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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XXXVI.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

NONNOS

 

DIONYSIAQUES

CHANT TRENTE-SIXIÈME.


Dans le trente-sixième livre, Bacchus dégagé de sa frénésie, lutte contre Dériade à l’aide de ses transformations.


Il dit, et il rend le courage et la joie à ses capitaines. Dériade, de son côté, arme ses défenseurs ; les dieux habitants de l’Olympe se divisent, se placent dans les deux phalanges, et dirigent la bataille, les uns pour Dériade, les autres en faveur de Bacchus. Le roi des bienheureux, Jupiter, assis sur les hauteurs de Cerné, tient et fait pencher la balance du combat. Du haut des cieux, le souverain des eaux, à la chevelure azurée, provoque le Soleil, roi du feu; Mars, Minerve, et Vulcain l’Hydaspe. La déesse des montagnes, Diane, se présente en face de Junon, et Mercure, au beau caducée, se prépare à braver Latone.

Le double écho de la bataille divine retentit pour les immortels qui s’engagent l’un coutre l’autre; Mars, large de sept arpents, attaque Minerve et fait voler sa lance impétueuse. Il atteint le milieu de l’égide de l’invulnérable déesse; il frappe les gerbes serpentines de la chevelure de la Gorgone, et sa tête, dont on ne peut soutenir le regard. Il a blessé le velu bouclier; mais la pointe acérée de la pique inflexible, en sifflant dans son vol, n’a touché que les anneaux fictifs d’une fausse Méduse. La vierge belliqueuse attaque à son tour; Pallas, qui n’a pas eu de mère, lève la lance, sa sœur, contre Mars: cette lance, d’un airain du même âge, qu’elle portait lorsqu’elle jaillit du cerveau créateur de son père. L’immense Mars plie sous le coup: mais Minerve soutient ses genoux chancelants, et le rend à Junon, sa mère chérie, exempt de blessure après la lutte.

Diane, auxiliaire montagnarde du montagnard Bacchus, s’oppose à Junon. Elle arrondit la raideur de son arc. Pour l’affronter, Junon recouvre ses épaules d’une des nuées de Jupiter, comme d’un industrieux bouclier. C’est en vain que Diane fait succéder l’une à l’autre dans les contours des airs ses flèches vagabondes, qu’elle vide son carquois, et garnit de traits l’impénétrable nuée tout entière. C’était une image aérienne de ces grues qui fendent l’espace en couronne et dans une espèce de cercle alternatif; les flèches restent fixées à l’épais nuage, et le sang n’a pas coulé des blessures de son intacte surface. Alors Junon soulève un trait aérien et raboteux; elle balance dans ses mains un grêlon à la surface glacée, et dirige contre Diane ce javelot de cristal (01). La pointe brillante brise le cercle de l’arc. Mais l’épouse de Jupiter n’a pas suspendu ses efforts, et elle effleure le milieu de la poitrine de Diane. La déesse, blessée de ce dard de glace, laisse tomber à terre son carquois, et Junon lui adresse ces paroles railleuses:

« Va frapper les bêtes fauves, ô Diane, et ne t’attaque point à plus fort que toi. Retourne dans tes ravins. Que te fait la guerre? Laisse les cnémides à Pallas, reprends tes chétives chaussures, va tendre tes perfides filets. Ce sont des chiens qui chassent et immolent les animaux pour toi, et non tes flèches ailées. Ce ne sont pas des lions que cherchent tes traits. L’objet de tes impuissantes fatigues, c’est le lièvre fuyard. Soigne tes cerfs et ton char aux belles cornes. Oui, soigne tes cerfs. Est-ce à toi d’honorer ce fils de Jupiter qui ne monte que des panthères et n’attelle que des lions? Si tu veux prendre un arc, qu’il soit pareil à l’arc d’Éros lui-même. Mais non, vierge opiniâtre et accoucheuse pourtant, c’est le ceste, asile des amours, que tu devrais porter, d’accord avec Vénus et Éros, pour venir en aide à l’enfantement, puisque toi-même y présides. Va donc, directrice de la reproduction générative, retire-toi dans les gynécées des femmes enceintes; frappe-les de ces traits qui donnent l’existence; sois comme le lion complaisant de la lionne en gésine; préside aux couches au lieu des batailles. Cesse même d’alléguer à l’appui de ta pudicité ta pudique ceinture, quand c’est sous ta forme que le puissant Jupiter s’unit à des vierges illustres. Les forêts de l’Arcadie parlent encore de ton image adultère qui séduisit la noble Callisto; les collines pleurent toujours ton ourse, ce témoin anime qui reproche à l’amoureuse Diane l’image empruntée d’une femme époux, pénétrant dans le lit d’une autre femme. Jette-là ton carquois inutile; laisse la guerre à Junon qui l’emporte sur toi: et dispute à ton gré à Cythérée, chargés d’accomplir les mariages, le prix de l’enfantement. »

Ainsi dit Junon, et elle abandonne Diane à ses souffrances. Apollon l’entraîne, tremblante de frayeur, loin du tumulte, l’entoure de ses bras affligés, l’emporte, la dépose dans la profondeur d’un bois solitaire, et revient, sans être aperçu, se mêler à la bataille divine.

Brûlant antagoniste du guerrier des atomes, Phébus se présente pour combattre Neptune. Habile de sa double main, il place un trait sur sa corde; il porte aussi le feu de la torche de Delphes pour en opposer la flamme à l’attaque des eaux et l’arc au trident. Les dards embrasés et les flèches liquides tombent entremêlés. A l’assaut de Phébus, l’air, sa patrie, fait entendre le roulement du tonnerre en un chant du combat, tandis que l’écho des mers, la trompette des orages, retentit à ses oreilles. Triton à la large barbe sonne de sa trompe accoutumes; Triton, imparfait dans son humaine nature, qui finit en verdâtre poisson. Les Néréides (02) poussent les cris de la mêlée; et, caché sous la mer dont le trident secoue les profondeurs, le Nérée de l’Arabie mugit (03).

