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LUCIEN

XXVIII.

LE TYRANNICIDE

"Ce discours et les quatre suivants sont une imitation de ces déclamations que les rhéteurs et les maîtres d'éloquence faisaient composer à leurs élèves pour les exercer, et que l'on appelait mel¡tai. Le meurtrier du tyran était un sujet célèbre et sur lequel on s'exerçait fréquemment. Il nous reste encore sous ce titre un discours du sophiste Choricius, disciple du sophiste Procope de Gara, autre que l'historien de ce nom, qui était de Césarée en Palestine. Ce discours de Choricius a été publié depuis peu par M. d'Anse de Villoison, dans le second tome de ses Analecta. A l'égard de celui de Lucien, je ne crois point du tout qu'il soit d'un genre sérieux. Le grand nombre d'antithèses dont il est hérissé, le ton boursouflé qui règne dans tout ce morceau, prouve assez que c'est une critique du genre d'éloquence qui, de son temps, régnait dans les écoles et dans le barreau. Cependant Érasme s'est donné la peine de répondre à Lucien par une déclamation latine. " BELIN DE BALLU. On trouuvera dans les oeuvres de Libanus deux opuscules analogues à celui de Lucien: KatŒ tur‹nnou et „Up¢r turannoktñnou, p. 57 et 62 de l'édition de Claude Morel, Paris, 1606, in-fol.. Voy., pour ces sortes de déclamations, notre thèse : De ludicris apud veteres laudationibus.

 

ARGUMENT.

Un homme monte à la citadelle pour tuer le tyran ; il ne la trouve pas, tue son fils et lui laisse son épée dans 1e corps. Le tyran survient, voit son fils mort et se tue de désespoir avec la même épée. L'homme qui a monté à la citadelle, et qui a tué le fils du tyran, demande la récompense ; comme s'il avait tué le tyran lui-même.

1. Juges deux tyrans en un seul jour sont tombés sous mes coups : l'un déjà vieux, l'autre florissant de jeunesse, mais n'en étant que plus apte à recueillir un héritage de forfaits : je viens aujourd'hui vous demander une simple récompense pour ce double meurtre. Seul de tous ceux qui ont tué des tyrans, je vous ai, d'un coup, débarrassés de deux pervers, en faisant périr le fils par l'épée, le père par la tendresse qu'il avait pour son fils. Le tyran a suffisamment expié les maux qu'il nous a faits, lui qui, de son vivant, à la fin de ses jours, a vu son fils tué avant lui, et a été forcé, chose étonnante, de devenir lui-même tyrannicide. Son fils est mort de ma main, mais il m'a servi, mort, à accomplir un autre meurtre. Durant sa vie, complice des crimes de son père ; après sa mort, parricide autant qu'il pouvait l'être.
2.
Celui donc qui a mis fin à la tyrannie, c'est moi ; et l'épée qui a tout fait, c'est la mienne. Seulement, j'ai changé l'ordre des meurtres ; j'ai pris une route nouvelle, pour punir deux scélérats : le premier, plus vigoureux et capable de se défendre, je l'ai tué de ma main ; à l'égard du vieillard, j'en ai remis le soin à mon épée.
3.
J'espérais donc obtenir de vous aujourd'hui, pour une pareille action, une récompense plus généreuse, et j'attendais au moins des présents égaux par leur nombre à celui de mes victimes, moi qui ne vous ai pas seulement délivrés de vos maux actuels, mais de la crainte de ceux qui vous menaçaient dans l'avenir, et qui ai consolidé la liberté de tous, en ne laissant respirer aucun héritier de tant de crimes. Voici pourtant que je cours le risque, après un si grand service, de me retirer sans que vous m'en ayez accordé le prix, et de me voir frustré au nom des lois mêmes que j'ai maintenues. Aussi semble-t-il que mon adversaire, quoi qu'il prétende, agisse moins pour servir l'intérêt public que parce qu'il regrette ceux que j'ai immolés et qu'il veut les venger sur l'auteur de leur perte.
4.
