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QUINTUS DE SMYRNE,

 

POSTHOMERICA

CHANT ΧI.

CHANT X - CHANT XII

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

GUERRE

DE TROIE,

DEPUIS LA MORT D'HECTOR

JUSQU'A

LA RUINE DE CETTE VILLE,

 

Poème en quatorze Chants,

par

Quintus de Smyrne,

 

faisant suite à l'Iliade,

et traduit pour la première fois

du Grec en Français,

par

R. TOURLET,

Médecin, et Membre de la Société

Académique des Sciences, séante au Louvre.

………..Non ego te meis
Chartus inornatum sil bo,
Tot ve tuos patiar labores
Impune, Quinti, carpere lividas
Obliviones…...……………….

Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.

 

TOME PREMIER.

A PARIS,

Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151.

An IX —1800.

QUINTUS DE SMYRNE

 

ARGUMENT DU CHANT XI.

 

Combat des Grecs et des Troyens aux portes d'Ilion; Apollon vient au secours de ces derniers, et renouvelle le courage et les forces d'Enée et d'Eurymaque, auxquels il se présente sous les traits de Polymestor, l'un de ses prêtres. Après leur avoir reproché de trembler devant les Grecs, il disparait: aussitôt les deux héros fondent sur l'ennemi avec une nouvelle fureur. Les Grecs prennent la fuite, le fils d'Achille les arrête, et rétablit le combat. Le vent élève d'affreux nuages de poussière. On ne se reconnaît plus; l'action devient plus meurtrière. Jupiter apaise les vents; mais bientôt Pallas se déclare contre Troie. Vénus enveloppe Enée d'un nuage pour le dérober à la mort. Les soldats de Priam après quelques résistances, sont mis en fuite et massacrés, ceux qui peuvent s'échapper rentrent dans Troie. Le lendemain, les Grecs se partagent, les uns pour veiller à la sûreté de la flotte, les autres, pour donner un assaut à la ville, mais Enée animé d'une force divine, écrase ou met en fuite les assaillants ; à quelque distance de là Alcimédon soutenu d'Ajax, escalade les murailles. Il est renversé par le fils d'Anchise, contre qui Philoctète décoche une flèche. Le coup détourné par Cypris, porte sur Menon, dont Enée venge la mort en tuant un des compagnons de Philoctète.

 

 

CHANT XI.

 

Tandis que la ville retentissait des gémissements des femmes Troyennes, à qui la distance des lieux n'avait pas permis d'aller jusqu'au tombeau de Pâris, les guerriers des deux nations combattaient sans relâche auprès des murailles. Les Grecs après la mort du ravisseur d'Hélène, avaient poursuivis les Troyens jusqu'aux portes d'Ilion; et ceux-ci pressés trop vivement étaient forcés de se défendre hors des remparts.

Alors semblables aux noires furies, la farouche Enyo et la Discorde fatale animent les deux peuples au carnage, elles soufflent la mort de leurs bouches hideuses; autour d'elles sont déchaînées, d'un côté les parques impitoyables; de l'autre, Mars et l'effroi. A leur suite, la fureur avec ses membres ensanglantés épouvante les uns et seconde la férocité des autres. Partout on lance les dards, les épieux et les flèches avides de sang. On entend au loin les cris des combattants et le bruit de leurs armes. Dès le premier choc, Néoptolème égorge Laodamas, nourri dans la Lycie, sur les rives fertiles du Xanthe, fleuve sorti de la colline que Latone, chérie de Jupiter, ouvrit de ses mains, lorsque ses flancs déchirés mirent au monde le plus célèbre de ses fils. Aussitôt s'avançant contre Nérus, il l'atteint d'une javeline dans la mâchoire, au moment où sa bouche entr'ouverte achevait des paroles commencées. Les cris, que la douleur lui arrache, font couler de sa gorge et de sa langue percées, le sang bouillonnant; il tombe sans vie sur la poussière, serrant entre ses dents le fer meurtrier. Là, le héros blesse dans le côté, le brave Evenor; le trait pénètre jusqu'au cœur et y porté le coup mortel. Plus loin, sous la lance du vainqueur, sont terrassés Ariphithion et Hippomedon; ce dernier, était fils du vaillant Ménale et d'Ocyroë, nymphe du Sangare; elle ne revit plus sur ses bords, ce fils chéri, et se plaignit longtemps du destin cruel qui le ravit à sa tendresse.

