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OEUVRES DE COLUTHUS

TRADUITES PAR ALUTH, DE L'ACADEMIE DE MONTPELLIER.

VIE DE COLUTHUS.

Coluthus est né, selon Suidas, à Lycopolis dans la thébaïde d'Égypte. Il vivait sous l'empereur Athanase vers la fin du cinquième siècle. Il avait composé plusieurs poèmes : l'un, intitulé les Calydoniaques, un autre nommé les Persiques, et enfin des Éloges en vers et dont l'authenticité est fort contestable. On lui attribua aussi le petit poème qui a pour litre l'Enlèvement d'Hélène. Celle oeuvre a été soumise aux vicissitudes générales de la littérature. II disparut complètement ; il ne restait plus que son nom rappelé et inscrit dans tous les compendium des belles-lettres. Il fut retrouvé à Otrante par le cardinal Bessarion.
Il fut imprimé pour la première fois chez les Aldes à la suite de Quintus Calaber, in-8°, à Venise, sans date, mais probablement vers 1505.
Henri Estienne l'a compris dans son édition des Poëtes héroïques grecs, in-folio 1562. Enfin il a paru à Genève dans le Corp. poet. graec. 2, vol. in-fol. 1614.
Il a été traduit deux fois en français une première fois par Du Motard, avec des remarques historiques et mythologiques, en 1742 ; une seconde fois par Scipion Aluth dans une collection de différents fragments littéraires, un volume in-8° intitulé Nouveaux mélanges de poésies grecques. C'est la traduction que nous avons adoptée en la revoyant, corrigeant le sens quelquefois et souvent la rédaction.
Coluthus a été en outre traduit en italien par Théodore Villa, Milan, 1752. Pour rendre cette édition plus curieuse, Villa a ajouté des notes sur le texte original tirées d'un manuscrit de la bibliothèque ambroisienne et des discours d'Isocrate et de Gorgias au sujet d'Hélène. La meilleure édition de ce petit poème est sans contredit celle de Lennep, Leuwarden, 1747. C'est celle que nous avons suivie.
Une édition de Coluthus, également remarquable, a été publiée par M. Harles à la suite du Plutus d'Aristophane, Nuremberg, 1776, in-8. Dans quatre délibérations académiques sur Coluthus, il prouva en outre que les défauts l'emportent sur les beautés, que ce poème est d'un ordre inférieur, et, selon ses propres expressions, que l'auteur n'est qu'un inepte imitateur d'Homère.
Ce jugement sévère porte l'empreinte d'une grande prévention : sans doute Coluthus reproduit bien souvent les formes homériques avec une servilité peu heureuse ; il n'écrit pas d'inspiration ; il appartient à cette époque de la littérature où l'on faisait un poème comme une composition de rhéteur, mais il est curieux à étudier par cela même qu'il fait connaître son siècle. Pour nous c'est une élude de phrases et d'idées qui reproduisent exactement les préjugés et la décadence du cinquième siècle.

ERNEST FALCONNET.  

L’ENLÈVEMENT D’HÉLÈNE.

Nymphes de la Troade, filles du Xanthe, vous qui, renonçant au soin de tresser vos cheveux et aux amusements délicieux de votre fleuve natal, montez quelquefois sur le sommet de l'Ida pour y danser en chœur accourez à mon aide ; quittez les eaux retentissante au milieu desquelles vous habitez et venez m'apprendre quelles furent les pensées d'un berger destiné à juger les dieux. Pourquoi le vit-on descendre de ses montagnes et franchir un élément qui lui était inconnu ? Pourquoi, conduit par un destin fatal, alla-t-il s'embarquer, s'il ne devait aboutir qu'à bouleverser la mer et la terre ? Quelle fut la cause subite d'un différent dans lequel on vit des bergers prononcer entre les immortels ? Quel jugement termina cette dispute divine ? Comment le nom d'une jeune beauté d'Argos put-il voler jusqu'à Troie ? Racontez-moi toutes ces choses, filles immortelles ; vous qui, du haut des rochers de l'Ida à double colline, avez vu le beau Pâris reposant dans des lieux solitaires, et la déesse Vénus, cette reine des Grâces, s'applaudissant de sa beauté.
