RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

ALLER à LA TABLE DES MATIERES DE NONNOS

NONNOS

DIONYSIAQUES

 

 

CHANT TRENTE-QUATRIÈME

Oeuvre numérisée et mise en page en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

 

TRENTE-QUATRIÈME

Au trente quatrième livre les bacchantes, immolées de tous côtés souffrent encore de la rigueur de Dériade dans l’enceinte des tours.

La nymphe habituée aux montagnes se retirer sans bruit, d'un pas rapide, dans les penchants de la forêt; et Thétis, sans s'arrêter sur le rivage, regagne elle-même la cour paternelle et mousseuse de Nérée.

Mais déjà Morrhée s'est lassé de tendre les regards vers la limpidité des airs et de contempler la sphère céleste; de son cœur agité de soucis s'échappent ces paroles :

« Mon esprit s'égare indécis. Je n'ai plus ni un seul désir ni un seul sentiment; mille pensées m'assiègent, et je ne sais laquelle accomplir. Immolerai-je la charmante Chalcomède ? Mais hélàs ! après son trépas, elle m'immolera elle-même de mes regrets (01). Faut-il m'emparer de la nymphe vivante sans la blesser, et nous unir dans un public hyménée ? Mais quoi ! je redoute Dériade et je plains Chérobie. Ah ! je ne me résoudrai Jamais à immoler Chalcomède : comment pourrais-je vivre ensuite sans elle, moi qui souffre tant quand je passe une heure sans la voir? »

Ainsi parlait vainement l'inquiet Morrhée,en proie aux douloureux soucis qui bouillonnent dans son âme éperdue.

Hysaque (02), vigilante et intrépide sentinelle, l'a vu s'échapper de la couche d'une épouse qu'il laisse seule et qu'il oublie. Il l'a vu s'égarer loin d'elle en mille détours; et le plus fidèle des serviteurs, devenue rusé a deviné la blessure secrète d'un amour que rien ne révèle. Il lui adresse alors ce langage détourné ; et d'une parole dissimulée, il l'interroge ainsi :

« Vaillant Morrhée, pourquoi donc quitter ton lit et ton épouse endormie? Pourquoi errer çà et là dans les ténèbres? La colère de Dériade t'at-elle effrayé? Fuis-tu les ressentiments jaloux de Chérobie irritée de ton penchant pour l'une des bacchantes nos captives ? Ah ! toujours, quand elles voient leurs maris épris d'amour, les femmes soupçonnent quelque furtive infidélité. Serait-ce que l'impétueux Éros, à qui rien ne résiste, a armé contre toi les nuptiales étincelles de son carquois infatigable? Quelque Bassaride est-elle l'objet de tes feux ? On m'a dit qu'il y avait trois Grâces danseuses à Orchomène, et servantes de Phébus ; mais que Bacchus comptait plus de trente rangs de Grâces dans ses chœurs (03) ; et qu'une seule brille et l'emporte sur les autres autant que la lune elle-même, en lançant les plus lumineux rayons de son disque, fait pâlir l'éclat des étoiles. C’est une Pasithée guerrière, les bacchantes la nomment Chalcoméde; quant à « moi, je l'appellerai Diane aux pieds d'argent, ou Minerve au bouclier d'or, car elle possède deux armes à la fois ; les traits de sa beauté et la pointe de sa lance. »

Il dit et se tait; Morrhée, malade d'amour, fronce les sourcils, et lui répond d'une voix timide :

« Il est trop vrai, Bacchus, dans sa frayeur de Lycurgue, a pénétré sous les flots de la mer, y a soulevé les Néréides, et en a ramené dans ses rangs sa soeur la Vénus maritime. Mais, au lieu du voile nuptial et parfumé, il lui a donné pour attribut une cuirasse de fer, et, au lieu du ceste, une lance d'airain. Puis il a changé son nom antique, et cette Vénus armée, il l'appelle Chalcomède. Elle est la compagne des Bassarides ; et je lutte ainsi, sans le savoir, contre Bacchus et Cypris à la fois. Mais, pourquoi soulever en vain mon vaillant javelot?  Arrière , ô mon dard ! si Vénus a vaincu le maître de la foudre , si de son étincelle elle dompte le roi des batailles ; si d'un feu plus brûlant elle consume le brûlant Phaéton, et tourmente le dieu du feu lui-même, qu'y ferait le bois de ma pique ? J'ai souvent été frappé dans les combats; mais, en versant sur mes blessures le suc des fleurs qui calme la douleur, le médecin, par son art vivifiant, a guéri mes maux. Hysaque , dis-moi quels baumes divers il faut broyer pour cicatriser au fond de mon âme la plaie que les Amours m'ont faite? Enseigne-moi quelque stratagème qui sauve de Cypris. Blesser l'Amour ! mais comment l'atteindre quand il vole? Brandir ma lance? mais il a son arc ; et cet arc est la flamme qui consume mon coeur. J'ai toujours la même audace pour attaquer l'ennemi ; mais, dès que je vois prés de moi Chalcomède, ma force s'émousse. Ce n'est pas Bacchus que je crains, c'est une femme ; et je tremble que, par l'éclat de son charmant visage, elle ne me perce des traits de sa beauté : alors je laisse tomber mon arc, comme si j'avais vu l'une des Néréides ; et je croirais, si j'osais le dire, que c'est Thétis ou Galatée qui combat en faveur de Bacchus. »

Il dit, marche lentement sur la pointe des pieds de peur de réveiller la compagne de son lit endormie (04), revient dans ses appartements , détourne ses regards de son épouse au sein noir, et souhaite l'aurore pour voir avec elle paraître et briller Chalcomède. Affligé d'amour, il s'affaisse sur sa couche douloureuse; et le serviteur vigilant Hysaque, que gagne un doux sommeil, s'étend de nouveau sur son bouclier.

