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NONNOS

DIONYSIAQUES

 

 

TRENTE-HUITIÈME CHANT

Oeuvre numérisée et mise en page en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

 

CHANT TRENTE-HUITIÈME

 


Ici le trente-huitième livre fait voir le destin de Phaéton le malheureux cocher, consumé par l’ardente foudre.


Le combat a cessé. Les troupes se retirent dans leurs asiles de la forêt et se réunissent sous leurs tentes. Les égipans campagnards s'établissent le soir dans les antres et dans les creux que la nature a formés pour la solitaire lionne. Les satyres pénètrent dans les grottes de l'ourse; et de leurs ongles aigus, sans le secours du fer tranchant, ils se creusent un lit étroit dans la roche, jusqu'à ce que l'aube lumineuse brille et leur annonce, comme aux Indiens, l'éclat florissant d'une paisible aurore : car le temps, dans son cours circulaire, a prolongé la trêve entre les assaillants de Mygdonie et la résistance des Indiens; il n'y a plus ni lutte ni carnage; et, depuis six ans, le bouclier de Bacchus gît loin du combat sous les toiles de l'araignée (01).

Mais aussitôt que les Heures ont amené la septième année, un signe céleste s'est manifesté ; incroyable prodige et présage favorable à Bacchus. Une obscurité soudaine s'élève au milieu du jour; un nuage étend son voile ténébreux sur l'orient et cache le soleil ; en l'absence de ses rayons les collines s'assombrissent. Des feux incertains tombent à l'aventure et en grand nombre détachés du char céleste. Une immense pluie inonde la superficie de la terre, et les roches sont lavées par les torrents des airs jusqu'à ce que le brûlant Hypérion (02) se soit emparé péniblement de son siège et qu'il ait reparu dans les hauteurs du ciel.

Alors un aigle prophétique se montre dans les routes de l'empyrée aux regards affligés de Bacchus : il tient dans ses serres un serpent cornu (03) ; celui-ci recourbe sa tète audacieuse eu replis tortueux ; puis il glisse de lui-même et tombe dans les flots de l'Hydaspe. Aussitôt un silence effrayant règne dans l'innombrable armée. Le prudent Idmon (04), nourri dans les secrets de la muse Uranie qui connaît les voies harmonieusement circulaires des astres, est le seul qui ne tremble pas ; sa profonde science a calculé les cercles de la lune ombragés par le soleil qui s'y entrelace, la flamme rougissante sous un cône ténébreux qui éclipse la marche de l'invisible Phaéton, les roulements du tonnerre, le mugissement aérien des nuages déchirés, la flamboyante comète, l'éclat des météores et les bonds embrasés de la foudre : enfin ses méditations sur les œuvres de la déesse Uranie ont rassuré son esprit ; et tandis que chacun s'épouvante, le vieux devin Idmon, d'un visage souriant, encourage le peuple entier ; ses lèvres témoignent une inébranlable confiance; et il affirme quelle victoire avant peu va mettre fin à la longue guerre.

Érechthée, à la vue de ces signes du souverain des dieux, demande aussi au Phrygien (05), devin expérimenté, s'ils sont favorables aux Indiens ou à Bacchus leur exterminateur; Érechthée ne souhaite pas tant la fin des batailles qu'il ne désire entendre les récits de l'Olympe embellis d'attrayants mystères, l'ordre des planètes, la lune périodique, enfin ces ténèbres diurnes qui ont résisté à l'éclat voilé de Phaéton lui-même. Les citoyens de la vieille Attique ont toujours été crédules auditeurs des fables qui traitent des dieux.

Le vieil interprète des oracles l'écoute. Sa main, au lieu du laurier de Panope, agite les thyrses consacrés à Bacchus, et sa bouche laisse échapper cette sentence:

« Érechthée, tu veux entendre pour le plaisir de ton esprit, un récit que connaissent seuls les dieux habitants de l'Olympe. Quant à moi, je te dirai que m'a appris mon Daphnéen (06) Apollon. Ne crains ni cet éclair, ni ces feux errants, ni la marche assombrie du soleil, ni cet oiseau de l'Olympe qui est l'avant-coureur de la future victoire de Bacchus. Comme le dragon cornu blessé de la pointe acérée des serres de l'oiseau ravisseur, et enlevé sur ses ailes rapides, est tombé dans les courants du fleuve, et comme le vieil Hydaspe a englouti le reptile inanimé, ainsi les flots paternels recouvriront ce Dériade, dont l'apparence est semblable à son père aux cornes de taureau. »

Ainsi dit le vieillard prophète. L'armée entière se réjouit de l'oracle; plus qu'elle encore, le citoyen d'Athènes l'accomplie, mêle la joie à son étonnement et se livre aux plus douces espérances, comme si déjà après la guerre des Indes, il triomphait au milieu de Marathon.

C'est alors que Mercure, messager de Jupiter, descend des cieux auprès de son frère Bacchus qu’il trouve seul auprès des coteaux dont il aime le séjour et il lui adresse ces paroles pour le rassurer de la victoire :

« Ne crains pas le prodige de cette nuit diurne, courageux Bacchus : c'est un signe précurseur de la victoire que t'envoie le père des dieux. Pour moi ce soleil qui brille une seconde fois, c'est l’éclatant Bacchus; et la ténébreuse nuée, c'est le noir et téméraire Indien. C'est là ce que représentent les airs. Comme l'obscurité a effacé et dérobé la lumière de la brillante aurore, et qu'ensuite le soleil, reparaissant au haut de son trône flamboyant, a dissipé la sombre nuée ; ainsi, toi-même, après avoir secoué loin de tes paupières l'image obscure et invisible de l'infernale furie, tu resplendiras encore tel qu'Hypérion. Jamais le vieillard éternel, le Temps, n'a amené un tel prodige, depuis le jour où, étourdi par la vapeur du feu divin, Phaéton, à demi consumé, tomba la tête en avant du trône illuminateur du Soleil, et fut englouti par le fleuve des Celtes. Sur les rives de l'Éridan, les Héliades pleurent encore de leurs rameaux plaintifs le jeune audacieux. »

Il dit ; Bacchus accueille avec joie cette espérance de la victoire ; puis il interroge Mercure et veut apprendre ce récit olympien, cher aux Celtes de l'Occident : comment Phaéton roula dans les airs, et d'où vient que les Héliades, auprès des eaux compatissantes de l'Éridan, sont devenues des arbres, et de leurs rameaux touffus distillent dans les flots des larmes étincelantes.

Ces questions délient la bouche du bienveillant Mercure, et il fait résonner le poème divin en faveur de Bacchus qui se plait à l'apprendre :

« Aimable régulateur de la vie humaine, ô Bacchus! puisque tu es avide de connaître ces fictions antiques, je vais te raconter dans son ordre régulier toute la fable de Phaéton.

