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LUCIEN
XXVIII.
LE TYRANNICIDE
"Ce discours et les quatre suivants sont une imitation de ces déclamations que les rhéteurs et les maîtres d'éloquence faisaient composer à leurs élèves pour les exercer, et que l'on appelait
mel¡tai. Le meurtrier du tyran était un sujet célèbre et sur lequel on s'exerçait fréquemment. Il nous reste encore sous ce titre un discours du sophiste Choricius, disciple du sophiste Procope de Gara, autre que l'historien de ce nom, qui était de Césarée en Palestine. Ce discours de Choricius a été publié depuis peu par M. d'Anse de Villoison, dans le second tome de ses Analecta. A l'égard de celui de Lucien, je ne crois point du tout qu'il soit d'un genre sérieux. Le grand nombre d'antithèses dont il est hérissé, le ton boursouflé qui règne dans tout ce morceau, prouve assez que c'est une critique du genre d'éloquence qui, de son temps, régnait dans les écoles et dans le barreau. Cependant Érasme s'est donné la peine de répondre à Lucien par une déclamation latine. " BELIN DE BALLU. On trouuvera dans les oeuvres de Libanus deux opuscules analogues à celui de Lucien: KatŒ tur‹nnou et „Up¢r turannoktñnou, p. 57 et 62 de l'édition de Claude Morel, Paris, 1606, in-fol.. Voy., pour ces sortes de déclamations, notre thèse : De ludicris apud veteres laudationibus.
ARGUMENT.
Un homme monte à la citadelle pour tuer le tyran ; il ne la trouve pas, tue son fils et lui laisse son épée dans 1e corps. Le tyran survient, voit son fils mort et se tue de désespoir avec la même épée. L'homme qui a monté à la citadelle, et qui a tué le fils du tyran, demande la récompense ; comme s'il avait tué le tyran lui-même.
1. Juges deux tyrans en un seul jour
sont tombés sous mes coups : l'un déjà vieux, l'autre florissant de jeunesse,
mais n'en étant que plus apte à recueillir un héritage de forfaits : je viens
aujourd'hui vous demander une simple récompense pour ce double meurtre. Seul de
tous ceux qui ont tué des tyrans, je vous ai, d'un coup, débarrassés de deux
pervers, en faisant périr le fils par l'épée, le père par la tendresse qu'il
avait pour son fils. Le tyran a suffisamment expié les maux qu'il nous a faits,
lui qui, de son vivant, à la fin de ses jours, a vu son fils tué avant lui, et
a été forcé, chose étonnante, de devenir lui-même tyrannicide. Son fils est
mort de ma main, mais il m'a servi, mort, à accomplir un autre meurtre. Durant
sa vie, complice des crimes de son père ; après sa mort, parricide autant
qu'il pouvait l'être.
2. Celui donc qui a mis fin à la tyrannie,
c'est moi ; et l'épée qui a tout fait, c'est la mienne. Seulement, j'ai
changé l'ordre des meurtres ; j'ai pris une route nouvelle, pour punir deux
scélérats : le premier, plus vigoureux et capable de se défendre, je l'ai
tué de ma main ; à l'égard du vieillard, j'en ai remis le soin à mon épée.
3. J'espérais donc obtenir de vous
aujourd'hui, pour une pareille action, une récompense plus généreuse, et
j'attendais au moins des présents égaux par leur nombre à celui de mes
victimes, moi qui ne vous ai pas seulement délivrés de vos maux actuels, mais
de la crainte de ceux qui vous menaçaient dans l'avenir, et qui ai consolidé
la liberté de tous, en ne laissant respirer aucun héritier de tant de crimes.
Voici pourtant que je cours le risque, après un si grand service, de me retirer
sans que vous m'en ayez accordé le prix, et de me voir frustré au nom des lois
mêmes que j'ai maintenues. Aussi semble-t-il que mon adversaire, quoi qu'il
prétende, agisse moins pour servir l'intérêt public que parce qu'il regrette
ceux que j'ai immolés et qu'il veut les venger sur l'auteur de leur perte.