Cependant la vision d'un songe échappé des portes d'ivoire séductrices vient tromper Morrhée , consoler son sommeil, et le bercer de la douce imposture de ces paroles :

« O Morrbée, reçois Chalcomède, ton épouse volontaire ; elle consent à partager ton lit après les combats. Ce matin, tu as charmé tes regards de ma vue; jouis pendant la nuit de ma tendresse. L'union nocturne a bien son prix ; et l’hyménée en songe excite encore la douce fureur des désirs. Ah! j'aurais voulu te tenir dans mes bras, mais voilà que près de nous paraît l'aurore. »

Elle dit, et s'envole : Morrhée se réveille, et reconnaît cette première lueur du matin qui interrompt les amours. Il lui semble que Chalcomède partage son ardeur ; il nourrit cette tendre et folle espérance, et dit aussitôt tout bas:

« Aurore, tu portes avec toi une triple lumière, puisque, en montrant Chalcomède, lu auras ta propre lueur, et chasses la nuit ; et toi, consolatrice des insomnies de Morrhée, Chalcomède, que ne parais-tu? toi, plus rose que la couronne de roses de l'Aurore! Car, jamais les haleines du printemps n'ont fait éclore une telle fleur. Vierge charmante, tes joues présentent une prairie printanière que l'été ne saurait flétrir ; tes fleurs, à toi, s'épanouissent dans la saison de l'automne. Tes lis éclatent même en hiver. Ta beauté se pare d'une anémone constamment vermeille, que chérissent les Grâces, et que les vents ne dessèchent jamais. Tu as voulu orner ton nom du fer qui sert à tes exploits, il convient à ta vaillance, et ce n'est pas en vain qu'on t'appelle Chalcomède; c'est Mars, le dieu d'airain, qui t'a donné la vie, uni à Cypris, la mère des Amours. Oui, chacun te nomme Chalcomède ; sois Chalcomède pour moi seul (05). N'as-tu pas toute la beauté de la Vénus Dorée ! Ah ! sans doute, tu seras née à Sparte, où je dois croire que la Vénus à l'armure de fer t'a mise au monde. »

Ainsi disait Morrhée sur le lit où il veille; mais dès que l'Aurore, avant-courrière des combats eut jeté au loin les rayons de son visage vermeil (06), Mars, l'agitateur des peuples, arme de nouveau lance indienne. Alors les guerriers s'élancent tout armés de leurs couches circulaires, et accourent en foule autour du char de Dériade.

Cependant, en l'absence de Bacchus, qu'on ne peut retrouver, les bacchantes affligées se répondent dans la plaine. Elles reprennent leurs rangs, mais elles sont sans courage; la crainte les agite, et les femmes revêtues de la nébride n'ont plus cette fougue qui rompt les bataillons. Les mugissements sonores ne sortent plus de leurs gosiers écumants; la surface rude et retentissante du tambourin languit dans un profond silence. Les brandons ne jettent plus l'éclat de la torche martiale ; ils ne vomissent plus leur fumée homicide ; sous le fouet stimulant de la divinité, les combattants s'amollissent. Les satyres ne font plus entendre leurs cris accoutumés. Les fredons de la flûte n'excitent plus à la bataille. Les silènes luttent sagement et sans transports: ils n'ont point couvert leur joue du carmin pareil au sang du carnage ; ils n'ont qu'une sorte de rougeur pale et trompeuse que donne la peur. Leurs fronts ne blanchissent plus sous les couches épaisses du gypse ; et les fougueux égipans, qui sucent de leurs lèvres le sang tout chaud de la lionne du désert, ne se précipitent plus au combat. La terreur les apprivoise ; ils mènent lentement les rondes effrayantes de leur danse à travers la montagne ; et ils foulent un sol muet sous leurs pieds fourchus devenus timides.

Dériade attaque de toutes ses armes les bataillons des hommes, et brandit en guise d'aigrette la pointe de sa corne, tandis que Morrhée court et se précipite sur les phalanges des femmes.