L'intrépide Enée opposant toute sa bravoure à la fureur du redoutable fils d'Achille, tue entre autres guerriers Brémon et Andromaque, l'un était de Gnose, dans l’île de Crète, l'autre originaire de Lycte, ville célèbre dans cette même île. Renversés de leurs coursiers, tous deux furent étendus sur le même champ de bataille; le premier palpita quelques moments sous le fer qui lui traversait la gorge, le second frappé d'un rude coup de pierre, qui lui ouvrit la tempe, expira presqu’aussitôt... Les coursiers épouvantés, errant sans guide, foulaient les morts de leurs pieds; mais les écuyers du brave fils d'Anchise s'en emparèrent, et cette prise heureuse les combla de joie.

D'un autre côté, Philoctète atteint d'une de ses flèches empoisonnées Pirase qui évitait le combat; le trait lui déchire les muscles du jarret et l'arrête dans sa fuite. Un autre Danaën le surprend en cet état, et d'un seul coup lui tranche la tête, qui, séparée du corps sanglant, roule plus loin dans la poussière, tandis que l'âme indignée s'enfuit dans les espaces Célestes. Près de là, le Troyen Polydamas abat de sa lance Eurymaque et Cléon: c'étaient deux pêcheurs habiles, venus de Syme, à la suite du roi Nérée; ils savaient préparer l'hameçon perfide, jeter à la mer de longs filets, et lancer en même temps le harpon sur les poissons enveloppés, art inutile contre les fureurs de l'insatiable Bellone.

Eurypile frappe d'un coup funeste, le vaillant Hellus, à qui la belle Clito avait donné le jour, prés du lac de Gygée; il tombe, et dans sa chute sa lance s'étant échappée de ses mains, il saisit promptement son épée; mais un bras puissant ne la soutient plus, et il expire en s'agitant sur la poussière. Tel un dragon furieux, qu'on vient de couper, replie sa queue, et fait d'inutiles efforts contre celui qui l'a blessé.

Ulysse signale sa valeur en attaquant Œnus et Polyinde, tous deux Cétéens; il perce l'un de son glaive, et l'autre de sa lancée Sthénélus, autre chef des Argiens décoche sur Abante un trait qui, pénétrant dans sa gorge jusqu'à la naissance du cou, lui ôte les forces et la vie. Dans les deux armées, les principaux: chefs donnaient l'exemple de la bravoure. Le roi Agamemnon avait terrassé Mélius; Diomède avait vaincu Laodoque; Déiphobe, prince Troyen, abattit Dryas et Alcime; et le vaillant Agénor renversa Hippase, guerrier habile, né sur les rives du Pénions. La Parque moissonna ses jours avant qu'il pût consoler ses tendres parents des peines qu'il leur avait coûtées; ici, le Grec Mérione égorge Lycon, Thoas, Lalus et le courageux Lynce; là, Ménélas triomphe d'Archéloque, qui habitait les hauteurs du Corycus, (01) près de l'antre merveilleux de Vulcain, d'où sort jour et nuit un feu que rien ne peut éteindre. Autour de cet antre, et du sein brûlant du rocher, croissent de superbes palmiers qui portent des fruits en abondance; prodige toujours subsistant, que les Dieux offrent à l'admiration de tous les siècles.

Ailleurs Teucer, par un coup heureux, prévient Ménœtés le fils d'Hyppomédon qui s'avançait contre lui. Aussitôt, d'une main exercée, il tend son arc, il place d'un œil attentif le trait qui part d'un vol rapide; la corde frémit encore, et déjà la victime est expirante. Le destin avait ouvert à la flèche son passage jusqu'au cœur, où résident l'âme et la vie des humains, et où la mort trouve sa victoire plus prompte et plus certaine.

Enfin le puissant Euryale lançant une pierre énorme, ébranle les phalanges Troyennes. Tel un cultivateur voulant éloigner de son champ les grues qui le dévastent, charge sa fronde d'un caillou dont il accélère la vitesse en le faisant tourner rapidement autour de sa tête, à l'aide des bandes de cuir qui le soutiennent; au seul sifflement de cette masse lancée, les oiseaux timides déploient leurs ailes, se croisent et s'envolent en désordre; tel le prince Grec jette l'épouvante dans l'armée ennemie: Le robuste Mélès est entre les autres guerriers frappé du coup fatal qui lui brise à la fois et son casque et les os de la tête: son âme désolée quitte à regret le séjour de la lumière.

