ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE QUINTUS DE SMYRNE
QUINTUS DE SMYRNE,
POSTHOMERICA CHANT III.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
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GUERRE DE TROIE, DEPUIS LA MORT D'HECTOR JUSQU'A LA RUINE DE CETTE VILLE,
Poème en quatorze Chants, par Quintus de Smyrne,
faisant suite à l'Iliade, et traduit pour la première fois du Grec en Français, par R. TOURLET, Médecin, et Membre de la Société Académique des Sciences, séante au Louvre.
………..Non ego te meis Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.
TOME PREMIER. A PARIS, Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151. An IX —1800. ARGUMENT DU CHANT III.Le fils de Nestor est inhumé par les Pyliens, sur les bords de l'Hellespont. Achille brûle de venger sa mort; on combat avec furie. Apollon veut arrêter par des menaces, le fils de Pelée, qui lui répond par d'autres ; ce Dieu indigné s'enveloppant d'un nuage, l'atteint d'un trait meurtrier. Le guerrier tombe; mais il éclate en injures contre Apollon ; arrache le trait de sa blessure, et le jette loin de lui; ce trait est recueilli par les zéphirs qui le rendent à Apollon. Aussitôt que ce Dieu est remonté au Ciel, Junon l'accable de reproches. Cependant, Achille furieux se relève et recommence le carnage; mais ses forces épuisées l'abandonnent, il expire en menaçant les Troyens que sa vue épouvante. Pâris les engage à s'emparer du corps d'Achille. Leurs efforts donnent lieu à une action très sanglante, dans laquelle Ajax fait des prodiges de valeur avec Ulysse qui est blessé au genou. Pâris est renversé d'un coup de pierre par, Ajax. Les Troyens l'emportent et s'enfuient dans leurs murs. Le corps d'Achille est alors enlevé du champ de bataille et déposé sous une tente. Regrets d’Ajax, de Phœnix, et d'Agamemnon, interrompus par Nestor qui demande que les honneurs de la sépulture ne soient pas différés. Désespoir de Briséis et des autres captives. Gémissements des Néréides et des Muses. Calliope entreprend de consoler Thétis, mère de ce héros ; on dresse le bûcher. Jupiter fait: demander à Éole par Mercure le ministère des vents pour animer la flamme; les cendres d'Achille sont déposées dans un monument. Les coursiers du héros, affligés d'avoir perdu leur maître, veulent errer sur les mers loin des Grecs ; mais les Dieux les arrêtent jusqu'à ce que le fils d'Achille arrive de Scyros: Neptune rappelle Thétis et promet le séjour de l'empirée à son fils à qui il destine une île pour être consacrée à son culte. Toutes les divinités se retirent. CHANT IIILe char éclatant de l'Aurore précédait l'astre du jour : les Pyliens belliqueux transportèrent sur les vaisseaux le corps sanglant d'Antiloque leur chef; et après avoir donné de justes regrets à sa mémoire, ils lui érigèrent un tombeau sur les rives de l'Hellespont. Là tous les Grecs partagèrent la douleur qui affligeait les guerriers de Pylos, et du roi Nestor; mais ce vieillard montra une fermeté d'âme digne de sa haute sagesse. Le vrai héros sait tout souffrir, et les plus affreux revers n'abattent point son courage. Cependant le terrible fils de Pélée se préparait à venger sur les troupes ennemies la mort de son cher Antiloque. Quelque redoutable que sa fureur dût paraître aux Troyens, ils sortirent de leurs remparts et marchèrent contre lui : des divinités cruelles les portaient à tout oser. Mais le jour était venu où le puissant Cacide, après avoir précipité dans le noir Cocyte une foule de guerriers, devait aux pieds des murs de Priam, être frappé lui-même des derniers coups du destin. On en vient aux mains. Les deux nations ennemies combattent avec une rage égale. Le fils de Pelée, à la tête des siens, massacre un nombre infini de soldats. Sur ses pas le sang ruisselle de tous côtés. Le rivage regorge de corps étendus sans vie. Le Xante et le Simoïs gémissent de voir rougir leurs ondes. Le héros implacable poursuit jusqu'à leurs remparts les Troyens épouvantés. Il était sur le point de renverser les portes, en les arrachant de leurs gonds, ou se courbant avec effort, d'en rompre les barrières. Par là il eut ouvert à toute l'armée, un passage facile; et c'en était fait de la riche cité de Priam, si Apollon irrité de la mort de tant de braves guerriers, ne fût promptement descendu de l'Olympe. Armé de ses traits victorieux, il se place au devant d'Achille; il offre à ses regards, tout l'appareil de la fureur. Son arc et son carquois résonnent au loin; le feu étincelle dans ses yeux, la terre tremble sous ses pieds. « Arrête, dit-il d'une voix de tonnerre, arrête, fils de Pélée, abandonne la poursuite des Troyens, si tu ne veux encourir l'indignation des immortels ». Ni la présence du Dieu, ni ses menaces, ne peuvent retenir Achille : sa témérité l'aveugle, et les génies acharnés à le perdre, lui dictent cette réponse impie : « Pourquoi soutiens-tu toi-même la race orgueilleuse de Priam ; veux-tu donc me forcer à combattre les Dieux ; qu'il te suffise d'avoir une fois arraché de mes mains Hector, et de lui avoir prolongé des jours aussi utiles à sa patrie, que funestes aux Argiens? Ah! c'est trop éprouver ma constance, si tu ne disparais, crains tout de ma colère, mon bras peut frapper un immortel ». Il finit, et laissant le Dieu étonné de son audace, il retourne à là poursuite des fuyards. « Quoi, dit alors Apollon courroucé, Jupiter souffrira qu'un homme se révolte contre les Dieux! Aussitôt