C'est alors qu'outrageant ces beautés, image des Grâces, Morrhée a fait captives onze faibles Bassarides, qu'il choisit à la place de Chalcomède (07). Il passe à leurs mains, qu'il attache derrière leurs dos, des chaînes indissolubles; il soumet aux lois de la captivité la tribu de ces Ménades échevelées, et il abandonne ce butin d'esclaves à son beau-père Dériade ; seconde rançon de son épouse ; car il l'acheta d'abord par ses combats auprès des sommets du Taurus. Les présents de ses noces furent alors ses exploits chez les Ciliciens. Époux sans trésors, c'est par son courage qu'il a conquis sa compagne. En effet, quand il l'unit par les liens de l'hymen à Chérobie, sa fille, jeune princesse royale du même âge, le souverain des Indes ne reçut en échange aucun don de mariage, ni les monceaux de l'or, ni la perle, bijou de la mer. Dériade refusa les troupeaux de bœufs, la multitude des brebis ; il donna ses filles à de vaillants guerriers qui n'apportaient aucune dot (08) ; il lui suffit d'avoir pour gendres Morrhée et Oronte, grand de neuf coudées. Il livra sa postérité à ces deux capitaines, à Oronte Protonoé, et Chérobie à Morrhée. Car Morrhée n'était pas semblable à la race des hommes de nos jours; par sa stature et ses membres de géant, il reproduisait la vigueur des Indiens, fils de la terre. Il est de la tribu autochtone (09) de l'immense Typhon, et, auprès de la grotte incandescente et voisine des Arimes, il a rendu son frère, le Cydnus (10), témoin de sa valeur héréditaire. L'Assyrie avait en effet courbé le genou devant ce glaive de Morrhée, qui lui valut son épouse ; le Taurus de Cilicie avait soumis au joug de Dériade ses cimes rocheuses : l'intrépide Cydnus s'inclina lui-même ; et de là vient que chez les Ciliciens, Morrhée est encore honoré sous le nom d'Hercule Sandès (11). Telle fut l'issue de ses premiers combats; dans sa lutte récente, Morrhée, après avoir conquis par sa lance les Thyades vivantes, jette au loin dans son orgueil ces accents de sa voix présomptueuse :

« Roi, voici d'abord des bacchantes pour meubler le palais de ta fille : bientôt je vais t'amener Bacchus. »

A ces paroles, le roi des Indiens répond ainsi :

« Époux de Chérobie, vaillant Morrhée, tu me donnas de bien dignes gages de ton belliqueux hyménée, en asservissant les cités des Ciliciens par tes sanglants hauts faits ; et voilà que je reçois encore de toi de nouveaux présents. Fais ta proie à ton gré des autres Bassarides. Remplis d'esclaves le palais de Chérobie. Je n'ai pas besoin de Morrhée pour venir à bout de Bacchus. C'est de moi qu'il recevra ses entraves : c'est moi qui le courberai sous le joug. Quand j'aurai anéanti l'armée ennemie tout entière, je passerai en Méonie, pour puiser chez les Lydiens autant de trésors que le Pactole en fait croître. Je parcourrai les belles vignes de Phrygie où réside Rhéa, la nourrice de Bacchus. Près de là, je dévasterai l'opulent territoire d’Alybe l'argentée, pour en rapporter ce métal de neige dont la riche surface blanchit (12). Je ravagerai le territoire de Thèbes, que l'on vante sous le nom de la ville aux Sept-Portes. Je brûlerai ce brûlant palais de Sémélé, où son lit nuptial porte encore les ardents vestiges de son hymen embrasé. Garde-toi bien seulement de rechercher jamais l'union de tes captives, et ne sois pas en cela semblable à nos fougueux Indiens. Ne considère ni les yeux ni les blanches épaules des bacchantes ; tu rendrais ma fille jalouse de tes désirs. »

Ainsi disait le monarque impie. Dériade reçoit des mains martiales de son gendre, en prémices des batailles, ces nombreuses esclaves ; il remet les bacchantes à Phlogios et à Agrée (13), qui, les traînant par les cheveux, ceignent leurs bras de chaînes redoublées et d'indestructibles courroies.

Ces témoins de la victoire royale, Phlogios les conduit enchaînées au sein de la ville. Celles-ci, sous les portiques du palais aux élégantes sculptures, restent suspendues au lacet élevé qui entoure et torture leur cou : celles-là sont ensevelies dans des fosses creusées sous la terre. D'autres succombent consumées par des flots bouillants sous les voûtes de ces mêmes citernes où des mains alternatives amènent fortement l'eau des profondeurs de l'abîme. L'une d’elles, enfoncée dans ces ondes caverneuses, morte à demi immobile, parle ainsi d'une voix étouffée :

« On m'a dit que la terre et l'eau sont les divinités des Indiens. Ah ! ce n'est pas un vain récit; car toutes les deux s'accordent à me persécuter, et je participe à une mort terrestre comme à un aquatique trépas. Pour moi s'approche cette double destinée, puisque, retenue et liée par ce limon étranger, je n'en puis retirer ni mes pieds ni mes genoux enracinés dans la fange liquide, et que, debout, inébranlable, j'attends les Parques; cependant un fleuve m'a poursuivie, et je n'ai pas redouté ses ondes débordées. Ah ! pourquoi celui-ci n'a-t-il pas aussi un cours et des vagues? J'aurais encore ramé de mes mains et fendu ces flots ténébreux. »

Elle dit; et les eaux qui l'entourent atteignent bientôt son gosier entr'ouvert; elle les reçoit, et meurt sans sépulture (14).

