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LUCIEN

 

Lucien naquit en Syrie, à Samosate, ville située sur les bords de l'Euphrate et capitale de la Commagène, petit royaume qui, après avoir conservé une ombre d'indépendance sous les premiers empereurs, devint province romaine au temps de Domitien. La date de sa naissance n'a pu être fixée avec précision. On la place avec vraisemblance vers les dernières années du règne d'Adrien ou les premières de celui d'Antonin le Pieux, de 137 à 140 après J. C. Le nom de son père, homme pauvre et obscur, est demeuré inconnu. Toutefois, le savant Moïse Dusoul croit qu'il s'appelait Sévénanus (01).
Lorsque Lucien, au sortir des écoles publiques, fut en âge d'apprendre un métier, son père le mit en apprentissage chez un oncle qui était statuaire (02). Son début ne fut pas heureux. Il brisa la tablette de marbre qu'on lui avait donnée à tailler. Son oncle irrité, saisissant une courroie qui était à sa portée, lui infligea une correction qui l'initia au métier par des pleurs. Lucien s'enfuit en sanglotant auprès de sa mère, qui maudit mille fois la brutalité de son frère, consola son enfant et obtint de son mari qu'il ne fût plus envoyé à cette rude école. En effet, Lucien, entraîné vers les lettres par une vocation qu'il a rendue célèbre dans sa vision allégorique du Songe, embrassa d'abord la profession d'avocat et plaida dans les tribunaux d'Antioche. Mais à peine eut-il connu, suivant son propre aveu (03), tous les désagréments de ce métier, la fourberie, le mensonge, l'impudence, les cris, les luttes et mille autres choses encore, qu'il laissa là les procès et l'attirail de la chicane pour se tourner vers la rhétorique, et se mit à voyager. On voit par un passage intéressant de la Double accusation (04) qu'il réussit aussitôt dans cette nouvelle carrière, mieux faite pour son génie, et que, selon la promesse que lui en avait faite la Science (05), il gagna des sommes considérables (06) en appliquant son talent oratoire à des déclamations publiques, à des improvisations, dont la finesse et la gaieté divertissaient ses nombreux admirateurs. C'était alors le bon temps des sophistes (07). "Ils annonçaient un discours, dit M. Boissonade (08), comme aujourd'hui un musicien voyageur annonce un concert, et les peuples accouraient de toutes parts pour les entendre et leur payer généreusement le plaisir qu'ils procuraient." Lucien les imita, et commença ses pérégrinations en Ionie, en Achaïe, en Macédoine, en Italie et dans les Gaules, lisant ou récitant des opuscules du genre de ceux qui nous restent sous les titres d'Harmonide, Zeuxis ou Antiochus, le Scythe ou le Proxène, Hérodote ou Aétion, Bacchus, l'Eloge de la mouche, etc. Ce fut à cette époque qu'il se rendit à Athènes afin de s'instruire dans les arts de la Grèce, et qu'il fit un séjour à Rome auprès du célèbre philosophe Nigrinus (09). Devenu riche, et jouissant d'une grande réputation de rhéteur, il revint une seconde fois en Grèce, vécut à Athènes dans l'intimité de Démonax (10), assista au suicide fanatique de Pérégrinus (11), et entra dans la seconde phase de son talent, en commençant son rôle de philosophe et de satirique.
à l'en croire, c'est vers sa quinzième année (12) qu'il se sentit quelque penchant vers l'étude de la philosophie, mais il ne s'y livra sérieusement qu'à l'âge de quarante ans (13), c'est-à-dire à l'époque de la maturité pleine et parfaite de son esprit, et il produisit alors les œuvres qui l'ont immortalisé. Doué d'une intarissable gaieté, qui éclate en saillies fines et sensées, d'un rare esprit d'observation, d'une connaissance profonde du cœur humain et de ses faiblesses. Habile à manier l'ironie et la satire, Lucien ne charme pas seulement son lecteur par ce fond unique de qualités merveilleuses, il le captive par la beauté de sa diction, par le don qu'il a de peindre et d'animer les objets. Son style, pur et plein de goût, respire cet esprit de bon aloi, cette originalité nette et vive, cette véritable perfection attique, qu'on ne retrouve, avant lui, qu'aux plus beaux jours de la littérature grecque.
On comprend que des œuvres aussi brillantes aient attiré sur lui non seulement les regards bienveillants du public, mais l'immense renommée dont il vint se glorifier à Samosate dans un âge déjà avancé (14). Il ne paraît point, toutefois, avoir séjourné longtemps dans sa ville natale. Il recommença ses voyages à travers la Cappadoce et la Paphlagonie, accompagné de son vieux père et des personnes de sa famille (15), jusqu'au moment où il fut chargé d'un emploi administratif en Égypte par Marc Aurèle ou par Commode. On ne sait pas au juste quel était cet emploi. Quelques biographes croient qu'il s'agit d'une charge de procurateur, d'autres pensent que Lucien fut simplement greffier en chef du préfet impérial. Voici ce qu'en dit Lucien lui-même (16) : "J'ai à gouverner une partie considérable de la province d'Égypte ; il me faut instruire les procès, établir l'ordre dans lequel ils doivent être appelés, tenir des registres exacts de tout ce qui se dit et de tout ce qui se fait, contenir les orateurs dans les bornes de la convenance, observer, de la manière la plus précise, les décrets de l'empereur dans toute leur intégrité, et veiller à la publicité et à la durée de leur exécution." Ce passage, d'ailleurs si formel et si propre à faire cesser les doutes, n'a cependant pas convaincu, à ce qu'il paraît, tous les commentateurs de Lucien, puisque Dusoul ne pense pas que l'élu de l'empereur soit arrivé jusqu'en Égypte. Il faut alors en rester sur cette question aux simples conjectures, ainsi qu'on est forcé de le faire relativement à la mort de Lucien, que Suidas attribue aux morsures des chiens, et Bourdelot à une attaque de goutte. Cette dernière tradition est la plus vraisemblable. Suivant M. Boissonade (17) le poème burlesque de Lucien en l'honneur de la goutte donne lieu de croire qu'il était sujet à cette maladie. Il se plaisait à chanter son ennemie, comme cet Agrippinus Pasonius, dont parle Stobée, qui s'amusait à faire l'éloge de tous les maux qui lui arrivaient : éloge de la fièvre, quand il était pris de la fièvre, éloge de l'infamie, quand il était noté d'infamie, éloge de l'exil, quand il était exilé. Quelle que soit, du reste, la version qu'on adopte, il est certain que notre auteur mourut très vieux, à quatre-vingt ou quatre-vingt-dix ans, grossissant ainsi de son nom la liste des exemples de longévité qu'il avait dressée pour son ami Quintilius.