« Le bruyant Océan, qui entoure le globe de sa ceinture et pousse autour de la limite qu'il baigne les ondes dont il ébranle la terre, vit dans un hymen des eaux, naître de son union primitive avec Téthys, Clymène : c'est la plus belle des vierges que jamais l'humide Téthys ait nourrie de son sein ; c'est la plus jeune des néréides aux bras éclatants. Pour sa beauté, le soleil, qui sous douze mois arrondit l'année, et parcourt en cercle la route aérienne des sept zones ; pour elle, le dispensateur du fou éprouve lui-même un autre feu; le flambeau des Amours l'emporte sur la flamme de son char et sur l'éclat de ses rayons; car, atteignant l'Océan qu'il rougit et où il baigne son corps brûlant dans les vagues orientales, il a aperçu près de lui la nymphe qui nage nue et joue dans les flots paternels. Elle resplendit au sein des ondes, telle que la Lune tout entière, quand elle a rempli le cercle éclatant de sa double corne, se réfléchit le soir dans les eaux. Lorsque Clymène, à demi nue (07), se redresse sur la mer, ses joues lancent leurs traits de rosé contre le Soleil ; et sa forme se réfléchit dans les courants. Aucune écharpe alors ne voile la blancheur de son sein, dont la rondeur élégante éblouit la plaine liquide.

« Le père donna sa fille au guide du char aérien : les Heures légères célébrèrent l'hymen de Clymène avec le Soleil illuminateur. Les naïades y dansèrent sous le réduit nuptial des eaux. La nymphe féconde subit l'union rayonnante, et reçut dans ses bras humides son brûlant époux; la phalange des astres présida au mariage ; l'étoile de Cypris, Héosphore en fut le précurseur, et fit entendre le chant d'hyménée. Au lieu des torches nuptiales, la Lune éleva dans les airs son chaste éclat. Les Hespérides jetèrent de grands cris ; et, d'accord arec Téthys, l'Océan, en faveur de sa fille, fit retentir la grande voix de son gosier à mille sources.

« Sous ce fécond hymen, Clymène vit sa taille s'arrondir ; et de ses flancs, que le temps avait mûris, surgit un fils illuminateur et divin. Autour de l’enfant, l'air, domaine de son père, fit entendre un chant en l'honneur de sa naissance; les filles de l'Océan le reçurent au sortir du sein de sa mère, le lavèrent dans les flots de son aïeul, l'enveloppèrent de langes ; et les astres, accoutumés à plonger dans leur marche brûlante sous les flots de l'Océan, l'entourèrent ainsi que la Lune Ilithye (08), qui jetait alors sa plus vive lueur. Le soleil voulut que son fils portât son nom de Phaéton, si conforme à sa beauté, et déjà sur le visage de l'adolescent rayonnait une lumière, sœur de sa propre lumière.

« Souvent, dans les jeux habituels de l'éducation, l'Océan soulevait Phaéton sur ses flancs arrondis, puis le lançait droit et bondissant de lui-même dans les routes de l'Éther, à l'égal des brises vagabondes; enfin, il le recevait, à son retour des airs, dans ses bras pour l'y renvoyer encore ; mais lui, se ramassant dans un élan circulaire, évitait les mains adroites et mobiles de l'Océan ; et se précipitait, par une pirouette rapide, dans les profondeurs des eaux : à ce présage de la destinée, le vieillard gémit, reconnaît les divins oracles et garde un silence prudent, pour ne pas alarmer l’heureuse Clymène, et l'affliger en lui prophétisant l’amère destinée que les Parques réservent à son fils.

« A peine élevé et sans barbe encore, il habitait tantôt la maison de sa mère Clymène, tantôt les prairies de la Sicile, où il séjournait souvent auprès de Lampétie, gardant ses bœufs et ses brebis. Là, fabriquant des harnais, et tressant les écorces amincies des arbustes fleuris en forme de fouet, il passait des freins d'un nouveau genre à quatre de ses agneaux. Ensuite, jaloux de l'art de son père, le divin conducteur, il adaptait un essieu artistement taillé à un char de bois, et façonnait une sorte de roue par des cercles liés entre eux: puis il créait une étoile du matin fictive avec des fleurs argentées qu'il enroulait en couronne, et la plaçait en avant de son char, si bien orné, pour imiter l'astre matinal : enfin, dressant d'un côté et de l'autre de ses coursiers une torche brûlante, et copiant son père par de factices rayonnements, il chevauchait tout autour de l'île que la mer frappe de ses flots.

« Grandi, et dans la fleur de l'adolescence, il s'approchait des flammes paternelles ; il soulevait de ses petits bras les brûlants harnais et le fouet étoilé. Il prenait soin de la roue, et s'amusait à flatter les coursiers de ses mains de neige, ou serrait de ses doigts le mors flamboyant. La passion de guider les chars le transporte; assis sur les genoux de son père, il verse des larmes suppliantes, et lui demande son siège de feu et son attelage aériens. Le père refuse; alors il le presse de prières plus insinuantes et de plus de caresses. Enfin, pour lui faire oublier le char des airs, le tendre père dit à son enfant de cette voix qui traverse l'espace :

— « O fils du Soleil, rejeton chéri de l'Océan, demande une autre faveur. Que te fait le char de l'Olympe? Laisse-là cette carrière et cet inimitable exercice. Tu ne pourrais diriger mon char, dont je suis à peine le maître moi-même. Jamais l'intrépide Mars ne s'est armé de la foudre brûlante; son harmonie, c'est le clairon, et non le tonnerre. Apollon, qui conduit un cygne ailé et non un coursier rapide, ne vibre point l'éclair brûlant de son père. Mercure a un caducée, et ne porte point l'égide paternelle. Vulcain ne manie pas les nuées de l'auteur de ses jours, mais il frappe l'enclume de fer auprès de ses fourneaux où il n'amène que les haleines fictives d'un vent fictif, et on ne l'appelle pas l'assembleur de nuages comme le fils de Saturne. Mais quoi ? diras-tu, il a bien donné l'étincelle de la foudre à Zagrée : oui, Zagrée reçut la foudre, et y trouva la mort. Crains, mon fils, de subir aussi des châtiments tout pareils. — Il dit, mais sans le persuader; l'enfant battit son père, et versa sur ses vêtements de plus brûlantes larmes. Puis il caressa de sa main la barbe étincelante de l'auteur de ses jours, et, dans ses supplications, il courba jusque sur le sol sa tète inclinée. A cette vue, le père eut pitié de son fils. La plaintive Clymène redoublait ses instances ; et, le Soleil qui connaissait au fond du cœur les inflexibles décrets de la Parque, consentit enfin douloureusement ; il essuya de sa robe le ruisseau de larmes qui ne cessait de couler sur le visage de Phaéton, baisa ses lèvres, et lui adressa ces paroles :