Laissez-moi, juges, exposer un moment à vos yeux les maux que nous a causés la tyrannie : vous ne connaissez que trop, je le sais, le tableau que j'en vais faire ; mais par là vous comprendrez mieux encore l'étendue de mes services, et vous éprouverez une joie plus grande en songeant de quelle servitude vous êtes délivrés. Notre sort, en effet, n'a pas été celui qui pèse souvent sur les autres peuples ; nous n'avions pas à subir une tyrannie simple, un seul esclavage ; nous n'étions pas en proie aux caprices d'un seul maître. Mais, ce qui n'est jamais arrivé qu'à nous, au lieu d'un tyran nous en avions deux, et nous étions les malheureuses victimes d'une double scélératesse. Le vieillard, cependant, était de beaucoup plus modéré, moins emporté dans ses colères, moins violent dans ses punitions, moins bouillant dans ses désirs. L'âge ralentissait la véhémence de ses passions ; et mettait un frein à la vivacité de ses appétits. On disait même que ses injustices lui étaient inspirées, malgré lui, par son fils. Son caractère ne le portait point à la tyrannie ; il cédait à celui pour lequel il avait une trop vive tendresse, comme il en a donné la preuve ; son fils était tout pour lui ; il lui obéissait en tout ; il commettait toutes les injustices que celui-ci lui avait ordonnées, punissait ceux qu'il lui enjoignait de punir, se faisait son esclave, subissait, en un mot, sa tyrannie, et n'était que le satellite des volontés de son fils.
5.
Le jeune homme, il est vrai, cédait à l'âge de son père les honneurs du trône, il n'usurpait point le nom de souverain, mais, en réalité, il était le chef absolu, la tête même de la tyrannie. L'autorité du père assurait au fils l'exercice tranquille du pouvoir, mais il recueillait seul les fruits de tous les crimes. Le fils contenait les satellites dans l'obéissance, renforçait les gardes, écrasait les citoyens sous le poids de la tyrannie, effrayait ceux qui eussent voulu se révolter, mutilait nos jeunes gens, outrageait nos femmes ; c'est pour lui qu'on enlevait nos vierges ; meurtres, exils, spoliations, tortures, violences de toute espèce, étaient l'ouvrage de ce jeune audacieux. Le vieillard se prêtait à ses fantaisies, partageait ses crimes, applaudissait à des forfaits qui nous étaient intolérables : car, lorsque les, passions ont, pour se satisfaire, l'autorité souveraine, les crimes qu'elles produisent n'ont bientôt plus de bornes.
6.
Mais le comble de nos douleurs, c'était de voir que notre servitude devenait longue, éternelle : notre cité passait, par succession, d'un despotisme à un autre non moins cruel, et le peuple était transmis comme un héritage. Ainsi, nous n'avions plus même ce faible espoir, qui reste aux autres peuples, nous ne pouvions nous dire : "Il va cesser bientôt, il va bientôt mourir, avant peu nous serons libres !" Semblable espérance nous était interdite, puisque, nous voyions l'héritier de la tyrannie tout prêt à prendre le pouvoir. Aussi, pas un de nos plus braves citoyens n'osait tenter l'entreprise que, moi, je méditais ; et, tous désespérant de la liberté, la tyrannie paraissait invincible. Que faire contre des maîtres si redoutables ?
7.
Cependant, je ne me laisse point effrayer. Quoique convaincu de la difficulté de mon dessein, je ne l'abandonne pas ; je ne recule pas devant le danger. Seul, oui, seul contre une tyrannie si forte, si multiple ; mais pourquoi dire seul, puisque mon épée secondait mes projets ? je m'élance, fort de cet appui qui va m'aider à immoler le tyran ; je cours, la mort devant les yeux, mais sûr su moins de rendre, par mon trépas, ma patrie à la liberté. Je me jette sur la première garde, et ce n'est point sans peine que je la mets en fuite ; je tue tout ce que je rencontre, je massacre tout ce qui me résiste ; et j'arrive enfin à la tête même de mon oeuvre, à la seule force de la tyrannie, à la cause première de tous nos malheurs. Je presse avec instance ce dernier défenseur de la citadelle ; je le vois se défendre et résister avec courage, mais enfin les blessures dont je le couvre l'étendent mort à mes pieds.
8.
C'était fait de la tyrannie ; le succès avait couronné mon audace ; désormais nous étions libres ; il ne restait plus que le vieillard, désarmé, privé de satellites, et ne valant pas la peine d'être tué de la main d'un brave. Je me disais donc en moi-même, ô juges : "Tout est bien, tout est fini, tout a réussi : comment punir maintenant celui qui reste ? il est indigne de moi, de mon bras ; le tuer, ce serait déshonorer par ce meurtre ma première action brillante, juvénile, héroïque. Il faut donc lui chercher un bourreau digne de lui : il n'est pas juste qu'il ait le bénéfice de son malheur : qu'il vive ; qu'il soit puni ; qu'il ait cette épée sous les yeux ; c'est à elle que je recommande ce qu'il reste à faire." Après ces réflexions, je me retire ; mon épée accomplit l'acte que j'avais prévu ; elle tue le tyran et couronne mon oeuvre.
