Apollonius de Rhodes

APOLLONIUS DE RHODES

ARGONAUTIQUES.

CHANT TROIS.

Traduction française : J.-J.-A. CAUSSIN

 introduction   chant 1   chant 2    chant 3     chant 4

Autre traduction avec texte grec

 

 

 

 

APOLLONIUS

TRADUIT PAR J.-J.-A. CAUSSIN

L'EXPÉDITION DES ARGONAUTES

ou

LA CONQUÊTE DE LA TOISON D'OR

POÈME EN QUATRE CHANTS

CHANT TROISIÈME

Junon et Pallas vont trouver Vénus pour la prier d'engager Cupidon à inspirer à Médée de l'amour pour Jason - Jeu de l'Amour et de Ganymède - Jason se présente à la cour d'Eétès avec deux de ses compagnons. - L'Amour lance une de ses flèches dans le cœur de Médée. - Discours d'Argus, l'aîné des enfants de Phrixus. - Colère d'Eétès. - Combat qu'il propose à Jason - Peinture de l'amour de Médée, son entrevue avec Jason près du temple d'Hécate ; elle lui donne un charme qui augmente ses forces et le rend invulnérable. - Description du combat.

Junon et Pallas vont trouver Vénus pour la prier d'engager Cupidon à inspirer à Médée de l'amour pour Jason

Viens maintenant à mon secours, divine Erato, raconte-moi comment Jason, secondé par l'amour de Médée, rapporta la Toison d'or à Iolcos. Tu te plais à célébrer la puissance de Vénus, tu charmes le cœur des jeunes filles par tes chants, et ton nom rappelle celui de l'amour (1).

Tandis que les Argonautes, cachés au milieu des roseaux, se dérobaient aux regards des Colchidiens, Junon et Minerve, attentives à tout ce qui leur arrivait, quittèrent l'assemblée des dieux et se retirèrent dans un appartement écarté, pour délibérer sur ce qu'elles devaient faire en leur faveur : « Fille de Jupiter, dit Junon, parlez la première. Quel est votre avis
Avez-vous inventé quelque ruse pour tromper Eétès et les rendre maîtres de la Toison ou voulez-vous que pour l'obtenir ils gagnent la bienveillance du roi ? Il est, vous le savez, fier et intraitable, mais il ne faut négliger aucune tentative. - Ce que vous me demandez, répondit aussitôt Minerve, est ce qui occupe mon esprit. Je médite plusieurs desseins, mais aucun ne me satisfait entièrement.  » Les deux déesses, gardant alors le silence, avaient les yeux baissés (
2) et réfléchissaient profondément.  

« Allons trouver Vénus, dit tout à coup Junon, et prions-la d'engager si elle peut son fils à percer de ses flèches le cœur de Médée et à lui inspirer de l'amour pour Jason. La jeune princesse, qui connaît tous les secrets de la magie, ne manquera pas de les employer pour rendre les héros maîtres de la Toison.  »  Minerve trouva l'artifice adroit : « Jupiter, répondit-elle, m'a mis, en me donnant le jour, à l'abri des traits de l'amour. J'ignore ses charmes et ne connais pas les tendres désirs, mais puisque ce projet vous plaît, je suis prête à vous accompagner chez Vénus, à qui vous prendrez soin d'expliquer vous-même votre demande.  »
Les déesses partirent aussitôt et arrivèrent au palais que Vulcain construisit à son épouse lorsqu'il la reçut des mains de Jupiter. Elles entrèrent d'abord sous un superbe portique, au-delà duquel était l'appartement des deux époux. Vulcain était parti dès le matin pour visiter sa forge et ses enclumes renfermées dans le sein d'une île flottante (
3), où il fabrique par le moyen du feu ses ouvrages merveilleux. Vénus, seule dans son appartement, était assise vis-à-vis de la porte sur son trône élégant et séparait avec une aiguille d'or ses cheveux flottant sur ses épaules d'ivoire (4) pour en former de longues tresses et les arranger sur sa tête. Aussitôt qu'elle aperçut les déesses, elle descendit de son trône, les fit asseoir, se plaça près d'elles après avoir relevé négligemment ses cheveux et leur dit avec un malin sourire : « Illustres déesses, quel dessein vous conduit ici ? Ces lieux sont peu accoutumés à vous recevoir. Vous tenez sans contredit le premier rang parmi les habitantes de l'Olympe, et rarement on vous voit ainsi me visiter. - Trêve de raillerie répondit Junon, nous sommes toutes les deux dans la plus vive inquiétude. Les Argonautes, parvenus sur les bords du Phase, touchent au moment du plus pressant danger. Nous tremblons pour eux tous, mais surtout pour Jason, dont les jours me sont si précieux que, dût-il descendre aux Enfers pour briser les chaînes du téméraire Ixion, je le protégerais de tout mon pouvoir, plutôt que de souffrir que le superbe Pélias, insultant à la mort de mon héros, se réjouisse d'avoir évité la juste punition de l'injure qu'il me fait en dédaignant de m'appeler à ses sacrifices. Ce motif n'est pas le seul qui m'anime, et Jason m'est cher depuis longtemps (5). Je voulais éprouver un jour s'il était quelque humanité sur la terre, et j'avais pris la forme d'une vieille femme. Jason revenant de la chasse, me rencontra sur les bords de l'Anaurus. Les montagnes étaient alors couvertes de neige, et les torrents se précipitaient avec bruit dans les campagnes. Le héros, voyant mon embarras, fut touché de compassion, me prit sur ses épaules et me fit ainsi traverser le fleuve. Par cette action il a mérité pour toujours ma bienveillance, et si vous ne favorisez son retour, Pélias ne sera point puni de l'injure qu'il m'a faite.

Vénus étonnée de ce langage, fut touchée de voir Junon implorer son assistance : « Auguste reine, répondit-elle, négliger de satisfaire vos désirs, serait un opprobre pour moi. S'agit-il de parler ? Faut-il quelque chose de plus ? disposez de moi, disposez de mes faibles mains, je ne veux même aucune reconnaissance.

-Notre dessein, reprit alors Junon, n'est pas d'employer la force, et nous n'avons aucun besoin du secours de vos mains. Demeurez tranquille et commandez seulement à votre fils d'inspirer à la fille Eétès de l'amour pour Jason. D'intelligence avec ce héros, elle saura par ses artifices le rendre maître de la Toison et le ramener à lolcos.  »  Vénus répondit : « Illustres déesses, mon fils vous obéira beaucoup mieux qu'à moi. Quelle que soit sa hardiesse, votre présence lui imprimera du respect. Pour moi, il me méprise et se montre sans cesse rebelle à mes volontés. Hier même, ne pouvant supporter sa méchanceté, je voulais briser son arc et ses flèches. Il devint furieux et s'emporta jusqu'à me dire que si je ne retenais mes mains, il ne mettrait plus de bornes à son courroux et me ferait repentir de mon action.  »  Les deux déesses entendant ce discours, se regardaient en souriant : « On rit de mes chagrins, continua Vénus d'un air affligé, je le sais trop, et je me garderai bien d'en parler davantage. Je vais tâcher de gagner l'Amour, j'emploierai les caresses, et je crois qu'il se laissera persuader.  »  Junon prenant alors la main de la déesse, lui dit avec un gracieux sourire : « Reine de Cythère, exécutez promptement votre promesse. Oubliez tout ressentiment contre votre fils, et ne vous mettez plus en colère contre lui. C'est un enfant, il se corrigera.  »  

Jeu de l'Amour et de Ganymède

En achevant ces mots, Junon se leva, Minerve la suivit et elles s'en retournèrent ensemble. Vénus, de son côté, se mit à parcourir les lieux les plus secrets de l'Olympe pour y chercher son fils. Elle le trouva sous un bosquet fleuri, seul avec Ganymède, dont la beauté charma autrefois le maître des dieux, qui le mit au rang des Immortels. Ils jouaient ensemble comme des enfants du même âge avec des osselets d'or. Le folâtre Amour était debout, ayant la main gauche remplie d'osselets et serrée contre son sein. Son teint brillait des plus vives couleurs, et la joie éclatait dans ses yeux. Son camarade au contraire, assis sur ses talons, l'air triste et honteux, jouait au hasard deux osselets qui lui restaient, en se fâchant contre Cupidon, qui riait de toutes ses forces. Après avoir tout perdu, Ganymède s'en retourna tout confus et les mains vides, sans apercevoir la déesse qui s'avançait : « Méchant, dit-elle à l'amour, en lui caressant le visage, pourquoi te moquer ? Tu viens sans doute de tromper Ganymède et d'abuser de sa simplicité. Mais, écoute, j'ai besoin de ton ministère, et si tu veux faire ce que je vais te dire, je te donnerai le plus beau de tous les bijoux qu'ait eu Jupiter à ton âge, celui que lui fit sa nourrice Adrastie pour l'amuser dans l'antre du mont Ida. Vulcain lui-même ne pourrait te faire un plus beau présent. C'est une boule creuse et à jour, formée de cercles d'or, entre lesquels serpente un lierre. Lorsqu'on la jette en l'air, elle trace en tombant un sillon de lumière pareil à celui que laisse après elle une étoile qui tombe du firmament (6). Tel est le bijou que je te promets si tu veux percer d'une de tes flèches le cœur de la fille Eétès et lui inspirer de l'amour pour Jason.  » A ce discours, l'Amour, déjà plein d'impatience, jette tous ses osselets, saute à sa mère, et la tenant par sa robe, lui fait les plus vives instances pour obtenir sur-le-champ le bijou. Vénus, le caressant de nouveau, lui dit en souriant : « J'en jure par moi-même et par cette tête chérie que j'embrasse, ô mon fils ! fais ce que je désire, et tu en recevras aussitôt le prix.  »  L'Amour, ramassant alors ses osselets, les compte avec soin et les donne à garder à sa mère. Il prend ensuite son carquois, qui était au pied d'un arbre, l'attache à ses épaules, et s'étant saisi de son arc il quitte les jardins fertiles de Jupiter, arrive aux portes de l'Olympe et prend le chemin qui descend de la voûte éthérée sur la terre. Il aperçoit d'abord ces montagnes élevées dont les sommets se perdent dans les nues et d'où le soleil darde ses premiers rayons sur la terre. Puis traversant la vaste étendue des airs, il avait au-dessous de lui des campagnes fertiles, des villes peuplées, des fleuves sacrés, des montagnes, la mer enfin, qui règne autour de la terre.