— « Il est en tout douze maisons de l'air enflammé, reliées ensemble par le cercle élégant du zodiaque; séparées, mais rangées l'une à côté de l'autre, elles forment la voie oblique et contournée dans laquelle seule se meuvent les planètes fixes. Saturne, rampant sur ses genoux tardifs, visite, en tournant, chacune de ces demeures, jusqu'à ce qu'au-dessus des rondeurs de la septième zone il voie péniblement s'achever trente retours de la lune ; au-dessus de la sixième, Jupiter, opposé à son père, marche plus vite que lui, et termine sa course dans l'année ; à la cinquième, Mars, l'étincelant voisin de son père, fournit sa carrière en soixante jours ; et moi qui me lève dans la quatrième, je traverse circulairement sur mon char le pôle tout entier, chassant devant moi les orbes tortueux des Ourses célestes. Entouré des quatre Saisons, je conduis la carrière des temps sur une ligne uniforme jusqu'à ce que j'aie dépassé en entier l'une de ces demeures et accompli l'espace accoutumé du mou ; je ne laisse point ma marche inachevée, je ne retourne jamais sur mes pas, ni ne me hâte sur ma route. J'abandonne aux autres astres qui se contrarient leurs progressions sinueuses et vagabondes; ramenés à la fois en avant et en arrière, ils ne poursuivent leur carrière qu'à demi, et en l'interrompant pour recevoir sur deux faces mon universelle lumière ; parmi eux, la Lune cornue, en finissant sa révolution et en éclairant le pôle de sa blancheur, produit le mois par ses feux réguliers, quand elle se montre d'abord à demi, puis entamée, et déployant toute l'étendue de sou front. Pour moi, dans une voie opposée à la sienne, j'arrondis mon éclat qui va mûrir les moissons de la terre, je dirige ma marche éternelle et circulaire autour de la ligne du zodiaque, et je crée les mesures du temps, puisque, de maison en maison, j'achève un seul cercle et forme le cours régulier de l'année.

« Que mes coursiers impétueux n'aillent pas l’égarer dans les airs. Ne va pas, en apercevant devant toi douze voies, passer trop vite d'une maison dans l'autre. Quand tu monteras avec ton char sur le Bélier, ne le presse pas d'arriver au Taureau. Quand tu tiendras sous ton joug le Scorpion céleste, ne recherche pas pour avant-coureur à ton timon son voisin, avant que tu n'aies fourni les trente portions du mois. Surveille la pointe des Poissons, de peur qu'ils ne viennent en rampant arrondir leur cône ténébreux autour de ton char, et que, l'ombrageant ainsi, ils ne dérobent toute ta lumière. Contiens tes coursiers dans les limites de leur chemin habituel. Ne t'emporte pas à l'aspect des cinq cercles parallèles que parcourent les Ourses entrelacées l'une à l'autre dans leur tortueuse circonférence, et ne quitte jamais le sentier accoutumé de ton père.

« Écoute-moi bien, et je vais tout t'apprendre ; lorsque, en m'élevant au centre du montre, je rencontre le Bélier, l'astre ombilical de l'Olympe, je crée le Printemps, et marchant vers la ligne tropicale, avant-courrière du Zéphyre, partageant dans une égale balance l'empire de la nuit et de l'aurore, je règle la marche de la saison des rosées qui voit venir l'hirondelle. Quand j'arrive dans la ligne inférieure, en face du Bélier, et qu'égalisant encore les jours, j'éclaire les deux côtés de la Balance et proportionne une seconde fois la lumière et les ténèbres, j'amène la saison de l'Automne qui fait tomber les feuilles ; dans le mois qui leur est fatal ; je ne jette plus qu'une lumière diminuée sur le globe terrestre, et j'apporte ainsi aux hommes l’Hiver sur la croupe pluvieuse du poissonneux Capricorne, afin que la terre, recueillant les ondées conjugales et une humidité créatrice, prépare en son sein des dons vivifiants pour les agriculteurs. Enfin j'arme l'Été, messager de Cérès, de tous ses épis, lorsque, tourmentant la terre échauffée de mes plus brillants rayons, je m'élève au plus haut point de carrière sur le dos du Cancer, opposé au Capricorne glacé, et que je grossis à la fois et le raisin et le Nil. En partant, laisse de côté Cerné, que tu verras près de toi, et suis fidèlement la route que t'indique l'étoile du matin; ce guide ne peut égarer ta carrière, et les douze Heures circulaires la dirigeront aussi dans leur marche alternative (09).

« Il dit, et il affermit sur la tête de Phaéton le casque d'or; il couronne son fils de ses feux, arrondit sur sa chevelure les sept rayons (10), attache en écharpe autour de sa tête la ceinture argentée; il l'enveloppe de la robe brûlante, passe à ses pieds les brodequins incandescents et lui livre son char. Les Heures amènent de la crèche orientale les coursiers flamboyants du Soleil; l'intrépide Héosphore, s'approchant du joug, boucle le brillant harnais sur leur tête soumise.

« Phaéton monte ; son père lui tend les rênes, les rênes éblouissantes, le fouet étincelant, et il frémit en silence, à la pensée de la courte existence de son fils: près de la rive, Clymène (11), à demi voilée, regarde le jeune conducteur du char enflammé, et son cœur maternel attendri palpite de joie.

« Déjà pâlit l'étoile humide et rougissante ; Phaéton, baigne des ondes de l'Océan son aïeul, s'élève et montre son disque matinal : le guide téméraire des coursiers illuminateurs considère d'en haut le ciel émaillé sous le chœur des astres, et encerclé des sept zones; il voit les étoiles errantes en face de lui, et la terre, semblable à un cône Axé sur un axe, exhaussée sur ses vastes précipices et fortifiée de tous cotés par les vents qui protègent ses voûtes ; il voit les fleuves et les bords escarpes de l'Océan repoussant les flots contre les flots. Mais tandis qu'il tend son regard vers les cieux et qu'il contemple les penchants des astres, les diverses tribus de la terre, la surface mobile des mers comme les bases arrondies du monde infini, les ardents coursiers entraînant leur joug ont dépassé le cercle accoutumé du zodiaque : l'inexpérimenté Phaéton, armé du fouet de feu, en frappe leur crinière dans sa fureur : et, furieux à leur tour, les coursiers, effrayés de l'aiguillon d'un guide qui ne sait pas les ménager, se précipitent malgré eux sur la barrière de leur antique route, et attendent une seconde direction de leur conducteur accoutumé : ils courent à l'aventure autour de la ligne du pôle. Le tumulte naît aux confins du Midi comme aux penchants arctiques de Borée. Les Heures légères debout sous les portiques célestes s'étonnent de ce jour étrange et inconnu ; l'Aurore tremble; et l'astre du matin s'écrie :

— « Où vas-tu, cher enfant? Pourquoi cette colère en dirigeant tes coursiers ? Ménage ton noble fouet ; surveille à la fois la marche des constellations fixes ou mobiles, de crainte que le fougueux Orion ne t'immole de son glaive, ou que le vieux Bouvier ne te frappe de son incandescente massue. Redoute aussi de tourner vers la mer, de peur que la Baleine olympienne ne t'engloutisse même au milieu des airs dans ses vastes flancs tremble que le Sagittaire, de sa corde tendue, ne décoche contre toi une flèche aux pointes de feu, que le Lion ne te dévore, ou que le Taureau céleste, recourbant sa tête, ne te frappe de sa brûlante corne ; qu'enfin un autre chaos ne survienne, ne montre en plein jours les étoiles du ciel, ou que, sur son char, l’inconstante Aurore n'aille rencontrer la Lune, à l’heure de midi. »

