MAXIME DE TYR

 

DISSERTATIONS

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

MAXIME DE TYR

 

MAXIME DE TYR

 
 

DISSERTATION XXXIV.

Sur le moyen d'être exempt de toute douleur.

 

Comment rendre l'âme inaccessible à la douleur ? A-t-on besoin pour cela d'un médecin, comme dans les douleurs du corps; et, outre le médecin, a-t-on besoin de médicaments, et d'un régime bien conditionné, pour produire la santé? Quel sera donc notre médecin pour l'âme? Quels seront nos médicaments? Quelles seront les règles de notre régime ? Quant à moi, en conséquence de l'affection que je porte à toute l'Antiquité, je ne séparerai point les deux branches de l'art, l'une de l'autre. Je m'en l'apporterai aux poètes, qui nous disent, qu'il y avait, sur le mont Pélion, un médecin qu'ils appellent Chiron (01), dont l'art embrassait les deux parties. Car il exerçait le corps de ceux qui venaient à lui, et leur procurait la plus brillante santé, en les faisant chasser dans les plaines et sur les montagnes, s'exercer à lacourse, coucher sur la dure, en leur faisant manger les bêtes prises à la chasse, et boire l'eau des fontaines. Mais, d'un autre côté, il avait grand soin que l'âme ne le cédât point au corps, et qu'elle se distinguât, sous le rapport de la justesse du raisonnement, et de l'empire des passions. Il se montrait, tout à la fois, aussi profond dans la morale que dans la médecine (02) ; et les poètes n'ont célébré son talent, à ce double égard, que sous une dénomination unique. Si, de nos jours, cet art, jadis individuel, a été démembré, n'en soyez point étonné; à moins que vous ne me montriez auparavant, que l'art de la médecine est resté dans son intégralité ; qu'il n'a point éprouvé lui-même de démembrement, eu égard aux parties du corps ; que l'on n'a point fait un art particulier pour les yeux, un autre pour les reins, un troisième pour telle autre partie du corps, et qu'au milieu de cette multitude de minutieuses divisions, l'art lui-même n'a pointcouru le risque de s'évanouir complètement, semblable à l'empire de Macédoine, qui, après la mort d'Alexandre, fut partagé entre plusieurs chefs, dont aucun ne fut capable de prendre les rênes de l'Empire entier.

II. Mais à quel propos avons-nous fait, ici mention de Chiron ? Voyons, examinons ensemble si c'est sans raison. Si vous admettez, avec moi, qu'il est quelque chose qui doit être appelé douleur du corps ; (et vous êtes forcé de l'admettre) si vous supposez ensuite que cette douleur s'introduit tout d'un coup dans le corps, qu'elle se répand également dans toutes ses parties, et qu'elle en altère la manière d'être naturelle, ainsi que le feu altère le fer, vous admettez ce que nous appelons du feu (03). Mais les médecins ont changé cette dénomination; et, afin que le mal nous parût moins considérable, ils se sont servis d'un diminutif du mot feu, et l'ont appelé fièvre, et non pas feu. Il est un autre genre de douleur, lors, par exemple, que la cause, l'origine du mal, est dans une seule des parties du corps, et que, de là, elle gagne et attaque toutes les autres parties. Or, rien n'est plus rapide que ce passage de la douleur de la partie malade à celle qui ne l'est point, comme il est aisé d'en faire l'épreuve, en effleurant seulement la pointe du pied. Car on dit, en proverbe, que la douleur vole en un instant de l'ongle de l'orteil à la tête. Croiriez-vous donc possible un semblable effet, si l'âme n’était pas répandue dans toutes les parties du corps, si elle n’était pas combinée avec lui comme la lumière l'est avec l'air ? Ou bien, faisons cette analogie : de même que, dans les sacrifices, le parfum de ce qui brûle sur les autels, en se combinant avec l'air intermédiaire, va frapper l'odorat des assistants éloignés ; de même que les couleurs viennent se peindre de loin dans les yeux, en imprégnant de leur teinte l'air au travers duquel elles passent, de même il faut penser que l'âme est étendue dans toutes les parties du corps, de manière qu'il n'y ait aucune de ses parties qu'elle n'occupe à l'exception des cheveux et des ongles, qui, semblables aux feuilles des arbres, sont les parties les moins susceptibles de sensibilité (04). D'après cette combinaison de l'âme avec le corps, elle partage ses douleurs et ses plaisirs ; et, si le siège de la douleur est dans le corps, le siège de l'impression qu'elle produit, est dans l'âme (05).Telle est la première voie par où l'homme est accessible à la douleur. Voici la seconde, qui se dirige en sens contraire de la première; car elle commence par l'âme, et finit parle corps. Lorsque l'âme est malade de quelque chagrin, le corps participe à sa maladie : il maigrit. Telle est la cause qui fait couler les larmes des yeux, qui rend le corps maigre et pâle, effets ordinairement produits par les chagrins de l'amour, par les privations dans la pauvreté, et par l'abandon dans le deuil. Le corps a encore une autre source de douleur, dans le ressentiment, la colère, l'envie, et tous les mouvements déréglés de l'âme (06).

