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LUCIEN
LI.
LE MAÎTRE DE RHÉTORIQUE (01).
1. Tu
me demandes, jeune homme, comment tu peux devenir rhéteur et acquérir le nom
de sophiste, ce nom respectable et populaire (02)
? Tu dis que tu ne saurais vivre, si tu ne sais donner à tes discours une force
assez puissante pour te rendre invincible et faire de toi la terreur de tes
rivaux, l'objet de l'admiration et des regards de tout le monde, l'orateur
favori des Grecs : tu veux connaître les routes, s'il en est, qui conduisent à
ce but. Je ne t'envierai pas une réponse, mon enfant, surtout lorsqu'un jeune
homme comme toi, doué de généreux penchants, et ne sachant de quel côté se
tourner, vient demander, comme tu le fais aujourd'hui, un conseil, chose
vraiment sacrée. Écoute donc ce que je puis te dire, et sois sûr qu'en peu de
temps tu vas devenir un habile homme, sous le rapport de l'invention et de
l'élocution, pourvu toutefois que tu veuilles t'attacher à mes préceptes,
travailler sérieusement à les mettre en pratique, et achever la route avec
courage, jusqu'à ce que tu sois arrivé au terme.
2. L'objet que tu poursuis n'est pas
d'une médiocre importance, et n'exige pas de faibles soins. Il demande, au
contraire, des travaux, des veilles, tout ce qui peut exercer la patience. Vois
aussi que de gens, qui jusque là n'étaient rien, sont devenus illustres,
riches et nobles, ma foi, grâce au talent de la parole !
3. Cependant ne t'effraye pas, ne va
pas renoncer à la grandeur de tes espérances, à cause des difficultés sans
nombre dont tu crois avoir à triompher. Nous ne prétendons pas te conduire par
un chemin rude et pénible, qui bientôt te mettrait tout en sueur, et te
fatiguerait au point de te faire retourner sur tes pas. S'il en était ainsi,
nous n'aurions aucun avantage sur les autres maîtres, qui mènent leurs
élèves par la route ordinaire, route longue, escarpée, laborieuse,
désespérante. Mais ce qu'il y a d'excellent dans ma méthode, c'est que la
route à suivre est à la fois la plus agréable et la plus courte, vaste à y
chevaucher, d'une pente douce, semée d'agréments et de plaisirs. Tu n'auras
qu'à cheminer à travers les prairies émaillées de fleurs, sous d'épais
ombrages, marchant pas à pas, à ton aise, sans sueur et sans fatigue jusqu'au
sommet, où tu saisiras facilement ta proie ; et là, par Jupiter ! tu n'auras
plus qu'à festoyer, tranquillement assis, tandis que tu apercevras, du haut de
la montagne, tous ceux qui ont suivi l'autre route, gravissant avec peine, au
bas de la montée, un sentier impraticable, glissant, hérissé de précipices,
rampant péniblement, roulant parfois la tête en bas, et recevant mille
blessures contre la pointe des rochers : toi, au contraire, depuis longtemps à
la cime, la tête couronnée, le plus heureux des mortels, tu auras reçu, en un
instant, des mains de la Rhétorique, tous les biens qu'elle peut donner, et qui
te seront venus presque en dormant.
4. Voilà la promesse : elle est
magnifique. Mais ne va pas, par Jupiter dieu des amis, te refuser à y croire,
quand nous te parlons de moyens on ne peut plus faciles et agréables tout
ensemble. Si, pour avoir cueilli quelques feuilles sur l'Hélicon (03),
Hésiode de berger est tout à coup devenu poète, et s'est mis à chanter la
naissance des dieux et des héros, sous l'inspiration des Muses, crois-tu qu'il
soit impossible de devenir en peu de temps rhéteur, profession bien éloignée
de l'emphase poétique, du moment où l'on vous enseigne la route la plus
prompte ?