Bientôt, parmi les Troyens, la confusion augmente le carnage. Le nombre des morts s'accroît et charge la terre du poids qu'elle gémit de porter. De même qu'assaillis par des tourbillons furieux, les arbres d'une forêt sont déracinés et tombent en foule avec un horrible fracas; ainsi les guerriers sont renversés pêle-mêle sur le champ de bataille, qui retentit de leur chute et de celle de leurs armes.

Mais au moment où la déroute de l'armée de Priam semble prochaine, Apollon vient au secours d'Enée et du belliqueux Eurymaque, fils d'Anténor.

Ces deux chefs réunissant leurs efforts, soutiennent presque seuls tout le choc des troupes Achéennes. Ainsi que sous un même joug, des bœufs d'égale force traînent ensemble un fardeau pesant. Le Dieu prenant l'air et la voix de Polymestor, l'un de ses prêtres, devin fameux qui vit le jour sur les rivages du Xante. « Quoi! Enée, leur dit-il, et vous Eurymaque, enfants des Immortels, vous trembleriez devant les faibles Argiens, vous à qui les Parques ont filé les plus longs jours, vous qui résisteriez au dieu même des combats. »

Ces mots à peine achevés, le fils de Latone se mêle aux zéphyrs et disparaît; mais sa présence avait augmenté le courage des deux guerriers. Tout bouillants d'ardeur et suivis d'un grand nombre de soldats, ils se jettent sur les Grecs. Tels les frelons destructeurs s'élancent sur les abeilles qui sortent de leurs ruches ou qui sont arrêtées sur des raisins mûris par le Soleil; telles, ranimées par leurs chefs, les troupes de Priam attaquent avec fureur les belliqueux Achéens.

Alors triomphent les parques cruelles. Mars sourit, la barbare Enyo fait, par des cris perçants, éclater sa joie. Au milieu d'un tumulte effroyable, se renouvellent toutes les horreurs des batailles. L'armée des Grecs est taillée en pièces. Des rangs entiers sont renversés par les efforts victorieux des deux héros; comme on voit tomber les épis déjà secs sous la faux tranchante des moissonneurs, qui se partagent de longs sillons. La plaine regorge de cadavres et du sang que la Discorde se plaît à faire couler.

Ceux d'entre les Argiens que le fer a épargné, cherchent leur salut dans la fuite; comme les troupeaux timides s'échappent à l'aspect des lions féroces; mais le redoutable fils d'Anchise les poursuit, la lance à la main. Eurymaque les presse avec une égale vivacité. Apollon satisfait contemple les succès brillants des deux princes Troyens; tel un colon vigilant se réjouit, lorsque ses chiens vigoureux et dociles fondent sur les pourceaux avides qui ravagent un champ couvert d'épis, et les éloignent par des morsures continuelles.

Les Grecs vaincus n'avaient de ressource que dans une retraite précipité; cependant un d'entre eux, ou présumant de ses forces, ou poussé par un génie malfaisant, arrête son coursier (02) et retourne à l'ennemi. En ce moment, Agénor lui décharge sur le bras un coup furieux; les muscles, l'os même cèdent au fer tranchant et le sang coule des veines ouvertes sur la crinière flottante du coursier; mais par un prodige dont Mars se sert pour inspirer la frayeur, lors même que le cavalier est tombé parmi les morts, sa main seule et sans appui tient encore les rennes, et le fougueux animal annonce ainsi aux deux armées, de quel coup son maître vient d'être frappé.

Non loin delà, Enée perce par derrière Ethalide d'un dard aigu, qui ressort par le milieu du ventre. En vain le Grec renversé repousse-t-il le trait, en vain retient-il de ses mains les viscères qui sortent par la blessure: il mord la poussière en jetant des cris affreux, et perd avec la vie le sentiment de la douleur.