Cependant Morrhée, que le plus doux attrait enchaîne à Chalcomède, chasse devant lui, vers la sourcilleuse ville, l'armée entière des Ménades désarmées qu'il poursuit de sa lance. Comme le gardien des troupeaux pousse hors des recoins de leur large parc et réunit confondues en une seule masse les bandes dispersées des brebis, puis, sous sa houlette directrice, forme un seul monceau de toutes ces tribus laineuses ; de nombreux pasteurs marchent avec lui ; ils serrent de front, en étendant leurs bras les uns vers les autres, les agneaux qui s'entassent et se pressent, afin que l'essaim vagabond ne puisse retourner en arrière ni quitter l'enceinte du pâturage. Ainsi l'impétueux Morrhée, resserrant contre les portes la multitude féminine, chasse vers les hauteurs de la cité et écarte de la mêlée la troupe entière des bacchantes. Mais sa ruse est inutile; vainement il cherche à suspendre la poursuite de cette proie vagabonde, et à abandonner tant de belles captives pour s'emparer de Chalcomède, l'asservir, l'enrôler parmi ses esclaves, en faire sa servante le jour, sa compagne la nuit, enfin l'assujettir aux travaux alternatifs des deux déesses, les plaisirs cachés de Vénus, et l'art manifeste de la toile de Minerve : Chalcomède n'a pas suivi les bacchantes; car elle a voulu apaiser et détourner cette lance rougie de sang qui poursuit ses compagnes. La charmante vierge lutte encore au premier rang parmi les guerriers : nouvelle amazone à l'are glorieux , elle porte un manteau transparent et une tunique brillante ; ainsi le lui conseilla dans la plaine la sage Thétis, pour le salut de ce peuple qui souffre tout entier des maux que Bacchus ressent.

Cependant Morrhée à la forte lance n'abandonne pas son dessein ; il détourne toutes ces bandes de femmes fugitives vers Dériade qui combat près de lui, et dirige ses mâles assauts sur les guerriers de Bacchus, afin de les envelopper à leur tour;. bientôt ils ont quitté la mêlée pour la fuite. La jeune fille, échevelée après une course rapide, se montre alors dans tout son éclat devant la ville auprès d'une tour. Là, par des gestes simulés , elle imite les manières des femmes éprises, adoucit ses regards, et sa blanche tunique laisse entrevoir en dehors de sa ceinture accoutumée les roses d e son sein. Morrhée regarde, admire et reconnaît la beauté des contours sous la transparence du voile. Bientôt la nymphe saisit une pierre élégante, pareille à un disque arrondi, charge monstrueuse d'un char, et la lance adroitement sur Morrhée au beau casque. La pierre traverse l'air avec un sifflement aigu, atteint la surface du bouclier, là où l'image d'or reproduit la forme factice d'une fausse Chérobie : la tète artificielle en est brisée ; la pointe du marbre a sillonné la rondeur du visage et pulvérisé l'effigie imitative. Morrhée redouble ses élans , félicite son bouclier, sourit et se parle ainsi dans le secret de son coeur :

«  Intrépide Chalcomède, nouvelle Pitho aux doigts de rose, charmante statue de Vénus, et de Minerve à la belle cuirasse, Aurore parmi les bacchantes, Lune perpétuelle , tu viens de briser le portrait de mon épouse : et n'as-tu pas aussi effacé déjà l'image de a cette épouse, la véritable Chérobie (15) ? »

Il dit, et poursuit vers la cité la chaste jeune fille : il n'agite pas ses bras armés, mais il menace de la bouche ; il ne tire pas son glaive , il ne darde que sa parole ; et sa main attendrie ne secoue plus qu'une lance timide. Il fait retentir les cris imposteurs d'une voix formidable. Le guerrier bienveillant feint de s'irriter ; car son âme se réjouit, en même temps que son visage révèle sa colère ; il balance mollement son javelot, le jette à faux et l’égare volontairement loin du but. Le trait s'échappe et va se perdre rapidement au sein des souffles aériens. La nymphe alors déploie les élans de ses genoux, et fuit aussi prompte que les vents dont les haleines font voltiger les tresses de ses cheveux, et dévoilent la blancheur de set épaules rivales de la Lune. Morrhée court aussi ; mais il aime à ralentir sa course, car il considère tantôt les traces de ce pied que ne cache plus une élégante chaussure, tantôt ce pied vermeil lui-même ; il observe aussi les boucles de la chevelure qui ondule derrière Chalcomède. C'est ainsi qu'il la poursuit; puis tout bas, d'un murmure adouci, il lui adresse ces tendres paroles:

« Attends, Chalcomède, attends ton adversaire éperdu. Ce n'est pas ta vélocité qui te préserve, c'est ton éclat. Les armes les plus aiguës peuvent moins contre un guerrier que les étincelles de l'amour. Je ne suis plus un ennemi; ne me redoute plus. Dans notre lutte, la beauté l'emporte sur l'acier de mon épée. Il ne te faut ni pique ni bouclier. Les rayons de ton visage sont ton glaive et ta vaillante lance (16). Oui, tes joues te valent plus de gloire que tes javelots. Que crains-tu, vierge charmante, quand je ne brandis plus qu'une lance amie ? A la vue des boucles de tes cheveux qui tombent sur tes épaules sans voile, j'ai déposé l'aigrette de mon front ; et lorsque j'aperçois ta nébride, je prends en haine ma cuirasse. L'effrayante vigueur de mon bras s’émousse. Et pourquoi rougir si ma robuste lance est subjuguée? Le farouche Mars lui-même ne s'attendrit-il pas en face de Vénus? Reçois-moi parmi tes satyres. Les Indiens ne l'emporteront dans la bataille que tant que je serai au milieu d'eux. Si tu le veux, je servirai Bacchus en esclave. Déchire à ton gré mes flancs ou mes épaules (17). Je ne refuse pas de périr sous ton atteinte, pourvu que tu gémisses sur mon trépas; les larmes de Chalcomède, si elle me pleure, me rappelleraient même de l'enfer (18). »

Il dit, mais la nymphe l'évite et se confond parmi les troupes de Bacchus ; puis, abandonnant l'attaque de l'homicide Morrhée, elle tourne vers les autres guerriers les efforts de son courage. L'armée divine a respiré loin du tourbillon et du bruit de la cruelle mêlée pendant que Morrhée s'en est éloigné.

