LUCIEN
XXII
ZEUXIS
OU ANTIOCHUS (01)
1.
Dernièrement, après vous avoir récité un discours, je retournais à ma
demeure, lorsque plusieurs de ceux qui m'avaient entendu, rien ne m'empêche de
vous raconter ce fait, à vous qui êtes déjà mes amis, m'abordèrent avec
politesse et d'un air qui témoignait de l'admiration. Ils m'accompagnèrent
assez longtemps, poussant des cris, se répandant en éloges, au point de me
faire rougir, dans la crainte que ces éloges ne fussent pas mérités. Mais ce
qui surtout excitait leur enthousiasme c’était la singularité de mes
compositions et la nouveauté de ma manière d'écrire. Rapportons quelques-unes
de leurs exclamations : "Que cela est neuf ! disaient-ils. Par Hercule !
Quel tour original ! L'habile homme ! On n'a jamais fait entendre semblable
langage." Voilà ce qu'ils disaient, et autres choses pareilles, encore
fort émus de ma lecture. Et quel motif auraient-ils eu de déguiser leurs
sentiments et de flatter un étranger qui, dans tout le reste, doit leur être
complètement indifférent ?
2.
Eh bien, je l'avouerai, ces louanges me firent beaucoup de peine. Aussi,
lorsqu'ils se furent retirés et que je me trouvai seul, je me dis à moi-même
: "Quoi donc ? Mes écrits n'ont d'autre agrément que leur singularité,
d'autre mérite que de sortir de la route ordinaire ? Et cet heureux choix
d'expressions, dont les écrivains anciens nous ont laissé le modèle, cette
vivacité de pensées, cette finesse d'imagination, cette grâce attique, cette
harmonie, l'art enfin qui résulte de toutes ces qualités, manque-t-il donc à
mes oeuvres ? Si cela n'était, on ne se serait pas contenté de louer la
nouveauté et l'étrangeté de ma composition. Insensé, qui m'étais imaginé
que, quand les auditeurs se lèveraient pour applaudir, ce ne serait pas la
nouveauté seule qui les enchanterait, suivant cette parole d'Homère (02)
:
Toujours un nouveau chant fait plaisir aux oreilles ;
mais que, quel que fût ce mérite, je pouvais me flatter de ne le voir considérer
que comme un accessoire, un simple ornement, qui contribuait à la perfection du
reste, tandis qu'on louerait, avant tout, et qu'on estimerait dans l'auditoire
les autres qualités dont j'ai fait mention !" Aussi, grande était déjà
ma fierté : j'étais sur le point de croire à ce que j'entendais répéter, à
savoir que j'étais unique dans mon genre parmi les Grecs, et autres compliments
semblables. Mais, comme on dit, mon trésor s'en est allé en charbons, et peu
s'en faut que je ne sois loué tout simplement comme une espèce de charlatan.
3.
Je veux donc, à ce propos, vous raconter ce que fit un peintre en pareille
circonstance. Le fameux Zeuxis, cet admirable artiste, n'exerçait jamais son
talent sur des sujets communs ou vulgaires. Il était rare, du moins, qu'il
peignît des héros, des dieux, des batailles. Il cherchait toujours quelque
chose de nouveau, une conception extraordinaire et étrange, et c'était là
qu'il déployait toute la puissance de son talent. Parmi les oeuvres les plus
hardies de Zeuxis, on peut citer le tableau qui représente une hippocentaure
femelle, allaitant deux petits qui viennent de naître. Athènes en possède
aujourd'hui une copie fort exacte. L'original fut, dit-on, envoyé à Rome par
Sylla, général des Romains, mais on raconte que le vaisseau qui transportait
ce tableau périt, ainsi que le tableau même, à la hauteur du cap Malée. Je
vais cependant essayer de vous donner une idée de la copie, que j'ai eue dernièrement
sous les yeux, non que je sois, ma foi, bon connaisseur en peinture, mais parce
que j'en ai le souvenir bien présent, pour l'avoir vue à Athènes chez un
peintre. La vive admiration dont m'a frappé alors ce chef-d’œuvre m'en
facilitera beaucoup maintenant la description.
4.