III. Mais à quoi bon tous ces détails ? Ils servent à montrer que, soit que la douleur arrive au corps par l'entremise de l'âme, soit qu'elle arrive à l'âme par l’entremise du corps, on ne doit avoir besoin contre elle que d'un seul et unique médecin ; comme pour traverser l'Euripe avec succès, on n'a besoin que d'un seul pilote. Tenons cela pour démontré. Mais ce médecin, capable d'écarter la douleur, de quelque côté qu'elle vienne, qui nous l'indiquera? Car je doute, quant à moi, si je trouverai le pareil de ce Chiron, dont je viens de parler, pour me procurer le double genre de bien que je cherche. D'ailleurs, je n'ai pas une pleine foi à sa recette. Car c'est une grande affaire ; il y a plus qu'à gravir le mont Ossa et le mont Olympe. Mais je n'ai pas non plus une entière défiance. Car à quoi l'âme qui ose tout, ne réussit-elle point, lorsqu'elle le veut. (07) ?

IV. Au milieu de cette alternative de foi et de défiance, d'ignorance et de savoir, voici comment je crois pouvoir me tirer d'affaire. Je pense bien qu'il n'y a qu'un art unique pour l'âme et le corps, et qu'il n'y en a point deux. Mais je pense qu'en opérant la guérison de celle de ces deux choses qui est la plus excellente, cet art opère celle de l'autre. A ce propos, je me rappelle ce que dit Socrate à Charmide (08) : Ce n'est point ce qu'on trouve dans les Vers magiques et dans l'enchantement du Thrace, c'est tout le contraire. Socrate dit donc que la guérison du tout emporte la guérison de la partie; et qu'il est impossible que la partie soit guérie avant le tout. Il a raison; je suis de son avis, pour ce qui concerne le corps. Mais dans la correspondance de l'âme et du corps, je pense tout le contraire. Car, lorsqu'une de ces deux parties est en bon état, il en doit nécessairement être de même de l'autre. Non que cela soit vrai de ces deux parties sans distinction (09) ; mais seulement de l'une des deux (10). Car, dans l'agrégation de la partie la moins importante, avec celle qui l'est le plus, du maintien en bon état de celle-ci résulte celui de l'autre. Pensez-vous que l'homme qui est en pleine santé du côté de l'âme, tienne aucun compte d'une douleur qui lui survient, d'une blessure qu'il reçoit, ou de tout autre mal corporel? Non, par Jupiter ! voilà la médecine à laquelle il faut s'attacher, et qu'il faut mettre à l'épreuve. Voilà le genre de santé qu'il faut se donner, et dont on doit être avide. Il ne tardera pas à rendre le corps inaccessible à toute douleur ; ou du moins il lui fera mépriser celle dont il subira l'atteinte.

 

NOTES.

 

(01) Voici ce que les mythologues racontent de son origine : « Saturne cherchait, dans la Thrace, son fils Jupiter. Il rencontra sur son chemin Philyre, fille de l'Océan. Il devint amoureux de cette Nymphe ; et, métamorphosé en cheval, il la rendit mère du Centaure Chiron, qui inventa la médecine ». Hygin. Fab. CXXXVIII. Quoique Hyginus semble faire honneur à Chiron de l'invention de la médecine proprement dite, il paraît que ce Centaure ne fit autre chose qu'appliquer la Botanique à la Chirurgie, d'après ce qu'en dit Pline l'ancien, au septième livre de son Histoire naturelle, § lvii » Herbariam et medicamentariam a Chirone Saturni et Philyrœ filio. Hyginus lui-même restreint l'invention de Chiron à cette partie de l'art médical ; témoin ce qu'il dit du même personnage, Fab. CCLXXIV Chiron Centaurus Saturni filius artem medicinam chirurgicam ex herbis primus instituii. D'ailleurs, si l'on s'en rapporte à Homère, c'est par là que la médecine a commencé ; on voit, en effet, que c'est à cela que se bornent chez lui les fonctions de ses médecins.