Dériade, de son côté, chasse vers la ville et frappe de son glaive la phalange des Bassarides, jusqu’à ce qu'il les rapproche des tours; il pousse le bataillon entier vers les portes des remparts élevés qu'il a fait ouvrir ; et les nymphes arrachées à leurs forêts accoutumées, poursuivies par le fer, pénètrent dans la cité. Leurs troupes errantes s'enfoncent çà et là séparément dans les détours des rues qu'elles ne connurent jamais. Les Bassarides se dispersent du côté de l'Euros, vers le penchant occidental du Zéphyre, vers la ligne de Notos et de Borée ; les Ménades abjurent leur courage viril et redeviennent femmes. Elles renoncent à la mêlée, se souviennent de la corbeille à ouvrage, de l'art chéri de la quenouille; et il leur faut échanger encore les thyrses de Bacchus contre le fuseau de Minerve. Le noir capitaine exterminateur de toute cette troupe au teint de neige a renfermé l'effort des assiégeants dans l'enceinte de ses murs.


NOTES DU TRENTE-QUATRIÈME CHANT.


(01) Les inquiétudes de Morrhée. — Cet état de l'àme de Morrhée est emprunté à la peinture de l'amoureux chez Plutarque :

« Il hait, et il aime ; il fuit et poursuit , menace et supplie, s'emporte et s'adoucit ; il vent cesser d'aimer, puis aimer encore; la même chose le réjouit et fait son tourment. » — Χαίρει τῷ αὐτῷ μάλιστα καὶ ἀνιᾶται. (Érot.) Et les rigueurs de Chaicomède me rappellent une gasconnade un peu disparate auprès de ce charmant passage :

« La femme la plus rebelle, dès qu'elle n'est plus là, je la  trouve à dire. »

Ainsi me disait un jour, avec un accent vainqueur, sur les bords du fleuve qui nous vit naître tous les deux, un gascon fier de ses prétendus triomphes. Voilà la pensée de Morrhée, telle que l'interprète Nonnos, mais parée , dans la bouche de mon ancien condisciple, d'un charmant gasconisme qui remonte bien haut.

« Les livres, » a dit Montaigne (liv. III, ch. 3), « sont la meilleure munition que j'ai trouvé à cet humain voyage, et plainds extrêmement les hommes d'entendement qui l'ont à dire. »

Ces derniers mots signifient à qui les livres manquent. La locution, pour être gasconne, n'en est ni moins gracieuse ni moins expressive. Elle s'est conservée tout naturellement et sans altération dans la patrie de Montaigne; et elle y est encore tellement usitée que, quand nous nous l'adressons les uns aux autres, nous ses compatriotes et ses admirateurs, il ne nous faut ni lexique ni grammaire pour comprendre la portée ou pour interpréter le sens de ce mélancolique regret.

(02) Hysaque. -- Hyssakos signifie en grec le verrou ; un passage d' Aristophane (Lysist. , v. 1001) a donné le change aux lexicographes modernes ; et ils ont attribué à ce mot une signification que je me dispense de rapporter, fort détournée d'ailleurs du sens que lui conserve Suidas. C'est ici, on en conviendra, une dénomination très convenable pour le soldat, Garde du corps de Morrhée.

(03) Les Grâces. — La Grâce (Charis), déesse unique à son origine, s'est divisée en deux, puis en quatre divinités. L'autorité d'Hésiode les a fait maintenir à trois : et les noms dont, après bien des variantes, il a doté ces trois compagnes de Vénus , leur sont demeurés. Sous le chiffre de quatre, on les confondait parfois avec les Heures, saisons de l'année.

« Un oeil d'Héro qui sourit, » dit Musée dans un style un peu affecté, « fait fleurir à la fois cent Grâces. »

Εἰς δὲ τῆς Ἡροῦς
ὀφθαλμὸς γελόων, ἑκατὸν χαρίτεσσι τεθήλει.
(Héro et Léandre. v. 70.)

Nonnos renchérit ici sur les cent Grâces de Masée : Vedi quanto l'amore aguzza l'intelletto : (Tasse, Aminta), et il les porte à trente bataillons, exagération puérile que les véritables Grâces, déesses du goût et de la simplicité, désavouent. Il est vrai qu'il met cette étrange multiplication dans la bouche d'un guerrier indien, qui ne fait pas profession d'une grande estime pour la mythologie grecque.

Quand le poète de Panopolis ne parle pour personne, il revient de lui-même au système des trois Grâces, ou du moins au nombre quatre, qui a pour lui l'autorité de Cicéron; car, dans le trente-troisième livre, il vient de faire d' Aglaé et de Pasithée, que Pausanias a confondues en une seule et même personne (liv. IX, c. 35), deux Grâces bien, distinctes : l'une , Pasithée, qui cueille des fleurs sur le Liban ; l'autre, Aglaé, que Vénus envoie à la recherche de l'Amour.

