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SPEUSIPPE

 

FRAGMENT

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

SPEUSIPPE

….. je vais donner, comme je l'ai promis, le fragment de Speusippe[1] tiré des Théologoumènes ; c'est en somme ce qui peut nous donner l'idée la plus nette des considérations de divers genres que les pythagoriciens de son temps accumulaient à propos des nombres de la décade. — Les chiffres entre parenthèses de la traduction ci-après renvoient aux notes suivantes, où j'ai indiqué les corrections à apporter au texte et donné les explications indispensables pour l'intelligence du fragment :

 

FRAGMENT.

 

« Dix est parfait et c'est à juste titre et conformément à la nature que les Hellènes se sont, sans préméditation aucune, rencontrés avec tous les hommes de tous les pays, pour compter suivant ce nombre; aussi possède-t-il plusieurs propriétés qui conviennent à une telle perfection.

Le texte ajoute ici une phrase que l'on s'accorde à reconnaître pour une glose. « Plusieurs de ces propriétés ne lui appartiennent pas exclusivement; mais, en tant que parfait, il doit les posséder. »

 

» En premier lieu, il devait être pair, pour renfermer autant d'impairs que de pairs, sans prédominance d'une des deux espèces ; comme en effet l'impair précède toujours le pair, si le nombre limite n'est pas pair, il se trouve un impair en excédent.

Les trois premières propriétés que Speusippe signale dans le nombre 10, c'est que, de 1 à 10, il y a autant : 1° de nombres pairs que d'impairs, ce qui est évident du moment où 10 est pair; 2° de nombres premiers, 1, 2, 3, 5, 7, que de nombres composés, 4, 6, 8, 9, 10; 3° de nombres sous-multiples, 1, 2, 3, 4, 5, que de multiples, 4, 6, 8, 9, 10. Pour cette dernière proposition, il est singulier que, du moment où 1 est compté comme sous-multiple, tous les autres nombres ne soient pas comptés comme multiples, et que 7 soit notamment excepté.

 

» En outre de cette égalité, il convenait qu'il en existât une autre entre les nombres premiers ou non composés et les nombres seconds ou composés (3) ; cette égalité existe pour le nombre 10, tandis qu'aucun nombre inférieur ne la présente; pour les nombres supérieurs, on peut la rencontrer, comme dans 12 et quelques autres (4); mais 10 est leur fondement (πυθμήν), le premier qui ait cette propriété, le plus petit de ceux qui la possèdent; c'est ainsi une certaine perfection qui lui est spéciale, que de renfermer le premier en nombre égal les non-composés et les composés (5).

(3) L'expression technique de nombre second (δεύτερος) pour composé, par opposition à premier, est maintenant hors d'usage; elle se retrouve chez tous les arithméticiens grecs.

(4) Il est étrange qu'après 12, Speusippe ait ajouté que quelques autres nombres jouissent également de la propriété de renfermer autant de premiers que de composés. Il est en effet aisé de voir que 10, 12, 14 sont les seuls à la posséder; la phrase καὶ ιβ καὶ ἄλλοι τινές semble donc suspecte.

(5) Les répétitions fatigantes qu'offre ce passage peuvent être considérées comme la définition du terme πυθμήν: « le plus petit nombre qui possède une propriété donnée ». Il a eu dans l'antiquité une autre acception qui peut également remonter aux pythagoriciens : celle de reste de la division d'un nombre par 9 (S. Hippolyte, Apollonius dans Pappus).

 

» Il offre encore une troisième égalité entre les multiples et les sous-multiples de ces multiples, les sous-multiples allant jusqu'à 5 et leurs multiples de 6 à 10. Car si 7 n'est multiple d'aucun nombre et doit être retranché, 4 est à ajouter (6), comme multiple de 2, en sorte que l'égalité est rétablie.

(6) Ces mots « à ajouter » ne se trouvent pas dans; le texte grec qui paraît présenter une lacune; mais le sens n'est pas douteux.

