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OEUVRES DE THÉOCRITE

TRADUITES PAR M B... DE L...

MEMBRE DE L'ACADÉMIE DE PARIS.

DÉDIÉ PAR L'AUTEUR A M PERRAULT-MAYNAND, TRADUCTEUR DE PINDARE.

Vie et oeuvre de Théocrite

1. Le berger Thyrsis, le chevrier

11. Le cyclope

21.  Les pêcheurs

2. La magicienne

12. Ailès ou les deux amis

22.  Les Dioscures

3.  Le chevrier, ou Amaryllis

13.  Hylas

23.  L'amant malheureux

4.  Bergers

14.  L'amour de Cynisca

24.  L'enfance d'Hercule

5.  Les chanteurs bucoliques

15.  Les Syracusaines

25.  Hercule vainqueur du lion ou Augias

6.  Les chanteurs bucoliques

16.  Hiéron ou les Grâces

26.  Les Bacchantes

7.  Les Thalisiennes

17. Éloge de Ptolémée

27 .  Daphnis et une bergère

8.  Les chanteurs bucoliques

18.  Épithalame d'Hélène

28.  La quenouille

9.  Les pasteurs

19.  Le voleur de miel

29.  L'amant

10. Les Moissonneurs

20.  Le pasteur

30. Mort d'Adonis

INSCRIPTIONS

ÉPITAPHES

FRAGMENT DE BÉRÉNICE

IDYLLES DE THÉOCRITE


NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE THÉOCRITE,

Nous ignorerions de Théocrite jusqu'au lieu de sa naissance, s'il n'avait eu soin de nous apprendre lui-même, dans sa XVe Inscription, qu'il était né à Syracuse. Il nous dit encore qu'il ne faut point le confondre avec un autre Théocrite de Chio, auteur d'épigrammes sanglantes qui lui coûtèrent la vie : il ajoute que son père s'appelant Praxagoras et sa mère Philina, leur faisant ainsi, par ce pieux souvenir, partager sa brillante immortalité : quelle plus belle marque d'amour filial un père et une mère peuvent-ils attendre d'un fils illustre?
Théocrite florissait sous Ptolémée Philadelphe, vers la fin de la CXXIIe olympiade, deux cent quatre-vingt-dix ans avant l'ère vulgaire. La cour de ce prince était devenue l'asile des sciences et des arts, depuis que la Grèce, désolée et près de subir le joug de Romains, s'était vue abandonnée des Muses, ces enfants du luxe et de la liberté. Notre poète fut l'astre le plus brillant de cette pléiade d'Alexandrie qui répandit l'éclat de sa gloire sur le règne des Lagides. Il ne fut point oublié dans les largesses de Philadelphe, et sa reconnaissance fut égale aux bienfaits : jamais il ne laisse échapper une occasion de rendre à son protecteur les hommages que son zèle pour les lettres lui méritait, et dans ses louanges, il met la délicatesse et la grâce qui font le charme de ses écrits.
Il ne fut pas aussi heureux auprès d'Hiéron II, roi de Syracuse : il se plaint avec amertume, dans une de ses Idylles (XVI) pleine d'adroits ménagements, de l'avarice des grands de son époque: "Les Muses indignées, dit-il, regagnent, les pieds nus, leur triste demeure, parce qu'elles ont fait une démarche inutile, et, accablées d'ennui, elles restent assises sans honneur au fond d'un coffre vide, la tête appuyée sur leurs genoux glacés." Et cependant il ne réussit point à s'attirer la faveur du tyran que le suffrage de ses concitoyens avait alors placé sur le trône de Sicile.
Si l'on peut juger du caractère d'un écrivain par ses ouvrages, ceux de Théocrite nous donneront l'idée la plus flatteuse des qualités de son cœur et de son esprit. Il parle avec la plus touchante admiration, avec l'enthousiasme même le plus vrai de ses maîtres, Philétas de Cos, poète élégiaque et Asclépiade, surnommé Sicélide, auteur d'épigrammes (Idylle VII). Ses rivaux en poésie étaient ses meilleurs amis. Il raconte avec bonheur, dans les Tholysiennes, les conversations qu'il avait avec Lycidas, poète bucolique de Cydon, dans l'île de Crète. Quels éloges il lui prodigue! et Nicias, poète et médecin de Milet, quelle tendre amitié les unit, quels sages conseils il lui donne! Son cœur aimant a deviné l'influence des femmes dans la société, dont la civilisation moderne a tiré tant d'avantage. Voyez-le peindre avec une vérité frappante et sans froide galanterie, les devoirs de la mère de famille dans cette charmante épître (XXVIII) qu'il adresse à Theugénide, l'aimable épouse de son ami Nicias, en lui envoyant une jolie quenouille d'ivoire, présent de Minerve la déesse aux yeux bleus : "Quenouille jolie ! s'écrie-t-il, tu seras offerte à l'épouse de Nicias. Dans ses laborieuses mains tu prépareras ces superbes tissus dont les hommes se couvrent, ces robes ondoyantes dont se parent les femmes... Theugénide a cet amour du travail qui, dans les femmes, est le caractère de la vertu. Je n'ai point voulu te conduire dans le séjour de l'indolence et de l'oisiveté... La demeure que je te réserve est celle d'un sage. Toutes les amies de Theugénide admireront son élégante quenouille, et sans cesse tu rappelleras à sa mémoire le souvenir de son hôte chéri des Muses. Qu'en te voyant chacun dise : Le présent est petit, mais qu'il a de prix! Les dons de l'amitié sont toujours précieux."  On dirait comme un écho éloigné des chants de Salomon sur la femme forte.
On attribue à Théocrite des élégies, des hymnes et des iambes, mais il ne nous est parvenu que XXX idylles et XXIII inscriptions ou épigrammes, où l'on croit toujours entendre résonner quelques accents affaiblis de la lyre champêtre. On a aussi recueilli dans Casaubon et Athénée III fragments, dont l'un semble faire suite à la XXIXème Idylle ; aussi, dans notre nouvelle traduction, n'avons-nous pas hésité à le mettre à sa place convenable.
Les idylles du poète de Syracuse ne sont pas seulement, comme semblerait indiquer ce mot, des poésies pastorales ; le mot idylle est ramené ici à sa signification étymologique. Eidos, eidyllion désigne en grec un tableau, une image, une collection de petits sujets de peinture, et en l'appliquant, par comparaison, à la poésie, une suite de petits poèmes sur divers sujets. Aussi Théocrite, dans ses idylles, a pris tous les tons ; mais c’est sur les sujets champêtres qu'il s'est le plus exercé, et c'est aussi sous ce rapport qu'il est le plus connu : on ne l'a même guère jugé que comme poète bucolique. Les uns, et c'est, croyons-nous, tous ceux qui l'ont lu, l'ont admiré ; les autres l'ont déprécié, en lui opposant constamment Virgile. C'est une bizarrerie inexplicable en littérature : lorsque deux auteurs dans le même genre sont en présence, on veut absolument que l'un soit supérieur à l'autre ; il faut les comparer et juger de leur ressemblance. Prononcer sur leur mérite aux dépens de l'un des deux concurrents, c'est être ennemi de ses jouissances les plus pures.
Étudions en particulier les beautés de chaque écrivain, et nous verrons qu'un grand poète, par exemple, ressemble à un autre grand poète, comme une beauté ressemble à une autre beauté; ils sont tous les deux admirables, voilà leur ressemblance. Nous nous garderons bien d'avancer que Théocrite est préférable à Virgile, quoique, en notre qualité de traducteur, nous eussions droit de l'admirer exclusivement, mais si nous avions à peindre le talent de ces deux poètes, nous tâcherions d'attirer sur l'un et l'autre la même admiration.
On ressentira, en lisant les poésies pastorales de Théocrite, tous les charmes de la campagne et de la solitude. Ses bergers sont peints avec tant de vérité qu'on s'imagine vivre au milieu d'eux, mais il a eu soin surtout, sauf un petit nombre d'exceptions, de ne nous présenter que le côté aimable de leur caractère, et s'il leur a laissé des défauts, il les a placés dans l'ombre, seulement pour nous frapper par la vérité de la peinture et faire ressortir plus vivement leurs bonnes qualités par un contraste habilement ménagé.
Lui ferons-nous un reproche de quelques traits d'une nature vraiment révoltante qu'on trouve dans la Ve Idylle et ailleurs, et que nous avons voilés dans la traduction ? Théocrite, quand on a lu ses ouvrages, intéresse tellement pour ses bergers et surtout pour lui-même qu'on n'a pas le courage de rien dire contre lui. Accusons de ces tristes débordements les mœurs  païennes : les gymnases, où les jeunes gens se livraient ensemble et dans la plus complète nudité aux exercices de la lutte, la séquestration des femmes, voilà sans doute la cause de ces monstruosités qui sont heureusement si éloignées de nos mœurs que nous ne comprenons pas comment on a pu les embellir du charme des vers. Ces amours à la grecque nous paraissent si dégoûtantes que peu s'en est fallu que dans la traduction nous n'ayons changé les noms d'hommes en noms de femmes .....
Cependant Théocrite n'était point étranger au doux sentiment de l'amour : il lui a inspiré ses deux plus belles Idylles, qui sont sans contredit la IIe et la XXVe. La première, c'est l'amour dans toute la violence de ses transports, et ce poème est, au sentiment de Racine, juge compétent en pareille matière, ce que l'Antiquité a laissé de plus passionné ; l'autre le reproduit dans ce qu'il a de plus suave, de plus délicat : cette idylle, qui pourrait être le sujet d'une longue étude littéraire et philosophique, semble avoir été destinée à compléter pour le lecteur de Théocrite toutes les faces de l'amour, le plus infini des sentiments.
Si l'on appelle pastorales les poésies de Théocrite dont les acteurs sont des habitants de la campagne ou peuvent être supposés tels, on trouvera XVII Idylles bucoliques, mais dans ses poèmes, il prend tous les tons : il se sert tour à tour de la poésie lyrique sous ses différentes formes, de l'élégie et de ses accents plaintifs.
Dans les Idylles qu'il est impossible de regarder comme pastorales, notre poète a les beautés propres à chaque genre, il s'élève à la hauteur de la poésie épique : pensées, expressions , épithètes, tout est plein de hardiesse et de pompe. L'ode, échauffée du feu de son âme, en fait l'émule de Pindare dans plusieurs de ses tableaux. Parfois aussi l'idylle prend le ton de la comédie.
Théocrite offre plusieurs scènes, soit en action, soit en récit, dignes des poètes comiques les plus célèbres. Il a fait parler les héros et les dieux dans la tragédie ; il dit alors simplement les choses graves, il est sublime sans enflure, naïf sans trivialité.
Il n'est pas étonnant qu'il ait voulu s'exercer dans le poème dramatique : un de ses talents les plus remarquables, et c'est celui qui distingue tous les grands écrivains, est de peindre les actions des personnages qu'il introduit dans ses Idylles avec une vivacité qui les met en scène dans l'imagination de ses lecteurs ; joignez à celte brillante faculté de son génie l'art inépuisable de leur conserver à tous leur caractère propre avec une constance qui ne se dément jamais, et vous aurez une idée juste de Théocrite.
Il termina probablement son assez longue carrière vers l'année où Marcellus, après s'être emparé de Syracuse défendue en vain par le fameux Archimède, vint lui-même perdre la vie dans un piège que lui tendit Hannibal.
Dans cette nouvelle traduction, nous n'avons pas cru, par respect pour les Anciens, devoir rien retrancher de ce que la postérité nous a conservé de Théocrite. La traduction doit faire connaître les auteurs à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas les lire dans leur langue originale ; il faut donc les montrer tels qu'ils sont, avec toutes leurs beautés, mais aussi avec leurs défauts. C'est au lecteur à savoir secouer les préjugés de nations et de mœurs pour pouvoir juger sainement des mœurs  et des usages séparés des nôtres par un espace de deux mille ans. Mais tout en conservant à son original le caractère d'antiquité qui lui convient, le traducteur doit se débarrasser des langes de la différence des langues et s'imaginer que son auteur est, non pas Français, mais qu'il parle la langue française avec autant d'élégance et de talent que s'il parlait réellement la langue grecque. Ainsi point d'hellénisme inadmissible dans notre idiome, point de tournure bizarre et choquante pour les Français : tel a été notre désir en travaillant à faire connaître les grâces de Théocrite.
Nous avons dû cependant, tout en présentant une nouvelle traduction du berger sicilien, examiner quelques-unes de celles qui ont été faites avant nous. Les travaux de nos prédécesseurs nous ont servi : souvent notre expression a acquis plus de force et de vérité grâce à des efforts qui ne sont pas les nôtres ; souvent les fautes mêmes de nos devanciers nous ont signalé des erreurs à éviter, des imperfections à corriger.
Les traductions de Théocrite ont été nombreuses ; le charme de son style et de ses sujets attirait naturellement l'attention des érudits. L'extrême difficulté de cet auteur a rendu infructueuses bien des tentatives successives et patientes, mais elles n'ont pas été complètement perdues pour la science. Le texte de Théocrite y a gagné de la pureté ; des vers inachevés ont été restitués, des commentaires habiles ont interprété des passages obscurs ; les fréquents proverbes toujours si difficiles à comprendre, parce qu'ils sont l'image exacte des mœurs  souvent inconnues d'une nation, furent expliqués ou du moins donnèrent naissance à d'ingénieuses dissertations, à des recherches savantes sur les habitudes de l'Antiquité. Nous ne présenterons pas ici un catalogue exact des éditions, traductions, imitations, annotations de Théocrite : nous indiquerons successivement et nous jugerons avec réserve.
Théocrite a été traduit en vers latins par Hélius Eobanus. Ce volume, petit in-8° publié à Bâle en 1531, est l'œuvre d'un philologue habile, mais d'un poète médiocre. Il y a de la fidélité dans la traduction, mais l'expression manque da grâce et de couleur.
Longuepierre, auteur de Médée, tragédie qui est restée au théâtre, a traduit les quinze premières Idylles. Les vers sont mauvais et aujourd'hui oubliés ; les notes sont bonnes quoique un peu longues : elles ont mérité les éloges des philologues allemands, et si leur rédaction, souvent diffuse, les rend ennuyeuses à lire, elles offrent cependant des éclaircissements curieux.
Chabanon a tour à leur traduit et imité quelques Idylles de Théocrite. La sécheresse et la raideur sont les défauts de son œuvre ; les notes seules ont survécu : elles sont utiles et pleines d'une science rendue avec facilité.
Après cette mauvaise traduction en parut une autre en prose plus mauvaise encore par P.-L.-C. Gin, ancien jurisconsulte. Le style en est diffus et c'est là son moindre défaut : la langue française, l'orthographe et la syntaxe même y sont violées à toutes les lignes.
Théocrite trouva enfin un traducteur en la personne de Geoffroy. Mais l'habile critique chercha surtout à plaire ; l'élégance fut son principal but : pour faire lire Théocrite à des Français, il l'arrangea, il supprima les passages qu'il ne put pas rendre aimables, il amplifia la comparaison, il tailla les phrases à la française ; il éluda ainsi les difficultés sérieuses et changea le caractère général, la physionomie du poète. Du reste Geoffroy a pris soin de nous avertir de ces licences, dictées par de bonnes intentions, dans une longue préface écrite tout entière avec le style et la rhétorique de l'ancien professeur d'éloquence au collège Mazarin (1) : "Cependant, nous dit-il, la bonne foi me fait un devoir de déclarer que, d'après les principes de Cicéron et d'Horace, je me suis plus attaché à rendre l'esprit de Théocrite qu'a compter ses mots. J'ai même osé sacrifier à notre goût et à nos mœurs quelques traits trop choquants pour des lecteurs français, convaincu que ces retranchements témoignaient à la fois mon respect pour Théocrite et pour le public. Mais pour ne rien faire perdre aux amateurs et pour justifier mes libertés aux gens de goût, ce que j'enlève au texte, je le restitue dans les notes. Je sais qu'une pareille témérité eût été regardée autrefois comme un sacrilège, mais la superstition n'est plus à la mode. Si les Anciens sont des dieux, le culte qui les honore le mieux c'est un culte raisonnable, et le traducteur le plus irréligieux sera toujours celui qui par une exactitude aveugle et servile immole sa divinité à la risée des impies."
Geoffroy a tenu toutes ses promesses. Sa traduction est une belle infidèle.
Parmi nos contemporains, M. Didot a mis en vers avec une exactitude scrupuleuse la traduction déjà très fidèle de M. Gail. M. Cros a publié en 1832 un travail fait selon les mêmes principes. Ce système de traduction littérale et vers par vers a été tenté et consacré par d'heureux essais dans des langues étrangères. La langue allemande, plus riche que la nôtre, douée de combinaisons assez puissantes pour créer des mots nouveaux, maniée en outre habilement par Woss, a pu rendre les chefs-d'œuvre de la littérature ancienne dans leurs moindres détails, mais jusqu'ici notre langue française, malgré les efforts de Delille, de Didot, de M. Cros et de beaucoup d'autres, n'a pu reproduire avec leurs qualités essentielles les chefs-d'œuvre de l'antique poésie.
Les Anglais possèdent deux traductions en vers de Théocrite, toutes deux également remarquables à des titres différents ; celle de Fawkes et celle de Polwhele.
Les Italiens citent avec orgueil une longue liste de traducteurs de Théocrite : Salvini, Gaetani della Terre, Pagnini, Regalotti, Zemagora.
Enfin les Allemands possèdent, outre les traductions en prose par Grille et Kütner, une excellente traduction en vers par Ernst-Christoph Bindemann (1793) et celle de Woss, qui est un chef-d'œuvre poussé à un point de perfection qu'il est difficile de surpasser.
A toutes les versions de Théocrite que nous venons d'énumérer, nous en joindrons une dernière en vers, publiée en 1829, qui a pour nous le double mérite d'être d'une parfaite élégance et de nous être restée comme le dernier monument, l'ouvrage le plus consciencieux d'un de nos compatriotes, d'un Lyonnais, de M. Servan de Sugny, enlevé jeune encore aux espérances de la littérature. Le talent de Servan de Sugny était surtout remarquable par une facilité toujours pure, par une correction facile, par une douceur aimable. Dans sa traduction de Théocrite, il ne lutte pas avec assez de constance contre le poète grec : il a souvent recours à la paraphrase quand il pourrait peindre d'un seul trait ; il est toujours retenu par une sorte de timide délicatesse qui l'arrête en face du texte : cependant sa traduction est lue avec plaisir ; elle a reçu des éloges mérités, et nous ne pouvons que consigner ici, avec l'expression de nos regrets pour une mort si rapide, l'expression sincère de notre admiration pour des efforts constants quelquefois couronnés par le succès.
Tels sont nos prédécesseurs. Puissions-nous dans cette nouvelle traduction avoir fait notre conquête de leurs beautés et notre enseignement de leurs fautes !

(1)   Idylles de Théocrite, traduites en français avec des remarques par Julien-Louis Geoffroy, ci-devant professeur d'éloquence au collège Mazarin.

ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ

ΕΙΔΥΛΛΙΑ

I. ΘΥΡΣΙΣ Ἢ ΩΔΗ

ΘΥΡΣΙΣ
Ἁδύ τι τὸ ψιθύρισμα καὶ ἁ πίτυς, αἰπόλε, τήνα
ἁ ποτὶ ταῖς παγαῖσι μελίσδεται, ἁδὺ δὲ καὶ τύ
συρίσδες· μετὰ Πᾶνα τὸ δεύτερον ἆθλον ἀποισῇ.
Αἴ κα τῆνος ἕλῃ κεραὸν τράγον, αἶγα τὺ λαψῇ·
αἴ κα δ᾽ αἶγα λάβῃ τῆνος γέρας, ἐς τὲ καταρρεῖ  5
ἁ χίμαρος· χιμάρῳ δὲ καλὸν κρέας, ἔστε κ᾽ ἀμέλξῃς.
ΑΙΠΟΛΟΣ
Ἅδιον, ὦ ποιμήν, τὸ τεὸν μέλος ἢ τὸ καταχές
τῆν᾽ ἀπὸ τᾶς πέτρας καταλείβεται ὑψόθεν ὕδωρ.
Αἴ κα ταὶ Μοῖσαι τὰν οἴϊδα δῶρον ἄγωνται,
ἄρνα τὺ σακίταν λαψῇ γέρας· αἰ δέ κ᾽ ἀρέσκῃ 10
τήναις ἄρνα λαβεῖν, τὺ δὲ τὰν ὄϊν ὕστερον ἀξῇ.
ΘΥΡΣΙΣ
Λῇς ποτὶ τᾶν Νυμφᾶν, λῇς, αἰπόλε, τῆδε καθίξας,
ὡς τὸ κάταντες τοῦτο γεώλοφον αἵ τε μυρῖκαι,
συρίσδεν; Τὰς δ᾽ αἶγας ἐγὼν ἐν τῷδε νομευσῶ.
ΑΙΠΟΛΟΣ
Οὐ θέμις, ὦ ποιμήν, τὸ μεσαμβρινὸν οὐ θέμις ἄμμιν 15
συρίσδεν. Τὸν Πᾶνα δεδοίκαμες· ἦ γὰρ ἀπ᾽ ἄγρας
τανίκα κεκμακὼς ἀμπαύεται· ἔστι δὲ πικρός,
καὶ οἱ ἀεὶ δριμεῖα χολὰ ποτὶ ῥινὶ κάθηται.
Ἀλλὰ τὺ γὰρ δή, Θύρσι, τὰ Δάφνιδος ἄλγε᾽ ἀείδες
καὶ τᾶς βουκολικᾶς ἐπὶ τὸ πλέον ἵκεο μοίσας, 20
δεῦρ᾽ ὑπὸ τὰν πτελέαν ἑσδώμεθα τῶ τε Πριήπω
καὶ τᾶν Κραναιᾶν κατεναντίον, αἷπερ ὁ θῶκος
τῆνος ὁ ποιμενικὸς καὶ ταὶ δρύες. Αἰ δὲ κ᾽ ἀείσῃς
ὡς ὅκα τὸν Λιβύαθε ποτὶ Χρόμιν αἶσας ἐρίσδων,
αἶγά τέ τοι δωσῶ διδυματόκον ἐς τρὶς ἀμέλξαι, 25
ἃ δύ᾽ ἔχοισ᾽ ἐρίφως ποταμέλγεται ἐς δύο πέλλας,
καὶ βαθὺ κισσύβιον κεκλυσμένον ἁδέϊ κηρῷ,
ἀμφῶες, νεοτευχές, ἔτι γλυφάνοιο ποτόσδον.
Τῶ ποτὶ μὲν χείλη μαρύεται ὑψόθι κισσός,
κισσὸς ἑλιχρύσῳ κεκονιμένος· ἁ δὲ κατ᾽ αὐτόν 30
καρπῷ ἕλιξ εἱλεῖται ἀγαλλομένα κροκόεντι.
Ἔντοσθεν δὲ γυνά, τι θεῶν δαίδαλμα, τέτυκται,
ἀσκητὰ πέπλῳ τε καὶ ἄμπυκι· πὰρ δέ οἱ ἄνδρες
καλὸν ἐθειράζοντες ἀμοιβαδὶς ἄλλοθεν ἄλλος
νεικείουσ᾽ ἐπέεσσι· τὰ δ᾽ οὐ φρενὸς ἅπτεται αὐτᾶς· 35
ἀλλ᾽ ὁκὰ μὲν τῆνον ποτιδέρκεται ἄνδρα γέλαισα,
ἄλλοκα δ᾽ αὖ ποτὶ τὸν ῥιπτεῖ νόον· οἵ δ᾽ ὑπ᾽ ἔρωτος
δηθὰ κυλοιδιόωντες ἐτώσια μοχθίζοντι.
Τοῖς δὲ μέτα γριπεύς τε γέρων πέτρα τε τέτυκται
λεπράς, ἐφ᾽ αἷ σπεύδων μέγα δίκτυον ἐς βόλον ἕλκει 40
ὁ πρέσβυς, κάμνοντι τὸ καρτερὸν ἀνδρὶ ἐοικώς·
φαίης κα γυίων νιν ὅσον σθένος ἐλλοπιεύειν·
ὧδέ οἱ ᾠδήκαντι κατ᾽ αὐχένα πάντοθεν ἶνες
καὶ πολιῷ περ ἐόντι, τὸ δὲ σθένος ἄξιον ἥβας.
Τυτθὸν δ᾽ ὅσσον ἄπωθεν ἁλιτρύτοιο γέροντος 45
πυρναίαις σταφυλαῖσι καλὸν βέβριθεν ἀλωά,
τὰν ὀλίγος τις κῶρος ἐφ᾽ αἱμασιαῖσι φυλάσσει
ἥμενος· ἀμφὶ δέ νιν δύ᾽ ἀλωπεκες, ἁ μὲν ἀν᾽ ὄρχως
φοιτῇ σινομένα τὰν τρώξιμον, ἁ δ᾽ ἐπὶ πήραι
πάντα δόλον τεύχοισα τὸ παιδίον οὐ πρὶν ἀνησεῖν 50
φατὶ πρὶν ἢ ἀκράτιστον ἐπὶ ξηροῖσι καθίξῃ·
αὐτὰρ ὅγ᾽ ἀνθερίκοισι καλὰν πλέκει ἀκριδοθήραν
σχοίνῳ ἐφαρμόσδων· μέλεται δέ οἱ οὔτε τι πήρας
οὔτε φυτῶν τοσσῆνον, ὅσον περὶ πλέγματι γαθεῖ.
Παντᾷ δ᾽ ἀμφὶ δέπας περιπέπταται ὑγρὸς ἄκανθος. 55
Αἰολικὸν θάημα· τέρας κέ τυ θυμὸν ἀτύξαι.
Τῶ μὲν ἐγὼ πορθμῆϊ Καλυδνίῳ αἶγά τ᾽ ἔδωκα
ὦνον καὶ τυρόεντα μέγαν λευκοῖο γάλακτος·
οὐδέ τί πω ποτὶ χεῖλος ἐμὸν θίγεν, ἀλλ᾽ ἔτι κεῖται
ἄχραντον. Τῷ κά τυ μάλα πρόφρων ἀρεσαίμαν, 60
αἴ κά μοι τύ, φίλος, τὸν ἐφίμερον ὕμνον ἀείσῃς.
Κοὔτι τυ κερτομέω. Πόταγ᾽, ὠγαθέ· τὰν γὰρ ἀοιδάν
οὔ τί πᾳ εἰς Ἀΐδαν γε τὸν ἐκλελάθοντα φυλαξεῖς.
(ᾨδή)
ΘΥΡΣΙΣ
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Θύρσις ὅδ᾽ ὡξ Αἴτνας, καὶ Θύρσιδος ἁδέα φωνά. 65
Πῆ ποκ᾽ ἄρ᾽ ἦσθ᾽, ὅκα Δάφνις ἐτάκετο, πῆ ποκα, Νύμφαι;
Ἦ κατὰ Πηνειῶ καλὰ τέμπεα; ἦ κατὰ Πίνδον;
Οὐ γὰρ δὴ ποταμοῖο μέγαν ῥόον εἴχετ᾽ Ἀνάπω,
οὐδ᾽ Αἴτνας σκοπιάν, οὐδ᾽ Ἄκιδος ἱερὸν ὕδωρ.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς. 70
Τῆνον μὰν θῶες, τῆνον λύκοι ὠρύσαντο,
τῆνον χὡκ δρυμοῖο λέων ἔκλαυσε θανόντα.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Πολλαί οἱ πὰρ ποσσὶ βόες, πολλοὶ δέ τε ταῦροι,
πολλαὶ δ᾽ αὖ δαμάλαι καὶ πόρτιες ὠδύραντο. 75
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Ἦνθ᾽ Ἑρμᾶς πράτιστος ἀπ᾽ ὤρεος, εἶπε δέ· “Δάφνι,
τίς τυ κατατρύχει; τίνος, ὠγαθέ, τόσσον ἔρασαι;”
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Ἦνθον τοὶ βοῦται, τοὶ ποιμένες, ᾡπόλοι ἦνθον· 80
πάντες ἀνηρώτευν, τί πάθοι κακὸν. Ἦνθ᾽ ὁ Πρίηπος
κἤφα· “Δάφνι τάλαν, τί νυ τάκεαι; Ἁ δέ τυ κώρα
πάσας ἀνὰ κράνας, πάντ᾽ ἄλσεα ποσσὶ φορεῖται
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
ζάτεισ᾽· ἆ δύσερώς τις ἄγαν καὶ ἀμήχανος ἐσσί. 85
Βούτας μὰν ἐλέγευ, νῦν δ᾽ αἰπόλῳ ἀνδρὶ ἔοικας.
ᾩπόλος, ὅκκ᾽ ἐσορῇ τὰς μηκάδας οἷα βατεῦνται,
τάκεται ὀφθαλμώς, ὅτι οὐ τράγος αὐτὸς ἔγεντο.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι φίλαι, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Καὶ τὺ δ᾽ ἐπεὶ κ᾽ ἐσορῇς τὰς παρθένος οἷα γελᾶντι, 90
τάκεαι ὀφθαλμώς, ὅτι οὐ μετὰ ταῖσι χορεύεις.” 
Τὼς δ᾽ οὐδὲν ποτελέξαθ᾽ ὁ βουκόλος, ἀλλὰ τὸν αὑτῶ
ἄνυε πικρὸν ἔρωτα, καὶ ἐς τέλος ἄνυε μοίρας.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Ἦνθέ γε μὰν ἁδεῖα καὶ ἁ Κύπρις γελάοισα, 95
λάθρη μὲν γελάοισα, βαρὺν δ᾽ ἀνὰ θυμὸν ἔχοισα,
κεἶπε: “Τύ θην τὸν Ἔρωτα κατεύχεο, Δάφνι, λυγιξεῖν·
ἦ ῥ᾽ οὐκ αὐτὸς Ἔρωτος ὑπ᾽ ἀργαλέω ἐλυγίχθης; ”
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Τὰν δ᾽ ἄρα χὡ Δάφνις ποταμείβετο· “Κύπρι βαρεῖα, 100
Κύπρι νεμεσσατά, Κύπρι θνατοῖσιν ἀπεχθής·
ἤδη γὰρ φράσδῃ πάνθ᾽ ἅλιον ἄμμι δεδυκεῖν;
Δάφνις κἠν Ἀΐδα κακὸν ἔσσεται ἄλγος Ἔρωτι”.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Ὡς λέγεται τὰν Κύπριν ὁ βουκόλος —, “ἕρπε ποτ᾽ Ἴδαν, 105
ἕρπε ποτ᾽ Ἀγχίσαν· τηνεὶ δρύες ἠδὲ κύπειρος,
αἱ δὲ καλὸν βομβεῦντι ποτὶ σμάνεσσι μέλισσαι·
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
[ὡραῖος χὥδωνις, ἐπεὶ καὶ μῆλα νομεύει
καὶ πτῶκας βάλλει καὶ θηρία πάντα διώκει. 110
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Αὖτις ὅπως στασῇ Διομήδεος ἆσσον ἰοῖσα,
καὶ λέγε· “Τὸν βοῦταν νικῶ Δάφνιν, ἀλλὰ μάχευ μοι.”
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Ὦ λύκοι, ὦ θῶες, ὦ ἀν᾽ ὤρεα φωλάδες ἄρκτοι, 115
χαίρεθ᾽· ὁ βουκόλος ὔμμιν ἐγὼ Δάφνις οὐκέτ᾽ ἂν᾽ ὕλαν,
οὐκέτ᾽ ἀνὰ δρυμώς, οὐκ ἄλσεα. Χαῖρ᾽, Ἀρέθοισα,
καὶ ποταμοί, τοὶ χεῖτε καλὸν κατὰ Θυμβρίδος ὕδωρ.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Δάφνις ἐγὼν ὅδε τῆνος ὁ τὰς βόας ὦδε νομεύων, 120
Δάφνις ὁ τὼς ταύρως και πόρτιας ὧδε ποτίσδων.
Ἄρχετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, πάλιν, ἄρχετ᾽ ἀοιδᾶς.
Ὦ Πὰν Πάν, εἴτ᾽ ἐσσὶ κατ᾽ ὤρεα μακρὰ Λυκαίω,
εἴτε τύγ᾽ ἀμφιπολεῖς μέγα Μαίναλον, ἔνθ᾽ ἐπὶ νᾶσον
τὰν Σικελάν, Ἑλίκας δὲ λίπε ῥίον αἰπύ τε σᾶμα 125
τῆνο Λυκαονίδαο, τὸ καὶ μακάρεσσιν ἀγητόν·
Λήγετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, ἴτε, λήγετ᾽ ἀοιδᾶς.
ἔνθ᾽, ὦναξ, καὶ τάνδε φέρευ πακτοῖο μελίπνουν
ἐκ κηρῶ σύριγγα καλὰν περὶ χεῖλος ἑλικτάν·
ἦ γὰρ ἐγὼν ὑπ᾽ ἔρωτος ἐς Ἄϊδος ἕλκομαι ἤδη. 130
Λήγετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, ἴτε, λήγετ ἀοιδᾶς.
Νῦν ἴα μὲν φορέοιτε βάτοι, φορέοιτε δ᾽ ἄκανθαι,
ἁ δὲ καλὰ νάρκισσος ἐπ᾽ ἀρκεύθοισι κομάσαι,
πάντα δ᾽ ἔναλλα γένοιτο, καὶ ἁ πίτυς ὄχνας ἐνείκαι,
Δάφνις ἐπεὶ θνάσκει, καὶ τὼς κύνας ὥλαφος ἕλκοι, 135
κἠξ ὀρέων τοὶ σκῶπες ἀηδόσι δηρίσαιντο.”
Λήγετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, ἴτε, λήγετ᾽ ἀοιδᾶς.
Χὣ μὲν τόσσ᾽ εἰπὼν ἀπεπαύσατο· τὸν δ᾽ Ἀφροδίτα
ἤθελ᾽ ἀνορθῶσαι· τά γε μὰν λίνα πάντα λελοίπει
ἐκ Μοιρᾶν, χὡ Δάφνις ἔβα ῥόον· ἔκλυσε δίνα 140
τὸν Μοίσαις φίλον ἄνδρα, τὸν οὐ Νύμφαισιν ἀπεχθῆ.
Λήγετε βουκολικᾶς, Μοῖσαι, ἴτε, λήγετ᾽ ἀοιδᾶς.

Καὶ τὺ δίδου τὰν αἶγα τό τε σκύφος, ὥς κεν ἀμέλξας
σπείσω ταῖς Μοίσαις. Ὦ χαίρετε πολλάκι, Μοῖσαι,
145 χαίρετ᾽· ἐγὼ δ᾽ ὔμμιν καὶ ἐς ὕστερον ἅδιον αἰσῶ.

ΑΙΠΟΛΟΣ
Πλῆρές τοι μέλιτος τὸ καλὸν στόμα, Θύρσι, γένοιτο,
πλῆρές τοι σχαδόνων, καὶ ἀπ᾽ Αἰγίλω ἰσχάδα τρώγοις
ἁδεῖαν, τέττιγος ἐπεὶ τύγα φέρτερον ᾄδεις.
Ἠνίδε τοι τὸ δέπας· θᾶσαι, φίλος, ὡς καλὸν ὄσδει·
150 Ὡρᾶν πεπλύσθαι νιν ἐπὶ κράναισι δοκησεῖς.
Ὧδ᾽ ἴθι, Κισσαίθα· τὺ δ᾽ ἄμελγέ νιν. Αἱ δὲ χίμαιραι,
οὐ μὴ σκιρτασεῖτε, μὴ ὁ τράγος ὔμμιν ἀναστῇ.

Ire IDYLLE

LE BERGER THYRSIS, LE CHEVRIER

Entretien entre le berger Thyrsis et un chevrier. Thyrsis chante les amours et la mort de Daphnis. Le chevrier, charmé de sa voix, lui permet de traire trois fois une chèvre et lui fait présent d'une coupe où est gravé un gracieux paysage.