(04) L'épouse endormie. --

« Dans la plupart des contrées indiennes, » dit Montesquieu, « la religion ne permettait qu'ure femme, et c'est avec tous les ménagements d'un mauvais mari moderne que Morrhée médite une infidélité. Il est heureux, » ajoute le grand publiciste bordelais, « de vivre dans ces climats où le sexe qui a le plus d'agréments semble parer la société, et où les femmes, se réservant au plaisir d'un seul, servent encore à l'amusement de tous. » (Espr. des lois, liv. XV1, ch. 11.)

Ici l'austérité de l'Esprit des lois me parait avoir pâli devant la galanterie du Temple de Gnide.

(05) Chalcomude. — Ce nom de guerrière veut dira : soigneuse de l'airain ; Morrhée le change par un jeu de mots en Chrysomède : soigneuse de l'or, allusion à la Vénus dorée, ou la belle aussi précieuse que l'or, ainsi disait Mimnerme :

Ὡς οὐδέν μοι τερπνὸν ἅτερ χρουσοῦς Ἀφροδίτης.

-- Rien ne m'est doux sans Vénus la dorée....

— Ainsi qu'Adon, Cyprine la dorée,

répète Ronsard (Amours, sonnet CXV). Cette Vénus est la même qui, dans l'Énéide, répond longuement à une courte apostrophe de Jupiter :

Jupiter haec paucis. At non Venus sures contra
Pausa refert.
(Virgile, Én., liv. X, v. 16.)

« O Mercure ! » s'écrie la déesse par la bouche de Lucien, « place-moi au premier rang , car je suis d'or. -- Mercure. C'est ce dont je m'aperçois peu, ô Vénus ; et si je vois clair, c'est d'une « pierre blanche du Pentélique que Praxitèle te créa à son gré pour te livrer ensuite aux Gnidiens. — Vénus. Eh bien ! je t'amènerai un témoin digne de foi , Homère , qui soutient d'un bout à l'autre de ses rapsodies que je suis d'or. » (Jup. Trag.)

Deux vers plus loin, chez Nonnos, c'est Vénus à l'armure de fer, mais toujours Vénus dorée.

Je veux que sur la rose
Ton esprit bien tendu fasse cent calembours,
Qu'on n'entendra jamais, qu'on redira toujours.
(Colnet, Art de dîner, ch. III.)

Ici, la Vénus qui reçoit à la fois une robe de fer et une épithète toute nonnique est la Vénus armée de Sparte, dont il sera encore question dans le cours du poème :

Ne sais-tu pas qu'ici Vénus même est armée,
Et. que sans s'amollir dans l'ombre et le repos,
Son sexe quelquefois marche auprès des héros?
(Fontanes, Grèce sauvée, ch. II.)

Trêve aux citations, et un dernier souvenir : peu de mois après l'enlèvement de la Vénus de Milo, certains archéologues, à qui je montrais ma conquête sous les voûtes du Louvre, prétendirent que le pied qui lui manque reposait sur un casque, et que, si la nudité de son buste avait paru indiquer d'abord une Vénus Genitrix, sa jeunesse, la sévérité de ses regards, la beauté de ses traits, et bien plus encore le casque absent, lui donnaient le titre de Vénus Dorée et Victorieuse.

(06) Le crépuscule du matin. -- Cette même image me rappelle un joli vers , presque le seul que j'aie rencontré dans la Description du globe en deux chapitres, que nous a laissé l'un des grammairiens les plus méconnus de la décadence, Jean de Gaza. Il définit ainsi le crépuscule :

« Les  restes de la nuit, mêlés aux clartés de l'aurore. »

Λείψανα νυκτὸς ἔχουσα μεμιγμένα φέγγεσιν Ἠοῦς.
(V. 325.)

(07) Passage de Boitet. — Voici comment Boitet a rendu ce passage :

« Mais la belle nymphe Anaxo, Thétis, il avait donné avis à Morrhée qu'il conservait les Charites et qu'il les discernait des autres. »

— Et ce travestissement subversif du texte , qui se répète à chaque page, n'empêche pas l'oeuvre de Boitet d'être tellement recherchée qu'on m'a soufflé, au prix de 45 francs, en l'an 1853, le seul exemplaire que j'en aie rencontré dans les ventes publiques, parce que j'arrivai trop tard pour le miser plus haut : gros in-12, mal vêtu d'un parchemin sale et crispé, aux feuilles usées, qu'il m'a fallu, dans ma détresse, emprunter à l'une de nos grandes bibliothèques, afin de le lire et d'en citer quelques fragments. Est-il donc si étrange que j'aie voulu donner des Dionysiaques une traduction plus fidèle et plus facile à répandre?

(08) La dot. — Cadmus reçut Harmonie sans fortune dans Ille de Samothrace ; et Nonnos nous a expliqué surabondamment, dans les troisième et quatrième livres, qu'il n'y eut de dot de part ni d'autre. Dans les Indes, Oronte et Morrhée apportent en dot aux filles du roi, l'un sa force et sa grande taille, l'autre sa stature aussi, et ses quêtes. C'était la coutume de nos barbares ancêtres, peu appréciée de leurs descendants; dolem non uxor marito, sed uxori maritus affert. (Tacite, Germa, c. XVIII.)