Il dit, et Phaéton n'en continue que mieux à diriger son char vers Notos, vers Borée, près de l'Euros ou du Zéphyrs. L'éther se confond, et ébranle l'immobile harmonie du monde; l'axe lui-même plie sous l'effort des airs, doit il perce le centre. C'est à peine si, en soutenant la sphère, le Libyen Atlas, agenouillé, peut supporter sans fléchir ce poids exorbitant. En dehors de l'Ourse, le Dragon, traînant son cercle équinoxial sur ses anneaux arrondis de son ventre, vient siffler auprès du Taureau constellé; le Lion rugit contre le Chien embrasé, réchauffe l'air du feu de sa gorge redoutable, se dresse audacieux, et, dans un élan qui secoue sa crinière, il tourmente les huit pieds de l'Écrevisse : sa queue altérée fouette derrière ses jarrets la Vierge sa voisine; et la Vierge ailée elle-même, lancée sur le Bouvier, se rapproche de l’axe et s'enlace au Chariot : Héosphore, projetai sa lueur errante sur les penchants du soir, chasse devant lui Hespéros son opposite; l'Aurore s’égare au lieu du Lièvre accoutumé, la brûlante Canicule poursuit l'Ourse maintenant haletante. Les Poissons de la sphère, quittant des deux cotés, l'un le midi l'autre le nord, bondissent dans l'Olympe auprès du Verseau ; le Dauphin plonge, et arrondit sa danse en compagnie du Capricorne. Le Scorpion, qui s’est éloigné en rampant de sa route méridionale, fait frémir même au milieu de la sphère Orion dont il effleure le glaive, et qui tremble de le voir se glisser vers la pointe de ses pieds pour les percer une seconde fois d'un dard aigu. La Lune rejetant de son front sa corne inachevée, en voile les extrémités et court au midi ; car elle ne dérobe plus son éclat emprunté aux flammes viriles du Soleil, et n’attire plus les rayons opposés de son frère. La voix et le bruit de la phalange des sept pléiades retentit autour des sept zones du ciel; animés par les cris de ces gosiers, dont le nombre est égal au leur, les planètes courent en désordre l'une contre l'autre. Cypris heurte Jupiter, Mars Saturne ; mon astre vagabond lui-même s'approche de la Pléiade du printemps, répand une clarté de famille sur chacune des sept sœurs, s'élève à demi visible auprès de ma mère Maïa, et se détourne du char céleste dont il a toujours été le compagnon et l'avant-coureur matinal. Maintenant il suit le Soleil quand il se couche, et n'envoie que derrière lui ses rayons. Et comme il divise également les planètes et marche au milieu d'elles, c'est lui que les astronomes, ont appelé le cœur du soleil. L'époux d'Europe, le Taureau olympien mugit, tendant son cou pénétré des plus humides nuées ; il a redressé, pour courir, le pied qu'il replie, et, détournant la corne aiguë de son front oblique vers Phaéton, il bat le globe céleste de ses ongles brûlants : le brave Orion tire du fourreau le glaive allongé sur sa cuisse étincelante : le Bouvier vibre sa houlette : Pégase hennit, agite dans les airs ses jarrets constellés; puis ce coursier libyen, à demi visible, s'élance dans l'orbite qui l'avoisine, frappe le pôle de la corne de ses pieds; et secoue en lin dans sa colore ses ailes, comme si, après avoir précipité de la voûte céleste Bellérophon lui-même, il cherchait encore à chasser du ciel un autre écuyer. Les Ourses circulaires ne se balancent plus, l'une sur les flancs de l'autre, auprès de la borne septentrionale du ciel; mais elles se mêlent au midi, et, près des abîmes du couchant, elles baignent leurs pieds insubmersibles dans l'Océan qui leur était inconnu.

« Le père des dieux frappa de la foudre Phaéton, qui tomba aussitôt du haut des airs dans les flots de l'Éridan (12). Il ramena l'harmonie en rattachant la chaîne des cercles, rendit ses coursiers au Soleil, replaça le char des airs à l'orient ; et les Heures légères, suivantes de Phébus, reprirent leur marche auprès de la voie primitive. La terre entière sourit de nouveau (13). La pluie féconde de Jupiter vint du haut des airs nettoyer tous les champs, et ses gouttes pénétrantes éteignirent tout ce que de leur gorge embrasée les coursiers hennissants et fougueux avaient vomi sur le sol immense.

Le Soleil se leva, reprit les rênes de son char ; les moissons grandirent, et le verger, sous l'ancienne température qui donne la vie, refleurit. Notre père Jupiter établit Phaéton dans l'Olympe; là, il est encore le Cocher dont il a le nom et la forme. Il dirige de son bras étincelant dans les cieux un char constellé, et il représente un guide emporté dans la carrière, comme s'il enviait encore, même au sein des astres, le char paternel. Le fleuve consumé parvint aussi dans la sphère céleste par les décrets de Jupiter; l'onde tortueuse du brûlant Éridan s'y enroule en un cercle étoile; les sœurs (14) du guide tombé et disparu si vite furent métamorphosées en arbres (15), et les feuilles de leurs rameaux qui pleurent distillent encore une opulente liqueur (16). »

 


NOTES DU TRENTE-HUITIÈME CHANT.



Note préliminaire. — Ce chant, bien mieux encore que le second, semble dédié plus spécialement à l'astronomie par notre poète égyptien. C'est un tableau complet de la sphère : et, dans son enthousiasme lyrique, Proclus l'a resserré en trois vers de son hymne au Soleil :

Ζωσάμενοι δὲ πλάνητες ἀειθαλέας σέο πυρσοὺς
αἰὲν ὑπ' ἀλλήκτοισι καὶ ἀκαμάτοισι χορεάις
ζωογόνους πέμπουσιν ἐπιχθονίοις ῥαθάμιγγας.

« Ces astres errants, qui ceignent tes ardentes flammes de leurs danses incessantes et infatigables, en renvoient aux mortels les vivifiantes émanations. »

(01) L'araignée. - L'image de l'araignée, qui a eu le temps de se loger dans les boucliers de Bacchus, rappelle sans doute les toiles que l'odieux insecte, κάκ' ἀράχνια (Hom., Odyss., XVI, 25), a formées dans le lit abandonné d'Ulysse, mais bien mieux encore les beaux vers de Bacchylide en faveur de la paix :

Ἐν δὲ σιδαροδέτοισι πόρπαξιν αἰ-
δᾶν ἀραχνᾶν ἱστοὶ πέλονται.

(02) Hypérion. — Hypérion, l'un des noms du soleil ; mot à mot, celui qui marche au-dessus de nous. Chez Hésiode, Hypérion est l'époux de Thia, mot phénicien qui signifie le vide ou le chaos; il est le père du « grand soleil, de l'éclatante lune, et de l'aurore qui brille pour tous les mortels. » (Théog., v. 372.) Ici le sens allégorique n'a rien d'obscur. Au reste, rien ne prouve mieux que cet épisode de Phaéthon combien Nonnos s'est éloigné du système orphique, où Bacchus était le Soleil, et où cette identité s'appuyait à son tour sur une étymologie de son nom :

Διόνυσος δ' ἐπεπλήθη
Οὔνεκα δινεῖται κατ' ἀπείρονα μακρὸν Ὄλυμπον.