Les autres Grecs continuaient de fuir en désordre. Tels des bœufs piqués par le taon avide de leur sang, s'échappent et entraînent avec eux la charrue à travers les guérets, tandis que le laboureur inquiet se fatigue à les suivre, et craint à chaque moment que le soc renversé ne blesse les pieds des animaux épouvantés; tels les Grecs, pressés par les chefs de l'armée de Priam, abandonnent le champ de bataille. Alors le fils d'Achille voyant avec indignation la déroute des siens, s'efforce de les retenir. « Lâches, leur dit-il, vous tremblez comme une nuée de faibles oiseaux que menace l'épervier, sachez qu'il vaut mieux mourir les armes à la main, que d'épargner ses jours par une honteuse fuite. »

Sa voix rend aux guerriers un nouveau courage: lui-même, tenant en main sa lance formidable, se jette au milieu des ennemis. Prompts comme les vents, et non moins impétueux, les Myrmidons volent sur ses pas au secours des Achéens. Pyrrhus, aussi redoutable, que l'avait été son père, égorge tous les Troyens qu'il rencontre, et force les autres à reculer. Telles les vagues de l'Océan, portées d'abord vers le rivage par le souffle violent d'Aquilon, sont tout à coup repoussées par un vent de terre qui fait refouler les flots vers les plaines de Thétis; tels les Troyens, appuyés de toute la valeur d'Enée, sont contraints de céder aux Grecs encouragés par l'intrépide descendant d'Eacus.

Les deux peuples soutenus par leurs chefs et poussés par la barbare Enyo, se disputent de nouveau la victoire; mais malgré cet acharnement, Néoptolême ne cherche point à combattre le fils d'Anchise. Thétis en détourne son petit fils; elle craignait d'offenser la Déesse qu'Enée reconnaissait pour mère.

Pyrrhus porte donc ailleurs ses ravages. Il immole une foule de Troyens; la plaine est couverte de leurs corps dont les oiseaux avides se préparent à dévorer les entrailles. Les nymphes du Simoïs et les filles du Xanthe gémissent éplorées. Le carnage fut plus grand encore, lorsque les vents soufflant avec violence, eurent élevé un nuage de poussière. L'air en est obscurci, on ne voit plus le champ de bataille. Poussés par une rage aveugle, les guerriers, dans l'épaisseur des ténèbres, égorgent amis et ennemis, sans pouvoir se reconnaître. Tous auraient ainsi péri les uns par le fer des autres, si Jupiter n'eût bientôt apaisé les vents et ramené la clarté; L'action devint alors moins meurtrière: on se battit avec plus d'ordre, et on distinguait l'ennemi qu'on attaquait, de l'allié qu'il fallait soutenir.

Tantôt les Grecs repoussent l’armée des Troyens; tantôt, ceux-ci font plier les phalanges Achéennes. De toutes parts, il pleuvait une grêle de traits. Les bergers (03) faisant paître leurs agneaux sur le penchant des collines de l'Ida, frémissent à ce spectacle; ils demandent aux Dieux la ruine de leurs ennemis, le salut de leurs concitoyens, la paix et des jours plus tranquilles.

Ces vœux ne furent point exaucés. La parque toujours inflexible borne la puissance des Immortels et de Jupiter même: rien ne peut changer les destinées de ceux dont elle a une fois ourdi la trame; et tout ce qui respire, croît ou périt par son ordre. Elle seule avait mis aux mains les deux nations rivales; elle seule avait préparé cette journée à jamais désastreuse. La mort dévorante n'eut jamais tant de victimes à la fois: le courage n'était plus balancé par aucune crainte; l'audace et la fureur, toujours extrêmes, étaient seules écoutées:

Dans cet affreux désordre, une foule de guerriers des deux partis mordirent la poussière, avant que le sort de la bataille parût se fixer; mais bientôt Pallas, se déclarant contre Troie et ses habitants privés du secours d'Alexandre, fait pencher la victoire du côté des Grecs: Vénus commence alors de craindre pour les jours d'Enée; elle se hâte de le couvrir d'un nuage épais, et le dérobe promptement à la poursuite de ses ennemis. Les destins défendaient à ce héros de combattre désormais hors des remparts, il n'aurait pu contre cet ordre immuable, s'exposer à la colère d'une Déesse qui avait autrefois blessé Mars lui-même, et qui dans ce moment accablait les soldats de Priam.

En effet ceux-ci après une faible résistance, sont enfoncés de toutes parts, et prennent la fuite. Semblables à des animaux féroces, les Danaëns se jettent sur eux et en font un horrible carnage; les uns sont percés par le glaive, les autres sont tués à coup de lance. Leur sang se répand, comme les eaux d'une pluie abondante; le rivage des fleuves est couvert d'une foule de guerriers renversés dans la poussière, avec les chars et les chevaux. Victimes de la Parque cruelle, ils n'ont perdu qu'avec la vie, la fureur des combats. Leurs corps étendus sur le champ de bataille, y occupent un long espace; tels les débris des vaisseaux dont on a désuni toutes les pièces, remplissent le port jusqu'au lieu où la mer vient briser ses flots tumultueux.

