ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE QUINTUS DE SMYRNE
QUINTUS DE SMYRNE,
POSTHOMERICA CHANT I.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
|
GUERRE DE TROIE, DEPUIS LA MORT D'HECTOR JUSQU'A LA RUINE DE CETTE VILLE,
Poème en quatorze Chants, par Quintus de Smyrne,
faisant suite à l'Iliade, et traduit pour la première fois du Grec en Français, par R. TOURLET, Médecin, et Membre de la Société Académique des Sciences, séante au Louvre.
………..Non ego te meis Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.
TOME PREMIER. A PARIS, Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151. An IX —1800. AVIS DE L'AUTEUR
Sur l’ordre qu'on a suivi dans l’impression de cet ouvrage. LA préface sur un auteur aussi peu connu que l'est Quintus de Smyrne, et sur lequel on a dit des choses si contradictoires, devant nécessairement être fort longue, on n'a pu faire entrer que six chants dans le premier volume, à la fin duquel j'ai cru devoir placer la description du bouclier d'Achille, par Homère, qui ne peut cadrer dans une note, et dont cependant le lecteur a besoin pour lui comparer celle donnée par Quintus, et pour juger les deux morceaux de deux auteurs qu'on n'a jamais rapprochés l'un de l'autre. Le second volume contiendra outre les huit autres chants, une dissertation sur Quintus de Smyrne, et sur son ouvrage : tout jugement, toute conjecture même aurait semblé prématurée, avant que le lecteur eût présente à l'esprit la question sur laquelle il doit prononcer. Cette dissertation convient donc mieux au deuxième volume qu'au premier. En insérant à la fin de cet ouvrage, l'imitation en vers d'une partie du premier chant de Quintus, j'ai rendu hommage au littérateur qui, le premier nous a fait connaître ce poète de Smyrne. J'ai suppléé, par des notes sur le texte Grec, à l’impossibilité de mettre ce texte à côté du Français ; j'ai rendu compte dans ma préface des règles générales que j'ai suivies en traduisant ce texte ; mais je me suis borné à celles qui avaient un rapport immédiat à mon sujet; je développerai les autres dans ma traduction des Odes olympiques de Pindare que je donnerai incessamment au public, ou le Grec sera imprimé à côté du Français, et où je me propose de traiter à fonds de la tâche et du devoir d'un traducteur. En effet, les difficultés sans nombre que j'ai rencontrées dans ce dernier travail, m'ont forcé d'établir des règles plus précises et d'une application plus Spéciale que celles que je vais exposer dans ma préface. ARGUMENT DU CHANT PREMIER.Après les devoirs funèbres rendus à Hector, les Troyens se renferment dans leur ville. Penthésilée, fille de Mars, suivie d'autres femmes guerrières, vient à leurs secours ; les Troyens, ravis de sa beauté, sont ranimés par sa présence. Priam l'accueille avec joie, parce quelle promet de triompher d'Achille. A ce sujet Andromaque l'accuse de témérité. Cependant le lendemain Penthésilée, affermie dans ses desseins par un songe trompeur, va au combat. Priam implore pour elle, mais inutilement, la protection de Jupiter. Les Grecs, surpris de voir leurs ennemis s'avancer, s'ébranlent et s'approchent. Les compagnes de l'Amazone périssent avec une foule de guerriers des deux partis. Mars inspire une nouvelle fureur aux combattants. Sa fille fait un horrible carnage des Grecs. Les femmes Troyennes, à l'exemple de l'héroïne, veulent prendre part à l'action. Ajax et Achille, avertis du danger des Grecs, courent au champ de bataille. Penthésilée va les chercher, les défie et les attaque tour-à-tour. Achille, resté seul contre elle, la perce de sa lance. Les Troyens s'enfuient: Le vainqueur, touché de la beauté de Penthésilée, est fâché de lui avoir ôté la vie. Mars, irrité et descendu de l'Olympe pour venger la mort de sa fille, est arrêté dans ses desseins par la foudre de Jupiter. Tandis qu’Achille regrette Penthésilée ... GUERRE DE TROIE,Depuis la mort d'Hector jusqu'à la ruine de cette ville.CHANT PREMIER:Après avoir brûlé le corps et recueilli les cendres du divin Hector, tué par Achille, les Troyens, encore pleins de l'effroi que leur inspirait la colère du vainqueur, n'osaient sortir de leurs murs: Tels des bœufs craignent d'avancer, contre le lion féroce ; ils tremblent cachés dans l'épaisseur des forêts : tels les sujets de Priam frémissent au seul souvenir des exploits sanglants du redoutable fils de Pelée. Ils se rappellent sans cesse l'horrible carnage qu'il fit de leurs troupes, lorsqu'il se montra pour la première fois sur les bords de l'Hellespont; ils croient voir encore et les guerriers massacrés sur les rives du Scamandre, et les fuyards égorgés jusque sous les remparts d'Ilion; ils croient voir Hector lui-même expirer sous les coups d'Achille. L'image récente de tant de désastres les tient renfermés dans leur ville. Des cris lamentables s'élèvent de toutes parts, et l'on eût dit que Troie était déjà dévorée par les flammes, lorsque Penthésilée, semblable aux déesses, arriva des bords lointains du Thermodon. Le désir de se signaler dans les combats amenait cette héroïne, autant que la crainte d'essuyer dans ses états d'odieux reproches sur la mort de sa sœur Hyppolite, qu'elle regrettait toujours, c'était par méprise qu'elle l'avait percée d'un trait, en poursuivant un cerf, et ce malheur l'avait déterminée à marcher au secours de Troie, pour s'éloigner de sa patrie. Entraînée par son ardeur guerrière, elle voulait expier dans des flots de sang ennemi, le crime involontaire du meurtre de sa sœur, et apaiser ainsi les terribles Euménides, qui la tourmentaient en secret. Ces déesses redoutables ne quittent point les traces de l'impie, et jamais il ne peut se soustraire à leur vengeance. Suivie de douze Amazones, également illustres par leur valeur et par l'éclat de leur naissance, elle paraissait à leur tête, comme au milieu d'un ciel sans nuages parait Phoebé entre tous les astres de la nuit. D'un côté, Clonie, Polémuse, Dérione, Evadre, Autandre et la divine Brémuse ; de l'autre Hyppothoë, Alcibie, Antribote, Dérimaque, la belle Armothoé, et Thermoduse habile à manier