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PLATON

OEUVRES COMPLÈTES

LA RÉPUBLIQUE

LIVRE IV

(419d - 445e)

texte grec

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autre traduction (Victor Cousin)

 

p.419

Alors Adimante intervint : Que répondras-tu, Socrate, si l'on te dit que tu ne rends pas ces hommes fort heureux, et cela de leur faute? En réalité la cité leur appartient, et ils ne jouissent d'aucun des biens de la cité comme d'autres qui possèdent des terres, bâtissent de belles et grandes maisons qu'ils meublent avec une magnificence appropriée, font aux dieux des sacrifices domestiques, offrent l'hospitalité, et, pour en venir à ce que tu disais tout à l'heure, ont en leur possession de l'or, de l'argent et tout ce qui, d'après l'opinion courante, assure le bonheur. Tes guerriers, dira-t-on, paraissent simplement établis dans la cité comme des auxiliaires 420 salariés, sans autre occupation que de monter la garde.

Oui, avouai-je; ajoute qu'ils ne gagnent que leur nourriture et ne reçoivent point de gages en plus comme les guerriers ordinaires, de sorte qu'ils ne pourraient voyager à leurs frais s'ils le voulaient, ni donner de l'argent à des courtisanes, ni faire aucune de ces dépenses que font les hommes réputés heureux. Voilà des points que tu omets avec beaucoup d'autres semblables dans ton acte d'accusation.

Eh bien ! dit-il, qu'eux aussi y soient portés !

420b Donc, tu demandes ce que je répondrai pour ma défense?

Oui.

En suivant la route que nous avons prise nous trouverons, je pense, ce qu'il faut répondre. Nous dirons qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que nos guerriers fussent très heureux ainsi, qu'au reste en fondant la cité nous n'avions pas en vue de rendre une seule classe éminemment heureuse, mais, autant que possible, la cité tout entière (01). Nous pensions en effet que c'est dans une pareille cité que nous trouverions la justice, et dans la cité la plus mal constituée l'injustice : les examinant l'une et l'autre, nous pourrions nous prononcer 420c sur ce que nous cherchons depuis longtemps. Or maintenant nous croyons façonner la cité heureuse, non pas en prenant à part un petit nombre de ses habitants pour les rendre heureux, mais en la considérant tout entière; immédiatement après nous examinerons la cité opposée. Si donc nous étions occupés à peindre une statue (02), et que quelqu'un vînt nous blâmer de ne point poser les plus belles couleurs sur les plus belles parties du corps - les yeux, en effet, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans le corps, auraient été enduits non de pourpre mais de noir - nous nous défendrions sagement en lui tenant 420d ce discours : « O personnage étonnant, n'imagine pas que nous devions peindre des yeux si beaux qu'ils ne paraissent plus être des yeux, et faire de même pour les autres parties du corps, mais considère si, en donnant à chaque partie la couleur qui lui convient, nous créons un bel ensemble. Et dans le cas présent ne nous force pas d'attacher à la condition des gardiens un bonheur qui en fera tout autre chose que des gardiens. Car nous pourrions revêtir nos laboureurs de robes somptueuses, 420e les couronner d'or, et ne les obliger à travailler la terre que pour leur plaisir; nous pourrions coucher les potiers en belle rangée près du feu, faire que, buvant et se régalant, ils ne tournent la roue qu'autant qu'ils désirent s'occuper de leur ouvrage, et, de la même manière, rendre heureux tous les autres citoyens, afin que la cité entière fût dans la joie. Mais ne nous donne pas ce conseil, parce que, si nous t'écoutions, le laboureur cesserait d'être laboureur, le potier d'être potier, et toutes les 421 professions disparaîtraient, dont l'ensemble forme la cité. Encore l'importance de ces professions est-elle moindre : que des savetiers deviennent médiocres et se gâtent, qu'ils se fassent passer pour ce qu'ils ne sont pas, n'est pas chose terrible pour la cité. Par contre, quand les gardiens des lois et de la cité ne sont gardiens qu'en apparence, tu vois qu'ils la ruinent de fond en comble, alors que, d'autre part, ils ont seuls le pouvoir de la bien administrer et de la rendre heureuse. s Si donc c'est nous qui formons de vrais gardiens, absolument 421b incapables de nuire à la cité, celui qui en fait des laboureurs et comme d'heureux convives dans une panégyrie parle d'autre chose que d'une cité. Il faut par suite examiner si, en établissant nos gardiens, nous nous proposons de les rendre aussi heureux que possible, ou si nous envisageons le bonheur de la cité tout entière, auquel cas nous devons contraindre les auxiliaires et les 421c gardiens à l'assurer et les persuader, ainsi que tous les autres citoyens, de remplir de leur mieux les fonctions dont ils sont chargés; et lorsque la cité aura pris son accroissement et sera bien organisée, nous laisserons chaque classe participer au bonheur selon sa nature.

Tu me parais avoir raison, dit-il.

Maintenant te semble-t-il sensé de faire la remarque soeur des précédentes?

Laquelle?

Considère les autres artisans et vois si ce n'est point 421d cela qui les gâte et les rend mauvais eux aussi.

Quoi donc?

La richesse, dis-je, et la pauvreté.

Comment?

De la façon suivante, Crois-tu que le potier, s'étant enrichi, voudra encore s'occuper de son métier?

Non.

Ne deviendra-t-il pas plus paresseux et plus négligent qu'il n'était?

Oui, beaucoup plus.

Et plus mauvais potier?

Beaucoup plus mauvais potier, aussi.

Par ailleurs, si la pauvreté l'empêche de se procurer des outils, ou quelque autre des objets nécessaires à 421e son art, son travail n'en souffrira-t-il pas? Ne fera-t-il pas de ses fils et de ses apprentis de mauvais ouvriers?

Comment non?

Donc l'une et l'autre, pauvreté et richesse, perdent les arts et les artisans.

Apparemment.

Et nous avons trouvé, ce semble, d'autres choses sur lesquelles les gardiens doivent veiller très attentivement, afin qu'elles ne se glissent point dans la ville à leur insu.

Lesquelles?

La richesse et la pauvreté, répondis-je; car l'une 422 engendre le luxe, la paresse et le goût de la nouveauté, l'autre la bassesse et la méchanceté outre le goût de la nouveauté.

Parfaitement, dit-il. Cependant, Socrate, examine ceci : comment notre cité, ne possédant pas de richesses, sera-t-elle à même de faire la guerre, particulièrement quand elle sera forcée de lutter contre une cité grande et riche?

Il est évident, avouai-je, que la lutte contre une pareille cité est difficile, mais contre deux elle est plus 422b facile.

Comment l'entends-tu? demanda-t-il.

D'abord, observai-je, quand il faudra en venir aux mains nos athlètes guerriers n'auront-ils pas à combattre des hommes riches?

Si, dit-il.

Eh bien ! Adimante, ne crois-tu pas qu'un lutteur exercé de la meilleure façon possible puisse aisément tenir tête à deux lutteurs riches et gras?

Peut-être lion, du moins aux deux à la fois.

Pas même s'il pouvait fuir le premier, puis, se retournant, frapper celui qui le poursuit, et répéter souvent 422c ce manège, au soleil et par une grande chaleur? Un tel homme ne battrait-il pas même plus de deux adversaires?

Sans doute, il n'y aurait là rien d'étonnant.

Mais ne crois-tu pas que les riches connaissent mieux la science et la pratique de la lutte que celles de la guerre?

Je le crois.

Donc, selon les apparences, nos athlètes lutteront facilement contre des hommes en nombre double et triple.

J'en conviendrai avec toi, dit-il, car il me semble 422d que tu as raison.

Mais quoi ! S'ils envoyaient une ambassade à une autre cité pour dire, ce qui serait la vérité : « L'or et l'argent ne sont point en usage chez nous; nous n'avons pas le droit d'en posséder, mais vous avez ce droit. Combattez donc avec nous et vous aurez les biens de l'ennemi (03). » Penses-tu qu'il se trouverait des gens, ayant entendu ces paroles, pour choisir de faire la guerre à des chiens solides et vigoureux plutôt que de la faire, avec l'aide de ces chiens, à des moutons gras et tendres?

Je ne le pense pas. Mais si dans une seule cité s'accumulent 422e les richesses des autres, prends garde que cela n'entraîne un péril pour la cité qui n'est point riche.

Tu es heureux, dis-je, de croire qu'une autre cité que celle que nous avons fondée mérite ce nom !

Pourquoi pas? demanda-t-il.

C'est, répondis-je, un nom d'une signification plus étendue qu'il faut donner aux autres cités, car chacune d'elles est multiple, et non pas une, comme on dit au jeu (04); elle renferme au moins deux cités ennemies l'une de l'autre : celle des pauvres et celle des riches (05), et 423 chacune de celles-ci se subdivise en plusieurs autres. Si tu les considères comme n'en formant qu'une seule, tu seras complètement déçu, mais si tu les traites comme multiples, donnant aux unes les richesses, les pouvoirs, ou même les personnes des autres, tu auras toujours beaucoup d'alliés et peu d'ennemis. Et aussi longtemps que ta cité sera sagement administrée, comme nous venons de l'établir, elle sera la plus grande de toutes, je ne dis pas en renommée, mais la plus grande en réalité, ne fût-elle composée que de mille guerriers; car tu ne trouveras pas facilement une cité aussi grande, ni chez 423b les Grecs, ni chez les Barbares, encore qu'il y en ait beaucoup qui semblent la surpasser plusieurs fois en grandeur. Penses-tu autrement?

Non, par Zeus ! dit-il.

Ainsi donc, voilà la plus belle limite que nos gardiens puissent donner à l'accroissement de la cité; ayant séparé de la terre à proportion, ils abandonneront le reste.

Quelle est cette limite?

Je pense, répondis-je, que la voici : jusqu'au point où, agrandie, elle conserve son unité, la cité peut prendre de l'extension, mais non pas au delà.

Fort bien. 423c

Donc nous prescrirons aussi aux gardiens de veiller avec le plus grand soin à ce que la cité ne soit ni petite, ni grande en apparence, mais à ce qu'elle soit de proportions suffisantes tout en gardant son unité.

Et nous leur ferons peut-être là, dit-il, une prescription sans importance !

Moins importante encore, repris-je, est celle que nous avons mentionnée tout à l'heure, disant qu'il fallait reléguer dans les autres classes l'enfant médiocre qui naîtrait parmi les gardiens, et élever au rang de gardien 423d l'enfant bien doué qui naîtrait dans les autres classes. Cela visait à montrer qu'aux autres citoyens également il faut confier la fonction pour laquelle ils sont faits par nature, et celle-là seulement, afin que chacun, s'occupant de sa propre tâche, soit un et non pas multiple, et qu'ainsi la cité se développe en restant une, et non pas en devenant multiple (06).

Voilà en effet, dit-il, une plus petite affaire que la précédente!

En vérité, mon bon Adimante, nos prescriptions ne sont pas, comme on le pourrait croire, nombreuses et importantes; elles sont toutes très simples, à condition 423e d'observer un seul grand point, qui d'ailleurs, plutôt que grand, est suffisant.

Qu'est-ce? demanda-t-il.

L'éducation de l'enfance et de la jeunesse, répondis-je; car si nos jeunes gens sont bien élevés et deviennent des hommes raisonnables, ils comprendront aisément d'eux-mêmes tout cela et ce que nous laissons de côté pour le moment, la propriété des femmes, les mariages, et la procréation des enfants, choses qui, selon le proverbe, 424 doivent être aussi communes que possible entre anis (07).

Ce sera, en effet, parfaitement bien, dit-il.

Et une fois que notre cité aura bien pris son élan, elle ira s'agrandissant comme un cercle (08); car une éducation et une instruction honnêtes, quand on les préserve de toute altération, créent de bons naturels, et d'autre part, d'honnêtes naturels ayant reçu cette éducation deviennent meilleurs que ceux qui les ont précédés, sous divers rapports et, entre autres, sous celui de la procréation (09), 424b comme cela se voit chez les autres animaux.

C'est naturel.