THYRSIS. Chevrier, le pin qui ombrage cette source fait entendre un doux frémissement, et toi, tu tires de ta flûte des sons enchanteurs. Tu ne le cèdes qu'à Pan. Si ce dieu accepte un bouc haut encorné, tu recevras une chèvre, mais s'il désire la chèvre, tu auras le chevreau : la chair du chevreau, nouvellement sevré, est exquise.
LE CHEVRIER. Ô berger ! ton chant est plus doux que le murmure de la source qui coule du haut de ce rocher. Si les Muses obtiennent une brebis, toi, tu recevras l'agneau encore renfermé dans la bergerie. Si cependant elles préfèrent l'agneau, tu obtiendras la brebis.
THYRSIS. Au nom des Nymphes, veux-tu, chevrier, veux-tu venir t'asseoir sur le penchant de cette colline, au milieu des bruyères, et jouer de ta flûte ? Pendant ce temps-là je surveillerai tes chèvres.
LE CHEVRIER. Berger, je ne le puis. Déjà il est midi, et à midi il n'est pas permis de jouer de la flûte : c'est l'heure que Pan, fatigué de la chasse, a choisie pour se reposer. Ce dieu est cruel, la colère siège continuellement sur son front ; aussi, je le crains beaucoup. Mais toi, THYRSIS, tu connais les malheurs de Daphnis (1), et tu excelles dans le chant bucolique. Allons nous asseoir sous cet ormeau, en face de la statue de Priape et de ces sources limpides ou sur ce banc de gazon à l'ombre des chênes. Si tu chantes comme tu le fis naguère lorsque tu vainquis le Lydien Chromis, je te laisserai traire trois fois cette chèvre qui nourrit deux jumeaux et remplit encore deux vases de son lait ; je te donnerai aussi une coupe profonde enduite de cire odoriférante : elle est garnie de deux anses et sort à peine des mains du sculpteur. Un lierre, comme une guirlande de fleurs, couronne les bords supérieurs de cette coupe et se marie à un hélichryse (2) qui descend entourer le pied, où s'épanouit son fruit d'or.
Au fond est ciselée une femme d'une rare beauté, parée d'un voile et d'un réseau qui retient ses cheveux. A ses côtés, deux amants à la chevelure ondoyante se disputent sa conquête. Sans paraître émue de leurs discours, la coquette tantôt sourit à l'un, tantôt porte sur l'autre ses regards enivrants, et ses adorateurs, les yeux humides d'amour, se tourmentent en vain.
Au milieu, on voit aussi un rocher escarpé, sur lequel un vieux pêcheur, encore plein de virilité, traîne à la hâte, et non sans peine, un immense filet qu'il veut jeter à la mer. On croit voir ses pénibles efforts : sur son cou nerveux ses veines se gonflent, et l'âge a blanchi son front sans affaiblir son corps.
Non loin de ce vieux marin, une vigne plie sous le poids de ses raisins pourprés. Un jeune enfant la garde, assis sur un tronc d'arbre. Près de lui sont deux renards : l'un se promène parmi les ceps, se gorgeant des grappes mûres ; l'autre assiège la panetière du berger et ne veut s'éloigner qu'après avoir dévoré tout son déjeuner. Cependant le petit gardien tresse avec du jonc et de la paille un piège pour prendre des cigales, et semble moins occupé de sa panetière et des raisins, que du plaisir qu'il prend à son travail.
Une molle acanthe embrasse aussi cette coupe, vrai chef-d'œuvre étolien. J'ai donné en échange, à un pilote de Calédonie, une chèvre et un énorme et délicieux fromage. Elle est toute neuve, je ne l'ai pas encore approchée de mes lèvres, et je te la donnerai sans regret, si tu me répètes ce chant admirable. Je ne suis point jaloux de ton talent. Allons, mon, cher Thyrsis, commence ; ne réserve pas tes chants pour l'oublieux empire de Pluton.
THYRSIS. (Il chante) 
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique. 
Je suis Thyrsis de l'Etna, ma voix est la voix de Thyrsis.
Où étiez-vous, ô Nymphes ! lorsque l'amour consumait Daphnis ? Dans les riantes prairies qu'arrose le Pénée ou bien sur le Pinde ? Car vous ne vous délassiez ni sur les bords du majestueux Anapus, ni sur la cime de l'Etna, ni dans les ondes sacrées de l'Acis.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Les loups et les bêtes féroces l'ont pleuré par leurs hurlements, et le lion en a rugi de fureur dans les forêts.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Ses nombreuses génisses et leurs mères, ses mille taureaux et ses bœufs gémissaient, couchés à ses pieds.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique. 
Mercure le premier accourut du haut des monts et dit : "Daphnis, qui t'a mis dans cet état ? Je t'en prie, quel est l'objet d'un amour si violent?"
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Les pâtres, les bergers, les chevriers, réunis autour de sa couche, lui demandaient le sujet de ses maux. Priape vint : "Infortuné Daphnis, lui dit-il, pourquoi te chagriner ainsi ? La bergère court le long des ruisseaux et dans les bois... ,
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
à la recherche d'un autre. Tu es malheureux en amour, car il te fait perdre la raison. Jusqu'à ce jour on t'a nommé berger ; maintenant, tel qu'un simple chevrier que l'accouplement du bouc et de la chèvre fait sécher de douleur .....
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
La vue de jeunes filles qui rient et folâtrent ensemble le rend jaloux ; tu es désolé de ne pouvoir danser avec elles.
Le berger ne répondait rien et laissait le cruel amour dévorer sa languissante vie.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Enfin parut la belle et gracieuse Vénus, le sourire déguisait le courroux enfermé dans son cœur : "Eh bien! Daphnis, dit-elle, tu osais défier l'amour; ne remporte-t-il pas une mémorable et terrible victoire ?"
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Daphnis lui répondit: "Barbare Vénus, Vénus odieuse, vrai fléau des mortels! Tout m'annonce que déjà le dernier soleil va se coucher pour moi ; mais Daphnis, aux Enfers même, détestera l'amour.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Va sur le mont Ida, où un simple berger et Vénus, dit-on... Va trouver Anchise... Là sont des chênes qui prêtent leur ombre ; ici, il n'y a que du jonc, ici les abeilles bourdonnent autour de leurs ruches.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Adonis est beau aussi; il paît des troupeaux, perce des lièvres à la chasse et poursuit d'autres bêtes sauvages.
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Ose te rendre auprès de Diomède et dis-lui : "J'ai vaincu le berger Daphnis, viens donc te mesurer avec moi."
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Loups, ours et vous tous hôtes des forêts, recevez mes adieux; vous ne verrez plus Daphnis dans les bois ni sur les coteaux. Adieu, Aréthuseadieu, fleuves qui portez le tribut de vos ondes dans les flots limpides du Thymbris (4).
Commencez, Muses chéries, commencer un chant bucolique.
Je suis ce Daphnis qui paissais mes bœufs dans ces pâturages ce Daphnis qui abreuvais dans vos sources mes taureaux et mes génisses.  
Commencez, Muses chéries, commencez un chant bucolique.
Ô dieu Pan! soit que tes pas errent en ce moment sur le Lycée ou sur le haut Ménale (5), viens en Sicile, abandonne le promontoire d'Hélice et le magnifique tombeau du fils de Lycaon, honoré des dieux mêmes.
Cessez, Muses, oh! cessez le chant bucolique.
Approche, roi des chanteurs, reçois cette flûte si douce, si belle, si bien vernie ; son embouchure recourbée s'adapte parfaitement aux lèvres. Prends-la, car déjà ma fatale passion m'entraîne aux Enfers.
Cessez, Muses, oh! cessez le chant bucolique.
Buissons, et vous ronces, produisez des violettes ; que le beau narcisse fleurisse sur le genièvre. Nature, change tes lois, et que sur le pin la poire mûrisse, car Daphnis se meurt. Que le cerf traîne après lui le chien captif, et que le hibou le dispute au rossignol sur nos montagnes.
Cessez, Muses, oh! cessez le chant bucolique.
Il dit, et languissant, il expire. Vénus veut le rappeler à la vie, mais déjà les Parques en ont tranché les derniers fils. Daphnis a donc traversé le fleuve de la mort, et l'onde infernale enchaîne pour jamais ce mortel cher aux Muses et bien-aimé des Nymphes.
Cessez, Muses, oh! cessez le chant bucolique."
Donne-moi maintenant la coupe et fais approcher la chèvre ; je veux la traire et faire une libation aux Muses.
Adieu, mille fois adieu, déesses d'Aonie ! Qu'une autre fois mes chants soient plus dignes de vous!
LE CHEVRIER.  Puisse, ô Thyrsis! puisse ton gosier si harmonieux être toujours plein de miel et ne se nourrir que des figues délicates d'Égile! Le chant de la cigale est moins doux que le tien.
Voici la coupe. Examine-la, mon ami ; quel parfum elle exhale ; on dirait qu'elle a été plongée dans la fontaine des Heures.
Cissétha, ici... Toi, exprime le lait de ses mamelles... Mes chèvres, ne bondissez pas, de peur que le bélier ne s'approche de vous.  

 

ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ
ΕΙΔΥΛΛΙΑ
II. ΦΑΡΜΑΚΕΥΤΡΙΑΙ

Πᾷ μοι ταὶ δάφναι; Φέρε, Θεστυλί. Πᾷ δὲ τὰ φίλτρα;
Στέψον τὰν κελέβαν φοινικέῳ οἰὸς ἀώτῳ,
ὡς τὸν ἐμὶν βαρὺν εὖντα φίλον καταδήσομαι ἄνδρα,
ὅς μοι δωδεκαταῖος ἀφ᾽ ὧ τάλας οὐδὲ ποθίκει,
οὐδ᾽ ἔγνω πότερον τεθνάκαμες ἢ ζοοὶ εἰμές, 5
οὐδὲ θύρας ἄραξεν ἀνάρσιος. Ἦ ῥά οἱ ἀλλᾷ
ᾤχετ᾽ ἔχων ὅ τ᾽ Ἔρως ταχινὰς φρένας ἅ τ᾽ Ἀφροδίτα.
Βασεῦμαι ποτὶ τὰν Τιμαγήτοιο παλαίστραν
αὔριον, ὥς νιν ἴδω, καὶ μέμψομαι οἷά με ποιεῖ.
Νῦν δέ νιν ἐκ θυέων καταδήσομαι. Ἀλλά, Σελάνα, 10
φαῖνε καλόν· τὶν γὰρ ποταείσομαι ἅσυχα, δαῖμον,
τᾷ χθονίᾳ θ᾽ Ἑκάτᾳ, τὰν καὶ σκύλακες τρομέοντι
ἐρχομέναν νεκύων ἀνά τ᾽ ἠρία καὶ μέλαν αἷμα.
Χαῖρ᾽, Ἑκάτα δασπλῆτι, καὶ ἐς τέλος ἄμμιν ὀπάδει,
φάρμακα ταῦτ᾽ ἔρδοισα χερείονα μήτε τι Κίρκας 15
μήτε τι Μηδείας μήτε ξανθᾶς Περιμήδας.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Ἄλφιτά μοι πρᾶτον πυρὶ τάκεται. Ἀλλ᾽ ἐπίπασσε,
Θεστυλί. Δειλαία, πᾷ τὰς φρένας ἐκπεπότασαι;
Ἦ ῥά γέ πᾳ, μυσαρά, καὶ τὶν ἐπίχαρμα τέτυγμαι; 20
Πάσσ᾽ ἅμα καὶ λέγε ταῦτα· “Τὰ Δέλφιδος ὀστία πάσσω”.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Δέλφις ἔμ᾽ ἀνίασεν· ἐγὼ δ᾽ ἐπὶ Δέλφιδι δάφναν
αἴθω· χὡς αὕτα λακεῖ μέγα καππυρίσασα
κἠξαπίνας ἅφθη κοὐδὲ σποδὸν εἴδομες αὐτᾶς, 25
οὕτω τοι καὶ Δέλφις ἐνὶ φλογὶ σάρκ᾽ ἀμαθύνοι.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Ὡς τοῦτον τὸν κηρὸν ἐγὼ σὺν δαίμονι τάκω,
ὣς τάκοιθ᾽ ὑπ᾽ ἔρωτος ὁ Μύνδιος αὐτίκα Δέλφις,
Χὡς δινεῖθ᾽ ὅδε ῥόμβος ὁ χάλκεος ἐξ Ἀφροδίτας, 30
ὣς τῆνος δινοῖτο ποθ᾽ ἁμετέραισι θύραισιν.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα
Νῦν θυσῶ τὰ πίτυρα. Τὺ δ᾽, Ἄρτεμι, καὶ τὸν ἐν ᾍδα
κινήσαις κ᾽ ἀδάμαντα καὶ εἴ τί περ ἀσφαλὲς ἄλλο—
Θεστυλί, ταὶ κύνες ἄμμιν ἀνὰ πτόλιν ὠρύονται· 35
ἁ θεὸς ἐν τριόδοισι· τὸ χαλκέον ὡς τάχος ἄχει.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Ἠνίδε σιγῇ μὲν πόντος, σιγῶντι δ᾽ ἀῆται·
ἁ δ᾽ ἐμὰ οὐ σιγῇ στέρνων ἔντοσθεν ἀνία,
ἀλλ᾽ ἐπὶ τήνῳ πᾶσα καταίθομαι, ὅς με τάλαιναν 40
ἀντὶ γυναικὸς ἔθηκε κακὰν καὶ ἀπάρθενον ἦμεν.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Ἐς τρὶς ἀποσπένδω καὶ τρὶς τάδε, πότνια, φωνῶ·
“Εἴτε γυνὰ τήνῳ παρακέκλιται εἴτε καὶ ἀνήρ,
τόσσον ἔχοι λάθας ὅσσον ποκὰ Θησέα φαντί 45
ἐν Δίᾳ λασθῆμεν ἐϋπλοκάμω Ἀριάδνας."
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Ἱππομανὲς φυτόν ἐστι παρ᾽ Ἀρκάσι, τῷ δ᾽ ἔπι πᾶσαι
καὶ πῶλοι μαίνονται ἀν᾽ ὤρεα καὶ θοαὶ ἵπποι·
ὣς καὶ Δέλφιν ἴδοιμι, καὶ ἐς τόδε δῶμα περάσαι, 50
μαινομένῳ ἴκελος λιπαρᾶς ἔκτοσθε παλαίστρας.
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Τοῦτ᾽ ἀπὸ τᾶς χλαίνας τὸ κράσπεδον ὤλεσε Δέλφις·
ὡγὼ νῦν τίλλοισα κατ᾽ ἀγρίῳ ἐν πυρὶ βάλλω—
Αἰαῖ Ἔρως ἀνιαρέ, τί μευ μέλαν ἐκ χροὸς αἷμα 55
ἐμφὺς ὡς λιμνᾶτις ἅπαν ἐκ βδέλλα πέπωκας;
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.
Σαύραν τοι τρίψασα κακὸν ποτὸν αὔριον οἰσῶ.
Θεστυλί, νῦν δὲ λαβοῖσα τὺ τὰ θρόνα ταῦθ᾽ ὑπόμαξον
τᾶς τήνω φλιᾶς καθ᾽ ὑπέρτερον ἇς ἔτι κα νύξ, 60
[ἐκ θυμῶ δέδεμαι· ὃ δέ μευ λόγον οὐδένα ποιεῖ.]
καὶ λέγ᾽ ἐπιφθύζοισα· “Τὰ Δέλφιδος ὀστία μάσσω.”
Ἶυγξ, ἕλκε τὺ τῆνον ἐμὸν ποτὶ δῶμα τὸν ἄνδρα.

Νῦν δὴ μώνα ἐοῖσα πόθεν τὸν ἔρωτα δακρύσω;
Ἐκ τίνος ἄρξωμαι; Τίς μοι κακὸν ἄγαγε τοῦτο; 65
Ἦνθ᾽ ἁ τωὐβούλοιο καναφόρος ἄμμιν Ἀναξώ
ἄλσος ἐς Ἀρτέμιδος, τᾷ δὴ τόκα πολλὰ μὲν ἄλλα
θηρία πομπεύεσκε περισταδόν, ἐν δὲ λέαινα.
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Καί μ᾽ ἁ Θευχαρίδα Θρᾷσσα τροφός, ἁ μακαρῖτις, 70
ἀγχίθυρος ναίοισα κατεύξατο καὶ λιτάνευσε
τὰν πομπὰν θάσασθαι· ἐγὼ δὲ οἱ ἁ μεγάλοιτος
ὡμάρτευν βύσσοιο καλὸν σύροισα χιτώνα
κἀμφιστειλαμένα τὰν ξυστίδα τὰν Κλεαρίστας.
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα. 75
Ἤδη δ᾽ εὖσα μέσαν κατ᾽ ἀμαξιτόν, ᾇ τὰ Λύκωνος,
εἶδον Δέλφιν ὁμοῦ τε καὶ Εὐδάμιππον ἰόντας·
τοῖς δ᾽ ἦς ξανθοτέρα μὲν ἑλιχρύσοιο γενειάς,
στήθεα δὲ στίλβοντα πολὺ πλέον ἢ τύ, Σελάνα,
ὡς ἀπὸ γυμνάσιοιο καλὸν πόνον ἄρτι λιπόντων. 80
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Χὡς ἴδον, ὡς ἐμάνην, ὥς μοι περὶ θυμὸς ἰάφθη
δειλαίας. Τὸ δὲ κάλλος ἐτάκετο κοὐδέ τι πομπᾶς
τήνας ἐφρασάμαν· οὐδ᾽ ὡς πάλιν οἴκαδ᾽ ἀπῆνθον
ἔγνων, ἀλλά μέ τις καπυρὰ νόσος ἐξαλάπαξεν, 85
κείμαν δ᾽ ἐν κλιντῆρι δέκ᾽ ἄματα καὶ δέκα νύκτας.
Φράζεο μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Καί μευ χρὼς μὲν ὅμοιος ἐγίνετο πολλάκι θάψῳ,
ἔρρευν δ᾽ ἐκ κεφαλᾶς πᾶσαι τρίχες, αὐτὰ δὲ λοιπὰ
ὀστί᾽ ἔτ᾽ ἦς καὶ δέρμα. Καὶ ἐς τίνος οὐκ ἐπέρασα, 90
ἢ ποίας ἔλιπον γραίας δόμον ἅτις ἐπᾴδει;
Ἀλλ᾽ ἦς οὐδὲν ἐλαφρόν· ὁ δὲ χρόνος ἄνυτο φεύγων.
Φράζεο μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Χοὕτω τᾷ δούλᾳ τὸν ἀλαθέα μῦθον ἔλεξα·
“Εἰ᾽ δ᾽ ἄγε, Θεστυλί, μοι χαλεπᾶς νόσω εὑρέ τι μῆχος. 95
πᾶσαν ἔχει με τάλαιναν ὁ Μύνδιος· ἀλλὰ μολοῖσα
τήρησον ποτὶ τὰν Τιμαγήτοιο παλαίστραν·
τηνεὶ γὰρ φοιτῇ, τηνεὶ δέ οἱ ἁδὺ καθῆσθαι.
Φράζεο μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Κἠπεί κά νιν ἐόντα μάθῃς μόνον, ἅσυχα νεῦσον, 100
κεἴφ᾽ ὅτι “Σιμαίθα τυ καλεῖ” καὶ ὑφαγέο τᾷδε.
Ὣς ἐφάμαν· ἃ δ᾽ ἦνθε καὶ ἄγαγε τὸν λιπαρόχρων
εἰς ἐμὰ δώματα Δέλφιν· ἐγὼ δέ νιν ὡς ἐνόησα
ἄρτι θύρας ὑπὲρ οὐδὸν ἀμειβόμενον ποδὶ κούφῳ,
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα 105
πᾶσα μὲν ἐψύχθην χιόνος πλέον, ἐν δὲ μετώπῳ
ἱδρώς μευ κοχύδεσκεν ἴσον νοτίαισιν ἐέρσαις,
οὐδέ τι φωνῆσαι δυνάμαν, οὐδ᾽ ὅσσον ἐν ὕπνῳ
κνυζεῦνται φωνεῦντα φίλαν ποτὶ ματέρα τέκνα·
ἀλλ᾽ ἐπάγην δαγῦδι καλὸν χρόα πάντοθεν ἴσα. 110
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Καί μ᾽ ἐσιδὼν ὥστοργος ἐπὶ χθονὸς ὄμματα πάξας
ἕζετ᾽ ἐπὶ κλιντῆρι καὶ ἑζόμενος φάτο μῦθον·
“Ἦ ῥά με, Σιμαίθα, τόσον ἔφθασας, ὅσσον ἐγώ θην
πρᾶν ποκα τὸν χαρίεντα τρέχων ἔφθασσα Φιλῖνον, 115
ἐς τὸ τεὸν καλέσασα τόδε στέγος ἢ ᾽μὲ παρεῖμεν.
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Ἦνθον γάρ κα ἐγώ, ναὶ τὸν γλυκὺν ἦνθον Ἔρωτα,
ἢ τρίτος ἠὲ τέταρτος ἐὼν φίλος αὐτίκα νυκτός,
μᾶλα μὲν ἐν κόλποισι Διωνύσοιο φυλάσσων, 120
κρατὶ δ᾽ ἔχων λεύκαν, Ἡρακλέος ἱερὸν ἔρνος,
πάντοθε πορφυρέαισι περὶ ζώστραισιν ἑλικτάν.
Φράζεο μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Καί μ᾽ εἰ μέν κ᾽ ἐδέχεσθε, τάδ᾽ ἦς φίλα (καὶ γὰρ ἐλαφρὸς
καὶ καλὸς πάντεσσι μετ᾽ ἀϊθέοισι καλεῦμαι) 125
εὗδόν τ᾽, εἴ κε μόνον τὸ καλὸν στόμα τεῦς ἐφίλησα·
εἰ δ᾽ ἀλλᾷ μ᾽ ὠθεῖτε καὶ ἁ θύρα εἴχετο μοχλῷ,
πάντως κα πελέκεις καὶ λαμπάδες ἦνθον ἐφ᾽ ὑμέας.
Φράζεό μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα.
Νῦν δὲ χάριν μὲν ἔφαν τᾷ Κύπριδι πρᾶτον ὀφείλειν, 130
καὶ μετὰ τὰν Κύπριν τύ με δευτέρα ἐκ πυρὸς εἵλευ,
ὦ γύναι, ἐσκαλέσασα τεὸν ποτὶ τοῦτο μέλαθρον
αὔτως ἡμίφλεκτον· Ἔρως δ᾽ ἄρα καὶ Λιπαραίω
πολλάκις Ἁφαίστοιο σέλας φλογερώτερον αἴθει·
Φράζεο μευ τὸν ἔρωθ᾽ ὅθεν ἵκετο, πότνα Σελάνα. 135
σὺν δὲ κακαῖς μανίαις καὶ παρθένον ἐκ θαλάμοιο
καὶ νύμφαν ἐσόβησ᾽ ἔτι δέμνια θερμὰ λιποῖσαν
ἀνέρος.” Ὣς ὃ μὲν εἶπεν· ἐγὼ δέ οἱ ἁ ταχυπειθής
χειρὸς ἐφαψαμένα μαλακῶν ἔκλιν᾽ ἐπὶ λέκτρων·
καὶ ταχὺ χρὼς ἐπὶ χρωτὶ πεπαίνετο, καὶ τὰ πρόσωπα 140
θερμότερ᾽ ἦς ἢ πρόσθε, καὶ ἐψιθυρίσδομες ἁδύ.
Χὡς ἄρα τοι μὴ μακρὰ φίλα θρυλέοιμι Σελάνα,
ἐπράχθη τὰ μέγιστα, καὶ ἐς πόθον ἤνθομες ἄμφω.
Κοὔτε τι τῆνος ἐμὶν ἐπεμέμψατο μέσφα τό γ᾽ ἐχθές,
οὔτ᾽ ἐγὼ αὖ τήνῳ. Ἀλλ᾽ ἦνθέ μοι ἅ τε Φιλίστας 145
μάτηρ τᾶς ἁμᾶς αὐλητρίδος ἅ τε Μελιξοῦς
σάμερον, ἁνίκα πέρ τε ποτ᾽ ὠρανὸν ἔτρεχον ἵπποι
Ἀῶ τὰν ῥοδόπαχυν ἀπ᾽ Ὠκεανοῖο φέροισαι,
κεἷπέ μοι ἄλλα τε πολλὰ καὶ ὡς ἄρα Δέλφις ἔραται.
Κεἴτε νιν αὖτε γυναικὸς ἔχει πόθος εἴτε καὶ ἀνδρός, 150
οὐκ ἔφατ᾽ ἀτρεκὲς ἴδμεν, ἀτὰρ τόσον· αἰὲν ἔρωτος
ἀκράτω ἐπεχεῖτο καὶ ἐς τέλος ᾤχετο φεύγων,
καὶ φάτο οἱ στεφάνοισι τὰ δώματα τῆνα πυκαξεῖν.
Ταῦτά μοι ἁ ξείνα μυθήσατο· ἐστι δ᾽ ἀλαθής.
Ἦ γάρ μοι καὶ τρὶς καὶ τετράκις ἄλλοκ᾽ ἐφοίτη, 155
καὶ παρ᾽ ἔμὶν ἐτίθει τὰν δωρίδα πολλάκις ὄλπαν.
Νῦν δὲ τί; Δωδεκαταῖος ἀφ᾽ ὧτε νιν οὐδὲ ποτεῖδον.
Ἦ ῥ᾽ οὐκ ἄλλο τι τερπνὸν ἔχει, ἁμῶν δὲ λέλασται;
Νῦν μάν νιν φίλτροις καταδήσομαι· αἰ δ᾽ ἔτι κά με
λυπῇ, τὰν Ἀΐδαο πύλαν, ναὶ Μοίρας, ἀραξεῖ· 160
τοῖά οἱ ἐν κίστᾳ κακὰ φάρμακα φαμὶ φυλάσσειν,
Ἀσσυρίω, δέσποινα, παρὰ ξείνοιο μαθοῖσα.
Ἀλλὰ τὺ μὲν χαίροισα ποτ᾽ Ὠκεανὸν τρέπε πώλως,
πότνι᾽· ἐγὼ δ᾽ οἰσῶ τὸν ἐμὸν πόθον ὥσπερ ὑπέσταν.
Χαῖρε, Σελαναία λιπαρόχροε, χαίρετε δ᾽ ἄλλοι 165
ἀστέρες, εὐκάλοιο κατ᾽ ἄντυγα Νυκτὸς ὀπαδοί.

IIe IDYLLE (6)

LA MAGICIENNE

Cimétha, éprise d'amour pour le Myndien Delphis, cherche par des enchantements à le tirer du gymnase et à le ramener à elle. Elle invoque Hécate et la Lune, divinités favorables aux amants. Un esclave Thestylis la seconde dans ses opérations magiques.

Où sont les lauriers? où sont les philtres ? apporte-les, Thestylis. Couvre cette coupe d'une rouge toison ; je veux poursuivre de mes enchantements le parjure qui cause mes maux. Depuis douze jours ce perfide est loin de moi, et il ne s'informe point si je vis ou si je meurs. Il n'est plus venu frapper à ma porte, le cruel ! Ah! sans doute l'Amour et Vénus ont allumé d'autres feux dans son cœur inconstant. Demain j'irai au gymnase de Timagètes pour le voir et lui demander la raison de sa conduite. Aujourd'hui poursuivons-le de nos enchantements.
Ô Lune ! pare ton front d'un nouvel éclat ; c'est ma voix qui t'implore, reine des nuits ; et toi aussi, souterraine Hécate, toi que les chiens même redoutent lorsque, te promenant parmi les tombeaux, ton pied se pose dans le sang.
Terrible Hécate, je te salue. Reste auprès de moi jusqu'à la perfection de ces philtres ; qu'ils ne le cèdent ni à ceux de Circé, ni à ceux de Médée, ni à ceux de la blonde Périmède.
Oiseau sacré (7), vers moi rappelle mon volage amant.
Déjà le feu a consumé cette orge. Verse maintenant...  Malheureuse Thestylis, à quoi penses-tu donc ? Maudite esclave, te jouerais-tu aussi de moi ?... Verse le sel et dis ces paroles : "Je jette aux flammes les os de Delphis."
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Delphis cause mes maux ; c'est pour Delphis que je brûle ce laurier. Il pétille en l'enflammant, déjà il est tout consumé sans même laisser de cendre : qu'ainsi se dissipe en flamme légère le parjure Delphis!
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Comme la cire se fond au feu, que le Myndien Delphis fonde soudain d'amour pour moi, et que, pareil à ce globe d'airain (8) que ma main fait tourner, l'infidèle poursuivi par Vénus, tourne autour de ma demeure.
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Je vais brûler ce son ; toi, Diane, toi qui fléchirais Rhadamanthe lui-même et les cœurs les plus inflexibles des Enfers... Écoute, Thestylis... Les chiens aboient... c'est pour nous qu'ils font retentir la ville de leurs hurlements. La déesse est dans les carrefours ; vite, vite, frappe ce vase d'airain.
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Déjà la mer se tait, les vents s'apaisent, tout dort, le chagrin seul veille au fond de mon cœur : je brûle d'amour pour celui qui, au lieu du nom d'épouse, ma donné l'infamie, m'a ravi l'honneur.
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Je fais trois libations, et trois fois, astre brillant des nuits, je t'adresse cette prière : "Quel que soit l'objet qui partage la couche de Delphis, qu'il l'oublie à l'instant, comme Thésée oublia jadis dans Naxos Ariane à la belle chevelure."
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
L'hippomane (9) que produit l'Arcadie, rend furieux et fait bondir sur les montagnes les jeunes chevaux et les cavales rapides. Puissé-je voir ainsi Delphis voler, plein d'amour, du gymnase à ma demeure!
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Delphis a perdu cette frange de son manteau ; je la déchire et la jette sur le feu dévorant. Hélas! cruel amour ! pourquoi, pareil à l'avide sangsue, t'attacher à mon corps, pourquoi dévorer ma vie ?
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Je broie ce vert lézard, breuvage funeste que je te présenterai demain. Thestylis, prends ces philtres, inonde le seuil de sa maison, ce seuil où est attaché mon cœur, et le perfide ne s'en soucie pas! Crache et dis : "Je jette aux vents les cendres de Delphis."
Oiseau sacré, vers moi rappelle mon volage amant.
Je suis seule... Par où commencerai-je à dire mon déplorable amour ? Qui dois-je en accuser? Anaxo, fille d'Eubolus, allait au bois de Diane, portant sur sa tête la corbeille sacrée. Dans ce bois furent amenées de toutes parts des bêtes féroces pour orner la fête ; parmi elles se trouvait une lionne.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Theucarila, ma nourrice et ma voisine, née parmi les Thraces, et qui est maintenant dans l'heureux Élisée, me pressa, me conjura d'aller voir cette pompe solennelle, et moi, pauvre jeune fille, je la suivis vêtue de beaux habits de lin et couverte du riche manteau de Cléarista.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
A moitié du chemin, près de la cabane de Lycon, je vis Delphis marchant avec Eudamippe. Un duvet fin et doré colorait leurs joues, et leur poitrine étincelait d'un éclat plus pur que le tien, ô Lune! Ils revenaient du gymnase et de leurs nobles exercices.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
A sa vue, infortunée que je suis ! je devins toute en feu, ma raison s'égara, mon front pâlit, la fête disparut à mes yeux ; j'ignore quelle main alors me ramena chez moi. En proie à la fièvre brûlante, dix jours et dix nuits je fus attachée sur un lit de douleur.
Reine des nuits apprends quel fut mon amour.
Mon corps prit la triste couleur du thopsos ; ma tête se dégarnissait de ses cheveux et mes os n'étaient couverts que d'une peau livide. Qui n'implorai-je point? De quelle magicienne n'ai-je point invoqué les enchantements ? Cependant point de remède! et le temps fuyait toujours!
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Enfin j'ouvris mon cœur à mon esclave : "Thestylis, cherche un remède à mes maux! Le Myndien seul possède toute mon existence. Va, épie autour du gymnase de Timagètes : c'est là qu'il se promène ; c'est là qu'il dispute le prix de la lutte, ce délicieux amusement de son âge ...
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
S'il est seul, fais-lui signe et dis-lui doucement : "Simétha vous appelle, suivez-moi." Je dis, elle part et amène le beau Delphis. Quand d'un pas agile je l'entendis franchir le seuil de ma porte...
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Je devins plus froide que la glace ; de mon front la sueur ruisselait semblable à la rosée du midi ; mes paroles expiraient sur mes lèvres ; ainsi l'enfant dans un songe veut appeler sa mère et demeure sans voix. J'étais froide, immobile comme un marbre.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Le perfide me voit, baisse les yeux, s'assied sur ma couche : "Simétha, me dit-il, en m'appelant aujourd'hui, tu m'as prévenu de moins encore que j'ai devancé hier à la course le beau Philinus.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
 Oui, je serais venu de moi-même, j'en atteste le tendre amour, je serais venu cette nuit, suivi de deux ou trois amis, t'apporter des pommes de Bacchus, ayant sur ma tête, attachée avec des nœuds de pourpre, une couronne du peuplier consacré à l'immortel Alcide.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Si tu m'avais reçu, quelle félicité pour toi! tu aurais eu pour amant celui qu'une voix unanime a proclamé le plus beau et le plus léger de ses rivaux. Moi, j'aurais été satisfait de savourer un seul baiser sur tes lèvres vermeilles ; mais si, me repoussant, ta main eût continué à fermer le verrou de ta porte, alors le fer et le feu m'auraient frayé un chemin jusqu'à toi.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Je remercie d'abord Vénus de mon bonheur ; toi ensuite, ma bien-aimée, toi qui m'as arraché du milieu des flammes, qui m'as appelé dans ta demeure lorsque déjà j'étais à moitié consumé; car souvent le feu de Vulcain cède au feu de l'amour.
Reine des nuits, apprends quel fut mon amour.
Oui, c'est l'amour qui arrache la jeune vierge à son lit solitaire; c'est l'amour qui arrache de la couche nuptiale l'épouse palpitant encore des baisers de son époux." Ainsi parla Delphis, et moi, fille crédule et aimante, je le pris par la main; je l'attirai tendrement sur mon lit. Son corps échauffa mon corps, nos lèvres brûlantes s'unirent et mille délices inondèrent nos âmes.
Qu'ajouterai-je encore, ô Lune bien-aimée ! Les doux mystères s'accomplirent.
Depuis ce moment nos jours s'écoulaient doux et sereins. Delphis et moi n'avions aucun reproche à nous faire. Mais la mère de Philisto, ma joueuse de flûte, mère aussi de Mélixo, est venue me voir ce matin au moment où les chevaux du Soleil, sortis de l'Océan, s'élançaient dans le ciel, chassant devant eux l'Aurore aux doigts de rose, et entre plusieurs propos elle m'a dit : "Delphis a une autre passion ; je ne connais pas celle qu'il aime, mais je sais qu'il boit souvent à ses nouvelles amours. Tu es abandonnée ; ton infidèle orne de festons fleuris la maison de l'objet de ses feux."
Voilà ce que m'a raconté ma voisine, elle qui dit toujours la vérité. En effet auparavant l'ingrat venait me voir trois ou quatre fois par jour ; souvent il a oublié chez moi sa coupe dorique, et voilà douze jours que je ne l'ai vu! Est-il vrai qu'il a d'autres amours ? qu'il m'à oubliée ? Je prétends qu'il tienne ses serments, et s'il me néglige encore, j'en jure par les Parques, bientôt il verra les rives de l'Achéron, car, puissante déesse, c'est d'un Assyrien que j'ai appris à composer les poisons renfermés dans cette urne magique.
Adieu reine des nuits, dirige tes coursiers vers l'Océan ; pour moi, j'ai souffert et je souffrirai encore.
Adieu Lune au front brillant ; adieu vous aussi, astres qui accompagnez le char silencieux de la reine des nuits. 
 

 

   

 

 

IIIe IDYLLE

LE CHEVRIER, OU AMARYLLIS
Plaintes amoureuses d'un chevrier
(10)  Je vais chanter devant la grotte d'Amaryllis, pendant que sur la montagne Tityre a soin de mes chèvres. Mon bon ami, Tityre, veille sur mon troupeau ; tu l'abreuveras ensuite, mais prends garde, ce bouc de Libye est fort et vigoureux, il pourrait te frapper de sa corne. Adorable Amaryllis, pourquoi ne pas t'asseoir à l'entrée de ta grotte? pourquoi ne pas appeler à tes côtés celui que tes charmes enivrent d'amour ? Dis-moi, nymphe si jolie! me trouverais-tu le nez trop court et le menton trop allongé ? Ah! tu veux donc que je meure!
Voilà dix pommes : je les ai cueillies sur l'arbre que tu m'as toi-même désigné. Demain je t'en apporterai dix autres, mais prends pitié, je t'en conjure, prends pitié de ma douleur.
Que ne suis-je légère abeille ! je pénétrerais dans ta grotte, je me glisserais dans le lierre et la fougère qui servent de couche à tes membres délicats.
Je connais l'amour maintenant : dieu impitoyable, il a sucé le lait d'une lionne, et sa mère l'a nourri dans les forêts ; il embrase mon sang, il consume mes os.
Jeune fille au regard si doux et au cœur d'airain, nymphe aux noirs sourcils, serre-moi dans tes bras, accorde-moi un baiser : un simple baiser a tant de charmes!
Amaryllis que j'adore, tu me forceras à briser cette couronne de lierre et de persil odorant que j'ai tressée pour toi !
Hélas! que faire ? que devenir ? Tu es sourde à ma voix ! Je vais me dépouiller de mes habits et me précipiter dans les ondes du haut de cette roche d'où le pêcheur Olpis amorce le thon vorace. Si j'échappe au trépas, du moins mon désespoir réjouira ton cœur barbare.
J'ai appris naguère combien tu me haïssais. Curieux de savoir si tu avais de l'amour pour moi, j'interrogeai la feuille du pavot : en vain je la pressai sur ma main ; elle s'y flétrit sans rendre aucun son.
Elle m'a dit aussi la vérité, la vieille Agréa que le crible instruit de l'avenir. Elle glanait aux champs, et sur ma demande que j'eus soin d'accompagner d'une récompense, elle me répondit : "Chevrier, tu brûles pour une inhumaine."
Cependant je garde pour toi une chèvre, blanche comme le lis, et mère de deux petits. La brune Érithacis, fille de Mermnon, me la demande ; eh bien! je la lui donnerai, puisque tu te ris de mon amour.
Dieux ! un tressaillement à l'œil droit !...Dois-je la voir ?... Je vais m'asseoir sous ce pin, et commencer une chanson; peut-être me regardera-t-elle ? la belle Amaryllis n'a pas un cœur  d'airain.
(Il chante).
"Amoureux d'une jeune princesse, Hippomène (11), les mains pleines de pommes, s'élance dans la carrière, et le premier touche au but. A la vue de ces fruits dorés, Atalante s'enflamme ; elle brûle d'amour pour son vainqueur.
Le devin Mélampe (12) conduit à Pylos (13) les troupeaux qui paissaient sur l'Othrys (14), et la mère de la sage Alphésibée devient l'heureuse épouse de Bias.
Et Adonis, lorsqu'il gardait ses troupeaux sur les hautes montagnes, n'inspira-t-il pas à la belle Vénus un amour violent ? ne vit-on pas cette Immortelle presser sur son sein l'amant que la mort venait de lui ravir ?
Qu'il est digne d'envie, ô Endymion (15), ce sommeil éternel qui ferme tes paupières ! Heureux, femme adorée, heureux Jasion (16) ! Il a obtenu ce que vous ne connaîtrez jamais, profanes mortels!"
Ma tête souffre, mais tu n'y songes guère. Je ne chanterai plus. Je vais me coucher ici ; les loups me dévoreront, et ma mort te sera plus douce que le miel.
 