la lance, formaient son magnifique cortège. Telle sur son char éclatant, l'Aurore, se montrant dans l'Olympe avec les Heures aux cheveux tressés, semble éclipser ces beautés si pures : Telle au milieu de ses compagnes guerrières, Penthésilée s'avance vers les murs de Priam. Les Troyens, accourus en foule, s'empressent de voir sous ses armes la fille du dieu des combats, et ne peuvent se lasser de l'admirer. Un air noble et majestueux relevait les grâces touchantes de son visage; sous des sourcils pleins de charmes, ses yeux avaient l'éclat des rayons du Soleil, et son front rougissant exprimait la pudeur. A sa vue, les peuples oublient leur tristesse et poussent des cris de joie, comme le laboureur satisfait cesse de craindre pour ses moissons, dés qu'Iris, sortant du sein des mers sous les couleurs les plus vives, promet aux campagnes arides une pluie longtemps désirée : Tels, et avec un égal transport, les Troyens voient arriver parmi eux la fille de Mars, prête à combattre pour leur défense. L'espérance d'un heureux avenir adoucit l'amertume de nos maux. Priam éprouve un sentiment semblable à celui d'un homme, qui, privé de la lumière a mille fois préféré le bonheur d'en jouir à celui de vivre. Si la main d'une divinité bienfaisante ou d'un médecin habile lui rend, quoique d'une manière imparfaite, la clarté; il ne sent plus ses longues souffrances, et il se livre à la joie, malgré l'infirmité qui afflige encore ses paupières. Ainsi, à la vue de Penthésilée, le fils de Laomédon goûte la satisfaction la plus douce, et sent pour un moment se calmer la douleur que lui avait causée la mort sanglante de ses fils. Il conduit l'héroïne dans son palais, l'accueillit avec la même tendresse que s'il eût revu en elle sa propre fille, après vingt années d'absence. Il lui fait servir un repas somptueux, tel que des rois puissants, après la défaite de leurs ennemis, le font apprêter sous de verts feuillages, pour célébrer leur victoire. Ce prince la comble ensuite de riches présents, et lui en promet de plus magnifiques encore, si par son courage elle délivre les Troyens. Ce que nul mortel ne pouvait exécuter, lui semble facile : elle s'engage à triompher du fils de Pelée, à tailler en pièces les nombreux bataillons des Argiens et à réduire leur flotte en cendres. Que l'insensée connaissait peu la force incomparable d'Achille! Andromaque, plus prévoyante, lui adresse ces mots : « Infortunée, où vous entraîne votre aveugle présomption? Comment résisterez-vous à l'invincible fils de Thétis? ne craignez-vous pas de succomber sous l'effort de son bras homicide? à quoi aboutiront vos projets? à précipiter votre malheur et à remplir vos funestes destinées ». Hector, plus aguerri que vous vient d'être enlevé à ses concitoyens, qui le regardaient comme un dieu tutélaire. Tant qu'il vécut, il fut ma gloire et celle de ses nobles aveux: Plût au ciel que la terre m'eût cachée dans son sein, avant que le fer meurtrier le privât de la vie ; une mort prompte m'aurait épargné la douleur de voir traîner autour de nos murs, par les coursiers de l'implacable Achille, un époux chéri, dont je ne cesserai jamais de pleurer la perte ». Ainsi parlait la fille du puissant roi Etion; ainsi voit-on de chastes épouses s'affliger des Cependant le Soleil, précipitant sa course, éteignait ses feux dans les eaux profondes de l'Océan, et le jour fuyait devant les ombres de la nuit. Dés que les Troyens eurent achevé leur repas, égayé par le vin et les mets délicieux, des femmes préparèrent un lit à Penthésilée dans les appartements de Priam ; elle s'y couche, et bientôt le doux sommeil ferme ses paupières. Alors un songe perfide, envoyé par Minerve, descend du haut des airs, et s'offre à l'Amazone sous les traits du dieu même qu'elle reconnaît pour père ; afin de hâter sa perte et le malheur des Troyens, il la presse de marcher avec confiance contre Achille. Ravie de l'entendre, elle croit que le moment est venu de se signaler par une action mémorable : l'imprudente se fie aux songes trompeurs, qui séduisent par de riantes images, et bercent au sein du repos la foule des malheureux mortels. A peine s'allumait le feu de pourpre qui embellit les pas de l'Aurore, que Penthésilée s'élance brusquement de sa couche sur les armes éclatantes qu'elle avait reçues du dieu Mars ; elle couvre ses jambes de brodequins d'or, qu'elle fixe avec des agrafes d'argent; elle se revêt d'une cuirasse ornée des plus riches couleurs; autour de ses épaules elle suspend avec grâce une longue épée, dont le fourreau était enrichi d'argent et d'ivoire; elle prend son large bouclier, semblable au disque de la Lune qu'on voit sortir de l'Océan demi-pleine avec ses courbures égales ; enfin, elle met sur sa tête un casque ombragé d'un panache doré. Ainsi armée, la fille de Mars brille comme l'éclair que Jupiter fait partir du Ciel, pour annoncer aux hommes les pluies abondantes ou les vents orageux: En sortant du palais, elle saisit deux dards qu'elle met sous son bouclier; elle porte dans sa main droite une hache à deux tranchants, présent que lui fît la Discorde, en l'excitant aux combats. Déjà la guerrière qu'enivre l'espoir de vaincre, s'avance vers les remparts, exhortant les Troyens à la suivre dans la mêlée. Tous se rangent en foule autour d'elle, ceux même qui avaient fui devant Achille. Enfin elle s'éloigne des murs, montée sur un coursier superbe, qui surpassait les Harpies même en vitesse, et que lui avait laissé, en reconnaissance du bienfait de l'hospitalité, Orithye, épouse de Borée, lorsqu'elle partit pour la Thrace. Son destin l'entraîne au combat funeste qui doit terminer sa carrière, et sur ses pas les guerriers s'empressent d'arriver au lieu fatal où ils vont également laisser la vie. De même que par les soins du berger prudent, les brebis attroupées suivent le bélier qui les précède ; ainsi les Troyens et les belliqueuses Amazones marchent à l'envi sur les traces de la jeune héroïne. Elle se montre à leur tête plus menaçante que ne fut autrefois Pallas armée contre les Géants, plus terrible que la Discorde, lorsqu'elle