Le divin enfant qui verse le nectar au maître du tonnerre, s'était déjà rendu sur les sommets élevés des montagnes de Thessalie, retentissant des chants d'hyménée en l'honneur du fils d'Éaque ; tous les dieux y accouraient, voulant illustrer par leur présence les noces célèbres de la sœur d'Amphitrite. Jupiter avait abandonné l'Olympe, et Neptune le fond des eaux ; Apollon était arrivé, précédant la troupe harmonieuse des Muses, empressées en ce jour à descendre de l'Hélicon. L'épouse et la sœur de Jupiter marchait après lui ; la fille de l'Harmonie, la déesse qui naquit de l'écume azurée des mers, ne tarda pas à se rendre dans la retraite du Centaure Chiron ; la Persuasion y vint aussi, armée de quelques traits dont elle avait allégé le carquois du petit dieu qui porte un arc ; elle apportait la couronne nuptiale qu'elle avait préparée elle-même. Minerve, ayant déposé le casque dont le poids énorme surcharge sa tête, suivait les autres dieux à cette noce, quoique assez ignorante du mystère de cette cérémonie. La fille de Latone, la sœur d'Apollon, Diane elle-même, toute sauvage qu'elle est, n'avait pas dédaigné d'assister à la fête. Le dieu Mars s'y rendit aussi. Tel on l'avait vu jadis chez Vulcain, sans casque et sans lance, tel il parut aux noces de Pélée; il n'avait point endossé ce jour-là sa cuirasse, il ne portait pas le fer homicide ; on le vit même sourire en dansant. La Discorde s'y montra sans que le Centaure Chiron ou Pélée daignassent lui faire le moindre accueil. Enfin Bacchus, secouant dans l'assemblée ses tresses dorées, éparpillait çà et là des raisins qui s'en détachaient et faisait ainsi flotter sa chevelure au gré du zéphyr. Telle on voit une génisse piquée par le taon, cet insecte ennemi de son espèce, quitter des pacages qui lui fournissaient une nourriture abondante, pour courir au fond des forêts : telle la Discorde, devenue furieuse par l'excès de sa jalousie, portait çà et là ses pas inquiets, cherchant un moyen de troubler le festin des dieux. Quelquefois, se relevant sur la pierre qui lui servait de siège, elle se tenait debout, mais bientôt elle s'asseyait de nouveau. Souvent elle portait ses mains à terre, sans y rencontrer une seule pierre qui pût servir d'instrument à sa rage. Elle aurait voulu disposer à son gré du feu céleste qui roule avec tant de fracas lorsqu'il est enflammé, ou réveiller les Titans au fond de leurs cavernes souterraines, pour ébranler la demeure du maître des dieux. Malgré la passion qui l'aveuglait, elle laissa à Vulcain l'honneur de manier le feu divin pour y forger les armes de Jupiter. Elle eut bientôt une autre pensée, ce fut de faire retentir les airs du choc épouvantable de boucliers qui se heurteraient ensemble ; elle espérait que les dieux, troublés par cet horrible fracas, se lèveraient tous en sursaut ; mais elle craignit l'ardeur guerrière du dieu qui porte sans cesse un bouclier ; aussi imagina-t-elle une autre ruse. Elle se souvint du jardin des Hespérides où croissent des pommes d'or; elle espéra avoir trouvé la plus belle source de dissensions ; elle se flatta d'exciter par là une guerre mémorable. Ayant donc été chercher une de ces pommes, elle la jeta au milieu du festin, et répandit ainsi le trouble entre les déesses. Junon, fière de l'honneur qu'elle a de partager le lit du souverain des dieux, et frappée d'étonnement à la vue de cet objet fatal, se leva pour s'en saisir. Vénus, comme la plus belle des immortelles, voulut à son tour avoir la pomme qu'elle regardait comme le gage des Amours. Jupiter, voyant la querelle survenue entre les déesses, appela son fils Mercure et lui parla ainsi: "Tu connais sans doute le fils de Priam, le beau Pâris qui paît les troupeaux sur les montagnes situées dans les environs de Troie, au pied desquelles le Xanthe roule ses flots. Va lui porter cette pomme ; ordonne-lui de ma part de décider quelle est celle des déesses qui l'emporte sur les autres par la beauté régulière de ses traits, ou pour la manière dont les paupières se joignent entre elles, ou par le contour du visage. Que cette pomme soit le prix de la beauté pour celle qui aura été jugée la plus belle." Tels sont les ordres que le fils de Saturne donna à Mercure. Celui-ci, soumis aux volontés de son père, s'achemina vers le lieu où il lui était prescrit d'aller, servant de guide aux déesses et remarquant bien si elles le suivaient. Chacune prétendait avoir plus de charmes que ses rivales. Cypris, toujours habile dans l'art de séduire, déployant alors son voile et dénouant l'agrafe embaumée qui retenait sa chevelure, sema l'or parmi ses boucles et dans ses cheveux. Ensuite, regardant tendrement les Amours, elle leur parla ainsi : "Le moment décisif s'approche, mes enfants ; rassemblez-vous autour de votre mère. C'est aujourd'hui qu'on doit juger si je possède quelque beauté. J'ignore à qui le berger adjugera la pomme, et cette incertitude me donne des craintes. Junon est, dit-on, la mère des Grâces ; elle dispose à son gré des sceptres et distribue les empires. Pallas préside aux combats. Moi seule entre les déesses, je n'ai aucune puissance. Ni l'autorité royale, ni la lance, ni les javelots, ne sont de mon partage. Mais pourquoi concevrais-je de vaines alarmes ? Au lieu de pique, n'ai-je pas une arme bien puissante dans cette ceinture qui me sert à enchaîner les Amours, charmés des liens que je leur impose ? Ne suis-je pas armée d'un aiguillon bien piquant et d'un arc dont tes traits sont assurés ? Combien de mortelles souffrent des ardeurs que leur inspirent cette ceinture fatale, sans pouvoir trouver la mort quelles implorent !" Ainsi parla Vénus aux doigts de rose. Les Amours, dociles à la voix de leur mère, s'empressèrent d'accourir à son secours.
Déjà le messager de Jupiter parcourait la sommet du mont Ida, tandis que le jeune Pâris paissait les troupeaux de son père vers l'embouchure du fleuve Anaure, faisant le compte de ses taureaux et de ses brebis. Une peau de chèvre sauvage lui pendait derrière le dos jusqu'au genou ; il portait une houlette, dont il se servait pour conduire ses taureaux. Tel Pâris marchait au-devant de son troupeau, réglant ses pas sur la mesure des airs dont il faisait retentir son chalumeau. Son chant, quoique rustique, n'en était pas moins mélodieux. Souvent, assis dans des lieux solitaires, il abandonnait son âme à la mélodie au point d'oublier ses taureaux et ses brebis. Là, suivant l'usage des bergers, il entonnait sur ses pipeaux champêtres un hymne à Pan et à Mercure, ses dieux chéris. Ses chiens, touchés de ses accents, cessaient alors d'aboyer ; ses taureaux suspendaient leurs mugissements : Écho seule, cette divinité aérienne qui n'a jamais proféré d'elle-même aucun son, répétait tous ceux dont il faisait retentir le mont Ida. Les génisses ayant satisfait leur faim, reposaient sur l'herbe, et elles étaient pesamment accroupies ; elles l'écoutaient dans un muet contentement. Il était arrêté sur une hauteur et assis à l'ombre de quelques arbrisseaux lorsqu'il aperçut de loin le messager des dieux. Il ressentit un tel effet en le voyant qu'il se leva à l'instant pour se soustraire aux regards de tant de divinités qu'il redoutait déjà. Quoiqu'il ne fût pas encore las de chanter, il interrompit la chanson commencée et il s'éloigna, laissant sur l'herbe les roseaux dont il venait de tirer des sons si mélodieux. Le divin fils de Maïa cherchant à le rassurer lui parla ainsi : "Bannis la crainte et laisse là tes brebis. Viens juger des divinités qui ont quitté le ciel pour comparaître devant toi. Vois quelle est celle dont la beauté te parait préférable et donne-lui cette pomme ; ce sera pour elle un prix bien doux."  