Aucun passage des œuvres de Lucien n'indique qu'il se soit marié. On croit pourtant qu'il eut un fils, mais on aurait tort, sur la foi de Bourdelot, de confondre ce fils unique de Lucien avec un certain Lucien, sophiste de renom sous Julien l'Apostat, et auquel cet empereur adresse une de ses lettres. De cette esquisse biographique passons maintenant à celle de notre auteur, envisagé sous les formes multiples où s'est produit son admirable talent. Il est bien difficile de déterminer à quelle école, à quelle secte se rattachent, je n'ose pas dire les convictions, mais les sympathies philosophiques de Lucien. C'est le propre de la raillerie et du doute de laisser l'esprit se balancer dans une fluctuation et dans une mobilité continuelles. Comment alors exiger une doctrine solide et fixe du douteur et du railleur par excellence ? Il y aurait cependant quelque injustice à l'accuser d'un pyrrhonisme absolu. Son bon sens, qui lui fait découvrir le vice des différents systèmes, et signaler les écueils où vont tour à tour se briser l'Académie, le Lycée et le Portique, l'avertit, en même temps, qu'il y a certains principes incontestables, certaines vérités positives, sur lesquelles s'appuie toute critique, et même toute négation. Aussi, dans la spéculation, me semble-t-il se rapprocher de Platon et d'Épicure ; dans la pratique, de Diogène et de Zénon. Sa profession de foi sous ce rapport est nette et explicite. Si je ne m'abuse sur le sens d'un passage du traité intitulé Hermotimus, il me semble que Lucien, loin de se renfermer dans le scepticisme exclusif, qu'il est de tradition de lui reprocher, déclare avec une sincérité parfaite qu'il est sérieusement en quête de la vérité philosophique (18) : "HERMOTlMUS. Tu prétends donc, Lycinus, que nous ne devons pas philosopher, mais qu'il faut nous laisser aller à la paresse et vivre comme le vulgaire ? LYCINUS. Et quand m'as-tu entendu tenir un semblable langage ? Je ne prétends pas que nous devions renoncer à la philosophie. Voici ce que je dis : nous voulons philosopher ; il y a plusieurs routes ; chacune d'elles a la prétention de conduire à la philosophie et à la vertu ; la véritable est inconnue ; il faut donc faire son choix avec prudence. " Et plus loin (19) : "LYCINUS. La raison te dit qu'il ne suffit pas de voir et de parcourir nous-mêmes toutes les sectes, afin d'être à portée de choisir la meilleure, mais qu'il faut encore une chose essentielle. HERMOTIMUS. Laquelle ? LYCINUS. Une critique, mon cher, une méthode d'examen, un esprit pénétrant, un jugement juste et impartial, tels qu'il en faut pour prononcer sur de semblables matières ; autrement, c'est en vain que nous aurons tout vu. Il est donc nécessaire, ajoute la raison, d'employer à cet examen un temps considérable, de nous placer tout sous les yeux, et de ne faire notre choix qu'après avoir beaucoup hésité, balancé, examiné, sans égard pour l'âge, l'extérieur, la réputation de sagesse de ceux qui parlent, mais comme font les juges de l'Aréopage, où les procès n'ont lieu que la nuit, dans les ténèbres ; afin que l'on ne considère pas les orateurs, mais leurs discours : alors seulement il te sera permis, après un choix solide, de philosopher."
Ce ne sont pas là, selon moi, les paroles d'un sceptique endurci et intolérant ; ce sont plutôt celles d'un éclectique judicieux et sincère. Socrate et Descartes n'ont pas suivi d'autre voie, quand ils se sont proposé d'arriver par le doute à la découverte du vrai.
L'impartialité de ce même éclectisme se manifeste d'une manière encore plus significative dans un passage du Pêcheur (20), où Lucien répond à la Philosophie qui lui demande quel métier il exerce : "Je fais métier, dit-il, de haïr la forfanterie, le charlatanisme, le mensonge, l'orgueil et toute l'engeance des hommes infectés de ces vices. Ils sont nombreux, comme tu sais. LA PHILOSOPHIE. Par Hercule ! C'est un métier qui expose beaucoup à la haine. LUCIEN. Tu as raison. Aussi, tu vois que de gens me haïssent, et à quels périls ce métier m'expose. Cependant, je connais aussi parfaitement la profession opposée, c'est-à-dire celle dont l'amour est le principe. J'aime, en effet, la vérité, la probité, la simplicité, et tout ce qui est aimable de sa nature. Mais je trouve peu de gens avec qui je puisse exercer ce talent. Au contraire, le nombre de ceux qui sont dans l'autre camp, et dignes de haine, dépasse cinquante mille, de sorte que je cours risque d'oublier le second métier, vu la rareté des occasions, et de devenir trop fort dans l'autre. LA PHILOSOPHIE. C'est ce qu'il ne faut pas ; car, comme l'on dit, aimer et haïr sont deux sentiments du même cœur ; ne les sépare donc point. Ils ne font qu'un seul art, tout en paraissant en faire deux. LUCIEN. Tu le sais mieux que moi, Philosophie. Telle est cependant mon humeur, que je hais les méchants, tandis que j'aime et loue les gens de bien."
Je ne puis me décider à voir dans l'homme qui a écrit ces lignes honnêtes et sensées un railleur systématique, résolu à ne regarder que le côté ridicule et misérable des pensées comme des actions humaines.