Sur un épais gazon est représentée la centauresse. La partie chevaline de son
corps est couchée à terre, les pieds de derrière étendus, sa partie supérieure,
qui est toute féminine, est appuyée sur le coude, ses pieds de devant ne sont
point allongés comme ceux d'un animal qui repose sur le flanc, mais l'une de
ses jambes, imitant le mouvement de cambrure d'une personne qui s'agenouille, a
le sabot recourbé, l'autre se dresse et s'accroche à la terre, comme font les
chevaux quand ils essayent de se relever. Elle tient entre ses bras un de ses
deux petits et lui donne à téter, comme une femme, en lui présentant la
mamelle. L'autre tette sa mère à la manière des poulains. Vers le haut du
tableau, est placé, comme en sentinelle, un hippocentaure, époux sans nul
doute de celle qui allaite les deux petits. Il se penche en souriant. On ne le
voit pas tout entier, mais seulement à mi-corps. De la main droite, il tient un
lionceau qu'il élève au-dessus de sa tête, et semble s'amuser à faire peur
aux deux enfants.
5.
Toutes les autres beautés de ce tableau, qui échappent en partie à l’œil
d'un ignorant tel que moi, bien qu'elles réalisent la perfection de la
peinture, je veux dire la correction exquise du dessin, l'heureuse combinaison
des couleurs, les effets de saillie et d'ombre ménagés avec art, le rapport
exact des parties avec l'ensemble, l'harmonie générale, je les laisse à louer
aux fils des peintres, qui ont mission de les comprendre. Pour moi, j'ai surtout
loué Zeuxis pour avoir déployé dans un seul sujet les trésors variés de son
génie, en donnant au centaure un air terrible et sauvage, une crinière jetée
avec fierté, un corps hérissé de poils, non seulement dans la partie
chevaline, mais dans celle qui est humaine. A ses larges épaules, à son regard
tout à la fois riant et farouche, on reconnaît un être sauvage, nourri dans
les montagnes, et qu'on ne saurait apprivoiser.
6.
Tel est le centaure. La femelle ressemble à ces superbes cavales de Thessalie,
qui n'ont point encore été domptées et qui n'ont pas fléchi sous l'écuyer.
Sa moitié supérieure est d'une belle femme, à l'exception des oreilles qui se
terminent en pointe comme celles des Satyres, mais le mélange, la fusion des
deux natures, à ce point délicat où celle du cheval se perd dans celle de la
femme, est ménagée par une transition si habile, par une transformation si
fine, qu'elle échappe à l’œil et qu'on ne saurait y voir d'intersection.
Quant aux deux petits, on remarque dans leur physionomie, malgré leur tout
jeune âge, je ne sais quoi de sauvage mêlé à la douceur, et ce qu'il y a
d'admirable, selon moi, c'est que leurs regards d'enfant se tournent cers le
lionceau, sans qu'ils abandonnent la mamelle et sans qu'ils cessent de
s'attacher à leur mère.
7.
Zeuxis, en exposant ce tableau, crut que son talent allait enlever tous les
spectateurs, et, en effet, ils se récrièrent. Car que faire autre chose à la
vue d'un pareil chef-d'œuvre ? Mais ils ne louaient tous que ce que vous avez
aussi applaudi en moi, l'étrangeté de l'invention, l'idée singulière d'un
tableau traité comme on n'en avait point encore vu. Aussi, Zeuxis s'apercevant
que cette nouveauté seule les occupait, et ne leur faisait considérer que
comme un accessoire l'art exquis des détails : "Allons, Micion, dit-il à
son élève, roule cette toile et reportons-la chez nous. Ces gens-là ne louent
que la boue du métier, ils ne se soucient pas de l'essence même du beau, de ce
qui fait l'art réel. Le talent de l'exécution disparaît à leurs yeux devant
la singularité du motif."
8.
Ainsi parla Zeuxis, avec un peu trop de dépit peut-être. Antiochus, surnommé
Soter, eut une aventure à peu près semblable dans sa bataille contre les
Galates. Si vous voulez, je vais aussi vous la raconter. Sachant qu'il avait
affaire à des hommes braves, et les voyant supérieurs en nombre, formés en
phalange serrée, se développant sur un front de bataille de vingt-quatre
hoplites de profondeur, tous couverts de leurs boucliers et de cuirasses
d'airain, flanqués de vingt mille hommes de cavalerie sur chaque aile ; au
centre, quatre-vingts chars armés de faux tout prêts à s'élancer, et deux
fois autant de chars attelés de deux chevaux ; Antiochus, dis-je, voyant
tout cela, se crut perdu, et regarda cette armée comme invincible, d'autant que
la sienne avait été levée à la hâte, sans grandeur dans ses proportions
mesquines, bataillons peu nombreux, composés presque tous de peltastes et de
troupes légères. Les vélites formaient la plus grande partie de son armée. Déjà
il songeait à un accommodement et à quelque moyen honorable de terminer la
guerre, lorsque Théodotas de Rhodes, brave capitaine, tacticien consommé, ne
voulut point qu'en sa présence on désespérât du succès.