IVe IDYLLE (17)

BERGERS 

Conversation entre deux bergers, qui, tout en s'occupant de leurs troupeaux, ne s'épargnent pas la médisance.

BATTUS, CORYDON

BATTUS. Dis-moi, Corydon, à qui ces génisses ? A Philondas ?
CORYDON.
Non, à Aigon qui m'a chargé de les conduire au pâturage.
BATTUS. Ne t'arrive-t-il jamais le soir de les traire en secret ?
CORYDON. Certes non ; le vieillard met lui-même les petits sous leurs mères, et a toujours l’œil ouvert sur moi.
BATTUS. Aigon, où est-il allé ? On ne le voit plus ! 
CORYDON. Comment! tu l'ignores ? Milon l'a emmené sur les bords de l'Alphée.
BATTUS. Où a-t-il donc vu un gymnase ? 
CORYDON.  On lui a persuadé qu'il pourrait le disputer à Hercule en force et en vigueur.
BATTUS.  Ma mère aussi me disait que j'étais un Pollux.
CORYDON.  Il a pris sa bêche et emmené vingt brebis.
BATTUS.  Je crois que ce Milon persuaderait aux loups de devenir enragés (18).
CORYDON.  Ses génisses semblent le rappeler par leurs mugissements.
BATTUS.  Les malheureuses ! elles ont rencontré un bien mauvais berger !
CORYDON.  Oui, elles sont malheureuses, elles ne veulent plus paître.
BATTUS. Cette génisse est bien décharnée ! se nourrit-elle de rosée comme la cigale?
CORYDON. Oh! non, par Jupiter : je la conduis tantôt auprès de l'Oesare (19), et je lui donne de bonnes poignées d'herbe tendre et fraîche ; tantôt je la mène dans le bois touffu de Latymne (20).
BATTUS.  Qu'il est maigre ce taureau au poil roux ! Puissent les cruels Lampriades (21) n'en offrir jamais d'autre à Junon !
CORYDON.  Cependant j'ai soin de le faire paître à l'entrée du marais, dans les environs du Physcos, et à Néèthe (22), où abondent les plus belles plantes, le serpolet, la sarriette et l'odoriférante mélisse.
BATTUS.  Hélas ! infortuné Aigon, tes génisses périront tandis que tu cours après une douteuse victoire ; la moisissure souillera cette flûte, ouvrage de tes mains.
CORYDON.  Sa flûte ! non pas ! j'en jure par les Nymphes ! En partant pour Pise, il me l'a donnée, et je sais m'en servir. Je joue fort bien l'air de Glaucé, celui de Pyrrhus et ceux-ci : « Je célèbre Crotone », « Zacynthe est une belle ville », «  Le cap Lacinium » (23), voisin de l'aurore, où l'athlète Aigon dévora lui seul quatre-vingts gâteaux. Il y traîna du haut de la montagne, et offrit à Amaryllis un taureau qu'il avait saisi par le pied. Les femmes poussèrent des cris d'épouvante et le berger se mit à rire.
BATTUS.  Ô trop aimable Amaryllis ! jamais je ne t'oublierai. Mes chèvres me sont moins chères que ta mort ne m'a été cruelle. Hélas! quelle fatale destinée m'était réservée !
CORYDON.  Du courage, mon cher Battus ; le jour de demain sera peut-être meilleur. L'espérance reste aux vivants, les morts seuls n'en ont plus. Jupiter fait succéder le beau temps à l'orage.
BATTUS.  Oui sans doute j'espère en l'avenir. Chasse donc tes génisses ; ces misérables broutent les branches de l'olivier. Holà, Leparge ! 
CORYDON. Hé, Cimétha ! vers le coteau !... Ne m'entends-tu pas ? par le dieu Pan, si j'y vais !... Encore !... Quels coups tu recevrais si j'avais ma houlette ! 
BATTUS.  Aie !... Regarde, Corydon ; une épine m'a piqué le pied. Que les chardons sont hauts ici ! Maudite génisse, c'est en te poursuivant que j'ai été blessé ! Vois-tu l'épine ?
CORYDON.  Oui; je la tiens. La voilà.
BATTUS.  Que c'est petit  ! Si peu de chose abattre un homme !  
CORYDON.  Battus, ne va jamais nu-pieds sur les montagnes ; on n'y trouve que des ronces et des chardons. 
BATTUS.  Dis-moi, Corydon, ton vieux maître est-il toujours épris de cette belle aux yeux noirs que jadis il aimait tant ?
CORYDON.  Plus que jamais, le vieux fou. L'autre jour je les surpris dans l'étable se prodiguant de tendres caresses. 
BATTUS.  Courage vieux paillard ! Défie donc dans leurs amoureux débats, les faunes et les satyres aux jambes grêles.

Ve IDYLLE 

LES CHANTEURS BUCOLIQUES 

Combat de deux bergers pour le prix du chant. Ils gagent, l'un un chevreau, et l'autre un agneau. Morson, pris pour juge, prononce eu faveur de Comatas. Joie du vainqueur. 

COMATAS, LACON, MORSON (24) 

COMATAS.  Mes chèvres, fuyez Lacon le Sybarite : il m'a dérobé ma toison.
LACON.  Quoi ! mes brebis, vous ne fuyez pas de cette source ? vous ne voyez donc pas Comatas qui m'a volé ma flûte ? 
COMATAS. Quelle flûte, vil esclave ? As-tu jamais eu une flûte ? N'est-ce pas assez pour toi de souffler avec Corydon dans un pipeau sauvage ?
LACON.  Celle, excellent jeune homme, que Lycon m'avait donnée. Mais toi, quelle toison ?  L'ai-je dérobée ? Parle donc, Comatas. Jamais ton maître Eumoras en a-t-il mis une sous lui pour dormir ?
COMATAS.  Cette toison bigarrée que m'avait donnée Crocylus le jour où il sacrifiait une chèvre aux Nymphes. Toi, méchant, tu en séchais de jalousie ; enfin tu m'en as dépouillé.
LACON. Non, par le dieu Pan, gardien de nos rivages, non, Lacon, fils de Céléthis, ne t'a point dépouillé de cette toison. Si je mens, puissé-je dans un transport furieux me précipiter du haut de cette roche dans le Crathis (26). 
COMATAS.  Non, j'en atteste les Nymphes du marais, et qu'elles me soient toujours propices ! Non, Comatas n'a pas dérobé ta flûte.
LACON.  Si je t'en crois, puissent fondre sur moi tous les malheurs de Daphnis ! Mais si tu veux gager un chevreau, et la gageure n'est pas considérable, je te dispute le prix du chant jusqu'à ce que tu t'avoues vaincu.
COMATAS.  Allons, le porc a défié Minerve. Voilà mon chevreau; dépose un mouton gras.
LACON.  Impudent, où serait l'égalité ? Qui voudrait tondre du poil pour de la laine ? A côté d'une chèvre, mère pour la première fois, qui voudra traire une misérable lice ?
COMATAS.  Celui qui est sûr de la victoire, comme toi, insipide bourdon, qui oses défier la cigale. Eh bien ! si mon chevreau ne vaut pas ton mouton, voilà mon bouc. Commence.
LACON.  Attends donc ; le feu n'est pas chez toi. Tu chanteras mieux assis sous cet olivier sauvage, à l'entrée du bois. Une source y répand un frais délicieux. La mousse forme un lit bien doux, et les sauterelles font entendre leur murmure.
COMATAS.  J'attends, mais je ne puis concevoir que tu oses me regarder en face, toi dont mes leçons instruisirent l'enfance. Voilà le prix que j'en retire. Élevez donc des louveteaux, élevez des chiens (25) pour qu'ils vous dévorent !
LACON.  Des leçons ! Toi ! et quand donc, je te prie, envieux et chétif avorton, est-il sorti de ta bouche quelque chose de bon et de sage dont je puisse me souvenir ?  
COMATAS.  Quand ? Mais le jour où tu sais, la douleur doit te le rappeler. Les chèvres bondissaient autour de nous, et le bélier se dressait sur ses pieds de derrière.
LACON.  Que ton corps, vilain bossu, n'entre pas sous la terre plus avant que... Allons, viens, commence.
COMATAS.  Non, je ne quitterai pas ces chênes ni ce tendre gazon où l'abeille bourdonne autour de sa ruche. Ici deux sources versent une onde pure, les oiseaux font entendre leurs doux gazouillements sur ces arbres, et cette ombre est préférable à la tienne. D'ailleurs ce pin laisse tomber ses fruits.
LACON.  Mais tu te reposeras ici sur des toisons d'agneaux, sur un duvet plus doux que le sommeil. Ces peaux de boucs sentent encore plus mauvais que toi. Demain j'offrirai aux Nymphes une grande coupe remplie d'un lait délicieux et une autre de la liqueur de l'olive.  
COMATAS.  Et toi, tu fouleras ici la molle fougère et le pouliot fleuri; j'étendrai sous toi des peaux de chèvres mille fois plus douces que tes toisons d'agneaux. J'offrirai à Pan huit vases de lait et huit ruches garnies de leurs rayons pleins du miel le plus pur.
LACON.  Reste donc là-bas à l'ombre de tes chênes favoris, et commence ta chanson. Mais qui sera le juge ? Si Sycopos venait !
COMATAS.  Je n'ai que faire de lui. Si tu veux appelons ce bûcheron qui fend des tamaris là-bas derrière toi. Je crois que c'est Morson.
LACON.  J'y consens.  
COMATAS.  Eh bien! appelle-le.
LACON.  Hé ! l'ami ! viens nous entendre ; il s'agit du prix du chant. Il ne faut, mon cher Morson, ni m'être favorable ni protéger Comatas. 
COMATAS.  Oui, au nom des Nymphes, je t'en prie, ami Morson, pas de partialité pour moi, mais pas d'indulgence pour Lacon. Ce troupeau est celui de Thyrius, et les chèvres que tu vois là-bas appartiennent à Eumarus, tous deux de Sybaris.
LACON.  Mais, traître ! quelqu'un te demandait-il si ce troupeau est au Sybarite ou à moi ? Dieux ! que tu es babillard !
COMATAS.  Oh ! l'homme modeste, je dis la vérité, moi, et je ne suis pas un insolent orgueilleux comme toi qui as toujours des injures à la bouche.
LACON.  Auras-tu bientôt fini ? Renvoie donc cet homme, tu vas l'assommer du poids de tes paroles. Par Apollon, quel bavard !
COMATAS. (Il chante.)

Les Muses me préfèrent à Daphnis ; aussi leur ai-je ces jours derniers immolé deux chevreaux.

LACON.
  
Apollon m'aime; aussi j'élève pour lui un superbe bélier, car les fêtes carnéennes
(29) s'approchent.
COMATAS.  

Mes chèvres, deux exceptées, ont toutes deux petits, et c'est moi qui presse leurs mamelles. Ma bergère me voyant l'autre jour s'écria : "Quoi! pauvre chevrier, seul pour tant de soins ?

LACON.

Lacon remplit vingt éclisses de fromages et va ensuite jouer avec son jeune ami.
COMATAS
Cléarista me jette des pommes lorsque je passe auprès d'elle et murmure de bien tendres paroles.

LACON.  

Quand le jeune Cratidas accourt à ma rencontre, je suis tout joyeux de voir flotter sur ses épaules sa blonde chevelure.

COMATAS.  

Ne compare donc pas à la rose l'églantier et l'anémone, ces fleurs couvrent tous les buissons.

LACON.  

Ne compare pas le gland à la pomme ; l'un a une dure écorce et l'autre la douceur du miel.

COMATAS.  

Je donnerai bientôt à ma jeune bergère une colombe qui tous les soirs se perche sur un genévrier.

LACON.  

Lorsque je tondrai ma brebis noire, j'en donnerai la belle toison à Cratidas.

COMATAS.  

Mes chèvres, respectez les rameaux de l'olivier ; paissez sur le penchant de la colline, parmi ces bruyères.

LACON.  

Cunarus, Cinétha, loin du chêne : paissez à l'orient comme Phalarus.

COMATAS.  

Je réserve pour ma bergère un vase de bois de cyprès et une belle coupe, ouvrage du divin Praxitèle.

LACON. 

J'ai pour garder mon troupeau un superbe chien qui ne craint pas les loups ; Cratidas le mènera à la chasse.

COMATAS.  

Agiles sauterelles qui sautillez sur les haies, épargnez mes vignes jeunes encore.

LACON.  

Voyez, cigales, comme mes chants irritent ce chevrier ; ainsi vous irritez le moissonneur fatigué.

COMATAS.  

Je hais les renards qui visitent souvent les vignes de Micon et tous les soirs en dévorent les raisins.
LACON
Et moi, ces escarbots qui se gorgent des figues nouvelles de Philondas et fuient après à tire d'aile.

COMATAS.  

As-tu déjà oublié ce jour où, appuyé contre un chêne tu étais soumis au vainqueur ? 

LACON.  

Oui, mais je me souviens du jour où Eumoras garotta et fustigea Comatas avec de dures lanières.

COMATAS. 

On se fâche ! Morson, le vois-tu ? Va cueillir la scille vieillie autour des tombeaux.

LACON.  

Moi aussi j'excite la colère ; tu le vois, Morson ? Hâte-toi d'aller arracher la cyclamine
(27) sur les bords de l'Halente.
COMATAS.  

Himère, change tes flots en un lait pur ; Cratis, roule des ondes de vin, et que le jonc stérile produise des fruits.

LACON.  

Que la source du Sybaris soit pleine de miel, et que tous les matins ma bergère y remplisse son urne des trésors de l'abeille
.
COMATAS.  

Mes chèvres se nourrissent de cytise et d'aigile, foulent le jonc et se reposent sur le feuillage de l'arbousier fleuri.

LACON.  

Partout mes brebis rencontrent l'odorante mélisse, et pour elles la rose s'épanouit sur le lierre.

COMATAS. 

Je n'aime plus Alcippe ; elle a pris ma palombe sans me saisir par l'oreille pour m'embrasser.

LACON.  

Moi, j'aime toujours Eumède ; toutes les fois que je joue devant lui de ma flûte, il m'embrasse tendrement.

COMATAS.  

Lacon, jamais on n'a vu la pie disputer le prix du chant avec le rossignol, ni le hibou avec le cygne. Toi, tu n'es qu'un sot et un jaloux.

MORSON
.  Bergers, cessez, je vous l'ordonne. Comatas, je t'adjuge le mouton : lorsque tu le sacrifieras aux Nymphes, n'oublie pas d'envoyer de sa chair délicate à Morson.  
COMATAS.  Oh ! oui, je t'en enverrai, j'en jure par le dieu Pan. Maintenant, mes boucs, bondissez de joie; soyez témoins des transports que me causent ma victoire sur Lacon et le prix que j'ai remporté. Ma gloire m'élève jusqu'aux cieux. Courage, mes chèvres, demain je vous laverai toutes dans les sources du Sybaris. Hé ! toi, blanc et pétulant bélier qui menaces de la corne, je te frapperai si tu oses t'approcher des chèvres avant mon sacrifice aux Nymphes. Tu recommences !... Si je ne t'assomme, je consens qu'on m'appelle Mélanthe (30).
 

VIe IDYLLE 

LES CHANTEURS BUCOLIQUES (31) 

Daphnis chante l'amour de Galatée pour Polyphème ; Damétas, l'indifférence du Cyclope. 

DAMÉTAS, DAPHNIS 
Mon cher Aratus, Damétas et Daphnis avaient réuni leurs troupeaux dans le même pâturage ; l'un était enfant encore, et les joues de l'autre se couvraient déjà d'un léger duvet. Assis auprès d'une source, au milieu d'un beau jour d'été, ils chantèrent. Daphnis, auteur du défi, commença
 :
DAPHNIS
chante.  
Ô Polyphème ! Galatée lance des pommes à tes brebis, elle t'appelle berger intraitable, amant insensible ; et toi, sans la regarder, indifférent Cyclope, tu fais résonner tes pipeaux harmonieux.
Elle agace aussi ton chien, de tes brebis surveillant fidèle ; il gronde contre la mer, les flots bruissent doucement, ouvrent un passage à cette Nymphe et la laissent voir courant vers le rivage.
Ah ! prends garde, lorsqu'elle va s'élancer de la mer, que ton chien ne blesse son corps d'albâtre.
Je la vois, elle court, elle folâtre : telle vole au gré des vents l'aigrette d'acanthe, quand les feux du soleil ont brûlé sa prison desséchée.
Celte Nymphe capricieuse, tu l'adores, elle t'évite ; tu la dédaignes, elle te poursuit : la coquette met tout en oeuvre pour te séduire.
L'amour, ô Polyphème ! l'amour embellit tout et même la laideur.

Ainsi chanta Daphnis, et Damétas répondit : 
DAMÉTAS.  

J'ai vu, j'en atteste le dieu Pan ! j'ai vu Galatée agacer mes brebis ; oui, je l'ai vue de cet oeil unique, oeil précieux : Ah ! que les dieux me le conservent !
Puisse Télème
(32), ce prophète de malheur, voir dans sa propre famille, retomber sur ses fils son funeste présage.
Mais pour mieux la piquer je ne la regarde pas ; je dis qu'une autre nymphe est l'objet de ma flamme.
A ces mots, dans son âme le dépit fermente, et curieuse elle s'élance de la mer, promenant ses regards sur mon troupeau et autour de ma grotte.
C'est moi qui tout bas excite mon chien ; il jappait doucement quand je cherchais à lui plaire et menait sur sa cuisse son museau caressant.
Lassée de mon indifférence, elle voudra peut-être tenter quelque message ; mais je ferme ma porte jusqu'à ce qu'elle ait juré de dresser de ses mains, dans cette île, le fil de l'hyménée.
Je ne suis pas aussi dépourvu de beauté qu'on le dit ; l'autre jour je me vis dans la mer immobile, et mon oeil étincelait dans ce miroir.
Ma barbe avait quelque chose de mâle ; l'onde azurée réfléchissait l'émail de mes dents, supérieur à l'éclat du marbre de Paros.
Craignant cependant un charme malin, trois fois j'humectai mon sein de salive : c'est la vieille Cotyttaris
(33) qui m'a donné ce secret, lorsqu'elle égayait des doux sons de sa flûte les moissonneurs réunis chez Hippocoon.
Ainsi chanta Damétas ; il embrassa Daphnis et lui donna sa flûte ; Daphnis donna son hautbois à Damétas. Alors les deux jeunes bergers jouèrent des airs mélodieux, et soudain les génisses bondirent sur la tendre verdure... Cependant aucun n'avait été vainqueur : ils étaient tous deux invincibles. 
 

VIIe IDYLLE (34) 

LES THALYSIENNES ou  LE VOYAGE DE PRINTEMPS 

Théocrite, accompagné d'Eucritus et d'Amyntas, se rend aux fêtes Thalysiennes, auxquelles il a été invité par Phrasidamus et Antigénès. Chemin faisant, il rencontra Lycidas, berger crétois, et pour égayer la route ils célèbrent leurs amours en chansons pastorales.

Il était déjà tard; Eucritus et moi, accompagnés d'Amyntas, allions de Syracuse sur les bords de l'Halente (35), où Phrasidamus et Antigénès célébraient les Thalysiennes en l'honneur de Cérès. Eucritus et Amyntas, ces deux fils de Lycopéus, sont les dignes rejetons de la tige antique de Clytios et de ce fameux Chalcon qui, frappant le roc de son genou puissant, fit jaillir la fontaine Bouris, autour de laquelle les peupliers et les ormeaux forment un délicieux et frais ombrage.
Nous ne découvrions pas encore le tombeau de Brasibus, qui est à la moitié du chemin, lorsque les Muses nous firent rencontrer un voyageur crétois, le plus aimable des hommes. Lycidas était son nom, son état chevrier ; tout l'indiquait : la dépouille d'un bouc aux poils jaunissants et portant encore l'odeur du lait épaissi couvrait ses épaules, une large ceinture serrait son vieux manteau autour de ses reins et sa main s'appuyait sur une houlette d'olivier sauvage. Il m'appela par mon nom, et avec son gracieux sourire : 
"Théocrite, me dit-il, où vas-tu ?  Le soleil darde sur nos têtes ses rayons de midi, le lézard sommeille sous la ronce épineuse et l'alouette huppée a fui vers les buissons. Est-ce à quelque festin ? Ou bien vas-tu fouler le pressoir d'un de tes amis de la ville ? Tu fais bondir les cailloux sous les pas précipités."
Je répondis : "Cher Lycidas, on te proclame dans toute la Sicile le plus habile joueur de flûte : mon cœur en est joyeux. Cependant j'oserai disputer avec toi le prix de la muse champêtre. Nous allons aux fêtes thalysiennes que nos deux amis préparent à la blonde Cérès pour lui offrir les prémices des moissons abondantes dont elle a rempli leurs vastes greniers. Mais puisqu'un heureux destin rend communs entre nous la route et la journée, chantons un air bucolique. Peut-être nos voix s'animeront mutuellement. Moi aussi je suis favori des neuf sœurs. On dit bien dans nos campagnes que je suis un chanteur habile; mais je ne suis pas crédule. Je ne crois pas encore égaler Philétas (36), encore moins Sicélide de Samos : je suis la grenouille défiant la cigale."
Je dis, et le chevrier, toujours souriant, me répondit : «  Tiens, voilà ma houlette, tu es le digne rejeton du grand Jupiter. Je hais l'architecte qui se vante d'élever un palais aussi haut que l'Oromédon, et surtout je hais ces poètes sans pudeur qui s'épuisent en vains efforts pour persuader à leurs contemporains qu'ils sont les rivaux heureux du cygne de Chio. Eh bien ! Théocrite, commençons : je vais te répéter une chansonnette de montagne; tu me diras si tu goûtes mes vers. »
(Il chante.) 

Qu'elle soit heureuse la navigation d'Agéanax vers Mitylène, dans ce moment où le Notus soulève les flots humides, où l'Orion, au coucher des chevreaux, baigne ses pieds dans l'Océan !
Oh ! que sa navigation soit heureuse, si cet amant adoré est sensible à l'amour qui me dévore ! qu'il est brûlant l'amour que j'éprouve pour lui !
Que les alcyons aplanissent les flots, calment l'Eurus et le Notus qui déracinent l'algue du fond des mers ; les alcyons, que les filles de Nérée aux yeux d'azur préfèrent à tous les oiseaux qui chassent sous les ondes !
Que tout soit paisible devant Agéanax, naviguant vers Mitylène; qu'il aborde heureusement dans ce port désiré !
Pour moi, ce jour même, la tête couronnée d'aneth, de lis et de roses, assis devant mon foyer, je boirai du vin de Ptélée dans ma large coupe.
Pendant que la fève grillera sur la flamme ondoyante, mollement étendu sur un lit de sarriette, d'ache et d'asphodèle, je boirai avec volupté à mon Agéanax ; j'attacherai mes lèvres à ma coupe pour la tarir jusqu'à la dernière goutte.
Près de moi deux bergers, l'un d'Acharnanie et l'autre de Lycope, joueront de leur flûte, et Tityre chantera comment jadis le beau Daphnis fut épris des charmes de Xénéa, comment il erra solitaire sur les montagnes de Sicile.
Il dira comment il fit verser des pleurs aux chênes de l'Himère quand on le vit, consumé par les feux de Vénus, fondre comme la neige de l'Hémus, ou de l'Athos, ou du Rhodope, ou du Caucase assis aux limites du monde.
Il chantera comment un maître barbare enferma jadis dans une arche profonde un berger vivant, et comment les abeilles, au retour de la prairie, le nourrirent dans sa prison de cèdre du doux suc des fleurs, parce que les Muses avaient arrosé ses lèvres d'un délicieux nectar.
Ô heureux Comatas ! oui, c'est toi qui as éprouvé ces merveilleuses aventures : tu fus enfermé dans une arche et nourri tout un printemps du miel de l'industrieuse abeille.
Que n'es-tu au nombre des vivants de mon âge ! Je garderais tes chèvres chéries, et toi, divin Comatas, sous l'abri d'un chêne ou d'un pin verdoyant, tu ferais résonner les échos d'alentour de tes accords mélodieux.

II se tut. "Cher Lycidas, lui dis-je, depuis que je fais paître mes bœufs sur les hautes montagnes, les Nymphes m'ont appris des airs pleins d'harmonie, des airs que la renommée a répétés sans doute devant le trône de Jupiter. Écoute, berger chéri des Nymphes du Permesse, je vais en ton honneur chanter le plus beau."
 
(Il chante.)
 
Hélas ! c'est pour nuire à Théocrite qu'éternua l'Amour. J'aime autant Myrto que la chèvre le doux printemps. Aratus, son ami le plus tendre, est consumé d'un feu secret pour un objet rebelle.
Aristis le sait, Aristis le meilleur des mortels, et que Phébus verrait sans jalousie monter, la lyre en main, sur le trépied sacré ; Aristis sait de quels feux l'Amour le brûle jusqu'aux entrailles.
Ô Pan ! toi qui habites les riants coteaux d'Homalus, jette dans ses bras l'objet qu'il adore. Souverain des bergers, si tu le rends heureux, que les jeunes Arcadiens, lorsque la chasse a trompé leur attente, n'osent plus exercer sur ton dos fracassé leur insolente fureur !
Mais si ma voix t'implore en vain, puisses-tu, déchiré de leurs ongles acérés, voir ta couche hérissée de chardons aigus, passer le froid hiver sur les monts glacés de Thrace près de l'Hèbre ou de l'Ourse, assiégée de frimas !
Puisses-tu, dans l'été brillant, paître tes troupeaux aux extrémités de l'Éthiopie, sous les rochers des Blémyens
(37), où le Nil s'engloutit dans les entrailles de la terre !
Et vous, qui abandonnez les ondes sacrées d'Hyétis et de Biblis
(38) pour le brillant palais de la blonde Dioné, jeunes Amours dont le teint délicat retrace les couleurs de la pomme vermeille, prenez votre arc, lancez un trait contra l'insensible Philinus.
Frappez, Amours, frappez, puisque l'ingrat est sourd aux voeux de mon ami. Cependant il n'est plus au printemps de son âge, et déjà les femmes lui ont dit : « Hélas ! Philinus, la fleur de ta beauté se flétrit ! » 
Ô mon Aratus ! Ne veillons plus à la porte de l'ingrat. Qu'un autre s'éveille au premier chant du coq matinal pour souffrir ses superbes dédains ; que Molon perde la vie en ce rude exercice.
Pour nous, soigneux de notre repos, chassons la tristesse ennemie et cherchons une vieille magicienne, dont les sacrilèges éloignent de nous tout malheur.

Telle fut ma chanson, et Lycidas, toujours le sourire sur les lèvres, me donna sa houlette. Je l'acceptai comme un présent des Muses et un gage précieux de son amitié. Tournant ensuite à gauche, il dirigea ses pas vers Pyxa, et moi, suivi de mes deux amis, j'allai chez Phrasidamus, qui nous fit reposer sur des lits de joncs et de pampre frais. Sur nos têtes, les peupliers et les ormeaux balançaient mollement leurs cimes, et près de là, une source sacrée s'échappait avec un doux murmure de la grotte des Nymphes. Les cigales chantaient avec ardeur, cachées sous des rameaux touffus, et au loin, la chouette faisait entendre son cri noir au milieu des verts buissons. Les alouettes huppées et les chardonnerets chantaient aussi ; la tourterelle répétait son plaintif roucoulement, et les abeilles aux ailes d'or voltigeaient en bourdonnant autour des fontaines. De tous côtés les arbres courbaient sous les fruits, l'automne exhalait ses doux parfums, les poires et les pommes tombaient à nos pieds, et les pruniers pliaient leurs rameaux jusqu'à terre.
Enfin on perça un tonneau scellé depuis quatre ans. Ô Nymphes de Castalie ! Vous qui habitez le sommet du haut Parnasse, dites-moi, le vieux Chiron offrit-il une liqueur aussi douce au vaillant Alcide, sous l'antre de Pholus ? Et ce nectar que but le pasteur d'Anope, le Cyclope qui lançait des rochers formidables du haut de la montagne et dansait au fond de ses étables, ce nectar, ô Nymphes ! valait-il celui dont vous remplîtes nos coupes auprès de l'autel de la blonde Cérès ? Puissé-je encore puiser à la même source ! Puisse la déesse des moissons, tenant dans ses mains des épis et des pavots, m'être toujours favorable !
 

VIIIe IDYLLE 

LES CHANTEURS BUCOLIQUES 

Ménalque et Daphnis se disputent le prix du chant. Ils déposent chacun une flûte à neuf tons. Le contrat fini, un chevrier adjuge le prix à Daphnis. Joie du vainqueur ; désespoir du vaincu. 

DAPHNIS, MÉNALQUE, UN CHEVRIER (40) 

Le beau Daphnis faisait paître ses bœufs lorsqu'il fut, dit-on, rencontré par Ménalque conduisant ses brebis sur les hautes montagnes. Tous deux avaient les cheveux blonds, tous deux étaient au printemps de leur âge, tous deux savaient animer la flûte champêtre et moduler de douces chansons.
 « Pasteur de ces bœufs mugissants, dit Ménalque, veux-tu disputer avec moi le prix du chant ? Je gage de te vaincre. »
 
DAPHNIS
. Berger de brebis à épaisse toison, Ménalque, toi qui joues si mélodieusement de la flûte, ne t'en fais pas accroire : jamais tu ne l'emporteras sur moi.
MÉNALQUE.  Veux-lu l'essayer? Veux-tu déposer un prix pour le vainqueur ?
DAPHNIS. Je veux bien l'essayer et déposer un prix pour le vainqueur.
MÉNALQUE.  Mais que gager qui soit digne de nous ? 
DAPHNIS.  Je gage un veau ; toi, gage un agneau aussi gros que sa mère.
MÉNALQUE.  Jamais je n'oserai hasarder un agneau ; mon père et ma mère sont sévères ; tous les soirs ils comptent mes brebis.
DAPHNIS.  Quel sera donc le prix du vainqueur ?
MÉNALQUE. Voilà ma flûte à neuf tons ; je l'ai faite moi-même et enduite de cire blanche ; je la risque au lieu des agneaux de mon père.
DAPHNIS. J'ai aussi une flûte à neuf tons, enduite de cire blanche. II y a peu de jours que je l'ai achevée, et mon doigt déchiré par l'éclat d'un tuyau, n'est pas encore guéri de sa blessure. Mais qui sera le juge ?
MÉNALQUE.  Appelons ce chevrier dont le chien aux poils blancs aboie là-bas après les chevreaux.
Les bergers l'appelèrent, il accourut et consentit à les entendre.
Désigné par le sort, Ménalque chanta le premier ; Daphnis répondit à son tour en couplets cadencés.
MENALQUE (il chante)
Vallons sacrés, et vous fleuves, enfants des dieux, si quelquefois j'ai pu vous charmer par les doux accords de ma flûte, engraissez mes brebis, et si Daphnis conduit ses génisses dans ces pâturages, qu'il y trouve l'abondance.

DAPHNIS
Fontaines, et vous herbes des champs, qui fournissez aux mortels une salutaire nourriture, si, tel qu'un rossignol, Daphnis a fait résonner la forêt de ses chants mélodieux, nourrissez mon troupeau, et si Ménalque tourne ses pas vers ces lieux, qu'il se réjouisse de voir ses brebis dans de gras pâturages.
MÉNALQUE
Quand ma jolie bergère se montre, soudain le printemps s'annonce, les prairies se couvrent de verdure, les mamelles se gonflent et l'agneau se nourrit d'un lait pur. Mais quand elle s'éloigne, aussitôt le berger et les fleurs languissent.  

DAPHNIS. 

Aux champs fortunés où le beau Milon porte ses pas, les chèvres et les brebis sont deux fois mères, l'abeille remplit ses rayons d'un miel plus doux que le nectar, les ormeaux lèvent plus fièrement leurs têtes altières ; mais quand il disparaît, soudain pasteur, génisse, ormeaux, tout se dessèche.

MÉNALQUE.  

Époux de ces chèvres blanches, chevreaux au nez épaté, approchez-vous de la source où repose le beau Milon. Va, bélier écorné, dis-lui que Protée, issu d'un sang divin, garda les troupeaux de Neptune.

DAPHNIS.  

Je ne veux ni de votre empire de Pélops, ni de ses immenses richesses, ni devancer les vents à la course
(41). Que les dieux m'accordent de garder mes brebis assis sous cette roche, te serrant dans mes bras, contemplant au loin la mer de Sicile, et je suis heureux.
MÉNALQUE.  

L'arbre craint les hivers, l'été tarit les ruisseaux, les oiseaux redoutent les filets, les rets arrêtent les cerfs rapides, et l'amour d'une jeune vierge allume dans le cœur de l'homme un feu qui le consume. Père des dieux et des hommes, je n'ai point aimé seul ; des mortelles t'ont vu sensible.

Tels furent les chants des deux bergers. Ménalque termina par ses vers : 
Epargne, loup cruel, épargne mes chevreaux et mes brebis fécondes ; ne me blesse pas moi-même, je suis jeune encore et je guide un nombreux troupeau.
Lamperas, ô mon chien! quel sommeil appesantit tes yeux ! Près d'un berger d'un âge si tendre, dois-tu ainsi te livrer au sommeil?
Et vous, ne craignez rien, chères brebis; paissez en paix, broutez cette herbe tendre dans peu d'instants elle va renaître plus belle.
Allons, paissez, paissez, remplissez vos traînantes mamelles; que le lait ruisselle pour vos jeunes agneaux ? qu'il s'épaississe pour votre heureux berger.

Daphnis, à son tour, chanta d'une voix harmonieuse :
L'autre jour, je guidais mes génisses devant une grotte, une jeune bergère aux noirs sourcils à ma vue s'écria : "Qu'il est beau ! qu'il est beau !" Je ne répondis rien d'amer, mais en passant, mes yeux se baissèrent vers la terre.
L'haleine et la voix de la génisse sont agréables ; il est harmonieux le mugissement du jeune taureau et de sa mère ; il est bien doux aussi d'être couché, pendant les chaleurs de l'été brûlant, sur les bords d'un ruisseau limpide.
Les glands ornent le chêne, les pommes le pommier, les veaux leurs mères, et les génisses sont la gloire du pasteur.

Ainsi chantèrent les deux bergers et le chevrier leur adressa ces paroles : 
"Ô Daphnis, que j'aime tes chansons ! Que ta voix est harmonieuse ! Il est plus agréable de t'entendre chanter que de savourer le miel le plus doux. Reçois ces flûtes, tu es vainqueur. Si tu veux me donner des leçons de ton art, je réunirai nos chèvres pour les surveiller moi-même, et, en récompense de tes soins, je t'offre cette chèvre écornée qui tous les jours remplit un grand vase. de son lait délicieux."
A ces mots, le jeune berger fut si joyeux de sa victoire qu'on le vit, frappant des mains, sauter comme un jeune faon qui bondit auprès de sa mère, tandis que son rival, honteux de sa défaite, se livra à son amère douleur. Telle au soir de l'hyménée, une vierge timide souffre, gémit et verse des pleurs.
Dès lors Daphnis tint le premier rang parmi les pasteurs, et, quoique jeune encore, il partagea la couche de la Nymphe Naïs. 

IXe IDYLLE  

LES PASTEURS  

Daphnis et Ménalque se disputent le prix du chant. Un berger juge du combat, donne au premier un rameau dont la nature avait fait une houlette, et à l'autre une belle conque marine.

UN BERGER, DAPHNIS, MÉNALQUE  

LE BERGER.  Daphnis, dis-nous un chant pastoral ; commence, Ménalque te répondra. Auparavant mettez les veaux sous leurs mères, et approchez des taureaux les génisses dont le flanc n'est pas encore fécondé, vos troupeaux réunis brouteront l'herbe épaisse et le tendre feuillage de ce bois plein d'un délicieux ombrage. Reste ici, Daphnis, Ménalque te répondra de sa place. 
DAPHNIS (chante)  

J'aime la voix mugissante des taureaux et des génisses ; j'aime aussi les sons mélodieux de la flûte. Ta voix plaît, Ménalque ; et la mienne n'est pas sans agrément.
Près d'un frais ruisseau, j'étends sur l'herbe fleurie les blanches peaux de mes belles génisses que le fougueux Aquilon a renversées du haut du rocher où elles broutaient la feuille de l'arbousier.
Quand je suis sur ma couche, je m'inquiète aussi peu des chaleurs dévorantes de l'été, qu'un amant d'entendre les remontrances de son père ou de sa mère.
 