Un fait capital, dont on doit également tenir compte, pour bien apprécier l'esprit philosophique de Lucien, c'est l'état où se trouvait le monde païen au IIe et au IIIe siècle de notre ère. La vieille société tombait en ruine. On ne croyait plus aux divinités de l'Olympe, et la philosophie n'était plus assez respectée ni assez respectable pour suppléer à la religion. Les mœurs publiques commençaient à peine à régénérer dans quelques parties de l'empire. Les doctrines réparatrices et vivifiantes du christianisme, étaient arrivées au dernier période de dissolution et d'impudeur. Vieillards sans dignité, effrontés chercheurs d'héritages, foule tout à la fois superstitieuse et incrédule, flatteurs et parasites vendant leur liberté pour une place à la table des riches, rhéteurs ignorants et bavards, puis, par-dessus tout, une masse d'esprits flottants, irrésolus, livrés à l'indifférence, cette maladie mortelle des époques où manquent l'émulation vertueuse, le désir généreux de bien faire et la fermeté des convictions, tel était le monde qui s'étalait sous le regard observateur de Lucien.
Quels philosophes pouvait produire cette société abâtardie, dégénérée, sans cœur, sans foi, sans esprit ? Voltaire, ce Lucien des temps modernes, va nous le dire (21) : "Quels étaient les philosophes que Lucien livrait à la risée publique ? C'était la lie du genre humain ; c'étaient des gueux incapables d'une profession utile, des gens ressemblant parfaitement au pauvre diable dont on nous a fait une description aussi vraie que comique, qui ne savent s'ils porteront la livrée ou s'ils feront l'Almanach de l'Année merveilleuse, s'ils travailleront à un journal ou aux grands chemins, s'ils se feront soldats ou prêtres, et qui, en attendant, vont dans les cafés dire leur avis sur la pièce nouvelle, sur Dieu, sur l'être en général, et sur les modes de l'être, puis vous empruntent de l'argent, et vont faire un libelle contre vous avec l'avocat Marchand ou le nommé Chaudon ou le nommé Bonneval." C'est ainsi que Voltaire, l'œil sur son siècle, juge les philosophes contemporains de Lucien, mais la peinture que Lucien lui-même nous en trace dans l'Icaroménippe (22) est encore plus vive et plus piquante. "Il existe, dit-il, une espèce d'hommes qui, depuis quelque temps, monte à la surface de la société, engeance paresseuse, querelleuse, vaniteuse, irascible, gourmande, extravagante, enflée d'orgueil, gonflée d'insolence, et, pour parler avec Homère,

...De la terre inutile fardeau.

Ces hommes se sont formés en différents groupes, ont inventé je ne sais combien de labyrinthes de paroles, et s'appellent stoïciens, académiciens, épicuriens, péripatéticiens et autres dénominations encore plus ridicules. Alors, se drapant dans le manteau respectable de la vertu, le sourcil relevé, la barbe longue, ils s'en vont, déguisant l'infamie de leurs mœurs sous un extérieur composé, semblables à ces comparses de tragédie dont le masque et la robe dorée, une fois enlevés, laissent à nu un être misérable, un avorton chétif, qu'on paie sept drachmes pour la représentation. Cependant, tels qu'ils sont, ils méprisent tous les hommes, débitent mille sornettes sur les dieux, s'entourent de jeunes gens faciles à duper, déclament, d'un ton tragique, des lieux communs sur la vertu, et enseignent l'art des raisonnements sans issue. En présence de leurs disciples, ils élèvent jusqu'aux cieux la tempérance et le courage, ravalent la richesse et le plaisir ; mais, dès qu'ils sont seuls et livrés à eux-mêmes, qui pourrait dire leur gourmandise, leur lubricité, leur avidité à lécher la crasse des oboles ? Ce qu'il y a de plus révoltant, c'est que, ne contribuant en rien au bien public ou particulier, inutiles et superflus, nuls au milieu des camps et nuls dams les conseils, ils osent, malgré cela, blâmer la conduite des autres, entassent, je ne sais quels discours amers, ne songent qu'à rédiger des insolences, censurent et invectivent contre tout ce qui est autour d'eux. Chez eux, la parole est accordée au plus braillard, au plus impudent, au plus éhonté dans ses outrages."
Voilà quels étaient du temps de Lucien les maîtres du peuple, les propagateurs de l'instruction morale et religieuse ! N'était-ce pas rendre service à la société que de les flétrir d'un stigmate public, et ne doit-on pas excuser Lucien d'avoir enveloppé parfois la véritable philosophie dans la proscription dont il frappait l'hypocrisie et l'impudence !
Mais ce n'était point assez de cette tourbe effrontée qui décriait et avilissait l'esprit humain. Une phalange audacieuse de magiciens, de devins, de sorciers, de joueurs de gobelets, de tireurs d'horoscope, de diseurs de bonne aventure, de fabricants d'onguents, d'oracles, de talismans et d'amulettes, exploitait la foule toujours avide du merveilleux et du surnaturel, et d'autant plus crédule que la ruse est plus grossière. De toutes parts, on s'empressait autour de ces thaumaturges, auxquels on prodiguait l'admiration, l'argent et les honneurs divins. Lucien, fidèle à son rôle, ne manque pas de démasquer ces fourbes sans vergogne et sans mœurs, ces menteurs effrontés, dont il a retracé le type dans la vie d'Alexandre d'Abonotichos, et de railler avec son bon sens ordinaire leurs pratiques superstitieuses et leurs scandales privés dans le Menteur, dans Lucius et dans le traité Sur la déesse syrienne.