En entendant bruire sur sa tête la céleste phalange, le Jupiter souterrain gronde; il craint que Neptune ne brise la terre fouettée de l’élan des flots qui l’ébranlent; que le trident ne vienne désorganiser l’harmonie du monde, qu’il ne déchire la base des abîmes terrestres (04), et ne rende visible l’invisible séjour; enfin, qu’après avoir rompu toutes les veines des retraites sous-marines, il ne verse son onde étrangère dans les régions ténébreuses, et n’inonde de ses flots envahissants les vastes portiques des infernales demeures.

Tel était le tumulte que soulevait le conflit des dieux, et les trompettes de la terre en retentissent.

Mercure tend son caducée conciliateur, les sépare, et adresse à trois immortels (05) une même parole:

« Frère de Jupiter, et toi son fils à l’arc glorieux, jetez au vent, vous, votre trident aigu, toi ton arc, et tes flammes; les Titans riraient de ce combat des immortels. Faut-il qu’après l’assaut de Saturne, qui menaça l’Olympe, une discorde intestine s’élève encore parmi les dieux? Verrons-nous se renouveler la lutte de Japet? Jupiter, pour venger, après Zagrée, un second Bacchus, consumera-t-il la terre entière de ses feux courroucés? Va-t-il noyer les airs sous ses pluies et inonder encore les contours du monde éternel? Non, je ne veux pas voir une seconde fois le char de la Lune assailli par les vagues, ni l’éclat brûlant de Phaéton refroidi. Cède au souverain des mers plus âgé que toi; tu le dois par reconnaissance pour ce frère de ton père, puisque Neptune, dans son royaume des eaux, honore ta maritime Délos, Pense à ton palmier chéri, et n’oublie pas l’olivier (06) Et toi, Neptune, as-tu donc encore ici Cécrops (07) pour arbitre? Un second Inachus (08) va-t-il attribuer ta ville à Junon? D’où vient que tu t’irrites contre Phébus comme jadis contre Minerve, et qu’après ta querelle avec Junon, tu cherches une seconde querelle? Quant à toi, fleuve cornu, père du grand Dériade, prends garde à l’étincelle de Vulcain : ne peut-il pas, après la torche de Bacchus, t’embraser encore de sa foudre aux pointes de flamme? »

Il dit, et met un terme à la guerre intestine des dieux.

Cependant l’implacable Dériade, furieux de voir lui échapper les bacchantes, rétablit et recommence la lutte; à l’aspect de Bacchus convalescent et de ses attaques, il rallie, excite ses capitaines fugitifs, et de son gosier retentissant il jette au loin, en cris barbares, ces menaces communes aux fantassins et aux cavaliers :

« C’est aujourd’hui que je tramerai Bacchus par les boucles doses cheveux, ou que ses armes anéantiront la race indienne. Tombez, comme le destin, sur les satyres; Dériade se réserve Bacchus. Brûlez ces feuilles sauvages, et ces mille instruments bachiques; incendiez les tentes; amenez les ménades esclaves aux pieds de Dériade enorgueilli. Ces thyrses ennemis, consumez-les par le feu. Fauchez sous votre fer exterminateur cette moisson de silènes cornus et de satires aux têtes variées. Couronnez toutes nos maisons de ces fronts de  taureaux. Et que Phaéton ne dirige pas ses coursiers brûlants vers le penchant du soir avant que je n’aie enchaîné les satyres et mis aux fers Bacchus; ce Bacchus moucheté qui, jetant son thyrse, n’aura plus sur sa poitrine qu’un vêtement mis en pièces par ma lance. Réduisez en cendres sous un seul brandon cette chevelure des femmes aux boucles vineuses. Courage! bientôt, après le combat, vous chanterez la glorieuse victoire de Dériade, et les armées à venir trembleront de s’attaquer aux Indiens, fils invincibles de la terre (09). »

Il dit, et, passant d’un de ses capitaines à l’autre, anime les conducteurs des éléphants à la vie démesurée; il place sur leur tête les chefs des fantassins pour combattre du haut des tours. Le dieu du thyrse leur oppose les rangs des bêtes fauves des déserts, qu'il excite à la charge. Ces combattants, nourris dans les montagnes, entrent en furie, et rugissent sous le fouet divin. Tandis que de nombreux éléphants, dans leur colère, aiguisent leurs défenses, d’autres succombent atteints d’un trait vivant, et demeurent sans vie sous un dard animé. La panthère s’élève en l’air par l’élan de ses jarrets, retombe sur la croupe bossue des éléphants qui s’avancent droit sur leurs larges pieds, s’établit sur le front de l’animal monstrueux, et redouble sa vitesse. Les dragons bondissent de tous côtés, et font jaillir de leurs dents voraces des sources de venin lancées dans les airs avec le sourd sifflement de leurs gorges béantes et irritées. Leurs dards envenimés trouvent un but naturel dans l’ennemi; leurs anneaux tortueux saisissent et enlacent les Indiens; leurs queues enracinent les pieds les plus robustes au plus fort de la course; et ils imitent Phidalée (10), l’intrépide guerrière, armée de reptiles, qui jadis, dans son ardeur pour le combat où elle guidait des femmes, vainquit l’ennemi par des guirlandes de vipères. L’un de ces dragues vomit, contre Dériade, comme un long javelot, le poison provocateur de ses dents; et la cuirasse d’airain s’empreint d’une goutte homicide.