Un petit nombre de Troyens échappés au massacre, rentrent dans la Ville où leurs femmes et leurs enfants, s'empressent de les décharger du poids de leur armure ensanglantée, et leur préparent des bains tièdes. Ceux qui possédaient l'art de guérir, suffirent à peine à panser un si grand nombre de blessés. Ici une famille éperdue cherche à soulager un père; là des femmes éplorées, appellent en vain leurs époux tués dans la mêlée. Ailleurs, des guerriers tourmentés par la douleur, exhalent de continuels soupirs, et refusent toute nourriture. D'un autre côté les coursiers pressés par la faim, font entendre des hennissements répétés. Les mêmes soins occupaient les Argiens dans leur camp et sur les vaisseaux.

Dés que l'Aurore eut fait sortir du sein des eaux son char, dont l'éclat éblouissant retire les humains des bras du sommeil, les Grecs pleins d'une ardeur nouvelle, se partagèrent les travaux de cette journée; les uns demeurèrent sous leurs tentes, avec les blessés, pour y veiller à la sûreté de la flotte. Les autres marchèrent contre la ville de Priam, que les Troyens se préparaient à défendre avec courage.

Le fils de Oapanée, secondé du brave Diomède, attaque la porte Scéerine. Pour les repousser, Polite et Déiphobe lancent une grêle de pierres et de flèches qui tombent avec un bruit épouvantable sur les boucliers et les casques, que l'airain met à l'épreuve des coups les plus furieux. Le fils d'Achille, à la tête de ses redoutables Myrmidons, dirige ses efforts vers les portes Idéennes; mais Hélénus et le vaillant Agénor les accablent de traits, et appellent contre eux tous les citoyens au secours de la patrie.

Au même instant un parti de Troyens tente de s'ouvrir un passage jusqu'aux vaisseaux, par une autre porte qui s'ouvrait dans la plaine. Pour favoriser cette sortie, Enée du haut des tours, lance les pierres: mais Ulysse et Eurypile opposent à ses desseins un obstacle invincible. Teucer garde la rive du Simoïs; chaque guerrier occupe un poste et s'y maintient par son courage.

Ce fut alors que l'industrieux Ulysse (04) commanda aux siens d'élever leurs boucliers au-dessus de leurs têtes, de les rapprocher les uns des autres, et d'enformer une surface solide et continue. Sous cette voûte impénétrable, les bataillons pressés, agissent par une même force, et n'ont plus qu'un seul mouvement. On jette en vain sur eux une grêle de cailloux; ils roulent sur ce plan, et tombent aussitôt par terre, comme s'ils étaient précipités du haut d'un roc escarpé. Les dards et les javelots qui n'ont pas été détournés par les traits des autres Grecs, glissent et sont portés plus loin, ou s'attachent aucun des boucliers qu'ils frappent. Les soldats d'Ulysse n'en entendent que la chute, et demeurent aussi tranquilles qu'on l'est dans une maison, lorsque l'eau du Ciel est versée par torrents sur les toits.

Les phalanges couvertes, marchent en bon ordre et à pas égaux, semblables à ces nuées, qui, des extrémités de l'horizon, apportent les orages. La terre mugit sous les pieds des guerriers. Derrière eux les vents élèvent la poussière dans les airs. Leurs voix confuses imitent le bourdonnement des abeilles, renfermées dans les ruches. Les vapeurs de leurs haleines échauffées, humectent l'enceinte du dôme qui leur sert d'abri. Les deux fils d'Atrée voient avec plaisir avancer cette colonne formidable. Déjà les soldats arrivés au pied des murs, travaillent à les abattre, à l'aide des pics, et enfoncent la cognée dans les portes qu'ils s'efforcent de renverser ou d'arracher de leurs gonds. Le succès parait assuré; mais ni les boucliers, ni les lances ne tiennent contre les attaques de l'intrépide Enée. Il lance à deux mains, de grosses pierres qui écrasent sous leurs boucliers un grand nombre de soldats; ainsi les chèvres qui paissent sur la pente rapide des montagnes, sont ensevelies tout-à-coup sous les décombres des rochers qui s'écroulent} ou sont effrayées par la chute subite de ces masses énormes.

