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SOLON

TRADUIT PAR M. ERNEST FALCONNET.

VIE DE SOLON.

Solon naquit l'an 592 avant J.-C., dans le bourg de Salamine. Il descendait de Codrus ; sa mère était aïeule de Pluton, et des relations de famille existaient entre Pisistrate et elle. Son père avait perdu sa fortune dans des actes de bienfaisance ; Solon voulant la rétablir, embrassa la carrière du commerce. Il entreprit de longs voyages, et à l'aide d'une observation attentive, éclairée par une grande instruction, il acquit des connaissances variées et certaines. Il étudia surtout la science des gouvernements ; il se fit ainsi philosophe et homme politique. II établit des relations intimes avec des hommes sages et vertueux, dépouillés d'ambition personnelle et animés de l'amour du bien public, de l'intention d'améliorer les formes du gouvernement et de diriger les passions humaines à un but honorable. Cette assemblée grave, aréopage intelligent d'une civilisation laborieusement acquise, était composée de Thalès, Pittacus de Mitylène, Bias de Pryène, Cléobule de Lindus, Myson de Chio, Chiton de Lacédémone et le Scythe Anacharsis.
Le caractère de Solon était tout entier dominé par l'utilité: en toutes choses il voulait l'utile. C'est ainsi que le passé nous le montra toujours préoccupé du bien-être physique et moral de ceux qui l'environnent. Poète, il ne se laissa pas emporter aux rêveries idéales, aux sentiments passionnés, aux exaltations ardentes de la pensée ; il ne se sert des formes attrayantes de la poésie que pour présenter les maximes les plus morales et les plus instructives. Philosophe, il ne s'égarait point dans les vaines spéculations de la métaphysique; il cherchait surtout à saisir les devoirs de l'homme, à les comprendre, à les résumer en un code. A l'aide de la science des faits et de la science des hommes, il comprit et exprima en vers une partie des lois naturelles. Il les renferma dans le cadre étroit des vers, parce qu'il était plus facile de les graver ainsi dans la mémoire du peuple. Il fit comme Théognis de Mégare, Phocylide de Milet et Pythagore. Non content de travailler au bien public par des théories sages et vertueuses; il entra dans la vie réelle; il accepta des fonctions publiques et s'en acquitta avec une grande conscience, avec l'amour de ses devoirs. Quelque facilité que pût lui fournir sa position supérieure pour aspirer au pouvoir suprême, il dédaigna toutes les suggestions qui lui furent faites dans ce sens. Nommé archonte, l'an 569 avant notre ère, il refusa le pouvoir souverain qui lui fut offert, comme seul moyen de terminer les discussions sans nombre qui partageaient les Athéniens: "Non, dit-il, je ne me ferai jamais le tyran de mes égaux. - Devenez, lui disait-on, devenez leur maître pour leur propre bien. Pittacus et Timondas sont devenus rois, l'un à Mitylène, l'autre en Eubée, et les deux îles sont florissantes sous le sceptre paternel de ces deux princes. - Je souhaite que cela dure, reprit Solon, la royauté est comme une route d'un abord facile, d'un trajet pénible et d'une issue dangereuse." Il ne voulut pas sauver sa patrie par ce moyen extrême; il comprit que la royauté énerverait le caractère national des Athéniens, tandis qu'il faudrait au contraire le retremper par des institutions fortes et modérées.