Donc, pour le dire en peu de mots, il faut que ceux qui ont charge de la cité s'attachent à ce que l'éducation ne s'altère point à leur insu, qu'en toute occasion ils veillent sur elle et, avec tout le soin possible, prennent garde que rien de nouveau, touchant la gymnastique et la musique, ne s'y introduise contre les règles établies, dans la crainte que si quelqu'un dit

les hommes apprécient davantage
les chants les plus nouveaux (10),

424c on n'imagine peut-être que le poète veut parler, non d'airs nouveaux, mais d'une nouvelle manière de chanter, et qu'on n'en fasse l'éloge. Or il ne faut ni louer ni admettre une telle interprétation, car il est à redouter que le passage à un nouveau genre musical ne mette tout en danger. Jamais, en effet, on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois des cités, comme dit Damon, et je le crois (11).

Compte-moi aussi, dit Adimante, parmi ceux qui le croient.

424d Donc c'est là, ce semble, dans la musique, que les gardiens doivent édifier leur corps de garde.

Certes, le mépris des lois s'y glisse facilement sans qu'on s'en aperçoive.

Oui, sous forme de jeu, et comme s'il ne faisait aucun mal.

Et réellement, reprit-il, il ne fait rien d'autre que s'introduire peu à peu et s'infiltrer doucement dans les moeurs et dans les usages; de là, il sort plus fort et passe dans les relations sociales; puis, des relations sociales il marche vers les lois et les constitutions avec 424e beaucoup d'insolence, Socrate, jusqu'à ce qu'enfin il bouleverse tout chez les particuliers et dans l'État (12).

Soit, dis-je; en est-il vraiment ainsi?

Il me le semble.

Par conséquent, comme nous le disions en commençant, ne faut-il pas que nos enfants participent à des jeux plus légitimes? Si leurs jeux sont déréglés, eux le seront aussi, et il ne se peut qu'ils deviennent, en grandissant 425, des hommes soumis aux lois et vertueux.

Sans doute.

Lors donc que les enfants jouent honnêtement dès le début, l'ordre, au moyen de la musique, pénètre en eux, et, au rebours de ce qui arrive dans le cas que tu citais, il les accompagne partout, accroît leur force, et redresse dans la cité ce qui peut s'y trouver en déclin.

C'est vrai, dit-il.

Et ils retrouvent ces règlements qui paraissent de peu d'importance et que leurs prédécesseurs avaient laissé tomber en désuétude.

Lesquels?

Ceux qui ordonnent aux jeunes gens de garder le silence quand il convient en présence des vieillards, de les 425b aider à s'asseoir, de se lever pour leur faire place, d'entourer ses parents de soins - et ceux qui concernent la coupe des cheveux, les vêtements, les chaussures, la tenue extérieure du corps et autres choses semblables (13). Ne crois-tu pas qu'ils retrouveront ces règlements?

Je le crois.

Mais à mon avis il serait simpliste de légiférer sur ces sujets, car les ordonnances prises, orales ou écrites, n'auraient point d'effet et ne pourraient être maintenues.

Comment le seraient-elles?

Ce qui paraît sûr, Adimante, repris-je, c'est que l'élan 425c donné par l'éducation détermine tout ce qui suit. Aussi bien le semblable n'appelle-t-il pas toujours son semblable?

Certes !

Et nous pourrions dire, je pense, qu'à la fin cet élan aboutit à un grand et parfait résultat, soit en bien soit en mal.

Assurément.

Voilà pourquoi je n'irai pas plus loin et n'entreprendrai pas de légiférer là-dessus (14).

Et avec raison.

Mais, par les dieux, que ferons-nous en ce qui concerne les affaires de l'agora, les contrats que les citoyens des 425d diverses classes y passent entre eux, et si tu veux, les contrats de main-d'oeuvre? que ferons-nous en ce qui concerne les injures, les voies de fait, l'introduction des instances, l'établissement des juges, l'institution et le paiement des taxes qui pourraient être nécessaires sur les marchés et dans les ports et, en général, la réglementation du marché, de la ville, du port et du reste? Oserons-nous légiférer sur tout cela?

Il ne convient pas, répondit-il, de faire de telles prescriptions à d'honnêtes gens; en effet, ils trouveront 425e aisément d'eux-mêmes la plupart des règlements qu'il faut établir en ces matières (15).

Oui, mon ami, dis-je, si Dieu leur donne de garder intactes les lois que nous avons énumérées plus haut.

Sinon, reprit-il, ils passeront leur vie à faire un grand nombre de pareils règlements et à les réformer, s'imaginant qu'ils mettront la main sur le meilleur (16).

Tu veux dire qu'ils vivront comme ces malades que l'intempérance empêche de quitter un mauvais régime.

Parfaitement.

426 Certes, ces gens-là passent leur temps de façon charmante : se soignant, ils n'aboutissent à rien, sauf à compliquer et aggraver leurs maladies; et ils espèrent, chaque fois qu'on leur conseille un remède, que grâce à lui ils deviendront bien portants.

En effet, dit-il, ce sont là les dispositions de ces malades.

Mais quoi ! poursuivis-je, n'est-ce pas chez eux un trait charmant qu'ils considèrent comme leur pire ennemi celui qui leur dit la vérité, à savoir que tant qu'ils ne renonceront pas à s'enivrer, à s'emplir de nourriture, à se livrer au libertinage et à la paresse, ni remèdes, 426b ni cautères, ni coupures, ni incantations, ni amulettes, ni autres choses du même genre ne leur serviront de rien?

Ce trait n'est pas charmant du tout, observa-t-il, car il n'y a point de grâce à s'emporter contre celui qui donne de bons conseils.

Tu n'es pas, ce semble, un admirateur de ces hommes-là.

Certes non, par Zeus !

Donc, tu n'approuveras pas non plus la cité tout entière qui agit comme il vient d'être dit. Car ne te semblent-elles pas faire la même chose que ces malades les cités mal gouvernées qui défendent aux citoyens, sous peine 426c de mort, de toucher à l'ensemble de leur constitution, alors que celui qui sert ces citoyens de la manière la plus agréable et les flatte, empressé à devancer, à prévoir leurs désirs, et habile à les satisfaire, est traité d'homme vertueux, de sage profond, et honoré par elles?

C'est la même chose, reconnut-il, qu'elles font, à mon sens; et je ne les approuve nullement.

Mais que dire de ceux qui consentent, qui s'empressent 426d même à servir de telles cités? N'admires-tu pas leur courage et leur complaisance?

Si, exception faite de ceux qui se laissent tromper, et se croient de vrais politiques parce qu'ils sont loués par la multitude.

Que dis-tu? Tu n'excuses pas ces hommes? Crois-tu donc qu'une personne ne sachant pas mesurer, à qui nombre d'autres personnes dans le même cas diraient 426e qu'elle a quatre coudées, pourrait s'empêcher de penser que c'est là sa mesure?

Non, avoua-t-il, je ne le crois pas.

Par conséquent ne t'emporte point contre eux; car ils sont les plus charmants du monde, ces hommes-là ! Ils font des lois sur les sujets que nous avons énumérés tout à l'heure, et les réforment, s'imaginant qu'ils par viendront à mettre fin aux fraudes qui se commettent dans les contrats et dans les affaires dont nous parlions tantôt ils ne savent pas qu'en réalité ils coupent les têtes d'une hydre.

427 Effectivement, dit-il, ils ne font pas autre chose.

Pour moi, repris-je, je n'aurais pas pensé que, dans une cité mal ou bien gouvernée, le véritable législateur dût se mettre en peine de ce genre de lois : dans la première parce qu'elles sont inutiles et de nul effet, dans la seconde parce que n'importe qui en trouvera une partie, et que l'autre découlera d'elle-même des institutions déjà établies.

427b Que nous reste-t-il donc encore à faire en législation? demanda-t-il.

Je répondis : à nous rien; mais à Apollon, au dieu de Delphes, il reste à faire les plus grandes, les plus belles et les premières des lois.

Lesquelles?

Celles qui regardent la construction des temples, les sacrifices des dieux et des héros, l'ensevelissement des morts, et les cérémonies qui nous rendent leurs mânes propices. De cela en effet nous n'avons la science; aussi, 427c fondant la cité, devons-nous n'obéir à personne d'autre, si nous sommes sages, ni prendre d'autre guide que celui de notre patrie (17). Or ce dieu, en de pareilles matières, est le guide national de tous les hommes, puisqu'il rend ses oracles assis sur l'Omphale au centre de la terre (18).

Tu as raison, dit-il, c'est ainsi qu'il faut faire.

427d Voilà donc ta cité fondée, fils d'Ariston, repris-je. Maintenant prends où tu voudras une lumière suffisante, appelle ton frère, Polémarque, et les autres, et examine s'il nous est possible de voir où réside en elle la justice, où l'injustice, en quoi elles dirièrent l'une de l'autre, et laquelle des deux doit posséder celui qui veut être heureux, qu'il échappe ou non aux regards des dieux et des hommes.

C'est comme si tu ne disais rien ! intervint Glaucon. Tu nous as promis, on effet, de faire toi-même cette recherche, prétendant qu'il serait impie pour toi de ne pas porter e secours à la justice par tous les moyens qui sont en ton pouvoir,

Il est vrai que j'ai fait la promesse que tu rappelles; je dois donc la tenir, mais il faut que vous m'aidiez.

Nous t'aiderons, dit-il.

J'espère, repris je, trouver ce que nous cherchons de la façon suivante. Si notre cité a été bien fondée, elle est parfaitement bonne.

Nécessairement.

Il est donc évident qu'elle est sage, courageuse, tempérante et juste (19).

C'est évident.

Par suite, quelle que soit celle de ces vertus que nous trouvions en elle, les vertus restantes seront celles que nous n'aurons pas trouvées.

428 Sans doute.

Si de quatre choses nous en cherchions une, en n'importe quel sujet, et que dès l'abord elle se présentât à nous, nous en saurions assez; mais si nous avions d'abord connaissance des trois autres, par cela même nous connaîtrions la chose cherchée, car il est évident qu'elle ne serait autre que la chose restante (20).

C'est exact, dit-il.

Donc, puisque les objets de notre recherche sont au nombre de quatre, ne devons-nous pas adopter cette méthode?

Si, évidemment.

Or, dans le cas qui nous occupe, je crois que c'est la sagesse qui, la première, s'aperçoit clairement; et voici 428b qu'à son sujet apparaît un fait étrange (21).

Lequel? demanda-t-il.

La cité que nous avons fondée; dis-je me semble réellement sage, car elle est prudente dans ses délibérations.

Oui.

Et la prudence dans les délibérations est évidemment une sorte de science; ce n'est point en effet par ignorance, mais par science que l'on délibère bien.

Évidemment.

Mais il y a dans la cité une grande diversité de sciences.

Sans doute.

Est-ce donc à cause de la science des charpentiers 428c qu'il faut dire que la cité est sage et prudente dans ses délibérations?

Nullement, répondit-il, mais cette science fera dire qu'elle est habile dans la charpente.

Par suite, ce n'est pas parce qu'elle délibère avec science sur la meilleure façon de fabriquer les ouvrages de menuiserie que la cité doit être appelée sage?

Certes non !

Serait-ce pour sa science ès ouvrages d'airain ou d'autres métaux?

Pour aucune de ces sciences, dit-il.

Ni pour celle de la production des fruits de la terre, car à ce titre elle est agricole.

Il me le semble.

Quoi donc? poursuivis-je, est-il une science, dans la cité que nous venons de fonder, résidant chez certains 428d citoyens, par laquelle cette cité délibère, non sur quelqu'une des parties qu'elle enferme, mais sur l'ensemble d'elle-même, pour connaître la meilleure façon de se comporter à son propre égard et à l'égard des autres cités?

Assurément il en est une.

Laquelle? demandai-je, et chez quels citoyens se trouve-t-elle?

C'est, répondit-il, la science de la garde, et elle se trouve chez les chefs que nous appelions tout à l'heure gardiens parfaits.

Et relativement à cette science comment appelles-tu la cité?

Je l'appelle prudente dans ses délibérations et vraiment sage.

Mais, repris-je, quels sont ceux qui, à ton avis, se trouveront en plus grand nombre dans la cité, les forgerons 428e ou les vrais gardiens?

Les forgerons, et de beaucoup.

Par conséquent, de tous les corps qui tirent leur nom de la profession qu'ils exercent, celui des gardiens sera le moins nombreux?

De beaucoup.