9.
Je viens donc vous apporter la démocratie ; je viens dire à tous : "Reprenez courage ; je vous annonce le retour de la liberté ! Jouissez du fruit de mes exploits. La citadelle, vous le voyez, est purgée de scélérats ; il n'y a plus de despotes ; vous pouvez accorder des honneurs, rendre la justice et faire opposition, conformément aux lois. C'est par moi que vous avez repris tous ces privilèges ; vous le devez à mon audace, au meurtre d'un seul tyran, à qui son père n'a pu survivre." Eh bien, je vous demande pour ce service la récompense qui m'est due ; ce n'est ni la cupidité, ni l'avarice, ni le désir d'une récompense qui a dirigé mon patriotisme ; je veux que ce prix soit comme un garant de l'éclat de mon action ; je veux qu'elle ne puisse ni m'être reprochée, ni être considérée comme un acte sans valeur ; ce qui serait, si vous ne la jugiez digne d'aucun prix, d'aucune récompense.
10.
Ici mon adversaire élève une objection : il prétend que j'agis contre l'équité en demandant un honneur, eu réclamant une récompense. Selon lui, je n'ai pas tué le tyran, je n'ai rien fait de ce qu'exigeait la loi ; il manque à mon oeuvre ce qui me donnerait le droit d'en réclamer le salaire. Mais, lui dirai-je à mon tour, n'ai-je pas pris la résolution d'agir ? Ne suis-je pas monté à la citadelle ? N'ai-je pas immolé le tyran ? Ne vous ai-je pas rendu la liberté ? Avez-vous un souverain, un maître, un despote ? Un seul de ces infâmes s'est-il soustrait à mes coups ? Vous ne pouvez répondre. Tout ici respire la paix : partout règnent les lois ; la liberté est complète ; la démocratie est assurée ; on n'outrage plus nos femmes ; nos enfants sont sans crainte ; nos filles n'ont plus rien à redouter ; la ville entière fête le bonheur public. Et qui donc est la cause de tous ces biens ? Qui a mis un terme à vos maux ? Qui vous a procure cette félicité ? Si quelqu'un vous paraît plus digne que moi de cet honneur, je lui cède la récompense, je renonce au prix qui m'est dû. Mais si c'est moi seul qui ai tout fait par mon audace, en affrontant le danger, en montant à la citadelle, en tuant, en punissant, en nous vengeant de l'un par le bras de l'autre, pourquoi calomniez-vous une si belle action, pourquoi engagez-vous le peuple à se montrer ingrat envers moi ?
11.
Mais vous n'avez pas tué le tyran, et c'est au tyrannicide seulement que la loi promet une récompense. Eh ! quelle différence y a-t-il, je vous le demande, entre l'avoir tué de ma main, ou avoir été cause de sa mort ? Je n'en vois aucune, pour ma part ; et le législateur n'a eu en vue que la liberté, la démocratie et la délivrance de nos malheurs. Tel est l'objet de la récompense par lui proposée, et vous ne pouvez pas dire que je n'ai point rempli cet objet ; car si j'ai donné la mort à celui sans lequel le tyran ne pouvait pas vivre, je l'ai tué lui-même. Le meurtre est mon ouvrage, sa main n'en est que l'instrument. Ne jouez donc pas davantage sur la manière dont il a péri ; ne recherchez pas comment il est mort ; constatez qu'il n'existe plus, et que c'est grâce à moi qu'il a cessé d'être. Autrement, vous paraîtriez n'avoir d'autre intention que de calomnier le bienfaiteur de la patrie, en recherchant si c'est avec une épée, une pierre ou un bâton, qu'il en a tué l'oppresseur. Que serait-ce donc, si j'eusse assiégé le tyran et que je l'eusse réduit à mourir de faim ? Exigeriez-vous qu'en pareille occurrence je l'eusse tué de mon propre bras ? Diriez-vous que je n'ai point satisfait à la loi ? Et cela, quand le scélérat eût péri du genre de mort le plus cruel ? Ne cherchez donc, ne demandez, n'examinez à fond qu'une seule chose : Reste-t-il encore quelqu'un de nos oppresseurs ? avons-nous encore quelque sujet de crainte ? subsiste-t-il quelque monument de nos infortunes ? Si l'Etat est purgé, si tout est en paix, c'est jouer le rôle d'un calomniateur, que de chicaner sur la manière dont ces faits se sont opérés, et de vouloir priver de sa récompense celui par qui ils ont été accomplis.
