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table des matières de DIOGENE LAERCE

Diogène Laërce

 

 

LIVRE VI

 

CRATÈS

 

texte grec

 

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  Onésicrite         Métrocle

 

LIVRE VI.

CRATÈS .

[85] Cratès, fils d'Asconde, naquit à Thèbes, et fut aussi un illustre disciple du philosophe cynique, quoiqu'Hippobote conteste ce fait, et lui donne pour maître Bryson l'Achéen. On lui attribue ces vers burlesques :

Il y a une ville qui se nomme Besace, située  au milieu d'un sombre faste ; mais belle, opulente, arrosée, n'ayant rien, où n'aborde jamais un insensé parasite, ni un voluptueux qui cherche à se réjouir avec sa courtisane. Elle produit du thym, de l'ail, des figues et du pain, autant de biens pour lesquels ses habitants ne sont jamais en guerroies uns contre les autres. On n'y prend point les armes, ni par convoitise pour l'argent, ni par ambition pour la gloire.

[86] On lui attribue aussi ce journal de dépense :

« Il faut donner à un cuisinier dix mines, à un médecin une drachme, à un flatteur cinq talents, de la fumée à un homme à conseil, un talent à une courtisane, et trois  oboles à un philosophe. »

On l'appelait l'Ouvreur de portes, parce qu'il entrait dans toutes les maisons pour y donner des préceptes. Il est auteur de ces vers :

Je possède ce que j'ai appris, ce que j'ai médité, et ce que les augustes Muses m'ont enseigné: quant à ces autres biens éclatants, l'orgueil s'en empare.

Il disait qu'il lui était revenu de l'étude de la philosophie un chenix (01) de lupins, et l'avantage de vivre exempt de soucis. On lui attribue encore d'avoir dit que

« l'amour s'apaise, sinon avec le temps, du moins par la faim ; et que si l'un et l'autre ne font aucun effet, il faut prendre la résolution de se pendre. »

[87] Au reste, il florissait vers la cent treizième olympiade.

Antisthène, dans ses Successions, dit qu'ayant vu, à la représentation d'une certaine tragédie, Télèphe (02) dans un état fort vil, et tenant une corbeille à la main, il se livra aussitôt à la philosophie cynique ; qu'étant d'un rang distingué, il vendit ses biens; qu'après en avoir retiré environ cent ou deux cents talents, il les donna à ses concitoyens, et s'appliqua fermement à la philosophie. Philémon, poète comique, parle de lui en ces termes :

« Pour être plus tempérant, il portait l'été un habit fort épais, et l'hiver un vêtement fort léger. »

Diodès dit que Diogène lui persuada de céder ses possessions pour servir de pâturage aux brebis, et de jeter dans la mer tout son argent, en cas qu'il en eût.

[88] Il dit aussi que la maison de Cratès fut détruite sous Alexandre, et celle d'Hipparchie sous Philippe. Cratès chassa souvent de son bâton quelques uns de ses parents qui venaient exprès le détourner de son dessein, dans lequel il persista courageusement.

Démétrius de Magnésie rapporte qu'il déposa de l'argent chez un banquier, à condition qu'il le donnerait à ses enfants, s'ils ignoraient la philosophie ; mais qu'en cas qu'ils fussent philosophes, il en ferait présent au public, persuadé qu'étant tels, ils n'auraient besoin de rien. Ératosthène dit qu'il eut un fils d'Hipparchie, de laquelle nous parlerons dans la suite. Il se nommait Pasicle ; et lorsqu'il eut passé l'âge de puberté, Cratès le mena chez une servante, et l'avertit que c'était le mariage que son père lui avait destiné. [89] Il ajouta que les adultères devaient s'attendre aux récompenses tragiques de l'exil et des meurtres ; que ceux qui voyaient des courtisanes s'attiraient des censures qui les exposaient à la risée, et que la dissolution et la crapule dégénéraient ordinairement en folie.

Cratès eut aussi un frère nommé Pasicle, qui fut disciple d'Euclide, et duquel Phavorin, dans le deuxième livre de ses Commentaires, rapporte une chose assez plaisante. Comme il demandait un jour quelque grâce au principal du collège, il lui toucha les cuisses; ce que celui-ci ayant trouvé mauvais, l'autre lui dit : Quoi donc ! ces membres du corps ne vous appartiennent-ils pas autant que les genoux?