5. Eh bien ! je veux, à ce propos, te
raconter l'heureuse découverte d'un marchand de Sidon, et comment
l'incrédulité de celui auquel il la communiqua en fit échouer l'exécution et
la rendit inutile. Alexandre était devenu roi des Perses après la bataille
d'Arbèles et la défaite de Darius. Il fallait que ses courriers parcourussent
tous les pays soumis à son obéissance, pour y porter ses ordres. De la Perse
à l'Égypte, la route était fort longue. Il fallait tourner plusieurs
montagnes, traverser la Babylonie, entrer en Arabie, puis franchir un immense
désert, et arriver en Égypte après une route de plus de vingt stations pour,
un homme des plus agiles. Cet état de choses fâchait beaucoup Alexandre, qui,
sur la nouvelle de quelque soulèvement en Égypte, ne pouvait pas envoyer assez
vite ses instructions à ses satrapes. Sur ces entrefaites un marchand de Sidon
: "Moi, je vous promets, dit-il au roi, de vous enseigner un chemin bien
plus court pour aller de Perse en Égypte. On n'a qu'à passer ces montagnes que
vous voyez ; or, on peut les passer en trois jours, et l’on est tout de suite
en Égypte." C'était vrai. Cependant Alexandre n'en voulut rien croire ;
il regarda ce marchand comme un imposteur, et, parce que cette promesse était
contraire à l'opinion commune, elle n'obtint aucune créance de personne.
6. Ne prends donc pas de la mienne une
semblable idée. Tu sauras bientôt par expérience que rien ne t'empêchera
d'être rhéteur en moins d'un jour, et de franchir les montagnes qui séparent
la Perse de l'Égypte. Je veux d'abord, à l'exemple du fameux Cébès, te
tracer un tableau en paroles et te représenter chacune des deux routes qui
conduisent à cette rhétorique pour laquelle je te vois brûler d'un si beau
feu. Sur le sommet d'une montagne est une femme d'une beauté parfaite ; d'une
figure charmante, tenant dans sa main droite la corne d'Amalthée, doit l'on
voit sortir une abondance de fruits de toute espèce. A sa gauche, figure-toi
voir Plutus debout, tout d'or et tout radieux : la Gloire et la Puissance sont
à ses côtés, et les Éloges, répandus autour d'elle, semblables à de petits
Amours, voltigent entrelacés au-dessus de sa tête. Tu as sans doute vu quelque
tableau représentant le Nil : la plupart des peintres le montrent assis sur un
crocodile ou sur un hippopotame ; de petits enfants, que les Égyptiens
appellent coudées, folâtrent autour de lui : tels sont les Éloges voltigeant
autour de la Rhétorique. Approche, amoureux, hâte-toi d'arriver au sommet
qu'elle habite, afin de l'épouser en arrivant, et de posséder tous ces biens,
Richesse, Gloire, Éloges ; ils appartiennent de droit à son époux.
7. Mais, lorsque tu arriveras auprès
de la montagne, tu commenceras par désespérer d'y atteindre. Elle te fera le
même effet que la roche Aornos (04) aux
Macédoniens, qui, la voyant escarpée de toutes parts et infranchissable même
aux oiseaux, crurent qu'il fallait être, pour la gravir, un Bacchus ou un
Hercule. C'est ainsi que tu en jugeras au premier coup d'oeil. Mais bientôt
après tu aperçois deux routes : l'une est étroite, hérissée d'épines,
escarpée, faisant pressentir et la soif et la sueur. Hésiode (05),
avant moi, l'a trop bien représentée, pour que j'aie besoin de la décrire ;
l'autre est plate, fleurie, arrosée de ruisseaux, telle enfin que je te l'ai
dit à l'instant : aussi je ne veux pas, en te répétant souvent la même
chose, te retenir plus longtemps ; car tu pourrais déjà même être rhéteur.
8. Je crois pourtant essentiel
d'ajouter que cette route rude et escarpée ne porte les traces que d'un très
petit nombre de voyageurs. Si l'on en voit quelques-unes, elles sont bien
vieilles. Et moi aussi, malheureux, j'ai essayé de la gravir, j'ai pris cette
peine, peine inutile! C'est alors que je découvris l'autre chemin; il me parut
de loin, tel qu'il est, uni et sans détour. Cependant je ne le suivis point.
J'étais jeune dans ce temps-là, et je ne connaissais pas encore ce qu'il
valait mieux faire. Je croyais que notre poète de tout à l'heure était dans
le vrai, quand il dit (06):
C'est du sein des travaux que naissent tous les biens.