s'enveloppant d'un nuage pour se dérober à la vue du héros ; il le perce au pied d'un trait fatal qui lui fait sentir une douleur profonde, et le renverse par terre. Telle une haute tour ébranlée dans ses fondements par les secousses violentes de Typhon, s'écroule et porte au loin ses débris ; tel le corps du puissant Eacide couvre dans sa chute un long espace du champ de bataille. Mais bientôt reprenant ses forces, et tournant de tous côtés des yeux égarés par la fureur, Achille vomit contre le Dieu de Délos, des injures et des blasphèmes. « Quel est, dit-il, le traître qui m'a frappé ? Qu'il approche, et ma lance fumante de son sang attaquera jusque dans ses entrailles le principe de la vie; je peux vaincre à force ouverte le plus robuste et le plus courageux des mortels ; mais un lâche me tend de secrètes embûches. Le dieu ennemi des Grecs a recours à l'artifice pour signaler sa haine. A ces traits je ne puis méconnaître Apollon; Thétis m'avait prédit qu'auprès des portes Scéennes je périrais par une de ses flèches ». En achevant ces mots, il arrache avec violence le trait meurtrier qu'il jette loin de lui ; un sang noir coule en bouillonnant de sa blessure, et les cruelles souffrances pénètrent son âme affligée. Les zéphyrs, pour ne pas laisser perdre le trait lancé par une main divine, le recueillirent et le déposèrent dans le carquois d'Apollon, qui remontait vers les voûtes du haut Olympe. Là, ce dieu trouva les immortels rassemblés dans les palais de Jupiter, pour y attendre l'issue de cette sanglante journée, les uns souhaitaient que la victoire se déclarât pour les Troyens, et les autres formaient des vœux en faveur des Grecs. Tous avaient les yeux ouverts sur les deux armées; tous contemplaient avec le plus vif intérêt quels étaient ceux qui triomphaient de la mort, ou ceux qui en étaient les victimes. Dès qu'il paraît, la reine des Dieux jette sur lui des regards d'indignation, et l'accable de ces reproches sévères : « Quoi! tu oses attenter aux jours d'Achille, tu oses détruire le gage précieux d'une union formée par les immortels, entre Pélée et la Déesse des mers, d'une union que jadis tu consacras par tes chants, en ce jour où Thétis sortie de ses humides demeures pour voler entre les bras de son nouvel époux? Une foule innombrable accourut de toutes parts aux doux accents de ta lyre : les oiseaux du Ciel, les bêtes féroces elles-mêmes goûtaient l'harmonie de tes sons. Les collines, les fleuves et les forêts ne s'y montrèrent pas insensibles, et tu ôtes aujourd'hui la vie à celui dont tu avais demandé la naissance, en offrant avec le nectar des libations sacrées. Au mépris des serments les plus solennels, tu soutiens les descendants de ce même fils d'Ilus, dont l'orgueil autrefois te réduisit à garder de vils troupeaux; tu oublies, pour protéger sa race, et les maux et les injures que tu en as reçus. Aveugle, tu traites le juste chéri des dieux, comme le coupable qui a mérité leur vengeance; tu méconnais Achille qui nous honore, Achille, qui est notre sang! mais ne crois pas qu'à sa mort doivent finir les malheurs de Troie : il reste encore un fils digne d'un tel père ; ce fils doit venir de Scyros au secours des Grecs, et sa valeur sera funeste aux soldats de Priam. Pour toi qui, contre l'immuable destinée de cette ville, ne pouvais prétendre à la sauver, tu ne remporteras de ton action que la honte d'avoir frappé du coup mortel le plus grand des héros dont la bravoure te faisait ombrage. Perfide! comment soutiendras-tu les regards de Thétis, qui va paraître en ces lieux : toi, le meurtrier de son fils; toi, qu'elle chérissait à l'égal de celui à qui elle avait donné le jour » ? Ainsi parlait la déesse irritée. Apollon confus, n'osant ni répliquer à l'épouse de Jupiter, ni lever les yeux sur elle, se tînt éloigné des autres Dieux, le visage baissé vers la terre. Il essuya mille reproches des immortels qui s'étaient déclarés pour les Grecs ; les autres s'applaudirent, mais en secret, pour ne pas être remarqués de Junon, dont tous les habitants du Ciel redoutent la colère. Cependant le fils de Pélée rappelait ses forces languissantes, et les derniers restes du sang qui coulait encore dans ses veines, rallumaient en lui la fureur des combats. Quoiqu'il fût renversé sur la poussière, personne n'osait l'approcher. Les Troyens restèrent immobiles, et semblables aux craintifs habitants des campagnes, qui frémissent à la vue du lion blessé par le chasseur, lorsque ce fier animal irrité par le trait qu'il porte dans le flanc, lance des regards farouches, et fait retentir dans sa gueule profonde d'affreux rugissements. Mais enfin le héros excité par la douleur et le désespoir, fait un dernier effort pour se relever, et fond la lance à la main, sur ses ennemis. Le premier qu'il rencontra fut Orythaon, le plus brave des compagnons d'Hector, il le frappe à la tempe : le fer rompant son casque pénètre jusqu'au cerveau : la mort suit de près cette blessure. Presque en même temps et de là même main périt le vaillant Hipponoüs percé au-dessus du sourcil : l'œil attaqué dans sa racine et chassé de son orbite tombe par terre, et l'âme du guerrier s'enfuit vers les rives du Styx. Un sort non moins déplorable attendait Alcythoüs : le trait meurtrier traversant sa mâchoire, lui coupe entièrement la langue, et se perd dans des ruisseaux de sang noir que vomit sa bouche. Dans les derniers accès de sa fureur, Achille égorge encore