4. Laissez-moi, juges, exposer un moment à
vos yeux les maux que nous a causés la tyrannie : vous ne connaissez que trop,
je le sais, le tableau que j'en vais faire ; mais par là vous comprendrez mieux
encore l'étendue de mes services, et vous éprouverez une joie plus grande en
songeant de quelle servitude vous êtes délivrés. Notre sort, en effet, n'a
pas été celui qui pèse souvent sur les autres peuples ; nous n'avions pas à
subir une tyrannie simple, un seul esclavage ; nous n'étions pas en proie aux
caprices d'un seul maître. Mais, ce qui n'est jamais arrivé qu'à nous, au
lieu d'un tyran nous en avions deux, et nous étions les malheureuses victimes
d'une double scélératesse. Le vieillard, cependant, était de beaucoup plus
modéré, moins emporté dans ses colères, moins violent dans ses punitions,
moins bouillant dans ses désirs. L'âge ralentissait la véhémence de ses
passions ; et mettait un frein à la vivacité de ses appétits. On disait même
que ses injustices lui étaient inspirées, malgré lui, par son fils. Son
caractère ne le portait point à la tyrannie ; il cédait à celui pour lequel
il avait une trop vive tendresse, comme il en a donné la preuve ; son fils
était tout pour lui ; il lui obéissait en tout ; il commettait toutes les
injustices que celui-ci lui avait ordonnées, punissait ceux qu'il lui
enjoignait de punir, se faisait son esclave, subissait, en un mot, sa tyrannie,
et n'était que le satellite des volontés de son fils.
5. Le jeune homme, il est vrai, cédait à
l'âge de son père les honneurs du trône, il n'usurpait point le nom de
souverain, mais, en réalité, il était le chef absolu, la tête même de la
tyrannie. L'autorité du père assurait au fils l'exercice tranquille du
pouvoir, mais il recueillait seul les fruits de tous les crimes. Le fils
contenait les satellites dans l'obéissance, renforçait les gardes, écrasait
les citoyens sous le poids de la tyrannie, effrayait ceux qui eussent voulu se
révolter, mutilait nos jeunes gens, outrageait nos femmes ; c'est pour lui
qu'on enlevait nos vierges ; meurtres, exils, spoliations, tortures, violences
de toute espèce, étaient l'ouvrage de ce jeune audacieux. Le vieillard se
prêtait à ses fantaisies, partageait ses crimes, applaudissait à des forfaits
qui nous étaient intolérables : car, lorsque les, passions ont, pour se
satisfaire, l'autorité souveraine, les crimes qu'elles produisent n'ont
bientôt plus de bornes.
6. Mais le comble de nos douleurs, c'était
de voir que notre servitude devenait longue, éternelle : notre cité passait,
par succession, d'un despotisme à un autre non moins cruel, et le peuple était
transmis comme un héritage. Ainsi, nous n'avions plus même ce faible espoir,
qui reste aux autres peuples, nous ne pouvions nous dire : "Il va cesser
bientôt, il va bientôt mourir, avant peu nous serons libres !" Semblable
espérance nous était interdite, puisque, nous voyions l'héritier de la
tyrannie tout prêt à prendre le pouvoir. Aussi, pas un de nos plus braves
citoyens n'osait tenter l'entreprise que, moi, je méditais ; et, tous
désespérant de la liberté, la tyrannie paraissait invincible. Que faire
contre des maîtres si redoutables ?