MÉNALQUE répondit (il chante) :   

J'ai reçu le jour sur l'Etna où ma belle grotte est taillée dans le roc.
Tous les biens que des songes riants offrent pendant le sommeil, je les possède : des chevreaux bêlants et de jeunes brebis dont les douces toisons me forment une couche délicieuse.
Un feu de chêne cuit mon frugal repas, et l'hiver je me réchauffe au feu de hêtre desséché : aussi je ne songe pas plus aux noirs frimas qu'un vieillard ne songe aux noix, quand d'un oeil satisfait il voit bouillir pour lui le lait et la farine.  

LE BERGER.  J'applaudis ces bergers et leur fis aussitôt un présent. Daphnis eut ma houlette que la nature seule forma dans les champs de mon père, et à laquelle l'art n'aurait su trouver le moindre défaut. Je donnai à Ménalque une précieuse conque marine, dont j'ai moi-même mangé la chair, et qui rassasia cinq de mes amis ; je l'avais prise aux bords de la mer où vint tomber Icare. Le berger la reçut, et soudain les échos d'alentour redirent ces stances joyeuses :
"Muses des champs, je vous salue. Répétez la chanson que j'ai dite l'autre jour aux pasteurs. Ne permettez pas que jamais le signe impur du mensonge (42) flétrisse mes lèvres.
La cigale est amie des cigales, la fourmi des fourmis, l'épervier des éperviers ; moi, j'aime les Muses et les chansons. Puissent-elles habiter le séjour où pour elles seules je veille.
Les Muses me sont plus chères que les fleurs à l'abeille ; plus douces que le sommeil, plus agréables que le printemps. Elles comblent de joie ceux qu'elles protègent, et c'est en vain que Circé (43) leur offre ses breuvages perfides."
 

Xe IDYLLE  

LES MOISSONNEURS  

Le souvenir de ses amours détourne Battus de sa moisson.   Milon lui reproche sa paresse ; Battus néanmoins, pour se disculper, chante à son amie des couplets amoureux. L'autre, plus sage, fait entendre la chanson du moissonneur.

MILON, BATTUS  

MILON.  Malheureux moissonneur, quel est ton chagrin? Comment ! Tu ne sais plus suivre la trace d'un sillon! Vois tes compagnons te laisser en arrière, comme la brebis dont une épine a blessé le pied. Que feras-tu vers le milieu du jour et le soir, si tu es déjà si fatigué au commencement de ton travail ? 
BATTUS.  Ô Milon ! moissonneur infatigable, corps plus dur que le fer, n'as-tu jamais regretté une amie absente ?
MILON.  Jamais. Un journalier a-t-il le temps de former des regrets ?
BATTUS.  L'amour jamais n'a troublé ton sommeil ?  
MILON.  M'en préserve le ciel ! Il est dangereux pour le chien de goûter de la viande (45).
BATTUS.  Eh bien ! Milon, moi, j'aime depuis onze jours.
MILON.  C'est-à-dire que tu puises à pleine coupe dans le nectar de Bacchus. Moi, je bois à peine d'un peu de vin grossier.
BATTUS.  Aussi mon petit champ devant ma porte est inculte et hérissé d'épines.
MILON.  Et quelle est la beauté qui cause ton tourment ?
BATTUS.  La fille de Polybotas, qui l'autre jour chez Hippocoon faisait danser les moissonneurs aux sons mélodieux de sa flûte.
MILON.  Le ciel sait donc punir ? Tu as enfin trouvé ce que tu cherchais depuis longtemps ! Cette cigale devineresse va donc habiter avec toi, et partager ta couche conjugale.
BATTUS.  Tu ris, mais sache que Plutus n'est pas le seul dieu qui soit aveugle, le soucieux Amour l'est aussi ; ne te vante pas tant.
MILON.  Je ne me vante pas. Allons, entasse tes gerbes et chante un air à la louange de ta bergère, ton ouvrage ira mieux. Jadis on vantait tes vers.
BATTUS.  Nymphes du Parnasse, chantez avec moi ma gracieuse bergère ; ô Muses ! tout ce que vous touchez s'embellit sous vos doigts.
(il chante.)  

Aimable Bombyca, tous osent t'appeler Syrienne maigre, femme au teint brûlé du soleil. Moi seul je dis que tu es blonde comme un rayon de miel doré.
La violette est brune, l'hyacinthe est sombre, et cependant ces fleurs tiennent le premier rang dans une couronne.
La chèvre cherche le cytise ; le loup, la chèvre ; la grue, le laboureur ; moi, je cherche Bombyca.
Oh ! si je possédais les trésors que posséda Crésus, bientôt j'offrirais à Vénus nos deux statues
(44)
d'or massif ; tu tiendrais ou la flûte ou la rose ou le fruit cher à Vénus, moi je serais revêtu d'un manteau de pourpre et chaussé du cothurne de l'agile danseur.
Aimable Bombyca, tes pieds ont la blancheur de l'ivoire, la voix est pleine de douceur, mais tes charmes si doux je ne saurais les décrire.  

MILON.  Que ce moissonneur nous laissait ignorer de jolies chansons ! Comme il sait bien saisir le ton et la cadence ! Malheur à toi si la barbe qui ombrage ton menton ne t'a pas donné l'expérience. A ton tour, écoute cette chanson du divin Lytiersus (46).
(Il chante.)  

Cérès, déesse des blés, protège nos moissons, féconde nos guérets.
Moissonneurs, liez vos gerbes ; que le passant ne dise pas : "Ouvriers négligents, vous ne gagnez pas l'argent qu'on vous donne.
Que les tuyaux de vos gerbes dorées regardent le nord ou le couchant ; alors vous verrez grossir les grains de vos épis.
Vous qui battez le blé, fuyez le sommeil vers midi ; à cette heure le grain plus sec se sépare mieux de la paille.
Moissonneurs, mettez-vous à l'ouvrage quand l'alouette s'éveille, finissez quand elle dort ; reposez-vous pendant la chaleur du jour.
Amis, heureux le sort de la grenouille ! Un échanson ne lui verse pas à boire : elle boit à son aise.
Notre intendant, un peu moins d'avarice, fais cuire des lentilles. Veux-tu blesser tes doigts en découpant en quatre parts un grain de cumin?"  

Voilà Battus, voilà le véritable chant des moissonneurs que la chaleur altère. Pour toi, va raconter ton pitoyable amour le matin à ta mère éveillée dans son lit.  

XIe IDYLLE  

LE CYCLOPE (47)  

Plaintes de Polyphème sur les rigueurs de la nymphe Galatée. L'étude et le travail, seuls remèdes des passions.

Ô Nicias (48) ! Les Muses sont l'unique remède à l'amour. Ce remède si doux, si efficace naît parmi les hommes, et cependant qu'il est difficile à trouver ! Mais tu dois le connaître, toi l'ami d'Esculape, toi si cher aux neuf sœurs.
Les Muses rendaient moins amers les tourments du célèbre Cyclope, lorsqu'il aimait Galatée, alors que sur ses joues brillaient à peine les premières couleurs d'un tendre duvet. Il ne chérissait pas les roses, les fruits, les cheveux bouclés ; mais les filles d'enfer rugissant dans son âme lui faisaient regarder d'un oeil de mépris le reste de la nature.
Souvent ses troupeaux retournaient seuls au bercail. Lui, errant dès l'aurore, sur le rivage couvert d'algue marine, il appelait Galatée, et portait dans son cœur le trait profond dont l'avait frappé la main redoutable de Vénus. Assis sur un rocher élevé, l'œil fixé sur la mer, pour adoucir ses peines il chantait :   

Ô
belle Galatée ! Pourquoi fuir l'amant qui t'adore ? Quand tu me regardes, tu es plus blanche que le lait, plus douce que l'agneau, plus légère que la génisse ; mais quand tu détournes de moi tes beaux yeux, oh ! alors tu deviens plus aigre que le fruit de la vigne sauvage.
Tu viens sur cette plage quand le sommeil clôt mes paupières ; mais aussitôt que mon œil s'ouvre à la lumière du jour, tu fuis comme la brebis fuit le loup sanguinaire.
Je commençai à t'aimer, jeune Nymphe, le jour où, pour la première fois, tu vins avec ma mère cueillir des hyacinthes sur la montagne ; moi je montrais le chemin.
Dès lors plus de repos pour moi, je ne puis plus vivre loin de ta présence, et cependant, Jupiter en est témoin, tu n'as nul souci de ma peine.
Je sais, ô la plus belle des Nymphes ! oui, je sais pourquoi tu me fuis ; c'est qu'un épais sourcil ombrageant mon front se prolonge de l'une à l'autre oreille ; c'est que je n'ai qu'un oeil et que mon nez élargi descend jusque sur mes lèvres.
Pourtant, tel que je suis, je pais mille brebis, je presse leurs mamelles et je bois leur lait délicieux ; l'été, l'automne, à la fin de l'hiver, toujours mes clayons sont pleins d'excellent fromage.
Nul Cyclope ne m'égale dans l'art de jouer du hautbois, et souvent toi que j'adore, toi qui es plus douce que la pomme vermeille, souvent je te célèbre dans mes chants pendant la nuit obscure.
Pour toi je nourris onze faons que décore un beau collier, et quatre petits ours ; mais viens auprès de moi, et tout ce que je possède, t'appartiendra.
Laisse la mer azurée se briser contre le rivage ; tes nuits seront plus douces passées à mes côtés dans ma grotte ; là, croissent le laurier et le cyprès, le lierre noirâtre et une vigne chargée des raisins les plus doux.
Ma grotte est arrosée d'une onde fraîche que me verse l'Etna de ses rochers couverts d'une neige éternelle ; elle me fournit une boisson digne des dieux ; qui peut, à tant d'avantages, préférer le séjour des flots bruyants ?
Mais si ta vue est blessée des longs poils dont ma peau se hérisse, j'ai du bois de chêne et un feu qui ne s'éteint jamais sous la cendre ; viens, et je suis prêt à tout souffrir, je te livre mon existence entière, et mon oeil unique, cet oeil qui m'est plus précieux que la vie.
Hélas ! pourquoi la nature m'a-t-elle refusé des nageoires ? j'irais à toi à travers les ondes, je baiserais ta main si tu me défendais de cueillir un baiser sur ta bouche.
Je voudrais te porter le lis éclatant et le rouge pavot, dont la feuille résonne sous les doigts ; mais l'été produit l'un, l'hiver voit croître l'autre.
Jeune Nymphe, si un étranger aborde vers ce rivage, je veux qu'il m'enseigne à plonger au fond des mers ; j'irai voir quel charme puissant vous retient sous les ondes, toi et tes compagnes.
Quitte les flots, ô Galatée ! et sur ce rocher puisses-tu, comme moi, oublier ton humble demeure. Viens garder les brebis auprès de Polyphème, viens les traire, et faire des fromages en mêlant au lait pur une acide liqueur.
Ma mère seule a causé tous mes maux ; c'est elle seule que j'accuse : jamais elle ne t'a parlé de mon amour, elle qui chaque jour me voyait dépérir ; mais à mon tour aussi, pour la tourmenter, je lui dirai : je souffre, oui, je souffre beaucoup.
Ô Cyclope, Cyclope ! où est donc la raison ? Ne ferais-tu pas mieux d'aller tresser le souple osier, couper le vert feuillage pour tes agneaux ? Trais la brebis qui vient près de toi ; pourquoi courir après celle qui fuit ? 
Tu trouveras une autre Galatée moins rebelle à tes vœux et peut-être plus belle. Plusieurs jeunes Nymphes veulent, à l'ombre de la nuit, m'associer à leurs jeux ; elles rient, et leur joie est extrême quand je me prête à leurs danses folâtres ; ainsi on compte donc Polyphème pour quelque chose sur la terre !  

C'était ainsi que par ses chansons, l'amoureux Cyclope soulageait ses peines cruelles, et son remède était plus puissant que s'il eût payé au poids de l'or les secrets du dieu d'Épidaure.  

XIIe IDYLLE  

AILES  ou LES DEUX AMIS  

Tourments que cause l'absence d'un ami ; joie de son retour.  

Tu es donc arrivé, enfant chéri ! Tu es donc arrivé après trois jours et trois nuits d'une cruelle absence ! Un jour, un seul jour suffit pour vieillir celui que l'attente dévore.
Autant l'affreux hiver le cède au doux printemps, la prune sauvage à la pomme exquise, la toison de l'agneau à celle de sa mère, la femme qui trois fois a subi le joug de l'hymen à la jeune vierge, le jeune taureau à la biche légère, la pie bavarde à la mélodieuse Philomèle, autant, ami fidèle, autant ton arrivée me cause de bonheur. J'ai couru près de toi comme le voyageur brûlé du soleil court vers le hêtre touffu.
Puissent les amours nous sourire à tous deux et nos descendants dire un jour de nous : "Deux bergers furent unis par les liens de l'amitié la plus tendre." L'Amycléen (49) ajoutera : « L'un était l'ami.- L'autre était l'aimé », répondra le Thessalien. Ils s'aimaient d'un amour mutuel. Ils ont donc existé ces hommes de l'âge d'or à qui il suffisait d'aimer, pour être aimés eux-mêmes !"
Exauce mes vœux, puissant fils de Saturne, père du monde, accorde-nous de ne jamais vieillir et d'aller à l'immortalité. Que dans deux mille ans, on vienne me dire au-delà de cet Achéron qu'on passe sans retour : "Votre amour, tendres amis, est dans toutes les bouches ; la jeunesse surtout s'en entretient sans cesse."
Ce sort dépend des dieux, que leur volonté s'accomplisse. Mais du moins, cher enfant, dont l'amitié fait mon bonheur, je veux célébrer ta beauté sans crainte de voir s'élever sur mon nez le signe honteux du mensonge. A peine as-tu blessé mon âme, trop sensible peut-être, que soudain tu me paies avec usure un moment de rigueur ; je ne me retire d'auprès de toi, que le cœur  rempli d'une douce joie.
Citoyens de Mégare, illustres descendants de Nisus, si habiles à manier la rame, vivez heureux, ô vous qui avez honoré du prix le plus rare ce Dioclès (50) d'Attique dont l'amitié pour les jeunes enfants était devenu une ardente passion.
Toutes les années, au retour de la saison nouvelle, réunie autour de son tombeau, la jeunesse se dispute à l'envi le doux prix du baiser, et là, celui qui sait le mieux poser une bouche aimable sur une bouche amoureuse, retourne auprès de sa mère, couronné de fleurs. Heureux l'arbitre de ces jeux ! Il demande avec instance au beau Ganymède d'accorder à ses lèvres la vertu du caillou de Lydie, sur lequel l'argentier soupçonneux éprouve l'or pour s'assurer qu'il n'est pas altéré.
 

XIIIe IDYLLE  

HYLAS  

Hercule, accompagnant Jason à la conquête de la Toison d'or, s'était embarqué avec son cher Hylas sur le navire Argo. Dans la Propontide, Hylas va chercher de l'eau et est entraîné par des Nymphes au fond d'une source. Hercule, furieux de l'absence de son jeune ami, le cherche partout, et après mille courses inutiles, il va par terre rejoindre à Colchos Jason, qui déjà l'accusait de lâcheté.

Quel que soit l'Immortel qui donna la vie à l'Amour, ce n'est point pour nous seuls, ô Nicias ! que cet enfant fut créé, comme nous le croyons peut-être ; ce n'est point nous non plus qui les premiers avons senti l'attrait de la beauté, nous simples mortels, ignorants du lendemain.
Le fils d'Amphitryon, cet Hercule au cœur indompté, qui terrassa le lion terrible de Némée, Hercule aimait le jeune Hylas à la longue et blonde chevelure. Il l'instruisait avec la même sollicitude qu'un tendre père instruit son fils bien-aimé, et par ses leçons il lui ouvrait cette noble carrière, où lui-même  s'était rendu si illustre. Afin que cet enfant, façonné à son gré et toujours à sa suite, devînt un homme accompli, jamais il ne le quittait, ni au moment où l'Aurore, montée sur son char attelé de quatre chevaux blancs, s'élançait vers le palais de Jupiter, ni lorsque le blond Phébus, arrivé a son midi, lançait sur les mortels des rayons brûlants, ni lorsque les jeunes poussins, appelés par les battements d'ailes de leur mère, regardent en gazouillant la solive antique qui leur sert de couche.
Le fils d'Éson allait voler à la conquête de la Toison d'or, suivi de l'élite des princes de la Grèce qui pouvaient le seconder dans son audacieuse entreprise, quand arriva dans la riche Iolcos le fils d'Alcmène et de l'héroïne Médée. Hylas l'accompagnait, et tous deux prirent place sur l'élégant Argo. Ce navire, comme un aigle rapide, glissant sur les mers, évite les îles Cyanées (51) alors errantes et depuis immobiles, et touche à la redoutable rive du Phase. Mais au lever des filles d'Atlas, quand vers la fin du printemps, les moissons encore tendres fournissent aux jeunes agneaux une nourriture salutaire, l'élite des héros aimés des dieux se ressouvient du but de sa navigation et remonte sur l'Argo qui, secondé pendant trois jours par le Notus et le Zéphyr, franchit le détroit qu'Hellé rendit fameux, et aborde dans la Propontide, vers ces lieux où le bœuf des Cianes ouvre de larges et pénibles sillons dans des plaines fécondes.
Là, descendus le soir sur le rivage, les uns apprêtent le festin, d'autres, plus nombreux, pour faire un lit commun, moissonnent l'herbe abondante de la prairie voisine, le butome (52) aux feuilles allongées et l'épais cypère (53).
Hylas, chargé d'une urne d'airain, va chercher l'eau qui doit rafraîchir Hercule et le fier Télamon tous deux compagnons d'armes, tous deux assis toujours à la même table. Bientôt il découvre une source au pied de la colline où croissent en abondance des plantes odoriférantes, la chélidoine azurée, la verte ariante, le sélinum fleuri, et l'agrostis tortueux.
Au sein des ondes se jouaient des Nymphes folâtres, divinités redoutées des laboureurs, Eunico, Molis et Nichéa au regard doux comme le printemps. 
Déjà l'élève d'Hercule avait approché l'urne au vaste contour, déjà penché sur les bords de la source, il la plongeait dans l'eau frémissante, quand brûlant pour lui d'un amour violent, les trois Nymphes le saisissent par la main et l'entraînent au fond des ondes dont sa chute ternit un instant la limpidité : telle une étoile se détachant du ciel tombe dans la mer, et alors le pilote s'écrie : "Aux voiles, matelots ! partons, les vents sont favorables."
Cependant les Nymphes consolaient par de douces paroles le jeune enfant qu'elles tenaient sur leur genoux et qui fondait en larmes. Mais Hercule, troublé de l'absence de son ami, prend son arc recourbé comme celui d'un Scythe (54), la massue dont son bras est toujours armé, et court à sa recherche. Trois fois d'une voix forte il appela Hylas, trois fois Hylas répondit, mais sa voix arriva faible à travers les ondes, et quoique près, elle paraissait lointaine. Comme un lion à flottante crinière, qui, altéré de sang, a entendu un faon crier au loin sur la montagne, s'élance de sa tanière, croyant déjà saisir une proie assurée, tel Hercule, cherchant le jeune Hylas, errait dans des déserts hérissés de ronces, et parcourait d'un pas rapide un immense pays.
Qu'on souffre quand on aime ! Que de montagnes il franchit ! Que de forêts il traversa, oubliant et Jason et ses nobles projets !
Le navire se prépare à lever l'ancre ; au milieu de la nuit, les voiles sont prêtes à être livrées aux vents, on n'attendait plus qu'Alcide qui, furieux, errait partout sans repos et sans fruit ; un dieu barbare irritait les douleurs de son cœur ulcéré.
Ainsi le bel Hylas fut mis au rang des Immortels.
Cependant les héros grecs osent verser sur le fils d'Amphitryon des reproches déshonorants, ils l'accusent d'avoir déserté le navire Argo et ses trente rangs de rameurs. Mais lui vint les rejoindre par terre à Colchos, et jusqu'au Phase inhospitalier (55).
 

XIVe IDYLLE  

L'AMOUR DE CYNISCA  

Eschine se plaint à son ami Thyonichus de l'inconstance de Cynisca et lui déclare qu'il veut aller sur les mers chercher un remède à ses chagrins. Thyonichus lui conseille d'offrir ses services à Ptolémée, roi d'Égypte. Éloge de ce prince. C'est dans la jeunesse qu'il faut entreprendre de grands travaux.

ESCHINE, THYONICHUS  
ESCHINE.  Bonjour, Thyonichus.
THYONICHUS. 
Je te salue, Eschine.
ESCHINE.  Qu'il y a longtemps que je ne t'ai vu !
THYONICHUS.  Oui, il y a bien longtemps. Mais quel soin te chagrine ?
ESCHINE.  Mon cher Thyonichus, je ne suis pas bien.  
THYONICHUS.  Voilà sans doute pourquoi ce visage amaigri, cette barbe négligée et ces cheveux on désordre. Tel était, l'autre jour, ce pythagoricien, le front pâle, les pieds nus, ne possédant rien, et qui se disait citoyen d'Athènes. S'il était amoureux, lui, c'était, je crois d'une poignée de farine.
ESCHINE.  Tu me railles, mon ami ; cependant la belle Cynisca m'outrage ; j'en deviendrai fou, si je ne le suis déjà.
THYONICHUS.  Tu es donc toujours le même, mon cher Eschine ? calme ou furieux, selon la circonstance. Dis-moi néanmoins le sujet de ta folie.
ESCHINE.  Un Argien, le cavalier thessalien Apis et le fantassin Cléonicus, dînent chez moi à ma campagne. Je leur sers deux poulets et un cochon de lait ; le vin, plein du parfum de la grappe nouvelle, était un vrai Byblos de quatre ans. L'oignon et l'huître fraîche nous altéraient et rendaient le vin plus doux. Comme il se faisait tard, on propose de boire à celle qu'on aime ; peu importe le nom ; mais il faut en déclarer un, quel qu'il soit. D'abondantes libations accompagnent le nom de l'objet aimé proclamé au milieu de la joie la plus folle. Cynisca, assise à mes côtés, garde le silence. Conçois-tu dans quel trouble j'étais ? "Tu ne parleras donc pas ?" lui dis-je alors. " As-tu vu le loup (58)?" lui demande un des convives en plaisantant. Alors sa figure s'est enflammée et on y aurait pu allumer la mèche d'un flambeau.
Ce loup est le fils du voisin Lobès, jeune, grand et beau, dit-on. C'est pour lui qu'elle brûle de l'amour le plus violent. On m'avait jadis conté leurs feux, mais hélas ! malgré l'expérience que devrait me donner la barbe qui ombrage mon menton, je négligeai cet avis.
Déjà le vin nous échauffait, quand l'habitant de Larisse, dans sa gaieté trop vive, entonna, sur un air thessalien, la chanson de mon loup. Tout à coup Cynisca pleura comme le jeune enfant qui désire sa mère. Ami, tu me connais, je suis bouillant, prompt, et sur-le-champ je lui appliquai sur la joue un violent soufflet qu'un second accompagna soudain ; mais relevant sa robe, elle se sauve bien vite : "Auteur de tous mes maux, lui criai-je, je ne te plais donc pas ! Un autre est plus heureux ! Va donc serrer dans tes bras celui pour qui tes joues sont sillonnées de larmes."  Telle que l'hirondelle qui apporte de la nourriture à ses petits et s'envole ensuite du nid pour en apporter une nouvelle, telle, et plus rapide encore, Cynisca s'élance de son siège, franchit les deux portes et se met à courir. Le taureau, comme on dit, est lâché dans la forêt.
Voilà deux mois que je ne l'ai vue, et depuis, ma barbe croît comme celle d'un Thrace.
Cynisca est maintenant toute au loup, ce n'est plus que pour le loup que sa porte est ouverte la nuit. Moi, je ne suis rien ; ainsi qu'un malheureux habitant de Mégare (56) on me rejette à la dernière place. Si du moins je pouvais maîtriser mon trouble ! Mais, ô mon ami ! je suis comme le rat qui a goûté de la poix (57), et je ne connais pas de remède à mon fatal amour. Simus, du même âge que moi et qui aimait la fille d'Epichalcus, après avoir navigué quelque temps, est revenu consolé. Comme lui, je veux courir les mers, et si ton ami n'est pas au premier rang, il saura du moins ne pas être au dernier.
THYONICHUS.  Que tes vœux soient remplis, mon cher Eschine ! Mais si tu es réellement décidé à prendre les armes, Ptolémée te recevra sous ses drapeaux. Ce prince sait payer le courage. 
ESCHINE.  Quel accueil fait-il à l'homme libre ?
THYONICHUS.  Un accueil excellent. Ce roi est bon, aimable, gracieux, ami des Muses ; il sait connaître un ami fidèle et distinguer son ennemi. Il est généreux aussi ; jamais il ne refuse de rendre un service, mais avec cette sagacité qui convient à un grand roi ; car, Eschine, il ne faut pas tout demander à un roi.
Si tu consens donc à attacher avec une boucle la tunique sur l'épaule droite, et si tu as le courage de soutenir d'un pied ferme le choc d'un soldat furieux, vole en Égypte.
C'est par le front que la vieillesse ennemie commence ses ravages ; déjà, le temps, qui nous blanchit, se glisse peu à peu sur nos joues. C'est dans la jeunesse qu'il faut entreprendre de glorieux travaux.
 

XVe IDYLLE 

LES SYRACUSAINES  (59)  ou  FÊTE D'ADONIS 

Corgo et Praxinoé s'égaient sur le compte de leurs maris ; elles se rendent ensuite au palais de Ptolémée, où Arsinoé célébrait la fête d'Adonis avec une grande magnificence. Chemin faisant, les deux amies s'entretiennent des belles actions du prince. Louanges d'Adonis chantées par une Argienne.

GORGO, PRAXINOÉ, EUNOA, UNE VIEILLE, premier ÉTRANGER, deuxième ÉTRANGER 

GORGO. Praxinoé est-elle au logis ?
EUNOA. Vous voici bien tard, chère Gorgo ! Oui, elle y est.
PRAXINOÉ.  Je suis émerveillée de te voir. Eunoa, donne un siège, mets-y un coussin.
GORGO. Il n'est pas nécessaire. 
PRAXINOÉ.  Assieds-toi donc.  
GORGO.  Heureuses les âmes sans corps ! Praxinoé, quelle peine pour arriver ici ! Je suis excédée. Partout des quadriges, des gens à chlamyde, à bottines, des soldats sous les armes ; partout une foule immense ; et quel trajet ! J'ai cru n'arriver jamais.
PRAXINOÉ. C'est mon imbécile de mari qui est venu me loger au bout du monde, dans un antre plutôt que dans une maison, c'est pour nous séparer, je crois. Qu'il aime à me contrarier ! Oh ! c'est ma mort que cet homme-là.
GORGO.  Ma chère, ne parle pas ainsi de ton mari devant cet enfant ; vois comme il te regarde.
PRAXINOÉ.  Zéphyrion, mon fils, va, ce n'est pas de papa que je parle.
GORGO.  Par Proserpine ! Cet enfant comprend...  Il est beau, ton papa.
PRAXINOÉ.  Dernièrement, comme on dit, son père allait acheter du nitre et du fard pour moi, et ce grand génie m'apporte du sel.
GORGO.  Mon mari Dioclidas, ce bourreau d'argent, n'en fait pas d'autres. Il acheta hier sept drachmes cinq toisons, vrai poil de chien, besaces en lambeaux, haillons pièce sur pièce. Mais prends ton voile et la mante, et allons au palais du grand roi Ptolémée, voir la fêle d'Adonis. On m'a dit que la reine a préparé une pompe solennelle.
PRAXINOÉ. Chez les grands tout est grand. On conte ce qu'on voit à ceux qui n'ont rien vu.
GORGO.  Il est temps de partir. Il est toujours fête pour les oisifs.
PRAXINOÉ. Eunoa, de l'eau. Qu'elle est lente ! Le chat veut se reposer mollement. Remue-le donc. Vite de l'eau ; c'est de l'eau qu'il me faut d'abord. Avec quelle grâce elle l'apporte ! Allons, verse ; mais, maladroite, pas si fort. Malheureuse, vois comme ma robe est trempée ! C'est assez ; je suis lavée comme il plaît aux dieux. La clé de cette armoire ? Donne-la moi.
GORGO. Cette robe à longs plis te sied à merveille, Praxinoé. Dis-moi, qu'en vaut l'étoffe ?  
PRAXINOÉ.  Je t'en prie, ne m'en parle pas, Gorgo ; une ou deux mines d'argent fin, peut-être plus encore, sans la broderie, qui m'a coûté un travail infini.
GORGO.  Du moins, tu dois être contente.
PRAXINOÉ.  Il est vrai. Mon manteau et mon voile, place-les avec goût. Je ne t'emmène pas, mon fils, il y a des loups et les chevaux mordent les petits enfants. Pleure tant que tu voudras, je ne veux pas te faire estropier. Partons. Holà ! nourrice, fais jouer l'enfant, appelle le chien et ferme la porte.
Grands dieux ! Quelle foule ! Comment traverser ? C'est une vraie fourmilière.
Ô Ptolémée ! depuis que ton père s'est élevé au rang des dieux, que de bienfaits tu verses sur nous ! Le voyageur aujourd'hui marche en sûreté, sans craindre de hardis fripons, de vrais Égyptiens, comme auparavant manoeuvraient ces hommes exercés à la ruse, tous de la même trempe, tous d'intelligence !
Ma chère Gorgo, qu'allons-nous devenir ? Ce cheval se cabre ! Qu'il est rétif !... Sotte Eunoa, veux-tu reculer !... Il va tuer son maître !... J'ai bien fait de laisser mon fils à la maison.
GORGO.  Rassure-toi, Praxinoé, ils nous ont dépassées et sont déjà près de la place d'armes.
PRAXINOÉ.  Enfin, je respire ! Le cheval et le froid serpent, voilà ce que j'ai toujours craint depuis mon enfance. Hâtons-nous, car la foule s'approche.
GORGO.  La mère, venez-vous du palais ?
LA VIEILLE.  Oui, mes enfants.
GORGO.  Peut-on entrer?
LA VIEILLE.  Avec du temps et des efforts les Grecs sont entrés dans Troie ; avec des efforts et du temps on réussit toujours.
GORGO.  L'oracle a prononcé ; la vieille est déjà loin.
PRAXINOÉ.  Ces femmes savent tout, même comment au lit d'hymen, Jupiter fût reçu par Junon.
GORGO.  Vois, Praxinoé, vois quelle foule sur la porte
PRAXINOÉ.  C'est à faire trembler. Gorgo, donne-moi la main ; toi, Eunoa, prends celle d'Entychidus et tiens-toi bien à lui de peur de t'égarer. Nous entrerons tous ensemble... Eunoa, serre-toi près de nous... Ah ciel ! mon manteau est déchiré. Que Jupiter vous soit propice, seigneur étranger ; mais, je vous en prie, ménagez mon manteau.
PREMIER ÉTRANGER.  Ce n'est guère en mon pouvoir, cependant je ferai de mon mieux.
PRAXINOÉ.  Quelle cohue ! on nous presse comme des pourceaux.
PREMIER ÉTRANGER.  Courage, belle Syracusaine, vous voilà hors de danger.
PRAXINOÉ.  Généreux étranger, qui avez pris soin de nous, puisse le bonheur vous accompagner aujourd'hui et toujours !... Quel homme honnête !... On étouffe, Eunoa !... Allons, ferme, et tu passeras... Très-bien ! Tout le monde est entré, comme dit l'époux quand il ferme le verrou sur la mariée.
GORGO.  Approche, Praxinoé, vois cette tapisserie ; quelle est belle ! Que ces tissus sont fins ! On dirait l'ouvrage des dieux.
PRAXINOÉ.  Auguste Minerve ! Quelles mains ont tissé ces ouvrages ? Quels artistes ont peint ces figures ? On les croit voir marcher ! Ce ne sont pas des peintures, mais des êtres vivants ! Combien l'homme a d'esprit ! Comme il est admirable là, couché sur ce beau lit d'argent et les joues embellies d'un tendre duvet, le trop aimable Adonis, aimé même aux enfers !
DEUXIÈME ÉTRANGER.  Paix donc, bavardes impitoyables, qui roucoulez comme des tourterelles vos syllabes traînantes.
GORGO.  Par Tellus ! D'où sortez-vous donc, l'ami ? Que vous importe notre babil ? Commandez à vos esclaves. Voudriez-vous par hasard dicter vos lois à des Syracusaines ? Sachez que nous sommes Corinthiennes d'origine, aussi bien que l'illustre Bellérophon, et que nous parlons la langue du Péloponnèse. Eh bien ! Défendez-vous à des Doriennes de parler dorien ?
PRAXINOÉ. Ô Proserpine! garde-nous d'un nouveau maître ; un seul nous suffit. Mon ami, sachez que je ne vous crains pas.
GORGO.  Tais-toi, Praxinoé ! la célèbre Argienne dont le talent l'emporte sur celui de Sperchis (60) va chanter les louanges d'Adonis. Je suis sûre qu'elle va commencer ; voilà qu'elle prélude. Quel plaisir !
ARGÉA chante.  

Toi qui chéris Golgos
(61), Idalie et la haute Érix, Vénus, dont les faveurs ont plus de prix que l'or, après douze mois révolus, les Heures nous ont ramené Adonis des bords de l'avare Achéron. Les Heures chéries, que les dieux ont rendues tardives, se rendent enfin à nos désirs ; toujours elles apportent aux mortels quelque don consolateur.
Vénus, reine de Chypre, aimable fille de Dioné, c'est toi qui donnas l'immortalité à la mortelle Bérénice, en versant sur son sein l'ambroisie goutte à goutte. Touchée de tes soins généreux, déesse aux noms divers, Arsinoé, fille de Bérénice, non moins belle qu'Hélène, couvre de richesses ton jeune amant.
Ici, autour d'Adonis, on voit réunis les fruits les plus beaux de nos vergers, de frais jardins encaissés dans l'argent, et des vases d'albâtre étincelants de dorures pleins des parfums de Syrie ; tous les mets que ces jeunes beautés préparent sont formés avec des fleurs de blanche farine de pur froment et du miel et des doux sucs de l'olive ; la terre et les airs ont apporté leur tribut.
Là s'élève avec art un berceau de verdure où s'entrelace l'aneth odorant ; au-dessus voltigent les Amours enfantins, comme on voit les jeunes rossignols perchés sur des arbustes, essayer leurs petites ailes en voltigeant de branche en branche.
Oh ! Que d'ébène et d'or ! et ces deux aigles de l'ivoire le plus pur, portant sur leurs ailes déployées le jeune échanson du fils de Saturne ! Ces tapis de pourpre sont plus doux que le sommeil ! s'écrieraient Milet et Samos même.
Au-dessous est un lit pour Vénus ; le bel Adonis occupe l'autre, Adonis époux a dix-huit printemps ; ses baisers ne piquent point : à peine ses lèvres se dorent d'un tendre duvet, Vénus, réjouis-toi d'avoir un tel époux !
Quand au lever de l'aurore, la terre demain sera encore mouillée de rosée, nous irons toutes ensemble le porter avec pompe sur les bords des flots écumants, et, les cheveux épars, la robe flottante, le sein découvert, nous entonnerons l'hymne solennel.
Toi seul, ô Adonis ! toi seul des demi-dieux, obtins l'insigne don de passer du Ténare au séjour des vivants. Ils n'ont point eu cet honneur le fier Agamemnon, Ajax au cœur bouillant, Hector le plus illustre des vingt fils d'Hécube
(62), Patrocle, Pyrrhus heureux vainqueur de Troie , ni avant eux, les Lapithes, les enfants de Deucalion, de Pélops, ni les Pélasges, ces fondateurs de la nation grecque : tous ont subi la loi commune des mortels. 
Ô Adonis ! sois-nous propice maintenant et toujours. Nos cœurs se sont réjouis de ton arrivée ; fais qu'ils se réjouissent encore à ton retour.

GORGO.  Praxinoé, quel chant ! Femme heureuse ! Oh ! oui, heureuse de son admirable talent ! Quelle voix mélodieuse!... Mais il est temps de partir : Diodidas est à jeun, et quand il a faim, malheur à qui l'aborde !
Adieu bel Adonis ; viens encore quand Phébus aura fini son cours, viens apporter la joie et le bonheur. 

XVIe IDYLLE 

HIÉRON OU LES GRÂCES 

Théocrite a adressé cette idylle à Hiéron, dernier tyran de Syracuse. Il s'y plaint de l'indifférence et de l'avarice des grands envers les poètes qui célébrant leurs exploits et font passer leurs noms à la postérité. Elle est terminée par l'éloge d'Hiéron, qui cependant n'a jamais rien fait pour Théocrite.