Une multitude d’Indiens tombe aux rugissements effroyables des bruyants gosiers des lions du désert. D’autres sont vaincus par l’épouvante quand les taureaux mugissent, et qu’ils voient s’agiter obliquement dans les airs les pointes des terribles cornes ; celui-ci se met à fuir tout tremblant devant les mâchoires de l’ourse. Les chiens de l’invincible Pan répondent par leurs hurlements successifs à ces voix sauvages, et les noirs Indiens redoutent d'affronter ces frénétiques aboiements. Bellone exerce ses fureurs dans les deux partis; la terre altérée s’inonde des deux côtés de sang et de carnage. Le Léthé s'encombre d’une si grande foule de cadavres des diverses races. Pluton, ouvrant de sa main ses ténébreux verrous, élargit les vastes portes de ses demeures devant les morts des deux armées; ils descendent dans l'abîme et les rives de Charon leur renvoient les mugissements du Tartare.

Le tumulte belliqueux s’accroît, et les blessures qui déciment l’ennemi varient. L’un glisse du haut de son coursier frappé à la gorge, l’autre à la poitrine, auprès de la ligne circulaire de la mamelle (11); celui-ci, le ventre fendu en entier, tombe de son char; celui-là, le nombril ouvert par la pointe acérée d’une flèche, roule de lui-même sous la mort qui approche; ils sont atteints tantôt au milieu du cou, tantôt dans les épaules; un autre succombe en fuyant, le dos percé d’un javelot : il est à pied, car il a quitté son coursier expirant; l'un, le foie traversé d'une flèche mortelle, roule et culbute du haut d'un éléphant sur la poussière, appuie la tête sur le sol, et se cramponne à une terre sanglante qu'il embrasse tristement, tandis que l'autre, sans barbe encore , tombe et pleure la jeunesse sa compagne.

Un fantassin se présente et se penche devant un cavalier, il a rempli le creux de son bouclier d'une fine poussière, et, le pied fixé contre le sol, il attend l'attaque de l'ennemi. Puis, secouant son perfide bouclier, de sa main hardie il inonde de sable la face entière du coursier ; celui-ci, la tète étourdie, relève le front, se cabre, agite sa crinière empoudrée et rejette les extrémités recourbées de son superbe frein ; il tourmente sa bouche aux dents crochues en écume où se mêle le sable; puis il se dresse, fait frémir son encolure, s'emporte; furieux, dégagé de son mors, il s'affermit sur ses pieds de derrière, et , battant le sol de ses ongles, il lance enfin loin de lui dans la plaine son cavalier désarçonné. Alors le rude adversaire fond aussitôt sur le guerrier étendu, et de la pointe du glaive qu'il vient de tirer, il perce la gorge du noir gisant sur la poudre.

Un autre coursier s'échappe épouvanté, il a entendu près de lui le bruit d'un fouet qui dirige un char ; et il a foulé aux pieds son malheureux cavalier qu'il laisse palpitant à peine de ses récentes blessures, et gisant sur le sable.

Long de neuf coudées, l'immense Collétès (12), redoutable antagoniste pareil à Alcyonée (13), étend ses fureurs sur le centre des troupes de Bacchus. Il veut après la lutte faire subir à la phalange des Bassarides d'illégiales unions et les contraindre à l'hymen ; le terrible guerrier combat dans cette vaine espérance. Tel fut le téméraire Otos, quand il escalada les airs inaccessibles, dans sa passion pour la couche sacrée de la pudique Diane. Tel fut Éphialte, qui, par amour pour la chaste Minerve, s'armait au sein des nuages contre l'Olympe. Ainsi se montre au-dessus des combattants , auprès des nues, Collétès, né du sang impie de ce guerrier fils de la Terre, le primitif Indos. Sa force aurait suffi, comme celle des enfants d'Iphimédie , pour enchaîner le valeureux Mars : et cependant, tel qu'il est , une femme l'immole d'une pierre aigué ; et cette femme est Charopée (14) , qui mène le choeur des danses de Bacchus.

Un guerrier a vu l'exploit de l'altière jeune fille, et il fait entendre une voix tremblante où l'étonnement se mêle à la colère:

« Mars, ô Mars, jette là ton arc, ton bouclier et ta lance ! Mars, tu es dépassé, quitte le Caucase : voilà que Bacchus mène au combat d'étranges Amazones homicides. Sans armes, elles chassent les guerriers armés ; et pourtant ce n'est point au Thermodon (15) , ton favori , qu'il les emprunte; les femmes du Caucase, avec leurs riches cuirasses, n'accomplissent pas de tels hauts faits; et les bacchantes, avec le feuillage qu'elles vibrent dans leurs mains dévastatrices , savent se passer du fer. Ah ! certes j'assiste à un bizarre et incroyable spectacle. Ces amazones de Bacchus n’ont ni la tuile lance, ni le bouclier sur l’épaule. Malheureux Dériade, c’est vainement que tu t’irrites; des femmes brisent avec des baguettes tes mailles d’airain! »

Ainsi disait l’Indien stupéfait à la vue de cette pierre qui, dans les mains de la bacchante, vient d’immoler un si gigantesque guerrier.

Dériade accourt aussitôt, fond sur les bacchantes, et poursuit l’héroïne de la pierre, Charopée elle fuit, se rallie à Bacchus; et, courageuse, reprend l’arme divine, le thyrse fleuri. Dériade fait tomber sous son fer Orithalle (16), allié la tribu des Curètes, le citoyen de la terre des Abantes. Leur chef Mélissée, irrité de la mort de son compagnon, immole Coltare (17), le roi des Carmines, qu’il frappe à la gorge de son glaive acéré. C’est le fils de Logas (18), et seul pour son expérience de la guerre, Dériade le préférait aux plus vaillants indiens, et l’aimait presque à l’égal de Morrhée; plus d’une fois, convive des royales princesses, il s’assit à la table même du souverain, auprès d’Orsiboé; car il surpassait tous ses jeunes contemporains par sa valeur comme par sa prudence. Là, les capitaines luttent contre les capitaines: le véloce Halimède attaque Peucétios (19), qui paraît de loin. Maron s’élance contre Phlogios, et Lénée contre Thourée.