excite dans les rangs ennemis la fureur du carnage. En ce moment le fils de Laomédon, levant vers le ciel ses mains tremblantes, et se tournant vers le temple magnifique de Jupiter Idéen, dont les regards sont toujours arrêtés sur Troie, prononce ces paroles : « Père des hommes et des Dieux, écoute ma prière. Renverse en ce jour le peuple Achéen sous les coups de l'intrépide princesse, et ramène-la heureuse dans mon palais. Accrois la gloire du redoutable Mars, et celle d'une héroïne sortie de son sang. Epargne à mon cœur affligé de trop, de maux, un avenir plus affreux encore. Déjà le tort cruel a fait tomber mes enfants sous le fer des Grecs ; sauve au moins les derniers restes du sang de Dardanus; conserve sa ville, et qu'une paix durable succède enfin à tant de peines et de malheurs ». Comme il cessait de parler, un aigle tenant entre ses serres une colombe expirante, fit entendre sur la gauche un cri perçant, et s'éleva vers les cieux, Priam se trouble; la frayeur s'empare de son âme; il s'écrie qu'il ne reverra plus Penthésilée. En effet ses destins étaient fixés; elle touchait au terme de sa vie. Cependant, les Grecs voient avec étonnement les Troyens s'avancer, tels que ces farouches animaux qui poursuivent des troupeaux timides. Ils aperçoivent à leur tête l'étrangère, non moins animée qu'un feu actif, poussé par les vents dans des bois desséchés. Chacun d'eux se demande : « Qui depuis la mort d'Hector, conduit les soldats de Priam ? Nous nous flattions qu'ils n'oseraient nous attaquer, et les voilà impatiens d'en venir aux mains. Ah! sans doute quelque divinité les guide et les excite à une sanglante action; mais rappelions dans nos cœurs ce courage digne des enfants de la Grèce. Nous ne combattrons pas sans être secourus des Dieux ». En même temps ils prennent leurs armes, et enflammés d'une ardeur nouvelle, ils sortent de leurs vaisseaux et courent au combat avec non moins de férocité que des bêtes affamées qui se jettent sur leur proie. On se joint; les piques se croisent, les cuirasses, les larges boucliers, les casques même se heurtent avec violence ; on se porte des coups furieux, et la plaine est rougie de sang. Dés le premier choc, Penthésilée étend sur la place Persinoüs, Glisse, le vaillant Lemus, Molion, Hippalme, Emonide et le puissant Elasippe. Laogon est vaincu par Dérione ; Clonie renverse Ménippe, le même qui était à la suite de Protésilas, lorsque celui-ci partit de Phylacé, pour attaquer les Troyens. La mort de Ménippe allume la colère de son généreux ami Podarque, qui devait le jour à Iphiclès; il frappe Clonie de sa longue pique, dont la pointe pénétrant dans ses entrailles, les fait sortir avec le sang. A cette vue, Penthésilée s'irrite; de sa lance elle blesse Podarque aux muscles du bras droit, et lui coupe les veines, d'où le sang noir jaillit à gros bouillons. Le guerrier vaincu, pressé par la douleur, se retire en gémissant ; et, tandis que ses compagnons désolés l'emportent hors de la mêlée, il expire entre leurs bras, D'un autre côté, Idoménée blesse mortellement Brémuse à la mamelle droite. Comme on voit le frêne scié par les bûcherons, s'abattre du haut des montagnes, et se précipiter dans sa chute avec un horrible fracas : ainsi tombe Brémuse, remplissant l'air de ses cris: La froide mort saisit ses membres, et son âme se perd dans le vide immense des cieux. Plus loin, le grec Mérione tue Evadre et Thermoduse qui se signalaient par leur bravoure : il perce la première d'un javelot dans le cœur, et plonge son épée dans les flancs de l'autre : elles sont à l'instant même privées de la vie. Ici le redoutable Ajax, fils d'Oïlée, terrasse Dérione d'un coup de lance dans l'épaule. Là, Diomède, armé d'un fer meurtrier, coupe la tête à Dérimaque à la naissance du cou. Bientôt Alcibie, sa compagne, éprouve le même sort, et toutes deux sont renversées sur la poussière. Telles deux génisses sont abattues sous le coutelas qui tranche leurs nerfs réunis aux vertèbres : tels les corps sanglants des deux Amazones frappées par le fils de Tydée, tombent séparés de leurs tètes. Ailleurs Sthénélus fait mordre la poussière à Cabire, qui était venu de Sestos, pour combattre les Argiens : il perd avec la vie l'espérance de revoir ses foyers. Paris, pour venger sa mort, fait inutilement voler une flèche sur Sthénélus; le trait, conduit par le destin, va percer Evénor, sorti de Dulichium, pour se réunir à l'armée des Grecs. Sa perte excite les regrets et la colère de Mégès, fils du magnanime Phylléus ; il s'élance aussi furieux qu'un lion qui se jette sur de faibles agneaux ; tout tremble à son approche : Il égorge Itymon et le brave Hippaside, qui avaient quittés Milet pour voler au secours de la ville de Priam, sous la conduite de Nastès et d'Ankémaque. Ces chefs avaient fixé leur demeure au territoire de Mycalie, où sont les cimes blanches du Titan et les vallées profondes de Branchus, où est aussi Panorme, non loin du Méandre, qui par mille sinuosités»coule de la Phrygie dans les campagnes riantes et enchantées des Cariens. Avec ces guerriers périrent tous ceux que rencontra le fer de Mégès. Pallas secondait sa valeur et l'animait contre les Troyens. Polypéte tua Drésée, le fruit des amours de la nymphe Néera, unie à Théodamas, au pied du mont Sipyle, dont la tête se perd dans les nues. C'est là qu'autrefois les dieux changèrent en pierre l'infortunée Niobé; Niobé, qui du haut de son rocher verse encore un torrent de pleurs. Les rivages bruyants de l'Hermus gémissent avec elle, et ses tristes accents se répètent jusqu'au sommet du Sipyle, toujours couvert de brouillards si redoutés des bergers. De loin on croit voir une femme éplorée, poussant des sanglots, et fondant en larmes : de prés on ne voit qu'une masse de pierre qui parait détachée de la montagne. C'est dans ces lieux déserts que la malheureuse fille de Tantale, portant le poids de la colère des Dieux, semble se lamenter et offrir les signes du plus affreux désespoir. Le combat continue avec le même acharnement : l'impitoyable Mars souffle sa rage sur les deux armées ; la mort dévorante marche à ses côtés; les parques cruelles l'accompagnent, et traînent à leur suite le carnage et l'effroi. Des milliers de Grecs et de Troyens mordent la poussière ; de toutes parts s'élèvent des cris perçants. Mais rien n'arrête Penthésilée; comme une lionne altérée de sang, s'élance sur des bœufs qui paissent dans la forêt, et les poursuit jusques sur les collines les plus rapides : la reine belliqueuse fond sur les Danaëns, qui reculent épouvantés. Elle s'attache à leurs traces d'aussi prés que les flots écumeux suivent le vaisseau léger dont les voiles sont enflées par les vents, lorsque la mer en courroux fait retentir au loin ses rivages. Elle enfonce les phalanges des Grecs, et souriant de leur frayeur, elle leur crie d'une voix menaçante : « Misérables, je vengerai sur vos têtes tous les maux que vous avez faits à Priam. N'espérez pas qu'aucun de vous puisse échapper à mon bras, ni revoir un jour son épouse, ses enfants ou ses proches; vous allez être la pâture des oiseaux ou la proie des bêtes voraces, et jamais la terre ne couvrira vos cendres. Où est maintenant la force de ce fils de Tydée ? Où est là force d'Achille et d'Ajax, que la Renommée vante comme des héros ? Ils n'oseront m'attaquer, ou bientôt leurs âmes descendront parmi les pâles ombres du Styx ». Elle dit; et, non moins terrible qu'un fléau destructeur, elle se jette sur les Argiens, les frappe de son large fer, ou les perce d'un javelot aigu. Elle avait pris soin de placer à côté d'elle, sur son coursier, un carquois rempli de flèches. Enflammés d'une ardeur égale, les frères et les amis d'Hector croient la suivre à la victoire ; ils renversent les Grecs en aussi grand nombre qu'on voit les feuilles se détacher des arbres ou les gouttes de pluie tomber du Ciel. La terre est abreuvée de sang et jonchée de cadavres, les chevaux même, criblés de coups, tombent en hennissant, et perdent le courage avec la vie. Les cavaliers expirants se roulent sur la poussière, qu'ils dispersent de leurs mains, et ont écrasés par les escadrons ennemis. La jeune guerrière se précipite dans la mêlée, semblable à ces noires tempêtes qui agitent l'Océan, lorsque le Soleil entre dans le signe du capricorne. Les Troyens, transportés d'admiration, fondent sur elle les plus hautes espérances : « Amis, disaient-ils, voici qu'une déesse est venue du Ciel pour nous faire triompher.des Grecs; Jupiter l'envoie à notre secours, il exauce enfin les vœux de Priam et protège ce digne rejeton de sa race. Non, ce n'est point une mortelle que nous voyons sous ces armes brillantes, se montrer avec tant d'intrépidité : c'est Minerve ou la redoutable Enyo ; c'est la Discorde ou plutôt la fille de Latone; elle va finir nos maux, punir nos injustes agresseurs, et embraser les vaisseaux qui les amenèrent sur nos rivages. Puissent-ils ne revoir jamais leur patrie » ! Ainsi parlaient les soldats de Priam. Ils ne prévoyaient pas les malheurs qui allaient fondre sur eux et sur la reine qui combattait en ce moment à leur tête. Ni l'impétueux Ajax, fils de Télamon, ni Achille, le destructeur des cités, n'avaient encore pris part à l'action; ils gémissaient l'un et l'autre sur la tombe du fils de Ménésthius, le fidèle compagnon de leurs travaux. Un dieu les avait tenus éloignés du combat, jusqu'à ce que plusieurs Grecs moissonnés par le fer des Troyens et de Penthésilée, eussent subi le cruel arrêt du destin. Celle-ci, plus acharnée que jamais, redouble ses efforts. Aucun de ses coups ne trompe sa fureur: elle atteint par derrière les fuyards; elle blesse à la poitrine ceux qui osent lui résister; partout elle fait couler des ruisseaux de sang. Malgré ces continuelles attaques, l'infatigable guerrière conserve, et ses forces et son courage. Caché sous une nuée, le génie fatal qui la presse de se mesurer avec Achille; l'engage au milieu des bataillons; il ne lui prodigue de perfides succès, que pour, l'entraîner plus sûrement à sa perte. Penthésilée touchant aux derniers moments de son triomphe, se hâte d'immoler une foule de victimes. Telle au printemps une génisse, en l'absence dix pasteur, s'élançant dans un verger fraîchement humecté des pleurs de l'Aurore, court çà et là, ravage les tendres rejetons des plantes nouvelles, dévore les mies et foule aux pieds les autres : telle l'intrépide fille de Mars s'ouvre un passage dans le camp des Grecs, jusqu'aux, vaisseaux, moissonne une partie des guerriers et disperse le reste. En haut de leurs murs, les femmes Troyennes contemplent les exploits de l'étrangère, et le désir de se signaler comme elle s'empare d'Hippodamie, épouse de Tisiphon, et fille d'Antimaque : plus hardie que ses compagnes, elle les exhorte à la suivre dans la mêlée. « Mes amies, leur dit-elle, allons nous réunir à nos époux, qui combattent aujourd'hui pour leur patrie, pour leurs enfants et pour nous-mêmes. Ayons leur zèle, et partageons leurs dangers : douées comme eux de la faculté de voir et d'agir, respirant le même air, vivant de la même nourriture, jouissant également des bienfaits de la lumière ; en quoi serions-nous inférieures à ces jeunes guerriers? Non, le ciel ne destina point aux hommes une gloire à laquelle il nous soit défendu d'aspirer ; pourquoi serions-nous plus effrayées qu'eux du tumulte des armes? Ne voyez-vous pas une femme se distinguer parmi les combattants? et ce n'est ni pour son pays, ni pour sa famille ; c'est pour un prince étranger, qu'elle affronte les périls et qu'elle attaque les plus redoutables d'entre les Grecs. Que ne devons-nous pas entreprendre en ce moment, où nous sommes réduites aux plus affreuses extrémités; en ce moment où nos fils, nos époux, sont massacrés aux pieds des murs ? les uns pleurent un père, d'autres perdent leur frère ou leur gendre ; il n'est aucune d'entre nous qui n'ait les plus justes sujets de douleur. N'attendons pas que l'esclavage mette le comble à notre infortune. Marchons à l'ennemi ; il vaut mieux mourir de sa main, que de subir, nous et nos enfants, dans une terre étrangère, le joug d'une odieuse captivité, après la destruction de