Les filles de Jupiter chantent les Immortels ; les poètes célèbrent la gloire des héros. Les Muses sont des déesses, et c'est aux déesses à chanter les dieux ; pour nous, simples mortels, célébrons les mortels. Mais est-il un seul homme qu'éclaire la brillante aurore, qui, accueillant les Grâces, les reçoit avec empressement et ne les renvoie pas même sans récompense ? Indignées, les pieds nus, elles regagnent alors leur triste demeure, me reprochant leur inutile requête ; accablées d'ennui, elles restent assises sans honneur au fond d'un coffre vide et la tête appuyée sur leurs genoux glacés.
Quel mortel aujourd'hui, oui, quel mortel sait priser le poète qui donne l'immortalité ?  Pour moi, je ne le connais pas. Partout l'intérêt domine. On ne désire plus comme autrefois entendre célébrer les belles actions. La main cachée sous son manteau, chacun cherche des yeux de nouvelles richesses dont il garde même la rouille ; et pour toute réponse, vous entendez répéter: "La jambe n'est qu'après le genou. Je garde ce que j'ai, les dieux assistent les poètes ! Mais pourquoi tant d'auteurs ? Homère seul suffit ; c'est lui qui chante bien ! C'est le plus grand poète, car jamais il n'aura rien de moi."
Insensés ! A quoi vous servent ces amas d'or, si vous les tenez renfermés dans des coffres ?  Le sage sait faire un plus digne usage de ses richesses ; il en garde d'abord une partie pour lui, en donne une autre aux enfants d'Apollon, et du reste, il fait du bien à ses proches et ses semblables. Souvent ses sacrifices fument pour les dieux ; il exerce la douce hospitalité, et lorsqu'il admet des étrangers à sa table, il les laisse partir quand il leur plaît.
Avant tout, honorez les interprètes des Muses ; eux seuls vous feront une bonne renommée même aux Enfers, et un jour, oubliés sans gloire sur les bords du noir Achéron, vous ne verserez pas des larmes de repentir et de regret comme ce mercenaire dont les mains sont devenues calleuses sous le hoyau et qui pleure la fatale indigence que lui ont léguée ses pères. 
Tous les mois, les esclaves d'Antiochus et du roi Alevas se distribuaient une abondante nourriture ; des troupeaux nombreux de génisses étaient renfermés tous les soirs dans les immenses étables de Scapas, et mêlaient leurs mugissements à ceux des taureaux ; les bergers de l'hospitalier Créondas, couvraient pendant l'été de gras et innombrables troupeaux les vastes plaines de Cranin ; mais après avoir déposé leur délicieuse vie dans la barque du nocher des Enfers, à quoi leur auraient servi ces richesses ? Ils vivraient aujourd'hui et pendant des siècles éternels, sans gloire et sans honneur, parmi la foule des morts vulgaires et abandonnés de leurs trésors, si le chantre de Cos ne les eût célébrés sur sa lyre harmonieuse et n'eût ainsi transmis leurs nobles noms aux races futures. Leurs coursiers même sortis vainqueurs des jeux ont eu part à leur gloire.
Qui connaîtrait aujourd'hui les chefs des Lyciens, qui connaîtrait les enfants de Priam à l'ondoyante chevelure, qui connaîtrait enfin ce Cycnus aux traits efféminés, si les poètes n'eussent célébré les héros du vieil âge ? Ulysse qui erra dix ans chez toutes les nations du monde, Ulysse qui descendit vivant dans le sombre empire de Pluton, qui sut fuir de l'antre sanglant de l'affreux Polyphème, n'eût pas longtemps joui de la gloire immortelle. Ils seraient ensevelis dans l'oubli le plus profond, et le pasteur Eumée (63), et Philétius et le vénérable Laërte, si le chantre d'Ionie n'eût prodigué pour eux ses vers harmonieux.
Oui, les Muses seules donnent l'immortalité aux mortels ; les richesses des morts sont la proie d'un avide héritier. Il serait aussi difficile de compter les flots nombreux que le vent fait briser contre le sable des mers, ou de laver une noire ardoise dans une onde pure que de vouloir attendrir un avare. Loin, loin d'ici l'esclave d'une telle passion ! qu'il entasse trésor sur trésor et que sa richesse accroisse ses désirs !
Moi, je préfère l'estime et la bienveillance publiques aux chars et aux coursiers les plus fringants. Je cherche donc un mortel qui veuille gracieusement m'accueillir avec les Muses, mes compagnes, car on ne peut arriver jusqu'à elles, si le grand Jupiter n'en ouvre la voie.  
Le ciel n'a point encore interrompu sa constante révolution qui nous donne les mois et les années, et souvent encore de superbes coursiers feront voler des chars dans l'arène. Un héros paraîtra que j'immortaliserai dans mes vers. Ses exploits égaleront ceux du grand Alcide et du terrible Ajax dans les plaines qu'arrose le Simoïs au pied du tombeau d'Ilus. Déjà le Phénicien recule aux extrémités de ta Libye, auprès de ce rivage où Phébus se plonge dans les mers, le Phénicien est saisi d'effroi ; déjà les Syracusains saisissent leurs lances et se couvrent de boucliers d'osier. Au milieu d'eux, Hiéron, égal aux héros des vieux temps, revêt son armure, l'aigrette flotte sur son casque.
Jupiter, roi des dieux et des hommes ! Redoutable Minerve, et toi, Proserpine, toi qui règnes avec ta mère sur la vaste et riche cité d'Ephyre (64), bâtie aux bords du limpide Lysiméde (65), oh ! qu'un destin protecteur éloigne les ennemis de notre île et les rejette dans la mer de Sardaigne ! Que les faibles restes de leurs nombreux bataillons retournent dans leur patrie pour annoncer aux enfants et aux épouses la mort funeste de ceux qu'ils chérissaient !
Que leurs premiers habitants reviennent dans ces villes qu'ont détruites de fond en comble les mains de nos sacrilèges ennemis ; qu'ils cultivent encore leurs champs couverts de verdure ; que des milliers de brebis bêlent comme autrefois dans nos gras pâturages, et que de nombreux troupeaux de bœufs retournant ensemble le soir à l'étable, pressent la marche trop lente du voyageur. Oui, puisse la charrue ouvrir des sillons nouveaux quand chante la cigale oisive sur la cime des arbres en observant les bergers qui lui tendent des pièges ! Puisse l'araignée couvrir de ses frêles tissus les armes meurtrières et le nom même de la guerre s'éteindre dans un long oubli !
Vous, poètes, portez l'honneur d'Hiéron au-delà des mers de Scythie et jusqu'aux lieux où l'illustre Sémiramis cimenta par le bitume onctueux les vastes remparts de Babylone. Le premier, je préluderai à ces glorieux concerts ; vous, que protègent les filles de Jupiter, réunissez vos voix à mes accents, et tous ensemble célébrons et la Nymphe Aréthuse et la belle Sicile et les victoires d'Hiéron.
Divinités qu'honora Étéocle (66), vous qui aimez Orchomène, que fonda Minyas, jadis si détestée par les Thébains, ô Grâces ! Faites-moi chérir ma solitude ; mais si quelqu'un m'invite et sait m'apprécier, je me rendrai avec confiance vers lui, accompagné des neuf sœurs ou je reste chez moi. 
Ô Grâces ! ne me quittez jamais ; sans vous, quels biens offriraient des douceurs au mortel ? 

XVIIe IDYLLE 

ÉLOGE DE PTOLÉMÉE (68) 

Éloge de Ptolémée Philadelphe, fils de Ptolémée Lagus et de Bérénice, dont le poète fait remonter l'origine à Hercule. Bonheur des sujets de ce prince ; sa munificence envers les dieux et les poètes. Théocrite y joint en peu des mots l'éloge d'Arsinoé, sœur et épouse de Ptolémée.

Muses, que Jupiter soit le principe et la fin de nos chants, Jupiter, le plus grand des dieux que nous puissions célébrer. Parmi les mortels chantons Ptolémée, que Ptolémée, le plus grand des héros, soit au début et à la fin de nos vers. 
Les fils des demi-dieux ont jadis trouvé des chantres fameux, pour redire leurs nobles exploits ; moi, je consacre mes accents à célébrer l'immortel Ptolémée, car les accents du poète sont un prix digne des dieux même.
Un bûcheron pénètre dans la silencieuse forêt d'Ida ; arrivé au milieu de ces arbres innombrables, il ne sait sur lequel sa cognée portera les premiers coups. Ainsi que lui j'hésite : par où commencer ? Que de choses à dire sur le plus parfait des rois que les dieux eux-mêmes ont orné de toutes les vertus !
Remontons d'abord au berceau de ses ancêtres, au fils de Lagus, et nous verrons que lui seul pouvait achever ces immenses projets que tout le génie des autres mortels n'aurait pas même pu concevoir. Aussi, placé par Jupiter au rang des dieux immortels, il habite un palais d'or dans le brillant Olympe. Près de lui est assis son ami Alexandre, la tête ornée de la mitre asiatique, Alexandre, ce dieu formidable aux Perses que sa valeur a écrasés. En face, sur un trône de diamant, Hercule, le vainqueur du taureau, savoure au milieu des Immortels les douceurs d'un banquet sacré, et voit avec joie ses petits-fils que Jupiter a exemptés de maux en rendant la verte jeunesse à leurs membres engourdis par l'âge. Tous les deux sont au rang des dieux, tous tes deux descendent du valeureux Hyllus, fils d'Alcide, qu'ils honorent comme le premier auteur de leur race.
Quand, enivré du céleste nectar, le fils d'Alcmène quitte la table des dieux pour voler auprès de sa jeune épouse, il donne à l'un son arc et son carquois, à l'autre sa massue noueuse, armée de fer, et tous les deux, radieux de ce noble fardeau, accompagnent leur père dans le brillant palais d'Hébé aux pieds d'albâtre.
Bérénice, l'honneur de son sexe et la gloire de sa race, unissait les grâces à la plus haute sagesse. L'auguste fille de Dioné, la déesse qui règne dans Chypre, arrondit de ses belles mains son sein parfumé ; aussi jamais épouse n'inspire tant d'amour à son époux que Ptolémée en ressentit pour Bérénice, et jamais époux ne fut plus chèrement aimé. Heureux père autant qu'heureux époux, lorsqu'il se livrait aux douceurs d'un amour tendrement partagé, il déposait sans crainte entre les mains de ses enfants les rênes de son vaste empire.
La mère coupable qui convoite une couche étrangère jouit d'une nombreuse postérité ; mais elle n'a point de fils semblables à leur père.
La plus aimable des déités, ô Vénus! toujours tu fus la protectrice de Bérénice. Par toi cette belle princesse n'a point traversé l'Achéron, ce fleuve des larmes. Avant qu'elle ait pu s'approcher des sombres rivages et voir le redoutable nocher des Enfers, tes mains l'enlevèrent pour te placer dans ton temple et l'associer à tes honneurs. Aussi aujourd'hui, divinité favorable aux mortels, elle n'inspire que des amours heureux et soulage les infortunés qui l'implorent.
Argienne aux yeux noirs, aimable fille d'Adraste, ton union avec Tydée donna le jour au héros de Colydon, à l'intrépide Diomède. Thétis au sein d'albâtre rendit le fils d'Éaque, Pélée, père de cet Achille, si habile au lancer le javelot ; et toi, invincible Ptolémée, la belle Bérénice te conçut d'un Ptolémée aussi vaillant que toi.
Cos t'a reçu au sortir du sein de ta mère ; c'est là que tes yeux ont vu la première aurore ; c'est là que, pressée par les douleurs de l'enfantement, la fille d'Antigone implora la secourable Lucine. Lucine accourt, verse sur tous ses membres l'oubli de la douleur et alors naquit un aimable enfant ressemblant à son père.
A sa vue, Cos jette un cri de joie, et le prenant dans ses bras : "Croîs, heureux enfant, dit-elle, et puisse ta naissante m'honorer autant que celle d'Apollon honore la florissante Délos ! Fais rejaillir sur le mont Triops et sur nos voisins, les peuples de la Doride, le même honneur que l'île de Rhénée obtint de l'immortel Apollon."
Ainsi parle cette île, et l'aigle de Jupiter, du haut d'un nuage, fait entendre trois fois un cri d'heureux présage, signe certain de la protection du souverain des dieux, qui en tous les temps accorde ses faveurs aux princes vertueux. Le meilleur de tous est celui que le maître du monde protège au premier de ses jours ; le bonheur accompagne ses pas, son empire s'étend au loin sur la terre et les mers, des peuples immenses cultivent d'abondantes moissons que fertilisent les douces rosées du ciel.
Mais aucun pays n'égale la fécondité et les richesses du sol de l'Égypte, quand le Nil débordé vient amollir la glèbe desséchée ; nul prince ne commande à un plus grand nombre de villes peuplées d'habitants industrieux. Qui pourrait compter les cités florissantes sur lesquelles le puissant Ptolémée règne en souverain ? Trois fois dix mille villes, trois fois mille, trois fois cent, trois fois dix et encore trois fois trois, voilà son empire. Il range encore sous son sceptre une partie de la Phénicie, de l'Arabie, de la Syrie, de la Libye et des noirs Éthiopiens. Il dicte des lois à toute la Pamphilie, aux braves Ciliciens, aux Lyciens, aux belliqueux Cariens et aux habitants des Cyclades. Ses vaisseaux invincibles fendent au loin les mers, car les mers, la terre et les fleuves rapides rendent hommage au puissant Ptolémée.
Autour de lui sont réunis une cavalerie sans nombre et d'innombrables fantassins étincelants de fer, et qui font retentir leurs brillantes armures. Son opulence efface celle de tous les rois ; chaque jour d'immenses richesses affluent de toutes parts dans son palais.
Ses peuples cultivent en paix les arts et leurs moissons. Jamais sous son règne, une harde ennemie n'osera traverser le Nil et porter les tumultes de la guerre dans les villages d'Égypte ; jamais le pirate, s'élançant de ses vaisseaux sur le rivage, ne viendra à main armée enlever les troupeaux de l'Égyptien. Le blond Ptolémée, si prompt à brandir sa lance meurtrière, veille à la sûreté de ses états, Ptolémée qui, non content de conserver comme il sied à un grand roi l'héritage de ses pères, l'agrandit encore par de nouvelles conquêtes.
Cependant ses richesses ne sont point oisives, comme cet or qu'accumule dans l'Inde l'avare fourmi ; elles ne restent point inutiles, amoncelées dans son palais ; elles brillent dans les temples des dieux ornés des plus précieuses offrandes qu'il joint aux prémices de tous ses tributs.
Sa munificence étonne les rois les plus puissants ; il enrichit les cités et ses dignes amis. Aucun poète admis aux combats sacrés de Bacchus ne fit entendre une docte harmonie qu'il ne reçût une récompense égale à ses talents ; et les interprètes des Muses, pour le payer de ses nobles faveurs, célèbrent à l'envi la grandeur de Ptolémée.
Est-il pour le riche une ambition plus belle que d'obtenir la célébrité parmi les hommes ? La gloire est aujourd'hui le seul bien qui reste aux Atrides, tandis que les brillantes dépouilles qu'ils ont enlevées au palais de Priam sont ensevelies dans les ténèbres de l'oubli, où tout va se perdre sans retour.
Quels chants pourraient dignement répéter la piété filiale de Ptolémée ? A peine ses augustes parents sont descendus dans la tombe, que déjà il consacre leur mémoire par des temples où brûle un encens perpétuel. C'est là que leurs traits chéris respirent sur l'or et sur l'ivoire, et que tous les mortels les honorent comme des dieux protecteurs. Tous les ans, le feu consume sur leurs autels ensanglantés de grasses et nombreuses victimes.
Ptolémée préside à ces sacrifices, accompagné de sa belle épouse qui presse dans ses bras le plus grand des héros, uni à elle par le double lien d'époux et de frère. Ainsi s'unirent par des liens sacrés les enfants de l'auguste Rhéa, les rois de l'Olympe, et partagèrent la couche nuptiale qu'Iris, vierge encore, leur avait préparée de ses mains parfumées.
Salut, roi Ptolémée ! Je consacre ma voix à célébrer tes louanges comme celles des demi-dieux. Peut-être mes chants ne seront pas sans gloire pour toi dans la postérité. Quant à la vertu, c'est Jupiter seul qui la dispense.
 

XVIIIe IDYLLE 

ÉPITHALAME D'HÉLÈNE 

Douze jeunes filles des premières familles de Sparte, réunies près de l'appartement de Ménélas et d'Hélène, célèbrent le bonheur des nouveaux époux.

Jadis dans la ville de Sparte, quand le blond Ménélas, le plus jeune des deux fils d'Atrée, épousa la fille de Tyndare, la belle Hélène, douze vierges, choisies parmi les plus nobles familles, la fleur des jeunes Lacédémoniennes, le front couronné d'hyacinthes, se réunirent devant l'asile fortuné qui renfermait les deux époux, et frappant la terre en cadence, elles remplirent le palais des doux chants d'hyménée.
"Quoi ! l'astre du soir paraît à peine, et déjà tu dors, nouvel époux ! As-tu les membres fatigués ? Le sommeil a donc bien des charmes pour toi, est-ce Bacchus qui t'a fait sitôt rechercher ta couche ? Si tu voulais dormir, il fallait choisir un moment plus propice, et laisser la jeune épouse s'égayer jusqu'au retour de l'aurore avec ses compagnes sous les yeux de sa mère, car, ô Ménélas ! le soir et le matin, et cette année, et les années suivantes Hélène est à toi.
Heureux époux, un dieu éternua pour toi quand tu vins à Sparte, obtenir une faveur que se disputaient tant d'illustres rivaux. Seul de tous les demi-dieux, tu nommeras ton père le maître de l'Olympe, car tu partages la couche de la fille de Jupiter. Dans toute l'Achaïe, Hélène ne voit pas de beauté qui marche son égale.
 S'il ressemble à sa mère l'enfant né de cet hymen, comme il sera beau ! Parmi toutes nos compagnes qui, le corps peint des sucs de l'olive, exécutent les mêmes exercices sur les bords de l'Eurotas, parmi ces huit fois vingt jeunes filles, parées de la fleur de l'âge, de la beauté et d'un mâle courage, aucune n'est sans défaut, comparée à Hélène.
Comme l'aurore s'élève pleine d'éclat au premier jour du printemps, quand le froid hiver s'enfuit vers les pôles glacés, telle, ô nuit vénérable ! brillait parmi nous Hélène à la taille haute et majestueuse. Le cyprès embellit le jardin ou le champ fécond en gerbes, le coursier écumant est l'ornement du char thessalien, ainsi Hélène, au teint de rose, est l'ornement de Lacédémone.
Quelle femme remplit sa corbeille de tissus plus beaux ? Qui marie avec tant de goût la soie à la laine aux couleurs variées, pousse aussi légèrement sa navette, ourdit des trames aussi longues et aussi délicates. Non, aucune femme ne sut tirer de sa lyre des sons aussi harmonieux et chanter avec autant de grâce les louanges de Diane ou de la docte Minerve, qu'Hélène dont les yeux sont l'asile des Amours.
Ô belle, ô aimable fille ! tu es donc maintenant épouse ! Pour nous, dès le matin nous irons dans les prairies cueillir des fleurs nouvelles et former des couronnes odorantes; nos cœurs te chercheront, ô Hélène ! comme l'agneau nouveau né cherche la mamelle de sa mère.
Nous les premières, tressant des couronnes de lotos, nous en parerons les rameaux d'un platane; les premières encore, portant une aiguière d'argent, remplie des plus doux parfums, nous les verserons goutte à goutte sur le platane sombre. Ces mots seront gravés sur son écorce en langue dorienne, et tous les passants liront : RESPECTEZ-MOI , JE SUIS L'ARBRE  D'HÉLÈNE.
Salut, nouvelle épouse ! Salut, fils du roi des cieux ! Puisse Latone, protectrice de la fécondité, vous accorder des enfants dignes de vous ! Puisse Vénus, la déesse des amours, enflammer vos cœurs de transports mutuels, et le puissant fils de Saturne verser sur votre famille l'abondance et les richesses, qui passeront de race en race à des descendants dignes de vous !
Dormez, couple charmant, et respirez sur le sein l'un de l'autre les plaisirs et l'amour, mais songez à vous réveiller avec l'aurore. Demain, dès que le chantre du matin, levant sa crête altière, annoncera le retour de Phébus, nous viendrons toutes encore chanter en chœur.
Hymen, hymen, réjouis-toi de cette belle union !" 

XIXe IDYLLE 

LE VOLEUR DE MIEL (69) 

Le poète veut prouver sans doute que toujours la peine suit ou accompagne le plaisir.

L'Amour voulut un jour dérober les rayons d'une ruche odorante. Soudain, une abeille cruelle piqua le petit voleur aux doigts. Atteint d'une vive douleur, l'enfant souffle sur sa main, du pied frappe la terre, s'envole et montre la plaie à Vénus en se plaignant qu'un aussi petit animal fît une si grande blessure : "Quoi ! mon fils, lui dit sa mère en souriant, ne ressembles-tu pas à l'abeille ? Tu n'es qu'un enfant, mais quels maux ne fait pas ta blessure ?" 

XXe IDYLLE 

LE PASTEUR 

Un pasteur se plaint des mépris et de la fierté de la courtisane Eunica. Le poète rappelle les divinités qui ont abandonné l'Olympe pour courir après des beautés mortelles.

Je voulais obtenir un baiser d'Eunica, mais joignant l'insulte à la moquerie : "Eloigne-toi, m'a-t-elle dit ; quoi ! Tu n'es qu'un pâtre grossier, et tu voudrais m'embrasser ? Je ne connais pas les baisers d'un rustre ; ma bouche n'a jamais pressé que les lèvres des citadins. Non, jamais tu ne baiseras ma bouche de rose, pas même en songe. Quels regards ! Quelle voix ! Quel grossier badinage ! Quel gracieux parler ! Quel sauvage maintien ! Que cette barbe est bien tenue ! La belle chevelure ! Tes lèvres ont la pâleur d'un fiévreux, tes mains sont rudes et noires ; quelle puanteur ! Allons, retire-toi, tu infectes l'air que je respire. "
Elle dit, crache trois fois dans son sein, me mesure dédaigneusement de la tête aux pieds, murmure entre ses dents et me lance un regard de travers. Fière de sa beauté, le sourire du mépris errait sur ses lèvres. Soudain mon sang bouillonne dans mes veines, le dépit colore mon visage comme la rosée du matin colore la rose nouvelle. Enfin elle s'éloigne ; mais je porte toujours gravé dans mon cœur le souvenir de l'outrage de cette insolente courtisane.
Bergers, dites la vérité, n'ai-je plus d'attraits ? Un dieu jaloux m'aurait-il changé en un autre homme ? La fleur de la beauté brillait sur mon visage, et ma barbe parait mon menton, tel le lierre pare la tige qu'il embrasse ; mes cheveux flottaient autour de ma tête, comme un essaim d'abeilles voltige autour de sa ruche ; de noirs sourcils rehaussaient la blancheur de mon front ; mes yeux étaient plus bleus que les yeux de Pallas; ma bouche ne le cédait pas en fraîcheur au lait pressuré, et ma voix avait la douceur du miel. Mon chant est plein d'harmonie, et je sais tirer des sons mélodieux de la flûte, du pipeau, du syrinx, du hautbois.
Sur nos montagnes, toutes les bergères disent que je suis beau, toutes veulent m'aimer, mais les femmes de la ville m'évitent parce que je suis pasteur. Elles ne songent pas sans doute que l'aimable Bacchus fut berger ; elles ignorent que Vénus, enflammée d'amour pour un pasteur, garda elle-même des troupeaux sur les monts phrygiens, qu'elle aima Adonis dans les forêts et qu'elle le pleura dans les forêts.
Que fut Endymion ? Ne fut-il pas un simple pâtre ? Cependant Phébé l'aima, tout pâtre qu'il était, et désertant le séjour du ciel, elle vint dans la forêt de Dotmos se reposer dans les bras de son jeune amant. Et toi, vénérable Rhéa, tu pleures aussi un berger ; et toi, fils de Saturne, n'es-tu pas descendu sur la terre pour un simple pasteur ?
Eunica seule n'a pas cru un pasteur digne de son amour ; Eunica est en effet plus noble que Rhéa, plus belle que Vénus, plus auguste que Phébé.
Puisses-tu, fière beauté, rester sans amant dans la ville et sur nos montagnes, et passer de tristes nuits sur ta couche solitaire ! 

XXIe IDYLLE 

LES PÊCHEURS (70

Un pêcheur a rêvé que sa ligne tirait un poisson d'or du fond de la mer ; le poète en profite pour se rire de l'ambition des hommes et prouver que la pauvreté sert d'aiguillon au travail, seul bien nécessaire, parce que avec le travail on vient à bout de tout.

Le besoin, mon cher Diophante, est l'aiguillon des arts ; lui seul force l'homme au travail. Les soucis dévorants ne laissent pas dormir le mercenaire, pendant la nuit ; à peine le sommeil ferme-t-il sa paupière fatiguée que soudain les inquiétudes qui l'agitent, l'éveillent en sursaut.
Dans une cabane dont le toit était de joncs et le mur de feuillage, deux vieux pêcheurs étaient couchés sur un lit d'algues desséchées. Autour d'eux étaient épars les instruments de leurs rudes travaux, des paniers, des lignes, des hameçons, des filets encore couverts de mousse, des lacets, 
des seines, des nasses d'osier, une outre et leur vieille barque posée sur des rouleaux ; une natte de jonc, leurs habits et leurs bonnets antiques formaient un oreiller sous leur tête.
Tels étaient les outils, telles étaient les richesses des deux pêcheurs. Pas un vase, pas même un chien fidèle : le produit de leur pêche, ils le regardaient comme le suprême bien, et leur pauvreté leur était chère. Ils n'avaient pas un seul voisin, mais de tous côtés, la mer battait de ses flots murmurants leur modeste cabane.
Le char de Phébé n'avait point encore fourni la moitié de sa course, quand le travail réveilla ces pêcheurs. Ils chassent le sommeil de leurs paupières et commencent cet entretien dont la nature seule faisait les frais.
ASPHALION.  Ami, ils nous trompent sans doute ceux qui disent que les nuits sont plus courtes l'été, cette saison que Jupiter enrichit de longs jours.  J'ai déjà vu mille songes, et l'aurore ne paraît pas. Me trompai-je ? Que signifie cela ? La nuit serait-elle plus longue qu'à l'ordinaire ?
OLPIS.  Asphalion, tu accuses le gracieuse saison de l'été ? Le temps ne change point ainsi à son gré : le souci qui trouble ton repos a pour toi prolongé la nuit.
ASPHALION.  Sais-tu expliquer les songes ? J'en ai eu cette nuit d'excellents ; je ne veux pas te priver du plaisir qu'ils mont causé : puisque la pêche est commune entre nous, que les songes le soient aussi. Tu es le premier homme pour le bon sens, et le meilleur interprète des songes, c'est un sens droit. D'ailleurs nous avons du loisir ; car, que faire, couchés sur un lit de feuillage, près des flots, sans dormir ? La lampe du Prytanée veille encore ; là du moins l'huile ne manque pas.
OLPIS.  Dis-moi ton songe, racontes en toutes les circonstances.
ASPHALION.  Hier quand je fus endormi accablé des fatigues de la pêche, après un léger repas (tu t'en souviens, nous soupâmes sobrement et très tard) ; je crus me voir assis sur un rocher d'où j'épiais les poissons en agitant la trompeuse amorce attachée à ma ligne. Un poisson des plus gros la dévore tout entière. Le chien rêve au pain, moi je rêve au poisson. Le mien tenait à l'hameçon, son sang coulait, et ma ligne se courbait sous le poids : mes bras tendus la soulèvent avec peine ; il me fallut lutter pour attirer avec un fer si faible un poisson lourd. Songeant ensuite qu'il pourrait bien me mordre : 
"Si tu me mords, lui disais-je, je te mordrai bien mieux."  Enfin, comme il ne remuait plus, j'étendis la main, et le combat fut terminé.
Que vois-je ? Un poisson d'or ! Oui, d'or massif. Je craignis qu'il ne fût le bien-aimé de Neptune, ou peut-être le trésor d'Amphitrite aux yeux d'azur. Je le détachai doucement de l'hameçon pour n'y point laisser quelque parcelle d'or, puis je le traînai sur le rivage à l'aide d'une corde et jurai de ne plus mettre désormais le pied sur la mer, mais de rester sur terre et d'y vivre comme un roi avec mon or... Dans ce moment je me suis réveillé.
Ami, rassure-moi ; je suis effrayé du serment que j'ai fait.
OLPIS.  Ne crains rien, Asphalion ; tu n'as ni juré, ni vu, ni pris de poisson d'or. Ce rêve est un mensonge. Lève-toi, ouvre bien les yeux, parcours le rivage, et ton rêve se bornera à chercher de véritables poissons. Mais prends garde de mourir de faim avec tes songes d'or.
 

XXIIe IDYLLE 

LES DIOSCURES (71) 

Cette idylle se divise en deux parties, dans le première, le poète chante la lutte de Pollux et d'Amycus, roi des Bébryces, qui contraignait les étrangers à lutter contre lui ; dans la seconde, il célèbre la victoire de Castor sur Lyncée, cruellement égorgé par son implacable rival.

Je chante les fils du puissant Jupiter et de la belle Léda, ce Castor si vaillant, ce Pollux invincible au pugilat quand le ceste armait sa redoutable main. Je répète les noms de ces deux illustres frères que Lacédémone vit naître de la fille de Thestius, qui se sont distingués si souvent dans les exercices athlétiques et dont la bonté tutélaire préserve aujourd'hui les mortels de l'homicide acier, dégage de la mêlée sanglante les coursiers épouvantés et ranime les matelots qui, luttant contre la tempête, cherchent en vain dans un ciel obscurci les astres qui doivent diriger leur course.
Les autans déchaînés soulèvent des montagnes humides, courent en tourbillons de la poupe à la proue et précipitent les flots sur le navire qui s'entrouvre de toutes parts ; l'antenne gémit, les voiles se déchirent, le mât brisé vole en éclats ; des torrents lancés du haut des nues augmentent l'horreur des ténèbres ; la plaine des mers mugit au loin sous les coups redoublés de la grêle et des vents. C'est alors, fils de Léda, que vous arrachez les vaisseaux à l'abîme, et à la mort le pâle nautonier qui se croyait déjà descendu aux sombres bords. Soudain, les vents s'apaisent, le calme renaît sur les ondes, les nuages se dispersent, les ourses brillent, et les constellations favorables promettent aux matelots une heureuse navigation.
Protecteurs des mortels, ô modèle de la tendre amitié ! vous qui êtes également habiles à dompter un coursier et à manier une lyre, invincibles athlètes et chantres harmonieux, lequel célébrer d'abord ? Tous deux vous avez droit à mes hommages. Je commence par Pollux.
Déjà Argo avait heureusement dépassé ces îles jadis errantes, aujourd'hui immobiles ; déjà il avait franchi les bords inhospitaliers du Bosphore quand il aborda chez les Bébryces avec les héros chéris des dieux. Là on jette les échelles, et les compagnons de Jason s'empressent de descendre sur le rivage, où, à l'abri des vents et des flots, ils dressent des lits, font jaillir le feu d'un caillou et préparent leur festin.
Cependant Castor, si habile à dresser les nobles coursiers, et le blond Pollux s'éloignent de leurs amis et s'avancent dans ces contrées solitaires. Tandis qu'ils considèrent la vaste et sombre forêt qui couronne la montagne, ils découvrent sous une roche escarpée une source abondante : l'eau pure et limpide laisse voir son sol parsemé de cailloux dont l'éclat égale le cristal et l'argent ; auprès croissent le pin altier, le peuplier blanc, le vert platane, le cyprès touffu, et ces fleurs odorantes dont la terre s'émaille sur la fin du printemps et que chérit l'industrieuse abeille. Là, seul, sans autre toit que le ciel, habitait un audacieux mortel, au farouche regard, aux oreilles meurtries sous les coups du ceste ; sa vaste poitrine s'élevait en s'arrondissant comme un globe, et son large dos était revêtu d'une peau plus dure que le fer ; on eût dit un colosse forgé sous le marteau. Sur son bras nerveux, à l'extrémité de l'épaule, se prononçaient des muscles vigoureux : tels ces cailloux qu'un torrent a arrondis en les roulant dans ses flots. La dépouille d'un lion couvrait ses épaules et descendait jusqu'à terre.
L'intrépide Pollux le premier lui adresse la parole.
POLLUX.  Salut, étranger. Quel peuple habite ces contrées ?
AMYCUS.  Pourquoi salut, quand je vois des hommes que je ne connais pas ?
POLLUX.  Ne crains rien ; je suis juste et fils de parents vertueux.
AMYCUS.  Moi, craindre ? ce n'est pas à toi à me l'apprendre.
POLLUX.  Tu es vain, irascible et farouche.
AMYCUS.  Je suis tel que tu vois ; d'ailleurs la terre que je foule n'est point la tienne.
POLLUX.  Si c'était la mienne, tu ne retournerais pas chez toi sans avoir reçu l'offrande hospitalière.
AMYCUS. Jamais je ne serai ton hôte ; pour mes dons, il n'est pas facile de les obtenir.
POLLUX.  Quoi ! mon ami, nous ne pourrons pas même nous désaltérer à cette source ?
AMYCUS.  Tu le sauras quand ta soif aura desséché tes lèvres.
POLLUX.  Faut-il de l'or pour cette faveur ? Quel prix y mets-tu ?
AMYCUS.  Celui de combattre corps a corps, armé du ceste, contre un athlète redoutable, serrant tes mains contre ses mains, tes cuisses contre ses cuisses, le bravant des yeux et du poing, et usant de toute ton adresse.
POLLUX.  0ù donc est l'athlète ?
AMYCUS.  Devant toi ; Amycus est ton rival.
POLLUX.  Et le prix du combat ?
AMYCUS.  Vaincu, je suis à toi ; vainqueur, tu seras mon esclave.
POLLUX.  Ces combats sont des combats de coqs.
AMYCUS.  De coqs ou de lions, peu m'importe ; nous ne combattrons qu'à ce prix.
Ainsi dit Amycus, et soudain l'air retentit de sa conque marine. A ce signal, les Bébryces, si soigneux de leur longue chevelure, se rassemblent en foule sous des platanes. De son côté, l'intrépide Castor vole vers le vaisseau et appelle tous ses illustres compagnons.
Les deux rivaux s'arment du ceste, attaché à leurs bras par de longues courroies entrelacées, et entrent dans l'arène, les yeux étincelants de fureur.
D'abord ils se disputent l'avantage de présenter le dos aux rayons du soleil. Ton adresse, ô Pollux ! l'emporte sur ton colossal ennemi, et les rayons de l'astre du jour tombent d'aplomb sur le visage d'Amycus, qui, transporté de rage, s'avance en cherchant à porter les premiers coups, mais le fils de Tyndare le prévient et le frappe sur la joue. Alors la fureur du géant redouble, il marche en avant et le combat s'anime. Les Bébryces font retentir l'air de leurs cris de joie. Les héros grecs encouragent le vaillant Pollux et tremblent que ce nouveau Tityus ne l'accable de son horrible masse dans cette arène si étroite. Mais le fils de Jupiter le presse de tous côtés, frappe tour à tour des deux mains et repousse les attaques de l'insolent fils de Neptune. Celui-ci s'arrête, comme enivré de coups ; il vomit un sang noir, ses joues et ses mâchoires sont meurtries, et ses yeux paraissent à peine à travers l'enflure de son visage. A ce spectacle, les princes grecs font retentir le rivage d'un cri de joie.
Cependant Pollux harcèle sans relâche son ennemi par de fausses attaques. Enfin, le voyant incertain sur sa défense, il lui assène un coup de son ceste au-dessus du nez, entre les sourcils, et lui dépouille le front jusqu'à l'os. Le géant, chancelle, tombe et roule sur le gazon ensanglanté.
Bientôt il se relève, et le combat recommence avec une nouvelle fureur. Les deux rivaux se portent des coups terribles; mais ceux du chef des Bébryces ne tombent que sur la poitrine et loin de la tête de son adversaire, tandis que les coups de l'invincible Pollux couvrent de plaies dégoûtantes le visage d'Amycus. Alors, inondé de sueur, haletant de fatigue, le farouche géant n'est plus qu'un homme ordinaire, au lieu que le frère de Castor semble puiser dans le combat des forces nouvelles : ses membres deviennent plus vigoureux, ses traits se colorent d'un plus vif incarnat.
Muse, dis-moi, tu le sais, dis-moi comment le fils de Jupiter terrassa ce féroce mortel ; interprète fidèle, je répéterai à ton gré ton langage sacré.
Méditant un coup décisif, Amycus saisit de sa main gauche la main gauche de Pollux, et là, penché hors de la portée des coups, il lève vivement la main droite pour frapper son rival. Ce moment allait être funeste au roi d'Amyclée ; mais il baisse la tête, se glisse sous le bras du géant et le frappe à la tempe gauche de son ceste redoutable qui retombe sur son épaule. Aussitôt un sang noir ruisselle ; et du poing gauche, Pollux lui meurtrit la bouche, lui fracasse les dents, multiplie ses coups sur ses joues et lui brise les os.
Étendu sur la terre, désespérant de la victoire, existant à peine, Amycus soulève avec effort ses mains suppliantes et avoue sa défaite. Magnanime Pollux, tu n'abusas point de la victoire, et lui te jura par son père de se montrer désormais plus humain envers les étrangers.
J'ai chanté ta valeur, intrépide roi d'Amyclée ; c'est toi maintenant que je vais célébrer, noble fils de Tyndare, ô Castor ! si habile dans l'art de dompter les coursiers et de lancer les javelots !