9.
Antiochus avait seize éléphants. Théodotas ordonne de les cacher, de les dérober
le plus possible à la vue des ennemis. Puis, quand on sonnera la trompette, que
la mêlée commencera, qu'on en viendra aux mains, que la cavalerie des Galates
se mettra à charger, et que leur phalange, en s'ouvrant, livrera passage aux
chars poussés en avant, alors quatre des éléphants s'élanceront sur chacune
des divisions de la cavalerie ennemie, et les huit autres sur les chars armés
de faux ou traînés par deux chevaux. "Ce sera, disait-il, le moyen
d'effrayer les chevaux des Galates, qui se jetteront, en fuyant, sur leur
infanterie." Ce fut ce qui arriva.
10.
Les Galates et leurs chevaux, n'ayant jamais vu d'éléphants, sont si épouvantés
de ce spectacle inattendu, que, loin même de ces animaux, au seul bruit de
leurs cris, à la vue de leurs défenses, dont la blancheur était relevée par
la couleur noire de leur corps, à l'aspect de leurs trompes dressées et menaçant
de saisir ce qu'ils pourraient rencontrer, ils lâchent pied avant qu'on en
vienne à une portée de trait, et s'enfuient en désordre. Les fantassins
s'entrepercent de leurs lances, et sont foulés aux pieds des cavaliers, qui se
ruent sur eux de toute leur vitesse. Les chars, retournés contre leur propre
parti, ensanglantent leur passage, et, comme dit Homère (03)
:
ils tombent, et tombant roulent avec fracas.
Les chevaux, une fois lancés hors de leur route et ne pouvant tenir contre les
éléphants, jettent à bas leurs conducteurs,
Traînent par les sentiers le char vide et sonore
(04),
coupent et déchirent avec les faux ceux mêmes de leurs amis qui sont
renversés. Or, combien n'y en avait-il pas de gisants au milieu de cet affreux
tumulte ! Cependant les éléphants poursuivent leur course, écrasant sous
leurs pas, lançant en l'air avec leurs trompes, et perçant de leurs défenses
tout ce qu'ils rencontrent. En un mot, ils font remporter à Antiochus une
victoire complète.
11.
La plupart des Galates périssent dans un immense carnage, quelques-uns sont
faits prisonniers. Le reste, en petit nombre, se sauve à travers les montagnes.
Tous les Macédoniens, qui servaient sous Antiochus, chantaient le péan de
triomphe. Ils entouraient le roi, en jetant de grands cris et en lui présentant
des couronnes, mais lui, les larmes aux yeux, dit-on : "Rougissons,
soldats, s'écria-t-il, de devoir notre salut à seize éléphants. Si l'étrangeté
de cette vue n'avait frappé de terreur nos ennemis, que serions-nous devenus
contre eux ?" Il ordonna même que sur le trophée l'on ne gravât que la
figure d'un éléphant.
12.
C'est à moi maintenant de prendre garde à ne point avoir, comme Antiochus, un
appareil insignifiant de bataille, mais je ne sais quels éléphants, des épouvantails
nouveaux aux spectateurs, de véritables tours de force : c'est en effet là ce
qui ravit leurs suffrages, tandis qu'ils ne font aucun cas des parties sur
lesquelles j'avais compté. Un tableau qui représente une centauresse les
frappe d'admiration, et leur paraît, comme il l'est d'ailleurs, une merveille
singulière et nouvelle. Mais quoi donc ! est-ce en pure perte que Zeuxis aura
travaillé le reste ! Non, sans doute, car vous êtes de bons juges en fait de
peinture, vous connaissez les règles de l'art, pourvu que les oeuvres qui vous
sont offertes soient dignes du théâtre où elles se produisent.
(01)
Préface dans le genre de la précédente.
(02)
Odyssée, I, v. 364.
(03)
Homère, Iliade, XVI, v. 379.
(04)
Id., ibid , XI, v.160.