Jason se présente à la cour d'Eétès avec deux de ses compagnons

Cependant les Argonautes, cachés dans les marais du Phase et n'osant sortir du vaisseau, étaient assis sur leurs bancs et tenaient ensemble conseil, écoutant attentivement Jason qui leur parlait ainsi : « Mes amis, c'est à vous à décider ce que nous devons faire. Je vais seulement vous exposer mon avis. Le péril est commun, et chacun de nous doit parler librement. Celui qui cacherait sa pensée par un silence affecté, se rendrait responsable de tous les malheurs qui peuvent nous arriver. Demeurez ici tranquillement sous les armes, tandis qu'accompagné des enfants de Phrixus et de deux de nos guerriers, j'irai trouver Eétès pour le prier de nous céder de bon gré la Toison d'or. S'il ne veut pas y consentir, et que, fier de sa puissance, il nous rejette avec mépris, ainsi maltraités, nous n'aurons plus rien à ménager et tout nous deviendra permis. Nous pourrons alors ou l'attaquer à force ouverte ou recourir à quelque artifice. Mais avant de nous être assurés de ses dispositions, il serait insensé de vouloir lui enlever par la force un bien que nous pouvons obtenir par la persuasion. Combien de fois un discours doux et adroit n'a-t-il pas fait ce que la force aurait vainement tenté ? Phrixus, échappé aux embûches d'une marâtre et au couteau que levait sur sa tête un père sacrilège, obtint un asile en ces lieux par ses prières, et quels coeurs assez féroces pour ne pas s'adoucir au nom de Jupiter hospitalier !  »

Tous les héros applaudirent à ce discours. Jason ayant choisi Télamon et Augée pour l'accompagner avec les enfants de Phrixus, prit en main le caducée de Mercure. Aussitôt ils s'élancèrent hors du vaisseau, et marchant au milieu des joncs et de l'eau, ils gagnèrent le rivage et arrivèrent dans une plaine qui porte le nom de Circé. Elle était couverte de saules et de tamarins, auxquels étaient suspendus par des chaînes des cadavres sans nombre. Telle est la coutume des habitants de la Colchide. Ils regardent comme un crime abominable de brûler les corps des hommes, et il n'est pas permis de les couvrir de terre. On les enferme dans des peaux de boeuf qui n'ont point été préparées. On les attache à des arbres et on les laisse ainsi suspendus loin de la ville. Cependant la terre ne perd pas pour cela ses droits, mais les femmes seules sont déposées dans son sein.

Tandis qu'ils s'avançaient vers la ville, Junon, toujours attentive à les servir, voulut les dérober aux regards d'un peuple innombrable et les enveloppa d'un nuage épais qui se dissipa lorsqu'ils furent arrivés au palais d'Eétès (7). Ils s'arrêtèrent à l'entrée et contemplèrent avec étonnement sa structure, ses larges portes, les colonnes qui l'environnaient et le balcon de pierre, soutenu de pilastres d'airain, qui régnait au haut de l'édifice. Près de la porte, des vignes touffues élevaient leurs rameaux verdoyants à une hauteur considérable et couvraient de leur ombre quatre fontaines creusées de la main même de Vulcain. Le vin et le lait coulaient à grands flots des deux premières, la troisième fournissait une huile dont l'odeur ressemblait à celle des plus doux parfums, et la dernière faisait jaillir une eau merveilleuse qui, toujours chaude au milieu des rigueurs de l'hiver, devenait aussi fraîche que la glace pendant l'été. Telles étaient les merveilles dont l'industrieux Vulcain avait enrichi le palais d'Eétès. Il lui avait encore donné deux taureaux dont les pieds étaient d'airain et dont la bouche, fabriquée du même métal, vomissait sans cesse des tourbillons de flammes, enfin, une charrue d'une seule pièce, forgée de l'acier le plus dur. Par tant de présents l'époux de Vénus avait voulu reconnaître envers Eétès le service que lui avait rendu le Soleil, son père, en le recevant dans son char lorsque, après avoir combattu contre les géants, il revenait fatigué des champs de Phlégra.

Jason et ceux qui l'accompagnaient entrèrent sans obstacle dans une vaste cour, où brillaient de toutes parts des portes magnifiques et des appartemens somptueux. A droite et à gauche s'étendaient deux portiques élégans ; des bâtimens plus élevés régnaient sur les deux autres cotés. Êétès occupait le plus grand avec la reine Idie, la plus jeune des filles de l'Océan et de Téthys. Dans le second demeurait Absyrte, qu'Eétés avait eu avant son mariage, d'Astérodie nymphe du mont Caucase. La taille et la beauté du jeune prince, qui surpassait tous ceux de son âge, lui avaient fait donner le surnom de Phaéton (8). Chalciope et Médée, toutes deux filles d'Êétès, occupaient le reste du palais avec un grand nombre d'esclaves. Médée passait ordinairement les jours entiers dans le temple d'Hécate dont elle était prêtresse ; mais Junon lui avait inspiré la pensée de demeurer ce jour-là dans le palais, et elle sortait de son appartement pour aller dans celui de sa soeur lorsque Jason entra suivi de ses compagnons. Dès qu'elle les aperçut, elle poussa un grand cri. Chalciope effrayée, accourut aussitôt avec ses esclaves, qui avaient jeté leurs toiles et leurs fuseaux pour la suivre (9). Quelle fut sa surprise lorsque parmi ces étrangers elle reconnut ses enfants, qui volèrent à l'instant dans ses bras ! Transportée de joie, elle lève les mains au ciel et leur dit : « Chers gages de la tendresse de Phrixus, vous ne m'abandonnerez donc point pour aller chercher un pays éloigné : le Destin lui-même s'y oppose et vous ramène entre mes bras. Malheureuse que j'étais ! quelle fatalité vous avait inspiré un si violent désir de voir la Grèce ? Avec quelle ardeur vous obéissiez à l'ordre de Phrixus ! Ordre cruel, dernières et funestes paroles par lesquelles votre père a déchiré mon coeur Qu'importait après tout Orchomène, et pourquoi laisser votre mère en proie à la tristesse pour courir après les biens d'Athamas ?  » Eétès et la reine Idie, ayant entendu la voix de Chalciope, sortirent de leur appartement. Eétès donne ses ordres pour recevoir les étrangers. Ses esclaves s'empressent d'obéir. Les uns apprêtent un taureau pour le festin, d'autres s'arment de cognées à fendre le bois, d'autres font chauffer de l'eau pour les bains.

L'Amour lance une de ses flèches dans le coeur de Médée.

Cependant l'Amour, traversant les airs sans être aperçu, descendit dans le palais, semblable au taon bourdonnant qui fond sur les génisses et les met en fureur. Il s'arrête d'abord sous le vestibule, bande son arc et tire de son carquois une flèche redoutable qui n'avait pas encore servi. S'avançant ensuite légèrement, il jette les yeux de tous cotés, se glisse derrière Jason, pose la flèche sur le milieu de la corde, étend les bras et la décoche à Médée, qui se trouble à l'instant (10). L'enfant malin voit l'effet du coup et s'envole en riant. Bientôt le trait porte au fond du coeur de 1a princesse un feu dévorant. Elle jette sur Jason des regards enflammés. De fréquents soupirs s'échappent avec peine de son sein. Jason seul occupe sa pensée. Une douce langueur s'empare de ses sens. Ainsi lorsqu'une femme, réduite à vivre du travail de ses mains, se lève longtemps avant le jour et, pressée d'éclairer son réduit, rassemble autour d'un tison de légers morceaux de bois, souvent le feu s'allumant tout à coup avec violence consume en un instant l'aliment qui l'entourait

ainsi l'amour, caché dans le coeur de Médée, l'embrase en un instant (11). Tantôt ses joues paraissent tout en feu, tantôt une pâleur mortelle efface l'éclat de son teint.

Discours d'Argus, l'aîné des enfants de Phrixus

Les héros n'eurent pas plutôt rafraîchi par le bain leurs membres fatigués qu'on servit le repas. Lorsqu'il fut achevé, Eétés adressa ainsi avec bonté la parole à ses petits-fils: « Enfants de ma fille et d'un père étranger que j'ai reçus dans mon palais et comblés de mes faveurs, comment pouvez-vous être déjà de retour dans cette contrée ? Quel accident a interrompu le cours de votre voyage ? Vous ne vouliez pas ajouter foi à mes discours lorsque je vous parlais du chemin immense que vous aviez à parcourir.  J'avais cependant appris moi-même à le connaître lorsque je traversai  la voûte azurée monté sur le char du Soleil mon père, qui transportait dans l'Hespérie ma soeur Circé ; nous nous arrêtâmes aux rivages des Tyrrhéniens, où ma soeur habite encore, séparée de la Colchide par un immense intervalle (12). Mais sans m'arrêter davantage à des discours superflus, faites-nous un récit fidèle de ce qui vous est arrivé ; apprenez-moi qui sont ces étrangers qui vous accompagnent et en quels lieux vous avez laissé le vaisseau que je vous avais donné.  »

Argus, l'aîné de ses frères, prit aussitôt la parole et, craignant pour les Argonautes, tâcha de leur concilier ainsi la faveur d'Eétès : « Grand roi, la tempête a brisé le vaisseau que vous nous aviez donné. Dans ce naufrage, une planche nous a servi de refuge, et les flots nous ont jeté sur le rivage de l'île de Mars, au milieu des horreurs d'une nuit ténébreuse. Un dieu sans doute veillait à notre salut. Les oiseaux redoutables qui infestaient auparavant cette île déserte venaient d'en être chassés par ces guerriers, qui étaient abordés la veille et avaient été retenus, ou par quelque heureux destin, ou par Jupiter lui-même, qui voulait soulager nos maux par leur rencontre. En effet ils nous donnèrent généreusement des habits et nous firent prendre de la nourriture aussitôt qu'ils nous eurent entendus prononcer le nom de Phrixus et le vôtre. Car c'est vers cette ville soumise à votre empire qu'ils dirigeaient leur course, et le dessein qui les amène est tel que je vais vous l'exposer. Ce héros, que sa force et sa valeur élèvent au-dessus de tous les descendants d'Éolus, obéit aux ordres d'un roi jaloux qui, pour l'éloigner de sa patrie et de ses biens, l'envoie dans ces lieux, sous le spécieux prétexte que la postérité d'Éolus ne pourra se soustraire à la colère implacable de Jupiter ni expier l'attentat commis contre Phrixus, à moins que la Toison d'or ne soit rapportée dans la Grèce. Pallas elle-même a construit à ce héros un vaisseau qui ne ressemble point à ceux qu'on voit en Colchide, dont le plus fragile sans doute était celui que nous montions, puisque les vents et les flots l'ont si promptement mis en pièces. Le sien au contraire est en état de résister aux plus furieuses tempêtes, et sa course est toujours aussi rapide, soit qu'un souffle propice enfle sa voile, ou que les guerriers qu'il porte, déploient, en ramant eux-mêmes, la vigueur de leurs bras. Ces guerriers sont l'élite des héros de la Grèce. Celui qui les a rassemblés, après avoir erré longtemps avec eux et parcouru les terres et les mers (13), arrive enfin dans la ville d'Aea pour vous exposer humblement sa demande. Vos volontés décideront de son destin. Il ne vient point dans le dessein d'employer la force : son seul désir serait de vous témoigner sa reconnaissance par un exploit éclatant. Instruit par moi que les Sauromates sont vos ennemis, il veut les subjuguer et les soumettre à votre empire. Sa naissance, celle de ses compagnons, excitent peut-être votre curiosité, je vais la satisfaire. Jason est le nom de celui sous qui, de toutes les parties de la Grèce, sont venus se ranger tant de héros. Il est fils d'Éson et petit-fils de Créthée. Cette origine l'unit à nous par les liens du sang puisque Athamas, notre aïeul, était, ainsi que Créthée, fils d'Eolus. Vous voyez dans Augée un des enfants du Soleil. Celui-ci, dont le nom est Télamon, est fils de l'illustre Éacus, qui doit la naissance à Jupiter. Tous les autres sont également issus du sang des Immortels.  »  