 

» Dix renferme de plus tous les rapports, d'égalité, de supériorité, d'infériorité, ceux de quantième en sus (7) et des autres espèces, aussi bien que les nombres linéaires, plans et solides; car 1 est point, 2 est ligne, 3 triangle, 4 pyramide, et chacun de ces nombres est dans son genre te premier et le principe de ses pareils. Or, ils présentent entre eux la première des progressions (8), celle par égalité de différence, et cette progression a pour somme totale le nombre 10.

(7) ἐπιμορίου, rapport de deux nombres entiers consécutifs, n + 1 et n. Speusippe veut dire ici que, si l'on considère les rapports des nombres de 1 à 10, on les trouve soit égaux entre eux, soit plus grands ou plus petits de toutes les façons possibles. Ces façons correspondent évidemment à la nomenclature des dix sortes de rapports, telle que l'expose Nicomaque; l'ancienneté de cette nomenclature complexe est attestée par là même.

(8) καὶ ἀναλονιῶν δὲ πρτη. J'ai parlé plus haut de cette expression, particulière à Speusippe. Il donne au reste ici la composition de la tétractys pythagoricienne, 1+ 2 + 3 + 4 = 10, d'après laquelle il substituera plus loin 10 à 4.

 

» Dans les figures planes et solides (9), les premiers éléments sont de même le point, la ligne, le triangle, la pyramide, qui renferment encore le nombre 10 et y trouvent leur achèvement.

(9) C'est-à-dire en géométrie plane et en géométrie dans l'espace. Point, ligne, triangle, pyramide, ne vont plus désigner des nombres comme un peu plus haut, mais bien des figures ou éléments de figures géométriques.

 

» Ainsi, la pyramide (10) a 4 angles ou 4 faces et 6 arêtes, ce qui fait 10. Les intervalles et limites du point et de la ligne donnent encore 4, les côtés et les angles du triangle, 6, c'est-à-dire toujours 10 (11).

(10) Pyramide est pris ici dans le sens de tétraèdre; les angles sont les angles solides.

(11) La façon dont Speusippe retrouve une seconde fois le nombre 10 dans ces rapprochements est assez obscure. Il considère probablement un point et une ligne, à cette ligne 2 extrémités, et du point à ces deux extrémités 2 intervalles; puis, dans un triangle (ce que n'énonce pas le texte), 3 côtés et 3 angles. Tandis que tout à l'heure la pyramide lui donnait immédiatement 10, il combine ici le point, la ligne et le triangle.

 

» On le rencontre aussi dans les figures, si l'on en considère le dénombrement. En effet, le premier triangle est l'équilatéral, qui n'a en quelque sorte qu'un seul côté et qu'un seul angle; je dis un seul, à cause de l'égalité des côtés ou des angles, et parce que l'égal est toujours indivisible et uniforme.

 

» Le second triangle est le demi-carré; car, ne présentant qu'une seule différence dans les côtés ou dans les angles, il correspond par là à la dyade.

 

» Le troisième est l’hémitrigone, moitié de l'équilatéral; car il n'y a aucune égalité entre les éléments et leur nombre est donc 3 (12).

(12) Il semble qu'il y ait au fond de cet exposé, une conception pythagoricienne mal développée.

Le point monade, est nécessairement simple; la ligne, dyade, doit avoir deux espèces, droite ou courbe; le triangle, triade, trois espèces; la pyramide, tétrade, quatre espèces; en tout 10.

Les trois espèces de triangle sont évidemment l'équilatéral, l'isocèle et le scalène, où le nombre des éléments différents reproduit d'ailleurs la progression 1, 2, 3. Seulement, à l'isocèle et au scalène, Speusippe substitue, comme types des espèces, deux triangles particuliers, les mêmes qu'on retrouve avec l'équilatéral dans le Timée de Platon. C'est d'une part le demi-carré (ἡμιτετράγωνον) ou le triangle rectangle isocèle; d'autre part, ce que Speusippe appelle l'hémitrigone, c'est-à-dire le triangle rectangle scalène obtenu en divisant l'équilatéral par la perpendiculaire abaissée d'un sommet sur le milieu de la base.