A propos de ces géants qui mettent en ménage la vigueur de leurs bras, et rien avec, condition qui jouit encore cependant d'une véritable faveur dans nos campagnes les plus reculées, je prends la liberté de partager avec mes lecteurs le plaisir que vient de me faire le début d'une lettre de Grégoire de Nazianze. Elle est écrite à un certain Nicobule, qui se plaignait de la petitesse de sa femme, nièce du saint évêque :

« Vous vous moquez sans cesse devant nous de votre épouse trop petite, dites-vous, pour votre grandeur; vous le vaste , l'incommensurable et le monstrueux en taille et en force. Je reconnais maintenant qu'il faut soumettre les âmes à la mesure, peser aux balances la vertu; que les rochers valent mieux que les perles, et que les corbeaux chantent mieux que les rossignols. Jouissez donc de votre longueur, de vos coudées, et tâchez d'atteindre les fameux alodes. Quant à elle, il ne lui faut pas tant de vigueur pour porter la quenouille, tourner le fuseau, s'asseoir au métier, car tel est le lot des femmes ; et si vous y joignez que votre épouse se courbe souvent par l'habitude de la prière , et pour rapprocher de Dieu les grandes agitations de ses pensées, vous vanterez-vous encore de votre hauteur et de votre corps démesuré? »

Je m'arrête, car je m'aperçois que cette épître est tellement piquante et spirituelle qu'elle m'a entraîné trop loin des Dionysiaques.

(09) Les Indiens autochtones. — Les Indiens passaient pour autochtones dans l'antiquité.

« On dit qu'il y a dans les Indes, immenses comme elles le sont, des nations nombreuses et divers ses, mais qu'aucune n'a une origine étrangère, et que toutes se prétendent autochtones : » πάντα δοκεῖν ὑπάρχειν αὐτόχθονα. (Diod. : Sic., liv. II, c. 37.)

Si c'est un titre dont se glorifiaient les peuples du Gange , les Athéniens en étaient fiers aussi.

« O mon frère, » dit Phébus, « vole vers l'illustre Athènes, dont le peuple est autochtone »

ὦ σύγγονε, ἐλβὼν λαὸν εἰς αὐτόχθονα
κλεινῶν Ἀθηνῶν.

(Euripide, Ion., v.29.)

(10) Le Cydnus. -- Le Cydnus est frère de Typhon, parce qu'il naît de la Terre, comme les géants dont Typhon est le type.

(11) Hercule Sandès. — L'Hercule Sandès est I'Hercule indien, ou bien l'Hercule de la Perse, comme le veut le savant G. J. Vossius dans le cinquième de ses in-folio qui traite de l'idolâtrie; ou enfin l'Hercule de Syrie et de Cilicie de Nonnos. C'est sans doute la même tradition que rapporte Ammien Marcellin :

« Ciliciam vero, quae Cydno amne exuttat, Tarsus nobilitat, urbs perspicabilis. (Hanc condidisse Perseus memoratur, a Jovis filius et Danaes ; vel certe ex Aethiopia profectus, Sandam quidam nomine, vir opulentus et nobilis.) » (Liv. XI V.)

Wilford prétend que le vieux Sanda est encore considéré comme un héros dans les Indes, et vénéré à l'endroit où étaient ses palais royaux, Raya-Grigna , à l'est de Gaha et au sud de Bahar. (Asiat. Resear., t. 17.)

(12) L'argent. — L'Inde, patrie du diamant, de la perle, de tant de pierres précieuses, et où l'or abondait, ne connaissait pas l'argent , si l'on en croit quelques-uns des historiens d'Alexandre.

(13) Phlogios et Agrée. — Noms de bourreaux lien choisis. Phlogios le Flambant va étouffer les Bassarides dans les citernes bouillantes, et Agrée le Champêtre, dans les fossés des champs.

Ces malheureuses prisonnières, ensevelies vivantes, ni plus ni moins que les vestales coupables à Rome, me font souvenir d'un châtiment du même genre qui a été infligé de mon temps à Constantinople. Pendant la peste, les fossoyeurs, se trouvant fort recherchés, voulurent élever arbitrairement le taux de leur salaire. Le grand vizir le sut, se déguisa, et, comme un fossoyeur lui demandait quatre fois plus que la somme fixée par le tarif, il accepta le marché, commanda une fosse pour un homme d'une taille à peu près la même que celle de l'ouvrier ; et, revenu quelques heures après avec ses gardes, il l'y fit enterrer tout vivant. — Justice suprême et expéditive dont le souverain a délégué le droit à son premier sujet, en même temps que les sceaux de l'empire !

(14) Les supplices. — Le supplice de la hart est de vieille date, Nonnos le démontre en plus d'un lieu. Je l'ai vu pratiquer en grand en Angleterre. La, pour l'effroi des matelots coupables, mais aussi pour l'horreur des navigateurs innocents, on apercevait encore de mon temps sur la rive droite de la Tamise, au-dessous de Londres, au haut d'une potence colossale, quelques lambeaux de cadavres humains étalés en épouvantail, que le vent disputait à une hideuse putréfaction. Le supplice des citernes bouillantes n'est plus usité même dans les Indes, mais on voit encore là, et chez quelques peuplades américaines, des victimes enterrées dans le sable jusqu'au cou pour y attendre la mort. Et ce dernier châtiment me paraiî, après tout, bien préférable aux tortures d'un malheureux Bulgare empalé, nous suppliant de mettre fin à sa vue, que j'ai aperçu au bord de la route d'Andrinople au Danube, près de Tournavo, et dont j'entends encore les gémissements et les cris.