7. Cependant, je ne me laisse point
effrayer. Quoique convaincu de la difficulté de mon dessein, je ne l'abandonne
pas ; je ne recule pas devant le danger. Seul, oui, seul contre une tyrannie si
forte, si multiple ; mais pourquoi dire seul, puisque mon épée secondait mes
projets ? je m'élance, fort de cet appui qui va m'aider à immoler le tyran ;
je cours, la mort devant les yeux, mais sûr su moins de rendre, par mon
trépas, ma patrie à la liberté. Je me jette sur la première garde, et ce
n'est point sans peine que je la mets en fuite ; je tue tout ce que je
rencontre, je massacre tout ce qui me résiste ; et j'arrive enfin à la tête
même de mon oeuvre, à la seule force de la tyrannie, à la cause première de
tous nos malheurs. Je presse avec instance ce dernier défenseur de la citadelle
; je le vois se défendre et résister avec courage, mais enfin les blessures
dont je le couvre l'étendent mort à mes pieds.
8. C'était fait de la tyrannie ; le
succès avait couronné mon audace ; désormais nous étions libres ; il ne
restait plus que le vieillard, désarmé, privé de satellites, et ne valant pas
la peine d'être tué de la main d'un brave. Je me disais donc en moi-même, ô
juges : "Tout est bien, tout est fini, tout a réussi : comment punir
maintenant celui qui reste ? il est indigne de moi, de mon bras ; le tuer, ce
serait déshonorer par ce meurtre ma première action brillante, juvénile,
héroïque. Il faut donc lui chercher un bourreau digne de lui : il n'est pas
juste qu'il ait le bénéfice de son malheur : qu'il vive ; qu'il soit puni ;
qu'il ait cette épée sous les yeux ; c'est à elle que je recommande ce qu'il
reste à faire." Après ces réflexions, je me retire ; mon épée
accomplit l'acte que j'avais prévu ; elle tue le tyran et couronne mon oeuvre.
9. Je viens donc vous apporter la
démocratie ; je viens dire à tous : "Reprenez courage ; je vous annonce
le retour de la liberté ! Jouissez du fruit de mes exploits. La citadelle, vous
le voyez, est purgée de scélérats ; il n'y a plus de despotes ; vous pouvez
accorder des honneurs, rendre la justice et faire opposition, conformément aux
lois. C'est par moi que vous avez repris tous ces privilèges ; vous le devez à
mon audace, au meurtre d'un seul tyran, à qui son père n'a pu survivre."
Eh bien, je vous demande pour ce service la récompense qui m'est due ; ce n'est
ni la cupidité, ni l'avarice, ni le désir d'une récompense qui a dirigé mon
patriotisme ; je veux que ce prix soit comme un garant de l'éclat de mon action
; je veux qu'elle ne puisse ni m'être reprochée, ni être considérée comme
un acte sans valeur ; ce qui serait, si vous ne la jugiez digne d'aucun prix,
d'aucune récompense.
10. Ici mon adversaire élève une
objection : il prétend que j'agis contre l'équité en demandant un honneur, eu
réclamant une récompense. Selon lui, je n'ai pas tué le tyran, je n'ai rien
fait de ce qu'exigeait la loi ; il manque à mon oeuvre ce qui me donnerait le
droit d'en réclamer le salaire. Mais, lui dirai-je à mon tour, n'ai-je pas
pris la résolution d'agir ? Ne suis-je pas monté à la citadelle ? N'ai-je pas
immolé le tyran ? Ne vous ai-je pas rendu la liberté ? Avez-vous un souverain,
un maître, un despote ? Un seul de ces infâmes s'est-il soustrait à mes coups
? Vous ne pouvez répondre. Tout ici respire la paix : partout règnent les lois
; la liberté est complète ; la démocratie est assurée ; on n'outrage plus
nos femmes ; nos enfants sont sans crainte ; nos filles n'ont plus rien à
redouter ; la ville entière fête le bonheur public. Et qui donc est la cause
de tous ces biens ? Qui a mis un terme à vos maux ? Qui vous a procure cette
félicité ? Si quelqu'un vous paraît plus digne que moi de cet honneur, je lui
cède la récompense, je renonce au prix qui m'est dû. Mais si c'est moi seul
qui ai tout fait par mon audace, en affrontant le danger, en montant à la
citadelle, en tuant, en punissant, en nous vengeant de l'un par le bras de
l'autre, pourquoi calomniez-vous une si belle action, pourquoi engagez-vous le
peuple à se montrer ingrat envers moi ?