Mais il n'en va point ainsi. Je vois une foule de gens qui sont arrivés,
sans se donner de mal, à une position excellente, grâce à l'heureux choix du
genre oratoire et de la route qu'ils ont adoptée. Lors donc que tu seras
arrivé à l'entrée de ces deux chemins, tu seras fort embarrassé, je le sais
bien, et tu l'es même en ce moment, pour savoir lequel suivre. Que feras-tu
donc pour arriver aisément au sommet de la montagne, devenir le plus heureux
tes hommes, épouser la Rhétorique et paraître à tous un homme admirable ? Le
voici. C'est assez que j'aie été trompé moi-même et que je me sois donné
beaucoup de mal. Je veux que pour toi tout pousse sans semence ni culture, comme
au temps de Saturne.
9. D'abord tu verras venir à toi un homme
robuste, vigoureux ; sa 'démarche est virile, son corps brûlé par le soleil,
son coup d'oeil sévère ; il a l'air éveillé : c'est le guide de la route
escarpée : ce bonhomme, après t'avoir débité je ne sais quelles sornettes,
t'engagera à le suivre, te montrera les traces de Démosthène, de Platon et de
quelques autres ; elles sont grandes, il est vrai, et plus profondes que celles
de nos orateurs du temps, mais elles sont à peine visibles, et l'âge les a
presque entièrement effacées. Il te dira que tu parviendras au bonheur et que
tu épouseras la Rhétorique, si tu suis ces traces avec la précision d'un
danseur de corde : car, pour peu que tu poses le pied à côté, que tu inclines
à droite ou à gauche, que tu ne suives pas la direction, te voilà hors de la
ligne droite qui mène au mariage. Ensuite il t'ordonnera de te former sur les
anciens, il te proposera pour modèles des discours vieillis, difficiles à
imiter, semblables aux statues sorties de l'antique atelier, d'Hégias, de
Critius, et de Nestoclès (07), oeuvres
précises, nerveuses, un peu roides, d'un dessin correct et sévère.
"Travaillez, dira-t-il, veillez, buvez de l'eau, ne prenez aucun relâche,
cela vous est nécessaire, indispensable ; sinon vous ne pourrez achever votre
route." Mais ce qu'il y a de plus désolant, c’est que ce guide vous fera
dépenser à ce voyage un temps considérable, des années entières. Il ne sait
compter ni par jours, ni par lunaisons : il ne procède que par olympiades. Ce
calcul vous fatigue d'avance ; on n'en peut plus, on dit un long adieu à ce
bonheur qui n'existe qu'à l'état d'espoir. Ce n'est pas tout : il exigera un
salaire exorbitant, pour le payer de tous les maux qu'il t'aura fait souffrir :
il ne te fera pas faire un pas qu'il n'ait d'abord reçu une somme énorme.
10. Voilà ce que te dira ce hâbleur,
ce vieux du temps de Saturne, qui te donne pour modèles des morts décrépits,
qui veut que tu exhumes des discours enterrés depuis longtemps, qui t'ordonne,
comme la chose du monde la plus utile, d'imiter le fils d'un fabricant d'épées
(08), ou celui de je ne sais quel Atromète,
greffier de son état (09), et cela en
pleine paix, quand Philippe ne menace plus d'envahir la Grèce, et qu'Alexandre
n'en est plus le maître, temps auquel leur talent pouvait avoir son utilité.
Cet homme ignore sans doute qu'on a trouvé aujourd'hui une route bien plus
commode qui, vite et sans travail, vous conduit immédiatement à la
Rhétorique. Garde-toi donc bien de croire ce guide suranné : ne l'écoute pas
; il te ferait rompre le cou ou finirait par te rendre vieux avant l'âge avec
tous ses travaux. Si tu aimes la Rhétorique et si tu désires la posséder le
plus tôt possible, quand tu es à la fleur de l'âge, si tu veux même qu'elle
vienne à toi, plante là ce pédant hérissé, qui abuse de ses grands airs
virils : laisse-le gravir son sentier tout seul ou en compagnie de ceux qu'il
pourra prendre pour dupes, et que tu verras de loin haletants et ruisselants de
sueur.