Les panacées ont été, dans l'art de guérir, ce qu'a été la pierre philosophale dans l'Alchimie, une manie dont l'origine remonte assez haut, puisqu'on voit dans le XXVe livre de l’Histoire naturelle de Pline, t. xiii et xiv, que, dans le nombre des panacées connues de son temps, on en attribuait deux à Chiron. Au surplus, le nom de ce célèbre Centaure a fait proverbe chez les Anciens, en matière médicale ; car on appelle Ulcus Chironium, ἕλκος Χειρώνειον, un ulcère très difficile à guérir. S'il faut en croire Zénobius, dans sa collection des proverbes grecs, centurie VI, n° 46, le mot ulcère Chironien veut dire, non pas un ulcère difficile à guérir, mais un ulcère incurable ; et il fonde son interprétation sur un fait historique. Il raconte que, dans le combat d'Hercule contre les Centaures, Chiron fut blessé au pied par une des flèches de ce héros, et que cette blessure produisit un ulcère qui causa la mort de Chiron. De là le proverbe.

(02) Ce n'est pas seulement sous le rapport des maux du corps, comme on voit, que Maxime de Tyr honore Chiron. C'est encore sous le rapport des maux de l'âme ; et il paraît, en effet, que sa réputation, du côté de la morale, ne l'a pas rendu moins recommandable que son habileté dans l'art de guérir. En le présentant comme l'instituteur du premier de ses Héros, Homère joint à son nom la plus honorable des épithètes sous le rapport moral : Ὃν Χείρων ἐδίδαξε δικαίοτατος Κενταύρων. et lorsque, par parenthèse, le Scholiaste d'Apollonius, sur le 556e vers du premier chant du poème des argonautes, a nié qu'Homère ait dit qu'Achille avait été élevé par Chiron, il ne s'est pas rappelé d'avoir lu, dans le onzième chant de l'Iliade, le 831e vers. Cette épithète δικαιότατος a fixé l'attention d'Eustathe, le Scholiaste d'Homère, et il a remarqué qu'il fallait l'entendre dans un sens propre et personnel à Chiron, à l'exclusion des autres Centaures. Pindare, dans la quatrième de ses Pythiques, n'a pas rendu un moindre hommage à Chiron. Pélias invite Jason à lui dire qui il est, et d'où il vient, en évitant de se souiller par d'odieux mensonges. Jason lui répond : « Je me conformerai aux principes d'éducation que j'ai reçus de Chiron. Car j ai été élevé chez lui, auprès de sa mère et de son épouse ; ce sont ses chastes filles qui m'ont nourri, et pendant les vingt années qu'a duré mon éducation, je n'ai rien dit, je n'ai rien fait de contraire aux règles de la morale ». C'est dans ce sens que le Scholiaste de ce poète lyrique a entendu ce passage, et surtout le mot  διδασκαλίαν.

(03) C'est dans ce sens que l'on dit d'un fébricitant, qu'il a le feu dans le corps. Davies renvoie, ici, son lecteur à un très beau passage de St.-Jean Chrysostôme, à la fin de son premier discours sur le sacerdoce, où ce célèbre orateur, en parlant d'un fébricitant, a employé le mot technique sans diminutif, καὶ τὰ μὲν γυνάμενα σβέσαι τὸ π῀θρ ἀπεστρέφετο ὁ νοσῶν. Le fonds de ce passage vient d'ailleurs à l'appui de ce qu'enseigne Platon, à la fin du second livre de son traité de la République, que l'on peut mentir et tromper, à bonne fin.

(04) Bien différent de Descartes, Platon pensait que les plantes étaient animées. Nous l'avons déjà remarqué. Voyez ci-dessus Dissertation XVII.

(05) Heinsius a traduit, Dolor tormentum est corporis, affictio animæ. Ce sens paraît pouvoir se concilier avec celui que j'ai cru devoir donner a cette phrase, qui n'est pas d'ailleurs sans obscurité. Formey a traduit : « La douleur est tout à la fois un tourment du corps, et une affection de l'âme ». Je doute que ce soit le sens de l'original. Lorsque Pacci a traduit, Fitque propterea ut, incorpore, causa morbisit, at ægritudinis, in animo, il est possible qu'il ne se soit pas entendu lui-même.