11. Mais vous n'avez pas tué le tyran, et
c'est au tyrannicide seulement que la loi promet une récompense. Eh ! quelle
différence y a-t-il, je vous le demande, entre l'avoir tué de ma main, ou
avoir été cause de sa mort ? Je n'en vois aucune, pour ma part ; et le
législateur n'a eu en vue que la liberté, la démocratie et la délivrance de
nos malheurs. Tel est l'objet de la récompense par lui proposée, et vous ne
pouvez pas dire que je n'ai point rempli cet objet ; car si j'ai donné la mort
à celui sans lequel le tyran ne pouvait pas vivre, je l'ai tué lui-même. Le
meurtre est mon ouvrage, sa main n'en est que l'instrument. Ne jouez donc pas
davantage sur la manière dont il a péri ; ne recherchez pas comment il est
mort ; constatez qu'il n'existe plus, et que c'est grâce à moi qu'il a cessé
d'être. Autrement, vous paraîtriez n'avoir d'autre intention que de calomnier
le bienfaiteur de la patrie, en recherchant si c'est avec une épée, une pierre
ou un bâton, qu'il en a tué l'oppresseur. Que serait-ce donc, si j'eusse
assiégé le tyran et que je l'eusse réduit à mourir de faim ? Exigeriez-vous
qu'en pareille occurrence je l'eusse tué de mon propre bras ? Diriez-vous que
je n'ai point satisfait à la loi ? Et cela, quand le scélérat eût péri du
genre de mort le plus cruel ? Ne cherchez donc, ne demandez, n'examinez à fond
qu'une seule chose : Reste-t-il encore quelqu'un de nos oppresseurs ? avons-nous
encore quelque sujet de crainte ? subsiste-t-il quelque monument de nos
infortunes ? Si l'Etat est purgé, si tout est en paix, c'est jouer le rôle
d'un calomniateur, que de chicaner sur la manière dont ces faits se sont
opérés, et de vouloir priver de sa récompense celui par qui ils ont été
accomplis.
12. Pour moi, je me rappelle que nos lois
disent formellement, a moins que notre longue servitude ne m'en ait fait oublier
le texte, qu'il y a deux moyens de commettre un homicide : l'un est de tuer un
homme de sa propre main; l'autre est de le forcer à se tuer lui-même, ou de
lui en fournir l’occasion et les moyens. Ces deux crimes sont égaux aux yeux
de la loi, elle les punit également, et c’est justice : elle n’a pas voulu
que l’intention fût réputée moins criminelle que le fait. Il est donc
superflu de chercher comment le meurtre s’est accompli. Quoi donc ? vous
croiriez juste qu’un homicide semblable au mien fût puni comme un meurtre
ordinaire, et vous ne voudriez pas que celui qui a employé les mêmes moyens
pour servir se patrie fût inscrit au rang des bienfaiteurs ?