Cependant le père des dieux fait pencher la balance du combat; et Bacchus, croisant le thyrse contre l’épée, assaille le vigoureux Dériade. Aux traits redoublés des javelots du guerrier, le dieu, changeant d’apparence, oppose les ingénieux fantômes de toutes ses transformations: tantôt c’est une flamme furieuse et soudaine, qui, au sein d’une sautillante fumée allume et recourbe son éclat; tantôt, s’armant de traits humides, il grossit ses flots et roule des ondes mensongères. Parfois il prend la figure d’un lion, dresse en l’air sa gorge et fait sortir de sa gueule velue un mugissement sauvage, pareil au roulement de tonnerre du grondant auteur de ses jours. Ensuite de lion formidable, il devient sanglier vagabond, élargit le gouffre béant de son gosier à l’épaisse crinière; puis, lançant sa tête contre le ventre de Dériade, debout et affermi sur ses pieds de derrière, déchire de ses dents acérées le milieu des flancs d son ennemi. Il prend encore l’aspect et l’image ingénieuse d’une vigne touffue, et en double la métamorphose; car, tantôt pareil à une tige sortie du sol, il s’élance de lui-même sans arrêt et va onduler dans les airs comme le pin et le platane; et tantôt, altérant sa tête, il fait croître la chevelure factice de ses pampres imitatifs; son ventre devient un long cep, ses mains des rameaux, ses vêtements une verdoyante écorce (20); ses pieds s’enracinent; il arrête les efforts du roi en s’entortillant à ses cornes et en murmurant à son visage. Il mêle ensuite à des membres mouchetés une fourrure empruntée et, panthère aérienne, rampe à petits pas, puis s’élance d’un bond de ses jarrets sur la croupe des plus hauts éléphants. L’animal se dresse, ébranle le char, secoue les brillants harnais, les rondeurs des freins recourbés, et lance dans la plaine le guide impie qu'il portait. L'immense Dériade tombe, mais en tombant il combat encore Bacchus métamorphosé, et blesse la panthère de sa lance ; le dieu en vient alors à une autre forme. Torche errante, il paraît et s'agite au haut des airs qu'il réchauffe. Les vents en irritent la flamme ardente. Il court en cercle autour des mamelles et de la poitrine velue de Dériade ; la cuirasse arabe à la surface argentée que frappe l'étincelle noircit sous la vapeur d'une fumée pénétrante, et le casque à demi consumé du guerrier, que le feu tourmente, le brûle sous son aigrette embrasée.

Cependant le fier Dériade lutte contre ces légers fantômes; égaré par une folle espérance, il veut sans cesse saisir dans ses bras une insaisissable image ; il enfonce sa lance dans le front du lion qui lui fait face, et adresse au dieu à mille formes ces insultantes paroles :

« Que crains-tu, Bacchus ? Pourquoi ces ruses au lieu de la lutte ? Dans ton effroi de Dériade, tu multiplies tes transformations. La panthère du fuyard Bacchus ne m'importune pas ; ma flèche sait atteindre les sangliers, et mon épée fend les arbres. Je puis percer les flancs d'un lion mensonger. Mais non! je t'enverrai nos sages brachmanes qui n'ont point d'armes, car ils sont nus ; et, par leurs enchanments inspirés et leurs invocations, ils ont souvent attiré du sein des airs et fait descendre du ciel la lune sous l'apparence d'un taureau indomptable; souvent aussi, pendant que ses coursiers entraînaient rapidement son char, ils ont arrêté la marche du mobile Phaéthon. »

Il dit, et l'aspect de ces diverses métamorphoses de Bacchus n'ébranle pas son incrédulité. Dans son intraitable frénésie, il a recours à l'art des vénéflces, et croit l'emporter en science mystique sur le fils de Jupiter. Bientôt il court, et remonte rapidement sur son siége; mais le dieu qui a reconnu son impiété et sa démence , crée une vigne et en fait son auxiliaire. Aussitôt le cep envoyé du dieu, chargé de rameaux au riche raisin, rampe insensiblement jusque sur le char aux roues argentées, s'attache à Dériade, l'enlace et le retient sous ses guirlandes hostiles. Né à peine, il entasse les unes sur les autres ses grappes vagabondes pour en ombrager la figure du roi qui entre en fureur; il l'ébranle en le ceignant tout entier. La tige spontanée enivre Dériade de son fruit parfumé : elle enlace à ses deux talons l'entrave dépourvue de fer d'un lierre infrangible , enracine les pieds des éléphants attelés ensemble ; et les dents acérées et opiniâtres de la rémore n'arrêtent pas plus puissamment sous leur chaîne pénétrante la barque voyageuse des mers. Ainsi affermi, c'est en vain que le bruyant conducteur agite son fouet,et pique d'aiguillons redoublés la croupe indocile des éléphants (21). Ce grand roi des Indes, dont ne pourraient venir à bout des lances innombrables, la vigne, tortueux guerrier, l’a dompté. La gorge emprisonnée sous les pampres et comprimée sous leurs sinueux anneaux, Dériade étouffe; immobile sous tes tortures, il veut faire retentir ses plaintes frénétiques; mais son gosier, meurtri par une divinité, ne rend plus qu’un faible murmure; ses pleurs suppliants accompagnent des gestes muets. Il tend la main sans parler; son silence témoigne et crie ses douleurs, et il n’a plus d’autre voix que ses larmes.