Grâce aux liens étroits qui, chez les anciens, unissaient la philosophie à la religion, on ne peut guère séparer dans Lucien les doctrines philosophiques des croyances païennes. Là, je l'avoue, son scepticisme est radical et complet. Moqueur impitoyable, il a tout l'entrain bouffon, toute la verve sarcastique d'Aristophane, et personne, après l'auteur des Nuées, de la Paix et des Grenouilles, n'a versé plus de ridicule sur toutes ces légendes mythologiques, que Cicéron traitait de contes de bonnes femmes et que réprouve la plus simple raison. Pas une divinité n'est épargnée : toutes passent sous le fouet de sa gaieté irrévérencieuse. Véritablement athée, au sens de l'orthodoxie païenne, il ne craint ni Jupiter, ni son tonnerre, ni le Tartare, ni les peines réservées à l'impiété. Les Enfers ne sont pour lui qu'un théâtre, une salle de spectacle, où il fait agir et parler les personnages dont son imagination a ranimé les cadavres : l'Olympe est une scène burlesque, où s'agitent les marionnettes divines, dont il tire les fils et dirige les mouvements au gré de sa raillerie capricieuse et fantasque.
Je ne cherche point à dissimuler qu'en immolant le polythéisme aux témérités de son imperturbable raison, déguisée en imagination libre et folle, il a travaillé à la ruine de la religion de son pays et de son siècle, et entraîné vers l'incrédulité les esprits séduits par ses ironies bouffonnes. Mais je n'ai point, en raison même de cet effet produit par ses railleries, le courage de le condamner, vu qu'il frayait ainsi la voie à la religion du Christ ; et je ne suis pas plus sévère que les premiers chrétiens, qui, en faveur des bonnes plaisanteries qu'il avait dirigées contre les dieux et les pratiques du paganisme, lui pardonnèrent son indifférence et ne s'interdirent point la lecture de ses écrits (23). Il y a plus : je ne puis douter qu'il n'ait forgé les armes dont se sont servis, pour saper à leur tour les bases du polythéisme, non seulement le satirique Hermias et le poète Prudence, mais les Pères de l'Église grecque et latine.
Les chrétiens ont donc pu le considérer moins comme un de leurs ennemis que comme un de leurs alliés et de leurs auxiliaires, mais fut-il apostat, ainsi que certains auteurs l'ont prétendu ? après avoir été initié aux dogmes de la religion nouvelle, l'a-t-il abandonnée, pour se donner ensuite le plaisir impie de la tourner en ridicule ? Non, dirons-nous avec Reitz, Gesner, Lehmann, et les plus habiles commentateurs du philosophe grec (24). Lucien n'est point absolument étranger à la religion chrétienne. J'avoue, pour ne rien dire du Philopatris, dialogue dont l'authenticité est fort douteuse, qu'il parle des chrétiens dans son Alexandre, qu'il les loue et les blâme tour à tour dans son Peregrinus ; mais ce qu'il en dit prouve qu'il les confond avec les Juifs ou qu'il n'a qu'une connaissance très imparfaite de leurs pratiques et de leurs croyances, si bien que cette question d'apostasie reste au moins équivoque, si elle n'est complètement reléguée parmi les faits controuvés.
Ce qui cesse d'être contestable, c'est la sagacité de Lucien, la pénétration de son coup d'œil, la vivacité de sa dialectique, la justesse merveilleuse de son esprit comme satirique et comme moraliste, qualités brillantes et solides sur lesquelles se fondent ses titres les plus légitimes à l'admiration sans cesse renouvelée de la postérité. En effet, il y a telle de ses satires qu'on croirait écrite d'hier, et les modèles qu'il s'est choisis vivent réellement sous nos yeux.
Tous les âges lui appartiennent par ce droit de conquête que le bon sens, servi par les dons de l'esprit, s'arroge avec justice sur l'orgueil et sur la sottise, apanage éternel, empire sans bornes et sans fin. Mais, pour ne pas sortir du siècle où Lucien a vécu, tous les hommes sont égaux devant l'inflexible rigueur de la loi morale, au nom de laquelle il attaque les vices, fronde les abus, renverse les préjugés de son temps. Morgue des parvenus, vanité des souverains, calculs misérables ou hypocrites des besogneux et des flatteurs, passion sordide des avares, turpitudes des débauchés, prétentions pédantesques des faux érudits, manèges des courtisanes, il flagelle tout de sa lanière sanglante, et il marque ses victimes, pour employer une de ses expressions, d'un fer chaud, dont l'empreinte est un renard ou un singe (25). Nulle part, il ne déploie autant d'énergie native et de verve originale. Le cadre même qu'il adopte pour donner aux hommes d'utiles et durables leçons est une création qui lui appartient en propre. Il y sait unir, suivant la remarque d'un critique judicieux (26), quelque chose du génie de Platon et quelque chose aussi de la pétulance des anciens comiques, en un mot, il fait du dialogue un genre littéraire à part, nul de ses imitateurs, y compris Fénelon, Fontenelle et Voltaire, n'a pu devenir son égal.