un grand nombre de combattants; mais il sent une subite défaillance ; la vie lui échappe, et le froid de la mort se répand dans tous ses membres. Alors appuyé sur sa lance (01), et menaçant les fuyards: « Lâches Troyens, s'écrie-t-il, vils rejetons de Dardanus, ne pensez pas échapper à ma lance : si ma vie s'éteint, mes mânes (02) furieux ne seront vengés que par l'effusion de tout votre sang ». Ces paroles répandent de nouveau l'alarme parmi les troupes de Priam. Tels aux rugissements du lion, les faons timides tremblent et prennent la fuite : tels à la voix éclatante du héros, les Troyens et leurs alliés pâlissent et s'épouvantent, persuadés qu'il n'a reçu aucune atteinte mais au même instant, la mort livide dompte son âme altière ; ses membres épuisés ne se soutiennent plus, il tombe avec le même fracas qu'un roc détaché du sommet d'une montagne roule dans les vallons. La terre bondit à la chute du guerrier et retentit au loin du bruit de son armure. Cependant les troupes ennemies ne peuvent revenir de leur première frayeur. De même que de faibles agneaux sont saisis d'une terreur secrète à la vue du loup que les bergers viennent de terrasser auprès des étables; ainsi au seul aspect du corps d'Achille, les Troyens demeurent glacés d'effroi. Pâris essaya de ranimer le courage des siens. Au comble de ses vœux, il se flattait que les Argiens privés de leur principal appui allaient quitter le combat : « Amis, suivez-moi, dit-il, mourons de la main des Grecs, ou enlevons le corps du fils de Pélée ; que ces mêmes coursiers qui? depuis la perte d'Hector, leur ancien maître, ne m'obéissent qu'à regret, portent en triomphe dans nos murs les dépouilles d'Achille ; qu'Hector lui-même dans le séjour des ombres, sache, s'il est possible, comment traitons son ennemi, et celui du nom Troyen ; qu'aussi furieuses que les lionnes et les panthères, qui défendent leurs nourrissons, nos femmes s'attachent sur le cadavre de ce barbare, et qu'elles vengent par des outrages sanglants, la mort de leurs pères, de leurs époux, de leurs fils, et de leurs proches. Oh! quelle sera la joie du roi mon père, et des autres vieillards que le poids des années retient dans l'enceinte de la ville. Enfin notre haine va être satisfaite, et nous abandonnerons aux vautours les misérables restes d'un corps que nous aurons déchiré ». A ces mots, Glaucus, Énée, l'impétueux Agénor et plusieurs autres chefs entourent le corps de ce puissant Eacide, dont la présence les avait, peu d'heures auparavant glacés d'épouvante; ils veulent l'entraîner vers les portes de Priam ; mais l'incomparable Ajax leur opposant toute sa bravoure, écarte avec sa lance tous ceux qui osent approcher, et dont le nombre s'accroît à chaque moment. De même que de nombreux essaims d'abeilles voltigent en vain autour du ravisseur, qui les éloignant par le feu et la fumée, s'empare sans résistance, de leurs rayons chargés de miel et de cire; ainsi la multitude des Troyens s'acharne sans succès contre Ajax qui n'abandonnait, point la défense de son ami. Il repousse une partie des assaillants et en étend une foule d'autres sur la poussière. Les principaux furent Agélas de Méonie, le vaillant Thestor, les guerriers Arcythoüs, Agestrate, Aganippe, Zorus, Nissus, et le brave Erymas. Ce dernier venu de la Lycie, sous la conduite du roi Glaucus, avait fixé sa demeure à Ménalippium, où l'on voit encore un temple de Minerve à l'opposite d'Emasicut, non loin de Chélidoine, île entourée de rochers et d'écueils, où le navigateur attentif peut à peine éviter, les malheurs du naufrage. Glaucus frappe en vain le meurtrier de son fidèle Erymas, dont la perte excitait ses plus vifs regrets; sa lance est arrêtée par l'épaisseur de la cuirasse et du bouclier d'Ajax : irrité de cet obstacle, il presse plus vivement son ennemi, et se flattant trop aisément de le vaincre, il ose le provoquer par des menaces frivoles : « ô toi, que les Grecs regardent comme un autre Achille, meurs aujourd'hui de ma main, et que ton âme suive dans le noir empire l'ombre de ce guerrier qui fut de ta race ». Ces paroles téméraires de Glaucus ne servirent qu'à lui attirer tout le poids de la colère du violent Ajax. Ce héros jetant sur lui un regard terrible : « Homme vain, répondit-il, tu prétends avoir la force d'Hector, que n'as-tu sa prudence! quoiqu'il te surpassât en bravoure, il sentit qu'il devait éviter ma lance : et toi, tu viens, en m'attaquant, te précipiter dans les bras de la mort. Penses-tu que je doive épargner ton sang? ton nom m'est-il cher, ou le fut-il à mes aïeux? recevrai-je de toi des présents? tu en offris à Diomède; mais Ajax ne veut que ta vie. Ne crois pas m'échapper à l'aide de tes compagnons, qui, comme de vils insectes environnent le corps du fils de Pélée : ils mourront tous, j'ai juré leur perte et la tienne ». Il dit : et s'élançant sur ses ennemis avec autant de fureur que le lion poursuivi dans les forêts se jette sur des dogues animés par les chasseurs, il fait un horrible carnage et des Troyens et des Lyciens. Les soldats de Priam sont saisis d'effroi; tels les poissons s'épouvantent à la vue du Dauphin vorace, ou de ces monstres destructeurs que la mer recèle dans ses abîmes : tels les Troyens tremblent devant l'invincible fils de Télamon ; c'est en vain qu'ils réunissent contre lui tous leurs efforts; on les voit tomber en grand nombre sous les coups du vengeur d'Achille ; ainsi que les sangliers les plus