notre ville, et la perte de nos époux ». A ces mots, une ardeur égale les anime: toutes se rassemblent sous les remparts, et se disposent à seconder les efforts des combattants. Comme à la fin de l'hiver, les abeilles attirées par l'émail des fleurs naissantes, semblent s'inviter à sortir de leurs ruches : ainsi les femmes Troyennes s'encouragent mutuellement à voler aux champs de Mars. Elles jettent loin d'elles leurs corbeilles et leur laine, pour se couvrir d'armes meurtrières; elles allaient périr dans cette journée funeste, avec leurs époux, et les vaillantes Amazones, si la sage Théano, par ses discours, n'eût arrêté leur ardeur téméraire. « Qu'allez-vous entreprendre, dit-elle ? quoi ! sans expérience dans le maniement des armes, vous osez vous flatter de repousser les Grecs? Ah! cette gloire ne peut appartenir qu'à nos époux et à ces fières Amazones, qui se plaisent dans les horreurs des combats, accoutumées dés lu jeunesse à dompter des coursiers, et formées à tous les travaux de la guerre, elles ne le cèdent aux hommes ni en rigueur ni en bravoure. Ne vous comparez pas à Penthésilée ; elle est, dit-on, la fille de Mars ; peut-être est-ce une déesse, qui propice à nos vœux, emprunte les traits de cette inconnue, et combat sous son nom. Quoique les mortels soient égaux en naissant, ils ne réussissent pas tous dans les mêmes travaux, et l'habitude de leurs occupations fait seule la différence de leurs succès. Renoncez donc à un dessein dont l'exécution surpasse vos forces, et reprenez dans l'intérieur de vos maisons, et les toiles et les ouvrages propres à votre sexe. Laissez le glaive entre les mains de vos époux. La fortune va couronner leur courage. Déjà les Achéens sont défaits ; nos troupes sont victorieuses; la ville est en sûreté. Qui nous force à combattre ? » Ainsi parla Théano : son grand âge fit respecter son avis, et toutes les femmes consentirent à rester dans l'enceinte des murs. Cependant Penthésilée continue de massacrer les soldats qui cherchent en vain à se soustraire à sa fureur ; ils sont taillés en pièces, comme les chèvres bêlantes sont déchirées par la dent cruelle de la panthère. Quelques-uns tentent de se sauver avec leurs armes; d'autres les jettent pour fuir avec, plus de vitesse. Les chevaux effrayés sont emportés loin de leurs conducteurs, qui n'ont plus eux-mêmes la force de se défendre. Le vainqueur égorge tout ce qu'il rencontre. Tels dans une forêt, des arbres vigoureux sont tout-à-coup assaillis par un violent tourbillon, qui déracine les uns, fend les autres, ou dans leur chute rapide, brise leurs rameaux entrelacés : tels les Grecs sont renversés en foule sous les coups du destin et de la redoutable Amazone. Déjà l'armée victorieuse était sur le point de mettre le feu aux vaisseaux, lorsqu'Ajax entendant le premier les cris des combattants, adresse ces mots au fils de Pelée : « Achille, des voix confuses s'élèvent comme dans la chaleur d'une vive action. Marchons avant que les Troyens aient massacré nos troupes et embrasé nos flottes : ce malheur nous couvrirait d'un éternel opprobre. Issus du grand Jupiter, ne dégénérons pas de son sang ni de la gloire de nos aïeux : commandés autrefois par. Hercule, ils emportèrent d'assaut cette même ville où régnait alors Laomédon; imitons-les aujourd'hui, nos bras sont assez puissants ». Achille l'écoute, et en même-temps le tumulte qui s'augmente, frappe ses oreilles. Tous deux se hâtent de prendre leurs armes et volent au combat : le bruit de leur marche se fait entendre au loin; leur impétuosité égale celle de Mars; et Minerve, en agitant son bouclier, leur communique sa force. Les Grecs sentent renaître leur joie à la vue de ces guerriers comparables aux géants, fils du grand Aloüs, qui, pour escalader le ciel, entassèrent jadis sur le mont Olympe, l'Ossa escarpé, et les hautes cimes du Pélion. Tels deux lions rencontrant dans les forêts un troupeau de bœufs éloignés du berger, fondent sur eux, et se repaissent de leurs entrailles sanglantes: tels les deux héros altérés de sang, se jettent sur les bataillons ennemis qu'ils enfoncent de toutes parts. Ajax tue Déïque, le vaillant Hillus, Eurynome et le brave Enyée. Achille terrassé les courageuses Amazones, Polémuse, Autandre, Hippothoë, Antibrote et Armothoë. Secondé du magnanime fils de Télamon, il abat des rangs entiers, et leurs efforts réunis dissipent les phalanges pressées, aussi promptement que le feu, animé par les vents pénètre dans des bois touffus. Penthésilée, les voyant s'élancer sur les Troyens, comme ces animaux cruels que tourmente une faim dévorante marche contre eux. Ils s'arrêtent : tels des chasseurs armés se font un rempart de leurs lances, lorsqu'ils voient venir à eux la panthère irritée : tels les deux héros, tenant leurs piques en arrêt; laissent approcher la fière Amazone; elle commence l'attaque, et lance contre Achille un long dard qui se rompt en frappant sur son bouclier, présent immortel de l'industrieux Vulcain. Aussitôt elle en prépare un autre contre Ajax; et, menaçant à la fois les deux guerriers, « le premier trait, dit-elle, a trompé mon attente, mais il m'en reste d'autres assez sûrs pour, vous ôter la vie. Puissé-je par votre mort faire cesser tous les maux des Troyens! Approchez, et, vous allez connaître quelle est la valeur d'une Amazone. Je ne dois point le jour à un mortel : un sang plus noble coule dans mes veines; fille du Dieu Mars, ma naissance m'assure la supériorité sur les hommes mêmes ». Telle fut l'audace de Penthésilée ; mais les héros la méprisèrent; et en effet la pointe de son fer ne fit que glisser sur les brodequins d'argent du fils de Télamon, sans pénétrer jusqu'aux chairs. Les destins ne permirent pas que le fer ennemi fût rougi du sang de ce héros. En même temps il s'enfonce dans la mêlée, sans rien craindre pour Achille qu'il laissa seul contre la guerrière : quelque redoutable qu'elle fût, il savait que le brave fils de Pelée en triompherait aussi aisément que l'épervier déchire la timide colombe. L'amazone, désespérée de n'avoir lancé que des traits