Ainsi, c'est à la classe, à la partie la moins nombreuse d'elle-même et à la science qui y réside, c'est à ceux qui sont à a tête et qui gouvernent, qu'une cité tout entière, fondée selon la nature, doit d'être sage; et les hommes de cette race sont naturellement très rares, auxquels il 429 appartient de participer à la science qui, seule parmi les sciences, mérite le nom de sagesse.

C'est très exact, dit-il.

Nous avons donc trouvé, je ne sais de quelle manière, l'une des quatre vertus cherchées, et en quel point de la cité elle réside.

Pour moi, observa-t-il, elle me paraît trouvée de manière satisfaisante.

Quant au courage lui-même et à la partie de la cité où il réside, partie à cause de laquelle la cité est appelée courageuse, il n'est pas difficile de les voir.

Comment donc?

Qui dirait, poursuivis-je, qu'une cité est lâche ou 429b courageuse eu égard à autre chose qu'à cette partie qui fait la guerre et porte les armes pour elle?

Personne, répondit-il, ne le dirait eu égard à autre chose.

Aussi bien ne pensé-je pas que les autres citoyens, lâches ou courageux, aient le pouvoir de donner à la cité l'un ou l'autre de ces caractères.

Ils ne l'ont pas en effet.

Donc, la cité est courageuse par une partie d'elle-même, et parce qu'elle possède en cette partie la force de garder 429c constamment intacte son opinion sur les choses à craindre : à savoir que ce sont celles, en nombre et en nature, que le législateur a désignées dans l'éducation. Ou bien n'est-ce pas là ce que tu appelles courage?

Je n'ai pas tout à fait compris ce que tu dis; répète-le. Je dis que le courage est une sorte de sauvegarde. Oui, mais quelle sorte de sauvegarde?

Celle de l'opinion que la loi a fait naître en nous, par le moyen de l'éducation, sur les choses qui sont à craindre, leur nombre et leur nature. Et j'entendais par sauvegarde constante de cette opinion le fait pour quelqu'un de la 429d garder sauve au milieu des peines et des plaisirs, des désirs et des craintes, et de ne point l'abandonner. Je vais t'expliquer cela par une comparaison, si tu veux.

Mais je veux bien.

Tu sais donc que les teinturiers, quand ils veulent teindre de la laine en pourpre, choisissent d'abord, parmi celles de diverses couleurs, une seule espèce de laine, la blanche; qu'ensuite ils la préparent, la soumettant à un long traitement, afin qu'elle prenne au mieux l'éclat de la couleur; qu'enfin ils la plongent dans la teinture. Et 429e ce que l'on teint de cette manière est indélébile : le lavage, fait avec ou sans dissolvants, n'en ôte pas la couleur; par contre tu sais ce qui arrive quand on ne procède pas ainsi, quand on teint des laines d'une autre couleur, ou même de la laine blanche sans la préparer à l'avance.
Je sais, dit-il, que la couleur passe et devient ridicule.

Conçois donc, repris-je, que nous avons procédé, dans la mesure de nos forces, à une opération semblable nous aussi, en choisissant les guerriers et en les élevant dans 430 la musique et dans la gymnastique. N'imagine pas qu'autre ait été notre intention : nous tenions à ce qu'ils prissent une teinture aussi belle que possible des lois, afin que, grâce à leur nature et à une éducation appropriée, ils eussent, sur les choses à craindre et le reste, une opinion indélébile (22), qui ne pût être effacée par ces dissolvants terribles que sont le plaisir - plus puissant dans son action que tout alcali (23) ou toute lessive (24) -,  430b la douleur, la crainte et le désir - plus puissants que tout autre dissolvant. C'est cette force qui sauvegarde constamment l'opinion droite et légitime, touchant les choses qui sont ou ne sont pas à craindre, que j'appelle, que je pose comme courage, si tu n'y objectes rien.

Mais je n'y objecte rien, dit-il, car il me semble que si l'opinion droite sur ces mêmes choses n'est pas le fruit de l'éducation, si elle est sauvage ou servile, tu ne la regardes point comme stable, et tu l'appelles d'un autre nom (25).

Ce que tu dis est très exact, avouai-je.

J'admets donc ta définition du courage.

Oui, admets-la, du moins comme celle du courage politique (26), et tu auras raison. Mais sur ce point, si tu veux, nous discuterons bien mieux une autre fois; pour le moment ce n'est pas le courage que nous cherchons, mais la justice. En voilà donc assez, je pense, sur ce sujet-là.

C'est juste, dit-il.

Dès lors, repris-je, deux vertus nous restent encore à 430d trouver dans la cité, la tempérance (27), et l'objet de toute notre recherche, la justice (28).

Parfaitement.

Eh bien ! comment pourrions-nous trouver la justice sans plus nous occuper de la tempérance?

Je n'en sais rien, répondit-il; mais je ne voudrais pas qu'elle se montrât à nous la première si nous ne devions plus examiner la tempérance. Si tu veux me faire plaisir, examine d'abord cette dernière.

Mais, certes, je veux bien; j'aurais tort de refuser.

430e Examine donc, dit-il.

C'est ce que je vais faire. Et, à voir les choses d'ici, elle ressemble, plus que les vertus précédentes, à un accord et à une harmonie.

Comment?

La tempérance est en quelque sorte un ordre, une maîtrise qui s'exerce sur certains plaisirs et certaines passions, comme l'indique - d'une façon que je n'entends pas trop - l'expression commune « maître de soi-même », et quelques autres semblables qui sont, pour ainsi dire, des traces de cette vertu, n'est-ce pas (29)?

Très certainement.

Or l'expression « maître de soi-même » n'est-elle pas ridicule? Celui qui est maître de lui-même est aussi, je suppose, esclave de lui-même, et celui qui est esclave, 431 maître; car en tous ces cas c'est la même personne qui est désignée.

Sans doute.

Mais cette expression me paraît vouloir dire qu'il y a dans l'âme humaine deux parties : l'une supérieure en qualité et l'autre inférieure; quand la supérieure par nature commande à l'inférieure, on dit que l'homme est maître de lui-même - c'est un éloge assurément; mais quand, par le fait d'une mauvaise éducation ou de quelque mauvaise fréquentation la partie supérieure, qui est plus petite, se trouve dominée par la masse des éléments 431b qui composent l'inférieure, on blâme cette domination comme honteuse, et l'on dit de l'homme dans un pareil état qu'il est esclave de lui-même et déréglé.

Cette explication me paraît juste, dit-il.

Jette donc les yeux, repris-je, sur notre jeune cité; tu y trouveras l'une de ces conditions réalisée, et tu diras que c'est avec raison qu'elle est appelée maîtresse d'elle-même, si tout ce dont la partie supérieure commande à l'inférieure doit être appelé tempérant et maître de soi-même.

J'y jette les yeux et je vois que tu dis vrai.

Certes, on y trouverait aussi, en grand nombre et de 431e toutes sortes, passions, plaisirs et peines, surtout chez les enfants, les femmes, les serviteurs et la foule des hommes de peu qu'on appelle libres.

Certainement.

Mais pour les sentiments simples et modérés que le raisonnement dirige et qu'accompagnent l'intelligence et la droite opinion, tu ne les rencontreras que chez de rares personnes, celles, douées d'une excellente nature, qu'a formées une excellente éducation.

C'est vrai.

Ne vois-tu pas également que dans ta cité les désirs de la foule des hommes de peu sont dominés par les désirs 431d et par la sagesse du plus petit nombre des hommes vertueux?

Je le vois.

Si donc on peut dire d'une cité qu'elle est maîtresse de ses plaisirs, de ses passions et d'eIle-même, c'est de celle-ci qu'il faut le dire.

Assurément.

Mais ne faut-il pas aussi l'appeler tempérante en considération de tout cela?

Très certainement.

Et si dans une autre cité gouvernants et gouvernés ont la même opinion touchant ceux qui doivent commander 431e, dans la nôtre aussi résidera cet accord, n'est-ce-pas (30)?

Sans aucun doute.

Eh bien ! quand les citoyens sont disposés de la sorte, chez lesquels diras-tu que se trouve la tempérance? chez les gouvernants ou les gouvernés?

Chez les uns et les autres, répondit-il.

Ainsi, tu vois que nous devinions juste tout à l'heure, quand nous disions que la tempérance ressemble à une harmonie.

Pourquoi donc?

Parce qu'il n'en est pas d'elle comme du courage et de la sagesse qui, résidant respectivement dans une partie de la cité, rendent cette dernière courageuse 432 et sage. La tempérance n'agit pas ainsi : répandue dans l'ensemble de l'État, elle met à l'unisson de l'octave les plus faibles, les plus forts et les intermédiaires, sous le rapport de la sagesse, si tu veux, de la force, si tu veux encore, du nombre, des richesses, ou de toute autre chose semblable (31). Aussi pouvons-nous dire avec très grande raison que la tempérance consiste en cette concorde, harmonie naturelle entre le supérieur et l'inférieur sur le point de savoir qui doit commander, et dans la cité 432b et dans l'individu.

Je suis tout à fait de ton avis.

Soit, dis-je; voilà que trois choses ont été découvertes dans notre cité (32). Quant à la quatrième, par qui cette cité participe encore à la vertu, que peut-elle être? Il est évident que c'est la justice.

C'est évident.

Eh bien ! Glaucon, il nous faut maintenant, comme des chasseurs (33), nous poster en cercle autour du fourré, et prendre garde que la justice ne s'enfuie et ne s'évanouisse 432c à nos yeux. Il est clair en effet qu'elle est quelque part ici. Regarde donc, applique-toi à la hercher; tu la verras peut-être le premier et me la montreras.

Je le voudrais bien ! Mais plutôt si tu me prends comme un suivant, capable de discerner ce qu'on lui signale, feras-tu très juste usage de mes forces.
Suis donc après avoir prié avec moi (34).

Je suivrai, dit-il, conduis-moi seulement.

Certes, repris-je, l'endroit est couvert et d'accès pénible; il est obscur et difficile à battre. Cependant il faut avancer.

432d Oui, il faut avancer.

Alors, après avoir regardé : Oh ! oh ! Glaucon, m'écriai-je, il y a chance que nous soyons sur la bonne trace; je crois que le gibier ne nous échappera pas.

Bonne nouvelle ! dit-il.

En vérité, nous n'étions guère clairvoyants !

Comment ?

Il y a longtemps, bienheureux homme, - depuis le début de cet entretien - que l'objet de notre recherche semble se rouler à nos pieds et nous ne l'avons pas vu, grands sots que nous sommes ! Comme les personnes qui 432e cherchent parfois ce qu'elles tiennent entre leurs mains, au lieu de regarder ce qui se trouvait devant nous, nous examinions un point lointain; c'est peut-être pourquoi notre objet nous a échappé (35).

Comment l'entends-tu? demanda-t-il.

Voici, répondis-je : je crois que, d'une certaine manière, nous parlons depuis longtemps de la justice sans nous en rendre compte.

Long préambule, dit-il, pour qui désire écouter !

Eh bien ! repris-je, écoute si j'ai raison. Le principe 433 que nous avons posé au début, lorsque nous fondions la cité, comme devant toujours être observé, ce principe ou l'une de ses formes est, ce me semble, la justice. Or nous posions, et nous avons souvent répété, si tu t'en souviens, que chacun ne doit s'occuper dans la cité que d'une seule tâche, celle pour laquelle il est le mieux doué par nature.

Oui, nous le disions.

Mais que la justice consiste à faire son propre travail et à ne point se mêler de celui d'autrui, nous l'avons entendu dire à beaucoup d'autres, et nous-mêmes, souvent 433b, l'avons dit.

Nous l'avons dit, en effet.

Ainsi donc, poursuivis-je, ce principe qui ordonne à chacun de remplir sa propre fonction pourrait bien être, en quelque manière, la justice; sais-tu d'où je tire cette conjecture?

Non, avoua-t-il; dis-le.

Je crois que dans la cité le complément des vertus que nous avons examinées, tempérance, courage et sagesse, est cet élément qui leur a donné à toutes le pouvoir de naître, et, après leur naissance, les sauvegarde tant qu'il est présent. Or nous avons dit que la justice serait le complément des vertus cherchées, si nous trouvions les 433c trois autres.

Nécessairement.