Colère d'Eétès

Ce discours, au lieu de loucher le coeur d'Eétès, fit naître dans son esprit des soupçons qui allumèrent aussitôt sa colère et contre les Argonautes et contre les enfants de Phrixus, qu'il crut ne revenir sur leurs pas que pour seconder les projets ambitieux de ces étrangers : « Infâmes, s'écria-t-il d'une voix terrible, les yeux étincelants de colère et respirant à peine par l'excès de sa rage, comment ne fuyez-vous pas à l'instant loin de mes yeux ? Comment ne sortez-vous pas de mes états, avant que je vous fasse remporter en Grèce le prix que méritent vos fourberies ? Vous parlez de Phrixus et de la Toison d'or. Ce n'est point pour conquérir une Toison, c'est pour m'enlever le sceptre et la royauté qua vous êtes venus ici. Si déjà vous ne vous étiez assis à ma fable, je vous ferais couper la langue et les mains et je vous enverrais ainsi mutilés pour vous empêcher de vous porter désormais à de pareils attentats et vous apprendre à respecter les dieux, dont vous avez l'insolence de vous prétendre issus.  »  Télamon frémissant de rage à ces menaces allait y répondre avec emportement, Jason le retint, et prenant lui-même la parole : « Grand roi, dit-il avec douceur, apaisez un injuste courroux. Nous n'avons pas, comme vous le supposez, conçu de desseins téméraires contre cette ville ni contre ce palais (14). Ce n'est pas même notre volonté qui nous a conduits en ces lieux. Qui voudrait traverser tant de mers, dans l'espoir d'une conquête à laquelle il n'aurait aucun droit ? Un sévère destin et les ordres cruels d'un tyran, voilà ce qui m'a contraint de quitter ma patrie. Laissez-vous donc toucher par mes prières. Je publierai un jour dans toute la Grèce la gloire de votre nom. Dès ce moment, vous pouvez disposer de notre valeur, nous sommes prêts à combattre pour vous ou les Sauromates, ou tel autre peuple que vous voudrez soumettre à votre empire.  »  Jason tâchait ainsi d'adoucir et de flatter Eétès. 

Combat qu'il propose à Jason 

Mais lui, toujours insensible et ne méditant que vengeance, délibérait en lui-même s'il les ferait périr sur-le-champ ou s'il mettrait auparavant leur courage à l'épreuve. Ce dernier parti lui parut enfin préférable : « Étranger, reprit-il, de plus longs discours seraient inutiles, je puis consentir à vous donner la Toison, mais il faut auparavant que j'éprouve si vous êtes véritablement du sang des dieux et assez forts pour me disputer ce qui m'appartient. Vous le voyez, je ne ressemble point au tyran qui règne sur la Grèce, et loin de porter envie au mérite, je suis prêt à lui céder la récompense qui lui est due. L'épreuve que je vais vous proposer, est un combat dont je viens facilement à bout, quelque périlleux qu'il paraisse. Dans un champ qui porte le nom de Mars, j'ai deux taureaux, dont les pieds sont d'airain, et dont la bouche vomit des tourbillons de flamme. Je les attelle moi-même à une charrue, et je leur fais labourer quatre arpents d'un terrain âpre et sauvage. Ce travail achevé, je sème, au lieu des dons de Cérès, les dents d'un horrible dragon, d'où naissent aussitôt des géants armés qui m'environnent de toutes parts. Je les attaque, les renverse et les fais expirer sous le fer de ma lance. J'ai commencé le matin à atteler mes taureaux, et ma moisson est achevée le soir. Si Jason peut faire éclater sa valeur par un semblable exploit, qu'il emporte au même instant ma Toison, mais sans cela, n'espérez point l'obtenir. Il est indigne d'un homme de coeur de céder à quiconque ne peut l'égaler.  »

Jason, étonné du défi que lui proposait Eétès et n'osant d'abord s'engager dans une entreprise qui lui paraissait au-dessus de ses forces, resta quelque temps les yeux baissés, gardant un morne silence. Enfin, dissimulant son embarras : « Grand roi, dit-il, la loi que vous m'imposez est terrible, mais je ne puis m'y soustraire, et quel que soit le danger, j'accepte le combat. Peut-être j'y perdrai la vie, mais est-il rien de plus affreux que la nécessité qui m'a contraint de venir en ces lieux ? Oui, la mort même sera plus douce pour moi que l'ordre de Pélias. -Puisque tu acceptes le combat, reprit Eétès d'un ton formidable, va maintenant rejoindre tes compagnons ; si mes taureaux t'effraient, si tu n'es pas assez fort pour leur faire subir le joug, ou si tu recules à l'aspect de la moisson, j'aurai soin que ton sort puisse un jour servir d'exemple et faire trembler quiconque voudrait désormais attaquer un plus puissant que lui.  »  Jason, se levant aussitôt, se retira suivi d'Augée, de Télamon et d'Argus, qui fit signe à ses frères de rester.

Tandis qu'ils s'avançaient hors de la salle, Médée, toujours en proie à sa passion, tenait ses regards attachés sur Jason et, soulevant un côté de son voile, contemplait avec admiration les grâces et la beauté qui le distinguaient de ses compagnons. Elle le suivit longtemps des yeux, et son âme tout entière volait comme un songe léger sur ses traces. Chalciope, redoutant la colère du roi, se hâta de se dérober à sa vue et rentra dans son appartement avec ses enfants. Médée sortit pareillement, roulant dans son esprit toutes les pensées que l'amour peut suggérer. Sans cesse occupée de l'objet de sa passion, elle le voit sans cesse devant elle. Sa figure, ses vêtements, ses discours, son maintien lorsqu'il était assis, sa marche lorsqu'il sortait de la salle, tout est encore présent à ses yeux. Jason lui paraît au-dessus de tous les mortels. Sa voix surtout, la douceur de ses paroles retentit sans cesse à son oreille (15), Tout à coup elle s'effraie des dangers qui le menaçent. Elle craint qu'il ne succombe à la furie des taureaux, ou qu'Eétès ne l'immole à sa colère, et comme s'il avait déjà perdu la vie, elle pousse des cris lamentables, et son visage est baigné de pleurs : « Insensée que je suis, se dit-elle enfin à elle-même, pourquoi m'affliger ainsi ? Que Jason périsse, qu'il soit le plus vaillant des héros ou le plus lâche des mortels, que m'importe ?... Fassent les dieux cependant qu'il échappe au danger (16). Divine Hécate, exauce ma prière ! Fais qu'il retourne vainqueur dans sa patrie, ou si le Destin veut qu'il périsse, qu'il sache au moins que sa mort ne sera pas un sujet de joie pour moi.  »

Tandis que le coeur de Médée était agité de ces pensées, Jason et ses compagnons suivaient tristement le chemin qui les avait conduits à la ville : « Fils d'Eson, dit alors Argus, vous pourrez blâmer l'avis que je vais vous proposer, mais dans une telle extrémité, est-il rien qu'on ne doive tenter ? Je vous ai déjà parlé d'une jeune princesse instruite par Hécate elle-même dans l'art des enchantements. S'il était possible de l'intéresser en notre faveur, il n'y aurait plus pour vous de danger à redouter. Ma mère seule, Chalciope, peut nous concilier sa bienveillance, mais je crains qu'elle n'ose nous seconder. Je retournerai, si vous le permettez, auprès d'elle, et je lui ferai les plus vives instances en lui représentant qu'il y va de la vie de ses enfants et que votre perte entraînerait infailliblement la nôtre. Ami, répondit Jason, je ne m'opposerai point au dessein que votre zèle vous suggère. Allez trouver votre mère, et employez auprès d'elle les prières les plus touchantes. Notre espoir, hélas ! est bien fragile, s'il n'est fondé que sur des femmes.  »  En parlant ainsi, ils arrivèrent au marais. Les Minyens, transportés de joie en revoyant leurs compagnons, s'empressaient de leur demander des nouvelles de leur voyage : « Mes amis, leur dit Jason d'un air consterné, le cruel Eétès a fait éclater contre nous toute sa colère. Il est inutile de vous en dire davantage. Sachez seulement. que dans un champ qui porte le nom du dieu Mars paissent deux taureaux dont les pieds sont d'airain et dont la bouche vomit des tourbillons de flamme. Je dois leur faire labourer quatre arpents, dans lesquels je sèmerai les dents d'un horrible dragon, d'où naîtront aussitôt des géants tout armés qu'il faut exterminer dans le même jour. Tels sont les ordres d'Eétès, telle est l'entreprise que, forcé par la nécessité, j'ai promis de tenter.  » A ce discours, les Argonautes, effrayés d'un danger qui leur paraissait insurmontable, se regardaient les uns les autres dans un morne silence. Enfin Pélée, rappelant sa hardiesse, prit ainsi la parole : « Il est temps maintenant de se décider et d'agir. La valeur est ici plus nécessaire que le conseil. Si vous avez résolu, fils d'Éson, d'affronter le danger, préparez-vous au combat. Si vous doutez de vos forces, ne vous exposez point, et sans chercher parmi nos compagnons, souffrez que Pélée combatte à votre place. Je vous le déclare, rien ici ne m'effraie puisque enfin je ne puis trouver dans ce combat que la mort.  » Pélée avait à peine achevé ces mots lorsque Télamon, Idas et les fils de Tyndare se levèrent avec intrépidité. Méléagre suivit leur exemple. Quoiqu'il fût encore dans un âge tendre, sa force et son courage l'égalaient aux plus fameux héros. Le reste de la troupe gardait encore le silence : « Amis, dit Argus, en s'adressant aux guerriers qui venaient de faire éclater leur audace, il faudra certainement en venir au combat, mais auparavant laissez-moi recourir à Chalciope. Je crois que son appui ne nous sera point inutile. Demeurez encore ici quelque temps. Il vaut mieux retenir son courage que de se perdre par imprudence. Dans le palais d'Eétés habite une jeune princesse à qui la divine Hécate a révélé ses secrets les plus cachés. Elle connaît toutes les productions de la terre et des eaux et sait, en les préparant avec adresse, composer des charmes capables d'apaiser l'ardeur de la flamme, de suspendre le cours des fleuves les plus impétueux et d'arrêter dans leur marche la lune et les étoiles (17).  