impuissants, sentit redoubler son indignation à ces paroles du fils de Thétis. « Femme, est-ce avec de vains discours que tu prétends nous combattre, nous les plus redoutables des mortels, nous issus du maître du tonnerre ? ma seule présence fit trembler Hector, que sa valeur ne put sauver de mes coups ; et tu oses me menacer de la mort! Sache que le moment où je parle est pour toi le dernier. Mars lui-même, que tu te vantes d'avoir pour père, ne saurait t'arracher de mes mains. Ton trépas n’est pas moins assuré que celui du daim faible que rencontre dans la montagne un lion affamé. N'as-tu pas appris combien j'immolai de Troyens sur les rives du Xanthe? ou si tu le sais, les dieux ont sans doute troublé ta raison, pour mettre fin à tes destinées ». A ces mots, levant d'une main robuste sa lance meurtrière, ouvrage du Centaure Chiron, il en frappe au-dessus de la mamelle droite la belliqueuse Penthésilée. Un sang noir en coule aussitôt ; ses membres s'affaiblissent ; elle laisse tomber sa hache pesante ; ses yeux se couvrent des ombres de la nuit, et la douleur pénètre son âme. Toutefois respirant encore et voyant fondre sur elle son mortel ennemi, elle hésite quelque temps si elle lui opposera son épée, si elle descendra pour le fléchir, ou si enfin elle essayera de le gagner par l'appât de l'or, appât séducteur pour tous les mortels, quelque emportés qu'ils soient par le courage; peut-être espérait-elle encore que respectant sa jeunesse, il n'aurait pas la cruauté de trancher le fil de ses jours. Telles étaient ses pensées ; mais les Dieux en avaient autrement ordonné. Achille, n'écoutant que sa fureur, perce tout à la fois l’héroïne et son coursier, plus léger que les vents. Comme celui qui se hâte de préparer un festin, traverse d'un même fer les viandes qu'il va présenter au feu ; ou comme un chasseur lance sur le cerf un trait avec tant de force, que la pointe traversant le corps de l'animal, s'enfonce dans le tronc de l'yeuse ou du larix voisin : ainsi le fils de Pelée perce d'un même coup et l'Amazone et le coursier sur lequel sa tête demeure penchée. Tel on voit abattu le sapin brisé par les Autans, jadis nourri sur le bord d'un ruisseau qu'il embellissait de son ombre, il élevait au-dessus des autres sa tête altière; mais dans un instant la fureur de Borée te renverse et le dépouille de sa riche parure : telle courbée sur son coursier, expirant, l'Amazone est précipitée sur le champ de bataille, et sa lance est rompue du poids de sa chute. Dès que les Troyens virent Penthésilée vaincue, ils se retirèrent vers leurs murailles, accablés de la plus vive douleur. Quand les orages déchaînés sur le vaste Océan: font échouer le vaisseau, les matelots se jettent à la nage pour gagner le port ou la terre qu'ils aperçoivent, et s'étant enfin sauvés des flots après d'incroyables fatigues, ils déplorent la perte de leur navire et celle de leurs compagnons ensevelis dans l'abîme des mers; ainsi les Troyens, échappés du carnage et fuyant vers la cité de Priam, pleurent la fille du dieu Mars, et la mort de leurs concitoyens tués dans la mêlée. « Achille s'applaudissant de sa victoire : imprudente, dit-il, reste donc étendue sur la terre, que ton corps soit la proie des oiseaux avides et la pâture des plus vils animaux. Qui te poussait à te mesurer avec moi ? Tu te flattais qu'après avoir massacré les Argiens, tu serais comblée des riches dons du roi Priam ; mais devais-tu espérer des immortels une si haute faveur? Nous sommes les plus grands des héros de la terre, l'élite des guerriers de la Grèce et le fléau des Troyens; tu ne pouvais donc attendre qu'une fin malheureuse, lorsque les destins ennemis et ton propre caprice t'ont fait abandonner les occupations de ton sexe, pour tenter les hasards de la guerre si fatale aux hommes mêmes ». En achevant ces paroles, le fils de Pélée retire sa lance du corps de l'Amazone et des flancs de son coursier, palpitants encore l'un et l'autre sous le fer qui les avait percés. Il détache son casque aussi brillant que la clarté des cieux ou les rayons de l'astre du jour. La poussière et le sang n'avaient point défiguré les traits de cette reine guerrière, et, malgré ses yeux éteints, on remarquait encore les grâces de son visage. Les Grecs qui l'environnent, étonnés de sa beauté, croient voir une déesse : étendue avec ses armes, elle ressemblait à l'intrépide Diane, qui, lassée d'une course où elle a terrassé les lions, goûte à l'ombre d'un bois touffu les douceurs du sommeil. Cypris, pour exciter de vifs regrets dans l'âme du vainqueur, avait conservé à Penthésilée, même après son trépas, tous les charmes qui l'avaient fait admirer pendant sa vie. Plusieurs Grecs souhaitaient de jouir dans leur patrie des chastes embrassements d'une épouse aussi belle. Achille lui-même se reprocha de lui avoir donné le coup mortel, et de s'être privé du bonheur de posséder dans les riches contrées de la Phthie, cette reine fameuse que sa taille et ses attraits rendaient égale aux immortelles. Mars, perdant une fille chérie, ne peut contenir sa douleur ; il part aussitôt de l'Olympe. Tel le tonnerre, lancé du haut des Cieux par un bras tout-puissant, éclate sur la terre ou sur les vastes plaines de Neptune : tel indigné de la fin déplorable de Penthésilée, Mars traverse tout armé l'immensité des espaces célestes. Les vents, enfants de Borée, lui avaient déjà porté cette accablante nouvelle. Non moins rapide qu'un tourbillon, il vole sur le sommet de l'Ida. Sous ses pas tremblent au loin les collines, les fleuves, les torrents et le pied des montagnes. Ce jour de sa colère eût été funeste aux Thessaliens, si Jupiter du haut de son trône n'eût épouvanté le Dieu, par les éclairs et les coups redoublés de la foudre, dont les carreaux volaient devant lui dans les airs enflammés. Reconnaissant à ce bruit les ordres du maître de l'Olympe, il n'osa, malgré son courroux, s'avancer jusqu'au champ de bataille. Telle une masse énorme, détachée d'un roc escarpé par les tempêtes et la foudre, fait en roulant retentir les vallées, et se précipite avec une vitesse