(Fragm. d'Orph. chez Macrob. Saturn., 1, 38.)

Dans les Dionysiaques, quoi qu'en ait pu dire Dupuis, Bacchus n'est jamais qu'un héros de race divine, armé de prodiges et allant conquérir l'immortalité.

(03) Le serpent cornu. — Le serpent cornu touche de bien près au dragon. Le serpent, en horreur chez les filles d'Ève, avait chez les païens la renommée d'un être bienfaisant; symbole de la prudence, il était l'un des satellites d'Esculape:

Notre art des poisons même emprunte le secours,

a dit Hippocrate, par la bouche de Racine le fils; et c'est à propos de la thériaque, dont la vipère forme, dit-on, le principal ingrédient. Pindare raconte que le fils d'Apollon, Iamos, le jeune inspiré (Θεόφρονα κοῦρον, Olymp, VI), abandonné par sa mère, Évadné, sur le sol ( χαμαί), y fut nourri du miel le plus pur, par deux serpents envoyés des dieux. Nonnos reproduit fréquemment le serpent dans ses poèmes comme ornement ou préservatif; le dragon, bien au contraire, y est presque toujours effrayant et venimeux. Sans doute cette prédilection de mon poète pour les reptiles tient à son pays natal, voisin de la Libye : c'est là que Lucain a placé le rendez-vous des serpents, dont il nous a laissé une si curieuse description. Il ne faut pas oublier que le bon serpent, Cneph, en langue égyptienne, était dans le culte phénicien, et par suite dans la religion grecque, l'Agathodémon, emblème de l'Être créateur et bienfaiteur universel.

(04) Idmon - Idmon, qui signifie le Savant, somme le dit le vers 33, est l'astrologue des Indiens:

Idmona quod vatem
. . . . Medicum quod lapida dicunt
Discendas artes nomina praeveniunt. (Ausone, épigr. XX.)

Ce nom de métier est emprunté par Nonnos à Apollonius de Rhodes, ou mieux encore à Valérius Flaccus, qui attribue au devin la sérénité d'un philosophe :

Non pallore viris, non ullo horrore comarum
Terribllis, plenus fatis Phoeboque quieto. (Argon., l. I, v. 230.)

Mais ici Nonnos, fidèle à son goût pour l'astronomie, au lieu de chercher, avec les Grecs, les arrêts de la destinée dans la chair palpitante ou dans le vol des oiseaux, les place, avec les Indiens, dans les étoiles et les révolutions de la sphère. Idmon me rappelle, par analogie de nom et de fonctions, l'Ismen de la Jérusalem délivrée :

Ismen, ch' al suon de' mormoranti carmi,
Fin nella regia sua Pluton spaventa. (Ch. II, st. l.)

(05) Le Phrygien. — Le mot Phrygios désigne ici l'interprète des oracles de Rhéa, la déesse phrygienne, auquel on avait recours pour connaître l'avenir. C'est encore le pendant du sorcier que le Tasse appelle bien souvent il Mago; comme nos campagnards disent la bohémienne, quand ils vont soumettre leur main gaude à l'inspection de ces femmes nomades dont le non générique s'emprunte à tant de pays.

Veut-on savoir, à l'occasion du Phrygien, sorcier de l'armée de Bacchus, et de cet Idmon si vénéré dans les Indes, ce que pensaient les vieux Romains de leurs devins et mène de leurs aruspices? étoutons Ennius :

« Je ne fais aucun cas de cet augure marse, de ces aruspices de nos faubourgs, de ces astrologues de nos places publiques, de ces sorciers qui nous viennent d'Ilion et de ces interprètes des songes. Ce n'est ni la science ni l'art qui les inspire. Ils sont des imposteurs superstitieux, impudents, fainéants, ou insensés, à qui la faim commande ; c'est par amour du gain qu'ils prononcent des sentences de leur cru ; et ils montrent aux autres un chemin qu'ils ne savent pas suivre eux-mêmes, quand ils leur promettent des richesses au prix d'une drachme : eh bien ! cette drachme, qu'ils la prélèvent sur ces richesses, et nous rendent le surplus. »

De divitiis deducant drachmam, reddant cetera.

A ces injures, Pacuvius ajoute un dernier trait :

« Quant à ces hommes, » dit-il, «qui comprennent le langage des oiseaux, et qui tirent leur sagesse de l'inspection des entrailles étrangères plus que de leur cerveau, on peut les écouter, mais il faut se garder d'y croire. »

Magis audiendum quam auscultandum censeo

(06) Apollon Daphnéen. — C'est l'Apollon Pythien « qui rend les oracles par le laurier dans les antres du Parnasse. »

Χρείων ἐκ Δάφνης, γυάλων ὕπο Παρνησοῖο. (Hom., Hymne à Ap., v. 396.)

(07) Clymène demi-nue. — Ἀπέδιλος, mot à mot, déchaussée ; cette dernière expression appartient à Eschyle. Le choeur des Orianides dit à Prométhée : « Le bruit du marteau d'airain a pénétré jusqu'au fond de nos antres, et a vaincu ma gravité pudique. J'accours sans chaussure sur un char ailé. »

Κτύπου γὰρ ἀχὼ χάλυβος διῇξεν ἄντρων
Μυχόν, ἐκ δ᾽ ἔπληξέ μου τὰν θεμερῶπιν αἰδῶ·
Σύθην δ᾽ ἀπέδιλος ὄχῳ πτερωτῷ.
(Esch.. Prom., v. 134.)

(08) La lune llithyie. — Ilithye, quand elle n'est pas par elle-même et par excellence la déesse de l'accouchement, l'aide génératrice, partage ses attributs entre Junon, qui devient alors Junon-Ilithvie ou Junon Lucine, et Diane, la Lune, Phébé ou plutôt Hécate, la Nuit primitive.

«  O toi, » dit Orphée, « qui viens au secours des douleurs de l'enfantement sans les avoir connues. »

Ὠδένων ἐπαρωγὲ, καὶ ὠδίνων ἀμύητε. (Orphée, hymne 35.)

Notre poète-astronome se surpasse lui-même quand il parle de la lune, et l'on aura remarqué déjà combien il aime à en parler. Tantôt il se complaît à répéter un de ses vers du cinquième livre, v. 488, où il fait briller le soir sur les eaux le disque argenté; et il n'est aucun de nous qui n'en ait contemplé longtemps dans les nuits d'automne le mélancolique et charmant reflet. Tantôt il la représente quand elle sort des nuages, et toujours pour faire hommage de cette comparaison à la beauté. Ainsi, disait Pétrone, « Delectata illa risit tam blandum, ut videretur mihi plenum os extra nubem luna proferre. » — « Certes, » s'écrie Casp. Barth, le célèbre critique, « en tout ceci le chantre panopolitain a bien mérité le renom de grand poète : Et in talibus sane dignus nomine magni poetae panopolitanus ille augur. »

(09) Imitation d'Euripide. — Le début et la fin des conseils du Soleil à Phaéthon, qui encerclent une description si précise et si juste de la sphère, sont empruntés d'Euripide. On y reconnaît les termes mêmes de cet admirable passage du grand tragique que Longin seul nous a conservé, et que Boileau a si merveilleusement traduit :

Prends garde qu'une ardeur trop funeste à ta vie
Ne t'emporte au-dessus de l'aride Libye;
Là jamais d'aucune eau le sillon arrosé
Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé.
Aussitôt devant toi s'offriront sept étoiles, etc. (Despr., Traité du subl., ch. 13.)