13. Vous ne pouvez pas m’objecter
davantage que ce que j’ai fait a été fait simplement, mais que ma volonté n’y
était pour rien. Qu’avais-je à craindre, quand le plus terrible de nos deux
tyrans n’existait plus ? Pourquoi ai-je laissé mon épée dans le corps de ma
victime, si je ne prévoyais pas clairement ce qui devait arriver ? A moins que
vous ne prétendiez que celui que j’ai tué n’était pas un tyran, qu’il n’avait
jamais porté ce nom, et que vous n’entendiez nullement payer sa mort d’une
ample récompense. Vous n’oseriez le soutenir. Eh bien, le tyran est mort, et
vous refuseriez de récompenser celui qui a causé ce suicide ? Quelle
intelligence des faits ! Que vous importe la façon dont il a péri, maintenant
que vous jouissez de la liberté ? Qu’exigez-vous de celui qui rend au peuple
le gouvernement démocratique ? La loi, vous en convenez vous-mêmes, n’examine
que le fait principal : elle ne s’occupe point des circonstances
indifférentes et ne prend pas tant de soins ! Quoi donc ! un citoyen qui aurait
seulement chassé le tyran ne recevrait-il pas la récompense promise au
tyrannicide ? On la lui accorderait, et ce serait justice, puisqu’il aurait
remplacé la servitude par la liberté. Et moi, ce n’est pas à l’exil que j’ai
contraint le tyran ; je n’ai pas laissé peser sur nous la crainte d’une
restauration ; je l’ai détruit, j’ai anéanti sa race, j’ai coupé le mal
dans sa racine.
14. Au nom des dieux, examinez, je vous
prie, quelle a été ma conduite depuis le commencement jusqu’à la fin, et
voyez si j’ai rien omis de ce qu’exige la loi, s’il me manque une seule
des conditions exigées chez le meurtrier d’un tyran. Et d’abord, il fallait
une âme courageuse, patriote, décidée à tout braver pour l’intérêt
commun, prête à acheter, au prix même de la mort, le salut de tous. Ai-je
manqué de coeur ? Ai-je molli ? La prévision des dangers que je pouvais courir
m’a-t-elle fait hésiter au milieu de l’entreprise ? Vous n’oseriez le
dire. Eh bien ! N’allez pas plus loin ; attachez-vous à ce point isolé ; et
supposez que je n’ai fait que vouloir, que méditer ce dessein, sans qu’il
en soit rien sorti d'utile. Cette volonté seule m'autoriserait encore à
réclamer la récompense comme bienfaiteur de mon pays. Mais je n'ai pu
exécuter ce dessein, c'est un autre, après moi, qui a immolé le tyran.
Serait-il, cependant, déraisonnable, absurde, répondez-moi, de m'accorder la
récompense, surtout si je venais vous dire : "Juges, j'ai conçu ce
projet, j'ai voulu l'exécuter, j'ai essayé, j'ai donné des preuves de ma
résolution, je suis seul digne de la récompense." Que répondriez-vous ?
15. Maintenant, je tiens un autre langage :
je suis monté à la citadelle, j'ai bravé tous les dangers, j'ai couronné
mille exploits par la mort du jeune tyran. N'imaginez pas que ce soit une chose
aisée, une entreprise facile, que de passer sur le corps des gardiens, de
renverser les satellites, de mettre en fuite, tout seul, une foule de soldats.
C'est justement là ce qu'il y a de plus difficile, de plus important dans un
pareil meurtre. En effet, ce n'est pas le tyran lui-même qu'on a peine à
saisir afin d'achever l’oeuvre, mais ceux qui gardent et défendent la
tyrannie. Les vaincre, c'est tout ; et le reste n'est plus rien. Il m'eût donc
été impossible de pénétrer jusqu'au tyran, si je n'eusse triomphé de sa
garde et de ses nombreux doryphores, si je ne les eusse tous exterminés. Je
n'ajoute rien ; je m'en tiens à ce point unique, et je répète : j'ai
renversé la garde, vaincu les doryphores, j'ai privé le tyran de ses
satellites, je l’'ai réduit à être nu, sans armes. Croyez-vous que, pour
tout cela, je sois digne de récompense, on bien est-il nécessaire qu'en outre,
j'aie versé du sang ?