Mais bientôt Bacchus, brisant les étreintes de la belle vigne enroulée, détruit les entraves de Dédale. Il détourne les couronnes de pampres, les spirales de lierre, et délivre le cou des éléphants enveloppés sous ces liens.

Échappé aux chaînes des longues et meurtrières guirlandes et à cette violence des tiges entrelacées, Dériade n’a rien perdu de son audace et de son orgueil accoutumé. Il revient combattre le dieu, dans le double dessein de l’immoler ou d’en faire son esclave. Bientôt les ténèbres qui les entourent l’un et l’autre suspendent la lutte. Mais elle revient après la nuit; l’Aurore, à son retour, réveille les guerriers endormis sur leurs couches, et les arme de nouveau; car la fin des labeurs de Bacchus n’est pas arrivée; et les années, renouvelant leur cours circulaire, feront vainement entendre longtemps encore les sons du clairon belliqueux.

Cependant, après les ans révolus, consacra aux efforts de la guerre, l’attaque de Bacchus en finissant redouble de fureur. Dans leur zèle unanime, les Rhadamanes de Dicté n’ont pas jeté au vent de l’oubli les ordres du valeureux Bacchus. Ils ont fabriqué des vaisseaux pour le combat, et se sont activement succédé les uns aux autres dans la forêt. Celui-ci arrondit les chevilles, celui-là travaille au centre de la carène; un autre, dressant les poutrelles qu’il unit alternativement par des solives intermédiaires, crée les murailles(22) du vaisseau, puis il en fixe et joint les longues planches. Le charpentier arabe dresse dans la poutre qu’il a creusée au milieu du navire le mât central réservé aux voiles tendues et applique à la cime une corne de bois arrondie. Il exerce ainsi à la fois les métiers de l’adroit Vulcain et de Minerve.

C’est ainsi que, par une sorte d’art inimitable, ils bâtissent laborieusement des vaisseaux pour Bacchus Le dieu, au milieu des soucis de la guerre, se souvient des prophéties de sa mère Rhéa. Elle a dit que la fin de la lutte sera proche quand l’armée offrira aux Indiens une bataille maritime.

Lycos, que les ordres suprêmes de Bacchus ont investi du commandement sur toute la surface des ondes, dirige son char voyageur, et affronte les flots vers le point où les industrieux Rhadamanes, ces navigateurs nomades, ont construit des vaisseaux pour la victoire maritime de Bacchus. Le temps, dans sa marche circulaire, chassant devant lui le choeur périodique des quatre saisons, s’avançait alors sur la sixième année.

Cependant le monarque indien appelle au conseil la race des noirs. Le héraut aux pieds rapides, variant son langage, rassemble les peuples. Aussitôt les diverses tribus des Indes se réunissent; on s’assoit en ordre sur des gradins étagés; et le chef Morrhée parle ainsi à la multitude:

« Amis, vous savez tous déjà mes luttes sur les sommets du Taurus jusqu’à ce que j’aie assujetti au joug de Dériade les contrées de la Cilicie et les générations assyriennes. Vous savez aussi mes exploits contre Bacchus, mes combats contre les satyres et contre la race cornue dont j’ai moissonné sous mon fer les odieuses têtes, lorsque, traînant l’essaim des Bassarides enchainées, je l’ai offert en prix de la guerre à Dériade, et que les rues de notre cité aux riches édifices se sont rougies de leur sang : les unes ont trouvé dans les airs, au lieu de la danse, la corde qui s’est enroulée autour de leurs cous étranglés; les autres, renfermées dans les abîmes creusés sous la terre, vont subir le trépas des eaux. Mais je médite pour nos concitoyens un plus heureux stratagème. J’apprends que les Rhadamanes offrent à Bacchus, qui fuit le combat, leur science de charpentiers et leurs navires. Certes je ne redoute pas la lance nautique: tant que nos guerriers s’armeront de leurs boucliers sur nos vaisseaux, périront-ils jamais dans la mêlée sous les ignobles feuillages des femmes? Pan aux hautes cornes, L’énergumène qui ne parcourt que les montagnes, viendra-t-il alors déchirer les Indiens de ses ongles aigus? En quoi Silène, s’il rame sur les eaux bruyantes avec sa vile férule, peut-il nuire à nos bâtiments de guerre ? Ce n’est pas là que, bondissant dans sa danse furieuse et sanglante, il préludera à ses homicides orgies; ce n’est pas sur la mer que, fondant sur nos guerriers avec ses cornes de taureau, il fendra leurs ventres en deux parts. Atteint lui-même, il culbutera dans les flots sans y trouver de sépulture; les bacchantes, percées de nos longues piques, glisseront dans les gouffres de nos mers souillées de leur sang; et moi-même, poussant à travers les vaisseaux ma lance maritime, longue de vingt coudées, J’exterminerai la flotte de Bacvhus. Amis, combattez avec confiance : que la vue des rangs ennemis de tous ces navires bachiques n’effraye aucun de vous. Les Indiens sont accoutumés aux luttes maritimes, et ils brillent sur la mer plus encore que sur la terre. Quant à moi, je suis las d’immoler des satyres sous mon invincible épée; au lieu de deux cents guerriers, j’en veux traîner un seul par sa chevelure jusqu’aux pieds de Dériade pour le servir, et ce sera Bacchus l’efféminé. »

Ainsi dit Morrhée, et son adroite prudence console les déplaisirs de Dériade. La foule applaudit à ce discours; de toutes ces bouches aux idiomes variés, s’élancent à flots pressés des cris unanimes. Le roi dissout l’assemblée, et l’on envoie un héraut pour dénoncer la lutte maritime à Bacchus qui accepte le défi.