furieux sont enfin terrassés par la force supérieure du lion. Dans cette action sanglante, Ajax renversa d'un coup de lance le brave fils d'Hippoloque, qui, près du corps d'Achille ne parut qu'un faible rameau à côté du tronc d'un chêne robuste. Enée secondé par les plus courageux des siens le retira mort de la mêlée et le remit entre les mains de ses amis désolés qui l'emportèrent dans la ville ; mais revenant ensuite sur ses pas, il fut blessé par Ajax, aux muscles du bras droit, et se voyant hors de combat, il se réfugia sous les remparts, où les médecins après avoir étanché le sang de sa blessure, y appliquèrent les remèdes les plus propres à calmer la douleur. Pendant qu'irrité par la perte d'un guerrier de son sang, Teucer prompt comme la foudre, porte de toutes parts le carnage et la mort, le vaillant fils de Laërte combat à ses côtés et triomphe par son courage, d'une foule d'ennemis : il terrasse Pysandre et l'intrépide Mézialque qui avait fixé son séjour dans Abydos. Il tue aussi le jeune Atymnius que la nymphe Pégasis avait eu du puissant Emalion sur les bords du Granique ; il renverse le célèbre fils de Protée : c'était Oresbius, habitant des vallées du mont Ida; Panacé, sa mère, attendit en vain le délicieux moment de son retour, il périt avec mille autres qu'Ulysse massacra dans cette funeste journée. Mais, le héros cherchant ailleurs d'autres victimes est lui-même atteint au genou droit, d'un trait lancé par Alcon, fils du courageux Aréithée ; malgré le sang qui coule de sa jambe, il tourne sa lance avec tant de force contre celui qui venait de le frapper qu'il lui perce la poitrine au travers du bouclier et le renverse par terre. La chute d'Alcon fait entendre au loin le bruit de ses armes et de sa cuirasse ensanglantée ; son âme s'échappe de son corps avec le fer tout fumant qu'en retire le vainqueur, et la vie, ce doux bienfait des Dieux, abandonne pour jamais ses membres épuisés. Ulysse quoique blessé poursuit sans relâche les compagnons d'Alcon. A son exemple, tous les Argiens, la lance à la main, se jettent sur les ennemis et en font un horrible carnage. De même que dans la saison où l'an se renouvelle (03), et où les fruits ont passé leur maturité, les feuilles des arbres arrachées de leur tige couvrent les campagnes; ainsi le champ de bataille fut en un instant jonché de corps moissonnés par le fer des Grecs. Ajax, le plus sensible de tous à la perte d'Achille, se montre aussi le plus implacable, et sacrifie à sa vengeance une foule si nombreuse de Troyens, que la mort semble avoir remis dans ses mains son glaive meurtrier. Cependant Pâris tend contre lui son arc ; mais Ajax saisissant une forte pierre le frappe rudement à la tête, brise son casque, et le renverse lui-même; aussitôt ses yeux se couvrent de la nuit du trépas, ses flèches inutiles se dispersent sur la poussière ; son carquois détaché reste vide, et son arc tombe de ses mains défaillantes. Ses amis le croyant près d'expirer, viennent promptement le secourir, recueillent ses armes, et l'enlèvent sur les chevaux d'Hector; ils le conduisent dans la ville. « Perfide! lui dit alors Ajax, tu peux te soustraire à mes coups, maintenant que je suis forcé de combattre pour rendre à mes concitoyens les restes précieux d'un héros qui leur fut cher; mais le jour viendra que tu recevras de ma main ou de celle des Argiens le châtiment dû à tes crimes». Après ces paroles, Ajax irrité fond sur les Troyens rassemblés autour du corps du fils de Pélée : ils tremblent à son approche et à la vue d'un nombre infini de guerriers qu'il venait d'immoler: Comme l'aigle courageux met en fuite les lâches vautours qui se repaissent de la chair des troupeaux égorgés par les loups; ainsi l'intrépide Ajax, par le tranchant de son glaive, par les traits et les cailloux qu'il lance au loin, dissipe les Troyens et leurs alliés. Tous prennent la fuite : semblables à ces timides oiseaux qui, surpris par l'épervier, s'élèvent par pelotons et précipitent leur vol pour échapper aux griffes du cruel ravisseur. Pendant qu'ils se retirent vers la cité de Priam, Ajax taille en pièces ceux qu'il peut atteindre ; ses mains, ses habits dégoûtent de leur sang, et il les aurait tous massacrés, si les portes n'eussent été promptement ouvertes pour les recevoir dans la ville. Ils s'y jettent pèle mêle saisis d'effroi, et le vainqueur les ayant renfermés comme des troupeaux dans le bercail, revient sur ses pas. La terre que foulaient ses pieds, présentait moins une plaine, qu'un amas prodigieux d'armes ensanglantées et de cadavres épars depuis les murs de Troie jusqu'à l'Hellespont Tels les moissonneurs armés de leurs faucilles, laissent abattus derrière, eux de longs épis, dont les gerbes accumulées fixent les regards avides du cultivateur satisfait : tels on vit étendus sur les champs Troyens les valeureux guerriers des deux nations dont la parque avait terminé les fours. Les Grecs victorieux ne voulurent pas toucher aux dépouilles de leurs ennemis, qu'ils n'eussent rendu les derniers devoirs au fils de Pelée, dont la bravoure leur avait procuré tant d'heureux succès. Les principaux chefs de l'armée enlevèrent son corps et le déposèrent sous une tente auprès des vaisseaux. Là, tous les Achéens rassemblés gémissaient en voyant le héros sans vie, couché sur ces mêmes rives où peu de jours auparavant il avait signalé sa valeur. Tel jadis avait expiré Tityus, cet orgueilleux fils de la Terre, qu'Apollon