Chalciope est sa soeur, et pourrait l'engager à nous accorder son secours. Nous parlions de ce projet en revenant de la ville. Si vous l'approuvez, j'y retournerai dès aujourd'hui. Peut-être les dieux seconderont-ils mes efforts.  »  Tandis qu'Argus parlait ainsi, une timide colombe vint du haut des airs se réfugier dans le sein de Jason, évitant la poursuite d'un épervier qui s'abattit lui-même sur la poupe du vaisseau. Le divin Mopsus fut frappé du présage et prononça aussitôt cet oracle : « Mes amis, les dieux vous manifestent leur volonté.  Il n'y a plus à balancer, il faut implorer le secours de la jeune princesse, et je crois qu'elle ne rejettera point nos prières. Phinée nous l'a prédit. C'est de Vénus que nous devons attendre notre retour. S'il est ainsi, le succès de notre entreprise est assuré puisque l'oiseau qu'elle chérit vient d'échapper à la mort. Puisse l'événement ne point démentir un augure si heureux ! Invoquez la mère des Amours, et livrez-vous aux conseils d'Argus.  » Les héros se rappelant l'oracle de Phinée applaudirent au discours de Mopsus. Idas seul, se levant avec fureur, s'écria d'une voix menaçante : « Dieux immortels ! suis-je donc venu ici avec des femmes qui invoquent le secours de Cypris plutôt que le dieu de la guerre ? Quoi donc ! des colombes et des milans vous empêchent de combattre ? Allez, lâches, renoncez au méfier des armes, rampez aux pieds d'une jeune fille et tâchez de la séduire par vos prières.  »  Ces paroles excitèrent dans l'assemblée un grand murmure; personne cependant n'y répondit. Idas s'assit alors la rage dans le coeur, et Jason dit avec fermeté : « Qu'Argus retourne à la ville, puisque vous approuvez tous son projet. Quant à nous, ne restons pas plus longtemps cachés. Attachons le vaisseau au rivage du fleuve, il est temps de montrer que nous ne craignons pas le combat.  »  Argus partit aussitôt et les héros, dociles à l'ordre de Jason, levèrent l'ancre, firent avancer en ramant le vaisseau hors du marais et mirent pied à terre sur le bord du Phase.

Cependant Eétès, méditant la perte des héros, assemblait les Colchidiens hors de son palais, dans un endroit destiné à cet usage, et leur déclarait qu'aussitôt que ses taureaux auraient mis en pièces le teméraire qui avait entrepris de les dompter, il ferait abattre le bois qui couvrait une montagne voisine, afin de brûler le vaisseau avec tous ceux qui le montaient, et de faire ainsi expier à ces étrangers leur insolence et leur audace : « Jamais, disait-il, malgré les prières touchantes de Phrixus, malgré sa douceur et sa vertu qui le rendaient le plus aimable de tous les hôtes, je ne l'aurais reçu dans mon palais si Jupiter n'avait fait descendre Mercure de l'Olympe pour m'engager à le traiter avec bonté. Comment donc pourrais-je laisser venir ici impunément des brigands qui ne cherchent qu'à ravir mes trésors, à tramer des complots, à piller les troupeaux et à ravager les campagnes ?  » Eétès se promettait encore de punir les enfants de Phrixus, qui ne s'étaient unis, selon lui, à ces scélérats que pour lui enlever le sceptre et la couronne. Le Soleil, son père, l'avait autrefois averti par un oracle de redouter les embûches et les desseins perfides de ses descendants. Ses filles ni son fils Absyrte ne lui donnaient aucun ombrage, mais il croyait avoir tout à craindre des enfants de Chalciope, et c'était pour cette raison plutôt que pour satisfaire au désir qu'ils témoignaient d'obéir à leur père qu'il les avait envoyés dans la Grèce. Rempli de ces idées et emporté par la colère, il faisait à ses sujets les plus terribles menaces, en leur ordonnant de veiller sur le navire et sur les Argonautes, afin qu'aucun d'eux ne pût lui échapper.

Dans le même temps, Argus, de retour au palais d'Eétès, conjurait sa mère d'implorer en faveur des Argonautes les secours de Médée. Chalciope en avait déjà conçu le dessein, mais la crainte la retenait. Elle appréhendait ou que Médée ne redoutât trop la colère de son père pour écouter ses prières ou qu'Eétès ne découvrît bientôt leur intelligence si sa soeur se laissait persuader.  

Peinture de l'amour de Médée, son entrevue avec Jason près du temple d'Hécate

Cependant Médée, retirée dans son appartement et appuyée sur son lit, cherchait dans le repos à calmer le trouble qui l'agitait. Le sommeil suspendit un instant ses tourments, mais bientôt des songes affreux, voltigeant autour d'elle, présentent à son esprit les plus cruelles illusions. Dans leur erreur, il lui semble que Jason n'est point venu en Colchide et ne doit pas combattre pour le vain désir d'obtenir une Toison, mais qu'elle-même est l'objet de ses voeux et qu'il doit l'emmener dans sa patrie pour s'unir à elle par le noeud sacré de l'hymen. Il lui semble encore qu'elle dompte elle-même les taureaux et surmonte aisément les autres dangers, que néanmoins son père ne veut pas la laisser partir, sous prétexte que c'était à Jason de soutenir le combat, qu'il s'élève à ce sujet une dispute, qu'elle est prise elle-même pour arbitre et se jette dans les bras de l'étranger, abandonnant ses parents qui, saisis d'indignation, poussent un cri terrible. A ce cri, Médée tressaille de frayeur et le sommeil fuit de ses yeux. Elle s'éveille en tremblant, regarde longtemps autour d'elle, et reprenant enfin l'usage de ses sens : « Malheureuse que je suis, dit-elle en gémissant, quels songes affreux ont glacé mon coeur d'épouvante (18). Je crains bien que l'arrivée de ces guerriers n'ait des suites funestes. Mais quoi ! un étranger porte le trouble au fond de mon âme ! qu'il aille loin de ces lieux chercher une épouse dans sa patrie ! Pour moi, je chérirai ma virginité, je ne quitterai point le palais qu'habitent les auteurs de mes jours... Cependant ma soeur tremble pour ses fils...  De quels tourments elle me délivrerait si, pour sauver ce qu'elle a de plus cher, elle me priait de donner au héros un moyen assuré de sortir victorieux du combat ! Excitée par elle, j'oserais tout entreprendre.  »  Elle dit, et se levant aussitôt, les pieds nus et sans autre vêtement qu'un simple manteau, elle ouvre la porte de sa chambre, impatiente d'aller joindre sa soeur. A peine a-t-elle franchi le seuil que la honte la saisit. Elle reste quelque temps dans le vestibule et rentre ensuite dans son appartement. Bientôt elle sort une seconde fois et rentre encore, portant çà et là ses regards incertains. Entraînée par l'amour, la pudeur la retient ; retenue par la pudeur, l'amour lui rend de nouveau sa hardiesse. Trois fois elle tenta d'accomplir son dessein, trois fois la crainte fit évanouir sa résolution (19). Enfin elle se précipite éperdue sur son lit. Telle qu'une jeune épouse à qui la mort vient d'enlever l'époux que lui avaient donné ses parents, avant qu'ils aient goûté l'un et l'autre les douceurs de l'hymen, fuyant les regards et les propos indiscrets de ses femmes, se tient renfermée dans le fond de son appartement et, les yeux attachés sur ce lit désert, déplore tout bas son malheur et craint de laisser échapper ses sanglots, telle, Médée pleurait et gémissait tout bas, lorsqu'une de ses plus jeunes esclaves entra tout à coup chez elle. Alarmée de l'état où elle  vit sa maîtresse, elle courut sur-le-champ avertir sa soeur qui délibérait avec ses enfants.  Chalciope effrayée de cette nouvelle vole à l'appartement de Médée, qu'elle trouva sur son lit, les yeux baignés de larmes et se frappant le visage. « Chère Médée, s'écria-t-elle, quel sujet fait couler vos pleurs ?  Qu'avez-vous ?  D'où vient la douleur qui vous presse ?  La colère des dieux vous a-t-elle frappée de quelque mal subit ? Mon père a-t-il prononcé quelque horrible menace contre moi et contre mes enfants?  Plût aux dieux que je ne pusse plus voir ce palais et cette ville et que j'habitasse aux extrémités de la terre où l'on ignore jusqu'au nom de Colchos !  »  A ces mots elle se tut. Médée rougit et la pudeur l'empêcha quelque temps de répondre. Les paroles volaient sur le bord de ses lèvres et rentraient aussitôt dans son sein. Elle ouvrait sa bouche aimable et sa voix expirante trompait ses efforts (20). Enfin elle s'enhardit, et l'amour lui suggéra cet artifice : « Ma soeur le danger auquel sont exposés vos enfants me cause la plus vive inquiétude. Je crains qu'Eétès ne les fasse périr avec ces étrangers.  Des songes affreux semblent me l'annoncer : fassent les dieux qu'ils soient sans effet et que vous ne soyez pas réduite à pleurer bientôt ce que vous avez de plus cher !  »  Médée tâchait ainsi d'engager sa soeur à implorer son secours.  Chalciope, sentant redoubler à ce discours toute sa frayeur, lui répondit : « Vos alarmes sont les miennes, et je viens chercher auprès de vous un remède à mes maux; mais avant tout jurez-moi par le ciel et par la terre, quelque chose que je vous propose, de me garder le secret et de me prêter votre secours. Je vous en conjure par tous les dieux, par vous-même, par les auteurs de nos jours, sauvez mes enfants. Ne permettez pas qu'ils expirent à mes yeux, ou croyez que je mourrais avec eux et que, semblable à une Furie vengeresse, mon ombre sortie du sein des Enfers vous poursuivrait sans cesse.  »

En achevant ces mots, Chalciope répandit un torrent de larmes. Elle embrassait les genoux de Médée et sa tête était penchée sur son sein. Leurs gémissements se mêlaient ensemble. On n'entendait que des soupirs et des sanglots.

Chère Chalciope, reprit enfin Médée, que puis-je faire pour me soustraire à vos imprécations ? Plût aux dieux qu'il fût en mon pouvoir de sauver vos enfants ! J'en fais le serment que vous exigez, le plus terrible de tous les serments : oui, j'en jure par le ciel et la terre, mère de tous les dieux, quelque chose que vous proposiez, je ne négligerai rien pour vous satisfaire.
- Ne pourriez-vous pas, répondit aussitôt Chalciope, imaginer en faveur de mes enfants un moyen de faire sortir victorieux du combat cet étranger ? Lui-même, il implore votre secours. Argus que j'ai laissé dans mon appartement est venu de sa part pour m'engager à vous solliciter.«   A ces mots, le coeur de Médée tressaillit de joie, elle rougit, et s'abandonnant aveuglément à son transport :   »Ma soeur, dit-elle, je ferai ce que vous désirez. Que l'aurore ne luise plus pour moi et que je cesse bientôt de vivre s'il est rien dans le monde qui me soit aussi cher que vous et vos enfants ! ils ont été les compagnons de mon enfance, leur âge est égal au mien, et ne sont-ils pas en quelque sorte mes frères ? N'êtes-vous pas vous-même et ma soeur et ma mère, puisque vous m'avez portée comme eux dans vos bras et nourrie de votre lait, ainsi que notre mère me l'a souvent raconté ? Allez donc, cachez notre intelligence, afin que je puisse vous servir à l'insu de nos parents. Demain, au lever de l'aurore, je me rendrai au temple d'Hécate et je remettrai à l'étranger qui cause ici tant de trouble un charme propre à adoucir la férocité des taureaux.«   Chalciope sortit aussitôt et alla porter cette nouvelle à ses enfants. Médée abandonnée à elle-même fut bientôt saisie de honte et de crainte en pensant qu'elle allait trahir son père pour favoriser un étranger.