Ainsi le conflit se prolongeait; les deux ennemis d’accord ont consenti la trêve pour trois retours de la lune, jusqu’à ce que les derniers devoirs soient renus à tant de morts qui ont péri. Ce fut une paix de courte durée, voisine de la guerre, une sorte de calme préparant et couvant le combat (23).

 


NOTES DU TRENTE-SIXIÈME CHANT.


(01) La grêle de Junon. ---- Junon, reine des airs, se sert ici des armes qui lui sont propres. Si le tonnerre et la pluie, signes de puissance et de bonté, sont à Jupiter, la grêle malfaisante appartient à son épouse ; c'est un nuage noir de grêle que Junon se propose d'envoyer à Didon et à Énée pour interrompre leur partie de chasse :

His ego nigrantem commixta grandine nimbum
Dum trepidant alae, saltusque indagine cingunt,
Desuper infundam.

(Virgile, Énéide, l. V, v. 121.)

Et voici encore, dans cette lutte de Diane contre la reine des dieux , un vers de Nonnos devenu proverbe :

« Ce jeune tchélébi (gentilhomme), qui poursuit de ses attentions et de ses regards la belle princesse notre voisine, perd son temps, »

me disait un boyard grec en se promenant avec moi sous les grands pins de notre palais de Thérapia, qui dominent le Bosphore ; puis il répéta en souriant ce vers des Dionysiaques :

« Il vide tout son carquois contre un but qu'il ne peut atteindre.»

Εἰς σκοπὸν ἀχρήιστον ὅλην ἀκένωσε φαρέτρην.

(02) Les Néréides. -- Pour faire diversion à ces cris et à ces alarmes des Néréides, voici leur portrait tracé de la main d'un peintre élégant, Ηimérios, que j'eusse appelé Ηimérios, si par cette innovation je ne craignais d'exciter trop de colère chez les demi-érudits ; quand, du reste, l'abondance des images et les formes du style rapprochent ce sophiste athénien, né eν Bithynie, de tous les écrivains de nos jours, dont la plume a tracé tant de miniatures :

« Auprès du golfe d'Ionie, danse le choeur des Néréides, toutes éclatantes de blancheur : c'est le lait même, tel que te produit l'art des plus habiles bergers. Leurs yeux sont bleus ; et, parée de mousse, leur chevelure laisse tomber à son extrémité la blanche écume des mers. » (Himér. ap. Phot.)

(03)  Ηarmonie imitative. -- Ces vers, on en conviendra, sont d'une belle facture ; et leur harmonie retentissante rend bien la poésie imitative du divin passage de l'Iliade, que Nonnos a cherché à reproduire.

« Vous voyez, mon cher ami, » dit Longin à Τerentianus, « comment la terre étant déchirée  jusque dans ses fondements, et le Tartare mis à  nu entraînant le renversement et la destruction du monde entier, le ciel, l'enfer, les mortels et  les immortels, tout enfin prend part à la lutte et au danger communs. » (Longin, du Subi., ch VII.)

(04) Pluton. -- Voici comment traduisent les grands poètes, qui savent mieux faire encore que traduire :

L'enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s'écrie ,
Il a peur que le dieu, dans cet affreux séjour,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour.

(Boileau, Traité du sublime.)

(05) Discours de Mercure. --- Les trois immortels à qui Mercure adresse une seule et même remontrance, sont, il ne faut pas l'oublier, placés chacun à leur rang de puissance et d'honneur. Neptune, puis Apollon, que le dieu de la persuasion cherche à flatter par des souvenirs de leur ancienne bienveillance; puis le fleuve Hydaspe, qu'il se contente de menacer.

(06) L'olive et le palmier de Délos. — Je ne puis laisser lasser cet olivier et ce palmier de Délos, dont j'ai vu la place et non les rejets, sans m'asseoir un moment à leur ombre. Voici ce que j'en écrivais peu de temps après mon passage dans Ille de Délos  :

« Quant au palmier, je n'en puis rien dire, si non que je ne vis pas dans toute lite un seul « arbre haut de dix pieds; et que, parmi les roches d'un granit grisâtre et luisant, je ne rencontrai que des chênes nains, des tamarins chétifs, d'ignobles broussailles. Au lieu de ces palmiers à la molle chevelure, de ces lauriers aux vigoureuses tiges, et de ces oliviers d'un vert tendre qui ont encouragé Euripide (Iph. en Taur., v. 1106), en dépit de l'exacte description d'Homère, à qualifier ces ravins du nom de vallées, et à leur appliquer l'épithète de porte-fruit  (καρποφόροις). »

(07) Cécrops. — Cécrops, arbitre entre les mérites rivaux du cheval de Neptune et de l'olivier de Minerve, se déclara en faveur de la déesse.

(08) Inachus. -- Iuachus, appelé pour décider si Argos devait appartenir à Junon ou à Neptune, adjugea la ville à Junon.

(09) Les harangues de Dériade. — On aura pu remarquer, avant que je ne l'aie signalé ici, le style relevé et la noblesse soutenue des paroles de Dériade. Il ne s'abaisse jamais un seul instant, même dans ses allusions ironiques. Sa diction est fort supérieure aux harangues de son ennemi, le dieu joyeux, soit que celui-ci ait à s'adresser parfois à des femmes, soit qu'il traite des sujets plus variés. L'amoureux Morrbée lui-même ne peut lutter d'éloquence avec le chef des Indiens. à qui n'échappe jamais une ignoble pensée ou un mot trivial, et qui garde sans cesse la dignité du langage; c'était comme un attribut de ces rois primitifs, supérieurs à leurs sujets, même en intelligence.

