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Tyrtée

 

Poésies

 Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

autre traduction

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TYRTÉE

 

NOTICE SUR TYRTÉE

PAR

M. GUIGNIAUT de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

 

Tyrtée fut le premier qui, après Callinus et Archiloque, dans le septième siècle avant notre ère, cultiva le genre de poésie qu'on appelle l’élégie, ancienne, et dont les accents, voisins de l'épopée, quoique préludant à la muse lyrique, étaient surtout consacrés aux grands intérêts de la patrie. On pourrait même croire qu'il importa cette forme poétique, toute nouvelle encore, d'Asie Mineure et des îles sur le continent de la Grèce, si l'on admettait avec Suidas qu'il fût né à Milet. C'est de cette ville qu'il serait venu à Athènes ; mais la plupart des auteurs le font Athénien, et d'autres vont jusqu'à assigner Aphidna comme le lieu de l'Attique dont il était originaire. La mention de ce lieu, en relation très ancienne avec la Laconie par la tradition d'Hélène et des Dioscures, explique, mieux que toute autre circonstance peut-être, que Tyrtée ait été appelé ou envoyé de là à Sparte, dont il fut nommé citoyen pour prix de ses chants et de ses services. Suivant une légende bien des fois répétée, mais qui n'en est pas plus certaine, l'oracle de Delphes ayant ordonné aux Lacédémoniens, vivement pressés par Aristomène dans leur seconde guerre contre Messène, de demander un général aux Athéniens, ceux-ci, par dérision, leur dépêchèrent un maître d'école boiteux et peu sain d'esprit, qui pourtant sauva Sparte par ses conseils sinon par sa valeur. Ce n'est là, selon toute apparence, qu'un travestissement populaire ou une version intéressée d'un fait antique mal compris ou défiguré à plaisir par la jalousie des Athéniens. En effet, l'orateur Lycurgue, qui nous a conservé un des plus beaux morceaux de Tyrtée, nous met sur la voie de la vérité dans son Discours contre Léocrate (XXVIII, § 106). On y voit que le prétendu maître d'école était tout à la fois un homme d'État et un poète, pour qui des chants inspirés par la vertu guerrière portée jusqu'à l'enthousiasme furent un puissant moyen d'exciter les mêmes sentiments dans les âmes et de servir son pays d'adoption. Il chantait ses élégies en faisant soutenir sa voix parles sons de la flûte, et il apprit aux autres à les chanter: il en fit une partie essentielle de l'éducation de la jeunesse à Sparte, et les Spartiates portèrent une loi d'après laquelle, dans toute la suite du temps, quand leurs guerriers étaient en campagne, ils devaient se réunir devant la tente du roi pour entendre les poésies de Tyrtée.[1] Quelques-uns veulent même que Tyrtée ait été l'inventeur du triple chœur des jeunes gens, des hommes faits et des vieillards, s'exaltant à l'envi par l'éloge de leur valeur passée, présente et future. Ce qui est plus sûr, c'est qu'indépendamment de ses élégies belliqueuses, Tyrtée avait composé, non plus en dialecte ionien ou homérique, mais en dialecte dorien et populaire, de véritables chansons de guerre dans le mètre tout lyrique des anapestes, et que l'armée entonnait en chœur aux sons de la flûte, en marchant au combat, d'où vient qu'on les nomma embateria ou marches.

Mais la mission de Tyrtée ne se borna point là. En même temps qu'il conduisait les guerriers au combat, il apaisait les dissensions que les revers avaient suscitées entre les citoyens, et qui menaçaient Sparte de la plus dangereuse des révolutions. Gomme des terres conquises dans la Messénie avaient été reprises, les propriétaires dépouillés demandaient à grands cris un nouveau partage des terres. Ce fut alors que Tyrtée parut sur la place publique, et qu'il récita en cadence la plus fameuse de ses élégies, une élégie toute politique, nommée pour cette raison Politeia ou la Constitution, et encore Eunomia, comme qui dirait la Légalité ou le Bienfait des lois. Pour ramener les esprits au respect de la loi, il mettait sans doute en contraste les maux de l'anarchie prêts à fondre sur la ville, et le tableau des liens de toute espèce qu'enfante la bonne harmonie entre les citoyens, fondée sur l'ordre dans l'État. Cette harmonie, il la trouvait réalisée dans les temps antérieurs, dont il traçait rapidement l'histoire, dans les salutaires effets de la législation de Sparte, dont il faisait une magnifique apologie. Tel était, sans aucun doute, le sujet de l’Eunomie, comme on peut en juger par les fragments qui en restent, et que nous devons à Strabon, à Plutarque, à Pausanias.[2] On y retrouve, mais plus grave, plus calme, et avec des images différentes, cette inspiration si brûlante qui anime les trois élégies guerrières, plus ou moins complètes, dont l'orateur Lycurgue nous a conservé l'une et Stobée les deux autres. Elle se fait sentir plus vive encore et plus pressante, à l'heure du combat, dans les deux lambeaux des anapestes qui nous ont été transmis si mutilés par Dion Chrysostome, Tzetzès et Héphestion. Les anciens avaient fait cinq livres de ce qu'ils possédaient sous le nom de Tyrtée; ce que nous en avons forme à peine quelques pages dans les recueils de Brunch et de Gaisford, dans les monographies de Klotz et de Bach,[3] mais des pages où se révèle l'âme tout entière du poète guerrier et citoyen. Le sentiment patriotique qui lui dicta ses élégies a passé dans les Messéniennes de Casimir Delavigne, placées sous son invocation.