Cependant la nuit couvrait la terre de ses ombres et les pilotes contemplaient attentivement les constellations de l'Ourse et d'Orion. Le voyageur fatigué cherchait un asile et les gardes qui veillent aux portes des cités sentaient s'appesantir leurs paupières. La mère même, désolée de la perte de ses enfants, suspendait ses gémissements et se laissait aller au sommeil. La ville ne retentissait plus des aboiements des chiens et des clameurs du peuple, le silence régnait partout avec l'obscurité de la nuit. Médée seule ne goûtait point les douceurs du repos (21). Le danger auquel Jason allait être exposé lui causait mille inquiétudes et faisait à chaque instant palpiter son coeur. Ainsi, lorsque les rayons du soleil frappent la surface d'une eau dont on vient de remplir un vase, l'image qui se forme alors se meut sans cesse autour de l'appartement et voltige çà et là en décrivant des cercles rapides. Telle était l'agitation du coeur de Médée (22), des pleurs de tendresse et de compassion coulent de ses yeux, le feu qui la dévore s'attache à tous ses nerfs et se fait sentir jusque derrière la tête, dans cet endroit où la douleur est la plus vive, lorsqu'un amour extrême s'empare de tous les sens. Tantôt elle veut faire triompher Jason, tantôt elle aime mieux périr avec lui, quelquefois elle ne veut ni périr ni le faire triompher, mais plutôt supporter patiemment ses peines et ses ennuis. Tourmentée de ces pensées, elle s'assied sur son lit et fait entendre ces mots : « Infortunée que je suis, je ne vois autour de moi que des maux et mon esprit est plongé dans la plus affreuse incertitude. Cependant ma peine s'accroît de plus en plus et rien ne peut la soulager. Redoutable Artémis, que n'ai-je expiré sous tes flèches rapides avant d'avoir vu cet étranger, avant que les fils de Chalciope partissent pour la Grèce ! Sans doute un dieu courroucé ou plutôt quelque Furie a fait aborder ici ce vaisseau pour mon malheur. Mais que dis-je ? Que Jason périsse si telle est sa destinée ! ...   Et comment cacher aux yeux de mes parents le secours que mon art lui fournirait ? de quelle excuse colorer une telle action ? oserais-je bien même lui parler et me trouver seule avec lui ?...  Mais quoi, malheureuse !...  sa mort apaiserait-elle donc mes tourments?  ne serait-elle pas au contraire le comble des maux pour moi ?  Eh bien ! puisqu'il en est ainsi, que la pudeur, que le soin de ma gloire ne me retiennent plus ! Mais lorsque je l'aurai sauvé, qu'il porte où il voudra ses pas. Pour moi, aussitôt après sa victoire, un noeud fatal ou un venin mortel rompra la trame de mes jours. Mais de quelle indigne tâche ma mémoire va-t-elle être souillée ? Toute la ville retentira du bruit de mon trépas. Ma funeste aventure deviendra l'entretien des femmes de Colchos, qui diront en m'insultant :   »Elle s'est donné la mort pour sauver un étranger dont elle était éprise, elle a déshonoré ses parents et sa famille pour satisfaire un fol amour...   »  Malheureuse ! non, je ne puis m'exposer à tant d'opprobres il vaut mieux renoncer cette nuit même à la vie, et me soustraire à la honte par une mort dont la cause soit inconnue.  »  En achevant ces mots, elle va chercher une boîte où étaient renfermées différentes compositions, les unes salutaires et les autres mortelles. Elle la pose sur ses genoux, et résolue de faire couler dans ses veines le plus subtil de ses poisons, elle déplore de nouveau sa destinée. Des torrents de larmes se répandent sur son sein. Déjà elle avait dénoué les cordons de la fatale boîte lorsque tout à coup l'horreur de la mort s'empare de ses sens, elle reste longtemps immobile. Les charmes de la vie, les plaisirs qu'elle fait goûter se retracent alors à son esprit, elle se rappelle ses aimables compagnes, leur gaieté folâtre, tous les jeux et les amusemens du jeune âge. Plus elle s'arrête à ces images et plus il lui paraît doux de vivre. Enfin, cédant aux inspirations secrètes de Junon, elle éloigne de sa vue la funeste boîte, et sans hésiter davantage, elle attend avec impatience le retour de l'aurore, afin de porter à Jason le secours qu'elle avait promis à Chalciope. Mille fois elle ouvrit la porte de sa chambre pour voir si le jour commençait à paraître. Cette lumière si désirée vint enfin frapper ses yeux. Déjà tout est en mouvement dans la ville, et Argus, ayant ordonné à ses frères de rester encore pour observer les desseins de la jeune princesse, sort du palais et va rejoindre les Argonautes.

Dès que Médée voit paraître les premiers rayons de l'aurore, elle relève avec ses mains ses blonds cheveux qui pendaient en désordre; elle efface de dessus ses joues l'empreinte de ses larmes, ranime l'éclat de son teint avec une essence aussi douce que le nectar, se revêt d'un superbe manteau qu'attachaient de magnifiques agrafes et couvre sa tête d'un voile d'une blancheur éclatante. Ainsi parée, elle se promène dans le palais, marchant d'un pas assuré sans songer ni aux maux qui la pressent ni à ceux dont elle est menacée.

Son entrevue avec Jason près du temple d'Hécate

Dans le vestibule de son appartement couchaient douze jeunes esclaves qui n'avaient point encore subi le joug de l'hymen. Elle les appelle et leur ordonne d'atteler promptement ses mules à son char pour la conduire au temple d'Hécate. Tandis qu'on exécutait ses ordres, elle tira de sa boîte une liqueur qui porte, dit-on, le nom de Prométhée et dont la vertu est telle que si quelqu'un en répand sur ses membres après avoir offert un sacrifice nocturne à Hécate, tout à coup il devient pendant tout un jour invulnérable au fer, insensible aux ardeurs du feu et acquiert une force et un courage extraordinaires. La plante dont elle est tirée naquit pour la première fois dans les vallons du mont Caucase du sang que distillait de son bec l'aigle cruel qui dévorait le foie du malheureux Prométhée. Sa double tige est surmontée d'une large fleur dont la couleur est semblable à celle du safran de Cilicie (23). Sa racine offre l'image d'un morceau de chair nouvellement coupée et renferme une liqueur noire, semblable à celle qui découle des chênes sur les montagnes. Médée l'avait exprimée autrefois dans une coquille de la mer Caspienne, après qu'elle se fut purifiée sept fois dans une fontaine et que, vêtue de noir, elle eut dans l'horreur des ténèbres invoqué sept fois Brimo (24); Brimo qui préside à l'éducation des enfants, qui se montre la nuit sous des formes épouvantables, qui commande aux mânes et règne dans les Enfers. Tandis qu'elle coupait cette racine, la terre mugit et trembla sous ses pas. Prométhée lui-même ressentit une vive douleur au fond de ses entrailles et remplit l'air de ses gémissements.

Médée ayant donc tiré le charme de la boîte où il était renfermé, le mit dans la ceinture parfumée qui retenait sa robe autour de son beau sein, sortit de son appartement et s'élança sur son char. Deux de ses esclaves se placèrent à  ses cotés. Elle saisit elle-même les rênes prend en main un fouet travaillé avec art et vole à travers la ville. Ses autres esclaves ayant leur robe retroussée jusqu'aux genoux, se tenaient à son char et la suivaient en courant. Telle sortant du fleuve Aninisus (25) ou des eaux limpides du Parthénius (26), la fille de Latone, montée sur un char enrichi d'or et traînée par des cerfs légers, franchit les montagnes et vient recevoir un pompeux sacrifice. Les nymphes de l'Amnisus, celles qui habitent les forêts et les rochers la suivent en foule (27) et les animaux, tremblants à son aspect, font entendre un doux frémissement. Les habitants d'Aea, saisis du même respect, se retirent à l'approche du char de Médée et n'osent arrêter leurs regards sur la fille de leur roi. Lorsqu'elle fut sortie de la ville et arrivée près du temple, elle descendit légèrement de son char, et s'adressant à ses esclaves : « Mes amies, leur dit-elle, j'ai commis une grande imprudence en venant ici sans songer que c'est nous exposer à rencontrer les étrangers qui sont descendus sur ces côtes. Toute la ville est en alarme et je ne vois aucune des femmes qui ont coutume de venir chaque jour invoquer en foule la déesse. Mais puisque nous voici dans cette campagne riante et que personne ne paraît, charmons notre loisir en nous amusant à cueillir des fleurs sur l'émail de cette prairie. Nous partirons ensuite à l'heure accoutumée et vous remporterez toujours bien des richesses à la ville si vous voulez me laisser exécuter le dessein que je vais vous communiquer. Argus et Chalciope (gardez fidèlement ce secret de peur qu'il ne parvienne aux oreilles de mon père) m'engagent à secourir l'étranger qui s'expose à la furie des taureaux. Pour prix de ce service, il doit m'apporter de magnifiques présents. J'ai feint de consentir à tout et je lui ai fait dire de se rendre ici seul. Nous partagerons ensemble ses dons et je lui donnerai un charme dont l'effet sera contraire à celui qu'il attend. Aussitôt que vous l'apercevrez, ayez soin de vous retirer à l'écart.  » Ainsi parla Médée. L'artifice qu'elle proposait plut à toutes ses compagnes.  

Cependant Argus, instruit par sa mère que Médée devait aller à la pointe du jour au temple d'Hécate, tira Jason à l'écart pour l'y conduire. Ils étaient accompagnés de Mopsus, habile à expliquer le vol et le chant des oiseaux. Ce jour-là, l'épouse de Jupiter avait pris soin d'embellir Jason des plus charmants attraits. De tous les héros issus de Jupiter ou des autres dieux, aucun ne lui était comparable pour la bonne mine ni pour les grâces qu'il savait répandre dans ses discours. Ses compagnons eux-mêmes le regardaient avec complaisance et ne pouvaient se lasser d'admirer l'éclat de sa beauté. Mopsus en conçut un augure favorable et son crieur se réjouissait d'avance, dans l'espoir du plus heureux succès. A quelque distance du temple et sur le chemin qui y conduisait était un peuplier dont l'épais feuillage servait de retraite aux bruyantes corneilles. A la vue des héros, un de ces oiseaux prenant tout à coup son essor se percha sur le sommet de l'arbre, annonçant ainsi dans son langage les desseins de Junon : « Qu'il est méprisable ce devin qui ne prévoit pas ce qui n'échapperait pas à des enfants ! Quelle jeune fille osera devant des témoins importuns découvrir à son amant sa tendresse ? Périsse cet ignorant devin, que Vénus et les Amours ne l'inspirent jamais !  » L'oiseau se tut. Mopsus entendant sa voix divine sourit de ses reproches et dit à Jason : « Continuez votre route jusqu'au temple d'Hécate, vous y trouverez la fille d'Eétès. Vénus, dont la protection doit nous faire triompher, suivant l'oracle de Phinée, a touché son coeur pour vous. Argus et moi nous attendrons ici votre retour. Seul avec la princesse, employez les plus vives instances pour obtenir d'elle le secours que vous désirez.  »  Argus applaudit à ce conseil et Jason s'éloigna aussitôt.