(10) Phidalée. — Je n'ai pu trouver aucune trace de Phidalée dans les traités mythologiques les plus développés ; et j'ai repassé vainement tous les noms des héroïnes ou même des Amazones qu'Hygin dans ses Fables, et Cointos de Smyrne dans ses hexamètres , ont enregistrés; à bout de recherches, et je ne sais quel instinct d'une mémoire confuse me guidant, je me suis mis une fois de plus à feuilleter le journal de mes quatre ans passés sur les bords du Bosphore, ressource assez pauvre pour mes travaux archéologiques, mais charme inépuisable de mes souvenirs; et voici ce que j'y ai lu. Ou me pardonnera d'annoter, même en courant, cet extrait pour aider l'intelligence du lecteur.

« Ce 9 septembre 1819. Je prends de bonne heure a un obscur caïque à deux paires de rames. Je frappe à la porte de mon ami le boyard A..., mon voisin de Thérapia (tué au combat de Stinga, en Moldavie , le 26 juin 1821, dans la guerre de l'Indépendance). » « Nous partons ensemble pour continuer notre revue du Bosphore. Il me dirige d'abord vers la côte asiatique pour mieux prendre les courants. Nous passons très vite devant Hunkiar-Skélessi. » — (Le kiosque de cette échelle impériale n'avait pas encore toute la renommée dont il a joui après les fruits diplomatiques qu'il a portés. On ne connaissait alors que ses beaux platanes et sa fontaine.) — « Nous laissons derrière nous les hauteurs de Tchiboukli, le golfe profond de Sténia; et nous mettons pied à terre un peu avant le château d'Europe des janissaires. » — (La formidable milice existait encore.) « Voilà, me dit mon guide, l'endroit où était la pierre ou le monument de Phidalée. On l'appelait aussi le port des femmes; maintenant c'est le kislar-bouroun, la pointe de l'eunuque noir! C'est là que Phidalée, épouse de Byzas, aidée des femmes de la ville que venait de fonder son mari , mit en déroute l'armée de Stroebo, frère de Byzas, qui venait pour s'en emparer en l'absence des hommes. Phidalée portait le nom d'une bonne ménagère plus que d'une reine ou d'une belliqueuse amazone; car ce nom signifie l'Économe. » — Je quitte mon journal suranné; mais je suis, je l'avoue, très porté à reconnaître dans Phidalée, épouse de Byzas, guerrière qui lâche sur l'ennemi une armée de serpents, et dans l'épithète de Nonnos, γυναικείοιο (v. 178), un souvenir du Port des femmes, aujourd'hui le Sarantacopa des Grecs qui demeurent encore à Constantinople. Sarantacopa (le pont des quarante arches) ne serait-il pas aussi une trace, la seule qui reste du fameux pont de Darius , roi de Perse, car il fut construit à peu près à cet endroit, l'un des plus étroits du Bosphore ?

(11) Retour du mot antyx. -- Le retour fréquent du mot ἄντυξ, contour , a été violemment reproché à Nonnos par Hemsterbuys :

«  Ἄντυξ plus una vice vocabulum occurrit apud Nonnum, in ejusdem casus occasione. Sed istius quidem hominis auctoritati nil tributum volο, qui non tantum voues inauditas et ridiculas ipse fingit et componit, sed etiam veteres perlicenter, in aliam longe quam olim fuerint usurpatm, significandi ditionem migrare jubet. »

La peccadille de Nonnos ne méritait pas tant de courroux ; et si le terme revient fréquemment dans les Dionysiaques, ce n'est pas toujours la faute du poète ; ainsi, quatre lignes plus bas que le vers objet de cette note, ἄστυγος reparaît encore, mais c'est évidemment αὐχένος qu'il faut lire ; et ce n'est pas la seule page où ce même mot ἄντυξ, au lieu d'être lourd à la conscience de l'auteur, aurait dd peser sur celle du copiste.

(12) Collétès. -- Mot à mot le racoleur, ou, pour parler plus poétiquement, le ravisseur, parce qu'il cherche à s'emparer des Bassarides. Il est semblable à Alcyonée.

(13) Alcyonée. — Le plus robuste des géants après Porphyrion. Alcyonée vola les chevaux du Soleil , et en fut puni par Hercule. C'est sans doute à ce titre qu'il est mythologiquement enfoui sous le Vésuve, ce qui ne ferait pas remonter bien haut dans l'histoire son châtiment.

... Fractam jugi compage Vesevi
Alcyoneus per stagna pedes Tyrrhena cucurrit?

(Claudien, Proserp., l. III, v. 184.)

(14) Charopée. -- Ce nom n'a pas encore figuré dans les Dionysiaques. Charopée signifie la joyeuse.

(15) Le Thermodon.—

« Aucun neuve ne l'égale, » s'écrie Apollonius de Rhodes, dans son enthousiasme descriptif, « nul n'arrose la terre de flots si divers. Il se partage en quatre fois cent cours différents; et c'est une seule source qui verse à son origine toutes ces eaux. »

Μιὰ δὴ οἵη ἐτήτυμος ἔπλετο πηγή.

(Argon., l. II, v. 975.)

« Les femmes du belliqueux Thermodon, « dit en beaux vers inspirés de Nonnos, son imitateur Tryphiodore, « et les vierges ont pleuré la vailtante Penthésilée. »

(Tryph., Il. exc., v. 34.)

(16) Orithalle. — Oritlialle, le Rameau de la montagne.

(17) Coltare. — Cyllare, que nous trouvons ici dans l'édition de Graëfe, est le nom du plus charmant des centaures,

SI modo naturae formam concedimus illi.

Il est l'amant de la coquette Hylonome, l'habitante des bois :

Haec et blanditiis et amando et amare fatendo
Cyllaron una tenet.