perça dé ses flèches, pour avoir outragé Latone lorsqu'elle allait en Phocide; Tityus, qui couvrant de son vaste corps et arrosant de son sang le sein de sa mère éplorée, offrait à la fière Latone le plaisir d'une juste vengeance : tel le descendant fameux du puissant Eacus fut à sa mort; un sujet de tristesse pour ses concitoyens et de triomphe pour ses ennemis. Les Grecs firent retentir de leurs cris plaintifs les abîmes de l'Océan : tantôt, livrés à la crainte et au désespoir, ils se regardaient comme des victimes dévouées à la fureur des Troyens, tantôt attendris par le souvenir de leurs foyers, de leurs pères abandonnés, de leurs jeunes épouses affligées d'une longue absence, seules avec leurs enfants et privées des chastes délices de l'hymen, ils exhalaient de longs soupirs et se soulageaient du poids de leur douleur en versant des torrents de larmes; d'autrefois se traînant sur la poussière, et environnant le corps du fils de Thétis, ils s'arrachaient les cheveux, se couvraient la tête de sables, et poussaient des gémissements semblables à ceux que font entendre des citoyens dans une ville prise d'assaut, lorsqu'ils voient le soldat, le fer et le feu en main, prêt à leur ravir la fortune et la vie. L'intrépide défenseur des Achéens, le digne rejeton des Eacides n'était plus : son corps déposé sur le rivage, conservait la marque récente de la flèche divine dont il avait été percé. Sa taille extraordinaire rappelait le souvenir de Mars, autrefois renversé d'un coup de pierre sur les champs de Troie par l'implacable déesse, fille de Jupiter. Les Myrmidons, le visage contre terre, donnaient des signes de la plus accablante douleur; ils pleuraient un roi qui les avait traités comme ses égaux, qui réunissait la modération à la force, et la douceur à la sévérité. Ajax dans l’affliction la plus vive, serrant entre ses bras la dépouille mortelle d'un héros qui lui fut uni par les liens du sang et les nœuds de l'amitié, déplorait amèrement son sort, et reprochait au ciel jaloux, de ne l'avoir frappé, que parce qu'il était invulnérable, aux traits lancés de la main des hommes. Dévoré de regrets et d'inquiétude, il passait rapidement dans la tente déserte du fils de Pélée, d'où sortant presque aussitôt, et se laissant tomber près du corps de son ami, il s'écriait d'une voix lamentable : « Faut-il donc, Achille, qu'aux portes de Troie, et loin des riches contrées de la Phthie, tu périsses par les mains d'un lâche meurtrier ? que n'avais-tu à combattre un guerrier courageux, qui, comme toi, sût faire briller le glaive, se servir du casque et du bouclier, manier une lance, décocher d'une main sûre, des traits et des flèches ! Si tu n'eusses rencontré qu'un tel ennemi, tu n'aurais eu qu'à triompher. Mais décidé à nous perdre, le fils de Saturne, rompt en ce moment toutes nos mesures, et nous prive de ton secours, pour accorder aux Troyens la victoire. Comment soutiendra ce coup imprévu celui qui t'a donné la vie ? ce vieillard courbé sous le poids de ses nombreuses années, à la nouvelle de ta mort, ne rendra-t-il pas son dernier soupir ? ou plus malheureux encore de te survivre, ne traînera-t-il pas dans ses foyers abandonnés, un reste de jours misérables et languissants? Pélée, mortel jusqu'ici protégé des Dieux, sois maintenant leur victime. Ainsi l'ordonnent les arbitres puissants de la destinée des humains ». A peine Ajax avait achevé d'exprimer sa douleur, que Phénix ne contenant plus la sienne, fit entendre des cris lugubres; et se penchant sur le corps d'Achille : « Je te perds, dit-il, ô mon fils, je perds en toi l'unique espoir de ma vieillesse, que n'ai-je fermé les yeux à la lumière, avant de te voir expirer sous les coups rigoureux du sort! Je pus autrefois me consoler des malheurs qui m'arrachèrent au lieu de ma naissance, et aux vifs empressements de ceux à qui je devais le jour. Pélée m'offrit un asile dans la Grèce, où il me combla de biens et me mit à la tête des Dolopes. Je vois encore le moment délicieux où il me confia le soin de ta première enfance. Je te reçus, dépôt chéri, je te pris de ses mains, je te serrai sur ma poitrine, je promis de t'élever comme mon propre fils. Tu répondais à mes caresses par un sourire innocent. Tes mains faibles encore me marquaient tes désirs. Ta langue à peine déliée m'appelait du doux nom de père, et ta bouche humectait mon sein, où je te pressais avec tendresse. Ravi de te porter dans mes bras, je disais : tu seras, au déclin de mon âge, l'unique soutien de mes jours incertains et chancelants. Je me trompais : mes espérances, hélas ! se sont dissipées comme un songe. Descendu dans la nuit du tombeau, tu me laisses en proie aux soucis amers et aux noirs chagrins : puissé-je mourir de douleur, avant que Pélée apprenne ta fin et mon désespoir ! ou consumés par la langueur, puissions-nous ton père et moi, voir bientôt s'appesantir sur nous les derniers coups du destin! on ne doit pas regretter une vie qu'on n'est plus en état de défendre ». Le vieillard en finissant, redoubla ses gémissements et ses sanglots. Agamemnon n'était pas moins affligé que Phénix. Le dépit de voir échouer ses vastes desseins, agitait son esprit ; le feu de son âme se peignait sur son visage, et les pleurs roulaient dans ses yeux superbes. « Tu n'es donc plus, ô brave fils de Pelée, s'écriait-il, héros qui n'eus jamais d'égal, tu n'es plus ! Privée de ton secours, l'armée des Achéens que je commande, est