M. Baron a donné, sous le titre de Poésies militaires de l’antiquité, les chants de Callinus et de Tyrtée, trad. nouv. polyglotte (Brux., 1835, in 8°). Firmin Didot en avait publié antérieurement une édition avec une traduction en vers français et des notes, le tout précédé d'une notice littéraire, en français et en grec moderne (Paris, 1826, in 12).

 


 

POÉSIES DE TYRTÉE

TRADUITES

Par M. HUMBERT

 

 

I

Il est beau pour l'homme brave de tomber au premier rang en combattant pour sa patrie. Mais abandonner sa ville et ses riches campagnes, s'en aller mendier et errer avec sa mère, son vieux père, ses petits enfants et son épouse légitime, ce sont là les maux les plus grands. Le malheureux sera un objet de haine pour tous ceux à qui, succombant sous le besoin et la cruelle pauvreté, il ira demander asile. Il déshonore sa race, il souille sa beauté; partout opprobre et lâcheté marchent à sa suite. Pour un homme errant ainsi, il n'y a point de jeunesse et il ne doit attendre aucun respect. Combattons avec courage pour notre terre, mourons pour nos enfants, sans épargner nos forces, ô jeunes gens ; combattez, serrés les uns contre les autres, et qu'aucun de vous ne donne l'exemple de la fuite honteuse et de la crainte. Excitez dans vos cœurs un grand et généreux courage et ne songez point trop à la vie quand vous serez aux prises avec les ennemis. Quant aux vieillards, dont les genoux ne sont plus flexibles, ne fuyez pas en les abandonnant. Il serait honteux de voir tomber aux premiers rangs et en avant les jeunes gens du vieux soldat à la tête chauve et au menton tout blanc, exhalant dans la poussière un âme généreuse, et tenant dans ses mains les organes sanglants de la virilité (triste spectacle et dont la vue excite l'indignation). Mais, tout sied aux jeunes gens; tant que le guerrier a la noble fleur de la jeunesse, il est pour les hommes, après sa mort, un objet d'admiration et, pour les femmes, durant sa vie, un objet d'amour ; il est beau encore tombé au premier rang.

II

Courage, guerriers, vous êtes de la race de l'invincible Hercule, et Jupiter n'a pas encore détourné de vous ses regards. Ne craignez point le grand nombre des ennemis; ne soyez point effrayés; que chacun oppose son bouclier à ses adversaires, qu'il dédaigne la vie et ne redoute pas plus les ténèbres de la mort que les rayons du jour. Vous savez que si Mars fait verser beaucoup de sang, il conduit à la gloire, et vous savez ce que c'est, ô jeunes gens, que fuir et que poursuivre, vous l'avez appris à satiété. Ceux qui osent, se serrant les uns contre les autres, courir contre leurs adversaires meurent rarement et sauvent tous ceux qui marchent après eux. Mais chez ceux qui tremblent, toute vertu a disparu. Qui pourrait dire tous les maux dont est accablé le guerrier qui combat lâchement? Il est honteux pour lui, quand il fuit le rude combat, d'être blessé par derrière ; c'est laide chose qu'un cadavre étendu sur la poussière, le dos percé par la pointe d'une lance. Mais que chacun de vous se tienne ferme, appuyant solidement ses deux pieds sur la terre et mordant sa lèvre; qu'il couvre ses cuisses, ses jambes, sa poitrine et ses épaules de son large bouclier, que dans sa main droite il brandisse sa forte lance et qu'il agite sur sa tête son panache altier. Que par l'accomplissement de rudes travaux, il apprenne à combattre; que protégé par son bouclier il ne se tienne pas hors de la portée des traits; qu'il s'approche de l'ennemi, le frappe de sa longue lance, le blesse de son épée et le fasse prisonnier. Pied contre pied, bouclier contre bouclier, aigrette contre aigrette, casque contre casque, poitrine contre poitrine, qu'il s'appuie sur son adversaire en le frappant et lui arrache son épée ou sa longue lance. Et vous, soldats armés à la légère, vous abritant mutuellement sous les boucliers, lancez de lourdes pierres, et brandissez sur l'ennemi vos javelots polis, vous tenant aux côtés des soldats pesamment armés.