Cependant, repris-je, s'il fallait décider quelle est celle de ces vertus qui par sa présence contribue surtout à la perfection de la cité, il serait difficile de dire si c'est la conformité d'opinion entre les gouvernants et les gouvernés, la sauvegarde, chez les guerriers, de l'opinion légitime concernant les choses qui sont ou ne sont pas à craindre, la sagesse et la vigilance chez les chefs, ou 433d bien si ce qui contribue surtout à cette perfection c'est la présence, chez l'enfant, la femme, l'esclave, l'homme libre, l'artisan, le gouvernant et le gouverné, de cette vertu par laquelle chacun s'occupe de sa propre tâche et ne se mêle point de celle d'autrui.

Ce serait difficile à décider, dit-il. Et comment non?

Ainsi la force qui contient chaque citoyen dans les limites de sa propre tâche, concourt, pour la vertu d'une cité, avec la sagesse, la tempérance et le courage de cette cité.

Certainement.

Mais ne diras-tu pas que la justice est cette force qui 433e concourt avec les autres à la vertu d'une cité?

Si, assurément.

Examine maintenant la question de la façon suivante pour voir si ton avis restera le même : chargeras-tu les chefs de juger les procès?

Sans doute.

Et se proposeront-ils, ce faisant, une autre fin que celle-ci : empêcher que chaque partie ait les biens de l'autre ou soit privée des siens.

Non, aucune autre fin.

Parce que cela est juste?

Oui.

434 Et par là on reconnaîtra que la justice consiste à ne détenir que les biens qui nous appartiennent en propre et à n'exercer que notre propre fonction.

C'est cela.

Dès lors, vois si tu penses comme moi. Qu'un charpentier entreprenne d'exercer le métier de cordonnier, ou un cordonnier celui de charpentier, et qu'ils fassent échange de leurs outils ou de leurs salaires respectifs - ou bien qu'un même homme tente d'exercer ces deux métiers, et que tous les autres changements possibles (36), sauf celui que je vais dire, se produisent - crois-tu que cela puisse nuire grandement à la cité?

Je ne le crois pas du tout, répondit-il.

Par contre, quand un homme, que la nature destine à être artisan ou à occuper quelque autre emploi lucratif, exalté par sa richesse, le grand nombre de ses relations, 434b sa force ou un autre avantage semblable, tente de s'élever au rang de guerrier, ou un guerrier au rang de chef et de gardien dont il est indigne; quand ce sont ceux-là qui font échange de leurs instruments et de leurs privilèges respectifs, ou quand un même homme essaie de remplir toutes ces fonctions à la fois, alors tu crois avec moi, je pense, que ce changement et cette confusion entraînent la ruine de la cité.

Parfaitement.

La confusion et la mutation de ces trois classes (37) entre elles constituent donc pour la cité le dommage 434c suprême, et c'est à très bon droit qu'on appellerait ce désordre le plus grand des méfaits.

Certainement.

Or, le plus grand méfait que l'on puisse commettre à l'égard de sa propre cité, ne diras-tu pas que c'est l'injustice?

Comment non?

C'est donc en cela que consiste l'injustice. Voici maintenant la réciproque : quand la classe des hommes d'affaires, celle des auxiliaires et celle des gardiens exercent chacune leur propre fonction, et ne s'occupent que de cette fonction, n'est-ce pas le contraire de l'injustice et ce qui rend la cité juste?
Il me semble, avoua-t-il, qu'il ne peut en être autrement.

434d Ne l'affirmons pas encore, repris-je, en toute certitude; mais si nous reconnaissons que cette conception, appliquée à chaque homme en particulier, est, là aussi, la justice (38), alors nous lui donnerons notre assentiment - aussi bien que dire de plus? - sinon, nous ferons porter notre examen sur autre chose. Pour le moment, parachevons cette enquête qui, pensions-nous, devait nous permettre de voir plus aisément la justice dans l'homme si nous tentions d'abord de la contempler dans l'un des 434e sujets plus grands qui la possèdent. Or il nous a paru que ce sujet était la cité; nous en avons donc fondée une aussi parfaite que possible, sachant bien que la justice se trouverait dans la bonne cité. Ce que nous y avons découvert, transportons-le maintenant dans l'individu, et s'il est reconnu que c'est la justice, tant mieux. Mais s'il apparaît que la justice est autre chose dans l'individu, nous reviendrons à la cité pour éprouver cela.

435 Peut-être que, comparant ces conceptions et les frottant l'une contre l'autre, nous en ferons jaillir la justice, comme le feu des éléments d'un briquet; puis, quand elle sera de-venue pour nous manifeste, nous la fixerons en nos âmes.

Ta proposition est méthodique, dit-il; c'est ainsi qu'il faut procéder.

Eh bien ! repris-je, lorsque deux choses, l'une plus grande, l'autre plus petite, sont appelées du même nom, sont-elles dissemblables, en tant qu'appelées du même nom, ou semblables?

Semblables.

Donc l'homme juste, en tant que juste, ne différera 435b point de la cité juste, mais il lui sera semblable.

Oui.

Mais la cité nous a paru juste quand chacune de ses trois parties s'occupait de sa propre tâche; tempérante d'autre part, courageuse et sage par les dispositions et les qualités de ces mêmes parties.

C'est vrai, dit-il.

Par suite, mon ami, nous estimerons pareillement que 435c l'individu, si son âme renferme ces mêmes parties (39), mérite, en vertu des mêmes dispositions, les mêmes noms que la cité.

C'est de toute nécessité.

Nous voilà donc tombés, merveilleux homme, sur une question insignifiante concernant l'âme : savoir si elle a ou n'a pas en elle ces trois parties (40).
Je ne crois pas du tout qu'elle soit insignifiante, observa-t-il; car peut-être, Socrate, le proverbe a raison de dire que les belles choses sont difficiles.

Il paraît, repris-je. Mais sache bien, Glaucon, quelle 435d est mon opinion : par les méthodes dont nous nous servons dans la présente discussion nous n'atteindrons jamais exactement l'objet de notre recherche - c'est une autre route en effet, plus longue et plus compliquée qui y mène (41); peut-être cependant arriverons-nous à des résultats dignes de ce que nous avons dit et examiné jusqu'ici.

Ne faut-il pas s'en contenter? demanda-t-il. Pour mol, cela me suffirait en ce moment.

Mais certes, répondis-je, cela me suffira pleinement à moi aussi.

Ne te décourage donc pas, reprit-il; examine.

N'y a-t-il pas grande nécessité de convenir qu'en 435e chacun de nous se trouvent les mêmes formes et les mêmes caractères que dans la cité? Aussi bien n'est-ce point d'ailleurs qu'ils viennent à cette dernière. Il serait, en effet, ridicule de penser que le caractère irascible de certaines cités n'a pas son origine dans les particuliers qui ont la réputation de le posséder, comme les Thraces, les Scythes et presque tous les peuples du Nord - ou qu'il n'en est pas de même pour l'amour du savoir, que l'on pourrait principalement attribuer aux habitants de notre pays, ou pour l'amour des richesses, qu'on prêterait 436 surtout aux Phéniciens et aux Egyptiens (42),

Certainement.

Cela se passe ainsi, repris-je, et n'est pas difficile à comprendre.

Non assurément.

Mais il sera plus difficile de décider si c'est par le même élément que nous accomplissons chacune de nos actions, ou telle action par tel des trois éléments; si nous comprenons par l'un, nous irritons par l'autre, désirons par un troisième les plaisirs de la nourriture, de la reproduction et tous ceux de même famille, ou bien si l'âme 436b tout entière intervient dans chacune de ces opérations, quand nous sommes portés à les accomplir. Voilà ce qui sera difficile à déterminer de manière satisfaisante.

Je le crois aussi, dit-il.

Essayons donc de déterminer de la sorte si ces éléments sont identiques entre eux ou différents.

Comment?

Il est évident que le même sujet, en la même de ses parties, et relativement au même objet, ne pourra produire ou éprouver en même temps des effets contraires (43) : de sorte que si nous trouvons ici ces contraires nous 436c saurons qu'il y a, non pas un, mais plusieurs éléments.

Soit.

Examine donc ce que je dis.

Parle.

Est-il possible, demandai-je, que la même chose soit à la fois immobile et en mouvement, en la même de ses parties?

Nullement.

Assurons-nous-en de façon plus précise encore, de peur qu'en avançant il ne nous vienne des doutes. Si quelqu'un prétendait qu'un homme, qui se tient par ailleurs immobile, mais qui remue les bras et la tête, est à la fois immobile et en mouvement, nous estimerions, je pense, qu'il ne faut pas s'exprimer ainsi, mais dire qu'une partie de 436d son corps est immobile et l'autre en mouvement, n'est-ce pas?

Oui.

Et si notre interlocuteur poussait plus loin la plai¬santerie, disant avec subtilité que la toupie est tout entière immobile et en mouvement quand elle tourne retenue au même endroit par sa pointe, ou qu'il en est de même de quelque autre objet mû en cercle autour d'un point fixe, nous n'admettrions pas ces allégations, parce que ce n'est pas dans les mêmes de leurs parties que de telles 436e choses sont alors en repos et en mouvement; nous dirions qu'elles ont un axe et une circonférence, que par rapport à l'axe elles sont immobiles - puisque cet axe n'incline d'aucun côté - et que par rapport à la circonférence elles se meuvent circulairement; mais lorsque le corps en mouvement incline avec lui la ligne d'axe vers la droite ou vers la gauche, vers l'avant ou vers l'arrière, alors il n'y a immobilité sous aucun rapport.

C'est exact, dit-il.

Donc, de pareilles objections ne nous effrayeront point, pas plus qu'elles ne nous persuaderont qu'un même sujet, en la même de ses parties, et relativement au même objet, éprouve, soit, ou produise à la fois deux 437 choses contraires (44).

Certes, quant à moi, elles ne me persuaderont pas.

Cependant, poursuivis-je, afin de n'être pas obligés d'allonger en parcourant toutes les objections semblables et en nous assurant de leur fausseté, supposons notre principe vrai et allons de l'avant, après être convenus que si jamais il se révèle faux toutes les conséquences que nous en aurons tirées seront nulles.

Voilà, dit-il, ce qu'il faut faire.

Maintenant, repris-je, poseras-tu qu'approuver et désapprouver 437b, désirer une chose et la refuser, attirer à soi et repousser, sont des contraires entre eux, qu'il s'agisse d'actes ou d'états - car cela n'implique aucune différence?

Assurément, répondit-il, ce sont des contraires.

Or donc ne placeras-tu pas la soif, la faim, les appétits en général, et aussi le désir et la volonté dans la première classe de ces contraires que nous venons de mentionner? Par exemple ne diras-tu pas que l'âme de celui qui désire 437c recherche l'objet désiré, ou attire à soi ce qu'elle voudrait avoir, ou encore, en tant qu'elle voudrait qu'une chose lui soit donnée, se répond à elle-même, comme si quelqu'un l'interrogeait, qu'elle approuve cette chose, dans le désir où elle est de l'obtenir?

Si, je le dirai.

Mais quoi? ne pas consentir, ne pas vouloir, ne pas désirer sont des opérations que nous classerons avec celles de repousser, d'éloigner de soi et toutes les contraires des précédentes, n'est-ce pas?

Sans doute.

437d Cela posé, ne dirons-nous pas qu'il existe une classe des désirs et que nous appelons les plus apparents d'entre eux la soif et la faim?
Nous le dirons, répondit-il.

Or l'une est le désir de boire et l'autre celui de manger.

Oui.

Maintenant, la soif, en tant que soif, est-elle dans l'âme le désir de quelque chose de plus que de ce qui vient d'être dit? Par exemple, est-elle soif de boisson chaude ou froide, en grande ou en petite quantité, bref, d'une certaine sorte de boisson? Ou bien est-ce la chaleur se 437e joignant à la soif qui produit le désir de boire froid, ou le froid celui de boire chaud, tandis que la soif en elle-même n'est que le désir de l'objet assigné à sa nature, la boisson, comme la faim est le désir de la nourriture?

Il en est ainsi, dit-il; chaque désir pris en lui-même n'est désir que de l'objet même assigné à sa nature, ce qui s'y ajoute se rapportant à telle ou telle qualité de cet objet.