Les pyramides devraient être, par analogie, subdivisées en quatre espèces de tétraèdres, suivant que tous les angles solides, trois ou deux seulement, sont égaux ou tous enfin inégaux. Speusippe choisit encore des types spéciaux, mais celui de la seconde classe ne convient plus, car il introduit une pyramide à base carrée.

 

» Pour les solides, en procédant de la sorte, on arrivera à 4, de façon par conséquent à rencontrer aussi la décade.

 

» En effet, la première pyramide est en quelque sorte unité (13), n'ayant, pour ainsi dire, en raison de l'égalité, qu'une seule arête ou qu'une seule face. La seconde pyramide sera de la même façon une dyade (14), ses angles à la base étant formés par trois plans, et l'angle au sommet par quatre, en sorte que cette différence l'assimile à la dyade. La troisième pyramide sera une triade, construite sur le demi-carré; avec la différence que nous avons vue dans le demi-carré comme figure plane, elle en présente une autre correspondant à l'angle du sommet; il y a donc rapport entre la triade et cette pyramide, dont le sommet est d'ailleurs supposé sur la perpendiculaire au milieu de l'hypoténuse (15) de la base. Enfin, de la même façon, on verra une tétrade dans la quatrième pyramide, construite sur une base hémitrigone (16).

(13) τριὰς γάρ πως ἡ μὲν πρώτη πυραμίς μὶαν πως γραμμήν τε καὶ ἐπιφάνειαν ἐν ἰσότητι ἔχουσα. Le premier mot, τριὰς, ne peut être défendu; c'est la troisième pyramide, δὲ τρίτη τριάδι, qui est une triade; la première ne peut être qu'une monade et il faut sûrement restituer μονὰς. Cette première pyramide est évidemment le tétraèdre régulier.

(14) Les mots en italique correspondent à une lacune du texte après la phrase reproduite dans la note précédente. Je suppose, pour combler cette lacune, les mots : δυὰς δὲ ἡ δευτέρα; le texte continue : παρὰ τῆς ἐπὶ τῆς βάσεως γωνίας ὑπὸ τριῶν ἐπιπέδων περιεχομένη, την κατὰ κορυφήν ὑπὸ τεττάρων συγκλειομένη, ὥστε ἐκ τούτου δυάδι ἐοικέναι. Cette seconde pyramide est donc à base carrée et d'ailleurs régulière, c'est-à-dire que les quatre arêtes du sommet à la base sont égales.

(15) πλευρᾷ, mot à mot « côté ». Cette troisième pyramide, qui a pour base le demi-carré, est obtenue en coupant la seconde pyramide par un plan passant par le sommet et par une diagonale de la base carrée.

(16) τετράδι δὲ ἡ τετάρτη κατὰ ταῦτα, ἐπὶ ἡμιτετραγώνῳ βάσει συνισταμένη. Il est certain qu'ici ἡμιτριγώνῳ doit être substitué à ἡμιτετραγώνῳ, puisque c'est la troisième pyramide qui est construite sur une base demi-carrée, ἐπὶ ἡμιτετραγώνῳ βεβηκυῖα. Cette quatrième pyramide a pour base le type du triangle scalène, et l'on peut d'ailleurs supposer que, dans celle-là comme dans les précédentes, les arêtes allant du sommet à la base sont égales. On l'obtiendrait donc en coupant en deux parties égales le tétraèdre régulier par un plan bissecteur de l'un de ses angles dièdres.

 

» Ainsi ces figures prennent leur achèvement dans le nombre 10. Le résultat est le même pour la génération; car, pour la grandeur, le premier principe est le point, le second est la ligne, le troisième est la surface et le quatrième est le solide (17). »

(17) Le fragment tourne court. Speusippe a dû probablement continuer assez longtemps sur le même ton.

En somme, il y a là une suite de raffinements subtils qui n'ont pas d'importance au point de vue de la science arithmétique, mais qui témoignent du développement qu'elle avait acquis dès lors.

 


 

[1] Cf. Un fragment de Speusippe, Mémoires scientifiques, T. I, n°21, p. 281-289.