III

Qu'un homme soit rapide à la course ou habile à la lutte, qu'il ait la haute taille ou la force des Cyclopes, qu'il dépasse en vitesse le Thrace Borée, qu'il soit plus beau que Tithon, plus riche que Midas, plus riche que Cinyre, qu'il soit plus puissant que Pélops, fils de Tantale, plus éloquent qu'Adraste, qu'il possède toutes les gloires, s'il n'a pas la valeur du guerrier, je n'en parlerai pas et n'aurai pour lui nulle estime; c'est un homme inutile à la guerre, s'il ne supporte pas la vue du carnage, s'il ne brûle pas d'aborder l'ennemi. La valeur est ce qu'il y a de plus beau chez les hommes, c'est elle qui pare le mieux un jeune guerrier. C'est un grand bien pour l'État et pour tout le peuple, qu'un brave qui reste ferme aux premiers rangs et qui, sans jamais songer à une fuite honteuse, expose vaillamment sa vie et encourage son voisin à tomber avec gloire. Voilà l'homme utile à la guerre; il met en fuite les ennemis aux phalanges redoutables, et c'est lui dont l'ardeur supporte tout l'effort de la bataille. Si, tombant au premier rang, le guerrier a rendu l'âme, il couvre de gloire sa ville, ses concitoyens, son père; sa poitrine et son bouclier bombés sont couverts de blessures qu'il a toutes reçues par devant; jeunes gens et vieillards le pleurent, et la ville est affligée d'un cuisant regret ; son tombeau et ses enfants sont renommés parmi les hommes, et les enfants de ses enfants et toute sa race; sa gloire et son nom ne périssent pas et, quoique enseveli sous la terre, il demeure immortel. Tel est le sort qui attend le brave guerrier que l'impétueux Mars a fait périr pendant qu'il combattait pour sa terre et pour ses enfants. Mais s'il a eu le bonheur d'échapper au long sommeil de la mort, si, vainqueur, il emporte une noble réputation de vaillance, tous l'honorent, jeunes et vieux, et ce n'est qu'après qu'on lui a tout fait pour lui être agréable, qu'il descend dans les enfers. Dans sa vieillesse, il se distingue de tous ses concitoyens : par respect, par justice, nul ne songe à lui nuire; chacun lui cède sa place pour lui faire honneur, les jeunes gens, ceux qui sont de son âge, ceux qui sont plus âgés. Efforcez-vous donc tous de parvenir à cette haute vertu et combattez vaillamment.

IV[4]

... Courage, enfants de Sparte féconde en guerriers; valeureux citoyens : armez votre bras du bouclier ; poussez hardiment vos lances, sans épargner votre vie : car ce n'est pas la coutume à Sparte.

 


 

[1] Suivant Philochore, cité par Athénée, la réunion avait lieu le soir, à la fin du repas, et quand le péan avait retenti en l'honneur des dieux, l'élégie était chantée tour à tour par les convives, qui disputaient le prix décerné par le polémarque; ce prix, tout à fait assorti à la simplicité des mœurs lacédémoniennes, était une part de viande choisie.

[2] Strabon, VI, p. 279, et VIII, p. 362; Plutarque, Lycurgue 6; Pausanias, ch. VI, XIV et XV.

[3] Brunck, Analect. ; Gaisford, Poet. gr. min.; t. III.; Klotz, Tyrtaei quae exstant omnia, 1764 et 1767; et Bach, Tyrtaei Aphidnaei carmina quae supersunt, plus court, plus complet et préférable à tous égards. Bergk a donné le texte de Tyrtée dans sa collection des lyriques grecs. Nous indiquerons encore, comme les meilleures dissertations critiques sur les poèmes de Tyrtée, celles de Thiersch, De gnomic. carmin. Graec.; 2e partie, dans les Act. philol. monac, t. III, et de Matthiae De Tyrtaei carminibus (Altenbourg, 1820), réfutant les hypothèses dont est rempli le livre trop vanté de Franck, intitulé Callinus.

[4] Ce dernier fragment, en vers anapestiques, nous a été conservé par Dion Chrysostome (livre I). On croit y reconnaître les débris d'un chant qui servait à régler la marche des soldats. Ces chants s'appelaient embateria ou encore enoplia. Il est probable qu'ils étaient accompagnés de la flûte : c'est du moins ce que nous font supposer différents passages de Plutarque (Lycurgue, XXI), de Thucydide (V, 70), de Valère-Maxime (II, 6) et de Cicéron {Tusculanes, II, 16). Voir plus haut la notice de M. Guigniaut.