LIVRE II.
ESCHINE.
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Eschine, fils du charcutier Charinus, ou de Lysanius, naquit à
Athènes. Extrêmement laborieux dès sa jeunesse, il s'attacha
tellement à Socrate, qu'il ne le quittait jamais; ce qui faisait
souvent dire à ce philosophe que le fils d'un charcutier était le
seul qui sût véritablement faire cas de lui. Idoménée rapporte que
ce fut Eschine et non Criton qui conseilla à Socrate de s'enfuir de
sa prison ; mais que Platon attribua ce conseil à Criton, parce que
Eschine était plus ami d'Aristippe que de Platon.
Eschine fut en butte aux traits de la calomnie : Ménédème
d'Érétrie (01) surtout l'accusa de s'être approprié plusieurs dialogues
de Socrate, que Xantippe sa veuve lui avait donnés. Ceux qu'on
appelle imparfaits sont trop
négligés; ils n'ont rien de l'éloquence et de l'énergie des
expressions de Socrate. Pisistrate d'Éphèse assure qu'Eschine
n'en
est pas non plus l'auteur; [61] et Persée, qui les croit sortis de la
plume de Pasiphon d'Érétrie, ajoute que ce fut aussi lui qui les
inséra dans les œuvres d'Eschine, et qui supposa pareillement le
petit Cyrus, le petit Hercule, l'Alcibiade d'Antisthène, et d'autres
ouvrages. Les vrais dialogues d'Eschine, et qui approchent de la
manière d'écrire de Socrate, sont au nombre de sept, savoir
: Miltiade, Ion, dont le style est moins nerveux que celui du
premier; Callias, Axioque, Aspasie, Alcibiade,
Thélauge, et Rhinon.
On prétend que la pauvreté obligea Eschine d'aller en Sicile auprès
de Denys; que Platon le méprisa, mais qu'Aristippe le recommanda au
tyran; que, lui ayant récité quelques uns de ses dialogues, [62] le
philosophe eut part à ses libéralités; qu'ensuite il revint à
Athènes, mais qu'il n'osa y enseigner la philosophie, à cause de la
grande réputation de Platon et d'Aristippe; que cependant il y
ouvrit une école, se faisant payer de ses disciples, jusqu'à ce qu'à
la fin il se mit à plaider : ce qui lit dire à Timon
qu'il n'était pas dépourvu du don de persuader.
Ceux qui
parlent de lui ajoutent que Socrate, le voyant dans la disette, lui
dit qu'il fallait qu'il prit à usure sur lui-même, en se retranchant
une partie de sa nourriture.
Il n'y eut pas jusqu'à Aristippe qui ne le soupçonnât de mauvaise
foi, au sujet de ses dialogues; à la lecture qu'Eschine lui en fit à
Mégare, on raconte qu'il lui dit d'un ton railleur : Plagiaire,
où
as-ta pris cela?
[63] Polycrite de Mendes, livre premier des Actions
de
Denys, écrit qu'il vécut avec Carinus le comique à la cour du tyran,
jusqu'à ce qu'il déchût de sa puissance, et jusqu'au retour de Dion
à Syracuse. On a encore une lettre d'Eschine à Denys. Il était aussi
grand orateur : sa harangue en faveur du père du capitaine Phénix en
est une preuve; il imita l'éloquence de Gorgias de Léonte. Lysias
répandit aussi contre lui un libelle qu'il intitula la Calomnie.
Certainement,
on ne saurait rejeter les témoignages qui prouvent qu'il était bon
orateur. Il avait un ami dans la personne d'un certain Aristote,
nommé autrement Mythus.
[64] De tous les dialogues de Socrate, Panétius
croit ne devoir admettre pour véritables que ceux de Platon, de
Xénophon, d'Antisthène, et d'Eschine; il doute de ceux de Phédon
et d'Euclide; il rejette tous les autres.
Il y a eu huit différents Eschines : le premier est le philosophe
dont nous donnons la vie; le second a traité de l'éloquence; le
troisième imita l'orateur Démosthène; le quatrième, natif d'Arcadie,
fut disciple d'Isocrate; le cinquième, surnommé le fléau des
orateurs, naquit à Mitylène; le sixième, qui était de Naples,
embrassa la secte académicienne sous Mélanthe de Rhodes, qui fut son
ami particulier; le septième, né à Milet, écrivit sur la politique;
le huitième fut sculpteur.
(01) On distinguait la comédie ancienne, moyenne et nouvelle. La
première était fort satirique. Voyez le Thrésor d'Estienne et le
P. Brumoy. Théâtre des Grecs, tome V, page 198.