12.
Pour moi, je me rappelle que nos lois disent formellement, a moins que notre longue servitude ne m'en ait fait oublier le texte, qu'il y a deux moyens de commettre un homicide : l'un est de tuer un homme de sa propre main; l'autre est de le forcer à se tuer lui-même, ou de lui en fournir l’occasion et les moyens. Ces deux crimes sont égaux aux yeux de la loi, elle les punit également, et c’est justice : elle n’a pas voulu que l’intention fût réputée moins criminelle que le fait. Il est donc superflu de chercher comment le meurtre s’est accompli. Quoi donc ? vous croiriez juste qu’un homicide semblable au mien fût puni comme un meurtre ordinaire, et vous ne voudriez pas que celui qui a employé les mêmes moyens pour servir se patrie fût inscrit au rang des bienfaiteurs ?
13.
Vous ne pouvez pas m’objecter davantage que ce que j’ai fait a été fait simplement, mais que ma volonté n’y était pour rien. Qu’avais-je à craindre, quand le plus terrible de nos deux tyrans n’existait plus ? Pourquoi ai-je laissé mon épée dans le corps de ma victime, si je ne prévoyais pas clairement ce qui devait arriver ? A moins que vous ne prétendiez que celui que j’ai tué n’était pas un tyran, qu’il n’avait jamais porté ce nom, et que vous n’entendiez nullement payer sa mort d’une ample récompense. Vous n’oseriez le soutenir. Eh bien, le tyran est mort, et vous refuseriez de récompenser celui qui a causé ce suicide ? Quelle intelligence des faits ! Que vous importe la façon dont il a péri, maintenant que vous jouissez de la liberté ? Qu’exigez-vous de celui qui rend au peuple le gouvernement démocratique ? La loi, vous en convenez vous-mêmes, n’examine que le fait principal : elle ne s’occupe point des circonstances indifférentes et ne prend pas tant de soins ! Quoi donc ! un citoyen qui aurait seulement chassé le tyran ne recevrait-il pas la récompense promise au tyrannicide ? On la lui accorderait, et ce serait justice, puisqu’il aurait remplacé la servitude par la liberté. Et moi, ce n’est pas à l’exil que j’ai contraint le tyran ; je n’ai pas laissé peser sur nous la crainte d’une restauration ; je l’ai détruit, j’ai anéanti sa race, j’ai coupé le mal dans sa racine.
14.
Au nom des dieux, examinez, je vous prie, quelle a été ma conduite depuis le commencement jusqu’à la fin, et voyez si j’ai rien omis de ce qu’exige la loi, s’il me manque une seule des conditions exigées chez le meurtrier d’un tyran. Et d’abord, il fallait une âme courageuse, patriote, décidée à tout braver pour l’intérêt commun, prête à acheter, au prix même de la mort, le salut de tous. Ai-je manqué de coeur ? Ai-je molli ? La prévision des dangers que je pouvais courir m’a-t-elle fait hésiter au milieu de l’entreprise ? Vous n’oseriez le dire. Eh bien ! N’allez pas plus loin ; attachez-vous à ce point isolé ; et supposez que je n’ai fait que vouloir, que méditer ce dessein, sans qu’il en soit rien sorti d'utile. Cette volonté seule m'autoriserait encore à réclamer la récompense comme bienfaiteur de mon pays. Mais je n'ai pu exécuter ce dessein, c'est un autre, après moi, qui a immolé le tyran. Serait-il, cependant, déraisonnable, absurde, répondez-moi, de m'accorder la récompense, surtout si je venais vous dire : "Juges, j'ai conçu ce projet, j'ai voulu l'exécuter, j'ai essayé, j'ai donné des preuves de ma résolution, je suis seul digne de la récompense." Que répondriez-vous ?
15.