16. Ah ! vous voulez du sang ; mais en
voici, j'en suis couvert : j'ai commis un meurtre grand, héroïque : j'ai tué
un jeune homme à la fleur de l'âge, redoutable à tous, qui faisait avorter
tous les complots, rassurait le tyran et valait pour lui mille soldats. N’ai-je
pas mérité, homme étonnant, le prix de ma bravoure, et dois-je me retirer
sans honneur après un tel exploit ? Quoi donc ! Si je n'eusse tué qu'un seul
doryphore, qu'un ministre du tyran, qu'un esclave chéri, ne serait-ce rien,
après tout, que d'être monté à la citadelle, à travers les armes, et
d'avoir fait périr un des amis du despote ? Mais voyons maintenant qui est
tombé sous mon bras. C'est le fils du tyran, plus cruel que son père, despote
intolérable, punisseur plus inhumain, plus violent dans son insolence, mais
surtout, héritier de tous les biens paternels, successeur destiné à prolonger
indéfiniment nos malheurs.
17. Voulez-vous que je n'aie pas fait
d'autre action, que le tyran, échappé à ma vengeance, vive encore ? Je
demande cependant la récompense promise. Que dites-vous ? Vous ne la donnerez
pas ? Ne haïssiez-vous pas ce jeune homme ? N'était ce pas aussi un despote ?
N'était-il pas cruel, insupportable ? Mais voyez ce point essentiel. Ce que mon
adversaire exige de moi est précisément ce que j'ai fait, autant qu'il était
en mon pouvoir, et du mieux qu'il pût souhaiter. J'ai tué le tyran par la mort
d'un autre, non pas simplement, ni d'un seul coup : il eût désiré mourir
ainsi après tous ses forfaits ; mais j'ai commencé par le déchirer du plus
affreux chagrin, puis j'ai jeté sous ses yeux, douloureux spectacle, le cadavre
gisant de celui qu'il chérissait le plus au monde, de son fils à la fleur de
l'âge, bien que pervers, de son fils, plein de vigueur, image de son père, et
maintenant tout souillé de poussière et de sang. Voilà des blessures faites
à un coeur paternel, voilà le glaive de tous ceux qui veulent immoler un tyran
par voie légitime, voilà une mort digne de ces oppresseurs barbares, voilà le
châtiment dû à de tels crimes. Mourir sur-le-champ, perdre aussitôt la
connaissance, ne rien voir d'un pareil spectacle, ce ne serait pas une punition
suffisante de leur tyrannie.
18. Je n'ignorais pas, croyez-le bien, je
n'ignorais pas, car c'était un fait notoire, quelle tendresse le père avait
pour son fils, et comme il était résolu à ne lui pas survivre d'un seul
instant. Tous les pères sont ainsi faits pour leurs enfants. Mais celui-ci
éprouvait une affection plus vive encore que celle des autres ; et c'était
tout naturel, puisqu'il voyait en lui l'appui et le soutien de sa tyrannie,
l'unique défenseur de son père, le rempart assuré de son pouvoir. Je savais
donc bien qu'à défaut même de la tendresse, le désespoir le tuerait, quand
il songerait que la vie lui devenait inutile, privé de la sécurité que lui
donnait son fils. J'ai donc tourné contre lui les traits les plus poignants,
sentiment naturel, douleur, désespoir, terreur, crainte de l'avenir ; tels ont
été mes auxiliaires, et je l'ai poussé ainsi à une résolution extrême. Il
vous est mort sans postérité, en proie a la douleur, gémissant, versant des
larmes, plongé dans un deuil trop court, il est vrai, mais suffisant pour un
père ; et, chose encore plus terrible, il est mort de sa propre main, trépas
digne de pitié et plus déplorable que s'il fût tombé sous les coups d'un
autre.
19. Où donc est mon épée ? Quelqu'un la
reconnaît-il comme sienne ? Un autre prétend-il que cette arme lui appartient
? Qui donc l'a portée dans la citadelle ? Qui s'en est servi sous les yeux du
tyran ? Qui l'a dirigée contre lui ? O mon épée, compagne et héritière de
mes exploits, après tant de dangers, après tant de meurtres, on nous
dédaigne, on nous juge indignes du prix ! Et cependant, si je réclamais pour
mon épée seule l'honneur que je sollicite, si je vous disais : "Citoyens,
quand le tyran a voulu mourir, il était sans armes, il n'avait pas le temps de
s'en procurer, mon épée lui est venue en aide, c'est elle qui a couronné
l'oeuvre de votre liberté," vous la jugeriez digne, n'est-ce pas,
d'honneur et de récompense ? Eh bien ! ne récompenserez-vous pas le maître
d'une arme si patriote ? Ne l'inscrirez-vous pas an rang de vos bienfaiteurs ?