Bientôt redoublant ses coups meurtriers; il augmente le désordre. Tel des voûtes éternelles du haut Olympe, le fils de Saturne, armé de son tonnerre, rompt par les éclats redoublés de la foudre, les collines enchaînées à un même sommet, et frappe de terreur les bergers et leurs troupeaux; tel par ses carreaux redoutables, le fils d'Anchise rompt en un moment l'ordre et la forme des boucliers entrelacés, et fait trembler les plus courageux des Achéens. Il avait la force et l'activité des Dieux mêmes; ses armes brillantes comme l'éclair, éblouissaient tous les yeux. A ses côtés, Mars caché sous un nuage, dirigeait les coups qui devaient porter la mort et l'effroi. Tel autrefois Jupiter terrassant les géants audacieux, ébranla par d'affreuses secousses, les pieds du mont Atlas, la terre, le Ciel et les eaux; tel l'infatigable Enée, armé de tout ce que les Dardaniens avaient préparé pour la défense de leurs murs, foudroyé les phalanges des Grecs, confond leurs rangs et fait pâlir de frayeur et les chefs et les soldats.

Une foule de guerriers des deux nations périt dans cette attaque meurtrière: Enée répète à ses concitoyens qu'ils combattent pour leurs foyers, pour leurs enfants, pour eux-mêmes. Le belliqueux fils d'Achille ranime l'ardeur des siens, en leur montrant une ville, dont la conquête va être le prix de leur victoire et le terme de leurs travaux. L'action dura ainsi jusqu'à la nuit, les uns s'obstinant à emporter d'assaut la cité de Priam, et les autres faisant les derniers efforts pour la sauver.

A quelque distance du lieu où Enée combattait, le vaillant Ajax faisant voler de ses mains les dards et les flèches, perça le plus grand nombre des Troyens qui défendaient les tours, et en écarta les autres. En ce moment, Alcimédon, l'un des hommes d'armes du roi des Locriens, et le plus courageux de la nation, applique l'échelle à la muraille; animé par la valeur de son maître, et voulant signaler la sienne, il monte le premier, pour faciliter l'escalade aux autres soldats, en les protégeant de son bouclier. D'une main il darde sa lance, et s'aide de l'autre pour grimper avec vitesse.

Déjà ses regards plongent dans la ville mais Enée l'aperçoit, fond sur lui, le frappe à la tête d'une large pierre et d'un bras vigoureux brise son échelle; le guerrier tombe plus vite que la flèche chassée de l'arc. La mort plus prompte le saisit dans sa chute même, et son âme se mêle avec l'haleine des zéphyrs, avant que son corps privé de vie ait touché la terre. Les Locriens le voyant renversé jettent des cris de désespoir; sa cuirasse seule serrait encore sa poitrine, sa lance, son casque et son bouclier avaient été jetés loin de lui; ses os, tous ses membres étaient brisés, et la cervelle répandue souillait ses cheveux épais et flottants.

Philoctète voulant éloigner des remparts Enée, qui combattait avec l'acharnement d'un animal féroce, décoche contre lui une flèche acérée; mais la pointe détournée par Cypris, ne fait qu'effleurer son armure, et va percer plus loin Ménon, qu'elle atteint entre le casque et le bouclier. Ce guerrier courageux, qui partageait avec le fds d'Anchise les dangers et la gloire de cette journée, est aussitôt renversé du haut de la tour; ainsi qu'une biche atteinte par le trait du chasseur, est précipitée de la pente rapide d'un roc inaccessible. Il demeure étendu au pied de la muraille, et la mort de ses froides mains vient fermer ses yeux à la lumière.

Le fils d'Anchise devenu plus furieux par la perte de Ménon, lance contre Toxœchme, compagnon de Philoctète, une pierre énorme. Le coup fut si rude, qu'il lui brisa le crâne avec le casque, et le priva pour toujours du doux bienfait de la vie.

Philoctète transporté de colère contre Énée: « Homme faible, lui crie-t-il, penses-tu nous faire admirer ta bravoure, en combattant sur les remparts où des femmes mêmes peuvent se montrer impunément. Si le courage guide tes pas, prends ta lance et tes flèches, descends et viens te mesurer avec le fils de Pœan ».

Le sage Enée ne répondit rien à ce défi, il avait à défendre, et les tours et la ville contre les Grecs, dont les efforts quoique impuissants ne permettaient pas aux Troyens un seul moment de repos.