à demi vaincue. Déjà nos ennemis triomphent, et ces mêmes Troyens qui tremblaient devant toi, comme des troupeaux timides à l'aspect d'un lion rugissant, vont nous attaquer jusques sur nos navires. Jupiter, père des Dieux t prendrais-tu donc plaisir à tromper de faibles mortels ? tu devais livrer à ma juste vengeance, la florissante cité de Priam. Où sont tes promesses sacrées ? En m'enlevant Achille, tu me replonges dans de nouveaux malheurs, et la guerre va devenir plus longue et plus funeste que jamais ». Le prince avait prononcé ces mots; tous les peuples fondant en larmes, firent retentir l'air de leurs cris, dont l'écho bruyant se répéta sur les vais-, seaux innombrables qui bordaient l'Hellespont. Les gémissements continuels des Danaëns imitaient le tumulte des vagues courroucées, que les vents déchaînés sur l'Océan, forcent à se briser contre le rivage. La nuit approchait, lorsque le sage Nestor à peine remis de l'accablement où l'avait jeté la mort de son cher Antiloque, dit d'une voix affaiblie : « Puissant fils d'Atrée, vous dont le sceptre est révéré de toute l'armée des Grecs, ordonnez qu'on interrompe ces accents lugubres : d'autres jours suffiront à nos larmes. Maintenant que l'on purifie par les ablutions accoutumées le corps du plus grand des Eacides, et qu'on retende sur la couche funèbre : ce serait un crime de différer plus longtemps les honneurs de sa sépulture ». Après avoir donné ce conseil, Nestor commanda aux siens de suspendre sur le feu des vases remplis d'une eau pure, de laver avec soin le corps du fils dé Pelée, et de le vêtir des habits précieux qu'il avait reçus de Thétis, lorsqu'il partit pour Troie. Ces ordres furent promptement exécutés, et on exposa le corps d'Achille sous une tente ornée avec magnificence. Minerve attendrie sur le sort du héros, répandit sur sa tête l'ambroisie, dont la vertu divine sauve de la corruption les victimes de la mort, et leur rend la fraîcheur et le coloris de la vie. La déesse fit briller autour de lui un cercle de lumière, dont l'éclat rejaillissait sur son visage, comme en cette journée mémorable, où il se montra pour la première fois sur les retranchements, prêt à venger la perte de son fidèle Patrocle ; tous les Argiens étonnés reconnaissaient son air fier et majestueux. Il semblait respirer encore, et n'être qu'assoupi d'un léger sommeil. Alors s'approchèrent de sa tente les jeunes captives qu'il avait prises à Lemnos, et celles qu'il avait emmenées de Thèbes en Cilicie, lorsqu'il fit la conquête de cette ville sur le roi Etion: Toutes se déchirant le visage, et se frappant la poitrine, prononçaient avec de vifs transports le nom du prince qui les avait honorées de ses bienfaits, quoiqu'elles fussent sorties d'un sang ennemi: Briséis, défaillante, éperdue, déchirait de ses mains, son corps délicat : le sang jaillissait de son sein meurtri ; mais son affliction même prêtait un nouvel éclat à ses charmes. Prosternée aux pieds de celui qui avait été l'unique objet de sa tendresse, elle dit d'une voix étouffée par ses sanglots : « O jour fatal à une épouse infortunée ! jour mille fois plus déplorable que celui qui me priva de mes frères et de ma patrie, jour où je te perds, époux chéri! toi, dont le regard m'était plus doux que la lumière même du soleil ; toi, qui faisais mon bonheur et les délices de ma vie! Achille, grand par ta naissance, grand par tes richesses et par ton mérite, je possédais tout en possédant ton cœur ; tu avais rompu les liens de mon esclavage, pour m'unir à toi par des nœuds indissolubles. Hélas ! je ne te verrai plus! mon malheur est sans ressource. Un autre que toi m'emmènera à Sparte, ou dans la stérile Argos : là m'attendent les ennuis et les travaux de la servitude. O terre! que ne me recevais-tu dans ton sein, avant que je visse réunies sur ma tête tant d'affreuses calamités». Pendant que Briséis prononçait ces paroles, des ruisseaux de larmes coulaient de ses yeux, comme les eaux dégoûtent d'un roc élevé, lorsque la neige et les glaces qui le couvrent, se fondent par les rayons du soleil ou par la douce haleine des vents du midi. Les autres captives élèvent aussi leur voix et mêlent leurs plaintes à celles de tous les Achéens. Du fond de leur abîme les filles de Nérée, répondent par des gémissements redoublés qui font frémir au loin les côtes de l'Hellespont, et se couvrant de longs voiles d'azur, elles fendent les flots pour se rendre au lieu où étaient mouillés les navires. La mer sous leurs pas semble diviser ses eaux écumantes. Leur marche imite le vol bruyant et rapide des grues aux approches de l'orage. Les monstres que nourrit l'onde amère, entendent leurs cris plaintifs et tressaillent d'effroi. Dès que les filles de la mer furent sorties de leur humide séjour, les muses descendues de l'Hélicon, vinrent augmenter la pompe funèbre de l'illustre fils de la première des Néréides. Jupiter communiqua aux yeux de tous les Grecs la force de soutenir l'éclat et la présence de tant de beautés immortelles. Bientôt retentirent sur le rivage les accents réitérés des déesses affligées. La terre autour du corps d'Achille, parut trempée de leurs larmes. Les peuples en répandirent avec tant d'abondance, que leur armure, les tentes, les vaisseaux, tout était inondé; Enfin Thétis penchée sur le corps de son fils, et couvrant sa bouche de baisers, les yeux baignés de pleurs, et le cœur navré de tristesse, « que l'aurore, dit-elle, se pare