Cependant Médée, l'esprit tout occupé du héros qu'elle attend avec impatience, prenait peu de part aux amusements de ses compagnes. A peine un jeu était-il commencé, qu'il cessait de lui plaire. Ses yeux ne pouvaient s'arrêter sur ce qui l'environnait, elle tournait à tout moment la tête et portait au loin ses regards inquiets dans la campagne. Le moindre bruit, le plus léger souffle de vent faisait tressaillir vivement son coeur (28). Enfin, elle aperçoit l'objet de ses désirs. Tel qu'on voit sortir du sein de l'Océan, Sirius, dont la splendeur frappe les yeux, mais dont l'influence est souvent funeste aux troupeaux (29), tel et avec encore plus d'éclat, le fils d'Éson s'avançant à grands pas parut aux regards de Médée. A son aspect le trouble s'empare de ses sens, ses yeux se couvrent d'un nuage, une rougeur brillante se répand sur son visage (30), ses genoux tremblants se dérobent sous elle, elle ne peut ni avancer ni s'éloigner. Cependant ses suivantes se retirent et la laissent seule avec Jason. Ils restent tous les deux quelque temps immobiles et sans rien dire. Ainsi lorsque les zéphyrs retiennent leur haleine, le silence règne dans une forêt. Mais bientôt le vent souffle, les arbres sont agités et font entendre un doux murmure. Ainsi Jason et Médée, inspirés par l'amour, feront bientôt succéder au silence les plus tendres accents. Le héros reconnut d'abord au trouble de Médée le trait dont une main divine l'avait blessée. « Princesse, lui dit-il avec douceur, vous me voyez seul devant vous. D'où vient que la crainte glace vos esprits ? Je ne suis point de ces hommes que leur insolence rend insupportables. Jamais on ne me vit tel, lors même que j'habitais au sein de ma patrie. Cessez donc d'appréhender. Parlez et interrogez-moi librement, et puisque une confiance réciproque nous réunit en un lieu sacré, sûr garant de la bonne foi, daignez vous expliquer, et, sans m'abuser par des espérances frivoles, exécutez la promesse que vous avez faite à votre soeur en m'armant du pouvoir de vos enchantements. Je vous en conjure par Hécate elle-même, par les auteurs de vos jours, par Jupiter dont le bras vengeur protège les étrangers et les suppliants. C'est à ce double titre que j'embrasse vos genoux. Sans vous, je ne puis sortir victorieux des combats où la nécessité m'a condamné. L'intervalle qui sépare nos demeures ne me laisse qu'un moyen de faire éclater ma reconnaissance. Je publierai vos bienfaits dans la Grèce et j'y rendrai votre gloire immortelle. Tous les héros qui me suivent diront que c'est à vous qu'ils doivent la douceur de revoir leur patrie. Leurs femmes et leurs mères vous combleront de bénédictions. Peut-être qu'assises en ce moment sur le bord de la mer elles déplorent déjà notre perte. Dissipez leurs alarmes en nous secourant. Par une semblable faveur, la jeune Ariane, fille de Minos et de Pasiphaé qui avait pour père le soleil, délivra autrefois Thésée du plus pressant danger. Que dis-je ! non contente de lui avoir sauvé la vie, elle quitta sa patrie pour s'embarquer avec lui, après que Minos eut apaisé sa colère. Par cette action généreuse, Ariane s'est rendue chère aux Immortels et sa couronne brille toute la nuit parmi les constellations qui ornent la voûte éthérée (31). Les dieux, n'en doutez pas, prendront aussi soin de vous récompenser si vous voulez sauver tant de héros. Et comment ne le voudriez-vous pas ? L'aimable bonté brille sur votre front.   »

Elle lui donne un charme qui augmente ses forces et le rend invulnérable

Médée sensible à la louange, sourit en baissant les yeux. Bientôt elle les lève, et regardant Jason, elle veut parler et ne sait par où commencer. Tout à coup elle tire de dessous sa ceinture le charme qu'elle avait apporté et le donne au héros, qui le reçoit avec les plus vifs transports de joie. Elle lui aurait volontiers donné sa vie s'il en avait eu besoin, tant est puissante la flamme que l'amour fait briller sur le visage de Jason ! Les yeux de Médée en sont éblouis et son coeur, semblable à la rosée qui se fond aux premiers rayons du matin, se sent de plus en plus pénétré d'une douce chaleur. Ils restaient l'un et l'autre en silence, tantôt les yeux baissés et tantôt se regardant tendrement : « Apprenez, dit enfin Médée, quel est le charme que vous venez de recevoir de moi. Lorsque mon père aura remis entre vos mains les dents de dragon que vous devez semer dans le champ du dieu Mars, attendez le milieu de la nuit. Alors revêtu d'habits noirs, et après vous être purifié dans les eaux du fleuve, vous creuserez seul une fosse ronde, dans un lieu écarté. Vous y égorgerez une brebis, et vous la brûlerez tout entière (32) sur un bûcher que vous dresserez au bord de la fosse. Vous invoquerez ensuite la fille unique de Persée, la puissante Hécate, en faisant en son honneur des libations de miel. Éloignez-vous après cela de la fosse sans regarder derrière vous, quel que soit le bruit des pieds et les hurlements des chiens qui frappent vos oreilles. Si vous n'observez cette loi, tout le reste deviendra inutile pour vous et vous ne pourriez même rejoindre sans danger vos compagnons. Au lever de l'aurore, vous humecterez le charme que je viens de vous donner, et vous en frotterez non seulement votre corps, mais encore votre épée, votre lance et votre bouclier. Une force plus qu'humaine se répandra aussitôt dans vos membres. Le fer des guerriers qui naîtront de la terre s'émoussera contre vous et vous braverez les flammes que vomissent les taureaux. Ce charme puissant ne doit durer qu'un jour, mais ne craignez rien, et voici un moyen de terminer promptement le combat. Lorsqu'après avoir subjugué les taureaux et labouré le champ, vous verrez les fils de la terre sortir en grand nombre des dents que vous aurez semées, jetez alors au milieu d'eux une grosse pierre. Semblables à des chiens qui se disputent une proie, ils se battront à l'entour. Profitez du moment et fondez aussitôt sur eux. C'est ainsi que vous triompherez et qu'obéissant aux ordres de Pélias, vous emporterez loin de la Colchide la Toison dans la Grèce. Mais que m'importe vers quelles contrées vous dirigerez vos pas ! s'il faut, hélas ! que vous quittiez ces lieux.   »  Médée prononça ces dernières paroles en baissant les yeux et en témoignant par ses larmes les regrets que lui causait d'avance le départ de Jason. «  Du moins, ajouta-t-elle, (devenue plus hardie et lui prenant la main) si vous retournez un jour dans votre patrie, souvenez-vous du nom de Médée comme je me souviendrai moi-même de vous. Mais de grâce, dites-moi qu'elle est cette patrie pour laquelle vous allez traverser tant de mers ? Est-elle près de l'opulente Orchomène ou voisine de l'île d'Aea ? Racontez-moi l'histoire de cette princesse que vous venez de nommer, à qui Pasiphaé, soeur de mon père, donna le jour et qui s'est rendue si célèbre.  »

Les discours et les larmes de Médée faisaient passer l'amour dans le coeur de Jason : « Si je retourne heureusement dans la Grèce, répondit-il, et si votre père ne m'impose pas un second combat plus terrible encore que le premier, votre image sera nuit et jour présente à mon esprit. Vous désirez savoir maintenant quelle est ma patrie ? il est doux pour moi de vous satisfaire. Au milieu de hautes montagnes est une contrée fertile et abondante en troupeaux. L'Hémonie est son nom. Ce fut là que Prométhée, fils de Japet, donna le jour à Deucalion, qui régna le premier sur les hommes, bâtit des villes et éleva des temples aux Immortels. Là, parmi plusieurs cités florissantes, est celle d'Iolcos ma patrie. Ce fut de cette contrée que sortit autrefois Minyas pour aller fonder la ville d'Orchomène, voisine de celle de Cadmus. Quant à l'île d'Aea, le nom même en est inconnu dans l'Hémonie. Mais pourquoi perdre en de vains discours des moments précieux ? Qu'est-il besoin de vous parler de ma patrie et de vous répéter le nom si fameux de l'illustre Ariane ? Son père Minos consentit à la donner pour épouse à Thésée : plût aux dieux que votre père voulût ainsi combler mes voeux !  »

Ce discours, au lieu d'adoucir la douleur de Médée, ne faisait que l'irriter : « Dans la Grèce, dit-elle en fondant en larmes, il peut être beau de former de pareils noeuds. Mais Eétés ne ressemble point à Minos, et je n'ose moi-même me comparer à Ariane. Cesser, donc de parler d'alliance, mais lorsque vous serez de retour à Iolcos, conservez le souvenir de Médée comme je conserverai moi-même le vôtre en dépit même de mes parents, et si jamais mon nom s'efface de votre mémoire, puisse la renommée ou quelque présage m'apprendre cette triste nouvelle ! Puissé-je, portée sur l'aile des tempêtes, traverser aussitôt les mers et arriver à Ilolcos pour vous rappeler mes bienfaits et vous reprocher votre ingratitude ! Quelle douceur pour moi de vous surprendre alors dans votre palais et de paraître tout à coup à vos yeux ! 
- Aimable princesse, répondit Jason, pourquoi parler de tempêtes et de présages ? Laissez là les vains discours. Si vous veniez véritablement dans la Grèce, vous verriez tous ses habitants prosternés à vos pieds vous honorer comme une déesse et reconnaître avec transport que c'est à vous qu'ils sont redevables du salut d'un frère, d'un fils, d'un époux chéri. Rien alors ne s'opposerait plus à notre bonheur. Les noeuds de l'hymen nous uniraient ensemble et notre amour ne finirait qu'avec notre vie.  » Le charme de ces paroles pénétra jusqu'au fond du coeur de Médée, mais l'idée du crime la remplit aussitôt de crainte et d'horreur. Bientôt cependant elle devait consentir à quitter la Colchide; et comment l'infortunée pourrait-elle résister au pouvoir de Junon, qui veut la conduire à Iolcos afin de faire périr par ses artifices le superbe Pélias ?