(06) Davies remarque avec raison, qu'Heinsius, d'ailleurs si fidèle, s'est ici totalement mépris sur le sens du texte : Quandoque Bonus dormitat Homerus. Le traducteur Florentin ne s'y est pas trompé ; et il est étonnant qu'Heinsius, à qui la version de Pacci n'a point été inconnue, n'ait pas pris la peine de la consulter, à l'aspect de la disparate qui résultait du rapprochement de cette dernière période de sa phrase avec ce qui la précédait.

(07) Maxime de Tyr aurait pu faire ici une noble application d'une belle pensée dont Théocrite a fait un usage burlesque dans la quinzième de ses Idylles, vers 61e. Il est question d'entrer dans le palais de Ptolémée, Roi d'Egypte, pour y voir les préparatifs magnifiques de la fête d'Adonis. Une femme, effrayée de l'aspect de la foule qui se presse aux portes, demande à une autre femme, « S'il est possible de pénétrer ». Celle-ci chausse le cothurne, et lui répond : « Les Grecs osèrent entreprendre de marcher contre les Troyens, et ils arrivèrent à Troie. »

Εἰς Τροίην πειρώμενος ἦλθον Ἀχαιοί.

(08) Dans le traité de Platon, intitulé Charmide.

(09) Maxime de Tyr veut dire, ici, qu'il pense bien, comme Socrate, que dans la santé de l'âme, les maladies du corps sont comptées pour rien ; mais qu'il ne pense pas (et c'est sur quoi tombe la contradiction dont il vient de parler) que quelle que puisse être la santé du corps, cette santé produise la santé de l'âme, lorsque, d'ailleurs, elle est malade. C'est cette réciprocité de la santé du corps, à la santé de l'âme, qu'il n'admet pas : explication qui nous a paru nécessaire pour la clarté et l'intelligence du texte.

(10) Socrate explique ce que c'est que ces vers magiques, cet enchantement, auxquels Maxime de Tyr fait allusion, ici. Voici, Charmide en quoi consiste cet enchantement. Je l'ai appris à l'armée, d'un Thrace, qui était un de ces médecins de Zamolxis, qui passent pour avoir le don de rendre les hommes immortels. Ce Thrace disait que les médecins Grecs parlaient très pertinemment, comme je viens de le faire, rfes moyens de guérir les maladies; mais que Zamolxis, leur Roi et leur Dieu, l'entendait autrement, et que, selon lui, de même qu'il ne fallait point entreprendre de guérir les yeux sans guérir la tête, ni de guérir la tête sans guérir le corps ; de même il ne fallait point entreprendre de guérir le corps sans guérir l'âme et que c’était la raison pourquoi les médecins Grecs manquaient plusieurs maladies ; parce qu'ils ignoraient l'art d'embrasser l'ensemble, chose qui devait être le premier objet de leur attention ». Et, un peu plus bas, Socrate dit en propres termes, que par ces enchantements il faut entendre les discours sur la morale, τὰς δ' ἐπῳδὰς ταύτας τοὺς λόγους εἶναι τοὺς καλούς.

Cette doctrine de Zamolxis et de Socrate, sur l'étroite correspondance sur l'intime liaison des maladies du corps et des maladies de l'âme, n'est pas aussi suspecte de paradoxe qu'elle peut le paraître au premier coup d'œil. Rien ne serait, sans doute, plus ridicule que de la travestir en logomachie; et d'ériger en principe rigoureux, que, lorsque l'âme n'est atteinte d'aucune maladie morale, les maladies du corps ne sont rien, quelles qu'elles soient d'ailleurs. On se moque, non sans raison, de Posidonius, qui, discourant sur le mépris de la douleur, en présence du grand Pompée, et pressé par les poignantes étreintes de la goutte, s'interrompt par intervalles, apostrophe sa maladie, au milieu de ses souffrances, et s'écrie, dans ses stoïques rodomontades : « Douleur, tu as beau faire ; je n'avouerai jamais que tu sois un mal ». Ce n'est point dans ce sens-là que Socrate l'entendait. Sa pensée était qu'à l'exception du petit nombre de maux physiques, résultat nécessaire de notre organisation, la plupart de nos maladies sont l'effet plus ou moins prochain de nos passions et de nos vices; et que nos meilleures règles d'hygiène sont dans les préceptes de la sagesse et dans l'habitude de la tempérance. Aperçu philosophique aussi juste que profond; mais duquel on ne doit pas s'attendre que le commun des hommes sente jamais le mérite et le prix !