(15) Correction du texte. — Je n'ai pu me résoudre à conserver dans le texte grec cette affreuse pensée qui faisait souhaiter à Morrhée de voir Chalcomède trancher le cou de la véritable Chérobie, sa femme. L'amour , même dans les Indes, ne saurait aller si loin. Grade aurait dû se souvenir des éloges que son ami Ouvaroff vient de donner, dans le commentaire qui leur est commun, à la tendresse et à la douceur de Morrhée amoureux; il est cherché alors une version moins inhumaine, et il m'aurait devancé sans doute dans celle que je propose ici.

(16) Musée imitateur. --- Musée a paraphrasé, à son tour, cette sentence de Nonnos; et comme je ne connais en vers français aucune traduction d'Héro et Léandre plus gracieuse et plus naïve que le vieux langage de Marot, la voici :

Amoy beaulté excellente et bien née,
En femme honneste et non contaminée,
Aux hommes est plus algue et persante
Que traict vollant, tiré de main puissante.
L'euii est la voye, et quand frappé se sent,
La piaye coule, et droit au cueur descent.
Si devint lors l'amant dont je vous conte.
(Marot, Héro et Léandre )

(17)  Offre de Morrhée à Chalcomède. — Elle me rappelle les vers de Chapelain, si plaisamment mis en scène par Boileau. Et Morrhée, dans lequel il faut reconnaître l'Ajax, ou mieux encore l'Hector des Indiens, me fait souvenir aussi, dans ces deux derniers chants, du Roland de l'Arioste. Ainsi disait le génie bouffon de Théophile Folengo, à propos d'un héros de son épopée macaronique :

Quo non Hectorior, quo non Orlandior alter.

(18) Discours de Morrhée. -- Si l'on venait à s'étonner de rencontrer tant d'images d'un culte étranger et tant de souvenirs homériques dans les discours que l'Indien Morrhée tient à Chalcomède, j'alléguerais en faveur du héros : d'abord, que , pour se faire entendre, il cherche à parler la langue de la guerrière ; ensuite, que les poèmes d'Homère n'étaient pas inconnus dans les Indes. « On prétend , » assure Dion Chrysostome, « que la poésie d'Homère se chante chez les Indiens , traduite dans leur propre idiome. » Παρ' Ἰνδοῖς ᾄδεσθαι φασὶ τὴν Ὁμήρου ποίησιν, μεταβαλόντων αὐτὴν εἰς τὴν σφετέραν διάλεκτόν τε καὶ φωνήν. (D. Ch., Or. LIII).

« L'un des plus beaux morceaux de l'épisode entier, » dit Ouvaroff, « est celui dans lequel Morrhée confie à son serviteur Hysaque son penchant pour Chalcomède. Quel talent poétique possédait cet homme qui sait si puissamment animer le langage de la passion et le retour incessant du désir ! Les fleurs de la poésie y sont versées à plein sac, » 

et cette fois l'expression est grecque :  ὅλῳ θυλάκῳ.

Sans accepter ni refuser tout à fait la couronne que le critique russe décerne à mon poète en cette occasion, je ne puis m'empêcher de remarquer combien les quatre chants consacrés à l'entraînement de Morrhée vers une bacchante s'éloignent de l'épopée homérique, et présentent une inspiration d'un genre nouveau. C'est quelque chose de la galanterie future du madrigal, unie, col vaneggiar de' sensi, à la fougue sauvage du nègre ; je voudrais y voir une sorte de milieu entre la passion inquiète de Didon et l'amour chevaleresque et élégiaque de Tancrède. Ici même l'analogie devient plus frappante par les jeux de pensées et l'abus des antithèses qui ont passé du quatrième siècle au seizième. Cette Chalcomède qui blesse des traits de sa beauté et de la pointe de sa lance, c'est Clorinde,

Che dl due morti In un punto Io sfida.

(Ch. III, st. 23.)

La guerrière qui immolerait son vainqueur par les regrets, rappelle le cavalier :

In se mal vivo, e morto in Iei ch' è morta.

(Ch. XII, st. 71.)

Et cependant, je le demande aux hommes de lettres, s'ils consentent à se dégager de tout jugement préconçu contre un poème réputé de nulle valeur parce qu'on n'a pas voulu le lire, n'y a-t-il pas là, au milieu de quelques expressions affectées, les mêmes dans les deux époques, de véritables beautés? J'essaye encore de faire profiter la renommée de Nonnos d'une réflexion qui se présente à mon esprit en écrivant. Il me semble que, dès qu'une langue est parvenue à son apogée et qu'elle a reçu de ses plus grands écrivains la dignité, l'ampleur et l'harmonie, on vise pour elle à d'autres qualités, telles que la vivacité, la rondeur de la phrase et l'élégance. Il ne faut pas s'étonner alors si un peu de recherche ou même d'obscurité s'attache aux pensées fines et délicates, comme pour les dérober au vulgaire, et attirer les esprits éclairés et pénétrants. Enfin serait-il vrai qu'aujourd'hui, de toutes ces vertus de notre langue perfectionnée, il ne nous restât plus que l'abondance ?