Il n'est pas sans intérêt d'apprendre de Lucien lui-même (27) par quels procédés de l'esprit il a su fondre de la sorte en un drame plaisant et satirique la comédie d'Eupolis et d'Aristophane et les conversations familières de Platon et de Xénophon. "Dans le principe, dit-il, il n'y avait ni rapport ni amitié entre le Dialogue et la Comédie. L'un, relégué au logis ou borné à des promenades avec quelques intimes, n'étendait pas plus loin ses entretiens, l'autre, tout entière à Bacchus, vivait en plein théâtre, s'ébattait, faisait rire, lançait des traits piquants, marchait au son de la flûte, et parfois, se donnant carrière dans des vers anapestiques, elle s'amusait aux dépens des amis du Dialogue, les appelant songeurs, pourchasseurs d'idées en l'air et autres choses semblables, et paraissant n'avoir d'autre but que de les tourner en ridicule et d'abuser contre eux de la liberté bachique. Ainsi, elle les représentait tantôt marchant dans les airs et habitant avec les nuées, tantôt mesurant avec soin le saut d'une puce, pour dire qu'ils divaguaient dans la région des vapeurs. Mais le Dialogue ne tenait que de graves entretiens, des discours philosophiques sur la nature et sur la vertu, si bien qu'il y avait entre la Comédie et lui la différence qui existe en musique entre le son le plus grave de la première octave et le plus aigu de la seconde. Nous, cependant, nous avons osé rapprocher deux genres tout à fait éloignés et accorder des choses tellement discordantes, qu'elles ne semblaient susceptibles d'aucun lien commun." Et ailleurs il fait dire au Dialogue (28) : "Jusqu'ici j'étais plein de gravité, toujours en contemplation devant les dieux, la nature et les révolutions de l'univers ; marchant en l'air au milieu des régions qui avoisinent les nuages, à l'endroit où roule dans les cieux le char ailé du grand Jupiter, je touchais à la voûte céleste, je m'élançais au-dessus même du ciel, lorsque ce Syrien, me tirant par la jambe et me brisant les ailes, me réduisit à la condition commune. Il m'arracha mon masque tragique et majestueux, et m'en appliqua un autre comique, satirique et presque ridicule. Bientôt il réunit et enferma chez moi la plaisanterie mordante, l'iambe, le cynisme, Eupolis et Aristophane, gens experts dans l'art de railler ce que chacun respecte, de bafouer ce qu'il y a de plus honnête. Enfin, il a été déterrer je ne sais quel Ménippe, un cynique du temps passé, un aboyeur, armé de dents acérées s'il en fut, et il a lâché à travers moi ce véritable chien, animal redoutable, qui mord sans en avoir l'air et d'autant mieux qu'il mord en riant. Comment ne me croirais-je pas indignement outragé, quand on m'enlève mon ancien et véritable costume, pour me forcer à jouer des comédies, des parades, des farces étranges ? Oui, ce qui me révolte le plus, c'est le singulier mélange dont je suis composé : je ne suis plus ni prose ni vers, mais, semblable à un hippocentaure, j'ai l'air, aux yeux de ceux qui m'écoutent, d'un monstre bizarre, d'un spectre de l'autre monde." à quoi Lucien répond (29) : "Je ne m'attendais pas, juges, à soutenir devant vous ce débat, et j'espérais entendre le Dialogue vous dire de moi tout autre chose. Quand je l'ai pris jadis, il paraissait à la plupart des gens, maussade et desséché par de fréquentes interrogations. Elles lui donnaient, je le veux bien, une physionomie vénérable, mais peu gracieuse et tout à fait désagréable au public. J'ai commencé à lui apprendre à marcher par terre à la façon des hommes. J'ai lavé la crasse dont il était couvert, et, en le forçant à sourire, je l’ai rendu plus agréable aux spectateurs. Mais surtout je l'ai associé à la Comédie, et, par cette alliance, je lui ai concilié la bienveillance des auditeurs, qui jusque là craignaient les épines dont il était armé, et n'osaient pas plus y toucher qu'à un hérisson. Je sais bien ce qui le contrarie énormément, c'est que je ne m'assieds pas auprès de lui pour discuter en détail ces subtilités pleines de finesse : si l'âme est immortelle, combien Dieu, en faisant le monde, a versé de cotyles de la substance sans mélange et toujours identique dans le creuset où s'élaborait l'univers, si la rhétorique est l'image d'une portion de la politique, dont la flatterie compose le quart. En effet, il aime à disserter sur ces minuties, comme ceux qui ont la gale se plaisent à se gratter ; ces méditations le charment, et il est tout fier quand on dit qu'il n'appartient pas à tout le monde de voir ce qu'il aperçoit distinctement au sujet des idées. Voilà ce qu'il réclame de moi ; il cherche partout ses ailes et regarde en l'air, tandis qu'il ne voit pas ce qui est à ses pieds. Je ne crois pas, pour le reste, qu'il ait à se plaindre de moi ; par exemple, qu'en lui ôtant son habit grec, je lui en aie mis un barbare, quoique je paraisse barbare moi-même ; car j'aurais été injuste, si j'avais ainsi violé les lois qui le protègent, et si je l'avais dépouillé de son vêtement national."
Il nous semble impossible de mieux caractériser le talent de Lucien qu'il ne l'a fait lui-même dans les lignes qui précèdent ; et, quant à ce qu'il dit de sa fidélité à conserver au Dialogue sa physionomie primitive, c'est-à-dire l'élégance et l'atticisme des maîtres du genre, c'est un éloge auquel il a droit sans conteste. On trouve, en effet, chez lui, joints à la justesse excellente de la pensée, le mérite d'une expression puisée aux meilleures sources, et l'imitation des meilleurs modèles, rendue neuve par une puissante originalité. Chez lui, la forme de la phrase, l'arrangement des mots, disposés d'après les habitudes de style des bons auteurs du siècle de Périclès, conservent toujours à l'idée sa clarté et sa transparence. Traite-t-il d'objets sérieux, Lucien sait être grave ; veut-il plaisanter et rire, il trouve les mots les plus piquants et les tours les plus agréables ; s'agit-il d'avertir, de conseiller ou de mordre, il rencontre sans peine les termes les plus sages, les plus persuasifs ou les plus caustiques. Il excelle à égayer par la naïveté de quelques proverbes populaires la force de ses raisonnements et la rigueur de ses preuves ; il cite avec un à-propos merveilleux, et une érudition qu'on peut dire inépuisable, des vers d'Homère, de Théognis, d'Hésiode, d'Euripide, de Pindare, des réflexions empruntées à Xénophon, à Thucydide, à Hérodote, à Démosthène et à Platon. Enfin il semble, ainsi que le fait observer un de ses éditeurs (30), un Protée qui prend toutes les formes, un caméléon qui se colore de toutes les nuances du discours, tant est variée la finesse de son pinceau, tant il excelle, comme les abeilles, à composer le miel de ses écrits des fleurs les plus diverses et les plus parfumées.
Il ne faut pourtant pas croire qu'il ne se trouve mêlée à ce miel une bonne dose d'absinthe et d'amertume. Je ne m'aveugle pas sur les défauts de Lucien. La raison exagérée, qui dépasse le but au lieu de l'atteindre, ne me plaît pas plus que la déraison. Or, Lucien excède souvent la mesure. Alors, les teintes de son style, libre jusqu'à la licence, ont parfois cette crudité triviale de ton qui nous choque dans Rabelais. Ce n'est pas toujours de sel attique qu'il assaisonne ses épigrammes, mais parfois, et notamment dans le Pseudologiste, ainsi que dans l'opuscule Contre un ignorant bibliomane, ses plaisanteries sont grossières, obscènes, tout imprégnées de fiel et d'insolence. Je le dis volontiers, s'il n'eût écrit que de la sorte, Lucien, comme le curé de Meudon dans ses passages orduriers, n'aurait été, pour parler avec La Bruyère, que le charme de la canaille. Heureusement ces endroits sont rares ; il va plus souvent encore que l'auteur de Pantagruel à l'exquis et à l'excellent, et il ne cesse guère d'être ainsi le mets des plus délicats.