Cependant le jour sur son déclin avertissait la jeune princesse de retourner près de sa mère, et ses esclaves, la regardant de loin en silence, semblaient excuser leur maîtresse, qui, trop sensible au plaisir de voir et d'entendre Jason, ne songeait point à le quitter : « Il est temps de nous séparer, lui dit le héros plus prudent, retournez à la ville avant le coucher du soleil de peur qu'un plus long retard ne nous trahisse. Nous pourrons une autre fois nous rassembler encore dans le même lieu.  » Après qu'ils se furent ainsi découvert l'un à l'autre leurs sentiments, Jason, plein de joie, partit pour rejoindre ses compagnons et Médée retourna vers ses esclaves, qui accoururent toutes ensemble au-devant d'elle. A peine s'aperçut-elle de leur présence. Son esprit distrait s'égarait dans mille pensers divers. Elle monte machinalement sur son char, prend d'une main les rênes, de l'autre le fouet et excite ses mules, qui suivent avec rapidité le chemin de la ville. A peine fut-elle arrivée au palais que Chalciope, toujours inquiète pour ses enfants, s'empressa de la venir voir et de l'interroger. Médée, déjà en proie aux remords et plongée dans une sombre rêverie, ferme l'oreille aux discours de sa soeur et ne veut pas répondre à ses questions. Assise près de son lit, la tête appuyée sur la main gauche, les yeux baignés de larmes, elle repasse dans son esprit ce qu'elle vient de faire et s'abandonne aux plus cruelles réflexions.

Cependant Jason, ayant rejoint ses deux compagnons, se hâta de retourner avec eux au vaisseau. Les héros, charmés de son arrivée, s'empressèrent de lui demander le succès de son entrevue. Il leur raconta les conseils qu'il avait reçus de Médée et leur montra le charme qui devait le rendre invulnérable. Ces heureuses nouvelles répandirent la joie dans tous les coeurs. Idas seul était assis à l'écart et frémissait de rage.

Description du combat

La nuit étendait déjà ses voiles sur la terre et invitait tous les mortels au repos. Les Argonautes ne songèrent plus alors qu'à prendre de la nourriture, et se livrèrent aux douceurs du sommeil. Le lendemain, dès que l'aurore parut, on députa deux guerriers pour aller demander au roi la fatale semence. Le brave Télamon et l'illustre Éthalide furent chargés de cette commission. Ils partirent et reçurent d'Eétès les dents terribles du dragon d'Aonie (33). Ce monstre gardait près de l'antique Thèbes une fontaine consacrée à Mars lorsque Cadmus, cherchant sa soeur Europe, arriva dans ce lieu, où il devait fixer sa demeure, guidé par une génisse dont l'oracle d'Apollon lui avait ordonné de suivre les traces. Cadmus perça le dragon de ses flèches, et Minerve qui connaissait la vertu de ses dents, prit soin de les arracher, et en donna la moitié au vainqueur et l'autre à Eétès. Cadmus les ayant semées dans les champs de l'Aonie, en vit naître tout à coup des guerriers, dont un grand nombre furent aussitôt moissonnés par le fer de Mars. Il rassembla ceux qui échappèrent et fit de ces enfants de la terre les premiers habitants de la ville de Thèbes. Le roi de la Colchide avait conservé précieusement le présent de Minerve, et il le remit avec joie aux députés, persuadé que Jason ne sortirait jamais vainqueur du combat des géants, quand même il viendrait à bout de subjuguer les taureaux.

Le soleil, parvenu aux bords les plus reculés de l'Éthiopie, cachait ses feux sous un autre hémisphère, et la nuit attelait ses chevaux à son char. Les Argonautes étendirent des lits de feuillage sur la rive du fleuve, près de l'endroit où était attaché le vaisseau. Tandis qu'ils se livraient au sommeil, Jason attendait avec impatience le milieu de la nuit. Déjà la constellation de l'Ourse commençait à s'abaisser vers l'horizon (34). Un calme profond régnait dans les airs. Jason alors s'avança sans bruit pour chercher un endroit écarté, portant avec lui toutes les choses qui lui étaient nécessaires et qu'il avait préparées pendant le jour. Argus lui avait donné le lait et la brebis, et il avait tiré le reste du vaisseau. A quelque distance du chemin était un lieu solitaire qu'arrosait une eau claire et tranquille. Le héros, s'y étant purifié, se revêtit d'un manteau noir dont Hypsipyle lui avait fait présent à son départ de Lemnos pour lui rappeler le triste souvenir de leurs amours, trop tôt interrompus. Il creusa ensuite une fosse de la profondeur d'une coudée, dressa un bûcher, égorgea la brebis (35), l'étendit avec soin sur le bûcher, y mit le feu, et versa sur la victime des libations de lait et de miel eu invoquant le secours d'Hécate (36). Dés qu'il eut achevé, il s'éloigna de la fosse. La déesse, ayant entendu sa prière, accourut de ses profonds abîmes pour recevoir le sacrifice. Son front était ceint de rameaux de chêne entrelacés de serpents. Des torches enflammées répandaient autour d'elle une lumière éclatante. Elle était environnée des chiens infernaux, qui poussaient des hurlements affreux. La prairie trembla sous ses pas, et les Nymphes effrayées firent retentir l'air de leurs cris (37). Jason ne fut point exempt d'épouvante. Toutefois il continua sa marche sans regarder derrière lui jusqu'à ce qu'il eût rejoint ses compagnons.

A peine l'aurore, sortant du sein de l'onde, faisait briller de ses rayons les sommets du Caucase couverts de neige, lorsqu'Eétès se revêtit d'une cuirasse d'un métal impénétrable, présent du dieu Mars, qui l'avait enlevée au géant Mimas, après lui avoir arraché la vie dans les champs de Phlégra. Il mit sur sa tête un casque d'or, surmonté de quatre aigrettes, dont l'éclat égalait celui du soleil lorsqu'il sort des eaux de l'Océan. Il portait d'une main un énorme bouclier recouvert de plusieurs cuirs, et de l'autre une lance formidable dont Hercule seul aurait pu soutenir le poids. Son fils Phaéton l'attendait sur un char attelé de coursiers rapides. Il y monte, prend en main les rênes, et sort de la ville, suivi d'un peuple innombrable, pour se rendre au lieu du combat. Tel Neptune, monté sur son char, vole aux jeux Isthmiques, au promontoire Ténare, au marais de Lerna, ou au bois sacré d'Onchestus; tel encore, traîné par ses coursiers, il va visiter Calaurie, le rocher de Thessalie ou le Géreste couvert de forêts (38).  Cependant Jason, docile aux conseils de Médée, prit le suc merveilleux qu'il avait reçu d'elle et en frotta son bouclier, sa lance et son épée. Ses compagnons, rangés autour de lui, voulurent aussitôt éprouver la vertu du charme en tâchant de faire plier sa lance, mais tous leurs efforts furent inutiles. Idas alors, transporté de rage, tire son large cimeterre et en décharge un grand coup sur la poignée. Le fer est repoussé et rejaillit comme le marteau sur l'enclume. A ce spectacle, les héros transportés d'allégresse poussèrent des cris de joie et se livrèrent aux plus heureuses espérances. Jason ayant ensuite fait couler le charme sur son corps, se sentit tout à coup rempli d'une force et d'un courage invincibles. Ses bras se roidissent et deviennent plus nerveux. Tel qu'un coursier belliqueux, attendant le combat avec impatience, fait retentir l'air de ses hennissements et, frappant du pied la terre, dresse les oreilles et lève fièrement la tête, tel le fils d'Eson, plein de confiance dans la vigueur de ses membres, s'agite, marche à grands pas, brandit sa lance et secoue son bouclier, d'où partent mille feux étincelants. Ainsi, lorsqu'un orage est près d'éclater, de fréquents éclairs percent l'obscurité des nuages et brillent de toutes parts.

Les Argonautes, impatients de voir arriver le moment du combat, montent sur le vaisseau, saisissent les rames et s'avancent sur le rivage qui bordait le champ de Mars. Il est situé vis-à-vis de la ville, et était aussi éloigné d'eux que la borne autour de laquelle tournent les chars est éloignée de l'entrée de la carrière dans les jeux qu'on célèbre en l'honneur d'un illustre guerrier, d'un roi puissant. Ils trouvèrent en arrivant Eétès, qui se promenait sur le rivage, et les habitants de la Colchide répandus en foule sur les rochers du mont Caucase. Dès qu'ils eurent attaché le vaisseau, Jason, dépouillé de ses vêtements, son épée suspendue à ses épaules, et tenant d'une main sa lance et son bouclier, de l'autre son casque éclatant, rempli des dents du dragon, saute légèrement à terre et marche fièrement au combat, aussi redoutable que Mars, aussi beau qu'Apollon. Il parcourt d'abord des yeux la campagne et aperçoit le joug d'airain et la charrue fabriquée d'un seul morceau de fer. Il s'approche, enfonce auprès d'elle sa lance dans la terre, dépose son casque, et s'avance couvert de son bouclier pour chercher les taureaux. Un profond souterrain, toujours rempli d'une épaisse fumée, leur servait de retraite. Ils sortent tout à coup en vomissant des flammes. Les Argonautes sont saisis d'épouvante. Jason, présentant son bouclier, les attend de pied ferme, semblable à un rocher contre lequel les vagues écumantes viennent se briser (39). En vain ils frappent en mugissant le bouclier de leurs cornes, Jason n'est point ébranlé de ce choc. Tels que de vastes soufflets qui tantôt excitent l'ardeur des fourneaux où l'on fond l'airain, tantôt retiennent leur haleine, et dont l'air s'échappe avec un bruit épouvantable, tels les deux taureaux exhalent en mugissant leur souffle de feu. La flamme brille par éclairs autour de Jason, mais le charme qu'il a reçu de Médée le rend invulnérable. Il saisit par une corne le taureau qui était à sa droite, le tire de toutes ses forces, l'amène près du joug et d'un coup de pied le fait tomber adroitement sur les genoux. Le second qui s'avance est également terrassé. A l'instant il jette par terre son bouclier, et de ses deux mains il les tient l'un et l'autre couchés sur les genoux, insensible à l'ardeur des flammes au milieu desquelles il est plongé. Eétès regarde avec étonnement ce prodige de force et ne peut revenir de sa surprise. Cependant Castor et Pollux, suivant l'ordre qu'ils en avaient reçu auparavant, accourent aussitôt, prennent le joug et le présentent à Jason, qui l'attache fortement, saisit ensuite le timon et l'adapte au joug. Les fils de Tyndare s'éloignent alors des flammes et retournent au vaisseau. Jason ramassa aussitôt son bouclier, le suspendit à ses épaules, prit le casque qui renfermait les dents fatales, et tenant le manche de la charrue, il piquait les taureaux de sa lance comme un laboureur thessalien presse les flancs de ses boeufs avec la perche dont il mesure son champ. Les taureaux, devenus alors furieux, vomissent des torrents de flammes et frémissent comme les vents impétueux qui font la terreur des nautoniers et les obligent de plier toutes leurs voiles. Cependant, pressés par la lance, ils sont contraints d'avancer. La terre cède à leurs efforts et à ceux du vigoureux laboureur qui les conduit. Des mottes énormes, détachées par le soc tranchant, se brisent avec un fracas horrible. Le héros, marchant d'un pas ferme, jette au loin derrière lui les dents du dragon dans la terre qu'il a déjà labourée et tourne à chaque instant la tête de peur d'être surpris par les guerriers qui doivent en sortir.