incroyable jusques dans la plaine où son impétuosité cesse tout à coup : tel Mars, descendu de l'Olympe sur l'Ida, s'arrête et modère sa bouillante ardeur. Les immortels eux-mêmes doivent céder à celui dont ils ne peuvent égaler la puissance. Cependant mille pensées agitent encore son esprit. Tantôt effrayé des menaces du fils de Saturne, il veut remonter au Ciel ébranlé par le tonnerre; tantôt il est résolu de tremper ses mains dans le sang d'Achille. Enfin se rappelant que Jupiter même a perdu dans les combats plusieurs de ses fils, qu'il n'a pu soustraire aux ordres du destin, il s'éloigne de l'armée des Grecs : s'il eût osé s'en approcher, la foudre l'aurait écrasé, comme autrefois les Titans rebelles; mais le Dieu des combats fut plus prudent que ces fils de la Terre. Tandis que les Grecs dépouillent les morts de leurs armes couvertes de sang, Achille désolé ne peut éloigner ses regards de celle qu'il vient de priver de la vie ; un mortel chagrin le dévore, et il parait aussi touché de sa perte, qu'il l'avait été de celle de son fidèle Patrocle. Ce fut alors que Thersite lui fit ces reproches sanglants. « Eh quoi! Achille, tu pleures une étrangère qui ne s'arma que pour exterminer jusqu'au dernier des Grecs. Quel coupable aveuglement te fait regretter une femme ennemie, autant qu'une jeune beauté que tu désirerais pour compagne, et à qui tu aurais fait des présents, pour t'assurer de sa foi? Que n'as-tu préféré de mourir sous les coups de cette Amazone pour qui tu parais si sensible? Faut-il que la vue d'une femme éteigne en ton âme tout sentiment de vertu, et te fasse oublier le courage, la sagesse et la force dignes des héros? Ignores-tu donc les malheurs que se sont attirés les Troyens, complices de l'attentat de Paris ? Non, rien n'est plus à craindre pour les mortels que l'amour du plaisir : il ôte la raison à l'homme le plus sage. Les combats et leurs succès ont de quoi flatter un guerrier, mais la volupté seule peut satisfaire un cœur lâche ». Le fils de Pélée, qu'indignent ces paroles, lève un bras puissant et frappe Thersite d'un coup si rude qu'il lui rompt la mâchoire. L'impudent tombe à la renverse, et l'âme de ce misérable se sépare de son corps hideux. Toute l'armée applaudit, à ce trait de vengeance. Thersite, le rebut des Grecs par sa laideur, n'avait cessé d'insulter ses concitoyens. Chacun d'eux dit alors hautement : « c'est ainsi qu'on doit punir une langue téméraire, source féconde des maux les plus funestes ». Achille, encore bouillant de colère adresse ces mots à son imprudent agresseur : « Que la poussière qui te couvre, ensevelisse avec toi tes reproches odieux. Il ne sied pas à un homme méprisable de contredire un guerrier puissant. Tu as trop longtemps fatigué par tes injures la patience d'Ulysse ; mais pour se venger de toi, 1« fils de Pelée ne veut d'autres armes que sa main, et tu péris par ta propre faiblesse. Vas donc loin de nous débiter parmi les morts, tes aigres et importuns discours ». Ainsi parlait Achille ; mais Diomède seul, entre les Achéens, ne put lui pardonner le meurtre de Thersite qui était du même sang que lui. Thersite en effet, descendait de l'incomparable Agrius, frère du divin Oënée, et celui-ci avait donné le jour au courageux Tydée, qui fut la gloire des Argiens et que Diomède se glorifiait d'avoir pour père. Outré de l'affront qu'il vient de recevoir, le fils de Tydée lève sa main pour frapper Achille ; mais il est arrêté par les Grecs réunis autour de lui. On retient d'un autre côté l'impétueux fils de Thétis, et les deux héros, sur le point de vider leur différent les armes à la main, se laissent fléchir par les prières de leurs amis rassemblés. Le sort funeste de Penthésilée toucha les Atrides eux-mêmes. Pleins d'admiration pour sa valeur, ils consentirent que les Troyens emportassent son corps et ses armes dans les murs bâtis par Ilus. Priam, voulant que cette courageuse fille de Mars reposât avec son coursier dans le monument du puissant roi Laomédon, l'avait envoyé demander aux Grecs. Il fit dresser devant les portes de Troie, un vaste bûcher où fut placé le corps de cette guerrière avec toutes les richesses qu'il convenait de livrer, aux flammes, après la perte d'une grande reine. Lorsque le feu-animé par Vulcain, eut tout dévoré, chacun à l'envi, s'empressa d'éteindre les brasiers en versant dessus des vins odoriférants. Les os furent ensuite recueillis avec soin, et après qu'on eut répandu sur eux des parfums exquis, on les déposa dans une urne profonde, où l'on fit couler la graisse d'une génisse, choisie parmi les troupeaux qui paissaient sur les montagnes de l'Ida. Les Troyens pleurèrent la divine Amazone, comme leur propre fille, et l'ensevelirent auprès des murs, dans la tour magnifique, où reposaient les cendres de Laomédon. Ces devoirs funèbres furent agréables au Dieu de la guerre et aux mânes de sa glorieuse fille. Près du même lieu furent inhumées les Amazones ses compagnes, tuées en combattant avec elle. Les deux Atrides ne leur envièrent pas les honneurs de la sépulture ; ils permirent aussi qu'on enlevât les corps et les armes des Troyens étendus sur le champ de bataille. La colère contre des morts est inutile : un ennemi mort n'est plus digne que de pitié. Les Grecs brûlèrent aussi les guerriers qui avaient succombé sous le fer des Troyens et de Penthésilée. Celui dont la perte leur causa les plus vifs regrets, fut Podarque, égal en bravoure à son illustre frère Protésilas, tué auparavant par Hector. On inhuma les autres à quelque distance du lieu où s'était donné le combat; mais Podarque fut le seul à qui on érigea un magnifique tombeau. Enfin, après avoir enterré séparément le corps informe de Thersite, les Danaëns retournèrent à leurs vaisseaux, donnant à la valeur d'Achille, les éloges les plus pompeux. Déjà le jour s'effaçait; le soleil replongeait ses feux dans l'Océan, et la nuit obscure répandait son ombre sur la terre. Le fils de Pelée soupa dans la tente d'Agamemnon. Les autres chefs passèrent la nuit au milieu des festins, en attendant le retour de la divine aurore.