Maintenant, je tiens un autre langage : je suis monté à la citadelle, j'ai bravé tous les dangers, j'ai couronné mille exploits par la mort du jeune tyran. N'imaginez pas que ce soit une chose aisée, une entreprise facile, que de passer sur le corps des gardiens, de renverser les satellites, de mettre en fuite, tout seul, une foule de soldats. C'est justement là ce qu'il y a de plus difficile, de plus important dans un pareil meurtre. En effet, ce n'est pas le tyran lui-même qu'on a peine à saisir afin d'achever l’oeuvre, mais ceux qui gardent et défendent la tyrannie. Les vaincre, c'est tout ; et le reste n'est plus rien. Il m'eût donc été impossible de pénétrer jusqu'au tyran, si je n'eusse triomphé de sa garde et de ses nombreux doryphores, si je ne les eusse tous exterminés. Je n'ajoute rien ; je m'en tiens à ce point unique, et je répète : j'ai renversé la garde, vaincu les doryphores, j'ai privé le tyran de ses satellites, je l’'ai réduit à être nu, sans armes. Croyez-vous que, pour tout cela, je sois digne de récompense, on bien est-il nécessaire qu'en outre, j'aie versé du sang ?
16.
Ah ! vous voulez du sang ; mais en voici, j'en suis couvert : j'ai commis un meurtre grand, héroïque : j'ai tué un jeune homme à la fleur de l'âge, redoutable à tous, qui faisait avorter tous les complots, rassurait le tyran et valait pour lui mille soldats. N’ai-je pas mérité, homme étonnant, le prix de ma bravoure, et dois-je me retirer sans honneur après un tel exploit ? Quoi donc ! Si je n'eusse tué qu'un seul doryphore, qu'un ministre du tyran, qu'un esclave chéri, ne serait-ce rien, après tout, que d'être monté à la citadelle, à travers les armes, et d'avoir fait périr un des amis du despote ? Mais voyons maintenant qui est tombé sous mon bras. C'est le fils du tyran, plus cruel que son père, despote intolérable, punisseur plus inhumain, plus violent dans son insolence, mais surtout, héritier de tous les biens paternels, successeur destiné à prolonger indéfiniment nos malheurs.
17.
Voulez-vous que je n'aie pas fait d'autre action, que le tyran, échappé à ma vengeance, vive encore ? Je demande cependant la récompense promise. Que dites-vous ? Vous ne la donnerez pas ? Ne haïssiez-vous pas ce jeune homme ? N'était ce pas aussi un despote ? N'était-il pas cruel, insupportable ? Mais voyez ce point essentiel. Ce que mon adversaire exige de moi est précisément ce que j'ai fait, autant qu'il était en mon pouvoir, et du mieux qu'il pût souhaiter. J'ai tué le tyran par la mort d'un autre, non pas simplement, ni d'un seul coup : il eût désiré mourir ainsi après tous ses forfaits ; mais j'ai commencé par le déchirer du plus affreux chagrin, puis j'ai jeté sous ses yeux, douloureux spectacle, le cadavre gisant de celui qu'il chérissait le plus au monde, de son fils à la fleur de l'âge, bien que pervers, de son fils, plein de vigueur, image de son père, et maintenant tout souillé de poussière et de sang. Voilà des blessures faites à un coeur paternel, voilà le glaive de tous ceux qui veulent immoler un tyran par voie légitime, voilà une mort digne de ces oppresseurs barbares, voilà le châtiment dû à de tels crimes. Mourir sur-le-champ, perdre aussitôt la connaissance, ne rien voir d'un pareil spectacle, ce ne serait pas une punition suffisante de leur tyrannie.
18.
Je n'ignorais pas, croyez-le bien, je n'ignorais pas, car c'était un fait notoire, quelle tendresse le père avait pour son fils, et comme il était résolu à ne lui pas survivre d'un seul instant. Tous les pères sont ainsi faits pour leurs enfants. Mais celui-ci éprouvait une affection plus vive encore que celle des autres ; et c'était tout naturel, puisqu'il voyait en lui l'appui et le soutien de sa tyrannie, l'unique défenseur de son père, le rempart assuré de son pouvoir. Je savais donc bien qu'à défaut même de la tendresse, le désespoir le tuerait, quand il songerait que la vie lui devenait inutile, privé de la sécurité que lui donnait son fils. J'ai donc tourné contre lui les traits les plus poignants, sentiment naturel, douleur, désespoir, terreur, crainte de l'avenir ; tels ont été mes auxiliaires, et je l'ai poussé ainsi à une résolution extrême. Il vous est mort sans postérité, en proie a la douleur, gémissant, versant des larmes, plongé dans un deuil trop court, il est vrai, mais suffisant pour un père ; et, chose encore plus terrible, il est mort de sa propre main, trépas digne de pitié et plus déplorable que s'il fût tombé sous les coups d'un autre.