Les deux fils de Jupiter fuyaient, emmenant les deux filles qu'ils avaient ravies à Leucippe, mais déjà sur leurs pas volent les fils d'Apharéus, Lyncée et le valeureux Idas, fiancés des jeunes princesses. Ils les joignent au tombeau d'Aphoréus ; aussitôt Castor et Pollux se retournent, et tous quatre à la fois s'élancent des chars, armés de leurs glaives et de leurs boucliers. Lyncée, couvert d'un casque brillant, s'écrie : ô insensés ! Pourquoi voulez-vous combattre ? Pourquoi ces épées qui brillent dans vos mains ? Pourquoi employer la violence pour nous ravir nos épouses ? C'est à nous que Leucippe a promis ces filles, avant même de vous connaître ; les serments les plus solennels nous lient, et vous, sans égard pour des engagements sacrés, vous venez, par vos présents corrupteurs, séduire un faible vieillard et enlever des troupeaux, des richesses qui doivent nous appartenir. Combien de fois, quoique sobre de paroles, combien de fois ne vous ai-je pas dit à tous deux : "Mes amis, il ne sied pas à des héros fameux de ravir des femmes aux époux qui leur sont destinés. Allez dans la populeuse ville de Sparte, allez dans cette vaste Élide si renommée par ses coursiers, parcourez l'Arcadie si féconde en troupeaux, visitez les villes de l'Achaïe, Mycènes, Argos et les côtes où régna Sisyphe (72) : là croissent sous les yeux de leurs mères mille jeunes Grecques dont l'esprit égale la beauté ; vous n'aurez qu'y choisir ; il n'est point de famille qui ne s'honore de l'alliance de héros tels que vous. Oui, vous tenez le premier rang parmi les héros, vous, vos aïeux et vos pères, dont l'origine remonte jusqu'aux dieux. Allons, amis, laissez-nous accomplir notre hyménée, et nous vous aiderons ensuite à trouver d'autres épouses dignes de vous."
Tels étaient mes discours ; et les vents les portaient vers les flots : vous ne fûtes point touchés. Aujourd'hui du moins, écoutez la voix de la justice. Nous sommes, vous et nous, les enfants de deux frères ; mais si vos cœurs sont avides de carnage, s'il faut du sang pour assouvir votre haine, pour éteindre nos querelles, que mon frère Idas et Pollux, mon cousin ne prennent point part au combat ; plus jeunes, Castor et moi, nous tenterons le sort des armes, et nos tristes parents seront moins affligés : c'est assez que chaque famille ait à pleurer un fils chéri. Les deux autres consoleront les auteurs de nos jours, épouseront les princesses, et cette grande querelle sera termine par un sacrifice moins douloureux."
Ainsi parla Lyncée (73), et les dieux firent adopter son conseil.
Les deux aînés quittent aussitôt l'armure qui couvre leurs épaules. Le frère d'Idas s'avance vers le lieu du combat en frappant de sa lame les bords de son bouclier ; l'intrépide Castor brandit la sienne ; les panaches se balancent au gré des vents. D'abord les deux rivaux se mesurent des yeux, chacun cherche le défaut de la cuirasse de son ennemi ; mais la pointe de leurs lances, frappant l'impénétrable bouclier, se brise avant d'avoir fait aucune blessure. Soudain, altérés de sang, tous les deux, sans donner de trêve à leur fureur, tirent leurs épées. Castor tombe à coups redoublés sur le large bouclier et le casque à aigrette de son rival. Lyncée au regard perdant frappe aussi avec rage sur le bouclier du fils de Jupiter, et du tranchant de son épée fait voler au loin son rouge panache. Déjà, il dirige la pointe de son glaive contre son genou gauche ; mais Castor retire le pied et lui mutile les doigts. Lyncée blessé laisse tomber son arme et s'enfuit au tombeau de son père, d'où le brave ldas assis tristement contemplait le combat des deux cousins. Le fils de Tyndare s'élance après lui, l'atteint et lui plante dans le sein sa formidable épée. L'humide acier déchire les entrailles de Lyncée ; il chancelle, tombe, et le sommeil de la mort presse ses paupières.
L'inconsolable Laocoosa ne vit pas même un de ses fils revenir sous le toit paternel et achever un hymen qu'elle s'était promis.
Déjà Idas arrache la colonne qui s'élève sur le tombeau d'Aphoréus, il va la lancer contre le meurtrier de son frère ; mais Jupiter veille sur les jours de son fils : le marbre échappe aux mains d'Idas, que dévore aussitôt la foudre du roi des cieux. Tel est le sort réservé au téméraire qui osera se mesurer avec les fils de Tyndare, ces enfants redoutés d'un père plus redoutable encore.
Salut, fils de Léda ; accordez à mes hymnes une gloire immortelle. Toujours les poètes furent chers aux Tyndarides, à Hélène, à ces héros qui, pour venger Ménélas, mirent Ilion en cendre. Ô princes chers aux mortels ! il a livré vos noms à l'immortalité le chantre de Chio qui a célébré la ville de Priam, la flotte des Grecs, les combats phrygiens et l'invincible Achille.
A moi aussi les Muses ont accordé le don des vers harmonieux, et je vous offre l'hommage de leurs bienfaits, de ces hymnes qu'elles m'inspirent : les vers sont le plus doux présent qu'on puisse faire aux dieux.
 

XXIIIe IDYLLE 

L'AMANT MALHEUREUX 

Un berger brûlant d'amour est cruellement repoussé par l'objet de sa flamme. Il se prend de désespoir. La statue de l'Amour tombe sur l'insensible, l'écrase et venge ainsi l'amant malheureux.

Un homme aimait un jeune adolescent aussi beau que cruel, qui haïssait celui dont il était adoré et ne lui témoignait qu'une rigueur impitoyable. L'ingrat ! Il ne savait pas quel dieu est l'Amour, combien sûr est son arc, de quels traits aigus il perce les jeunes cœurs.
Ses discours se ressentaient de la férocité de son abord : jamais la faveur la plus légère, jamais un gracieux sourire, un coup d’œil bienveillant, une douce parole ; jamais un de ses baisers si doux qui ravissent les sens. Semblable à l'hôte sauvage des forêts qui fuit à la vue du chasseur, la présence d'un mortel le mettait en fuite. Ses lèvres étaient dures, ses feux lançaient de terribles regards, la colère altérait ses traits et laissait empreint sur son visage sévère un air de mépris et d'horreur. Cependant l'ingrat n'en était pas moins beau, et sa colère même irritait les désirs.
Enfin, succombant à sa douleur, le malheureux amant, baigné de larmes, s'approche de la fatale demeure de l'objet de son amour ; il baise le seuil et fait entendre ces paroles qu'interrompent de douloureux soupirs :
"Cruel enfant, ô toi qu'a nourri de son lait une lionne féroce, cœur d'airain, cœur peu digue de tendresse, je viens t'offrir pour dernier présent ce nœud qui va terminer ma vie. Ô enfant ! Je ne veux plus que ma présence excite ta colère ; je me précipite vers les lieux où ta bouche m'a exilé, vers ces lieux où, dit-on, le Léthé roule pour les amants l'oubli des maux dans ses ondes salutaires. Hélas mes lèvres en tariraient la source avant d'éteindre la flamme qui me consume. Que le seuil de ta porte reçoive mes derniers adieux !  
Ton destin se dévoile à mes yeux. La rose est belle, mais sa beauté n'a qu'un jour ; la violette embellit le printemps, un instant la flétrit ; le lis est d'une blancheur éclatante, il se fane sous la main qui le cueille ; la neige éblouit par son éclat, à peine elle est formée que déjà elle se fond : ainsi est la beauté, bientôt la flétrit la main rapide du temps. Un jour viendra que tu aimeras à ton tour, ton cœur sera la proie d'un feu dévorant, et des larmes amères couleront de tes yeux.
Ô enfant ! Ne me refuse pas une grâce dernière. Quand, au sortir de ta demeure, tu me verras suspendu à ta porte, ne passe point sans t'attendrir sur mon malheureux sort. Arrête-toi un seul instant, qu'une larme s'échappe de tes yeux attendris, détache en soupirant le nœud fatal, couvre mon corps de tes vêtements, enfin embrasse-moi ; applique du moins une fois tes lèvres sur ma dépouille inanimée. Que craindrais-tu ? un baiser ne pourra me rendre à la vie. Que tes mains me creusent la tombe, où doit s'ensevelir mon amour ; et avant de t'éloigner, dis trois fois : "Ami, repose en paix," ou si tu veux : "J'ai perdu un ami fidèle."  Grave sur ma tombe ces vers que je vais te tracer : 
"L'amour fit périr ce mortel.
Passant, arrête et dis : Son ami fut cruel."
Il dit, et roule vers le seuil un énorme éclat de rocher, attache à la porte le funeste tissu, le passe à son cou, du pied pousse la pierre, reste suspendu et meurt.
Cependant le jeune adolescent ouvre sa porte et voit sa victime attachée à l'entrée de sa maison ; il la voit et n'en est point ému.  A l'aspect de ce cadavre, aucune larme ne s'échappe de ses yeux, et il souille par le contact impur de ce corps inanimé les vêtements qui embellissent sa jeunesse. Il court au gymnase et veut se plonger dans le bain auprès du dieu qu'il vient d'outrager.
La statue de l'Amour, placée sur un piédestal de marbre, dominait sur les eaux ; elle se détache et tombe sur le barbare enfant. Son sang vermeil coula, et on l'entendit crier du fond de l'eau : 
"Amants, vivez heureux ; l'insensible n'est plus : aimez quand on vous aime. Un dieu sait punir les ingrats." 

XXIVe IDYLLE 

ENFANCE D'HERCULE 

Hercule à peine âgé de dix ans étouffe deux serpents que Junon avait envoyés pour le faire périr dans son berceau. Alcmène consulte sur ce prodige le devin Tirésias, qui lui prédit la gloire future du jeune héros. Instituteurs d'Hercule.

Alcmène, fille de Midée, ayant lavé et allaité ses deux fils, Hercule âgé de dix mois (74) et Iphiclus plus jeune d'une nuit, les coucha sur un bouclier d'airain, armure brillante dont Amphitryon vainqueur avait dépouillé Ptérélaos, tombé sous ses coups.  Elle les caressa tour à tour en leur adressant ces tendres paroles :
"Dormez, mes enfants, dormez d'un sommeil tranquille, suivi d'un doux réveil ; dormez, délices de mon âme ; couple aimable, dormez ; que rien ne trouble votre repos. Vous vous endormez heureux, heureux revoyez l'aurore."
Elle dit, berça doucement le vaste bouclier, et le sommeil s'empara des jeunes enfants.
La nuit avait déjà fourni la moitié de sa carrière, l'Ourse était à son déclin, et près d'elle Orion montrait ses larges épaules, quand l'impitoyable Junon envoie vers le palais deux horribles serpents, hérissés d'écailles azurées, pour dévorer le jeune Alcide.
Les deux monstres, avides de sang, rasent la terre, déroulent leurs longs replis, s'avancent de front ; de leurs yeux jaillissent des étincelles d'un feu sinistre, et leur gueule distille un noir venin.
Ils approchaient, dardant leurs langues empoisonnées ; alors les fils chéris d'Alcmène s'éveillent (car rien n'échappe aux yeux de Jupiter) et une lueur soudaine éclaire le palais.
Iphiclus aperçoit sur les bords du bouclier ces monstrueux serpents prêts à le dévorer. A la vue de leurs dents horribles, il jette un cri, renverse avec ses pieds la toison qui le couvre et cherche à fuir. Mais Hercule, qui ne connaît déjà d'autre défense que son courage, saisit de ses mains enfantines ces affreux reptiles, presse leur gorge enflée d'un noir poison haï des dieux même. C'est en vain qu'ils enlacent dans leurs mille replis cet enfant, dont Junon a retardé la naissance, et qui, quoique au berceau, ne connut jamais les pleurs. Bientôt, épuisés eux-mêmes par d'inutiles efforts, ils se déroulent et cherchent à se délivrer de la main qui les broie. 
Cependant, Alcmène a entendu les cris d'Iphiclus, et s'éveillant la première : "Lève-toi, Amphitryon, lève-toi ! L'effroi glace mes sens. Ne prends pas ta chaussure : n'entends-tu pas les cris du plus jeune de nos fils ? Ne vois-tu pas cette lueur étrange qui éclaire ces murs au milieu de la nuit, quand l'aurore ne paraît point encore ? Oh ! mon cher époux, quel affreux malheur nous menace ?"
Amphitryon, ému, s'élance de sa couche et se précipite sur son épée suspendue à une colonne de son lit de cèdre. D'une main il saisit son baudrier nouvellement tissu, de l'autre il tire son épée du fourreau de lotos divinement travaillé. Soudain le palais est de nouveau plongé dans les ténèbres. Amphitryon appelle ses esclaves ensevelis dans un profond sommeil :
"Esclaves fidèles, vite des flambeaux ; forcez les portes, brisez les verrous ; hâtez-vous, laborieux esclaves, hâtez-vous !"
A ces cris, les esclaves accourent, des torches à la main, s'empressent de toutes parts, et bientôt ils remplissent le palais.
A la vue du jeune Hercule tenant les deux serpents étroitement serrés dans ses jeunes mains, tous à la fois poussent un cri d'horreur, mais lui, dans les transports de sa joie enfantine, montre les reptiles à Amphitryon et les jette en riant à ses pieds, étouffés et sans vie. Cependant Alcmène presse sur son sein Iphiclus pâle et glacé de frayeur, et après avoir replacé l'autre enfant sous la toison d'un agneau, Amphitryon retourne à sa couche pour se livrer de nouveau au sommeil.
Pour la troisième fois, le chant sonore du coq avait annoncé l'arrivée du jour quand Alcmène, appelant le devin Tirésias, interprète fidèle de la vérité, lui conte le prodige et l'invite à lui dire ce qu'il présage : "Fils d'Évéridès, illustre devin, si les dieux me réservent quelque malheur, ne me le cache pas. En vain les hommes voudraient se dérober à la destinée que la Parque leur file, tu ne l'ignores pas, toi, à qui rien n'est caché.
- Noble rejeton du sang de Persée, lui répondit Tirésias, mère d'illustres enfants, rassurez-vous. J'en jure par cette douce lumière qui depuis longtemps n'éclaire plus mes yeux, les femmes d'Achaïe, occupées le soir à faire tourner leurs rapides fuseaux autour de leurs genoux, charmeront leurs travaux en mêlant à leurs chants le nom d'Alcmène, et les Argiennes vous combleront d'honneur. Votre fils devenu homme, héros invincible, s'élancera vers la voûte étoilée après avoir détruit les monstres des forêts et fait tomber sous ses coups les guerriers les plus redoutables. Les Destins lui ont imposé douze travaux, après lesquels, déposant sur le bûcher de Trachinie (75) sa dépouille mortelle, il sera conduit au palais de Jupiter. Là, on le nommera gendre de ces mêmes divinités dont le courroux a tiré ces monstres de leur antre sauvage pour dévorer ce jeune enfant. Un jour viendra, où le loup affamé, voyant le faon timide couché dans sa tanière, n'osera lui faire de mal.
Maintenant, reine auguste, il faut tout préparer. Ordonnez que le feu soit conservé sous la cendre ; prenez les branches desséchées d'asphalte (76), de paliure (77), d'achardus (78), jouet perpétuel des vents, et au milieu de la nuit prochaine, à l'heure même où ces serpents voulaient dévorer votre fils, que leurs dépouilles soient livrées aux flammes de ce bûcher. Qu'au lever de l'aurore une de vos esclaves en recueille les cendres, monte sur un roc escarpé, les jette dans le fleuve, qui les portera bientôt loin de votre patrie, et qu'elle revienne sans tourner la tête.
Mais, avant tout, purifiez ce palais par le soufre ; prenez ensuite un vase couronné de vert feuillage et faites, selon les rites accoutumés, une aspersion d'eau pure mêlée avec le sel ; enfin immolez un porc mâle au maître du tonnerre afin qu'il vous accorde de triompher sur vos ennemis."
Telles furent les paroles du sage Tirésias qui, malgré le faix des années, remonte légèrement sur son char d'ivoire.
Cependant le jeune Hercule, toujours regardé comme le fils d'Amphitryon, croissait sous les yeux de sa mère, tel qu'un jeune arbre dans un verger. Le vieux Linus, fils d'Apollon, mentor vigilant, héros infatigable, lui donna la science des lettres ; Eurytus, héritier des immenses domaines de ses pères, lui apprit à tendre un arc et à diriger vers le but une flèche assurée ; Eumolpus, fils de Philammonide, forma sa voix brillante et conduisit ses doigts sur les cordes de la lyre.
Cet art d'entrelacer ses jambes dans les jambes d'un vigoureux adversaire, qu'inventa la souplesse des lutteurs argiens pour terrasser un rival, les ruses du pugilat, les finesses du ceste, à l'aide desquelles l'intrépide athlète, penché vers la terre, cherche à accabler son antagoniste, lui furent enseignés par le fils de Mercure, Harpalycus de Phanope, dont nul combattant n'osa jamais, dans l'arène même, soutenir le regard, tant son épais sourcil imprimait l'épouvante sur son terrible front.
Amphitryon lui-même apprit à cet enfant chéri à conduire dans la carrière des coursiers unis à un char, à ménager l'essieu en tournant avec adresse autour de la borne ; car Amphitryon remporta souvent, dans Argos si féconde en chevaux, de glorieux prix en faisant voler dans l'arène des coursiers écumants, et jamais il ne vit se briser les chars qu'il montait : le temps seul en rongeait les courroies.
Tenir la lance en arrêt, s'abriter sous son bouclier, attaquer son rival, parer ses coups, ranger une armée en bataille, disposer une embuscade pour fondre sur l'ennemi, conduire un escadron, c'est ce que lui montra Castor, Castor, ce fier dompteur du coursier indocile qui avait fui d'Argos, quand Adraste vit ses riches vignobles et tous les domaines de ses pères passer entre les mains usurpatrices de Tydée. Jamais aucun héros n'égala Castor dans les combats, avant que la vieillesse n'eût affaibli son noble courage.
Telle était l'éducation que la meilleure des mères donnait à Hercule. Enfant, son lit était près du lit de son père. Il aimait à dormir sur la dépouille d'un lion. Le soir, il prenait dans la corbeille des viandes rôties, et un large pain dorique, qui seul eût suffi pour rassasier le mercenaire le plus avide, et le jour, des mets crus et légers. Ses vêtements étaient simples, sans broderie, et ne couvraient que la moitié de la cuisse .....
(La fin manque.)

XXVe IDYLLE (79) 

HERCULE VAINQUEUR DU LION   ou  L'OPULENCE D'AUGIAS 

Description de l'opulence d'Augias et de ses immenses troupeaux. Hercule, après avoir parcouru les vastes domaines de ce prince, retourne à la ville accompagné de Phylée, fils du roi, à qui, il raconte comment il est parvenu à terrasser le lion de Némée dont il portait la dépouille.

(Le commencement de l'idylle manque.)
... Alors le vieux pasteur, interrompant l'ouvrage de ses mains, lui dit : "Étranger, c'est avec plaisir que je vais satisfaire ta curiosité, sinon je craindrais la colère terrible de Mercure qui préside aux chemins, et punit ceux qui refusent de guider le voyageur incertain de sa route.
"Les brebis du roi Augias ne paissent pas toutes dans les mêmes pâturages, ni dans le même canton. Les unes se réunissent sur les rives de l'Elisente, les autres près des bords sacrés du divin Alphée, d'autres sur les coteaux de Bouprose, et d'autres, en ces lieux. Chacun de ces troupeaux se rassemble dans des étables séparées. Les bœufs, malgré leur nombre immense, trouvent ici des pâturages toujours verts, autour des vastes marais de Ménius ; les prairies toujours fraîches, les champs humectés d'une rosée féconde, leur fournissent une herbe tendre et abondante qui augmente tous les jours leur vigueur.
A droite, au-delà du fleuve, tu découvres leur étable, là-bas, ô étranger ! où ces antiques platanes étendent leurs rameaux, où s'élève cet olivier sauvage, auprès de ce temple consacré à Apollon jadis pasteur, et l'Immortel le plus parfait.
Plus loin, tu vois de vastes habitations ; c'est là que nous demeurons, nous cultivateurs laborieux et vigilants à qui le roi a confié le soin de ses immenses et nombreux domaines. Nous ne livrons les semences à la terre que quand la charrue a déchiré trois et même quatre fois son sein. Les uns, connaissant la nature du sol, plantent les arbres ou la vigne, d'autres portent au pressoir les raisins mûris par les ardeurs de l'été.
Ces plaines appartiennent à l'heureux Augias, ainsi que ces coteaux couverts d'épis, ces riants vergers remplis d'arbres, jusqu'au sommet de ces montagnes lointaines qui font jaillir de leur sein des sources abondantes.
Nous nous occupons sans cesse à cultiver ces campagnes avec le zèle qui convient à des serviteurs employés par leur maître à de champêtres travaux.
Mais dis-moi, étranger, peut-être te serai-je utile, dis-moi quel besoin t'amène en ces lieux? Cherches-tu Augias ou quelqu'un de ses serviteurs ? Ici je connais tout, et je puis te donner les renseignements que tu désireras. A la noblesse de ton maintien, je ne crois pas que tu aies à rougir de ta naissance, et tes traits ne sont pas ceux des enfants des méchants. Tels sans doute les fils des dieux se montrent parmi les mortels.
"Bon vieillard, lui répondit le valeureux fils de Jupiter, je cherche Augias, roi des Épéens, et le besoin de le voir m'amène en ces lieux. S'il est à la ville, au milieu de son peuple, occupé du bonheur public et à rendre la justice, donne-moi un de ses premiers serviteurs qui habitent ces campagnes, capable de m'entendre et qui puisse me répondre, car les dieux ont voulu que les hommes fussent unis par des besoins mutuels.
- Étranger, repartit le rustique et vénérable vieillard, étranger, un dieu favorable a sans doute conduit ici tes pas ; tu arrives, et tes désirs sont satisfaits. Augias, fils du Soleil, est venu hier de la ville accompagné de son fils, le vaillant Phylée, pour donner quelques jours à la visite de ses vastes domaines : les rois aussi sont convaincus que l'œil du maître fait prospérer leur maison. Rendons-nous auprès de lui ; je vais te conduire sous le toit des pasteurs, où peut-être tu trouveras le roi."
Il dit, et se met en marche. La peau de lion qui couvrait les épaules de l'étranger, la lourde massue qu'il tenait à la main, irritaient la curiosité du vieillard ; il aurait voulu savoir d'où il venait, et brûlait de l'interroger ; déjà il ouvrait la bouche, mais la crainte, de retarder son hôte qui doublait le pas, arrêtait ses paroles prêtes à s'échapper de ses lèvres ; il est bien difficile de lire dans la pensée d'autrui.
A peine ils s'approchaient, quand les chiens avertis par le bruit de leurs pas, et par les esprits qui émanaient de leurs corps échauffés, s'élancent en grondant contre le fils d'Amphitryon, tandis qu'ils caressent et flattent doucement le vieillard qui le conduit. Celui-ci ramasse quelques cailloux ; ce geste seul les effraie et les fait reculer ; il les menace d'un ton sévère, fait cesser leurs abois et parvient à les écarter, satisfait en son cœur de leur voir faire si bonne garde, même en son absence, puis s'adressant à l'étranger: "Quel présent dit-il, les dieux ont fait aux hommes dans cet animal si intelligent ! S'il avait le don de distinguer ceux qu'il doit attaquer de ceux qu'il doit défendre, aucun autre ne pourrait lui être comparé. Mais il est trop irritable et trop aveugle en sa colère." Les chiens obéissants rentrèrent dans leur étable.
Cependant le Soleil dirigeait ses coursiers vers l'occident, et l'étoile du soir brillait dans l'Olympe ; les brebis rassasiées quittaient les pâturages et regagnaient leurs bergeries. On voyait à leur suite d'innombrables troupeaux de bœufs se suivant, se succédant toujours les uns aux autres, comme se suivent et se succèdent les nuages humides, ces nuages chassés en foule par le souffle impétueux du Notus et du Thracien Boréé, tant la violence des vents les pousse, les entasse les uns sur les autres, et l'œil confond celui qui disparaît avec celui qui le remplace. Aussi nombreux étaient les troupeaux d'Augias. Toutes les plaines, tous les chemins en étaient couverts ; les campagnes retentissaient de leurs mugissements redoublés.  Bientôt les bœufs remplissent leurs étables, et les brebis inondent leurs bergeries.
Quelque nombreux que soient les serviteurs autour de ces troupeaux, aucun ne reste oisif, aucun ne manque d'ouvrage. L'un attache des entraves aux pieds des génisses pour les traire plus commodément, l'autre met les jeunes nourrissons sous leurs mères pour sucer le lait pur dont sont remplies leurs pendantes mamelles ; celui-ci porte le lait dans un autre vase, celui-là pétrit un fromage onctueux, d'autres séparent les troupeaux des génisses.
Augias parcourait les étables, les examinait toutes en détail, et calculait le produit du travail des pasteurs. Son fils et le sage Hercule accompagnaient le roi parcourant ses immenses domaines. Quoique le fils d'Amphitryon eût un cœur ferme et inébranlable que jamais rien n'étonna, il ne pût voir toutefois sans surprise ces innombrables troupeaux. En effet jamais personne n'eût dit, personne n'eût imaginé que tant de biens appartinssent à un seul homme. Dix rois, les plus riches en troupeaux, n'auraient pu, les réunissant, égaler ceux de ce prince. Le Soleil accorda à son fils d'être de tous les mortels le plus riche en troupeaux, et tous les jours il les faisait croître et multiplier. Jamais de ces maladies contagieuses qui détruisent les troupeaux et causent le désespoir des pasteurs ; aussi tous les ans ses bœufs croissaient et amélioraient leur race ; toutes les génisses étaient fécondes, et produisaient plus de femelles que de mâles. Au milieu d'elles marchaient trois cents taureaux aux pieds blancs, aux cornes recourbées, et deux cents autres au poil rouge ont déjà rendu fécondes les génisses.
Parmi eux, douze autres taureaux, consacrés au soleil et blancs comme des cygnes, les surpassent tous par leur haute stature. Fiers de leur beauté, ils forment un troupeau à part, et paissent une herbe toujours verte dans de gras pâturages. Quand du fond d'un bois, des bêtes féroces s'élancent dans la plaine, pour fondre sur les troupeaux, ils se précipitent les premiers à leur rencontre, et leur présentent le combat. D'horribles mugissements annoncent leur colère, et leurs yeux enflammés respirent la mort. L'un d'eux, nommé Phaéton, l'emporte sur tous les autres en taille, en force et en audace ; tous les pasteurs le comparent à une étoile ardente, tant il se distingue entre ses compagnons par sa démarche altière et sa merveilleuse beauté.
A la vue de la peau du lion, il fond sur Alcide pour lui percer le flanc de son front vigoureux ; mais le héros est sur ses gardes : il saisit d'une main robuste la corne gauche du taureau, lui tourne la tête vers le sol malgré ses efforts, appuie fortement le genou sur son épaule, le repousse, et l'animal irrité se dresse tout entier sur ses jarrets nerveux. Le roi des Épéens, Phylée son belliqueux fils, tous les pasteurs qui étaient présents, admirèrent la force prodigieuse du fils d'Amphitryon.
Cependant Hercule et Phylée quittèrent ces fertiles campagnes et cheminèrent vers la ville. Ils suivirent d'abord un étroit sentier qui se prolongeait depuis la bergerie à travers les vignes, et qu'on découvrait à peine au milieu des feuilles et des pampres dont il était couvert, et arrivèrent sur la grande route. Là le fils bien-aimé d'Augias, inclinant un peu la tête sur son épaule droite, adressa ces paroles au fils du puissant Jupiter qui marchait derrière lui :
"Étranger, c'est de toi sans doute que j'ai déjà entendu parler. Un Grec de la maritime Hélice vint d'Argos en ces lieux ; il était à la fleur de l'âge, et m'apprit devant plusieurs Épéens, qu'un Grec avait tué en sa présence un lion monstrueux, qui désolait tout le pays, et dont la noire retraite était dans la forêt de Némée consacrée au puissant Jupiter. J'ignore, ajoutait-il, si ce héros est né à Argos, s'il habite Tirynthe ou Mycènes, mais si ma mémoire est fidèle, il le disait issu du noble sang de Persée. Je ne pense pas qu'un autre que toi, eût accompli un exploit pareil ; d'ailleurs cette peau de lion qui couvre tes épaules annonce que tu ne dois ce trophée qu'à la force de ton bras. Dis-moi si je ne m'abuse point, si tu es réellement celui dont nous parlait ce Grec d'Hélicé, et si je t'ai bien jugé. Raconte-moi comment tu as terrassé ce monstre affreux, et comment il avait pénétré dans l'humide Némée ; car on chercherait en vain dans la Grèce un si prodigieux animal. Jamais l’île de Pélops ne produisit de tels monstres ; on n'y trouve que des ours, des sangliers et des loups avides de carnage. Aussi chacun était étonné d'un tel récit ; quelques uns même le regardaient comme un conte imaginé pour amuser les auditeurs."
Il dit, quitte le milieu de la route, et se place à côté d'Alcide pour marcher de front avec lui et mieux entendre son récit.
"Fils d'Augias, lui répondit le héros, tu ne t'abuses point pour le premier objet de ta conjecture : c'est de moi que parlait le jeune Grec. Puisque tu le désires, je suis prêt à te répéter tout ce qui concerne ce monstre, mais je ne te dirai pas d'où il venait ; aucun des nombreux habitants de la populeuse Argos ne pourrait le dire avec certitude. On présume seulement qu'un dieu irrité avait envoyé ce fléau aux Phoronéens pour les punir de négliger ses autels. Ce lion, comme un torrent débordé, ravageait les champs de Pise; il exerçait surtout d'horribles dégâts chez les Bembinéens, voisins de sa retraite. Eurysthée m'imposa, pour premier de mes travaux, de lui arracher la vie. Je pars aussitôt, tenant d'une main mon arc flexible et mon carquois plein de flèches, et de l'autre une forte massue dont le bois était encore revêtu de son écorce : je l'avais faite moi-même d'un olivier que j'avais arraché tout entier avec ses fortes racines au pied de l'Hélicon.
Arrivé près du repaire du monstre, je prends mon arc, tends la corde et y place une flèche meurtrière, pendant que mes yeux, se portant de tous côtés, cherchent à prévenir les regards de mon redoutable ennemi. Déjà le soleil était au milieu de sa course et je ne voyais encore aucune trace du lion, je n'entendais point ses rugissements, je n'apercevais dans la campagne ni berger ni laboureur que je pusse interroger : la pâle crainte les tenait tous enfermés dans leurs cabanes. Je parcourus alors la forêt, impatient de rencontrer le monstre, d'essayer soudain mes forces contre lui.
Enfin vers le soir, rassasié de chair et de sang, il revenait vers son antre sauvage. Sa crinière, sa hideuse tête et sa poitrine étaient dégoûtantes de sang et de poussière, et de sa langue, il léchait encore ses lèvres ensanglantées. Posté sur un rocher couvert d'arbrisseaux touffus, je l'attends au passage. Au moment qu'il s'avance, mon trait part et l'atteint au flanc gauche, mais en vain : le fer aigu ne peut percer son impénétrable peau et tombe inutile sur le gazon. Aussitôt le lion étonné relève sa tête affreuse inclinée vers la terre, promène çà et là des regards étincelants, ouvre sa gueule et montre ses dents horribles.
Indigné du mauvais succès de ma première attaque, je lui décoche un second trait qui le frappe à la poitrine, à l'endroit de la respiration, mais il effleure à peine son cuir épais, et aussi inutile que le premier, le dard tombe à ses pieds.
Animé par le désespoir, je vais lancer une troisième flèche, quand ce monstre épouvantable, roulant de tous côtés ses regards enflammés m'aperçoit enfin. Alors sa longue queue bat ses jarrets et soudain il s'apprête au combat. Son cou s'enfle de fureur, la rage hérisse sa crinière, son dos s'élève et se courbe comme un arc, son corps se replie sur les reins et sur les flancs. Tel un figuier sauvage qu'un artiste essaie de courber en l'amollissant par le feu pour en former la roue d'un char, si le rameau plié avec effort s'échappe de ses mains, il bondit au loin, tel le lion, avide de mon sang, s'élance sur moi. Alors le bras enveloppé de mon manteau (80), d'une main, je lui présente une flèche, et de l'autre levant ma massue, je la fais tomber avec force sur son front. Le sauvage olivier, malgré sa dureté, se brise en deux éclats sur le crâne d'airain de cette bête indomptable. Le monstre allait fondre sur moi, déjà ses pieds ne touchaient plus la terre, mais il chancelle et tombe, tant a été terrible le coup qui a ébranlé sa tête, et un nuage épais se répand sur ses yeux.
Le voyant étourdi par la force de la douleur, je jette à terre mon arc et mon carquois et, sans lui donner le temps de reprendre ses esprits, je m'élance sur lui; d'une main vigoureuse j'étreins son cou par derrière, dans la crainte qu'il ne me déchire avec ses griffes, je presse ses pieds sous mes pieds, mes cuisses compriment ses flancs, puis soulevant son énorme tête et ses pieds de devant, je lui arrache la vie, et l'Enfer vit son âme hideuse errer sur ses sombres bords.
Bientôt je cherchai le moyen de le dépouiller de sa dure peau, entreprise pénible, car ni le fer, ni le coin, ni la pierre ne pouvaient l'entamer. Dans ce moment un dieu m'inspira la pensée de me servir des griffes mêmes du lion pour le déchirer. Je réussis, j'arrachai ce cuir plus dur que le fer, j'en couvris mes épaules et m'en fis une armure impénétrable aux traits homicides des ennemis. 
Telle fut, ami, la fin du terrible lion de Némée, qui pendant si longtemps avait fait un carnage affreux d'hommes et de troupeaux."
 

XXVIe IDYLLE 

LES BACCHANTES (81) 

Fin tragique de Penthée, roi de Thèbes, déchiré par sa propre mère lorsque,  caché sous un lentisque, il contemplait d'un oeil curieux les orgies des Bacchantes.

Ino, Autonoé et la belle Agavé guidaient toutes trois sur la montagne trois chœurs de Bacchantes. Arrachant les rameaux sauvages d'un chêne touffu, le lierre toujours vert et la rampante asphodèle, elles élèvent dans une vaste prairie douze autels : trois à Sémélé et neuf à Bacchus ; tirant ensuite d'une corbeille les instruments sacrés, elles les placent avec les rites ordinaires sur ces autels de feuillage nouvellement cueilli ; ainsi l'avait ordonné Bacchus, telles sont les cérémonies qui plaisent à ce dieu.
Cependant du haut d'un roc escarpé, Penthée, caché sous un vieux chêne portait sur ces mystères un oeil curieux. Autonoé l'aperçoit la première, jette un grand cri, s'élance sur les autels, et emportée par une sainte fureur, du pied renverse les symboles sacrés de Bacchus. Bientôt ses compagnes partagent son courroux. Penthée, saisi, épouvanté prend la fuite ; les Bacchantes relèvent sur leur genou leurs longues tuniques attachées par une ceinture et courent à sa poursuite :
"Femmes, que voulez-vous ? s'écria-t-il. -Tu le sauras avant de nous entendre, répond Autonoé."
Soudain sa mère lui arrache la tête, en rugissant comme une lionne en travail. Ino presse du pied les flancs du profanateur et lui emporte une épaule avec l'os qui l'attache au corps ; Autonoé déchire l'autre. Leurs compagnes se disputent les débris de ce corps sanglant, et toutes ensemble rentrent dans Thèbes, souillées de sang et rapportant de la montagne, non Penthée, mais un deuil qui épouvante la ville.
Ce supplice ne me révolte point, et que nul mortel s'avise d'accuser Bacchus de cruauté, le sacrilège eût-il été puni d'une manière plus cruelle encore, n'eût-il même à peine atteint la fleur de la jeunesse.
Pour moi, toujours plein de respect pour les Immortels, puissé-je plaire aux cœurs religieux ! La piété est l'heureux présage des faveurs de Jupiter : celui qui craint les dieux voit ses enfants prospérer ; ceux de l'impie périssent dans l'infortune.
Honneur à Bacchus que le grand Jupiter enferma dans sa cuisse au sortir du sein de sa mère sur le neigeux Dracan ! Honneur à la belle Sémélé et à ses sœurs, filles de Cadmus, tant célébrées par les héroïnes ! Bacchus lui-même conduisit leurs mains vengeresses contre un coupable. Qui oserait condamner les actions des dieux ? 

XXVII IDYLLE 

DAPHNIS ET UNE BERGÈRE 

Entretien entre Daphnis et une jeune bergère qui, après une faible résistance, se rend aux vœux de son amant.