438 Et qu'on ne vienne pas, poursuivis-je, nous troubler à l'improviste en disant que personne ne désire la boisson mais la bonne boisson, ni la nourriture mais la bonne nourriture, car tous les hommes désirent les bonnes choses; si donc la soit est désir elle l'est d'une bonne chose, quelle que soit cette chose, boisson ou autre, et il en est de même des autres désirs.

Cette objection, observa-t-il, paraît cependant avoir quelque importance.

Mais à coup sûr, répliquai-je, tout objet en rapport 438b avec d'autres, pris dans telle de ses qualités est, je pense, en rapport avec tel objet; pris en lui-même en rapport seulement avec lui-même.

Je ne comprends pas, avoua-t-il.

Tu ne comprends pas, dis-je, que ce qui est plus grand n'est tel que par rapport à autre chose?

Si fait.

A ce qui est plus petit?

Oui.

Et ce qui est bien plus grand n'est tel que par rapport à ce qui est bien plus petit, n'est-ce pas?

Oui.

Et ce qui a été plus grand par rapport à ce qui a été plus petit, ce qui sera plus grand par rapport à ce qui sera plus petit?

Certainement.

Maintenant, pour le plus à l'égard du moins, le double 438c à l'égard de la moitié, le plus lourd à l'égard du plus léger, le plus vite à l'égard du plus lent, le chaud à l'égard du froid, et pour toutes les autres choses semblables n'en est-il pas de même?

Si, tout à fait.

Et le même principe ne s'applique-t-il pas aux sciences? La science prise en elle-même est science du connaissable en lui-même, ou de l'objet, quel qu'il soit, qu'on doit lui assigner (45); mais une science déterminée est science d'un objet de qualité déterminée. Je m'explique : lorsque d la science de construire des maisons naquit, ne fut-elle pas distinguée des autres sciences au point d'être appelée architecture?

Si.

Parce qu'elle était telle qu'elle ne ressemblait à nulle autre science?

Oui.

Or, n'est-elle pas devenue telle lorsqu'elle s'est appli¬quée à un objet déterminé? Et n'en est-il pas ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres sciences?

Il en est ainsi.

Reconnais donc, poursuivis-je, si maintenant tu me comprends, que c'était là ce que je voulais dire : tout objet en rapport avec d'autres, pris en soi-même n'est en rapport qu'avec soi-même, pris dans telle de ses qualités 438e en rapport avec tel objet. Du reste je ne prétends point que ce qui est en rapport avec tel objet soit semblable à cet objet, que, par exemple, la science de la santé et de la maladie soit elle-même saine ou malsaine, et la science du bien et du mal bonne ou mauvaise. Mais dès que la science n'est plus science du connaissable en soi, mais de tel objet - ici la santé et la maladie - il lui vient une détermination, et de ce fait elle n'est plus appelée simplement science, mais science médicale, du nom de l'objet particulier qu'elle assume.
Je comprends ta pensée et je la crois vraie.

439 Et la soif, demandai-je, ne la rangeras-tu pas d'après sa nature dans la classe des choses en rapport avec d'autres? La soif assurément se rapporte...

Je l'y rangerai, dit-il; elle se rapporte à la boisson.

Or, telle soif se rapporte à telle boisson; mais la soif en elle-même ne se rapporte point à une boisson en grande ou en petite quantité, bonne ou mauvaise, bref, à une espèce particulière de boisson. La soif en elle-même se rapporte par nature à la boisson même.

Parfaitement.

Par suite, l'âme de celui qui a soif, en tant qu'elle a soif, ne veut pas autre chose que boire; c'est là ce qu'elle 439b désire, ce vers quoi elle s'élance.

Evidemment.

Si donc quand elle a soif quelque chose la tire en arrière, c'est, en elle, un élément différent de celui qui a soif et qui l'entraîne comme une bête sauvage vers le boire; car, avons-nous dit, le même sujet, dans la même de ses parties, et relativement au même objet, ne peut produire à la fois des effets contraires (46).

Certes non.

De même, je pense, on aurait tort de dire de l'archer que ses mains repoussent et attirent l'arc en même temps; mais on dit très bien que l'une de ses mains le repousse et l'autre l'attire.

439c Assurément.

Maintenant, affirmerons-nous qu'il se trouve parfois des gens qui, ayant soif, ne veulent pas boire?

Sans doute, répondit-il, on en trouve beaucoup et fréquemment.

Eh bien! repris-je, que dire de ces gens-là sinon qu'il y a dans leur âme un principe qui leur commande et un autre qui leur défend de boire, celui-ci différent et maître du premier?

Pour moi, je le pense.

Or le principe qui pose de pareilles défenses ne vient-il pas, quand il existe, de la raison, tandis que les impulsions 439d qui mènent l'âme et la tirent sont engendrées par des dispositions maladives?

Il le semble.

Par conséquent, poursuivis-je, nous n'aurons pas tort d'estimer que ce sont là deux éléments distincts entre eux, et d'appeler celui par lequel l'âme raisonne, l'élément rationnel de cette dernière, et celui par lequel elle aime, a faim, a soif, et vole sans cesse autour des autres désirs, son élément irrationnel et concupiscible, ami de certaines satisfactions et de certains plaisirs.

Non, dit-il, nous n'aurons pas tort de penser ainsi. 439e Admettons donc que nous avons discerné ces deux éléments dans l'âme; mais le principe irascible, par quoi nous nous indignons, constitue-t-il un troisième élément, ou est-il de même nature que l'un des deux autres, et lequel?

Peut-être est-il de même nature que le second, le concupiscible.

Il m'est arrivé, repris-je, d'entendre une histoire à laquelle j'ajoute foi : Léontios, fils d'Aglaïon, revenant un jour du Pirée, longeait la partie extérieure du mur septentrional (47) lorsqu'il aperçut des cadavres étendus près du bourreau; en même temps qu'un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna; pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage; mais à la fin, maîtrisé par le désir (48), il ouvrit 440 de grands yeux, et courant vers les cadavres : « Voilà pour vous, mauvais génies, dit-il, emplissez-vous de ce beau spectacle ! »

J'ai, moi aussi, entendu raconter cela.

Ce récit, fis-je observer, montre pourtant que la colère lutte parfois contre les désirs, et donc qu'elle en est distincte.

Il le montre, en effet.

En beaucoup d'outres occasions, aussi, poursuivis-je, quand un homme est entraîné de force par ses désirs, 440b malgré sa raison, ne remarquons-nous pas qu'il se blâme lui-même, s'emporte contre ce qui lui fait violence, et que, dans cette sorte de querelle entre r'eux principes, la colère se range en alliée du côté de la raison? Mais tu ne diras pas, je pense, que tu l'as vue associée au désir, en toi-même ou chez les autres, quand la raison décide que telle action ne doit pas être faite à son encontre (49).

Non, par Zeus!

440c Mais quoi? demandai-je, quand un homme croit avoir tort, dans la mesure où il est plus noble n'est-il pas moins capable de -'emporter, souffrant de la faim, du froid ou de toute autre incommodité semblable, contre celui qui, pense-t-il, le fait souffrir justement? En d'autres termes, ne se refuse-t-il pas à éveiller sa colère contre celui qui le traite ainsi?

C'est la vérité, répondit-il.

Par contre, s'il se croit victime d'une injustice, n'est-ce pas qu'alors il bouillonne, s'irrite, combat du côté qui lui paraît juste - même s'il y va de la faim, du froid, 440d et de toutes les épreuves de ce genre - et, ferme dans ses positions, triomphe, sans se départir de ces sentiments généreux qu'il n'ait accompli son dessein, ou ne meure, ou, comme un chien par le berger, ne soit, par sa raison, rappelé à lui et calmé.

Cette image est tout fait juste, observa-t-il; aussi bien, dans notre cité, avons-nous établi que les auxiliaires seraient soumis aux chefs comme des chiens à leurs bergers.

Tu comprends parfaitement ce que je veux dire; mais fais-tu en outre cette réflexion?

440e Laquelle?

Que c'est le contraire de ce que nous pensions tout à l'heure qui se révèle à nous au sujet de l'élément irascible. Tout à l'heure, en effet, nous pensions qu'il se rattachait à l'élément concupiscible, tandis que maintenant nous disons qu'il s'en faut de beaucoup et que, bien plutôt, quand une sédition s'élève dans l'âme, il prend les armes en faveur de la raison.

Assurément.

Est-il dont différent de la raison, ou l'une de ses formes, de sorte qu'il n'y aurait pas trois éléments dans l'âme, mais deux seulement, le rationnel et le concu¬piscible? Ou bien, de même que trois classes composaient la cité - gens d'affaires, auxiliaires et classe délibérante 441 - de même, dans l'âme, le principe irascible constitue-t-il un troisième élément, auxiliaire naturel de la raison quand une mauvaise éducation ne l'a point corrompu?

Il y a nécessité, répondit-il, qu'il constitue un troisième élément.

Oui, dis-je, s'il apparaît différent de l'élément rationnel, comme il est apparu différent du concupiscible.

Cela n'est pas difficile à voir, reprit-il. On peut, en effet, l'observer chez les enfants dès leur naissance ils sont pleins d'irascibilité, mais certains ne me semblent 441b jamais recevoir de raison, et la plupart n'en reçoivent que tard.

Oui, par Zeus, tu dis vrai; et l'on verrait encore chez les bêtes sauvages qu'il en est ainsi. De plus, le vers d'Homère que nous citions plus haut en rendra témoignage :

Se frappant la poitrine, il gourmanda son coeur... (50)

II est évident qu'Homère représente ici deux prin¬cipes distincts, l'un, qui a raisonné sur le meilleur et le 441c pire, gourmandant l'autre, qui s'emporte de façon déraisonnable.

C'est parfaitement bien dit.

Voilà donc, repris-je, ces difficultés péniblement traversées à la nage, et voilà bien reconnu qu'il y a dans la cité et dans l'âme de l'individu des parties ase corres¬pondantes et égales en nombre.

Oui.

Par suite, n'est-il pas déjà nécessaire que l'individu soit sage de la même manière et par le même élément que la cité?

Si, sans doute.

Et que la cité soit courageuse par le même élément et 441d de la même manière que l'individu? enfin que tout ce qui a trait à la vertu, se trouve pareillement dans l'une et dans l'autre?

C'est nécessaire.

Ainsi, Glaucon, nous dirons, je pense, que la justice a chez l'individu le même caractère que dans la cité. Cela aussi est de toute nécessité.

Or nous n'avons certainement pas oublié que la cité était juste du fait que chacune de ses trois classes s'occupait de sa propre tâche.

Il ne me semble pas que nous l'ayons oublié.

Souvenons-nous donc que chacun de nous également, 441e en qui chaque élément remplira sa propre tâche, sera juste et remplira lui-même sa propre tâche.

Oui certes, il faut s'en souvenir.

Dès lors, n'appartient-il pas à la raison de commander, puisqu'elle est sage et a charge de prévoyance pour l'âme tout entière, et à la colère d'obéir et de seconder la raison?

Si, certainement.

Mais n'est-ce pas, comme nous l'avons dit, un mélange de musique et de gymnastique qui mettra d'accord ces parties, fortifiant et nourrissant l'une par de beaux 442 discours et par les sciences, relâchant, apaisant, adoucissant l'autre par l'harmonie et par le rythme?

Sans doute.

Et ces deux parties élevées de la sorte, réellement instruites de leur rôle et exercées à le remplir, comman¬deront à l'élément concupiscible, qui occupe la plus grande place dans l'âme, et qui, par nature, est au plus haut point avide de richesses; elles le surveilleront de peur que, se rassasiant des prétendus plaisirs du corps (51), il ne s'accroisse, ne prenne vigueur, et, au lieu de s'occuper de sa propre tâche 442b, ne tente de les asservir et de les gouverner - ce qui ne convient point à un élément de son espèce - et ne bouleverse toute la vie de l'âme (52).

Assurément, dit-il.

Et des ennemis du dehors ne garderont-elles pas au mieux l'âme tout entière et le corps, l'une délibérant, l'autre combattant sous les ordres de la première, et exécutant courageusement les projets conçus par celle-ci?

Certes.

Or donc, nous appelons l'individu courageux, je pense, en considération de la partie irascible de son âme, lorsque cette partie sauvegarde, à travers peines et plaisirs 442c, les préceptes de la raison touchant ce qui est ou qui n'est pas à craindre.