Fin du premier Chant.NOTES DU CHANT PREMIER.AVIS.J'ai entrepris et fini ma traduction sur le texte d'Alde Manuce, quelque fautif qu'il fût, sans consulter ni traducteurs, ni commentateurs. Après mon travail, j'ai trouvé chez eux des corrections que j'avais déjà faites moi-même ; j'ai suivi leurs opinions dans plusieurs autres circonstances où j'aurais peut-être aussi bien fait de m'en tenir à la mienne. Du reste, le lecteur n'attend pas que je lève, dans les notes qui suivent, toutes les difficultés de géographie ou de mythologie que le texte peut faire naître ; je me suis borné à celles qui m'ont paru mériter plus d'attention. 1) Comme l'auteur je désigne les Grecs par les noms d'Argiens, d'Achéens, de Danaéens ; on entend mieux, ce me semble, que l'armée était composée de différents peuples, sous la conduite d'Agamemnon. 2) Les pas de l’aurore. Rodosphuros roseis cruribus. litter. L'Aurore aux pieds de Rose. Cette épithète que le poète ne répète plus, est aussi noble, et ne fait pas moins image que celle aux doigts de Rose dans Homère. 3) Sur la gauche. Cicéron a remarqué avant nous, (lib. 2 de Divinatione) que la gauche était d'un mauvais augure chez les Grecs et les barbares, et d'un très bon augure parmi les Romains, ita nobis sinistra videntur, Graiis et barbari dextra meliora. Le vers d'Homère, cité par Cicéron, est semblable à celui de Quintus qui fait le sujet de cette note. Le poète latin Ennius prend au contraire la gauche pour un signe favorable. Virgile a dit; dans le même sens, Géorgiq. lib. 4, v. 861 ………………………………..Siquem Numina laeva sinunt auditque vocatus Apollo. et ailleurs, lib. 2, v. 693, et lib. 9, v. 631, on voit aussi dans le panégyrique de Trajan, par Pline le jeune, que la gauche était de bon augure chez les Romains. Cyrus au rapport de Xénophon, plaçait à sa gauche (suivant la coutume des Perses et des autres barbares) Ceux qu'il voulait honorer. Pour rendre raison de cette différence dans les augures, on adit (Encyclop.) « que les Grecs observaient les augures en se tournant vers le Septentrion, au lieu que les Romains se tournaient vers le midi, de sorte que la droite et la gauche de ces deux peuples étant opposées dans le temps de l'observation, les résultats ont dû être différents », au moins en apparence, quoique la droite fut peut-être en toute autre occasion le signe heureux, et marquât également chez les deux peuples, la place la plus honorable ; mais si cette explication était recevable, pourquoi des auteurs latins et Virgile lui-même prendrait-il en plusieurs endroits la gauche pour mauvais présage. Syrius ardor nascitur, et laevo contristat numine cœlum. Lib. 10, v. 275. ………………………………..Pecorique sinister. Géorg. lib. 1, v. 444 Sœpe sinistra cava ab ilice cornix. Eglog. 1. Dira-t-on qu'il ne s'agit point là d'augures ni de présages ; les passages cités, et plusieurs autres prouveraient le contraire ; dira-t-on que le poète faisait allusion à la coutume des Grecs, et non à celle de son pays, mais comment le prouver ?... 4) Soldats. Quelques-uns trouveront peut-être ce terme impropre, et diront que lès guerriers des temps héroïques n'étaient pas à la solde de leurs chefs, comme si le partage du butin n'équivalait pas à une paye réglée. 5) Tisiphon. Le texte d'Alde Manuce porte Siphone, femme de Méneptolême, et les traducteurs que j'ai suivis bellicosi (Meneptolemoio) Tisiphoni uxorem Meneptolemos, peut aussi bien être un nom propre, et Siphone une corruption de (Saophrona) prudente, épithète donnée à la femme de Méneptolême. Je n'ai fait cette remarque que pour épargner au lecteur des explications inutiles, dans plusieurs autres endroits où j'ai suivi une leçon plutôt qu'une autre, sans en donner de raison. 6) Aux mânes. Je me sers sans scrupule de ce mot, quoique latin d'origine, parce que les Romains appelaient mânes les mêmes divinités subalternes, que les Grecs nommaient Dieux terrestres, Dieux souterrains. Au reste les deux peuples désignaient les morts (révérés) sous la même dénomination d'âme, d'ombre, d'image, etc. etc. On voit en effet dans Homère, Odyss., lib. 11, et dans Virgile les mêmes cérémonies dans leur culte des mânes, les mêmes sacrifices pour les évoquer, ou pour se les rendre propices. On supposait que l'âme des héros vertueux, auxquels on avait rendu les honneurs funèbres, était conduite dans l'Elysée, où elle recevait une espèce d'apothéose, une portion de puissance divine, sur les vivants qu'elle pouvait et protéger et punir. Ces âmes sortaient, la nuit surtout, des lieux souterrains, fréquentaient ceux où reposaient les cendres du corps qu'elles avaient animé, apparaissaient aux personnes qu'elles avaient connues, et retournaient avant l'aurore dans leurs demeures. De là le soin d'inhumer les morts, et la crainte de les voir errer faute de sépulture. Cette croyance supposait aussi celle de l'immortalité de l'âme.
|