Ne placerez-vous pas son épée parmi les objets sacrés ? Ne l'adorerez-vous
pas à l'égal des dieux ?
20. Écoutez bien ce qu'a dû faire le
tyran, ce qu'a dû dire le tyran avant sa mort ! Lorsque le fils tomba sous mes
coups, percé des nombreuses blessures que j'avais faites aux endroits les plus
apparents du corps, afin que le père fût en proie à la douleur la plus vive,
afin que ce spectacle seul le rendu éperdu, il jeta un cri de détresse,
appelant son père, non point à son aide, non point à son secours, puisqu'il
le savait vieux et faible, mais pour être spectateur des maux de sa maison. Que
fais-je ? Je me retire, moi, l'auteur de toute cette tragédie ; je laisse au
nouvel acteur, le mourant, la scène, l'épée, et les autres accessoires du
drame. Le tyran arrive, il voit son fils, son fils unique, respirant à peine,
couvert de blessures, n'offrant plus qu'une plaie continue, mortelle ; il
s'écrie : "Mon fils, c'est fait de nous, nous voilà tués, on a immolé
les tyrans ! Où est ton meurtrier ? A quoi me réserve-t-il ? Que veut-il faire
de moi, ô mon fils, qui suis tué déjà par ta mort ? Dédaigne-t-il donc un
vieillard ? ou veut-il, par la lenteur tuer mille fois celui qu'il doit punir,
et lui faire subir un plus long supplice ?"
21. A ces mots, il demande une épée, car
il était sans armes, se reposant de sa sûreté sur son fis. Mon épée ne lui
fait pas défaut ; elle était là, toute préparée par mes soins, et réservée
pour ce coup plein de hardiesse. Il la retire de la plaie, la saisit toute
fumante et dit : "Tu viens de me tuer, épée ; viens à présent, terminer
mes douleurs, viens consoler un père au désespoir, viens en aide à la main
d'un infortuné vieillard ; tue, immole le tyran, délivre-le de ses maux ! Plût
aux dieux que le t'eusse rencontrée le premier, que j'eusse prescrit l'ordre
des meurtres. Je serais mort, mort comme un tyran, avec l'espérance d'avoir un
vengeur. Maintenant j'aspire sans enfant, sans même avoir là quelqu'un qui
m'arrache à la vie." Il dit et se plonge l'épée dans le sein, tremblant,
sans force, malgré sa résolution ; et sa main affaiblie accomplit avec peine
l'office qu'en attend son courage.
22. Que de châtiments ! Que de blessures !
Que de morts ! Que de tyrans immolés ! Que de récompenses ! Enfin, vous avez
tous vu le jeune homme étendu sous vos yeux ; sa taille, sa force ne le
rendaient pas facile à vaincre ; vous avez vu le vieillard couché sur lui ; leur
sang était confondu : quelle libation à la liberté et à la victoire ! c'est
l'oeuvre de mon épée ; placée entre mes deux victimes, elle se montrait digne
de son maître et attestait avec quelle fidélité elle m'avait servi. La
vengeance et été moindre, si je l'eusse accomplie moi-même : sa nouveauté
lui donne un plus vif éclat. Celui qui a détruit la tyrannie tout entière,
c'est moi ; et comme dans un drame, les rôles ont été partagés entre
plusieurs acteurs : j'ai joué le premier, le fils a joué le second, le tyran
le troisième, et mon épée nous a servi à tous !