C'est exact.

D'autre part, nous l'appelons sage en considération de cette petite partie de lui-même qui commande et émet ces préceptes, partie qui possède aussi la science de ce qui profite à chacun des trois éléments de l'âme et à leur ensemble.

Parfaitement.

Mais quoi? ne l'appelons-nous pas tempérant du fait de l'amitié et de l'harmonie de ces éléments, lorsque 442d le chef et les deux sujets conviennent que la raison doit gouverner, et qu'il ne s'élève point de sédition contre elle?

Assurément, dit-il, la tempérance n'est pas autre chose dans la cité et dans l'individu.

Par suite, repris-je, ce dernier sera juste par la raison et de la manière que nous avons souvent indiquée. Il y a grande nécessité.

Maintenant, demandai-je, la justice s'est-elle émoussée (53) au point de nous apparaître différente de ce qu'elle était dans la cité (54)?
Je ne le crois pas, répondit-il.

Parce que, s'il restait encore quelque doute dans notre âme, nous pourrions le faire disparaître complètement 442e en rapprochant notre définition de la justice des notions communes.

Lesquelles?

Par exemple, s'il nous fallait décider, au sujet de notre cité et de l'homme qui, par nature et par éducation, lui est semblable, si cet homme, ayant reçu un dépôt d'or ou d'argent, paraît devoir le détourner, penses-tu 443 que personne le crût plus capable d'une telle action que ceux qui ne lui ressemblent pas?
Je ne le pense point.

Mais cet homme-là ne sera-t-il pas également pur de sacrilège, de vol et de trahison, tant particulière à l'égard de ses amis, que publique à l'égard de sa cité?

Il en sera pur.

Et, assurément, il ne manquera d'aucune manière à sa parole, qu'il s'agisse de serments ou d'autres promesses. Comment le pourrait-il?

Et l'adultère, le défaut de sollicitude envers les parents et de piété envers les dieux conviennent à tout autre plutôt qu'à lui.

A tout autre, certes.

443b Or, la cause de tout cela n'est-elle pas dans le fait que chaque élément de son âme remplit sa tâche propre, soit pour commander, soit pour obéir?

Elle est en cela et nulle part ailleurs.

Maintenant, te demandes-tu encore si la justice est autre chose que cette force qui fait de tels hommes et de telles cités (55)?

Non par Zeus, répondit-il, non, je ne me le demande point.

Voilà donc parfaitement réalisé notre songe, ce dont nous disions nous douter, à savoir qu'il se pourrait bien que, commençant à peine de fonder la cité, nous fussions 443e tombés, par bonne fortune, sur certain principe et modèle de la justice.

Oui vraiment.

Aussi bien, Glaucon, était-elle une image de la justice - et c'est pourquoi elle nous fut utile - la maxime qui déclarait bon que l'homme né pour être cordonnier s'occupât exclusivement de cordonnerie, l'homme né pour être charpentier de charpente, et ainsi des autres.

Apparemment.

Au vrai, la justice est, ce semble, quelque chose de tel, à cela près qu'elle ne régit pas les affaires extérieures de l'homme, mais ses affaires intérieures, son être réel et ce qui le concerne réellement (56), ne permettant à aucune 443d des parties de l'âme de remplir une tâche étrangère, ni aux trois parties d'empiéter réciproquement sur leurs fonctions. Elle veut que l'homme règle bien ses vraies affaires domestiques, qu'il prenne le commandement de lui-même, mette de l'ordre en lui et gagne sa propre amitié; qu'il établisse un parfait accord entre les trois éléments de son âme, comme entre les trois termes d'une harmonie - la nète, l'hypate, la mèse et les intermédiaires s'il en existe -- et que, les liant ensemble, 443e il devienne de multiple qu'il était absolument un, tempérant et harmonieux; qu'alors seulement il s'occupe, si tant est qu'il s'en occupe (57), d'acquérir des richesses, de soigner son corps, d'exercer son activité en politique ou dans les affaires privées, et qu'en tout cela il estime et appelle belle et juste l'action qui sauvegarde et con¬tribue à parfaire l'ordre qu'il a mis en lui, et sagesse la science qui préside à cette action; qu'au contraire il nomme injuste l'action qui détruit cet ordre, et ignorance 444 l'opinion qui préside à cette dernière action.

C'est tout à fait vrai, Socrate.

Soit, repris-je; maintenant si nous disions que nous avons trouvé ce qu'est l'homme juste, la cité juste, et en quoi consiste la justice dans l'un et dans l'autre, nous ne passerions pas, je pense, pour nous tromper beaucoup.

Non, certes.

Disons-le donc?

Disons-le.

Bien. Après cela il faut, je crois, examiner l'injustice (58).

Evidemment.

Or peut-elle être autre chose qu'une sorte de sédition entre les trois éléments de l'âme, une confusion, une 444b usurpation de leurs tâches respectives - la révolte d'une partie contre le tout pour se donner une autorité à laquelle elle n'a point droit, parce que sa nature la destine à subir une servitude que ne doit point subir ce qui est de race royale (59)? C'est de là, dirons-nous, de ce trouble et de ce désordre, que naissent l'injustice, l'incontinence, la lâcheté, l'ignorance, et tous les vices en un mot.

444c Certainement.

Mais, poursuivis-je, puisque nous connaissons la nature de l'injustice et de la justice, nous voyons déjà clairement en quoi consistent l'action injuste et l'action juste.

Comment donc?

Elles ne diffèrent point, répondis-je, des choses saines et des choses malsaines; ce que ces dernières sont pour le corps, elles le sont pour l'âme.

De quelle façon?

Les choses saines engendrent la santé, et les malsaines la maladie.

Oui.

De même les actions justes n'engendrent-elles pas 444d la justice, et les injustes l'injustice?

Si, nécessairement.

Or, engendrer la santé c'est établir selon la nature les rapports de domination et de sujétion entre les divers éléments du corps; engendrer la maladie c'est leur permettre de gouverner ou d'être gouvernés l'un par l'autre contre nature (60).

C'est cela.

Donc, engendrer la justice n'est-ce pas établir selon la nature les rapports de domination et de sujétion entre les divers éléments de l'âme? et engendrer l'injustice n'est-ce pas leur permettre de gouverner ou d'être gouvernés l'un par l'autre contre nature?

Sans doute.

Par suite, la vertu est, ce semble, santé, beauté, 444e bonne disposition de l'âme, et le vice maladie, laideur et faiblesse.

Il en est ainsi.

Mais les belles actions ne portent-elles pas à l'acquisition de la vertu, et les honteuses à celle du vice?

Il y a nécessité.

Nous n'avons plus maintenant qu'à examiner s'il est profitable d'agir justement, de s'appliquer à ce qui est 445 honnête et d'être juste, fût-on ou non connu pour tel - ou de commettre l'injustice et d'être injuste, ne fût-on pas puni et ne devînt-on pas meilleur par le châtiment.

Mais, Socrate, observa-t-il, cet examen me semble désormais ridicule. Car si la vie paraît insupportable quand la constitution du corps est ruinée, même avec tous les plaisirs de la table, avec toute la richesse et toute la puissance possibles, à plus forte raison l'est-elle quand son principe se trouve altéré et corrompu, eût-on 445b le pouvoir de tout faire à son gré, - excepté d'échapper au vice et à l'injustice, et d'acquérir la justice et la vertu. J'entends : si ces choses sont telles que nous les avons décrites.

En effet, cet examen serait ridicule, avouai-je. Cependant, puisque nous avons atteint un point d'où nous pouvons discerner avec la plus grande clarté que telle est la vérité, nous ne devons pas faiblir.

Non, par Zeus, dit-il, nous ne devons pas faiblir le moins du monde.

Approche donc, repris-je, pour voir sous combien de 445c formes se présente le vice : celles du moins qui, selon moi, méritent d'appeler l'attention.
Je te suis, montre-les.

Eh bien ! à voir les choses de l'observatoire où nous sommes - puisque c'est ici que la discussion nous a conduits - il me semble que la forme de la vertu est une, et que les formes du vice sont sans nombre, mais qu'il en existe quatre dignes d'être retenues.

Que veux-tu dire? demanda-t-il.

Il se pourrait, répondis-je, qu'il y eût autant d'espèces d'âmes qu'il y a d'espèces de constitutions politiques.

Et combien? 445d

Cinq espèces de constitutions et cinq espèces d'âmes.

Nomme-les.

Voici : la constitution que nous avons décrite en est une, bien qu'on la puisse appeler de deux noms. Si, en effet, il y a un homme parmi les chefs qui surpasse remarquablement les autres on la nomme monarchie, s'il y en a plusieurs aristocratie (61)

C'est exact.

Mais je dis qu'il n'y a là qu'une espèce de constitution; 445e car, qu'ils soient plusieurs ou un seul, ils n'ébranleront pas les lois fondamentales de la cité tant qu'ils observeront les principes d'éducation que nous avons décrits.
Non, apparemment.

 

01.LIVRE IV
Aristote critique ce passage dans sa Politique (B, 5. 1264 b 17) :
« La cité tout entière, dit-il, ne saurait être heureuse quand la plupart de ses membres, ou tous, ou certains, sont privés de bonheur; car il n'en est pas du bonheur comme de la parité qui peut être la propriété d'une somme de nombres sans l'être d'aucun de ces nombres (οὐ γὰρ τω̂ν αὐτω̂ν τὸ εὐδαιμονει̂ν ὡ̂νπερ τὸ ἄρτιον: του̂το μὲν γὰρ ἐνδέχεται τῳ̂ ὅλῳ ὑπάρχειν, τω̂ν δὲ μερω̂ν μηδετέρῳ...). » Mais, objectera-t-on, Platon n'avoue pas ici que ses gardiens seront privés de bonheur il affirme seulement que c'est l'ensemble de la cité, et non telle ou telle classe, qui pour le moment le préoccupe. Il reviendra sur cette question au livre V (465 d-66) et au livre IX (680-92 b) et montrera que sa constitution est la seule qui puisse assurer aux gardiens un bonheur parfait. - Cf. Thucydide, II, 60, 2, qui rapporte ces paroles de Périclès : « Je pense qu'il est plus profitable pour les particuliers qu'une cité soit prospère dans son ensemble, qu'heureuse du bonheur de chacun de ses citoyens, quand la prospérité générale est compromise. »

02. Cf. Hippias Majeur 290 b. A la meilleure époque de l'art grec on ne peignait guère des statues que les traits les plus significatifs, et encore, semble-t-il, avec des couleurs conventionnelles.

03. C'était une opinion commune à la plupart des philosophes de l'antiquité que les richesses ne font pas la grandeur d'un État. Sur ce point Aristote est d'accord avec Platon. S'il estime qu'une certaine quantité de richesses est nécessaire au bonheur des États comme à celui des individus, il ne voit dans la possession de ces richesses qu'un moyen permettant de poursuivre des fins supérieures. Aussi déconseille-t-il à l'État comme à l'individu de chercher à s'enrichir au delà de certaines limites, le vrai but de l'association politique étant d'assurer le bonheur de ses membres par la vertu. (V. Polit. III, 9. 1280 a 25 sqq. et 1280 b 6 sqq.).

04. Allusion au jeu des cités (sorte de jeu de dames) dont on trouve la description dans Pollux, Onom. IV, 98.

05. Platon songe sans doute à Athènes où la question du paupérisme se posait, au IVe siècle, avec une vive acuité.

06. Cf. Aristote Polit. B, 2. 1261 a 17 sqq. « καίτοι φανερόν ἐστιν ὡς προϊου̂σα καὶ γινομένη μία μα̂λλον οὐδὲ πόλις ἔσται: πλη̂θος γάρ τι τὴν φύσιν ἐστὶν ἡ πόλις, γινομένη τε μία μα̂λλον οἰκία μὲν ἐκ πόλεως ἄνθρωπος δ' ἐξ οἰκίας [20] ἔσται: μα̂λλον γὰρ μίαν τὴν οἰκίαν τη̂ς πόλεως φαίημεν ἄν, καὶ τὸν ἕνα τη̂ς οἰκίας: ὥστ' εἰ καὶ δυνατός τις εἴη του̂το δρα̂ν, οὐ ποιητέον. »  « Pourtant il est évident que si cette unité est poussée trop loin il n'y aura plus de cité; naturellement la cité est multiple : parvenue à un trop grand degré d'unité, de cité elle devient famille, et de famille individu, car on peut dire que la famille a plus d'unité que la cité, et l'individu que la famille. Aussi, même s'il était possible de le faire, ne faudrait-il pas unifier la cité. » - Cette argumentation ne laisse pas d'être captieuse, car Platon ne prétend nullement supprimer la multiplicité dont parle Aristote, mais simplement l'ordonner - selon la hiérarchie même qu'impose la nature - dans une unité qui l'enferme. En ce sens il dira plus loin (443 e) que la justice confère à l'homme qui la possède une parfaite unité parce qu'elle harmonise les divers éléments de son âme.