II commença par abroger les lois de Dracon, cet impitoyable législateur qui avait méconnu le cœur de l'homme. Il n'en conserva qu'une seule, relative aux meurtriers. Il promulgua ensuite un code de lois douces et justes, et qui se trouvaient plus en harmonie avec le caractère des Athéniens. Il établit d'abord la sainteté de la famille en consacrant le mariage; mais il ne lui fut pas possible de décréter son inviolabilité. Le christianisme seul pouvait arriver à ce résultat en relevant les femmes de leur assujettissement, en sanctifiant l'union qui commence ici-bas et se termine là-haut. Solon voulant mettre une digue aux mauvaises mœurs fut cependant forcé de subir les habitudes de son époque : il permit le divorce, mais sous des conditions rigoureuses.
Il environna les juges et les prêtres d'une plus haute considération, en leur imposant des devoirs plus sévères.
"Qu'il soit chassé des tribunaux, de l'assemblée générale, du sacerdoce, dit-il; qu'il soit puni des peines les plus rigoureuses celui qui, noté d'infamie pour la dépravation de ses mœurs, ose remplir les saintes fonctions de législateur ou de juge; que le magistrat qui se montre ivre aux yeux du peuple soit au même instant mis à mort."  Son oeuvre étant accomplie, une forme de gouvernement démocratique, tempérée par l'intervention de l'aristocratie, ayant été constituée, une nouvelle administration étant réglée avec sagesse, l'égalité et la liberté étant réparties à tous les citoyens, l'harmonie étant constituée par la roi entre tous les pouvoirs, Solon put espérer que sa patrie serait heureuse. Non pas qu'il crût à la perfection de ses lois, lui-même l'avait dit: "Je n'ai pas fait les meilleures lois qu'il eût été possible de faire, mais je les ai faites aussi bonnes que les Athéniens peuvent les supporter," mais parce qu'il espérait qu'Athènes, enfin remise de tant de dissensions intérieures, chercherait à jouir tranquillement durant plusieurs années, de cette législation nouvelle et agréable par conséquent à un peuple spirituel et mobile. Lui-même, pour ne pas être tenté de porter trop promptement la main à son édifice à peine terminé, s'exila volontairement ; il s'arracha pour dix ans au sol de la patrie, après avoir fait jurer à ses concitoyens qu'ils vivraient en paix jusqu'à son retour. Mais s'il avait prévu les instabilités de l'esprit populaire, il ignorait encore les habiles manœuvres des hommes ambitieux.
Pendant son absence, Pisistrate travailla. à se faire des partisans. Braves éloquent, généreux, d'une figure aimable et d'un esprit cultivé, il réunit autour de lui toutes les factions; il écouta leurs plaintes, il suscita leurs regrets et entretint leurs espérances. Il fit entrevoir à tous ceux qui étaient mécontents de l'organisation tempérée de Solon, la fondation d'une république dans laquelle l'égalité serait parfaitement répartie entre tous les citoyens. Enfin quand Solon revint à Athènes, il était à la tête d'un parti puissant et actif.
C'est en vain que Solon essaya de lutter contre lui. Pisistrate, fort de l'amour du peuple, et voulant arriver à la tyrannie qui était son but, se fit donner une garde. Dès lors Athènes ne fut plus libre. Pisistrate sut dorer ses chaînes et les lui rendre légères, il encouragea les arts, la littérature et les sciences. Il respecta les jours de Solon, quoiqu'il eût toujours trouvé en lui un adversaire ardent ; il essaya même de se l'attacher par des témoignages d'estime; mais Solon ne put voir asservis ces citoyens ingrats qu'il avait inutilement rappelés à la liberté; il s'exila et se retira à la cour du roi Amasis. Il était encore éloigné de son pays quand Il mourut, l'an 559 avant notre ère ; il était âgé de quatre-vingts ans.
Solon avait écrit un grand nombre de lettres, un poème sur l'Atlantide, grande île qu'on avait découverte ou qu'on supposait dans la partie la plus éloignée de l'Océan. Les élégies politiques, dont quelques fragments nous sont parvenus, montrent une âme noble, une raison élevée et un grand talent pour la poésie sérieuse. La meilleure édition est celle de Weber, 1825, in-8°.