Ce sont ces qualités éminentes qui semblent donner à Lucien le droit de se faire, à son tour, maître en l'art d'écrire, et d'enseigner, soit au moyen de la critique et du persiflage, soit par des conseils dogmatiques et précis, les principes de la saine littérature et les préceptes du bon goût. Il a tracé d'une main ferme, judicieuse et élégante, les règles de la composition historique dans un traité que n'ont surpassé ni Fénelon, ni d'Aguesseau, ni Saint-Evremond, ni Voltaire, ni l'abbé Mably. Son Maître de Rhétorique, en tournant en ridicule l'éloquence fardée, ampoulée, frelatée des mauvais rhéteurs de son époque, ne manque pas de montrer par voie d'opposition en quoi consiste l'éloquence véritable et naturelle, celle qui vient du cœur et ravit la sympathie d'un auditoire.
Il termine son Lexiphane par des réflexions pleines de justesse et de bon sens sur les moyens de se perfectionner le goût et le style (31). " Si tu veux, dit-il, mériter de sincères éloges pour tes écrits et te faire bien venir du public, fuis tout cet attirail de mots et prends-le en dégoût. Commence par les bons poètes : quand tu les auras lus sous la direction de tes maîtres, passe aux orateurs, et nourris-toi de leur style ; il sera temps alors d'arriver aux œuvres de Thucydide et de Platon, après t'être exercé par la lecture de l'aimable comédie et de la sévère tragédie. Lorsque tu auras cueilli comme autant de fleurs toutes les beautés de ces ouvrages, tu seras quelque chose dans l'éloquence ; mais aujourd'hui tu ressembles, sans le vouloir, à ces vases que les potiers fabriquent pour le marché : au-dehors, tu es peint en rouge et en bleu ; au-dedans, tu n'es qu'une argile cassante. Si tu suis mes avis, si tu veux accepter quelque temps le reproche d'ignorance, et si tu n'as pas honte de recommencer ton éducation, tu pourras, en toute assurance, t'adresser à la multitude ; on ne te rira plus au nez, comme aujourd'hui, et tu ne seras plus la fable des gens instruits qui, par moquerie, te nomment grec et attique, lorsque tu ne mérites pas même d'être mis au rang des barbares lettrés. Avant tout, retiens bien ceci. N'imite pas les mauvais exemples des sophistes qui nous ont précédés depuis peu ; ne te repais point, comme tu le fais, de leurs inepties ; au contraire, fais-en litière, et rivalise avec les anciens modèles. Ne te laisse pas charmer par les fleurs passagères du langage ; mais, à la manière des athlètes, fais usage d'une nourriture solide ; surtout sacrifie aux grâces et à la clarté."
Je crois inutile d'insister sur le Pseudosophiste de Lucien, traité technique plus grammatical que littéraire, mais il me semble, si je ne me fais illusion, qu'en suivant exactement les conseils qu'il donnait à ceux de ses contemporains jaloux de pratiquer l'art de bien écrire, nul d'entre eux ne devait désespérer d'atteindre à un talent qu'il a lui-même porté jusqu'à la perfection.
Peut-être s'étonnera-t-on que Lucien, si fin appréciateur des beautés mâles ou délicates de la littérature attique, ne fasse dans ses ouvrages aucune mention de la littérature latine, qui cependant avait produit ses chefs d'œuvre au moment où il écrivait. Mais, suivant une remarque que nous avons entendu faire au savant M. Le Clerc, l'éducation et l'instruction de Lucien sont tout orientales et toutes grecques : le monde de l'Occident n'existe point pour lui. Quoiqu'il ait voyagé en Italie, quoiqu'il ait vu Rome, dont il offre une peinture si curieuse dans son Nigrinus, il paraît n'avoir emporté de ses excursions dans les contrées occidentales que le plus souverain mépris de tout ce qui a rapport aux œuvres littéraires de cette région de l'empire. C'est un fait qui, du reste, n'est point isolé ni particulier à Lucien. Denys d'Halicarnasse, qui, dans la partie historique de ses écrits, se montre si versé dans les antiquités romaines, semble, dans la partie littéraire, croire que les Romains n'ont jamais eu d'historien, de poète ni d'orateur.  On aurait donc tort d'imputer à une absence de goût ce qui n'est, selon nous, qu'un excès d'amour-propre national poussé jusqu'à l'injustice, ou bien une lacune dans une éducation d'ailleurs polie et vraiment achevée.
L'esquisse que nous traçons du talent souple et divers de notre auteur serait incomplète, si nous omettions de parler du goût éclairé de Lucien pour les beaux-arts, et surtout de ses connaissances dans la peinture et dans la statuaire. Si notre traduction n'a point trahi ses idées, si elle a reflété, comme un miroir fidèle, les tableaux qu'il a reproduits ou dessinés de génie avec une netteté si parfaite de crayon, un éclat si brillant et une fraîcheur si vive de coloris, nos lecteurs ne nous accuseront point d'une admiration outrée, lorsque nous ferons observer que Lucien est un des connaisseurs, pour ne pas dire un des artistes, les plus distingués de l'Antiquité. Où trouver rien de plus ravissant que l'analyse de la toile qui représente la centauresse de Zeuxis (32), rien de plus gracieux, de plus suave que l'image des noces de Roxane et d'Alexandre (33)? Le portrait de cette Panthéa (34), que les uns croient la maîtresse de Lucius Vérus, et d'autres Lucilla, femme de Marc Aurèle, ne révèle-t-il pas une étude approfondie, une observation minutieuse des plus belles œuvres qu'aient produites les grands peintres et les grands sculpteurs de la Grèce ? Le tableau allégorique qui termine le traité intitulé Sur ceux qui sont aux gages des grands, celui qui est placé au commencement du traité De la délation, ne sont-ils pas des morceaux achevés dans leur genre ? Quant aux passages si riches et si justes d'observation, où Lucien, peintre lui-même, nous représente le paon étalant le printemps de ses plumes au milieu d'une prairie émaillée de fleurs (35) ou bien la mouche se jouant dans un rayon de soleil (36), nous ne voyons que notre Buffon qui puisse lui disputer la palme. Joignons à cette science de toutes les branches qui composent les arts pittoresques ou plastiques, une connaissance exacte de l'architecture, un sentiment plus que théorique de la mélodie et de l'harmonie, et nous dirons, sans craindre de nous tromper, que jamais écrivain n'a eu le bonheur de pouvoir mettre autant de ressources artistiques au service de son style, ni d'animer son expression de nuances plus variées, d'images plus vraies et plus séduisantes.