(Ovide, Métam.,l. XII, v. 188.)

Cyllare est encore le nom du cheval de Pollux ; Domitus Pollucis habenis Cyllarus (Virgile, Georg., liv. III, v. 89), ou mieux encore de Castor, meilleur cavalier que son frère :

Castorea mobilier manu,
Spartanum poteris fleclere Cyllaron.

Ainsi s'exprime Sénèque dans un choeur d'Hippolyte, héros, comme on sait, fort expert en équitation. Et pourtant je ne me fais aucun scrupule de débaptiser ici Cyllare et de le nommer Coltare, le chef de Colla, pour lui laisser la dénomination qu'il porte déjà dans l'armée de Dériade (ch. XXVI, v. 818 ), l'homme qui châtie, car il est le fils de Logase, le nerf de boeuf (Λώγασος) ; et Dériade en fait grand cas pour sa valeur et sa prudence, ἐγχεῖ καὶ πραπίδεσσιν.

(18) Logase.—Le fils de Logase ou Logas, partageant la table du roi avec les princesses de la famille régnante, donnerait un démenti partiel à cette remarque de Montesquieu :

« Il y a tel Indien qui se croirait déshonoré s'il mangeait avec son roi. »

Mais l'illustre interprète des coutumes et des lois ajoute aussitôt :

« Ces sortes de distinctions sont liées avec certaine aversion pour les autres hommes, bien différente des sentiments que doivent faire naître les différences des rangs, qui parmi nous contiennent l'amour des inférieurs. »

(Montesquieu, Esp. des lois, liv. XXIV, ch. XXII.)

Et, en effet, le seigneur de la Brède (c'est une tradition restée dans sa famille, qui est un peu la mienne) pratiquait largement cet amour des inférieurs dont on raconte encore bien des traits , autour de sa noble demeure.

(19) Peucétios. --- Peucétios signifie le porteur de la torche mystérieuse; et il est décoré pour cette raison de l'épithète ὑιφανής, qui paraît dans les airs.

(20) Bacchus Phloios. -- Le verbe ἐφλοίωσε, du 810e hexamètre, mérite une explication. C'est une allusion directe à l'un des surnoms de Bacchus assez peu connu. Phloios, le jeune, le vigoureux, pour mieux dire, le vert. Ce terme a autrefois embarrassé Plutarque dans l'interprétation d'un vers d'Empédocle, poète philosophe. II nous apprend que le mot phloïos signifie la verdeur et la fleur des fruits, et que c'est la raison des sacrifices que certains Grecs adressaient à Bacchus : τὴν χλωρότητα καὶ τὸ ἄνθος τῶν καρπῶν φλόον προσαγορεύειν ε)ῖναι δὲ καὶ τῶν Ἑλλήνων τινὰς, οἳ Φλοίῳ Διονύσῳ, θύουσιν. (Plut. Symp., liv. V, ch. 8).

(21) Le char attelé d'éléphants. — II semble que Nonnos a réservé pour le roi indien le privilège du char attelé d'éléphants , et que même il ne le montre ainsi que dans les combats.

Dans la bataille des bords de l'Hydaspe, Dériade et assis sur ce long siége, ἑῷ περιμήκει δίφρῳ (liv. XXIII. v. 190). C'est aussi sur le dos des éléphants qu'il virent de placer ses capitaines pour mieux diriger l'infanterie (liv. XXVI, v. 168). Enfin, n'est ainsi que Bacchus se présente aux amazones pour effrayer ces guerrières, ἠλιβάτων λοφιῃσιν ἐφέδρησσων ἐλεφάντων ( liv. XXVI , v. 332 ).

Dans les auteurs grecs qui out parlé de l'Inde, l'éléphant lui-même est souvent appelé δίφρος et ὄχημα, le véhicule par excellence, comme on le peut voir dans Philostrate (de Vit. Soph., iib. II), dans Arrien (De reb. Ind.) et dans les Éthiopiques d'Héliodore (liv. IX). -- Mais ici le char de Dériade n'est ni l'éléphant lui-même, ni le siége δίφρος, placé sur le dos d'un éléphant, c'est le char de guerre ἅρμα, traîné par des éléphants attelés, ὁμοζυγέων ἐλεφάντων (liv. XXXVI, v. 366).

« Ces quadrupèdes, à la main de serpent, dont la multitude entoure les Indes d'un rempart d'ivoire. »

.... Anguimanos elephantos, lndia quorum
Miliibus a multis vallo munitur eburno

(Lucrèce, liv. II, v. 537.)

(22) Les murailles des vaisseaux. — Comme j'en étais à traduire ce passage de Nonnos, et que je m'apprêtais à écrire : les parois des vaisseaux, le Moniteur du 4 juin 1854 est venu à mon secours, ou plutôt j'ai été subitement éclairé par mon ancien ami, l'amiral Hamelin, avec lequel j'ai tant de fois parcouru le Bosphore quand il était lieutenant de vaisseau, et que je brillais au dernier rang des secrétaires d'ambassade. Le texte grec dit les murailles des vaisseaux (τοῖχον), et c'est le mot consacré par la lingue nautique, puisque je viens de lire dans le récit du bombardement d'Odessa, que le Vauban a pu réparer sur place les avaries çausées dans ses murailles et dans ses roues par un boulet rouge parti de la ville qui doit son nom à Ulysse.

(23) La trêve. — Les deux excellents vers qui terminent ce chant ont une précision assez rare chez Nonnos, et préparent à merveille le combat qui va suivre. Ils m'ont rappelé l'admirable transition de Tacite : Noctem minacem et in scelus erupturam fors lenivit (Annal., liv. I, § 28).