de ses plus vives couleurs, que l'Axius gonfle ses eaux et qu'il oublie la perte de son petit-fils Astéropée, que toute la race de Priam lève sa tête altière, pour moi j'irai gémir aux pieds du souverain des Dieux. Ce fût lui qui jadis me donna pour époux un mortel que peu d'années ont déjà conduits au dernier période de la vie. Je dédaignai d'abord cette alliance indigne de moi : pour l'éviter, j'empruntai la forme de tous les êtres que la terre et le ciel peuvent contenir : j'étais un souffle invisible, une eau limpide, un oiseau léger, une flamme voltigeante. Cependant l'arbitre de l'Olympe m'assurant que le fruit de cet hymen serait un héros fameux, je ne balançai plus de partager ma couche avec Pelée. Achille, que je mis au monde, fut en effet le plus grand et le plus courageux des hommes; mais pourquoi m'est-il enlevé à la fleur de son âge ? Le désespoir s'empare de mon âme ; je monterai dans le palais de Jupiter; au risque d'encourir sa disgrâce et d'allumer son courroux, je lui reprocherai la mort de ce fils qui m'a coûté tant de peines, et le sort malheureux de mes autres enfants, dont le souvenir réveille aujourd'hui toute ma douleur ». Ainsi parlait Thétis dans l'excès de son affliction. Calliope cherchant à la consoler, lui tint ce discours : « Cessez, grande déesse de vous livrer à de si accablantes pensées; n'élevez pas jusqu'au trône du père des Dieux, des clameurs inutiles. A-t-il pu lui-même sauver du trépas des héros de son sang? N'ai-je pas aussi perdu le plus cher de mes fils, Orphée, dont les accords divins animaient les fleuves et les forêts, attendrissaient les rochers mêmes? Les vents, les zéphyrs volaient sur ses pas, et les oiseaux battant des ailes, redoublaient leur tendre ramage. Je ne pus, il est vrai, m'empêcher de frémir à la vue de ses membres mis en pièce, et dispersés; mais la douleur ne me fit pas oublier ce que je devais à la dignité de mon origine ; et vous, fille de Nérée, auriez-vous la faiblesse d'une mortelle, et succomberiez-vous sous le poids de l'infortune? Pourquoi pleurer un fils dont la mémoire vivra éternellement parmi les hommes. Oui, nos chants les plus harmonieux, célébreront sa gloire, et des hymnes inspirés par nous, immortaliseront sa bravoure. Inutilement Vous plaindriez- vous de la rigueur du destin; ses lois s'étendent sur tous les habitants de la terre qu'il épargne ou qu'il immole à son gré. Dans peu de jours il doit frapper une foule de guerriers Grecs ou Troyens, et précipiter la ruine de l'opulente cité de Priam, les Dieux, eux-mêmes ne sauraient changer cet arrêt ». Lorsque l'éloquente Calliope achevait ces mots, les feux du soleil s'éteignaient dans les eaux du vaste Océan. La nuit étendait sur la terre son voile obscur, et appelait le sommeil dont la douce vapeur calme les inquiétudes et dissipe les noirs chagrins. Les Grecs accablés de tristesse et de lassitude, dormirent sur le sable, auprès du corps d'Achille : Thétis veillait avec les immortelles filles de Nérée. Les muses tour-à-tour s'empressaient de la distraire ou de la consoler par les grâces insinuantes de leurs discours. Bientôt l'aurore se hâta de reparaître plus riante et plus belle, pour éclairer le triomphe des Troyens et de leur roi ; mais les Grecs consternés remplirent toute la côte du bruit de leurs gémissements. L'antique Nérée prit aussi part au malheur qui affligeait sa fille chérie ; il soupira profondément, et toutes les divinités de la mer soupirèrent avec lui. En même temps des soldats vont couper, dans les forêts, des arbres, qu'on transporte en hâte sur le rivage. On dresse le bûcher, on y place le corps qu'on charge des dépouilles de plusieurs guerriers tués dans le combat. Les captifs Troyens sont ensuite égorgés pour être la proie des flammes. On immole les porcs et les agneaux les mieux nourris. Des femmes tirent des coffres les habits les plus précieux du fils de Thétis et les jettent sur le bûcher. Ni l'or, ni l'ambre ne sont épargnés. Les Myrmidons coupent leurs cheveux et en couvrent le 'corps de leur roi. La belle Briséis fait des siens un dernier présent à son époux. On répand aussi des urnes pleines d'une huile odoriférante et d'autres vases remplis de miel ou d'un vin non moins délicieux que le nectar: Enfin on prodigue les parfums les plus rares et les plus exquis, et tout ce que la terre et l'eau produisent de plus recherché parmi les hommes. La couche funèbre étant ainsi préparée, des cavaliers en armes et des hommes à pied l'entourent et l'arrosent de leurs larmes. Jupiter fit pleuvoir de l'Olympe la céleste ambroisie ; il voulut que le messager des Dieux se rendit auprès d'Éole et lui demandât le ministère des vents, pour aider à consumer le corps de l'illustre fils de Thétis. Éole eût à peine entendu, qu'appelant à lui Auster et Borée : « Allez, leur dit-il, précipitez-vous vers les champs Phrygiens ». A sa voix, les vents déchaînés s'élancent sur la plaine liquide; leur sifflement épouvantable fait frémir la terre et les mers ; en un moment ils rassemblent et agitent les nues dans toute l'étendue des cieux et fondent sur le bûcher qu'ils animent de leur souffle. Une noire vapeur en sort et s'échappe dans les airs ; les Myrmidons la suivent des yeux et poussent de grands cric. Ce jour même et la nuit suivante, les vents continuant de déployer leur fureur, tout n'était que flamme; les bois pénétrés pétillaient de toutes parts, et ne laissèrent bientôt qu'un amas de