07. Il s'agit probablement de la maxime pythagoricienne : « Tout est commun entre amis. »

08.Allusion à la formation du cercle par un secteur tournant autour du centre. La figure reçoit des accroissements réguliers tout en conservant sa parfaite unité.

09. Les citoyens deviennent meilleurs grâce à l'influence:
a) de la bonne éducation;
b) de l'hérédité qui fixe et accroît les résultats obtenus par la bonne éducation.

10. Homère, Odyssée I, 351 et suiv. :
τὴν γὰρ ἀοιδὴν μα̂λλον ἐπικλείουσ' ἄνθρωποι,
ἥ τις ἀκουόντεσσι νεωτάτη ἀμφιπέληται.
Platon, qui se refère sans doute à une recension différente de la nôtre, donne la variante  ἐπιφρονέουσ' au lieu de ἐπικλείουσ'.

11. « Sur la connexité qui existe entre les changements en musique et en politique voy. les Lois 700 a - 701 d. L'existence de cette connexité était universellement admise en Grèce et tout particulièrement à Sparte où - comme nous l'apprend Pausanias (III, 12, 10) - Timothée se vit confisquer sa lyre pour y avoir ajouté quatre cordes nouvelles... Dans l'ancienne cité grecque la notion d'individu était à peine distincte de la notion de citoyen, et l'on croyait que les changements moraux et politiques sont liés entre eux. » (Adam, édit. cit., tome I, p. 216 n.)

12.  Ce passage est une censure à peine voilée des moeurs politiques athéniennes.

13.  Les Grecs, comme le remarque B. Bosanquet (Companion to Plato's Republic, p. 131), étaient très portés à attacher une signification politique à ces détails. Cf. à ce sujet Hérodote, V, 71 et Thucydide, VI, 16, 28.

14.Platon estime de telles prescriptions inutiles parce que la politesse et la décence viennent spontanément orner une noble nature, qui s'épanouit en elles comme la beauté d'une plante en ses fleurs.

15. Isocrate (Areop. or. 41) dit de même que les bons magistrats ne doivent pas remplir les portiques de règlements écrits, mais faire en sorte que la notion du juste soit gravée dans l'âme des citoyens, « car ce n'est pas par les décrets mais par les moeurs que les cités sont bien policées : les hommes qui ont reçu une mauvaise éducation ne craindront pas de transgresser les lois écrites les plus précises, tandis que ceux qui ont été bien élevés voudront rester soumis aux lois les plus simples: οὐ γὰρ τοι̂ς ψηφίσμασιν ἀλλὰ τοι̂ς ἤθεσι καλω̂ς οἰκει̂σθαι τὰς πόλεις, καὶ τοὺς μὲν κακω̂ς τεθραμμένους καὶ τοὺς ἀκριβω̂ς τω̂ν νόμων ἀναγεγραμμένους τολμήσειν παραβαίνειν, τοὺς δὲ καλω̂ς πεπαιδευμένους καὶ τοι̂ς ἁπλω̂ς κειμένοις ἐθελήσειν ἐμμένειν.»

16. Cf. Tacite : « Coruptissima civitate plurimae leges. »

17. L'expression « notre patrie » désigne non seulement Athènes mais la Grèce tout entière. « Socrates hic non magis quam alibi in his libris tanquam Atheniensis loquitur, sed tanquam Graecus. Graecus autem omnibus πάτριος, hoc est, a majoribus traditus harum rerum arbiter et interpres erat Delphicus Apollo. » (Schneider.) Les Grecs avaient coutume de consulter l'oracle de Delphes avant de fonder une nouvelle colonie ou une nouvelle cité. Aussi honoraient-ils Apollon du titre de fondateur (ἀρχηγέτης) et de colonisateur (οἰκιστής).

18. « L'omphale du sanctuaire de Delphes était un bloc conique de marbre blanc ou de pierre (Pausanias, X, 16) qui était censé marquer le centre de la terre. Deux aigles d'or placés à ses côtés rappelaient les aigles qui, selon la légende, ayant été lancés par Zeus de l'Est et de l'Ouest extrêmes du monde, se rencontrèrent en ce lieu (Strabon, IX, 3, 6). L'omphale est fréquemment représenté comme le siège d'Apollon, spécialement sur les monnaies, quand on montre ce dieu rendant ses oracles.» (Adam, édit. cit., tome I, p. 223 n.)

19.. Le passage qui suit est un exposé de la théorie des quatre vertus cardinales. Bien que platonicienne dans sa forme, cette théorie pourrait être d'origine pythagoricienne. Le choix du nombre carré quatre paraît en effet dénoter un certain souci de symbolisme mathématique.

20. C'est, comme on voit, une première application de la méthode logique dite des résidus.

21. Parce que le nombre est très réduit des personnes en qui réside cette vertu, et grâce auxquelles la cité tout entière est appelée sage. - L'idée que le nombre des hommes sages est extrêmement limité se trouve souvent exprimée dans les Dialogues. Voy. en particulier le Théétète, 186 c et le Politique, 297 c.

22.De même que les teinturiers choisissent d'abord les laines à teindre, puis leur font subir une préparation spéciale (προπαρασκευή), les magistrats, après avoir choisi les futurs gardiens,doivent les préparer à recevoir, comme teinture indélébile, une juste opinion des choses à craindre (δόξα περὶ τῶν δεινῶν, ἃ τέ ἐστι καὶ οἶα).  - Aristote (Eth. à Nicom. II. 1105 a 3) emploie cette image dans un sens analogue.

23. Dans le texte χαλεστραῖον. Il s'agit d'un carbonate de soude naturel que l'on trouvait sur les bords du lac de Chalestra en Macédoine (d'où le nom), et qui tenait lieu de savon.

24.  Littéral. cendre (κονία) dont on se sert dans les lessives.

25.Cf. Lachès 196 d e.

26. Platon appelle politique le courage des gardiens pour le distinguer du courage individuel (défini en 442 b), et parce qu'aussi bien c'est par lui que la cité est courageuse. Cette forme du courage diffère de celle dont il est question aux livres VI et VII en ce qu'elle se fonde sur la droite opinion (ὀρθὴ δόξα) qu'une bonne éducation fait naître, tandis que la vertu proprement dite du courage (ou courage philosophique) repose sur la science.

27. Platon avait déjà tenté de définir la tempérance dans le Charmide 160 sqq. Successivement cinq définitions y étaient proposées puis abandonnées. La tempérance était considérée:
a) comme une sorte de calme (ἡσυχία) ;
b) comme une certaine pudeur (αἰδώς);
c) comme le fait de s'occuper de sa propre tâche (Τὸ τὰ ἑαυτοῦ πράττειν) ;
d) comme la pratique du bien (ἡ τῶν ἀγαθῶν πρᾶξις) ;
e) enfin elle était identifiée avec la connaissance de soi-même (τὸ γιγνώσκειν αὐτὸν ἑαυτόν).
On peut mesurer par là, le progrès accompli par la pensée de Platon entre la rédaction du Charmide et celle du IVe livre de la République.

28. Certains commentateurs ont voulu voir dans la σωφροσύνη; et dans la δικαιοσύνη deux formes d'une même vertu (ce qui rendrait inutile la recherche que Socrate poursuit ici). Mais il a été très bien démontré que la tempérance et la justice platoniciennes, pour si proches qu'elles puissent être l'une de l'autre, n'en sont pas moins distinctes. Voy. sur ce point l'analyse de J. Souilhé: La notion platonicienne d'intermédiaire dans la philosophie des Dialogues, IIe partie, ch. II, p. 119 et suiv.

29. Cf. supra liv. III, 389 d.

30. En résumé la cité tempérante se distingue par les trois caractères suivants:
1° Elle est maîtresse d'elle-même (χρείττων αὑτῆς) ;
2° Maîtresse de ses plaisirs et de ses désirs (χρείττων ἡδονῶν τε καὶ ἐπιθυμιῶν) ;
3° Chez elle gouvernants et gouvernés ont une commune opinion sur la question du commandement (ἡ αὐτη δόξα ἔνεστι τοῖς τε ἄρχουσι καὶ ἀρχομένοις περὶ τοῦ οὕστινας δεῖ ἄρχειν).
On voit d'après cela que toute cité démocratique pèche par intempérance.

31. Avec Jowett et Campbell (tome III, p. 184) on peut traduire schématiquement ce passage par la table suivante. Un parfait accord doit être établi entre :


 

32. Ainsi se trouvent définies les vertus de chacune des trois classes :
Chefs : sagesse, courage, témpérance.
Gardiens : courage, tempérance.
Peuple : tempérance.
La sagesse et le courage sont les vertus distinctives de l'élite.

33. Cette comparaison semble particulièrement chère à Platon. Cf. Lysis 218 e, Parménide 128 c, Lois 654 e. (Stallbaum)

34. Comme le chasseur pieux qui, d'après Xénophon (Cynégétique 6, 13), «fait voeu à Apollon et à Artémis Chasseresse de leur abandonner une part du gibier ».

35. Ce passage donne une idée parfaite de l'agitation intérieure de Socrate quand il arrive en face des points centraux de son sujet. Tout à la joie de la découverte, il se plaît à faire attendre Glaucon, aiguisant ainsi son attention en même temps qu'il accroît son impatience (μακρὸν τὸ προοίμιον τῷ ἐπιθυμοῦντι ἀκοῦσαι. On reconnaît ici l'un de ces innombrables procédés dramatiques qui rendent si vivants les dialogues de Platon, et font que l'on suit leurs abstraites péripéties comme celles d'une action savamment conduite, jalonnée de points stratégiques où rebondit l'intérêt.

36.. πάντα τἄλλα a été interprété par certains: reliquorum opificum opera . Mais cette interprétation suppose τἄλλα τά γε τοιαῦτα. Il est préférable, avec Jowett-Campbell (III, p. 187) et J. Adam (I, p. 241) de relier τἄλλα à ce qui suit et d'entendre « tous les changements autres (que ceux dont nous allons faire mention). » Cf. Lois, 798 d.

37. Le texte porte : ἡ τριῶν... γενῶν πολυπραγμοσυνή ..., et dans toute la discussion qui suit Platon emploie, à plusieurs reprises, le mot  γενή comme synonyme de εἴδη. Aussi bien peut-on prétendre que les trois classes de la cité platonicienne sont en réalité trois races, puisque le choix de leurs membres repose sur la seule considération des aptitudes naturelles. Or, ce sont les aptitudes de l'homme, et non les hasards de la naissance, qui révèlent s'il est de race noble ou servile. Cf. liv. III, 415 ci et infra, note 265.

38. κἂν μὲν ὁ μολογῆται..: - Il faut sous-entendre τοῦτο καὶ ἐν ἑνι ἑκάστῳ δικαιοσύνη εἶναι (J. C., p. 188).

39.Il convient de remarquer que Platon parle ici de l'âme dans son état terrestre, c'est-à-dire dans son état d'union au corps, et n'entend point préjuger la question de sa vraie nature. En effet, dégagée du mal inhérent à la matière, l'âme deviendra de tripartite absolument une (μονοειδές, 612 a), non par harmonie ou composition avec l'ἐπιθυμητικόν et le θυμοειδές, comme ici-bas, mais par réduction à son élément essentiel, le λογιστικόν (voy. liv. X, 611 b). - Sur l'ensemble de la psychologie platonicienne on peut consulter : Chaignet : De la Psychologie de Platon (1862) et E. W. Simson : Der Begriff der Seele bei Plato (1889).