(10) Les sept rayons du soleil. — Les sept rayons de la couronne du Soleil, inégalement placés, d'après les Grecs, autour de sa tête, furent portés par les Latins au nombre de douze, en raison des douze mois, et régulièrement divisés par six à droite et six à gauche.

Cui tempora circum
Aurati bix ses radii fulgentia cingunt,
Solis avi specimen.
(Virgile, En., l. XlI, v. 164.)

C'est cette couronne céleste qui passa du front des rois d'Égypte et de Syrie au front des Césars, non sans exciter les murmures des Romains, et cet acte d'accusation contre Auguste que dresse le burin de Tacite : « Nibil deorum honoribus relictum, quum se templis et effigie numinum per flamines et sacerdotes coli vellet. » (Tacit., Annal., 1, § 10.)

Quant aux sept planètes que nous allons retrouver plus loin, je n'ai jamais oublié ce que m'a fait lire autrefois Léon Abarbanel, le savant rabbin, dans son premier Dialogue sur l'amour : « Les sept planètes correspondent aux sept ouvertures de la tête humaine : le soleil à l'oeil droit; la Lune au gauche, puisqu'ils sont les deux yeux du ciel ; Saturne à l'oreille droite; Jupiter à l'autre, ou vice versa; Mars à la narine droite, Vénus à la gauche, et Mercure à la bouche, en sa qualité de maître de l'éloquence. »

Il est difficile de pousser plus loin les analogies et les allusions astronomiques.

(11) Clymène. - Clymène, qui paraît à demi, près de la rive orientale, et qui tressaille de joie en contemplant Phaéthon, est le tournesol, la fleur nommée héliotrope, comme disait si plaisamment Molière ; et Nonnos donne à la nymphe l'attitude propre à la plante. Les autorités, fort contestées aujourd'hui, qui attribuaient à la mère d'Homère le nom de Clymène, s'appuyaient peut-être sur le vers où le poète fait l'éloge de la beauté d'une autre Clymène Lacédémonienne, qui accompagna Hélène à Troie, Κλυμένη τε βοώπις (Il., III, 144).

La mère de Phaéthon, d'après Ovide, était fille de l'Océan, et c'est la version qu'a suivie Nonnos.

(12) Phaéthon foudroyé. — Phaéthon foudroyé me rappelle un souvenir de ma vie politique que je puis bien consigner ici, quand j'abrite à l'ombre de Nonnos des réminiscences de toute nature. J'étais, un soir de janvier 1830, dans le salon du ministère des affaires étrangères, chez le prince Jules de Polignac, écoutant dans l'embrasure d'une fenêtre quelques réflexions que m'adressait M. de Bonald sur la politique du jour. M. de la Féronnays vint se mettre en tiers de notre conversation. « Eh bien, M. de Bonald, » dit-il à mon interlocuteur, « vous qui vous dites effrayé de notre système à la dernière session, que pensez-vous de celui qui nous remplace? - Mais je ne vois là aucun système, » répondit l'auteur de la Législation primitive. — « Quoi? ce ministère ne vous semble-t-il pas fou ? — Hélas ! non, très peu fou. La folie, c'est l'excès des idées; et ici je ne remarque que leur absence. » Et après ces mots prononcés en souriant, le philosophe s'éloigna. « Parbleu, » me dit alors M. de la Féronnays; « venez, nous allons régaler Jules de ce compliment. » Puis, s'approchant avec moi de M. de Polignac, et l'entraînant dans une pièce qui, sans être l'antichambre, n'est pas encore le salon : « Tiens, Jules, » lui dit-il, « je pars demain pour Rome, et Dieu sait quand nous nous retrouverons. Mais, avant de nous quitter, il faut que tu saches ce que pensent de ta direction des affaires tes partisans. » Et les mots furent répétés sans atténuation. « Bah, bah ! » répondit le ministre, « les choses vont d'elles-mêmes ; et nous n'avons besoin de personne. » Alors M. de la Féronnays, prenant M. de Polignac par la main, le mena vis-à-vis d'une pendule que je vois encore sur la cheminée de ce premier salon, et qui représentait Phaéthon foudroyé, puis il lui dit : — « Écoute, Jules : j'ai quitté, il y a un an, ce ministère sur des béquilles, épuisé, succombant à la tache : mais toi, tu en tomberas bientôt, tel que ce téméraire Phaéthon. Adieu.» Et comme il sortait après ces mots, — « Garde bien à Rome ta bonne humeur, » lui cria le ministre. — « J'en aurai grand besoin, » répliqua M. de la Férounays. Et ces deux hommes, qui se comprenaient si peu, mais à qui l'exil et une fidélité commune avaient donné une longue familiarité, ne devaient plus se revoir.

(13) La terre sourit. — Nonnos répète ici un hémistiche de l'Hymne à Cérès d'Homère :

Πᾶς δ' οὐρανὸς εὐρὺς ὕπερθε
Φαῖά τε πᾶσ' ἐγέλασε καὶ ἀλμυρὸν οἶδμα θαλάσσης. (Vers 14.)

Et le sourire des éléments, retracé dans ces beaux vers, a pu inspirer à la fois le Tibi rident equora ponti de Lucrèce, et le Old Ocean smiles de Milton. (Par. perdu, liv. IV.)

(14) Les Héliades. — La destinée des Héliades ayant aussi excité la curiosité de Bacchus, Mercure termine son récit digressif en répétant, à peu de chose près, le vers qui a posé la question (v. 102) ; et l'un et l'autre semblent imités de Claudien, si le poète latin, né à Alexandrie, n'a imité lui-même son contemporain et son compatriote :

Rami caput umbravere virentes
Helladum, tolisque fluant electra capillis. (Claud., de VI Cons. Nat., v. 163.)