19.
Où donc est mon épée ? Quelqu'un la reconnaît-il comme sienne ? Un autre prétend-il que cette arme lui appartient ? Qui donc l'a portée dans la citadelle ? Qui s'en est servi sous les yeux du tyran ? Qui l'a dirigée contre lui ? O mon épée, compagne et héritière de mes exploits, après tant de dangers, après tant de meurtres, on nous dédaigne, on nous juge indignes du prix ! Et cependant, si je réclamais pour mon épée seule l'honneur que je sollicite, si je vous disais : "Citoyens, quand le tyran a voulu mourir, il était sans armes, il n'avait pas le temps de s'en procurer, mon épée lui est venue en aide, c'est elle qui a couronné l'oeuvre de votre liberté," vous la jugeriez digne, n'est-ce pas, d'honneur et de récompense ? Eh bien ! ne récompenserez-vous pas le maître d'une arme si patriote ? Ne l'inscrirez-vous pas an rang de vos bienfaiteurs ? Ne placerez-vous pas son épée parmi les objets sacrés ? Ne l'adorerez-vous pas à l'égal des dieux ?
20.
Écoutez bien ce qu'a dû faire le tyran, ce qu'a dû dire le tyran avant sa mort ! Lorsque le fils tomba sous mes coups, percé des nombreuses blessures que j'avais faites aux endroits les plus apparents du corps, afin que le père fût en proie à la douleur la plus vive, afin que ce spectacle seul le rendu éperdu, il jeta un cri de détresse, appelant son père, non point à son aide, non point à son secours, puisqu'il le savait vieux et faible, mais pour être spectateur des maux de sa maison. Que fais-je ? Je me retire, moi, l'auteur de toute cette tragédie ; je laisse au nouvel acteur, le mourant, la scène, l'épée, et les autres accessoires du drame. Le tyran arrive, il voit son fils, son fils unique, respirant à peine, couvert de blessures, n'offrant plus qu'une plaie continue, mortelle ; il s'écrie : "Mon fils, c'est fait de nous, nous voilà tués, on a immolé les tyrans ! Où est ton meurtrier ? A quoi me réserve-t-il ? Que veut-il faire de moi, ô mon fils, qui suis tué déjà par ta mort ? Dédaigne-t-il donc un vieillard ? ou veut-il, par la lenteur tuer mille fois celui qu'il doit punir, et lui faire subir un plus long supplice ?"
21.
A ces mots, il demande une épée, car il était sans armes, se reposant de sa sûreté sur son fis. Mon épée ne lui fait pas défaut ; elle était là, toute préparée par mes soins, et réservée pour ce coup plein de hardiesse. Il la retire de la plaie, la saisit toute fumante et dit : "Tu viens de me tuer, épée ; viens à présent, terminer mes douleurs, viens consoler un père au désespoir, viens en aide à la main d'un infortuné vieillard ; tue, immole le tyran, délivre-le de ses maux ! Plût aux dieux que le t'eusse rencontrée le premier, que j'eusse prescrit l'ordre des meurtres. Je serais mort, mort comme un tyran, avec l'espérance d'avoir un vengeur. Maintenant j'aspire sans enfant, sans même avoir là quelqu'un qui m'arrache à la vie." Il dit et se plonge l'épée dans le sein, tremblant, sans force, malgré sa résolution ; et sa main affaiblie accomplit avec peine l'office qu'en attend son courage.
22.
Que de châtiments ! Que de blessures ! Que de morts ! Que de tyrans immolés ! Que de récompenses ! Enfin, vous avez tous vu le jeune homme étendu sous vos yeux ; sa taille, sa force ne le rendaient pas facile à vaincre ; vous avez vu le vieillard couché sur lui ; leur sang était confondu : quelle libation à la liberté et à la victoire ! c'est l'oeuvre de mon épée ; placée entre mes deux victimes, elle se montrait digne de son maître et attestait avec quelle fidélité elle m'avait servi. La vengeance et été moindre, si je l'eusse accomplie moi-même : sa nouveauté lui donne un plus vif éclat. Celui qui a détruit la tyrannie tout entière, c'est moi ; et comme dans un drame, les rôles ont été partagés entre plusieurs acteurs : j'ai joué le premier, le fils a joué le second, le tyran le troisième, et mon épée nous a servi à tous !