POÉSIES DE SOLON.

I.

AUX MUSES.

Filles illustres de Jupiter et de la belle Mnémosyne, Muses de Piérie écoutez-moi : que j'obtienne de la main des immortels la félicité et de la bouche des hommes une gloire éclatante. Toujours doux pour mes amis, redoutable à mes ennemis, qu'aux uns j'inspire le respect, aux autres la terreur. Je voudrais avoir des richesses, mais les posséder justement, car la vengeance suit de près l'injustice; les richesses qui viennent des dieux sont solides, celles que les hommes se procurent à l'aide de moyens criminels sont incertaines. Enlevées par la violence elles suivent avec peine la main qui les reçoit; elles s'allient bientôt à la calamité. La calamité qui commence est d'abord un petit feu qui excite soudainement un grand incendie : dans le principe ce n'est rien, mais la fin est terrible. Les trésors amassés par l'iniquité ne sont pas durables; le dominateur éternel se hâte de les détruire. Comme le vent du printemps, balayant devant lui les nuages après avoir ébranlé jusqu'au fond les flots de la mer et dévasté les riantes moissons de la terre, remonte victorieusement au ciel et rend la sérénité au monde : la force éclatante du soleil reluit dans nos plaines, nulle tache ne parait plus dans le ciel azuré. Telle est la rapide vengeance que le roi de l'univers exerce sur les injustes ravisseurs; sa colère est plus destructive que la colère de l'homme. Le crime le plus secret ne peut rester caché à son regard pénétrant : il sait le découvrir au fond du cœur. Tantôt il le punit à l'instant, tantôt il en diffère la vengeance. Si quelque méchant nous semble d'abord échapper à sa destinée, elle n'en est pas moins certaine; elle arrive toujours. La punition méritée par les pères retombe même sur les enfants et leur postérité. Mais nous, mortels insensés, nous persistons dans une fatale erreur, disant : "Les bons et les méchants sont traités de même dans cette vie," et nous n'abandonnons cette pensée injurieuse pour les dieux que lorsque nous voyons enfin les coupables à leur tour courbés sous la souffrance et les pleurs. Souvent un homme dont le corps est malade espère à l'aide d'un esprit sain surmonter la maladie, un lâche se croit brave, un homme laid se persuade être beau, celui qui est opprimé par la pauvreté s'imagine posséder d'autres richesses; ceux-ci ne sauraient rester en repos : l'un court affronter tous les dangers des mers et des autans, jouer sa vie pour entasser des trésors dans sa maison ; celui-ci plante des arbres, trace de pénibles sillons et se fatigue dans les travaux de l'agriculture; d'autres consacrent leur vie aux arts ingénieux de Minerve ou cherchent leur vie dans l'industrie de Vulcain ; il en est que les Muses célestes inspirent et que le don de la sublime poésie élève à la sagesse, il en est qui sont interprètes sacrés des oracles, qui annoncent les calamités futures, qui sont en rapport avec les immortels, mais ils ne peuvent malgré leur science dominer la destinée; il en est qui professent l'art consolateur de Péon et qui connaissent les herbes salutaires sans pouvoir jamais écarter notre terme inévitable, car souvent la moindre douleur devient une grande maladie, et la science du médecin est impuissante, tandis qu'un autre mortel plus aimé des dieux rend de suite la santé au malade. Tous nos biens et tous nos maux nous viennent du Destin : nul ne peut échapper à ce qui lui arrive d'en haut. Notre vie est hérissée de dangers. On ne peut quand on entreprend une chose en prévoir la fin : l'un commence avec sagesse, mais la sagesse l'abandonne au milieu de sa carrière: il se précipite alors et tombe dans une faute comme dans un précipice; l'autre débute avec imprudence, mais la protection d'un dieu vient à son secours; il obtient un heureux succès :i l est absous du crime de son imprudence.
Mais l'ambition des richesses ne connaît pas de limites : les plus opulents veulent le devenir encore davantage. Qui pourrait satisfaire cette insatiable avidité ! Les dieux nous donnent bien, II est vrai, de bons conseils; mais les penchants secrets de notre nature pour nous punir nous dominent toujours, et nous le sentons en nous chacun d'une manière différente.

II.