(15) Comparaison avec Ovide. — Je ne cherche pas à établir ici une comparaison suivie entre le Phaéthon de Nonnos et celui d'Ovide; mais je ne puis me dispenser de les rapprocher un moment. Quelques hémistiches des Métamorphoses paraîtraient avoir passé dans les Dionysiaques, tels que : — ces chevaux fougueux dont le Soleil est à peine le maître. « Vix me patiuntur, ut acres invaluere animi. » (Mét., liv. Il, v. 87.) Les fatigues redoublées d'Atlas. « Atlas en ipse laborat. » (Ibid., v. 295.) — Le chaos : « ln chaos antiquum confundimur » (Ibid., v. 297.), etc., etc. Mais ces ressemblances sont, en quelque sorte insignifiantes, et naissent trop naturellement du sujet pour attester le plagiat. Il y a d'ailleurs, si je ne me trompe, une grande différence dans la manière dont les deux poètes ont traité le même sujet. Nonnos, en sa qualité d'Égyptien et de savant astronome, a retracé de préférence les désordres du ciel, au lieu des souffrances de la terre qu'Ovide se plaît à dépeindre. Tous les deux sans doute, dans leurs énumérations respectives, se sont livrés à des détails trop abondants et mal placés peut-être dans une oeuvre héroïque; mais, s'il résulte des vers d'Ovide quelques notions plus précises sur certains fleuves de l'ancienne cosmographie, il jaillit également quelque lumière uranographique de la description de Nonnos; et l'on doit aussi lui faire honneur de plus d'une gracieuse image, toute de son cru, comme disait Montaigne. Les jeux de Phaéthon avec son aïeul l'Océan, le char de bois qu'il fabrique en Sicile auprès de sa soeur Lampétie, son dépit enfantin, ses caresses redoublées et la faiblesse du père, sont des traits charmants de naturel que les critiques primitifs de Nonnos et ses glossateurs modernes ont oublié de remarquer.

(16) Le zodiaque. — Je n'ai pas cm devoir donner à leur place des indications détaillée sur les planètes et les signes du zodiaque, que Nonnos fait figurer dans ce remarquable épisode de Phaéthon. Je ne traduis point, comme Cicéron quand il se passionnait pour les Phénomènes d'Aratus, un poème didactique sur l'astronomie. D'ailleurs le poète de Panopolis a pris soin d'expliquer lui-même en vers techniques, plus précis encore que les descriptions de la lutte aérienne de Typhée au deuxième chant, la position de chacune des constellations dans la sphère, et il n'a laissé que peu de chose à dire au commentateur. Je me borne donc à rappeler ici les désignations grecques des astres, telles que le Soleil et Mercure les énumèrent.

Et d'abord, en dehors du Soleil (Ὑπερίων) et de la Lune (Μήνη), la déesse des mois, partout présents dans le cours de cette fable, qui commence en Orient pour finir en Italie, nous comptons les sept planètes : Saturne (Κρόνος), dans la septième zone; Jupiter (Ζεύς), à la sixième ; Mars, à la cinquième (Ἄρης) ; Mercure (Ἑρμῆς) ; puis le Soleil lui-nome (Ἥλιος) ; la Terre (Γαῖα), et Vénus (Κύπρις).

 Ensuite, les étoiles du matin (Ἐωσφόρος) et (Φωσφόρος) ; l'étoile du soir (Ἔσπερος). Les douze heures et les quatre saisons sous le même nom (Ώραι), compagnes éternelles de l'Aurore (Ἠριγένεια

Les signes du zodiaque y sont tous : la Balance de Thémis, représentée par le mot Χήλαι, les pinces et les pattes, « dont les hommes sacrés, » dit Manéthon, « changèrent le nom, et qu'ils appelèrent la Balance, parce qu'elle s'étend de deus côtés comme les plateaux d'une balance suspendue. » (Liv. II, v. 138.)

Χηλαί θ', ἃς καὶ δὴ μετεράμισαν ἀνέρες ἱροί
Καὶ ζυγὸν ἐκλή[ισσαν, ἐπὲί τ' ἀτάνυσσ' ἑκάτερθεν,
Οἱαί περ πλάστιγγες ἐπὶ ζυγοῦ ἑλκομένοιο.

Le Bélier de Phrixus (Κριός); le Taureau d'Europe (Ταῦρος); les Gémeaux, Castor et Pollux (Σύνδεσμος) ; le Cancer, l'Écrevisse qui piqua Hercule (Καρκῖνος); le Lion, le lion de Némée (Λέων); la Vierge, la vierge Astrée (Παρθένος).

Et, pour ramener un instant des cieux sur la terre notre attention trop exclusivement sidérale, veut-on savoir ce que le philosophe Maxime (lequel serait mieux nommé l'astrologue), l'un des sophistes dont l'empereur Julien reçut les leçons, a dit à propos du Lion et de la Vierge, en hexamètres qui, n'ayant ni la pureté ni l'élégance de Nonnos, rivalisent avec Manéthon en exagérations superstitieuses et en néologisme? Εἰ δὲ τύχοι γλήνεσσι κ. τ. λ.

« Si la Vierge constellée se trouve unir son ardent éclat aux prunelles étincelantes du Lion néméen de la sphère, l'homme qui se marie sous de tels auspices aura une femme orgueilleuse, d'une indomptable colère, faisant sa joie de son propre entêtement. Que cet époux ne pense pas la ramener par des actes ou des paroles ; elle le provoquera incessamment de discours injurieux pendant la journée entière, et cherchera même à le frapper. Avec elle les raisonnements sont vains, et les empêchements inutiles. Souvent elle porte sur son mari une main outrageante, le tire par les cheveux, fait suivre les paroles de gestes brutaux, et va jusqu'à mettre en pièces ses habits. »

Puis viennent le Scorpion, vainqueur d'Orion (Σκορπίος); le Sagittaire, le centaure Chiron (Τοξευτήρ); le Capricorne, la chèvre Amalthée (Αἰγοκένης) ; le Verseau, la coupe de Ganymède (verse-eau, Ὑδροχόος; (amphora); les Poissons, les dauphins d'Amphitrite ('Ἰχθύες), ou bien Vénus et l'Amour, comme le veut Hygin. (Astron., ll § 48.)

Parmi les constellations principales de la sphère, et ici je charge les Latins de les désigner, paraissent : Orion (Ὠρίων) le nuageux, nimbosus Orion Virg., Én., liv. I, v. 355). Le Bouvier (Βοώτης), le tardif bouvier, Serus versare boues et plaustra Bootes (Properce, l. III, v. 351. La Baleine (Κῆτος), qui poursuit encore Andromède; Expositam sequitur Nereia Pistris Andromedam (Germanicus, Caes., trad. d'Arat. V, 355). Le Dragon (Δράκων), le Dragon vigilant; Vigilemque draconem (Manilius, liv. II, v. 20). La Canicule (Σείριος), la rouge canicule : rubra Canicula (Horace, Sat. II, v. 39). Les Ourses (Ἄρκτοι), rapprochées des pôles glacés; gelido proxima signa polo (Ovide, Fast., IV, 176). Le Lièvre (Λαγὼς), le Lièvre agile et couché ; Tacet levipes lepus (Cicéron, Ph. d'Ar., v. 366). Le Dauphin (Δελφίς), doué de peu d'étoiles ; Paucis sideribus (German. Caesar, loc. cit., v. 321). Les sept Pléiades, les Pléiades neigeuses : Pleiadumque nivosum sidus (Stace, Silv., liv. I, 3), dont
Mercure ne nomme qu'une seule, Maïa, sa aère. Pégase (Ἵππος) le fils de la Gorgone sur l'Hélicon : Gorgonis hic prolis Pierio in Helicone.  (German. Caes., Ar., 217). Et enfin Phaéthon lui-même termine la nomenclature, sous la forme du Cocher (Ἠνίοχος) ; voici l'épitaphe qui glorifie on audace :

Hic situs est Phaethon, currus aurige paterni.
Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis. (Ovide. Met., 327.)