A peine avait-il achevé que Pâris, promenant ses regards timides sur les immortelles, s'était mis en devoir de juger quelle était la plus bette. Il comparait l'éclat dont brillaient leurs yeux, les formes du cou, l'or qui relevait la parure de chacune, l'élégance du pied, rien ne lui échappait. Minerve s'approchant de lui avant qu'il eût pu prononcer, et le saisissant par la main, tandis qu'il souriait à la vue de tant de charmes, lui parla ainsi : "Approche, fils de Priam : ni l'épouse de Jupiter, ni la reine des Amours, ne méritent d'arrêter tes regards ; que la déesse de la valeur que Pallas seule obtienne de toi des éloges. C'est à toi, dit-on, qu'est commis le soin de gouverner et de défendre les murs de Troie, apprends que je peux mettre en toi la délivrance de ton peuple et te sauver des fureurs de Bellone. Décide en ma faveur et je t'instruirai dans l'art de la guerre, je t'égalerai aux plus vaillants guerriers."
Comme Minerve disait ces mots, Junon prit la parole, et s'adressant à Pâris : "Si tu m'adjuges, dit-elle, le prix de la beauté, je te promets de te faire régner sur l'Asie entière. Laisse les soins belliqueux. Qu'importe la guerre au souverain dont la puissance n'est pas contestée ? Les rois commandent également aux plus vaillants et aux plus lâches d'entre les mortels. Ce ne sont pas toujours les favoris de Minerve qui sont assis au plus haut rang. Ceux qui suivent Bellone avec le plus d'ardeur périssent les premiers ! " Ainsi la reine des immortelles cherchait à séduire son juge en lui promettant le pouvoir suprême.
Vénus parla à son tour, et pour paraître avec plus d'avantage, elle commença par délier les agrafes qui attachaient sa tunique. Dés qu'elle fut en liberté, elle se redressa, sans rougir de ce qu'elle allait faire ; et puis dénouant sa ceinture où résident les tendres Amours, elle présenta sa gorge nue, en étala complaisamment toutes les beautés ; puis, s'adressant au berger avec un sourire de volupté : "Jouis, dit-elle, jouis de tous les charmes que j'offre à ta vue. Ne méritent-ils pas bien la préférence sur les travaux guerriers ? et leur possession ne vaut-elle pas mieux que celle de tous les sceptres et de tous les royaumes de l'Asie ? Les fatigues des combats me sont étrangères. Et qu'ai-je à faire de boucliers ? Les femmes se distinguent surtout par l'éclat de leur beauté. Je ne donne pas la valeur ; mais je peux te donner une compagne charmante. Ce n'est pas sur un trône que je te ferai monter, mais je te ferai monter au lit d'Hélène. Tu ne quitteras Troie que pour aller former à Sparte les nœuds les plus fortunés."