 

 

NOTES DU CHANT XI

(01) Corycus. Il n'est pas aisé de reconnaîtra aujourd'hui ce mont Corycus qui jette des flammes, et autour duquel croissent cependant des palmiers et des fruits de toute espèce; Les poètes nous parlent d'un Corycus, montagne de Cilicie, où il croissait non des palmiers, mais beaucoup de safran. Martial, Lib. XI, en parle dans ce vers: Ultima Corycio quae cadit aura croco.

On dit qu'au pied de cette montagne était un antre consacré aux muses, qui de là ont été appelles Corycides. Ovide leur donne cette épithète dans la fable de Deucalion, Fable 5, Lib. I. Métamorph.

Corycidas nymphas et numina montis adorat,

Fatidicam que themin, quae tunc oracula tenebat.

D'autres ont pensé que le nom de Corycides, donné aux muses, venait de Corycium en Phocide, que ce Corycium était un antre qui leur était consacré au pied du Mont Parnasse.

Quoiqu'il en soit, on ne voit point là de feux ni d’antre consacré à Vulcain,

Ce Corycus ne peut donc être qu'une montagne élevée, qu'Etienne place en Ionie, et près de Téos, la patrie d'Anacréon; il dit que cette montagne paraissait rouge, soit que ce fût par la couleur de la terre ou par la réverbération de la lumière; ce qui suffit pour avoir donné lieu à la fable, qui suppose qu'elle vomissait le feu. C'est apparemment en ce même lieu qu'était le Corycœon promontoire d'Ionie, selon Pline, lib. V, cap. 20; L'Ionie était selon les anciens, un des plus beaux et des plus fertiles pays du monde; elle fait aujourd'hui partie de la Romélie.

(02) Arrête son coursier. On sait que les héros d'Homère, comme ceux de Quintus, ne combattent jamais à cheval; les Amazones seules sont représentées par les anciens poètes, montées sur de beaux coursiers. Tous les autres guerriers combattent ou à pied, ou sur des chars. Il faudrait donc expliquer ce passage, s'il n'est pas altéré, de manière à faire accorder le poète avec lui-même, ce qui paraît difficile; car le contexte semble ne pas admettre de char, à moins qu'on ne suppose ou que le guerrier fût monté sur le cheval qui traînait son char, ou que, par extraordinaire, son char s'étant brisé dans la mêlée, il eût voulu combattre à cheval, ce qui cadrerait assez avec le désordre de ce guerrier en fureur.

(03) Bergers. Virgile qui, comme l'a remarqué Lacerda, critique savant et judicieux, a pris beaucoup de traits historiques dans Quintus, paraît avoir aussi emprunté de lui ces deux vers:

Impius haec tam culta novalia miles habebit?

Barbarus has segetes, etc.

Virg. Eclog. 1.

(04) Ulysse. Notre poète paraît attribuer à Ulysse, l'invention de cette tortue militaire, qui par conséquent était connue du temps où ce poète écrivait. Il y avait des tortues pour l'escalade, et des tortues pour le combat. Cette dernière espèce se formait en rase campagne, pour se garantir des flèches. Au rapport de Plutarque, Marc-Antoine se servit de celle-ci dans la guerre contre les Parthes. Je ne sais à quelle époque placer l'origine de ces deux espèces de tortues; sans doute Alexandre et ses successeurs les ont employées, et peut-être leur usage est-il de la plus haute antiquité; Quintus a donc pu supposer qu'Ulysse en fut l'inventeur; mais l'usage du bélier dans les sièges, est bien plus récent, à moins qu'on ne prenne à la lettre le mot de Pline, lib. 7, qui fait construire le bélier par Epée (le même qui fit ce fameux cheval de bois); mais on sait que penser de cette conjecture. Vitruve, lib X, De Architectura, dit avec plus de vraisemblance, que les Carthaginois l'inventèrent pour faire le siège de Gades. Il est donc difficile de justifier Virgile, d'avoir supposé que les Grecs s'en étaient servis au siège de Troie. C'est une espèce d'anachronisme, dans lequel il tombe en ce vers, où selon lui le bélier bat les portes du palais de Priam.

.................................. Labat ariete crebra

Janua, et emoti procumbunt cardine postes.

Virg. Enéide, Lib. II, v. 492 et 493. Fin du onzième Chant.