Jupiter ou le Destin qu'il représente veut que notre ville ne soit jamais détruite; elle est en outre défendue par la fille illustre du dominateur éternel, Pallas Minerve, qui l'a bâtie de ses mains. Mais hélas! des citoyens insensés veulent détruire eux-mêmes cette cité superbe par leur amour insatiable de l'or : ceux qui la gouvernent entassant injustice sur injustice hâtent encore sa ruine. Leur immense avidité n'a aucune borne. Ils ignorent que le bonheur de la vie est dans la modération et la tranquillité; ils ne songent qu'a amasser des richesses par des moyens honteux.
Ils ne respectent ni les propriétés sacrées ni le trésor public; ils pillent tout ce qui se rencontre au mépris des saintes lois de la justice. Mais cette justice éternelle, silencieuse aujourd'hui, conserve dans sa mémoire leurs coupables rapines; elle connaît le passé, elle voit le présent, elle arrive à l'heure marquée, elle punit enfin tant d'infamies. C'est par ces raisons criminelles qu'Athènes tout entière se trouve affligée de cruelles souffrances, que nous sommes tombés dans un esclavage insupportable, que nous avons été environnés d'horribles séditions, qu'une guerre cruelle est venue nous dévorer et qu'au bonheur le plus doux ont succédé des maux affreux. Notre ville si puissante et si aimable a été tout à coup opprimée par des hommes féroces : le crime triomphe; l'homme de bien est exposé à l'outrage ou à la mort. Voilà les malheurs qui sont venus fondre sur Athènes. Et défié plusieurs de nos citoyens, mis à d'indignes enchères, chargés de liens comme des criminels, sont entraînés ignominieusement dans des régions lointaines.
La calamité publique envahit toutes les maisons particulières ; ni les beaux portiques ni les portes d'airain ne sauraient l'empêcher : elle monte sur les toits les plus élevés et y découvre ceux qui s'y réfugient comme s'ils étaient dans leur lit. Que les Athéniens apprennent ainsi que l'injustice est toujours la ruine des empires. Avec la justice au contraire règne la modération: elle tempère la dureté, elle abaisse l'ambition, elle repousse l'injure et l'outrage; elle détruit les semences naissantes de la discorde, elle rectifie les jugements, elle calme les cœurs aigris, elle met un frein à la sédition; sous son gouvernement heureux la sagesse et l'intégrité règlent toutes les actions des hommes.
Athéniens, n'attribuez pas aux dieux les maux qui vous accablent; c'est l'œuvre de votre corruption : vous-mêmes avez mis la puissance dans la main de ceux qui vous oppriment. Vos oppresseurs se sont avancés avec habileté comme des renards, et vous, vous n'êtes que des imprudents et des lâches : vous vous laissez séduire par la vaine éloquence et par les grâces du langage. Jamais la raison ne vous guide dans les choses sérieuses.
Une force destructive s'échappe de la nue embrasée et de la grêle retentissante ; un tonnerre impétueux sort de l'éclair brillant; le vent soulève d'immenses orages sur la mer, et souvent par les grands hommes périssent les grands états; souvent les peuples imprudents se trouvent tout à coup dominés par les usurpateurs. J'avais donné par mes lois une égale puissance à tous les citoyens; je n'avais rien ôté, rien ajouté à personne; j'avais ordonné aux plus riches et aux plus puissants de ne rien faire contre les faibles, j'avait protégé les grands et les petits d'un double bouclier d'une force égale de chaque côté, sans donner plus aux uns qu'aux autres; mes conseils furent méprisés : on en porte la peine aujourd'hui. Mais vous, ô chef généreux des Soliens, qui m'avez donné l'hospitalité, que le ciel conserve votre patrie et votre famille, daignez me renvoyer de votre île glorieuse sur un navire agile; que la belle Vénus couronnée de violette soit propice à ma navigation, qu'elle bénisse cette terre hospitalière qui m'a accueilli et qu'elle me permette de revoir encore une fois mon Athènes bien-aimée !
Au lieu de naître Athénien, que ne suis-je né plutôt à Pholégandre ou à Sicinium ! car en arrivant à Salamine le bruit va s'y répandre qu'un seul Athénien a peur d'aborder dans son port; j'y entrerai cependant: elle protégera mon innocence, et sa générosité envers moi réparera la honte de ses anciennes défaites.

III.

L'enfant dans les sept premières années de sa vie voit croître toutes ses dents. Quand le ciel lui a donné sept autres années, les marques de la puberté lui annoncent qu'il peut devenir père à son tour. Dans le troisième âge ses membres s'accroissent; un léger duvet d'une couleur indécise orne son menton. A vingt-huit ans toute sa force est venue; cette époque la vertu paraît dans tout son éclat. A l'âge de trente-cinq ans il est mûr; il est temps qu'il connaisse l'amour si désiré. A quarante-deux ans son âme est portée aux grandes choses; ce qui est vil ne lui inspire que du dégoût. A quarante-neuf ans il a la plénitude de l'intelligence et de l'art de bien dire. A cinquante-six ans il possède encore ces heureux dons. Il peut encore à soixante-trois ans, mais il s'affaiblit : sa vertu, sa sagesse, son éloquence diminuent. Hélas! parvenu à sa soixante-dixième année, ce n'est plus qu'un fruit mûr pour tomber dans la mort.

IV.

II est difficile de connaître l'étendue de la science universelle : elle est cachée dans une obscurité impénétrable; elle repose hors de notre sphère en un lieu sublime, qui sert de limite à toutes choses.

V.

II est un Dieu maître suprême; aucun des immortels n'a un pouvoir égal au sien. Nous ne pouvons avoir qu'une idée obscure de la divinité. Conjurons ce maître suprême de répandre quelques rayons de sa gloire sur nos lois et de leur donner un heureux succès.

VI.

Je désire que le deuil accompagne ma mort, que mes amis en me voyant fermer les yeux saluent mon âme de leur douleur et de leurs soupirs.

VII.

Aucun mortel n'est heureux, mais aussi aucun de ceux qu'éclaire la soleil n'est vertueux.

VIII.

J'aime les douces faveurs de Venus, de Bacchus et celles des Muses : elles remplissent de joie les cœurs des infortunés mortels. Vieillissez en apprenant toujours quelque chose de nouveau.