40.Les Pythagoriciens avaient déjà distingué deux parties dans l'âme : une partie irrationnelle (ἄλογον) et une partie rationnelle (λογικόν). Voy. Diels : Doxographi Graeci, p. 389 sqq.

41. Allusion au livre VI, 504 b sqq.

42. En ce passage Platon s'inspire visiblement d'Hippocrate qui, le premier, observa l'influence des climats et des lieux sur le caractère des hommes et leurs institutions politiques (V. le traité De aeribus, aquis et locis, édit. Littré, tome II, p. 53 sqq.). Pour le célèbre médecin de Cos les différences ethniques résultent de différences géographiques, car «ce que la terre produit est en général conforme à la terre elle-même : τὰ ἐν τῇ γῇ φυόμενα πάντα ἀκόλουθα ἐόντα τῇ γῇ. (Ibid., ch. 24, p. 92). Au moral comme au physique, l'homme prend, en quelque sorte, les traits des lieux où il vit, et se développe dans le sens que favorise le climat de ces lieux. - C'est pour cela que les habitants de l'Europe sont plus courageux que ceux de l'Asie, en effet, une perpétuelle uniformité entretient l'indolence tandis qu'un climat variable donne de l'exercice au corps et à l'âme; or, si le repos et l'indolence nourrisent la lâcheté, l'exercice et le travail nourrissent le courage :ἐν μὲν γὰρ τῷ αἰεὶ παραπλησίῷ αἰ ῥᾳθυμίαι ἔνεισι, ἐν δὲ τῷ μεταβαλλομένῷ αἱ ταλαιπωρίαι τῷ σώματι καὶ τῇ ψυχῇ καὶ ἀπὸ μὲν ἡσυχίης καὶ ῥᾳθυμίης ἡ δειλίη αὕξεται, ἀπὸ δὲ ταλαιπωρίης καὶ τῶν πόνων αἱ ἀνδρεῖαι. (ch. 23, p. 84). Aristote (Polit. H, 7. 1327 b 23 sqq.) soutient à peu près la même thèse : « Les peuples qui habitent les climats froids, dit-il, et les peuples d'Europe - il faut entendre ici les peuples non-grecs - sont pleins de courage mais inférieurs en intelligence et en industrie; voilà pourquoi ils conservent leur liberté, mais ne sont pas policés et ne peuvent commander aux peuples voisins. Au contraire les peuples d'Asie sont intelligents et industrieux mais sans courage, aussi demeurent-ils en état de sujétion et d'esclavage. La race grecque, qui, topographiquement est intermédiaire, participe des deux : elle est, en effet, courageuse et intelligente; c'est pourquoi elle reste libre, a d'excellents gouvernements, et serait capable de commander au monde s'il advenait qu'elle fût réunie en un seul État (τὰ μὲν γὰρ ἐν τοι̂ς ψυχροι̂ς τόποις ἔθνη καὶ τὰ περὶ τὴν Εὐρώπην θυμου̂ μέν ἐστι πλήρη, διανοίας [25] δὲ ἐνδεέστερα καὶ τέχνης, διόπερ ἐλεύθερα μὲν διατελει̂ μα̂λλον, ἀπολίτευτα δὲ καὶ τω̂ν πλησίον ἄρχειν οὐ δυνάμενα: τὰ δὲ περὶ τὴν ̓Ασίαν διανοητικὰ μὲν καὶ τεχνικὰ τὴν ψυχήν, ἄθυμα δέ, διόπερ ἀρχόμενα καὶ δουλεύοντα διατελει̂: τὸ δὲ τω̂ν ̔Ελλήνων γένος, ὥσπερ μεσεύει κατὰ [30] τοὺς τόπους, οὕτως ἀμφοι̂ν μετέχει. καὶ γὰρ ἔνθυμον καὶ διανοητικόν ἐστιν: διόπερ ἐλεύθερόν τε διατελει̂ καὶ βέλτιστα πολιτευόμενον καὶ δυνάμενον ἄρχειν πάντων, μια̂ς τυγχάνον πολιτείας.). »

43. C'est la première mention explicite, dans la philosophie grecque, du principe de contradiction.

44. τἀναντία πάθοι ἢ καὶ εἴη ἢ καὶ ποιήσειεν. - Stallbaum et Cousin considèrent les mots ἢ καὶ εἴη, comme interpolés, sous prétexte que Platon ne sépare pas, en 436 b, les verbes ποιεῖν et  πάσχειν, et en 437 b, les substantifs ποιήματα et παθήματα. Mais on a deux raisons de conserver ces mots :
1° Ils ont pour eux l'autorité des meilleurs Mss.
2° Le fait que les catégories ποιεῖν et  πάσχειν sont corrélatives ne s'oppose pas à ce que l'on puisse insérer entre elles la catégorie εἶναι, les trois ensemble répondant à l'actif, à l'intransitif et au passif. (J. C., p. 194.)

45. Il ne s'agit pas ici de déterminer quel est l'objet de la science, mais de prouver que, prise en soi, la science ne se rapporte qu'à son objet en soi: ἐπιστήμη μὲν αὑτὴ μαθήματος αὐτοῦ έπιστήμη ἐστίν, ἢ ὅτου δὴ θεῖναι τὴν ἐπιστήμην. La même restriction se retrouve plus haut en 438 a : ἡ δίψα... εἶτε πώματος εἴτε ἄλλου ὅτου ἐστὶν ἐπιθυμία.

46. La correction d'Ast, adoptée par Adam, ἅμα τἀναντία πράττει paraît inutile si on lit avec Burnet  ἅμ' ἂ<ν> τἀναντία πράττοι.

47.Les Longs-Murs qui reliaient Athènes au Pirée et à Phalère avaient été construits, sur la proposition de Thémistocle, au lendemain de la seconde guerre médique (478). Par le traité de 404, qui mit fin à la guerre du Péloponnèse, Sparte victorieuse exigea qu'ils fussent détruits au son de la flûte.

48. « Ad hunc Leontium ejusque insanam cupiditatem spectat depravatissimus Theopompi comici Καπηλίδων » (Herwerden). V. Kock : Com. Att. Frag., I, p. 739.

49.« ἀντιπράττειν ad singularem aliquam actionem referen¬dum est, quam ratio suscipere eaque in re sibi repugnare prohibeat, quasi dictum sit: μὴ δεῖν τι πράττειν καὶ τοῦτο δρῶντα ἀντιπράττειν. » (Schneider.) Sur l'omission de ἑαυτῷ après &ἀντιπράττειν voy. Jowett-Campbell, III p. 199.
259. Odyssée XX, 17. Vers déjà cité au livre III, 390 d.

50. Le texte porte γένη. Platon emploie indifféremment les termes μέρη, εἴδη, γένη pour désigner les éléments de l'âme aussi bien que les classes de la cité. Cf. supra note 246.

51.καλουμένων ἡδονῶν : ce sont, en réalité, de faux plaisirs.

52. L'élément rationnel de l'âme doit commander au θυμοειδές et à l'ἐπιθυμητικόν parce que seul il est indépendant du corps (V. supra note 248). Cf. Aristote : Polit., A, 5. 1254 a 39 sqq. :  « Chez les hommes corrompus ou disposés à l'être, le corps semble souvent commander à l'âme, précisément parce que leur état est mauvais et contre nature. » Il est, en effet « conforme à la nature et profitable au corps d'obéir à l'âme, au sentiment d'obéir à l'intelligence et à cette partie de l'âme qui raisonne; l'égalité ou le renversement du pouvoir entre ces divers éléments est funeste à tous : φανερόν ἐστιν ὅτι κατὰ φύσιν καὶ συμφέρον τὸ ἄρχεσθαι τῳ̂ σώματι ὑπὸ τη̂ς ψυχη̂ς, καὶ τῳ̂ παθητικῳ̂ μορίῳ ὑπὸ του̂ νου̂ καὶ του̂ μορίου του̂ λόγον ἔχοντος, τὸ δ' ἐξ ἴσου ἢ ἀνάπαλιν βλαβερὸν πα̂σιν.  »

53.  Cf. supra, 435 a.

54. Voy. 433 a.

55. A ce point de la discussion il apparaît clairement que la justice, pour être bien comprise, devait être étudiée dans la. cité idéale : partout ailleurs on n'eût aperçu d'elle qu'une image incomplète et sans netteté (tentative infructueuse du premier Iivre et conclusion sceptique de Socrate). Or, de cette étude il ressort que la justice n'est pas plus le résultat d'une convention que la cité idéale n'est fondée sur un contrat. La cité idéale est fondée sur la nature des choses considérées dans les fins qu'elles réalisent ou tendent à réaliser. La justice n'est donc pas la simple expression d'un équilibre empiriquement obtenu, ni une aspiration sentimentale et mystique : elle est l'ordre qu'impose à l'homme et à la cité la nature profonde des choses, c'est pourquoi en elle se rencontrent toutes les autres vertus (cf. Aristote : Eth. à Nicom. V, 3. 1129 b 25 : ἐν δὲ δικαιοσύνη συλλήβδην πᾶσ' αρετή' νι. Mais pour découvrir cet ordre il importe de ne pas se fier à l'opinion, même droite : il faut aller au delà des apparences, et dégager la vérité qu'elles enferment comme on dégage l'or du minerai. Aussi, en définitive, ne parvient-on à la justice que par la science.
Nulle théorie n'est moins individualiste, ni plus opposée aux aspirations anarchiques de la justice sentimentale.

56. Pour Aristote également la véritable activité de l'homme est son activité intérieure : « La vie active ne se rapporte pas nécessairement aux autres hommes, comme le croient certains, et les pensées actives ne sont pas celles-là seules qui sont conçues en vue des résultats extérieurs de l'action : ce sont bien plutôt les méditations et les réflexions qui ont leur fin en elles-mêmes, et ne visent qu'elles-mêmes..ἀλλὰ τὸν πρακτικὸν οὐκ ἀναγκαι̂ον εἰ̂ναι πρὸς ἑτέρους, καθάπερ οἴονταί τινες, οὐδὲ τὰς διανοίας εἰ̂ναι μόνας ταύτας πρακτικάς, τὰς τω̂ν ἀποβαινόντων χάριν γιγνομένας ἐκ του̂ πράττειν, ἀλλὰ πολὺ μα̂λλον [20] τὰς αὐτοτελει̂ς καὶ τὰς αὑτω̂ν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις. (Polit. H, 3. 1325 b 16 sqq.)

57. ἐάν τι πράττῃ. - L'homme juste n'est pas, en effet, nécessairement attiré par les formes d'activité que Platon énumère. Certaines même ne lui conviennent point si la sagesse, en lui, couronne la justice (v. g. l'acquisition des richesses). Toutefois il est difficile de préciser si Platon considère ici l'homme juste dans la cité idéale ou dans n'importe quelle autre cité.

58. Les effets de l'injustice dans la cité et dans l'âme seront plus complètement décrits aux livres VIII et IX.

59. τοιούτου ὄνος φύσει οἵου πρεπειν αὐτῷ δουλεύειν, τῷ δ' οὐ δουλεύειν ἀρχικοῦ γένος ὄντι (Burnet). Adam propose de lire: αὐτῷ δουλεύειν τῷ τοῦ αρχικου κτλ, Mais il n'y a aucune raison de supprimer la répétition de δουλεύειν, que l'on trouve dans les meilleurs Mss.

60. Platon adopte ici la théorie hippocratique de l'origine des maladies : « Il y a essentiellement santé quand ces éléments (i. e. les éléments qui constituent le corps) sont dans un juste rapport de crase, de force et de quantité, et que le mélange en est parfait; il y a maladie quand un de ces éléments est soit en défaut, soit en excès, ou, s'isolant dans le corps n'est pas combiné avec tout le reste » a (Hippocrate, De natura hom., édit. Littré, tome VI, ch. 4, p. 40.)

61. On voit que la constitution de la cité idéale n'est nullement républicaine au sens moderne du mot. Essentiellement aristocratique, elle confère aux meilleurs l'autorité suprême, sans tenir aucun compte de la volonté du nombre. C'est pourquoi au IX0livre (576 d) Platon l'appellera royale. Dans la République, en effet, il ne distingue pas l'aristocratie de la monarchie. Il fera cette distinction dans le Politique, très probablement postérieur, et ce sera pour affirmer la prééminence du gouvernement monarchique.