cendres. Dés que les deux ministres d'Éole eurent exécutés les ordres de leur roi, ils s'enfuirent avec les nuages qu'ils avaient accumulés et rentrèrent dans leurs cavernes. Le corps du puissant Eacide avait le dernier de tous cédé à la vive action du feu. Les Myrmidons achevèrent d'éteindre les brasiers avec du vin qu'ils versèrent en abondance. Parmi les tristes débris des captifs Troyens, des bœufs et des chevaux que les flammes avaient dévorés, il fût aisé de reconnaître les ossements du grand Achille; outre qu'ils étaient d'une grandeur démesurée, comme sont ceux des géants, leur place était marquée au milieu de toutes les victimes dont on avait entouré le corps. On les recueillit dans une urne d'argent et d'or d'une prodigieuse capacité : les filles de Nérée les parfumèrent d'huile et d'Ambroisie, et les recouvrirent de graisses de bœuf mêlées avec le miel. Alors la mère d'Achille montre le vase d'or qu'elle avait autrefois reçu du dieu Bacchus : c'était un des ouvrages les plus accomplis qui fussent sortis des mains de Vulcain. On y déposa l'urne (04) qui renfermait les cendres du fils de Thétis, et on éleva sur le tombeau, à l'extrémité des rives de l'Hellespont, un monument dont la durée devait s'étendre à tous les siècles. Les immortels coursiers du roi des Thessaliens, sensibles à la perte de leur maître, parurent donner tous les signes de la douleur; dédaignant la société de leurs semblables, et las d'habiter le séjour des humains avec les Grecs infortunés, ils voulaient fuir les plaines de Thétis, et de leurs pieds agiles errer à leur gré sur les flots de l'Océan, où Podarge, l'une des harpies, les avait enfantés de l'haleine de Zéphyr ; mais les Dieux ne permirent pas qu'ils prissent un libre essor, avant que le fils d'Achille arrivât de Scyros à l'armée des Achéens. C'était ainsi que les Parques, filles du Chaos, avaient ourdi la trame de leur vie immortelle. Des mains de Neptune qui, le premier les avait domptés, ils avaient passé sous la puissance de Pelée. Achille les avait reçus de son père; ils devaient ensuite être confiés à Néoptolême, et le porter triomphant dans l'heureux Élysée. Ils se tinrent donc à l'écart, et pénétrés de la perte qu'ils venaient de faire, ils attendaient impatiemment leur nouveau maître. Enfin le souverain de l'humide empire, celui dont le trident menace les ondes mutinées, sort de ses vastes demeures, et se montrant aux seules Néréides, il fait entendre ces mots : « Mettez fin à vos larmes, ô Thétis, cessez de pleurer un fils sur qui la mort n'a plus d'empire, et que Pluton ne peut retenir parmi ses pâles ombres. Comme Hercule et Bacchus, il habitera le séjour de la lumière. Je consacre à sa gloire une île fameuse du pont Euxin (05). Les peuples à l'envi le reconnaîtront pour leur dieu, lui offriront des sacrifices et lui rendront les mêmes hommages qu'à moi. Que le jour qui doit commencer son bonheur soit le terme de vos regrets ». A ces mots, il disparut comme une vapeur légère. La déesse comptant sur ces promesses, qui devaient bientôt s'accomplir, cessa de s'affliger. Les Argiens retournèrent à leurs navires ; les muses remontèrent sur l'Hélicon, et les Néréides se consolant à peine de ne plus revoir Achille, rentrèrent dans le sein des mers. NOTES DU CHANT III.(01) Sa lance. La lance d'Achille mourant ne pouvait plus nuire aux Troyens. Ce passage n'est intelligible, que parce qu'il rappelle, l'histoire de Pyrrhus, fils d'Achille, qui, armé de la lance de son père, tua en effet un grand nombre d'ennemis. C'est à ce trait que sa rapporte la menace d'Achille. (02) Les dernières paroles de ce héros sont ainsi conçues à la lettre : « vous payerez tous à la fois une mort cruelle à mes furies. ἐριννυσιν ἠμεστηρῄσι. J'ai dû rendre le mot de furies par celui de mânes. On sait en effet que les anciens distinguaient, outre les mânes dont nous avons parlé dans la note troisième du chant premier, d'autres mânes qui faisaient l'office des furies. C'est pourquoi mânes en latin, signifie souvent supplice, comme dans le passage de Virgile. Quisque suos patimur manes (Aeneid. lib. 6). Les mânes ou Dieux infernaux, s'appelaient encore chez les latins larvae et lemures ; et chez les Grecs Μορμολυκία et Κακοδαίμονος ; ils infestaient les maisons pendant la nuit, ils effrayaient et tourmentaient les hommes ; etc. Tels on nous représenta les revenants, qu'inventa depuis la crédulité. (03) Où l’an se renouvelle. Il est à remarquer que d'anciens peuples finissaient l'année à l'époque où la nature finissait son travail. (04) L'auteur dit simplement qu'on y mit les os du grand Achille, on vient de voir plus haut que ces mêmes os avaient été renfermés dans une urne. Il n'est pas probable qu'ils n'y aient été mis que provisoirement : on les aura donc laissés dans cette urne, et le vase présenté par Thétis, aura servi à recevoir celui qui renfermait les os. (05) Du Pont Euxin. L'antiquité rendait des honneurs divins aux demi-Dieux, c'est-à-dire aux héros descendant de quelque Dieu, soit du côté de leur père, soit de celui de leur mère. On voit Achille honoré après sa mort dans une île du pont Euxin vers l'embouchure du Borysthène. Plin. lib. 4, cap. 13, 55, et cap. 30, 5, 31. Cette île nommée auparavant Leucé et Macaron, prit d'Achille le nom d'Achillée, d'Achillis, d'île des Héros, C’est dans cette île que Strabon dit, lib. 131 qu'on ne voyait aucun oiseau.
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