Avec l'Éridan (Ἠριδανός,), le sinueux Eridan.

Stelliger Eridanus sinuatis fluctibus errans. (Claudien, de VI Cons. Hon., v. 176.)

Cet Éridan, qui l'avait englouti, est le fleuve celtique, et il faut remarquer cette désignation, qui jette une certaine lumière sur l'ethnographie le l'antiquité.

Après cette longue énumération astronomique, revenons à la poésie, et essayons, pour varier son langage, d'interroger sur Bacchus, Oppien, le chantre de la chasse et de la pêche. Le style didactique de ce poète, que Tzetzès nommait un Océan de grâces, peut nous délasser un moment et interrompre la monotonie de l'épopée.

« C'est Ino l'Agénoride qui nourrit l'enfance de Bacchus, et offrit la première mamelle au fils de Jupiter. Autonoé et Agavé l'élevèrent avec elle. Ce ne fut point dans le funeste palais d'Athamas, mais bien dans la montagne qu'on surnommait alors Méros (la cuisse) : car, redoutant la puissante épouse de Jupiter et le tyran Penthée, fils d'Échion, elles placèrent le divin rejeton dans un coffre de bois de sapin, le couvrirent de peaux de cerf, l'entourèrent de guirlandes, et formèrent la danse mystique autour de l'enfant dans une grotte. C'est là qu'elles frappèrent le tambourin, firent résonner sous leurs mains les cymbales pour étouffer les cris du nourrisson, et instituèrent ainsi le culte du coffre mystérieux. Avec elles, les femmes d'Aonie célébrèrent ces initiations clandestines. Bientôt, suivies de leurs fidèles compagnes, elles créèrent des choeurs en parcourant les contrées en dehors de la Béotie. Le destin, oui, le destin, avait voulu que la terre, jusqu'alors privée de la vigne, en fût plantée par Bacchus le vainqueur des soucis.

« Le choeur sacré plaça le coffre ineffable sur le dos de l'âne qu'il conduisit vers les bords de l'Euripe. Là on rencontra un vieux nautonier et ses enfants. Les bacchantes prièrent ces pêcheurs de leur faire traverser les abîmes sur leur barque ; le vieillard reçut avec respect les femmes consacrées, et aussitôt le liseron et la verdure s'épanouirent sur les bancs des rameurs ; l'ache tout fleuri et le lierre rampèrent sur la poupe. Frappés d'une terreur divine, les matelots allaient se précipiter dans la mer, quand la nef atteignit le rivage. En Eubée, les femmes portèrent le dieu chez Aristée, qui habitait au sommet d'une montagne les recoins d'un antre. Il avait donné aux hommes les mille enseignements de la vie rustique. Le premier il régla la science des pasteurs, le premier il broya le fruit sauvage de l'onctueuse olive; le premier encore il sut faire cailler le lait et renfermer dans des ruches loin des chênes le doux produit des abeilles.

« Aristée nourrit alors dans son antre l'enfant Bacchus qu'il retira du coffre. Il en prit soin en commun avec les Dryades, les nymphes amies du miel, les jeunes filles de l'Eubée et les femmes de l'Aonie. Enfant encore, Bacchus jouait avec les enfants ses compagnons, et frappait les plus durs rochers d'un bâton de férule. Aussitôt la pierre faisait jaillir de la blessure un vin délicieux. Parfois il enlevait la peau des agneaux, les jetait morts sur le sol et les coupait en morceaux : puis, de ses mains, il rajustait leurs membres; et les agneaux ressuscités a couraient à leurs verts pâturages. Déjà les pompes du fils de Thyone commençaient; ses dons se répandaient sur la terre entière, et partout il manifestait aux immortels sa vertu. Il vint à Thèbes enfin; les Cadméides coururent ensemble au devant de lui. Mais l'insensé Penthée chargea de chaînes les bras inviolables de Bacchus, il menaça de le déchirer de ses propres mains. Sans respect pour les cheveux blancs du Tyrien Cadmus et a les instances d'Agavé prosternée à ses genoux, il criait à ses infortunés serviteurs de le saisir, de l'entraîner, de l'enfermer dans une prison, et il dispersa le choeur des femmes ; mais les chaînes ne touchaient pas le dieu. Bientôt l'âme des initiées se glace d'effroi ; elles rejettent de leur front les couronnes, de leurs mains les thyrses, et des pleurs coulent sur les joues de toutes les amies de Bacchus. Soudain elles s'écrient : — O Bacchus, divin Bacchus ! allumez la brûlante foudre de votre père, faites trembler la terre, et tirez une prompte vengeance de ce tyran impie. Fils du feu, faites de Penthée dans ces montagnes un taureau, un taureau fatal ; et de nous, ô Bacchus, des animaux dévorants, armés de griffes et de gueules meurtrières pour le déchirer. — Telle fut leur prière. Le dieu de Nysé les exauce; il donne à Penthée le regard farouche du taureau, allonge son cou, dresse des cornes sur son front ; quant à elles, il leur donne la fauve apparente d'une bête féroce, arme leurs mâchoires, peint la peau de leur dos des couleurs de l'automne et en fait des tribus sauvages. Ainsi, par la volonté du dieu, elles perdent leurs belles formes ; et, devenues panthères, elles mettent en pièces Penthée au sein des rochers. Faut-il chanter, faut-il croire tous ces faits que les replis du Cithéron ont vu accomplis par des femmes? ou bien les poètes ne sont-ils pas coupables d'un impudent mensonge, quand ils retracent ces mères abominables, étrangères à Bacchus? » (Oppien, la Chasse, liv. IV, v. 235.)

A ce long fragment d'Oppien, je n'ajoute qu'un très court commentaire pour expliquer que l'âne porteur du coffre dont il parle n'est point

Le baudet chargé de reliques,
S'imaginant qu'on l'adorait,

du fabuliste, mais bien l'âne protégé de Bacchus, destiné, suivant le rit égyptien, à porter les instruments des mystères (Aristophane, Grenouilles, v. 159) : tout au rebours du bouc, qui fut sacrifié au dieu du vin pour avoir tondu de trop près la vigne, l'âne fut honoré pour l'avoir broutée, car elle n'en devint que plus belle, et pour avoir ainsi enseigné à l'épamprer et à perfectionner sa culture. De là jaillissent à la fois un excellent précepte en arboriculture : Taillez mais n'écorchez pas; et un charmant distique du poêle Événos : « O bouc, tu as beau me ronger jusqu'à la racine, il me restera toujours assez de fruit pour la libation du sacrifice où tu dois mourir. » Et si je me dispense de citer ici en vers grecs, c'est pour laisser à Ovide le soin de traduire :

Rode, caper, vilem : tamen hinc quum stabis ad ara
In tua quod spargi cornua possit, erit. (Fastes, liv. I, v. 258.)

Bref, notre roussin d'Arcadie, fort supérieur au bouc, fut placé, par la puissance de Bacchus, au sein des astres. « Là sont les ânes, » dit Aratus « et la crèche est entre les deux. »

Καί τοι μὲν καλέονται ὄνοι· μέσση δέ τε φάντη.