Avec un esprit aussi merveilleusement doué, une organisation aussi complète, une intelligence aussi étendue, Lucien ne manque-t-il pas de cœur et de sensibilité ? C'est une question qui a été quelquefois posée et débattue. Nous ne voulons point la passer sous silence. On ne peut disconvenir que le métier de satirique et de moqueur ne donne aux facultés morales de celui qui l'exerce une direction, un tour particulier, qui l'éloigne de l'émotion et de la sympathie, pour le rapprocher de la froideur et de la sécheresse. A le prendre d'une manière absolue, La Bruyère a raison quand il dit que le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vivement touché de très belles choses. Mais ce penchant de l'esprit à ne voir que le méchant côté des objets et des hommes, cette humeur qui s'irrite de tout ce qui est faux et de tout ce qui est mal, cette passion de l'ordre moral ou littéraire, poussée jusqu'au despotisme et à l'intolérance, cette aptitude enfin à rencontrer des termes piquants, des formes incisives, des comparaisons pittoresques et ingénieuses pour mettre en saillie les ridicules et les travers, n'est point incompatible avec une sensibilité vraie et profonde. Je mets hors de cause Virgile, Racine et Molière, cœurs aimants, natures délicates, qui cependant ont été, au besoin, de terribles railleurs. Mais, pour ne considérer que les moqueurs de profession, Aristophane, Horace, Régnier, Boileau et Voltaire, ne laissent-ils pas échapper parfois à travers leurs pointes amères, leurs ironies caustiques, leurs mots cruels, des traits de sentiment exquis, des expressions propres à une âme capable d'être émue et attendrie ? Il en est de même de Lucien. On trouve dans le Toxaris des passages pleins de charme et de délicatesse sur l'amitié, le dévouement, l'abnégation, le sacrifice personnel, tous sentiments qu'on ne peut bien exprimer que pour en avoir compris ou éprouvé la douce et vivifiante chaleur. Il se montre dans le Nigrinus touché jusqu'aux larmes par l'éloquence honnête et persuasive de ce sage philosophe. Dans l'Eloge de Démosthène, il rend un magnifique hommage au talent et au patriotisme du plus grand orateur de l'antiquité et du plus grand citoyen d'Athènes. Un écrivain qui prête à Antipater, à Philippe, à Démosthène lui-même, les généreuses paroles, le langage noble, passionné, dramatique, que Lucien leur met dans la bouche, n'a pas seulement de l'esprit, de la verve moqueuse, il a de l'âme : ce n'est pas un rhéteur, un sophiste qui parle, c'est un homme généreux et convaincu.
Telle est, sauf erreur, l'idée que nous nous sommes faite de Lucien, après en avoir étudié les écrits et le caractère ; tel est le philosophe et l'écrivain que nous avons entrepris de traduire, avec son air original, ses qualités et ses défauts : tâche attrayante, mais d'une exécution difficile, qui nous a coûté un travail long et continu, dont nous livrons aujourd'hui le fruit à l'appréciation indulgente de nos lecteurs. 

Pour le texte, nous avons eu sous les yeux les éditions complètes les plus autorisées, notamment celles de J. Th. Lehmann, de G. Dindorf, de Ch. Iacobitz et d'Imm. Bekker (37). Nous n'avons pas négligé cependant les éditions partielles données par les philologues dont on trouvera les noms dans le catalogue du libraire Klinksieck, rédigé par Wilhelm Engelmann (38), et nous nous sommes également servi pour quelques traités et pour les dialogues classiques des éditions de MM. Quicherat, Pessonneaux, Paret et Dübner.
Quant à la traduction, nous avons mis à profit celles qui ont précédé la nôtre, c'est-à-dire les versions de Perrot d'Ablancourt et de Belin de Ballu (39). Elles sont trop connues pour que nous en portions ici un jugement, qui ne serait qu'une redite. Nous ferons seulement observer que la belle infidèle de d'Ablancourt, datant de 1654, a nécessairement perdu à travers les âges ce caractère de beauté qu'on se plaisait à lui reconnaître, et qu'il ne lui reste plus guère que la dernière des deux qualités, par lesquelles Ménage l'avait spirituellement désignée. Belin de Ballu est infiniment supérieur à son modèle. Quoique sa traduction ait paru en 1789, elle n'a point trop vieilli. Cependant le système qu'il a suivi s'écarte encore beaucoup de celui que les maîtres du genre nous ont depuis fait connaître (40) : il ne serre jamais le texte d'assez près ; il atténue fréquemment l'expression énergique, le tour hardi de l'auteur grec ; il en éteint le feu; il en ralentit l'allure vive et dégagée ; il va jusqu'à lui donner un air solennel et quelque peu guindé dans des passages dont le mérite est le jet soudain de la pensée, la rapidité du mouvement, l'agilité du mot, la prestesse de la réplique. Aussi, bien que nous l'ayons toujours eu devant nous, nous avons plus souvent évité de le suivre, qu'essayé de marcher constamment sur ses traces. En outre, les travaux de la critique et de la philologie ont fait de tels progrès depuis Belin de Ballu, que le texte d'après lequel il a travaillé est bien loin de valoir pour la pureté, la correction, l'heureuse introduction de judicieuses variantes, celui que nous ont fourni Lehmann et les éditeurs allemands. Nous avons donc trouvé des ressources qui lui manquaient ; seulement cette heureuse fortune nous a imposé le devoir de faire mieux que lui. Nous l'avons essayé, heureux si notre ambition n'est point déçue, et si nous avons rendu quelque service aux lettres grecques, en offrant au public sous une forme nouvelle les saillies toujours neuves, le bon sens toujours actuel, la physionomie toujours jeune de l'inimitable Lucien ! 