Cratès était dans le sentiment qu'il est impossible de trouver quelqu'un exempt de faute, et qu'il en est de cela comme de la grenade, où l'on trouve toujours quelque grain pourri. Ayant fâché Nicodrome le joueur de cithare, il en reçut un soufflet, dont il se vengea par une tablette qu'il se mit au front avec ces mots : C'est Nicodrome de qui je le tiens. [90]  Il faisait profession d'injurier les courtisanes, et s'accoutumait par-là à ne point épargner les reproches.

Démétrius de Phalère lui envoya quelques pains avec du vin ; i'I lui fit cette piquante réponse : qu'il voudrait que les fontaines produisissent du pain ; d'où il paraît qu'il buvait de l'eau. Blâmé des inspecteurs des chemins et des rues d'Athènes de ce qu'il s'habillait de toile : Je vous ferai voir Théophraste vêtu de même, leur répondit-il. Comme ils ne l'en croyaient pas sur sa parole, il les mena à la boutique d'un barbier, où il le leur montra pendant qu'il se faisait faire la barbe. Tandis qu'à Thèbes il recevait des coups du principal du collège, d'autres disent d'Euthycrate à Corinthe, sans s'embarrasser beaucoup du châtiment, il répondit par ce vers :

« L'ayant pris par un pied, il le précipita du temple (03). »

[91] Dioclés dit que celui qui le traînait par le pied était Ménédème d'Érétrie, homme d'un bel extérieur, et qui passait pour avoir participé aux débauches d'Asclépiade Phliasien. Cratès lui en ayant fait un reproche, Ménédème en fut fâché, et le tira comme nous venons de le dire, lorsqu'il répondit par le vers que nous avons cité.

Zénon de Cittie rapporte, dans ses Chries, qu'il cousait quelquefois une peau de brebis à son manteau, sans la tourner de l'autre côté. Il était fort dégoûtant pour sa saleté, et lorsqu'il se préparait à ses exercices, on le tournait en ridicule ; mais il avait coutume de dire, les mains levées :

« Courage, Cratès! compte sur tes yeux et sur le reste de ton corps. [92] Tu verras ceux qui se moquent de toi à présent, saisis de maladie, te dire heureux, et se condamner eux-mêmes pour leur négligence. »

Il disait qu'il fallait s'appliquer à la philosophie, jusqu'à ce qu'on regardât les généraux d'armée comme n'étant que des conducteurs d'ânes. Il disait aussi que ceux qui se trouvent dans la compagnie des flatteurs ne sont pas moins abandonnés que les veaux parmi les loups, parce que les uns et les autres, au lieu d'être avec ceux qui leur conviennent, sont environnés de pièges.

A la veille de sa mort, il se chanta à lui-même ces vers :

« Tu t'en vas, cher ami, tout courbé ; tu descends aux enfers, voûté de vieillesse. »

[93] En effet, il pliait sous le poids des années. Alexandre lui ayant demandé s'il voulait qu'on rétablît sa patrie, il lui répondit : A quoi cela servirait-il, puisqu'un autre Alexandre la détruirait de nouveau ? D'ailleurs le mépris que j'ai pour la gloire, et ma pauvreté, me tiennent lieu de patrie ; ce sont des biens que la fortune ne peut ravir. Il finit par dire : Je suis citoyen de Diogène, qui est au-dessus des traits de l'envie. Ménandre, dans sa pièce des Gémeaux, parle de lui en ces termes :

« Tu te promèneras avec moi, couvert d'un manteau, aussi bien que la femme de Cratès le cynique. »

Il maria ses filles à ses disciples, et les leur confia d'avance pendant trente jours, pour voir s'ils pourraient vivre avec elles, dit le même auteur.


 

(01) Mesure sur laquelle on n'est pas d'accord.

(02) C'est une tragédie d'Euripide, dans laquelle Télèphe, roi de Mysie, était introduit velu en mendiant, et tenant une corbeille. Ménage.

(03) Vers d'Homère.