LA BERGÈRE.  Pâris quoique berger, enleva la sage Hélène.
DAPHNIS.  Et moi, c'est parce que je suis berger que mon Hélène m'embrasse.
LA BERGÈRE. Moins d'orgueil, jeune indiscret ; un simple baiser n'est rien.
DAPHNIS.  Un simple baiser a mille charmes.
LA BERGÈRE.  Eh bien! J'essuie mes lèvres et j'en efface ton baiser.
DAPHNIS.  Tu l'effaces! Laisse-moi donc t'en donner un autre.
LA BERGÈRE.  Va baiser tes génisses ; respecte une fille encore pure.
DAPHNIS.  Moins d'orgueil : jeunesse passe comme un songe.
LA BERGÈRE.  Le raisin sec conserve sa saveur et l'on cueille encore la rose flétrie.
DAPHNIS.  Viens sous ces oliviers sauvages ; j'ai deux mots à te dire.
LA BERGÈRE.  Non, non ; tu m'as déjà trompée avec tes douces paroles.
DAPHNIS.  Viens sous ces ormeaux entendre les doux sons de ma flûte.
LA BERGÈRE.  Garde pour toi ce plaisir ; je crains le danger.
DAPHNIS.  Allons, jeune bergère, redoute le courroux de Vénus.
LA BERGÈRE.  Que m'importe Vénus ? Diane me protège.
DAPHNIS.  Ne parle pas ainsi, de peur qu'elle ne te punisse et que tu ne tombes dans ses pièges.
LA BERGÈRE.  Qu'elle fasse ce qu'elle voudra, Diane saura bien me défendre... Retire donc ta main ou je te déchire le visage.
DAPHNIS.  Tu n'échapperas pas à l'Amour ; toutes les jeunes filles subissent ses lois.
LA BERGÈRE.  Je lui échapperai, j'en jure par le dieu Pan !  Veux-tu laisser ce voile ?
DAPHNIS.  Je crains que l'amour ne te livre à un époux moins digne que moi.
LA BERGÈRE.  Plusieurs voulaient ma main, mais aucun ne m'a plu.
DAPHNIS.  Et moi, le seul de tous, je te demande à toi-même.
LA BERGÈRE. Que faire, mon ami ? L'hymen est rempli de tant de peines !
DAPHNIS.  L'hymen n'a ni douleur ni peine, il n'offre que des plaisirs.
LA BERGÈRE.  Mais les femmes, dit-on, tremblent devant leurs maris.
DAPHNIS.  Dis plutôt qu'elles règnent sur eux : que peut redouter la beauté?
LA BERGÈRE.  Je crains d'accoucher : la blessure d'Ilythie est cruelle.
DAPHNIS.  Mais c'est Diane, ta protectrice, qui préside aux accouchements.
LA BERGÈRE.  Si je deviens mère, je perdrai ma beauté.
DAPHNIS.  Tu la retrouveras dans tes enfants.
LA BERGÈRE.  Si je consens, quel présent de noces me donneras-tu?
DAPHNIS.  Tout, troupeau, bois, pâturages.
LA BERGÈRE.  Jure de ne pas m'abandonner après notre hymen.
DAPHNIS.  J'en atteste Pan ! Non, jamais je ne t'abandonnerai, dusses-tu me bannir de ta présence.
LA BERGÈRE.  Me donneras-tu un lit nuptial, une maison, une bergerie
DAPHNIS.  Oh oui ! Je te donnerai un lit nuptial et c'est pour toi que je fais paître ce beau troupeau.
LA BERGÈRE.  Que dirai-je à mon père ? Oui, que lui dirai-je ?
DAPHNIS.  Il approuvera ton hymen quand il saura mon nom.
LA BERGÈRE.  Dis-le moi ton nom : le nom de l'objet aimé est toujours agréable.
DAPHNIS.  Daphnis, fils de Lycidas et de Noméa.
LA BERGÈRE.  Ta famille est honnête, la mienne ne l'est pas moins.
DAPHNIS.  Pas autant, car tu es la fille de Ménalque. 
LA BERGÈRE.  Montre-moi tes bois ; où est ta bergerie ?
DAPHNIS.  Viens et tu verras mes hauts cyprès toujours verts.
LA BERGÈRE.  Paissez, mes chèvres; je vais voir les champs de mon berger.
DAPHNIS.  Paissez, mes troupeaux; je vais montrer mes bois à ma bergère.
LA BERGÈRE.  Que fais-tu donc ? Pourquoi cette main sous mon voile?
DAPHNIS.  Je veux voir ces pommes arrondies.
LA BERGÈRE.  Ô Pan ! Je suis toute troublée ! Retire donc ta main !
DAPHNIS.  Rassure-toi, ma jolie bergère ; pourquoi trembler ? Tu es trop timide.
LA BERGÈRE.  Tu me jettes sur la terre humide ! Ah! mes beaux habits sont perdus !
DAPHNIS.  Cette toison les garantira.  
LA BERGÈRE.  Tu as arraché ma ceinture ! Mais que veux-tu donc faire ?
DAPHNIS. Consacrer à Vénus ma première offrande.
LA BERGÈRE.  Arrête, malheureux ! quelqu'un vient ; j'entends du bruit.
DAPHNIS. Ce sont les ormeaux qui célèbrent notre hymen.
LA BERGÈRE.  Tu as déchiré mon voile ; me voilà nue.
DAPHNIS.  Je t'en donnerai un autre plus grand.
LA BERGÈRE.  Oui  ; tu me promets tout maintenant, peut-être après tu ne me donneras rien.
DAPHNIS.  Ah! que ne puis-je faire passer mon âme tout entière dans la tienne !
LA BERGÈRE. 0 Diane! Ne te fâche pas ! Je te suis infidèle.
DAPHNIS.  J'immolerai une génisse à l'Amour, un taureau à Vénus.
LA BERGÈRE.  Je suis venue vierge et je m'en retourne épouse.
DAPHNIS.  Épouse et mère au lieu de fille inutile ; ton sein nourrira nos enfants.
Ainsi murmuraient tout bas ces jeunes amants au milieu de leurs doux ébats. Le couple furtivement uni se relève : la bergère retourne vers ses brebis, la rougeur sur le front, mais la joie dans le cœur, et Daphnis, fier de sa conquête, rejoint gaiement ses taureaux. 

XXVIIIe IDYLLE 

LA QUENOUILLE 

Théocrite, près de s'embarquer pour Milet, destine à Theugénide, femme de son ami Nicias, une quenouille d'ivoire, et accompagne ce présent d'une idylle où il fait l'éloge de cette laborieuse mère de famille.

Ô Quenouille ! don précieux de la sage Minerve, toi qui te plais dans la main de la fileuse, qui inspires le travail et l'économie aux respectables mères de famille, suis-moi avec confiance dans la riante ville de Nilée, près de cette grotte ombragée de tendres roseaux et consacrée à la belle Vénus.
Puisse Jupiter m'accorder une heureuse navigation ! Puissé-je bientôt serrer dans mes bras mon ami Nicias, être pressé sur son cœur, Nicias, le modèle des hôtes, le favori des Muses !
Toi qu'embellit un ivoire artistement travaillé, ô quenouille! tu seras offerte à l'épouse de Nicias. Dans ses laborieuses mains, tu prépareras ces superbes tissus dont les hommes se couvrent, ces robes ondoyantes dont se parent les femmes. Que deux fois l'année, les brebis, au sein de gras pâturages, se dépouillent de leur douce toison en faveur de la belle Theugénide, car elle a cet amour du travail qui dans les femmes est le caractère de la vertu.
Je n'ai point voulu te conduire dans le séjour de l'indolence et de l'oisiveté, toi qui naquis dans ma patrie, dans cette ville fameuse, l'orgueil de la Sicile, si féconde en héros et que fonda jadis Archias d'Éphyre.
La demeure que je te réserve est celle d'un sage dont la science profonde sait éloigner des humains les tristes maladies. Tu habiteras dans le fortuné Milet parmi les Ioniens. Toutes les amies de Theugénide admireront son élégante quenouille, et sans cesse tu rappelleras à sa mémoire le souvenir de l'hôte qui fut l'ami des Nymphes du Parnasse.
Qu'en te voyant, chacun dise : "Le présent est petit, mais qu'il a de prix ! Les dons de l'amitié sont toujours précieux."
 

XXIXe IDYLLE 

L'AMANT 

Plaintes d'un ami sur l'inconstance de son ami.

Cher enfant, la vérité, dit-on, est dans la vin : nous avons bu, soyons donc vrais.
Je vais te découvrir les plus secrets sentiments de mon cœur. Tu ne m'aimes pas ; je ne le vois que trop, de toute la force de ton âme. Une moitié de moi-même vit de ta beauté ; l'autre n'est déjà plus.
Quand tu veux, mon bonheur égale celui des Immortels, mais quand tu refuses, je suis plongé dans l'empire des ténèbres. Quoi de plus opposé aux lois de la nature, que d'affliger son ami le plus tendre ?
Mais si ta jeunesse veut se confier à mon expérience, un jour viendra où tu t'applaudiras d'avoir suivi mes conseils. Ne fais qu'un seul nid et place-le sur un seul arbre dont n'approche aucun reptile venimeux.
Pourquoi voltiger aujourd'hui sur une branche, demain sur une autre, et chercher sans cesse un nouvel asile ?
Un inconnu te voit pour la première fois, il loue ta beauté ; soudain tu le préfères à un ami de trois ans ; tu rejettes à la troisième place celui qui t'aima le premier. Ton cœur n'écoute que l'orgueil.
Veux-tu vivre heureux ? N'aime que ton égal. Si tu le fais ainsi, tu auras l'estime de tes concitoyens, et l'Amour te sera propice, l'Amour, qui dompte si aisément les cœurs rebelles, et qui a su amollir la dureté du mien.
Laisse-moi cueillir un doux baiser sur tes lèvres vermeilles.
(1) Songe que l'année dernière tu étais plus jeune, et que la vieillesse précède les infirmités.
Rien ne peut rappeler la jeunesse ; elle a des ailes, et nos pas sont trop tardifs pour l'atteindre dans son vol.
Si tu te pénètres bien de cette vérité, tu deviendras un joyeux convive, et tu paieras du plus tendre retour celui qui t'aime de toute son âme. Ainsi l'époque des beaux jours de ta vie, nous retracerons l'amitié d'Achille et de Patrocle.
Mais si les vents emportent mes discours, si tu dis dans ton cœur : "Importun, laisse-moi ;" eh bien ! je te répondrai : "Aujourd'hui j'irais encore pour toi, oui, j'irais enlever les pommes d'or que garde un monstre furieux dans le jardin des Hespérides; j'irais affronter Cerbère, cet impitoyable gardien des ombres. Mais si tu laisses se refroidir mon amour, demain je n'irais pas, malgré tes instantes prières, non, je n'irais pas même jusqu'à ta porte."
(1) Nous ajoutons Ici le fragment conservé par Casaubon, parce que nous le croyons la suite de cette pièce. 

XXXe IDYLLE 

MORT D'ADONIS (83

Vénus, inconsolable de la mort d'Adonis, ordonne aux Amours de lui amener le sanglier homicide. L'animal tremblant obtient son pardon à force de flatteries.

Adonis (84) n'était plus. A la vue de ce corps inanimé, de ce front pâle, de ces cheveux souillés de sang et de poussière, Cythérée ordonna aux Amours de lui amener l'auteur de ses maux.
Aussitôt, ces enfants ailés parcourent d'un vol rapide toute la forêt, rencontrent l'odieux sanglier, le lient et l'enchaînement d'un triple nœud.
L'un, lui passant une corde au cou, traîne après lui son captif ; l'autre hâte sa marche en le frappant de son arc. Le sanglier s'avançait tristement, car il redoutait la colère de Vénus.
"Ô le plus féroce des monstres des forêts ! s'écria la reine de Cythère, c'est donc toi qui as blessé cette cuisse ? c'est donc toi qui as frappé mon époux ?
- Vénus, lui répondit l'homicide, ô reine des Amours ! J'en jure par vous-même, j'en jure par votre époux, par ces liens qui me pressent, par ces aimables chasseurs, je ne voulais pas blesser Adonis.
J'admirais votre jeune amant comme une belle statue, et mon cœur s'enflamma. Cédant alors à la violence de mes feux, je désirai baiser sa cuisse nue. Hélas ! Ce transport a causé mon malheur.
Reine de Cythère, punissez, arrachez ces dents meurtrières ; qu'en ferais-je désormais ? Et si ce n'est assez, coupez aussi ces lèvres criminelles."
Vénus, attendrie, ordonna aux Amours de le délivrer de ses liens.
Depuis ce temps, le sanglier suit la déesse ; jamais il n'est retourné dans les forêts, et dans son désespoir, il brûla lui-même ses défenses.
 

INSCRIPTIONS 

I.  POUR UNE OFFRANDE A APOLLON 

Ces roses couvertes encore de rosée et ce serpolet touffu sont destinés aux Muses. Je réserve pour toi seul, ô puissant Apollon ! ces lauriers au noir feuillage : c'est une couronne de laurier que la ville de Delphes a placée sur ton front. Ce bouc pétulant qui ronge les jeunes rameaux de l'odorant térébinthe arrosera ton autel de son sang. 

II.  SUR DAPHNIS 

Le blond Daphnis, qui modulait sur sa flûte des airs champêtres, a offert au dieu Pan une flûte sonore, une houlette, un javelot, la peau d'un faon et la panetière où jadis il portait les fruits de son jardin. 

III.  SUR LE MÊME 

Ô Daphnis ! Tu dors sur un lit de feuillage, tu livres au repos tes membres fatigués, mais déjà les pieux sont dressés pour tendre les filets sur la montagne. C'est toi que poursuivent Pan et l'aimable Priape dont le front est couronné de lierre safrané. Ils s'approchent ensemble de ta grotte. Fuis, fuis vite, et renonce au sommeil qui engourdit les sens. 

IV.  VOEU à PRIAPE 

Chevrier, en passant par ce hameau qu'ombragent des chênes touffus, tu trouveras une nouvelle statue de bois de figuier encore revêtu de son écorce : c'est celle de Priape; elle est sur un socle à trois pieds, elle n'a point d'oreilles, et cependant ce dieu peut accomplir les mystères de Vénus. La statue est dans une enceinte sacrée, et du milieu des rochers s'élance sans jamais tarir une source ombragée de lauriers, de myrtes, de cyprès et d'une vigne sauvage dont les rameaux s'étendent çà et là. Les merles printaniers y répètent leurs chansons, et les rossignols aux ailes d'or tirent de leurs gosiers des sons mélodieux. Arrête-toi dans ce lieu, prie l'aimable Priape de me délivrer de mon amour pour Daphnis, et dis-lui que je vais lui sacrifier un beau chevreau. S'il m'exauce, je lui immolerai trois victimes : une génisse, un bouc et un agneau encore renfermé dans ma bergerie. Daigne ce Dieu m'être propice ! 

V.  à UN JOUEUR DE FLÛTE 

Au nom des Nymphes de ces bois, veux-tu me jouer sur ta double flûte un air doux et ravissant ? Je t'accompagnerai de ma cithare, et le pasteur Daphnis tirera de son chalumeau des sons mélodieux. Asseyons-nous donc sous ce chêne touffu, derrière cet antre frais, et nous éveillerons le dieu Pan, protecteur des bergers. 

VI.  à THYRSIS 

Dont un loup a dévoré la chèvre bien-aimée 
Infortuné Thyrsis ! Que gagneras-tu à baigner tes yeux de larmes éternelles ? Ta chèvre, cet animal si beau, ta pauvre chèvre n'est plus, elle est descendue aux sombres bords : un loup cruel l'a dévorée. C'est en vain que tes chiens remplissent l'air de leurs tristes hurlements. A quoi servent tes pleurs, puisqu'il ne te reste ni os, ni cendre de cette chèvre chérie ?
 

VII.  POUR LA STATUE D'ESCULAPE 

Le fils de Péon, le divin Esculape, est arrivé à Milet chez Nicias, ce docte médecin qui, tous les jours dépose de nouvelles offrandes sur son autel. Il a fait élever à ce dieu cette statue de cèdre odorant, pour laquelle il avait promis à Aétion une riche récompense. Le sculpteur a épuisé toutes les ressources de son art dans ce chef-d'œuvre. 

VIII.  POUR LA STATUE DES MUSES 

Ô déesses! Le musicien Xénoclès vous a élevé cette statue de marbre, monument de la reconnaissance. Chacun dira : "Dans la gloire que lui ont acquise ses talents, Xénoclès n'a pas oublié celles qui l'inspirèrent." 

IX.  POUR UN TRÉPIED  

Offert à Bacchus par Damotélès 

C'est à toi, Bacchus, le plus aimable des  Immortels que le chorège Damotélès a offert ce trépied surmonté de ta statue. S'il était modeste dans son enfance, devenu homme, il fut honorable, ne se permettant jamais rien que de décent et de beau. 

X.  POUR UNE STATUE DE VENUS-URANIE 

Cette Vénus n'est point la Vénus populaire, c'est la Vénus-Uranie. La chaste Chrysogone l'a placée dans la maison d'Amphiclès, à qui elle a donné plusieurs enfants, gages touchants de sa tendresse et de sa fidélité. Le premier soin, tous les ans, de ces heureux époux est de vous invoquer, puissante déesse, et en récompense de leur piété, tous les ans vous ajoutez à leur bonheur. Ils prospèrent toujours, les mortels qui honorent les dieux. 

XI.  POUR LA STATUE D'ANACRÉON 

Etranger, fixe attentivement tes yeux sur cette statue, et de retour chez toi, tu diras : 
"J'ai vu dans Théos la statue d'Anacréon, le plus brillant poète de l'Antiquité. " Ajoute : 
"Et le plus grand ami de la jeunesse," et en ce peu de mots, tu auras dépeint cet homme illustre.
 

XII.  SUR ÉPICHARMUS 

Epicharmus, inventeur de la comédie, était Dorien, et c'est en dorien qu'il a écrit. Ô Bacchus ! en l'absence du poète, les Syracusains, empressés de lui rendre leurs hommages, lui ont élevé une statue d'airain dans leur ville célèbre. Il fit un noble usage de ses grandes richesses et donna à la jeunesse d'excellents avis. Rendons-lui grâce de ses bienfaits. 

XIII.  POUR LA STATUE D'ARCHILOQUE 

Voyageur, arrête et considère Archiloque, ce poète ancien qui inventa le vers iambique et dont la juste renommée a pénétré du couchant à l'aurore. Apollon et les Muses l'aimèrent d'amour tendre. Il était ainsi harmonieux dans ses vers qu'habile à les chanter sur sa lyre.  

XIV.  POUR LA STATUE DE PISANDRE, 

Auteur d'un poème sur Hercule 

Voilà Pisandre de Camire qui, le premier des poètes anciens, chanta le magnanime fils de Jupiter, vainqueur du lion de Némée, et ses glorieux travaux. Le peuple de Syracuse lui a élevé cette statue d'airain pour rendre son nom célèbre dans tous les âges.  

XV.  SUR THÉOCRITE LUI-MÊME 

Il est un autre Théocrite de Chios. Moi, je suis le Théocrite de Syracuse, auteur de ce livre, fils de Praxagoras et de l'illustre Philina. Jamais je ne me suis paré des dépouilles d'autrui. 

XVI.   SUR LA GÉNÉROSITÉ DE CAICUS 

Cette table est ouverte à tous, étrangers ou citoyens. Pour le rang, que la raison en soit juge. Les autres choisissent leurs convives : Caicus offre la nuit même à tous ceux qui en désirent les riches produits que lui envoient les climats divers.

ÉPITAPHES 

I.  ÉPITAPHE DE CLÉONICE 

Homme, si tu chéris la vie, ne t'expose pas sur les flots pendant la saison des tempêtes, car la vie de l'homme est bien courte ! Infortuné Cléonice, tu te hâtais de porter, du fond de la Célé-syrie, tes marchandises à l'opulente ville de Thase et tu traversais les mers au déclin des Pléiades. Nautonier malheureux, tu t'es couché avec elles. 

II.  ÉPITAPHE D'ORTHON 

Étranger, le Syracusain Orthon te recommande de ne jamais te laisser surprendre ivre dans les chemins par les nuits d'hiver : telle a été la cause de ma mort, et au lieu d'être inhumé dans une belle patrie, une terre étrangère couvre ma dépouille.  

III.  ÉPITAPHE D'UN MARIN 

Homme, ménage ta vie et ne t'expose pas à la mer pendant la saison des tempêtes : les jours de l'homme sont si courts ! 

IV.  ÉPITAPHE D'EUSTHÉNÈS LE PHYSIONOMISTE 

Ci-gît Eusthénès, cet habile physionomiste qui savait lire dans les yeux les pensées des hommes. Des mains amies lui ont creusé une honorable sépulture sur un sol étranger. Il était chéri des poètes, et quoique privé des dons de la fortune, Eusthénès eut des amis. 

V.  ÉPITAPHE D'EURYMÉDON 

C'est à la fleur de l'âge, ô Eurymédon! que la mort t'a ouvert un tombeau, et tu laisses après toi un fils encore enfant. Mais à toi, le séjour des justes ; à ton fils, l'amour de ses concitoyens, qui se rappelleront longtemps encore les vertus de son père. 

VI.  POUR LE MÊME 

Passant, je veux savoir si tu honores les gens de biens ou si méchant toi-même, tu les confonds avec les méchants. Dis avec moi : "Honneur à ce tombeau ! Il ne pèse point sur la tête du vertueux Eurymédon." 

VII.  ÉPITAPHE DE CLITA 

Nourrice de Midéus 

Le jeune Midéus a élevé sur ce chemin un tombeau à sa nourrice et y a gravé ces mots : "Tombeau de Clita." Cette femme sera ainsi récompensée d'avoir nourri cet enfant. Aujourd'hui, oui, aujourd'hui encore on l'appelle la bonne. 

VIII.  ÉPITAPHE D'HIPPONAX 

Ci-gît le poète Hipponax. Méchant, n'approche point de son tombeau ; honnête homme, fils de parents vertueux, repose-toi sans crainte, dors même sur sa tombe si cela te plaît. 

FRAGMENT DE LA BÉRÉNICE 

Conservé par Athénée 

Si celui, à qui les filets tiennent lieu de charrue et tire de la mer ses moyens d'existence, veut faire une pêche abondante, qu'il déchire avec ses ongles et offre à Bérénice le poisson sacré appelé Leucus : c'est le sacrifice le plus agréable à cette divinité. Il jettera ensuite ses filets, sûr de les retirer remplis de poissons ...

FIN DES OEUVRES DE TRÉOCRITE

NOTES SUR LES IDYLLES DE THÉOCRITE,

PAR M. B..., DE L...

IDYLLE Ière.

(1) Pour bien entendre cette idylle, il est nécessaire d'être instruit de l'histoire de Daphnis.
Suivant la plupart des traditions, Daphnis eut pour père Mercure. Suivant quelques autres, il ne fut que son favori, et Théocrite, lui-même paraît avoir été de ce sentiment. La mère de Daphnis, selon l'opinion commune, était une nymphe, fille de roi, qui, trop sensible au mérite d'un amant d'un rang très-inférieur au sien et dont on ignore le nom, fut contrainte, pour sauver son honneur, d'exposer le fruit de ses amours. Elle l'enferma dans un petit coffre et le mit dans un bocage planté de lauriers, ce qui lui fit donner le nom de Daphnis, du mot grec daphnê, qui signifie laurier. Des bergers trouvèrent le coffre où il était enfermé plein de rayons de miel que des abeilles y avaient déposé et dont elles avaient nourri le jeune Daphnis. Le bocage où il fut exposé était situé dans un vallon délicieux, entre les monts Héroéens, derrière une petite ville du territoire de Syracuse appelée Hybla et surnommée Héra ou Héroea ; c'était le plus beau canton de la Sicile, au rapport de Diodore : 
"Les monts Héroéens, dit cet historien, par leur situation singulière, par les qualités admirables de leur sol et par toutes les autres beautés que la nature y a rassemblées, forment la plus délicieuse retraite que l'on puisse choisir contre les ardeurs de l'été. Une infinité de sources, qui surpassent par la bonté et la douceur de leurs eaux tout ce qu'il y a de fontaines au monde, y entretiennent sans cesse une agréable fraîcheur. Les chênes qui couvrent les sommets de ces montagnes sont fort hauts et fort épais et portent du gland plus gros de moitié que le gland ordinaire. La terre y produit sans le secours de l'art des arbres fruitiers de toute espèce, beaucoup de vignes et surtout une quantité prodigieuse de pommiers. Cette contrée était si riche et si fertile qu'une armée entière de Carthaginois, dans une extrême disette de vivres, y avait trouvé de quoi se nourrir abondamment sans l'épuiser. "
Les Nymphes prirent soin d'élever le jeune Daphnis ; Pan lui apprit à chanter et à jouer de la flûte ; les Muses lui inspirèrent le goût de la poésie. Pour cultiver ces arts avec plus de loisir, il embrassa la vie pastorale, et c'est en gardant ses troupeaux au milieu des champs et des prairies qu'il inventa, dit Diodore, par l'effet d'un génie extraordinaire le poème et le chant bucolique dans la forme, où il s'est maintenu constamment jusqu'à ce temps-ci dans la Sicile. Il épousa fort jeune une nymphe qui, craignant son inconstance, le lia par des serments et lui déclara que s'il les violait, il en serait puni par la perte de la vue. Daphnis resta quelque temps fidèle ; il résista même aux vives instances d'une princesse, dont la dernière ressource fut de l'enivrer et de lui faire perdre, avec l'usage de la raison, le souvenir de ses serments : cette faute involontaire attira cependant sur Daphnis la punition à laquelle il s'était soumis. Quelques traditions, il est vrai, disent que cette aventure de Daphnis fut suivie de plusieurs autres infidélités volontaires qui irritèrent à un tel point la jalousie de son épouse qu'elle se jeta sur lui et lui arracha les yeux.
II y a une autre tradition sur les amours de Daphnis qu'il est plus important de connaître, parce qu'elle donne l'intelligence de plusieurs endroits obscurs qu'on trouve dans celle première idylle. Théocrite, qui a suivi cette tradition, suppose que Daphnis, après avoir été longtemps insensible, après avoir bravé hautement le pouvoir de Vénus, éprouva enfin la vengeance de cette déesse, qui le fit passer dans un moment de la plus sévère modestie aux plus vifs emportements de l'amour. Entraîné par une force supérieure, il se livra avec fureur à tous les objets qui se présentèrent à ses yeux et ne put se fixer à aucun : la beauté d'une nymphe dont il était aimé ne put modérer ses transports ni rappeler sa raison égarée. Enfin, consumé par le désordre et l'agitation de ses sens, il tomba dans une langueur qui termina ses jours à la fleur de son âge dans les solitudes du mont Etna, sur les bords de l'Apis, lieux où il avait passé la plus grande partie de sa vie.
Les diverses aventures de Daphnis devinrent le sujet le plus ordinaire des chansons des bergers et des poètes bucoliques. Si l'on en croit Elien, Stésichore fut le premier qui chanta les malheurs de Daphnis. Théocrite, à son exemple, a pris pour sujet de sa première idylle la mort funeste de cet illustre berger ; c'est une des plus belles pièces de notre acteur ; elle est pleine de sentiment et de cette simplicité touchante qui est le principal caractère de Théocrite. Virgile l'a imitée et presque recopiée en plusieurs endroits dans sa 10e églogue intitulée Gallus. Il y a plus de chaleur, plus d'éloquence et de pathétique dans le poète latin,mais on trouve dans Théocrite une teinte de mélancolie, un charme et une douceur qui paraissent convenir davantage à la nature de l'idylle.
La première idylle, tout à fait pastorale et fort touchante, annonçait le grand talent de Théocrite. Virgile en a imité plusieurs traits, dont nous citerons plus bas les principaux, que nous emprunterons à la traduction en vers français de M. le chevalier de Langeas. Les chiffres indiqueront le texte même de Virgile pour ceux de nos lecteurs qui voudraient le consulter.
"Je voudrais bien savoir, dit Fontenelle, pourquoi Daphnis en mourant dit adieu aux ours et aux loups-cerviers aussi tendrement qu'à la belle fontaine d'Aréthuse et aux fleuves de Sicile ; il me semble qu'on n'a guère coutume de regretter une pareille compagnie."
Pour répondre à cette objection du plus acharné détracteur des Anciens, il faut se rappeler que souvent le poète Daphnis avait charmé les hôtes des forêts par la douceur de ses chants : "N'est-il pas naturel, dit M. Gail, que le berger regrette des animaux qui ont en sa faveur oublié leur férocité ?"


 (2) Hélicryse. Pline appelle cette plante héliocryse :  
"Sa fleur a la couleur de l'or, sa feuille est mince, ainsi que sa tige, qui cependant est dure. Les mages se servaient de cette plante pour faire des couronnes, et l'on croyait qu'elles avaient la vertu de rendre heureux ceux qui les portaient si on avait la précaution de les arroser de parfums pris dans un vase d'or qui n'eût point éprouvé le feu." Ce récit de Pline est copié mot à mot de Théophraste.
"Des critiques ont blâmé dans Théocrite la description de cette coupe comme trop longue ; mais elle est si belle et si riche de poésie qu'on serait bien fâché de ne pas l'y trouver : les bergers ont tant de loisirs qu'ils peuvent s'égayer dans leurs descriptions. Fontenelle s'étonne qu'un si grand nombre d'objets puissent être représentés sur une coupe : il n'en eût pas été surpris s'il eût su que ces sortes de vases dont se servaient les bergers de Sicile étaient fort grands et ressemblaient plutôt à des urnes qu'à des coupes. Il compare malignement la coupe de Théocrite au bouclier d'Hercule ; mais en dépit de ses plaisanteries, il y a plus de véritable poésie dans la description de cette coupe que dans toutes ses églogues." (Geoffroy.)


(3) Aréthuse. II y eut plusieurs fontaines de ce nom, mais la plus célèbre était cette de Sicile dont parle le berger Thyrsis. Le mot Aréthuse avait passé en proverbe pour désigner une belle fontaine.

(4)
Thymbris, fleuve de Sicile. Quelques commentateurs prétendent que ce mot signifie la mer.

(5Le Ménale et le Lycée, montagnes d'Arcadie. L a première tirait son nom de Ménale fils de Lycaon.  

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Non, le flot qui de loin vient mourir sur la plage, 
Le ruisseau qui la nuit roule en paix sur les fleurs, 
A la mélancolie offrent moins de douceurs. (Egl. 5, 83.)

Commence : Palémon gardera tes brebis. (5, 12.)

Elle est belle et féconde, et par elle nourris, 
Deux jeunes veaux encore en augmentent le prix.(3, 30.)

Une vigne où le lierre avec art s'entrelace, 
Se dessine à l'entour, serpente et les embrasse. (3, 38.)

L'anse de chaque vase offre à l'oeil enchanté 
De la plus souple acanthe un feuillage imité (3, 45.)

Mes lèvres ni le temps ne les ont point flétris. (3, 47.)

Que mes derniers accents soient dignes du Ménale. (8, 21)

Quel antre ténébreux, quelle forêt secrète, 
Jeunes vierges des eaux, vous servit de retraite 
Quand, d'un aveugle amour indignement charmé, 
Gallus de ses tourments périssait consumé? 
Non, non, d'Aganippé la source enchanteresse, 
Les torrents d'Hippocrène ou les flots du Permesse, 
Les vallons d'Aonie et ses monts radieux 
N'arrêtaient point vos pas, n'attiraient point vos yeux,(10, 9) 

Oui, des lions d'Afrique, et les monts et les bois 
Prolongeaient en soupirs la formidable voix. (5, 27.) 

Déjà de toute part la foule t'environne, 
Chacun sur tes amours s'interroge et s'étonne ; 
Les plus jeunes pasteurs s'approchent les premiers ; 
Près d'eux, à pas tardifs, viennent les lourds bouviers, 
Et le vieux Palémon, sur sa tête blanchie, 
Rapportant pour l'hiver des glands chargés de pluie. 
La foule avec respect s'ouvre pour Apollon ; 
Il répétait : "Gallus, où donc est ta raison?"
Celle qui t'est si chère... un autre l'a séduite,
Et dans l'horreur des camps la traîne à sa suite:" (10, 19) 

C'est moi qui fus Daphnis ..... 
De ces bois jusqu'aux cieux ma gloire doit s'étendre, 
Berger d'un beau troupeau moins beau que son berger.  (5, 43.) 

Que l'agneau maintenant des loups soit la terreur, 
Qu'ici de l'oranger le chêne offre la fleur ; 
Que sur l'aune mouvant brille aux yeux le narcisse, 
Que l'ambre, en perles d'or, sur nos buissons jaunisse 
Et que Tityre enfin soit, par des sons nouveaux, 
Orphée au fond des bois, Arion sur les eaux. 
C'en est fait, je descends à la rive infernale. (8, 52.)

IDYLLE II.

(6) Voici ce que dit Longepierre de ce poème : "Cette idylle est à mon gré la plus belle de Théocrite, et peut-être nous reste-t-il peu de morceaux de l'antiquité aussi parfaits. Il règne d'un bout à l'autre un génie, une vivacité, une force d'expression et surtout un pathétique qui touche et qui attache : aussi ai-je ouï dire à M. Racine, si bon juge et si grand maître en cette matière qu'il n'a rien vu de plus vif ni de plus beau dans toute l'Antiquité."
Voltaire nous a donné une imitation de cette pièce, où la passion la plus naïve s'exprime avec toute l'élégance et la molle douceur convenables au sujet : 
 
Reine des nuits, dis quel fut mon amour, 
Comme en mon sein les frissons et la flamme 
Se succédaient, me perdaient tour à tour ; 
Quels doux transports égarèrent mon âme ; 
Comment mes yeux cherchaient en vain le jour.
Comme j'aimais, et sans songer à plaire,
Je ne pouvais ni parler ni me taire.
Reine des nuits, dis quel fut mon amour. 
Mon amant vint, ô moments délectables ! 
Il prit mes mains, tu le sais, tu le vis, 
Tu fus témoin de ses serments coupables, 
De ses baisers, de ceux que je rendis; 
Des voluptés dont je fus enivrée. 
Moments charmants, passez-vous sans recours 
Daphnis trahit l'amour qu'il m'a jurée! 
Reine des nuits, dis quel fut mon amour.
 
Cette pièce s'éloigne tout à fait du genre pastoral. Virgile a voulu s'en rapprocher ; mais il nous semble que le récit d'une opération magique n'est guère convenable dans la bouche d'un berger : les chansons bucoliques doivent respirer la joie et l'innocence. Aussi Théocrite ne fait-il point parler une bergère, mais une courtisane à qui il donne le nom de cette fameuse Simèthe de Mégare, dont l'enlèvement causa une guerre très vive entre les Mégariens et les Athéniens.


(7) Oiseau sacré. Le texte dit Iunx, petit oiseau dont on se servait dans les enchantements ; on croit que c'est le hochequeue ou bergeronnette. Selon Callimaque, Iunx était fille d'Écho. Jupiter en étant devenu amoureux eut recours aux enchantements pour s'en faire aimer. Suivant d'autres, Junon métamorphosa Iunx en oiseau, en punition des charmes qu'elle avait employés pour rendre Jupiter amoureux d'Io.
Les jeunes filles grecques, lorsqu'elles étaient sur le point de se marier, portaient les corbeilles sacrées au temple de Diane pour se rendre propice cette déesse et la prier de leur pardonner la perte de leur virginité. Les filles des familles riches s'y rendaient en pompe, entourées de véritables tigresses et de lionnes apprivoisées, comme pour implorer la clémence de la soeur d'Apollon en lui rappelant que les animaux les plus sauvages avaient eux-mêmes cédé à l'amour ; celles qui ne pouvaient faire tant de dépense portaient seulement l'effigie de ces animaux.


(8) Le globe d'airain. C'était une espèce de toupie ou sabot d'airain qu'on faisait tourner dans les cérémonies magiques, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, pour exciter des passions contraires. Quelques savants prétendent qu'on se servait d'un rouet et non d'une toupie.

(9L'hippomane. Plante dont le fruit, selon Cratéros, est de la grosseur de celui du figuier sauvage ; sa feuille, hérissée d'épines, tire sur le noir comme celle du pavot. Théophraste prend l'hippomane pour une composition que l'on faisait avec du tithymale. Chez les anciens, l'hippomane signifiait encore une certaine liqueur qui coule des parties naturelles d'une jument en chaleur et une excroissance de chair que le poulain nouveau-né porte quelquefois sur le front et que la cavale mange aussitôt qu'elle a mis bas, sinon elle ne pourrait le nourrir. Ces deux sortes d'hippomane avaient, dit-on, une vertu singulière dans les philtres.
"Les pommes, dit Athénée, n'étaient pas moins consacrées à Bacchus que les raisins; elles étaient d'un grand usage dans la galanterie." Dans Théocrite et dans Virgile, une bergère jette des pommes à son berger pour l'agacer.
C'était un usage d'orner de guirlandes de fleurs la porte de sa maîtresse. Voici ce que dit encore à ce sujet Athénée : "Les amants parent de guirlandes et de festons, les portes de leurs maîtresses comme ils orneraient la porte d'un temple, ou pour les honorer davantage, ou parce qu'ils croient consacrer ces couronnes à l'Amour même plutôt qu'à l'objet de leur tendresse. La personne que l'on aime est la plus parfaite image de l'Amour, et sa maison devient pour un amant le temple de ce dieu : voilà pourquoi ils en ornent la porte et quelquefois même y font des sacrifices."
 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

......... Essayons de magiques accents ;
Peut-être ils toucheront l'ingrat qui me délaisse 
C'est aux enchantements qu'a recours ma tristesse. (Egl. 8, 66.) 

Charmes de mes accents, guidez vers moi Daphnis.  (8, 68.) 