A peine la déesse avait-elle achevé, que Pâris lui adjugea le prix de la beauté : elle reçut de ses mains la pomme qu'elle avait tant souhaitée, source fatale de divisions et de combats. Elle n'eut pas plus tôt en sa possession ce gage précieux, qu'élevant la voix, et s'adressant d'un air moqueur aux autres déesses : "Céderez-vous enfin, leur dit-elle, la victoire à votre rivale ? Je me suis toujours piquée de beauté ; et son éclat que j'ai tant chéri me suit partout. C'est à toi, Junon, que les Grâces doivent le jour : la naissance de ces filles charmantes te causa, dit-on, des douleurs horribles. Malgré cela elles t'ont désavouée aujourd'hui même ; il n'y en a pas une seule qui ait daigné te secourir. Auguste reine qui présides au choc des boucliers, quoique tu sois la mère du dieu qui forge les armes, Mars qui sait les employer avec autant de succès que de fureur, n'est point accouru à ton aide. De quoi t'ont servi les flammes que ton fils allume à son gré ? Et toi, déesse infatigable dans les combats, qui peut t'inspirer cette fierté qui se peint dans tes regards ? Tu n'es point le fruit d'un tendre hymen ; ce n'est pas au sein d'une mère que tu as été conçue : tu dois le jour au fer qui t'ouvrit un passage à travers le cerveau de Jupiter. Pourquoi, endossant une armure d'airain, fuis-tu le tendre Amour ? Si tu préfères les exercices de Mars, c'est que tu ignores les douceurs d'un lien adoré et que tu n'as jamais senti le charme qu'on goûte en aimant. N'avoueras-tu pas que celles d'entre nous qui font vanité de je ne sais quels travaux guerriers dont elles retirent si peu de gloire, qui renoncent aux Grâces de leur sexe, sans avoir les qualités qui distinguent les hommes, sont des êtres bien inutiles et bien éloignés du degré de valeur auquel elles prétendent ? "
C'est ainsi que Cypris insultait à Pallas. Le prix de la beauté, qui venait de lui être accordé en dépit de Junon et de Minerve, était une source de malheurs qui présageait la ruine des cités. L'infortuné Pâris, transporté d'amour pour un objet qu'il ne connaissait pas encore, et songeant déjà aux moyens de le posséder, manda aussitôt d'habiles ouvriers. Il les conduisit dans le fond des forêts : là il leur donna ordre d'abattre les plus beaux troncs. Ces travaux, qui devaient avoir une si funeste issue, furent dirigés par les avis de Phérèclus qui, pour servir la passion insensée du fils de Priam, lui fit construire des vaisseaux. Déjà ce malheureux prince avait quitté les sommets du mont Ida pour un élément perfide. Il voguait sur la vaste étendue des mers, après avoir offert sur le rivage plus d'un sacrifice à la déesse qui y reçut la vie. Bientôt les signes les plus fâcheux lui apparurent. Les flots irrités s'élancèrent en grondant jusqu'aux cieux, et s'étendirent jusque vers le pôle où sont les deux Ourses, comme un grand voile d'obscurité. L'air se confondit avec ces masses d'eau qui retombaient en une pluie affreuse: enfin le mouvement des rames causait un fracas horrible à la surface de la mer. Pâris, s'étant éloigné des bords où régna Dardanus, cinglait au delà de l'embouchure du fleuve Ismare ; à peine avait-il doublé le promontoire de Pangée, qui s'avance dans la mer de Thrace, qu'il découvrit la tombe de la trop sensible Phyllis : il reconnut l'enceinte qu'elle parcourut neuf fois, pleurant l'absence de son époux, supportant avec impatience son retard, et demandant aux dieux quand est-ce qu'ils le ramèneraient sain et sauf dans ses bras. Après avoir côtoyé les champs fertiles de Thrace, il aperçut les cités de l'Achaïe, Phthie, dont les environs produisent abondamment tout ce qui est nécessaire à la vie, et la superbe Mycène. Il n'eut pas plutôt dépassé les prairies de l'Érymante, que Sparte se montra à ses regards. En la voyant assise sur les bords de l'Eurotas, il ne put méconnaître cette ville si célèbre par la beauté de ses femmes, et le séjour chéri d'un des enfants d'Atrée. Il vit tout près de là la charmante cité de Thérapnée, située sur un coteau planté d'arbres qui jettent à l'entour un ombrage délicieux. Sa navigation touchait à son terme; et déjà, malgré le calme, on n'entendait plus le bruit des rames. Les matelots chargés de la manœuvre, jetaient les cordages à terre pour y amarrer le vaisseau. Pâris, après s'être lavé dans les eaux limpides de l'Eurotas, s'avançait doucement vers les murs de Lacédémone : il avait soin de ne pas soulever la poussière en marchant, de crainte de salir ses pieds ; il craignait qu'une démarche précipitée ne laissât trop à la merci des vents les boucles qui s'échappaient de dessous son casque. D'abord il considéra les superbes édifices élevés par un peuple ami de l'hospitalité : ensuite, admirant les temples consacrés aux dieux, il jugeait par la magnificence de ces bâtiments de la beauté du pays. Il s'arrêta quelque temps devant une statue d'or représentant Minerve, déesse tutélaire de la contrée ; puis il tourna ses regards vers une autre statue du jeune Hyacinthe. Jadis les Amycléens, qui le voyaient jouer avec Apollon, avaient craint que Latone, se reprochant l'amour qu'elle avait eu pour Jupiter, n'enlevât cet enfant. Le dieu du jour avait ignoré que Zéphire fût épris du même feu dont il brûlait pour Hyacinthe, et pour le consoler de la douleur qu'il eut de perdre ce beau jeune homme, la terre produisit sur-le-champ une fleur qui porta le nom de cet enfant chéri.