Le soleil avait parcouru les deux tiers de sa carrière et les laboureurs fatigués soupiraient après la fin de leurs travaux. Jason, ayant achevé de labourer les quatre arpents, détela les taureaux, qui prirent aussitôt la fuite avec épouvante, et retourna lui-même au vaisseau, tandis que la terre était encore stérile. Ses compagnons s'empressant autour de lui enflammaient de plus en plus son courage par leurs discours. Il prit avec son casque de l'eau du fleuve, et ayant étanché sa soif, s'assit sur le rivage, attendant patiemment le combat comme un sanglier qui aiguise ses dents à l'approche des chasseurs et dont la gueule est couverte d'écume.

Bientôt les fils de la terre commencèrent à sortir de son sein. La campagne est hérissée de boucliers, de lances et de casques, dont l'éclat se réfléchit jusqu'au ciel (40). Comme on voit dans une nuit d'hiver étinceler toutes les constellations lorsqu'après une neige abondante les nuages se sont dissipés, ainsi brillaient les terribles géants sur la surface de la terre. Jason se souvint du conseil de Médée et saisit aussitôt une pierre d'une énorme circonférence, disque épouvantable de Mars, que quatre hommes n'auraient pu soulever. Il l'enlève sans effort, la jette au loin au milieu des géants (41), et s'assied tranquillement derrière son bouclier. A ce spectacle, les habitants de la Colchide poussent des cris semblables aux mugissements des flots qui se brisent contre des rochers. Eétès, voyant voler l'énorme disque, demeure interdit. Semblables à des chiens avides, les géants se jettent dessus en frémissant, se percent mutuellement de leurs lances et tombent sur la terre qui les a produits comme des pins ou des chênes renversés par le vent. Aussi prompt qu'une étoile qui, se détachant des cieux, traverse rapidement les airs et porte l'effroi dans le coeur des mortels en traçant au milieu des ténèbres un long sillon de lumière, Jason fond sur eux l'épée é la main et, frappant au hasard tout ce qui s'offre à ses coups, moissonne à la fois ceux qui n'étaient sortis de terre que jusqu'aux épaules ou jusqu'à la ceinture, ceux qui commençaient à se tenir sur leurs pieds et ceux qui déjà marchaient au combat. Tel, au milieu des alarmes de la guerre, un laboureur, craignant que sa moisson ne devienne la proie du soldat, prend sa faulx nouvellement aiguisée et se hâte d'abattre les épis sans attendre qu'ils soient mûris par l'ardeur du soleil. Bientôt les sillons deviennent des ruisseaux de sang. Tous les géants sont renversés et leurs corps, étendus dans la campagne, présentent l'image des baleines que la mer a jetées sur le rivage. Les uns, tombés sur les genoux, saisissent la terre avec leurs dents, d'autres sont couchés sur le dos et d'autres sur le côté; plusieurs, frappés avant d'être entièrement sortis de terre, sont courbés sur eux-mêmes et appuyés sur leurs têtes sanglantes. Tels de jeunes arbrisseaux, l'espoir d'un cultivateur, renversés par une pluie violente, inclinent leurs sommets flétris vers la terre (42). A ce spectacle, celui qui les a fait élever avec tant de soin gémit et est saisi de tristesse. Pénétré d'une semblable douleur, Eétès retourne à la ville accompagné de ses sujets et cherche en lui-même un moyen de se venger. Cependant le jour finissait, et Jason avait achevé les travaux qui lui avaient été imposés.

1. Érato est dérivé du verbe éraô, j'aime, d'où vient aussi éros, l'amour.
      Nunc mihi, si quando, puer et Cytherea, favete : 
      Nunc Erato, nam tu nomen amoris habes.
Ovide, de Ar. am. II, 15. 

2. Le texte porte attachés à terre.
       Diva solo fixes oculos aversa tenebat.
Virgil., Aen. I, 486. 

3. L'île de Lipari, dans laquelle étaient les forges de Vulcain, suivant Callimaque (Hym. in Dian, v. 47). Homère, Odyss. X, V. 3, lui donne l'épithète de flottante. Pline (His. nat. II, 95), parle de plusieurs îles qui se meuvent au gré des vents. Celle de Délos, suivant les poètes, ne devint immobile qu'après que Latone y eut mis au monde Apollon. (Callimaque, hymn. in Del.) 

4. Candida dividua colla tegente coma.
Ovide. Am. I, 5, 10. 

5.     Neque enim novus iste Dianae
       Venit amor.
Virg., Aen., XI, 537.  

6. Un savant antiquaire, Ézéchiel Spanheim (notice sur Callimaque, p. 45), a cru reconnattre cette boule sur une médaille de Trajan frappée en Crète et heureusement expliquée par Tristan (Commentaire historique t. II, p. 253), qui traduit ainsi, dans son style naïf, le commencement de ce passage:
Je te ferai un don, mais beau par excellence,
Qu'Adrastée un jour fit à son petit Jupin,
Dedans l'antre d'Ida, en sa première enfance
C'est un globe tournant, chef-d'oeuvre de Vulcain, 
Le plus parfait qui fût jamais en ta puissance.

7. At Venus obscuro gradientes acre sepsit.
   Et multo nebulae circum Dea fudit amictu.
   Cernere ne quis eos ...
Virg., Aen., I, 411. 

8. En grec, brillant, eclalant.

9. Excussi manibus radii, revolutaque pensa.
Virgil., Aen., IX, 476. 

10.   . . Nervoque obversus equino ;
      tendit telum, diversaque brachia ducens.
Virgil., Aen. IX, 887.

11. Vulnus alit venis et caeco carpitur igni
Virgil., Aen. IV, 2. 

12. Il y avait en Italie dans le Latium, sur le bord de la mer Tyrrhénienne, ou de Toscane, une petite ville nommée Circeii, où l'on disait que Circé avait fait sa demeure. Un promontoire qui en était voisin, porte encore le nom de monte Circello. C'est aussi dans cet endroit qui forme une espèce de presqu'île, qu'on place communément l'île d'Aea, où Ulysse aborda chez Cicré. Homère Od., liv. X.   

13. Multum ille et terris jactatus, et alto.
Virg., Aen. I, 7. 

14Non nos aut ferro libycos populare Penates 
       Venimus, aut captas ad littora vertere praedas
.
Virgil., Aen., I, 527.  

15. Multa viri virtus animo, multusque recursat
      Gentis honos : haerent infixi pectore vultus
      Verbaque . . . . .
. . . .
Virgil., Aen. IV, 3. 

. . . Illum absens absentem auditque, videtque.
id. ib. v. 83.

16. . . .Vivat an ille 
      Occidat, in Dis est. Vivat tamen.

Ovide, Metam.
VII, 23.

17. Sistere aquam fluviis, et vertere sidera retro.
Virg., Aen. IV, 489 

18Quae me suspensam insomnia terrent ?
Virgil., Aen., IV, 9. 

19. Ter limen tetigi : ter sum revocatus.
Ovid., Trist. I, 3, 55.
Ter revoluta toro est....
Virgil. Aen. IV, 691. 

20. Ter tecum conata loqui, ter inutilis haesit
      Lingua, ter in primo destitit ore sonus.  
Ovid., Ep., IV, 7.
Incipit effari, mediaque in voce resistit.
Virgil., Aen., IV, 76.
... Et vox faucibus haesit.
Id. Ib., II, 775.  

21. Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
      corpora per terras . . . . . . . . .
      At non infelix animi Phoenissa, neque unquam
      Solvitur in somnos, oculisve, aut pectore noctem
      Accipit . . . . . . . . . . . . .
Virgil., Aen., IV, 522. 
      Desierant latrare canes, urbesque silebant 
     Omnia noctis erant placida composta quiete.
Vers de la traduction d'Apollonius, par Varron, conservés par Sénèque. Controv. XVI. 

22.. . . Magno curarum flucluat aestu
    Atque animum nunc huc celerem, nunc dividit illuc; 
    In partesque rapit varias, perque omnia versat.
    Sicut aquae tremulum labris ubi lumen ahenis
    Sole repercussum, aut radiantis imagine lunae, 
    Omnia pervolitat late loca, jamque sub auras
    Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
Virgil., Aen., VIII, 19. 

23. Le safran qui venait près du promontoire Corycus, en Cilicie et dans un ravin peu éloigné, était le plus estimé des anciens. Strabon, liv. XIV, pag. 671. Dioscore, I, 25. 

24. Hécate. 

25. Rivière de l'île de Crète, qui coule au pied du mont Dicté.
Nonn., Dion., VIII, 114. 

26. Rivière de la Paphlagonie, près de laquelle Diane prenait souvent les plaisirs de la chasse. Steph. de urb

27. . . . . . . Quam mille secutae 
     Hinc atque hinc glomerantur Oreades.
Virgil. Aen., I, 499. 

28. Nunc omnes terrent aurae : sonos excita omnis
      Suspensum.
Virg., Aen. X, 728.

29. Aut Sirius ardor 
      Ille sitim, morbosque ferens mortalibus aegris 
      Nascitur, et laevo contristat lumine caelum.
Virgil., Aen., X, 278. 

30. Cum videt Aesonidem, extinctaque flamma reluxit; 
     Et rubuere gena, totoque recanduit ore.
Ovid., Metam, VII, 77. 

31. La couronne d'Ariane, constellation située entre celles d'Hercule et du Bouvier.

32. Et solida imponit taurorum viscera flammis.
Virgil., Aen. V1, 253. 

33. Aonie, nom de la Béotie. 

34. Cette circonstance par laquelle Apollonius indique le milieu de la nuit suppose que la grande Ourse se levait alors un peu avant le coucher du soleil. 

35. . . . . Ipse atri velleris agnam
      . . . . 
     Ense ferit
      Virgil., Aen., VI, 249.  

36. Voce vocans Hecaten . . . .
id. ib. VI, 248. 

37. Sub pedibus mugire solum, et juga coepta moveri 
      Silvarum, visaeque canes ululare per urbem, 
      Adventante deae . . . . . . . . . . . . 
id. ib. V1, 256.
 . . . Summoque ulularunt vertice Nymphae.
id. ib. IV, 168.

38. Géreste, promontoire de l'île d'Eubée, Calaurie, île du golfe Saronique, vis-à-vis le port de Trézène. Onchestus, ville de Béotie. Lerna, fontaine proche d'Argos. Ténare, promontoire de la Laconie. Neptune avait dans tous ces lieux des temples célèbres.

39. Ille, velut rupes vastum quae prodit in aequor, 
     Obvia ventorum furiis expositaque ponto, 
     Vim cunctam. etc.
Virg., Aen., X, 693.

40.  . . . . . . . . . . . . . . Atraque late
    Horrescit strictis seges ensibus, aeraque fulgent
   Sole lacessita, et llucem sub nubilia jactant.
Virgil., Aen., VI, 525.
 . . . . . . Tum late ferreus hastis 
   Horret ager, campique armis sublimibus ardent. 
Id. ib. XI, 601. 

41.  . . . . . . . . . Saxum circumspicit ingens, 
      Saxum antiquum, ingens . . . . . . . . . . 
      Ille manu raptum trepida torquebat in hostem.

Id. ib, XII, 896. 

42Purpureus veluli cum flos, succisus aratro, 
       Languescit moriens; lassove papavera collo 
       Demisere caput, pluvia cum forte gravantur.

Virgil., Aen., IX,  435.