Sous le vent des soufflets, le même feu docile 
Fait bouillonner la cire et fait durcir l'argile 
Ainsi, grâce à l'Amour, que ton coeur sous ma loi, 
Pour tout autre endurci, s'attendrisse pour moi ! 
Mais couvrons ces lauriers de flamme et de bitume ; 
Oui, tels que ces lauriers, que son coeur se consume 
Et qu'il sente une fois les feux dont je péris ! (8, 80.) 

Regarde : ce beau fleuve et les vents sont paisibles ! 
Tout se tait. (9, 57.)
 

Racine a dit dans son Iphigénie :  

Mais tout dort, et les vents et l'armée, et Neptune.
Je la vis, je brûlai...dans mes yeux, dans mon coeur,
Je sentis... cet instant décida mon erreur. (8, 41.)
 

Racine a ainsi imité ce vers dans Phèdre: 

Je le vis, je frémis, je pâlis à sa vue.
Quoi! Je vous garde encor, dépouilles d'un perfide! 
0 terre! dans ton sein que ce gage réside ; 
C'est par lui qu'à mon coeur son retour est promis ! 
Charmes de mes accents, guidez vers moi Daphnis. (6, 71)

IDYLLE III.

(10) Je vais conter mes peines, etc. Le grec kômadsô exprime particulièrement ces visites tumultueuses que les jeunes gens rendaient la nuit à leurs maîtresses au sortir d'une débauche de table et généralement tout acte de galanterie. Cette pièce, quoique dans le genre bucolique, a beaucoup de rapport à cette espèce d'élégie appelée par les anciens paraklausithumon, c'est-à-dire plaintes à la porte. Lorsque l'amant qui se rendait à la porte de sa maîtresse pour la cérémonie de la couronne dont nous avons parlé dans l'idylle précédente n'était point admis, alors, ou bien il employait la force ouverte, ou il se contentait d'exhaler sa douleur dans des plaintes amères : il apostrophait la porte, le portier et les chargeait d'imprécations pathétiques ; il mettait tout en usage pour attendrir sa nymphe, qui souvent riait de ses plaintes avec son rival 
Exclusus fore cum longarenus foret intus.
 

Ovide et Properce nous fournissent des exemples de cette espèce d'élégie. Il y avait donc deux parties principales dans le kômos : l'hommage de la couronne (anadésis) dont nous avons parlé dans l'idylle deuxième, et les plaintes (paraklausitumos); il s'en faut donc bien que le sens du mot kômos soit restreint à la seule signification de réjouissance, festin, danses lascives, comme se l'est imaginé Longepierre.
Pour connaître si l'on était aimé, on prenait une feuille de pavot ou de rose que l'on plaçait sous le coude, sur la main ou sur l'épaule ; on la pressait ensuite, et si elle rendait un son, c'était un augure favorable.
Le tressaillement de l'oeil ainsi que le vol des oiseaux, les éclats du tonnerre, l'éternuement, etc., étaient mis au nombre des augures, mais il fallait qu'ils arrivassent du côté droit.


(11)
) Hippomène. Atalante, fille de Schénée, roi de de l'île de Scyros, était très légère à la course. Pour se défaire de ses amants, elle déclara qu'elle ne se donnerait qu'à celui qui la vaincrait à la course, mais que la mort serait la peine du vaincu. Hippomène, peu effrayé du malheureux succès de ses rivaux, osa entrer en lice muni de trois pommes d'or, cueillies au jardin des Hespérides, dont Vénus lui avait fait présent : il les jetait l'une après l'autre et le plus loin qu'il pouvait. Atalante s'étant retournée pour les ramasser fut vaincue.

(12) ) Mélampe était frère de Bias, qui devint éperdument amoureux de la belle Péro. Celle-ci ne devait être l'épouse que de celui qui amènerait à Nélée, son père, les génisses d'lphiclus. Mélampe les lui amena et obtint Péro pour Bias. Le nom de Mélampe nous rappelle une circonstance peu connue. Rhodope sa mère l'avait exposé après lui avoir soigneusement couvert tout le corps, à l'exception des pieds, et le soleil les lui brûla.

(13) ) Othrys, montagne de Thessalie.

(14Pylos. II y avait trois villes de ce nom dans le Péloponnèse ; celle dont parle Théocrite était située dans un canton de l'Élide, qui anciennement s'appelait Triphylie.

(15) ) Endymion, petit-fils de Jupiter, passait souvent les nuits sur le mont Latmos à observer les astres ; il obtint du maître des cieux la faculté de dormir toujours pour être exempt de la vieillesse et de la mort. C'est pendant ce sommeil que Diane, déjà éprise de sa beauté, allait toutes les nuits sur le mont Latmos lui prodiguer ses embrassements.

(16) Jasion, fils de Minos et de la nymphe Phronie, était roi de Crète : ce prince s'étant endormi dans une prairie. Cérès profita de son sommeil et eut de lui Plutus. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Je pars, mais je reviens. Prends soin de mes troupeaux, 
Tityre! conduis-les de nos prés aux ruisseaux ;
Mais de ce bouc hardi n'approche pas sans crainte,
Il frappe de la corne : évite son atteinte. (Egl. 9, 23.) 

Moi, pour l'aimable enfant, loin de servir mon zèle,
Les bois ne m'ont offert que douze pommes d'or ;
Mais demain, Amyntas en aura douze encor. (3, 70.) 

Ah! je connais l'Amour ! Le Rhodope en courroux, 
L'Ismare et ses rochers l'ont vomi parmi nous ! (8, 46.) 

Du sommet des rochers qui dominent ces ondes, 
Oui, je veux m'élancer dans les vagues profondes, 
Et sûr que tes regrets ne me survivront pas, 
Comme un dernier hommage accepte mon trépas. (8, 59.) 

J'ai deux chevreuils encor, tous deux sont mouchetés 
Chez moi sous deux brebis ils croissent allaités. 
Je les garde pour vous : Thestylis les souhaite ; 
Aura-t-elle un présent que votre coeur rejette ? (2 40.)

IDYLLE IV.

(17) La scène de cette idylle n'est point en Sicile, mais dans cette partie de l'Italie connue autrefois sous le nom de Grande Grèce, aux environs de Crotone, ville célèbre et patrie du fameux athlète Milon : "J'ai remarqué, dit M. Firmin Didot, que notre poète, lorsqu'il place la scène de ses bergers en Italie, affecte de donner un ton souvent rustique à ses interlocuteurs et les fait ainsi contraster avec les bergers de Sicile, qui joignent à la douceur et à la politesse de leurs moeurs beaucoup de grâce et d'élégance dans leurs chansons ainsi que dans leur langage."
Avant d'entrer en lice, les athlètes étaient soumis par les gymnasiarques ou présidents des jeux à des épreuves de trente jours. Pendant ce temps-là il fallait vivre et sacrifier sur les six autels consacrés aux douze dieux protecteurs des jeux Olympiques : voilà pourquoi Aigon avait emmené vingt brebis. Quant au hoyau, les athlètes s'en servaient pendant ce temps d'épreuves pour fouiller l'arène et la préparer. Cet instrument, aussi bien que le râteau, était l'attribut que les peintres et les sculpteurs donnaient aux athlètes.

(18) Milon persuaderait aux loups, etc., pour dire : Milon pourrait l'impossible. Ce proverbe est fondé sur ce que les loups supportant longtemps la soif, les anciens ne les croyaient pas susceptibles d'hydrophobie.

(19Oesare, fleuve qui passait à Crotone.

(20) Latymne, montagne Voisine de Crotone.

(21) Lampriades, peuplade qui habitait près du lac Lucinien, où était un temple dédié à Junon

(22)  Le Néèthe, fleuve qui passe à deux lieues de Crotone.

(23) Le cap Lucinien est appelé voisin de l'aurore parce qu'il faisait une des pointes du golfe de Tarente et était à l'orient de Crotone. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITES PAR VIRGILE 

Ménalque. 
Dis-moi, de ce troupeau quel est le possesseur, 
Damète ?
Damète. 
C'est Aigon, et j'en suis le pasteur.

Ménalque. 
Malheureuses brebis ! loin d'elles quand leur maître 
Obsède ma Phyllis et croit lui plaire ; un traître 
Ici, deux fois par heure épuisant le troupeau, 
De son lait nourricier prive le faible agneau (Egl. 3. 34.)

Une marâtre avide et mon père à son tour 
Viennent jusqu'à deux fois le compter en un jour. (3. 34.)

IDYLLE V

(24) A propos de pomme, dont il est encore question dans cette Idylle, nous ajouterons à ce que nous avons dit dans les notes de la seconde l'autorité de Lucien. Cet auteur observe qu'on employait surtout ce fruit et les couronnes pour persuader de son amour et pour se faire aimer : "Charidée, dit-il, voulant faire connaître à Dinéas qu'elle était amoureuse de lui, lui envoyait des couronnes à demi fanées et des pommes où ses dents étaient imprimées."

(25) Élevez de jeunes chiens. Ce proverbe doit probablement son origine à la fable d'Actéon, qui fut dévoré par les chiens mêmes que sa main avait nourris.
C'était l'usage d'embrasser les personnes qu'on aimait beaucoup en les prenant par l'oreille.

(26) Crathis, fleuve voisin de Sybaris.

(27) La cydamine, herbe dont la feuille ressemble à celle du lierre et dont les fleurs sont de couleur pourprée.

(28) Égile, sorte d'arbrisseau.

(29) Fêtes carnéennes. Fêtes d'Apollon établies par le berger Carnus, que ce dieu aimait : elles duraient neuf jours.

(30) Mélanthe, berger très méchant qui gardait les chèvres d'Ulysse et favorisait les profusions des amants de Pénélope. Le roi d'Ithaque le fit suspendre par une chaîne de fer au haut d'une colonne. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Mais ne t'ai-je pas vu, fourbe insigne, en secret,
Dérober à Damon sa chèvre la plus belle ? (Egl. 3, 17.)

...Mais un jour dans ta vie, 
As-tu de notre flûte essayé l'harmonie ?
Toi qui, d'un fifre aigu fatiguant les passants 
Perdais sur les chemins les fredons glapissants? (3, 25.)

Ces présents te charmaient ; tu pâlissais d'envie ; 
Et ne pas l'affliger t'aurait coûté ta vie. (3, 13.)

Et moi, c'est Apollon qui règle mes accents 
Il m'aime, et chaque jour il aura mes présents (3, 62.)

Souvent ma Galatée, une pomme à la main, 
Me poursuit, me la jette, et me fuyant soudain, 
Sous des saules épais se dérobe à ma vue ; 
Mais avant, la folâtre a soin d'être aperçue. (3.  64.)

Je garde à mes amours un don qu'elle chérit : 
Sur un arbre élevé deux ramiers ont leur nid ; 
Je les ai remarqués, je les aurai pour elle. (3, 68.)

Que Phyllis est aimable ! A mon départ, Phyllis
Longtemps versa des pleurs qui la rendaient plus belle :
"Adieu, Ménalque ; adieu, beau Ménalque, dit-elle." (3,78.)

IDYLLE VI.

(31) Nous croyons devoir donner ici l'origine de la fable des amours de Polyphème. Ce cyclope, voyant que ses troupeaux lui fourniraient une prodigieuse quantité de lait, éleva par reconnaissance un temple avec cette inscription : "Galathéias," du grec gala qui signifie lait. Dans la suite, Philoxène de Cythère, ayant fait un voyage en Sicile, vit le temple et son inscription, et n'en comprenant point la cause, il s'imagina que Galatée était une nymphe dont Polyphème était amoureux et en l'honneur de laquelle il avait élevé le monument. Cette fable devint très célèbre dans la Sicile et fit le sujet le plus ordinaire des chansons des bergers. Ce même Philoxène composa un drame allégorique sur les prétendus amours de Galatée et du cyclope.
Pour détourner l'effet de l'envie, quand on se louait, on crachait dans son sein. Lucien, dans son Dialogue des voeux : "Quoi ! tu te glorifies de la sorte, mon cher Adimante, et tu ne craches pas dans ton sein !" On croyait à ce charme une vertu admirable contre les enchantements et les influences malignes des yeux. 

(32) Télème, devin qui, dans le 9e chant de l'Odyssée, prédit au cyclope qu'on lui crèverait l'oeil. Ovide, dans ses Métamorphoses, parle aussi de cette prédiction de Télème.

(33Cotyttaris, suivant Heinsius, signifie une magicienne. Cottis, parmi les Corinthiens, signifiait tête, et de ce mot on avait fait Cotys ou Cotytto, divinité infâme. A ces fêtes, que l'on célébrait la nuit et dans le plus grand secret, on employait des enchantements : de là est venu l'usage de nommer une magicienne Cotyttaris. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Corydon et Thyrsis observaient dans la plaine 
Sur un même gazon leurs troupeaux confondus ; 
Tous deux étaient ensemble à chanter assidus, 
Jeunes, brillants de grâce et rivaux d'harmonie, 
Et tous les deux enfants de l'heureuse Arcadie. (Egl. 7, 2.) 

De mille agneaux pourtant une troupe docile 
S'égare dans mes prés sur les monts de Sicile; 
Riche en toute saison, un laitage argenté 
Ruisselle entre mes doigts et l'hiver et l'été. (2, 21.) 

Mes traits n'ont rien d'affreux : penché sur le rivage, 
Dans les tranquilles flots j'ai suivi mon image. (2, 25.)

IDYLLE VII.

(34) Les Thalysiennes se célébraient en l'honneur de Cérès ; mais Ménandre le rhéteur assure qu'elles avaient également pour objet de remercier le dieu des vendanges. On place généralement dans l'île de Cos la scène de cette idylle : en effet Clytias et Chalcon, dont parle Théocrite, régnèrent autrefois à Cos. M. Firmin Didot au contraire la place dans la Grande Grèce.
En Arcadie, les enfants fustigeaient le dieu Pan à coups de roseaux quand leur chasse avait été malheureuse, parce que, le regardant comme le dieu de la chasse, ils attribuaient leur peu de succès à sa mauvaise volonté.
 

(35 Halente, selon le scholiaste, est un bourg de l'île de Cos ; suivant Heinsius, c'est un fleuve de Sicile qui se trouve sur la route de Syracuse à l'île de Cos. 

(36)   Philétas, poète de l'île de Cos; selon d'autres, de l'île de Rhodes.
On sait que le chantre de Chio est Homère. Chio est une des sept villes qui se disputaient l'honneur d'avoir donné naissance à ce grand poète.
Un chevrier nommé Comatas, qui faisait paître ses troupeaux sur la montagne de Thorium en Sicile, sacrifiait souvent aux Muses. Sa piété irrita son maître, qui le fit enfermer dans un coffre pour voir si les Muses lui donneraient du secours dans cette occasion. Deux mois après, il fit ouvrir la prison du chevrier, qu'il trouva pleine de rayons de miel.
 

(37 Les Blémyens, peuple barbare de la Libye, ainsi nommés de Blémys, un de leurs rois. Des auteurs, amis du merveilleux sans doute, ont prétendu que les Blémyens n'avaient point de tête et avaient la bouche et les yeux à la poitrine. 

(38) Hiétis et Biblis, fontaines sur le territoire de Milet.

(39) Érix, montagne de Sicile. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

........ C'est ici la moitié du chemin
Déjà vers le penchant de ce coteau lointain 
Paraît de Bianor l'antique sépulture. (Egl. 9, 59.)

Sous les buissons épais, regardez, voici l'heure, 
L'heure où le vert lézard glisse vers sa demeure. (2, 9.)

Les Muses dès longtemps m'ont aussi fait poète 
Et même nos pasteurs me disent inspiré. 
Je ne m'abuse point : tous mes vers, à mon gré, 
De Cinna, de Varus n'atteindront point la gloire, 
Et je ressemblerais, si je pouvais le croire, 
A l'oiseau des marais qu'on entend sur leur bord 
Mêler au chant du cygne un cri rauque et discord. (9, 32.)

Je t'offrirai des vers mieux inspirés peut-être 
On les retrouvera sur l'écorce d'un hêtre 
Je les chantais, Ménalque, et traçais tour à tour. 
Entre Amyntas et moi prononce dans ce jour. (5,13.) 

L'été sous un berceau, l'hiver près d'un foyer, 
L'ivresse des festins viendra se déployer. 
Là d'un vin précieux coulera l'ambroisie. (5, 71.) 

Zéphyrs, pour consacrer ces mots délicieux, 
Portez-en quelque chose à l'oreille des dieux! (3, 75.)

IDYLLE VIII.

(40) Il y a dans les chansons que contient cette idylle une douceur, une mollesse, une grâce que l'on sent mieux qu'on ne peut l'exprimer. Théocrite les a mises en vers élégiaques pour leur donner un plus grand air de négligence.

(41) Devancer les vents à la course. Chez les anciens, après la royauté et les richesses, les biens les plus précieux étaient les qualités du corps : de là les honneurs excessifs rendus aux vainqueurs dans les jeux publics. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Daphnis vint par hasard s'asseoir sous un vieux chêne. 
Corydon et Thyrsis observaient dans la plaine 
Sur un même gazon leurs troupeaux confondus ; 
Tous deux étaient ensemble à chanter assidus, 
Jeunes, brillants de grâce et rivaux d'harmonie, 
Et tous les deux enfants de l'heureuse Arcadie.(Egl. 7, 1.) 

Damète a su lui-même unir à mes pipeaux, 
Pour sept tons différents, sept tubes inégaux. (2, 36.) 

Tout périt dans ces lieux de l'air qu'on y respire 
Les pampres sont flétris, l'herbe altérée expire! 
Mais que Phyllis paraisse et tout va refleurir, 
Et des cieux plus féconds les sources vont s'ouvrir. (7, 57.)

De fleurs, à son aspect, la terre se couronne ; 
Chaque arbre sème au loin les trésors de Pomone. 
Mais on verrait bientôt, si l'on perd Alexis, 
Les champs décolorés et les fleuves taris. (7, 5.) 

L'aspect d'un loup cruel est funeste au troupeau, 
L'orage à nos moissons, les vents à l'arbrisseau, 
A nous, Amaryllis, ton injuste colère. (3, 80.) 

Ainsi que des moissons la soigneuse culture 
Du champ qu'elle enrichit fait encore la parure ; 
Ainsi que dans nos prés un superbe taureau 
Est à la fois la force et l'orgueil du troupeau, 
Que l'ormeau s'embellit de sa vigne fidèle, 
Que de raisins chargés une vigne est plus belle :
Ainsi de tous les siens Daphnis heureux pasteur, 
Est lui seul et l'amour et l'éternel honneur. (5, 32.) 

Oh! de nos coeurs émus comme ta voix dispose ! 
Moins doux est le sommeil aux membres qu'il repose, 
Et pour la soif ardente une eau vive en été.

IDYLLE IX.

(42) ) Les anciens croyaient que les pustules à la langue et sur le nez étaient le signe d'un mensonge ou de quelque fraude.

(43 Circé, c'est-à-dire la volupté. Il n'y a point de préservatif plus sûr contre les grossiers plaisirs des sens que le goût des plaisirs purs de l'esprit. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Près de l'âtre enfumé qui m'échauffe et m'éclaire, 
Ici des vents glacés nous bravons la colère, 
Comme un loup dévorant de nombreuses brebis, 
Ou les torrents fougueux les bords qu'ils ont franchis. (Egl. 7, 49.)

IDYLLE X.

(44) C'était la coutume chez les anciens de consacrer à quelque dieu les statues qu'ils élevaient à des hommes sans doute pour imprimer par là plus de vénération pour ces statues. C'est ainsi que Mithridate consacra aux Muses la statue qu'il fit dresser à Platon ; c'est ainsi que celle d'Épicharme fut consacrée à Bacchus. (Voyez la 12e Inscription.)
"Chez les Grecs, dit Cicéron dans son discours contre Verrès, l'honneur qu'on rendait aux hommes célèbres en leur érigeant des statues tenait en quelque sorte à la religion et au culte des Immortels. On respectait jusqu'aux statues des ennemis : témoins les Rhodiens, qui, ennemis jurés de Mithridate, poursuivis par ce prince sur leurs côtes et dans leurs murs, ne touchèrent pas même à sa statue placée dans l'endroit le plus fréquenté de leur ville."
 

(45 Les chiens ne doivent pas goûter de la viande parce qu'ils en deviennent plus friands. Lucien, dans son Traité contre un ignorant, fait allusion à ce proverbe : "Le chien qui ronge une peau sanglante ne la quitte pas volontiers."  C'est un proverbe grec dont le sens est qu'il faut éviter les plaisirs dont notre état ne nous permet point la jouissance habituelle de peur d'y prendre trop de goût et de n'en pouvoir ensuite supporter la privation.

(46) Lytierse, roi de Phrygie, forçait ses hôtes à moissonner avec lui, le soir leur coupait la tête et enveloppait le tronc dans une gerbe. Son nom avait conservé une certaine célébrité parmi les moissonneurs de Phrygie, qui appelèrent leurs chansons des lytierses. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

Plus que le blanc tilleul on recherche l'ébène. (Egl. 2, 18) 

Mais le sombre hyacinthe orne encore le printemps.  (10, 39.) 

La lionne en fureur du loup cherche la trace,
Le loup cherche l'agneau, l'agneau des prés fleuris ;
Chaque être a son penchant, le mien c'est Lycoris. (2, 63.) 

Si toujours dans les bois j'ai des succès nouveaux,
J'élève ton image en marbre de Paros. (7, 31)

IDYLLLE XI.

(47)L'idylle du Cyclope tient un des premiers rangs parmi celles de Théocrite ; elle est vantée par M. de Chateaubriand dans son Génie du Christianisme, et Fontenelle lui-même, ce détracteur des anciens, la trouve belle. On voit par les imitations de Virgile l'estime qu'en faisait ce grand poète. Ovide l'a imitée bien plus encore, mais la passion respire dans Polyphème de Théocrite : celui d'Ovide n'a qu'un esprit redondant et fastidieux. Nous allons citer la traduction de ce passage d'Ovide par de Saint-Ange :

Comment ne pas l'aimer, Galatée est si belle! 
La feuille du troène a moins de blancheur qu'elle. 
Quel éclat sur son teint ! Les prés n'ont pas sa fleur, 
Le cristal son brillant, la pomme sa couleur ; 
Ses doigts ont le poli de la plus dure écaille ; 
L'aune est moins élancé, moins souple que sa taille ; 
Une chèvre est moins vive ; et l'ombre dans l'été, 
Le soleil dans l'hiver plaît moins que sa beauté. 
Moins doux est au toucher le plumage du cygne, 
Moins doux est à cueillir le fruit mûr de la vigne ; 
Plus riante cent fois dans ses riants dédains 
Que les trésors fleuris des plus riants jardins. 
Mais trop ingrate, hélas! l'aimable Galatée 
A d'un taureau fougueux la rudesse indomptée ;
Un vieux chêne est moins dur, les flots sont moins trompeurs 
Plus qu'un roc immobile elle est sourde à mes pleurs ; 
Plus qu'un paon dédaigneux d'un vain orgueil remplie, 
Plus souple que l'osier qui plie et se replie, 
Elle insulte, elle échappe à nos soins superflus. 
Les chardons sont piquants, elle blesse encore plus. 
Dans son antre, aux chasseurs l'ours est moins redoutable ; 
Un serpent que l'on foule est moins impitoyable ; 
Et ce qui me désole et me nuit plus encor, 
Plus légère qu'un cerf effrayé par le cor, 
Plus prompte que l'oiseau je la vois disparaître.
 

(48) Nicias, célèbre médecin de Milet, ami de Théocrite. 

PRINCIPAUX TRAITS IMITÉS PAR VIRGILE 

De mille agneaux pourtant une troupe docile 
S'égare dans mes prés sur tes monts de Sicile ; 
Riche en toute saison, un laitage argenté 
Ruisselle entre mes doigts et l'hiver et l'été. 
Ces chants que l'Aracynthe à jamais te rappelle, 
Quand le triste Amphyon de sa lyre immortelle 
Rappelait ses troupeaux ravis de l'écouter ; 
Oui, ces divins accords, je puis les répéter.
Mes traits n'ont rien d'affreux : penché sur le rivage, 
Dans les tranquilles flots, j'ai suivi mon image ; 
Et je vous prends pour juge entre Daphnis et moi 
Si l'onde offre une image assez digne de foi. 
Oh! seulement un jour, que mon humble retraite, 
Le spectacle des champs, la chasse vous arrête ! 
Régnez sur mes chevreaux, ce jeune peuple est doux, 
Venez d'un bois léger les chasser devant vous. (Eglo. 2. 11)

Accours, viens Galatée à la voix qui t'appelle 
Quel charme a donc pour toi l'onde qui te recèle  ?
Ici, pour t'arrêter, si tu chéris les eaux, 
Les fleurs couronneront nos limpides ruisseaux. 
Regarde ce palmier, vois la vigne sauvage, 
Autour de cette grotte abaisser leur feuillage ; 
Viens trouver près de nous le calme et la fraîcheur, 
Et laisse entre eux les flots s'agiter en fureur. (9, 39.)

Approchez, belle enfant, voyez combien de lis, 
En corbeille, en faisceau, les nymphes ont cueillis! 
La brillante Naïs pour vous unir en gerbes, 
La douce violette et les pavots superbes, 
L'hyacinthe au narcisse, et le feu du souci 
Près du vaciat en deuil brille plus adouci. (2, 45.)

IDYLLE XII.

(49Amycléens, habitants d'une ville de Laconie. 

(50Dioclès, banni d'Athènes, se réfugia chez les Mégariens et s'y distingua par son attachement pour les jeunes garçons. Il fut tué dans une bataille en combattant près de son ami et en s'efforçant de parer les coups qu'on lui portait. La tête que le peuple de Mégare établit en son honneur a échauffé l'imagination du Guarini et lui a fourni une scène charmante au second acte du Pastor fido.

IDYLLE XIII.

(51) Les îles Cyanées étaient deux rochers situés à l'entrée du Pont-Euxin, l'un du côté de l'Asie, l'autre du côté de l'Europe, à environ une demi-lieue de distance l'un de l'autre. Il était écrit au livre des destins qu'ils se réuniraient au premier vaisseau qui échapperait à leur fureur et seraient désormais immobiles. Le navire Argo eut ce bonheur, grâce à la protection de Minerve, et depuis ce moment ces rochers cessèrent d'errer sur les mers. 

(52) Butome, sorte d'herbe de marais dont la feuille est tranchante. 

(53) Cypère, sorte de jonc anguleux. 

(54) Les Scythes excellaient tellement à tirer de l'arc qu'on donnait couvent l'épithète de scythe à l'arc ou au carquois. 

(55) Théocrite donne au Phase, fleuve célèbre de la Colchide, l'épithète d'inhospitalier, sans doute à cause des féroces habitants du Caucase, les Allanes, que nous appelons Alains.

IDYLLE XIV.

(56) Malheureux Mégarien. Allusion à un oracle de Delphes qui, après avoir classé les villes de la Grèce selon l'ordre de prééminence qui semblait leur appartenir réduisait les Mégariens à n'être pas même comptés après les autres. 

(57) Le rat a goûté de la poix. Ancien adage grec pour désigner la situation de ceux qui sont empêtrés dans une mauvaise affaire dont ils ne peuvent se débarrasser. 

(58) Théocrite joue sur le nom de Lycos qui en grec veut dire loup et qui est en même temps le nom de l'amant de Cynisca. Lorsqu'une personne avait perdu la voix ou était enrhumée, on disait qu'elle avait vu le loup, ou, chez les Romains, qu'elle avait été vue par le loup. Cette expression proverbiale est encore usitée dans la Provence.

IDYLLE XV.

(59) "Cette idylle, dit Geoffroi, est tout à la fois une satire des femmes de Syracuse, un éloge magnifique de Ptolémée Philadelphe et d'Arsinoé, sa femme et sa soeur et une description poétique de la fête d'Adonis telle qu'on la célébrait à Alexandrie, au palais de Ptolémée. Le poète suppose que des femmes de Syracuse ont fait exprès le voyage d'Alexandrie pour jouir du spectacle d'une si belle fête ; il a peint au naturel leur humeur hautaine et impérieuse, leur mépris pour leur mari, leur curiosité, leur pétulance, l'excessive volubilité de leur babil et ce mélange singulier de hardiesse et de timidité qu'on remarque dans les femmes : c'est une véritable scène comique où il y a beaucoup de mouvement et de variété, un dialogue extrêmement vif et naturel ; l'auteur n'y a pas ménagé les proverbes. Les savants pensent que c'est une imitation de quelque mime de Saphron. C'est de toutes les pièces de Théocrite celle où il a mis le plus de locutions familières, de ces petits agréments de la conversation, de ces finesses du langage qui préparent des tortures aux traducteurs et qu'il faut rendre par des équivalents."
Les fêtes d'Adonis étaient les fêtes du soleil au renouvellement de l'année.
Il paraît que Praxinoé avait été volée en arrivant à Alexandrie antérieurement à l'époque où Ptolémée avait placé Lagus, son père, au rang des dieux ; peut-être encore avait-elle été trompée sur quelques achats aux approches des fêtes d'Adonis, qui attiraient un grand concours d'étrangers à Alexandrie, ce qui lui donnait de l'humeur. On entrevoit aussi dans ses invectives le mépris que les Grecs avaient en général pour les autres nations, quoiqu'ils dussent eux-mêmes primitivement leur instruction aux Égyptiens. (F. D.)
 

(60Sperchis, nom d'un poète, ou, suivant d'autres, d'un Lacédémonien qui s'était livré à Xerxès pour le salut de sa patrie. 

(61 Golgos, ville de Cypre, ainsi appelée de Golgus, fils de Vénus et d'Adonis. 

(62 Théocrite dit les vingt fils d'Hécube ; Homère ne lui en donne que dix-neuf.

IDYLLE XVI.

(63) Eumée, appelé dans le grec gardien de pourceaux, était premier conseiller et premier ministre d'Ulysse. 

(64) Éphyre, ancien nom de Corinthe, dont une colonie fonda Syracuse. 

(65) Lysimèle, marais ou lac voisin de Syracuse. 

(66 Étéocle, fils de l'inceste d'OEdipe et de Jocaste et roi de Thèbes, fut, dit la fable, le premier qui sacrifia aux Grâces, à Orchomène, ville de Béotie, où on leur avait élevé un temple magnifique. 

(67 Orgilus, roi d'Orchomène, ruina la ville de Thèbes et rendit ses habitants tributaires pour venger la mort de son père Clymène, tué par les Thébains : de là cette haine que ces derniers portaient à la ville d'Orchomène.

IDYLLE XVII.

(68) ) "Théocrite , dit M. Firmin Didot , dans celte idylle ou plutôt dans cet hymne en l'honneur de Ptolémée Philadelphe, s'élève au style le plus noble : c'est un grand poète qui loue un grand roi. Si Ptolémée Philadelphe fut illustre dans la paix et dans la guerre, si ce prince, honorant les dieux et les auteurs de ses jours, bâtit des temples magnifiques ornés de leurs statues d'or et d'ivoire, s'il accueillit à sa cour des poètes et des artistes, s'il leur donna des récompenses, s'il fonda richement la fameuse bibliothèque d'Alexandrie, s'il fit enfin d'Alexandrie même la capitale du monde savant, Théocrite, à son tour, par cet hymne sut payer les faveurs de Ptolémée."
Le nom des villes soumises à Ptolémée n'est pas une chimère poétique. On peut en lire la preuve dans le discours de M. Ameilhon sur !e commerce et la navigation des anciens.

IDYLLE XIX.

(69) "Ce petit madrigal, dit Geoffroi, quoique attribué par tous les savants à Théocrite et inséré dans toutes les éditions de ses ouvrages, paraît tenir beaucoup plus de la manière de Bion ou de son disciple Moschus : quel qu'en soit l'auteur, l'idée en est infiniment agréable et ingénieuse." De quelque poids que soit pour nous l'opinion de Geoffroi, nous ne la partageons pas ; nous croyons au contraire que ce petit poème est bien de notre poète, oeuvre de sa jeunesse, alors qu'il préludait à la Magicienne, à l'Épithalame d'Hélène , aux Gémeaux , etc.
"Théocrite, ajoute Mme Dacier, si riche de son propre fonds , n'a pas dédaigné d'imiter l'ode d'Anacréon, que les anciens trouvaient fort belle." Et cette pièce est si peu importante par sa longueur que le poète de Syracuse a pu fort bien dire (Inscription 15) que jamais il ne s'était paré des dépouilles d'autrui.
Nos lecteurs nous sauront gré sans doute de leur donner ici l'ode d'Anacréon traduite en vers français : 
 

L'AMOUR PIQUÉ PAR UNE ABEILLE.

Dans une rose une abeille dormait ; 
Dans le rosier, l'Amour qui butinait 
Ne la voit point, par malheur la réveille, 
Et tout à coup est piqué par l'abeille. 
Il fait un cri, tord sa petite main, 
Frappe du pied, puis d'une aile légère 
Vers Cythérée il s'envole soudain : 
"Je suis perdu, c'est fait de moi, je meurs 
Vois d'un serpent les atteintes mortelles : 
Il est petit, au dos il a des ailes: 
C'est une abeille, au dire des pasteurs."
Vénus répond ; "Si la faible piqûre
Que fait l'abeille est un si grand malheur,
Juge, mon fils, des supplices qu'endure
L'infortuné que ton trait frappe au coeur."

IDYLLE XXI.

(70) "Théocrite a fait une idylle de deux pêcheurs, dit Fontenelle, dont nous avons déjà parlé et du reste poète très-médiocre, mais elle ne me paraît pas d'une beauté qui ait dû tenter personne d'en faire de cette espèce. Deux pêcheurs qui ont mal soupé sont couchés dans une méchante petite chaumière qui est au bord de la mer : l'un réveille l'autre pour lui dire qu'il venait de rêver qu'il prenait un poisson d'or, et son compagnon lui répond qu'il ne laisserait pas que de mourir de faim avec une si belle pêche. Etait-ce la peine de faire une idylle ?"
La peinture naïve de la douce pauvreté de ces pêcheurs est faite pour plaire à toutes les âmes sensibles. Le songe d'Asphalion est plein de naturel, de vérité et très-riche de poésie : Fontenelle seul était homme à ne pas comprendre l'instruction intéressante qui en résulte. Elle apprend à la classe la plus précieuse, mais non la plus heureuse de la société, à ne point se bercer de vaines illusions qui nourrissent l'oisiveté, mais a se livrer à l'industrie et au travail, véritables sources des richesses.

IDYLLE XXII.

(71Dans cette idylle, Théocrite s'élève à la plus haute poésie héroïque. Le combat de Pollux et d'Amycus est peint avec tant de vigueur et de vérité que nous ne savons si, dans la peinture du combat de Dorès et d'Entelle, Virgile est l'égal de Théocrite. Le discours de Lyncée réunit à la force des raisons le charme d'une douce sensibilité. En le lisant, on aime le héros qui le prononce ; dans le combat, on s'intéresse à lui, on tremble quand on le voit dans le péril, on s'indigne enfin de voir succomber le plus généreux et le plus sage. 

(72)   Les côtes où régna Sisyphe. Les côtes de la Céphalonie et d'Ithaque. 

(73Suivant la tradition commune, c'est Lyncée qui tua Castor, et Pollux vengea la mort de son frère.

IDYLLE XXIV.

(74On sait que Junon avait retardé la naissance d'Hercule afin qu'Eurysthée vînt au monde avant lui. 

(75Trachinie, petite contrée de la Phtiotide en Thessalie, où était la ville de Thracys fondée par Hercule. 

(76Aspalathe, sorte de bois qui approche de l'aloès et qu'on emploie dans les parfums. 

(77Poliure, arbuste épineux qui croît en Afrique. 

(78 Achardus, plante sèche, hérissée d'épines et dont la tige faible plie au gré des vents.

IDYLLE XXV.

(79) En plusieurs endroits de cette idylle, Théocrite semble, avoir pris le ton et le style de l'Odyssée d'Homère ; il a surtout imité la scène d'Ulysse, déguisé avec son ministre Eumée. 

(80) Les athlètes, au moment du combat, roulaient autour de leur bras gauche pour mieux parer les coups une espèce de gallium (manteau).

IDYLLE XXVI.

(81) "Théocrite, dit M. Firmin Didot, avait probablement offensé par quelque raillerie des acteurs ou des actrices d'une orgie licencieuse, faite sous le prétexte d'honorer Bacchus, et redoutant la vengeance de quelques prêtres du dieu ou de quelques prêtresses qui auraient bien pu imiter l'exemple de celles dont la fureur mit en pièces Orphée, il crut devoir chanter la palinodie. Peut-être est-ce un des morceaux qu'il avait composés en Egypte pour les combats sacrés, où les poètes chantaient Bacchus et dont il est question dans l'idylle 17. "
Quoi qu'il en soit, nous n'approuvons pas l'abominable superstition du poète, qui ne rougit pas de nous présenter le plus odieux de tous les crimes, une mère égorgeant son enfant, comme l'ouvrage des dieux.
 

(82) Lentisque, arbre résineux d'où découle le mastic.

IDYLLE XXX

(83) Nous dirons avec MM. Firmin Didot et Geoffroi qu'il est impossible que l'aimable berger de Syracuse soit l'auteur d'une pièce où la fausse galanterie est portée à l'excès et dont l'invention est aussi fade et aussi peu naturelle. 

(84) Adonis, Adon, mot phénicien, signifie maître, seigneur. Ici ce mot désigne l'âme de la nature, le soleil ; Mars ou le sanglier représente ici l'hiver. Ainsi, Adonis tué par Mars, c'est le soleil tué par l'hiver.