Déjà Pâris, confiant dans le succès de ses charmes, avait atteint le seuil du palais d'Atride. Non, jamais le fils de Jupiter et de Sémélé n'eut tant d'attraits. Quoique le maître des dieux t'ait donné le jour, pardonne, ô Bacchus ! l'injure que je viens de te faire, mais rien ne peut se comparer à l'éclat de la beauté de Pâris. Hélène, empressée de recevoir un tel hôte, courut à la porte de son appartement et passa dans le vestibule. Après qu'elle se fut arrêtée un moment sur la porte pour considérer cet étranger, elle l'attira dans l'intérieur du palais, où elle lui ordonna de s'asseoir. Elle ne se lassait point de le regarder. D'abord elle le prit pour le fils de Cythérée, pour cet enfant aux tresses dorées qui veille au bonheur des amans ; mais elle reconnut enfin que ce n'était pas l'Amour, puisqu'il n'était point armé du carquois où sont renfermées les flèches de ce dieu. Plus d'une fois, séduite par les grâces enchanteresses de son nouvel hôte, elle crut avoir devant les yeux le dieu des vendanges. Interdite à la vue de tant de charmes, elle s'écria : "Jeune étranger, apprends-moi qui tu es. Les parents à qui tu dois le jour sont sans doute aussi aimables que toi ; fais-moi connaître qui ils sont, et quels lieux t'ont vu naître. Je ne vois point de famille dans la Grèce à qui je puisse rapporter ton origine. Tu ne commandes certainement pas à Pylos, jadis fondée par Nélée. Je connais Antiloque, et tes traits me sont absolument étrangers. La riante Phthie, ce berceau de tant de héros, ne t'est point soumise ; il n'est aucun des Éacides qui me soit inconnu ; j'ai vu par moi-même tout ce que la renommée a publié de ces grands hommes. Je sais quelle est la beauté de Pélée, la gloire de Télamon, la bonté de Patrocle, et la valeur d'Achille."
C'est ainsi qu'Hélène, entraînée par le désir, parlait à son nouvel amant.  Celui-ci, prenant la parole, lui dit du ton le plus tendre : "Peut-être as-tu entendu parler d'une ville qu'on nomme Ilion, située sur les confins de la Phrygie et dont les murs sont l'ouvrage de Neptune et d'Apollon : peut-être aussi sais-tu qu'un prince fortuné, dont l'origine remonte au puissant fils de Saturne, règne en ces lieux. C'est de ce grand roi que je suis issu, et je cherche en me signalant à suivre l'exemple de mes illustres aïeux. Sache que je suis fils du riche Priam. Je descends de Dardanus qui fut, engendré par Jupiter. Souvent les dieux ont quitté l'Olympe pour venir habiter parmi les hommes : tout immortels qu'ils sont, ils ont plus d'une fois supporté la servitude. C'est ainsi qu'on vit jadis Apollon et Neptune occupés à construire les murs de Troie, dont les fondements sont inébranlables. Pour moi, princesse, j'ai été établi juge entre des immortelles ; deux d'entre elles ont été courroucées de l'arrêt par lequel j'ai adjugé le prix de la beauté à Vénus, qui m'a promis en récompense une épouse charmante. Hélène est son nom et la déesse est sa sœur. C'est pour elle que j'ai bravé les flots et que je viens ici serrer des nœuds que Cythérée elle-même m'ordonne de former. Ne me rebute point et ne dédaigne pas mon amour. Je ne t'en dirai pas davantage ; et que pourrais-ajouter à tout ce que je viens de t'apprendre ? Tu sais que Ménélas est d'un sang qui souffre patiemment une injure. II n'est point à Argos de femme aussi timide que lui. Malgré la faiblesse naturelle à leur sexe, elles ont quelque chose de mâle qui les exclut du rang de femmes."
