIERS

Fragment de drame satyrique

 

(460 ?)

 

 

 Sur le mont Cyllène

 

 

   Hermès nouveau-né est doué d’une force extraordinaire : il vient d’inventer la lyre grâce à une carapace de tortue, un roseau et une peau de bœuf. Il a dérobé aussi cinquante bœufs qui appartenaient à Hélios, le soleil. Apollon, s’étant rendu compte de ce vol, fait ouvrir une enquête auxquels Silène et ses acolytes satyres sont conviés.

    Finalement, grâce à l’intervention d’un vieillard, Apollon soupçonne bientôt Hermès et va le trouver dans son berceau. Il ne trouve rien de concluant et l’enfant fait l’innocent. Le dieu l’emmène alors chez Zeus qui, amusé par le bambin, l’acquitte : il pourra garder les troupeaux volés à la condition qu’il offre la lyre à Apollon.

   Dans le fragment de papyrus, trouvé en 1912, ne figure qu’une petite partie de l’enquête effectuée par les Satyres à la demande d’Apollon.

 

 

 

 

 

 

Silène et ses Satyres

(vers 138 - 163)

 

 

Ainsi donc, un bruit, un simple bruit vous affole !

Ah ! vous êtes vraiment pétris de cire molle.

Vous êtes plus peureux qu’une bête peureuse.

Une ombre vous fait fuir et tout vous terrifie.

Graines de fainéants ! Misérables crétins !

Ah ! pour la bagatelle et pour les gueuletons

On répond tous présent ! Pour nous aider, c’est vrai,

Il y a ce qu’il faut ! Mais plus rien du tout

Au cœur de l’action ! Dire que, comme moi,

Abrutis de bestiaux, vous avez en commun

Un père qui plaça sur la maison des nymphes

Les trophées qu’il convient, un paternel qui n’a

Jamais fichu le camp, quand le troupeau meuglait,

Qui ne s'est point blotti dans l'ombre en tremblotant.

Non, c’est la lance au poing qu’il s’est couvert de gloire,

Une gloire aujourd’hui que vous salissez,

Quand, pour un petit bruit, dû à quelque berger,

Vous voilà devenus des gamins sans cervelle,

Effrayés pour un rien. Phébos vous a promis

De beaux trésors, la liberté : le résultat ?

On laisse tout tomber, et ensuite on s’endort !

Bon ! au travail ! Il faut retrouver les troupeaux,

Le bouvier, ou sinon, misérables froussards,

Je vous ferai hurler ! Pour sûr, on entendra

                Du bruit... de votre part !

 

 

   

 

FRAGMENTS DE TRAGEDIES PERDUES

 

 

Les Amants d'Achille

 

 

 

L'amour, cette glace

 

Mes bons amis, l'amour, c'est un morceau de glace,

Qu'au cœur du rude hiver, un jeune homme ramasse,

Tout frétillant ! Soudain, ça lui brûle la main !

Peu à peu l'objet fond et s'écoule en sanglots !

Oui, l'amour, c'est cela : séduction et maux.

Cette frêle splendeur, bien vite évanouie,

Ne laisse que malaise et sombre nostalgie.

 

Cité par Stobée, 64, 13

 

 

 

Tantale

 

 

 

Les deux temps

 

Le temps d'un homme en vie est bref, mais sous la terre,

Le mort qu'on ne voit pas gît pour l'éternité.

 

Cité par Stobée, 22, 22

  

 

 

Térée

 

 

 

Zeus, maître du destin

 

La race des humains doit se sentir mortelle :

Il faut dans ses désirs qu’elle sache toujours

Que nul individu, excepté le grand Zeus

                N'accomplit l'avenir.

 

Cité par Stobée, 22, 22

 

 

La condition féminine

 

J'ai bien considéré l'existence des femmes;

Oui, nous ne sommes rien ! Jeunes, dans le foyer

Paternel, notre vie se passe, à peu près digne.

Mais une fois pubère, on nous chasse, on nous vend.

Nous quittons nos parents, les dieux de notre père.

Nous sommes mariées, soit à des étrangers,

Soit à des Barbares. Il est même des femmes

Confiées à prix d’or à des maisons infâmes.

Et l'hymen accompli, il faut louer encore

Notre condition, se dire épanouie !

 

Cité par Stobée, 58, 19

 

 

  

Les Aléades

 

 

 

Les vertus de la richesse

 

Oui, grâce à la richesse, on se fait des amis,

On obtient des honneurs et l'on siège parmi

Les hommes gravitant autour du lieu suprême.

Nul n’oserait se dire ennemi de l'argent ;

Ou s'il l'est en effet, il nous cache sa haine.

La richesse est présente en tous lieux sur la terre,

Dans les simples maisons ou dans les sanctuaires ;

Et l'homme sans fortune, on a beau l'écouter,

Il ne peut parvenir aux choses convoitées.

À un corps misérable, à la langue méchante,

Elle donne sagesse et beauté rayonnante…

 

Cité par Stobée, 91, 27

 

 

La valeur

 

La valeur est toujours d'une digne naissance.

 

Cité par Stobée, 54, 21

 

 

Que peut-on affirmer...

 

Que peut-on affirmer lorsque les bons reculent

Devant la méchanceté ? Oui, quelle cité

Pourrait supporter une pareille infortune ?

 

Cité par Stobée, 43, 6

 

   

 

   

 

 

FRAGMENTS DE TRAGEDIES inconnues

 

 

  

 

L'Amour force universelle

 

L'Amour, réfléchissons ! Mais c'est plus que l'amour.

Sous d'autres vêtements on le voit qui accourt !

C'est peut-être la mort, la folie, un désir

Infini, une force ou un ressentiment.

Mais n'est-il pas aussi un exquis sentiment ?

Toute âme est sous son joug : dans l'oiseau, le poisson

Il vit. Qu'il soit homme, qu'il soit dieu, devant lui

Il faut se prosterner. À lui, Zeus en personne

Se soumet. Les mortels et les dieux ont beau faire,

Partout il est vainqueur, partout règne Cypris !

 

Cité par Stobée,  63, 6

 

 

À Hélios

 

... Hélios, ô dieu,

Puissance, feu,

Arme ou flambeau

Pour Hécate toujours fuyante

Qui traverse les abîmes.

 

De l'Olympe toujours luisante,

Son cortège touche la cime.

Elle sillonne durant la nuit

Mille chemins, front recouvert

De serpents, de feuillage vert...

 

Cité par le scholiaste

 d'Apollonios de Rhodes,

Argonautiques, III, 1214

 

 

Une agréable sensation

 

Après un vif orage, il est fort agréable

De rentrer au foyer, et d'entendre tomber,

Du fond d'un lit douillet, la pluie épouvantable.

Cité par Stobée, 59, 12

 

 

La guerre

 

Chères femmes, la guerre est aveugle et hideuse :

Oui, c'est un dieu à la face de sanglier

Qui n'aime que tuer, ravager et piller.

 

Cité par Plutarque,

Lecture des Poètes, IV, 33b

 

 

La vieillesse du sage

 

Le sage ne connaît pas la dure vieillesse,

Car son esprit, sans cesse, affûte des idées ;

Toujours, une clarté le donne l'allégresse,

Et toujours, sa bonté vise l'humanité.

 

Cité par Stobée, 117, 14