(01) Voy. l'édition de Lucien de Th. Lehmann, t, IV, p. 514.
(02) Le Songe 1 et suivants.
(03) Le Pêcheur ou les Ressuscités, 29.
(04) La double accusation, 27.
(05Le Songe, 11.
(06) Apologie pour ceux qui sont aux gages des grands, 15.
(07) Voy, Philostrate, Vies des sophistes ; Louis Crésol, Theatrum veterum rhetorum, etc.; et Belin de Ballu, Hist. de l'éloquence chez les Grecs.
(08) Biographie universelle de Michaud, art. LUCIEN.
(09)  Voy, l'opuscule de ce nom.
(10) Ib.
(11) Ib.
(12Hermotimus, 54.
(13) La double accusation. 32.
(14) Voy. la fin du Songe et l’Eloge de la patrie.
(15)  Voy. Alexandre ou le faux prophète, 56.
(16)  Apologie, etc., 12.
(17Biographie universelle, article déjà cité.
(18) Hermotimus, 52.
(19) lb. 64.
(20Le Pêcheur ou les Ressuscités, 20.
(21) Dict. philosophique , art. PHILOSOPHIE.
(22) Icaroménippe, 29 et suivants. Cf. le Pêcheur. 30 et suivants.
(23)  Cette réflexion est de Letronne.
(24) Voy. la dissertation de Gesner sur le Philopatris, les notes de Dusoul et de Lefèvre sur le Pérégrinus, et la dissertation spéciale de Reitz sur ce sujet. Cf. Lehmann, t. 1 des œuvres complètes de Lucien, Prolégomènes.
(25) Le Pêcheur ou les Ressuscités , 46.
(26) Alexis Pierron, Hist. de la litt. grecque, chap. XLV.
(27) Tu es un Prométhée dans tes discours. 6, Cf. Zeuxis ou Antiochus 1 et 2.
(28) La double accusation, 33.
(29) La double accusation, 34.
(30) J. Bénédict.
(31Lexiphane, 21 et 22.
(32) Voy. le morceau intitulé Zeuxis ou Antiochus. 2.  
(33) Voy. Hérodote ou Aétion.
(34) Voy. Portraits et Pour les portraits.
(35Sur un appartement, 11.
(36Éloge de la mouche, 1 et suivants.
(37) Voici les titres complets de ces ouvrages : Luciani Samosatensis, Opera, graece et latine post Tiberium Hernsterhusium et Joh. Fredericum Reitzium denuo castigata. etc., edidit Johannes Theophilus LEHMANN, Lipsiae, 1822-1831. 9 vol. in-8. On y trouve résumés tous les travaux de la philologie moderne sur Lucien. - Luciani Samosatensis Opera, ex recensione Guilielmi DINDORF, graece et latine cum indicibus, Paris, Firmin Didot, 1840, 1 vol. In-4.  - Luciani Samosatensis Opera, ex recognitione Caroli Iacobitz, Lipsiae, 1853, 3 vol. in-12. Luciani Samosatensis Opera, ex recognitione Immanuel BEKKER, Leipsig. 18153, 2 vol. In-8. - Mentionnons également l'édition Tauchnitz, sans nom de réviseur, mais remarquable par les arguments qui précèdent chaque morceau, Leipsig, 1829, 4 vol. in-16.
(38) Leipsig, 1847, p. 134 et suivantes.
(39) Voici la désignation exacte des traductions complètes de Lucien : Lucien, traduit par Filbert Bretin, imprimé par Abel l'Angelier, Paris, 1582, in-fol. - OEuvres de Lucien, traduites par J. Baudoin, Paris, 1613, in-4. - Les Dialogues et autres oeuvres de Lucien, traduits du grec en françois avec des remarques par Nic. Perrot Fr. d'Ablancourt, Paris Augustin Courbé. 1654, 2vol. in-4. - La même,1674, in-8. - La même, Amsterdam, 1683, in-8. - La même, Paris, 1707, 3 vol, In-12. - Oeuvres de Lucien traduites en françois par l'abbé Massieu, Paris, 1784 et 1787, 6 vol. in-8. Belin de Ballu en a fait une critique judicieuse et une censure des plus méritées dans sa préface et dans quelques-unes de ses notes. Oeuvres de Lucien, traduites du grec, avec des remarques historiques et critiques sur le texte de cet auteur, et la collation de six manuscrits de la Bibliothèque du roi, par Belin de Ballu, Paris, 1789. 6 vol. in.8.  Belin de Ballu n'a traduit ni le Lexiphane ni le Pseudosophiste, que nous donnons en français pour la première fois.
(40) " Le système de traduction qui prévaut aujourd'hui, dit M. Artaud dans la préface de sa traduction de Sophocle, consiste à se tenir le plus près possible du texte, à tâcher de le reproduire exactement, avec ses qualités comme avec ses défauts, à conserver la physionomie de l'original, autant du moins que le comporte le génie de notre langue... Il est une tentation assez fréquente, à laquelle le traducteur est forcé de résister, c'est d'adoucir quelques nuances trop heurtées, d'atténuer la brutalité de certains sentiments qui choquent nos habitudes et nos idées modernes. Il doit se tenir en garde contre ce penchant, sous peine de substituer une image de convention à une image fidèle. Il n'est pas chargé de corriger son auteur et de le rendre irréprochable, ni de le travestir à la mode changeante des convenances locales."