Tandis que Pâris prononçait ces derniers mots, Hélène tenait fixés contre terre ses beaux yeux humides d'amour, et ne sachant comment rompre le silence, elle ne répondait rien. Elle sortit enfin du ravissement ou elle était plongée : "Ces murs, dit-elle, où tu reçus la vie et qu'ont bâtis les mains divines de Neptune et d'Apollon, j'ai souhaité sincèrement de les voir ; j'ai désiré de parcourir les lieux solitaires qui retentirent des chants harmonieux d'Apollon devenu berger, et ces pâturages où, selon l'arrêt rendu par les autres dieux, il conduisit plus d'une fois ses bœufs. C'en est fait, partons et conduis-moi à Troie : je consens à t'y suivre, puisque la déesse des Amours le veut ainsi. Je crains peu la fureur de Ménélas lorsqu'il apprendra que je me suis réfugiée dans Ilion." C'est ainsi que cette beauté s'engageait à Pâris. Le soleil, ayant achevé sa course, fit place à la nuit, qui suspendit les travaux des humains. Le lendemain, l'Aurore, en se levant, chassa par degrés le sommeil. Lorsqu'elle l'eut rendu plus léger, elle ouvrit les deux portes par où sortent les songes. Il en est une d'où viennent ces visions brillantes qui montrent la vérité aux humains et de laquelle on entend retentir la voix des dieux qui ne trompe jamais ; l'autre donne passage à la séduction qui nourrit l'esprit de vains fantômes. C'est à cette heure que Pâris conduisait Hélène sur ses vaisseaux, qui devaient l'éloigner des bords de Sparte. Ce fils de Priam, enhardi par les promesses de Cythérée, amenait à Troie celle qui devait y porter la désolation. Dés que l'Aurore eut vu cet enlèvement se consommer, Hermione, éperdue et rejetant son voile en arrière, fit retentir le palais de ses gémissements. Aux cris qu'elle poussait, ses femmes accoururent. Lorsqu'elle les entendit à portée, elle leur parla ainsi: "Ne m'apprendrez-vous point, mes chères compagnes, où est allée ma mère ? Elle m'abandonne et me laisse plongée dans la douleur que me cause son départ. Hier au soir je l'accompagnais encore, lorsqu'avant de se livrer au sommeil , elle prit les clés des appartements pour n'être point surprise en l'absence de Ménélas."  En disant ces mots, elle fondait en larmes et ses femmes s'affligeaient avec elle : elles craignaient l'excès de son affliction et faisaient leurs efforts pour la consoler: "Princesse, lui disaient-elles, calmez votre douleur. Votre mère est sortie, mais elle ne tardera pas à revenir dès qu'elle apprendra combien elle vous fait verser de pleurs. Ne voyez-vous pas que les larmes qui coulent le long de vos belles joues en ternissent l'éclat et que tant de sanglots vont bientôt flétrir votre beauté. Peut-être, votre mère, voulant aller joindre les jeunes femmes dans l'endroit où elles se rassemblent, s'est-elle égarée dans sa route et elle-même est-elle dans les larmes. Peut-être allant dans la prairie consacrée aux Heures pour y adorer ces jeunes divinités, s'est-elle arrêtée sur l'herbe encore humide de rosée ; peut-être enfin, après s'être baignée dans les eaux de l'Eurotas, a-t-elle voulu avant d'arriver se reposer sur les bords du fleuve. - Pourquoi me flattez-vous ainsi ? s'écria Hermione fondant en larmes et poussant de profonds soupirs. Ma mère connaît parfaitement les entours de la montagne et les bords de l'Eurotas : elle sait tous les chemins qui mènent au bosquet planté de roses et à la prairie. L'astre du jour s'est couché et ma mère n'a point paru ; sans doute elle a passé la nuit sur quelque rocher. Le soleil a recommencé sa carrière et elle ne revient point. Hélas ! ma mère, en quels lieux êtes-vous donc ? Sur quelle montagne portez-vous vos pas errants ? Quelque bête féroce vous aura surprise et vous aura dévorée. Mais que dis-je ? Les monstres les plus farouches n'oseraient se désaltérer dans le sang du puissant maître des dieux. Peut-être qu'en roulant du haut de quelque précipice, votre corps horriblement meurtri sera resté suspendu à quelques broussailles qui se seront trouvées sur son passage ; mais j'ai parcouru la forêt, il n'y a pas un arbre, pas une feuille que je n'aie considérée attentivement, et je n'ai trouvé aucune de vos traces. Ce ne sont pas les bois que j'accuse de mon malheur, et je ne crains pas davantage les eaux sacrées de l'Eurotas. Serait-il possible qu'elles fussent assez calmes pour vous retenir au fond submergée, sans vous porter de temps en temps à la surface ? Les fleuves ainsi que les mers sont peuplés de Naïades qui ne font point de mal aux femmes qui vont les visiter." C'est ainsi qu'Hermione exhalait sa douleur : elle étendit sa tête sur son chevet et s'abandonna de nouveau au sommeil, dieu consolateur et digne compagnon de la mort. S'ils ont une même origine, ne doivent-ils pas aussi avoir toutes choses communes et produire les mêmes effets ? C'est ce qu'éprouvent souvent les femmes qui sont accablées du poids de leur affliction et qui s'en soulagent en dormant. Bientôt Hermione trompée par ses songes, crut avoir sa mère devant les yeux ; dans l'étonnement que lui causa cette vision, elle s'écria du ton de la plainte : "Vous vous êtes enfuie de ce palais tandis que j'étais endormie ; vous m'y avez laissée couchée dans le lit de mon père et en proie à mon désespoir. Quels monts n'ai-je point parcourus pour vous chercher ! quels coteaux n'ont pas retenti de mes cris ! Est-ce ainsi que vous m'abandonniez pour suivre des nœuds dans lesquels Vénus veut vous attirer ! - Ma fille, lui répondit Hélène, aie pitié de ce que je souffre, et, quelque peine que je t'aie causée, cesse de me faire des reproches. Ce perfide étranger, envers qui nous avons exercé hier l'hospitalité, a employé la séduction pour m'enlever." A ces mots, Hermione se leva en sursaut, et ne voyant plus sa mère, elle jeta des cris affreux : "Enfants de l'air, dit-elle, oiseaux qui franchissez l'espace avec tant de rapidité, allez en Crète, et dites à Ménélas qu'un homme sans foi est arrivé à Sparte et qu'il a souillé la gloire de sa maison." En disant ces mots, elle s'inondait de larmes, elle errait çà et là dans l'espoir de rencontrer sa mère ; mais c'était en vain.
Cependant Pâris, ayant traversé les villes des Ciconiens et passé le détroit auquel Hellè donna son nom, avait conduit son amante dans les ports phrygiens. Cassandre, voyant du haut des tours d'Ilion la nouvelle conquête de son frère , s'arrachait les cheveux et déchirait son voile tissu d'or. Troie ouvrit enfin ses superbes portes et reçut dans ses murs l'auteur de sa ruine.

FIN DE COLUTHUS.