11. Quant à toi, en arrivant à
l'autre, chemin, tu y trouveras une foule de guides différents ; mais, parmi
eux, il en est un qui est toute science et toute beauté : sa démarche est
mollement balancée, son cou légèrement incliné, son regard féminin, sa voix
mielleuse ; il exhale une suave odeur ; il se gratte la tête du bout du doigt :
le peu de cheveux qui lui restent sont bien frisés en grappes d'hyacinthe ; on
dirait le délicat Sardanapale, ou Cinyre (10)
ou Agathon (11) lui-même, cet aimable
poète tragique. Tels sont les signes qui te le feront reconnaître. Mais il
n'est pas possible que ce divin personnage, cher à Vénus et aux Grâces,
échappe à tes regards. Que dis-je ? Tu aurais les yeux fermés, et il
s'approcherait de toi ouvrant cette bouche qui distille le miel de l'Hymette,
faisant entendre cette voix familière, que tu serais sûr aussitôt de n'avoir
pas devant toi un des mortels qui mangent les fruits de la terre, mais quelque
être surhumain, nourri de rosée et d'ambroisie. Va donc le trouver, mets-toi
entre ses mains et tu deviendras, aussitôt et sans peine, un rhéteur parfait,
fixant tous les regards, ou, comme il le dit lui-même, un roi de l'éloquence,
monté sur le char triomphant de la parole. Une fois avec lui, voici d'abord ce
qu'il t'enseignera.
12. Mais laissons-le te parler
lui-même : il serait ridicule que je prisse la parole pour un tel orateur. Je
ne serais que la mauvaise doublure d'un grand talent, et je craindrais, en
tombant, d'entraîner avec moi le héros dont je jouerais le rôle. Voici
comment il s'exprimera, après avoir passé légèrement la main dans les
cheveux qui lui restent, souri de ce sourire fin et gracieux qui n'est qu'à lui
; et faisant entendre une voix douce et flatteuse qu'on dirait empruntée à la
Thaïs de la comédie, à Malthacé ou à Glycère (12)
: car un ton mâle et brusque ne conviendrait pas à un orateur si délicat et
si aimable.
13. Il te dira donc, en parlant de
lui, avec une extrême modestie : "Est-ce que c'est, mon cher ami, Apollon
Pythien qui vous envoie vers moi, qu'il a déclaré le meilleur des rhéteurs,
comme il répondit jadis à Chéréphon (13)
quel était le plus sage des hommes de son temps ? Si ce n'est point cela, si le
seul bruit de mon nom vous amène, pour avoir entendu dire que chacun se sentait
frappé de la plus vive admiration en présence de mon talent, qu'on chantait
mes louanges, qu'on était saisi d'étonnement, qu'on me rendait les armes, vous
allez savoir dans un instant à quel divin mortel vous vous êtes adressé. Ne
vous attendez pas à rien voir qui puisse être comparé à tel ou tel de nos
orateurs ; vous savez les Tityus, les Otus, les Éphialites (14),
on vous montrera quelque chose d'autrement surnaturel et prodigieux. Vous
trouverez que ma voix couvre autant celle de mes rivaux qu'une trompette couvre
les flûtes, la cigale les abeilles, les choeurs ceux qui leur donnent le ton.
14. "Puisque vous voulez aussi
devenir rhéteur, et qu'il ne vous serait pas facile d'apprendre mieux cet art
avec un autre, suivez seulement, cher objet des soins de Clitius (15),
suivez mes conseils, imitez en tout mon exemple, et observez religieusement les
lois que je vais vous prescrire. Mais avancez, n'hésitez pas, n'ayez pas peur
de ce que vous n'êtes pas encore initié à ces mystères de la rhétorique,
auxquels une autre méthode préliminaire, enseignée par des hommes vains et
qui n'ont pas le sens commun, veut qu'on arrive après de longs travaux. Il n'en
est aucun besoin. Marchez donc, comme dit un proverbe, sans vous être lavé les
pieds. Vous ne sauriez pas écrire, ce que personne n'ignore, que vous n'en
réussiriez pas moins. Le rhéteur est au-dessus de tout cela.
15. "Je vais commencer par vous
dire quelles sont les provisions qu'il vous faut apporter de la maison, et dont
vous avez besoin de vous prémunir pour votre voyage, afin de le terminer plus
vite ; ensuite, chemin faisant, je vous exposerai certains principes, je vous
donnerai certains avis au moyen desquels, avant le coucher du soleil, vous serez
un rhéteur accompli, supérieur à tous vos rivaux, tel enfin que je suis
moi-même, occupant la première, la moyenne et la dernière place entre tous
ceux qui se mêlent de parler. Apportez avec vous, c'est un point essentiel, un
grand fonds d'ignorance, mais aussi de l'aplomb, de l'audace, de l'impudence ;
laissez au logis la réserve, la discrétion, la modestie, la timide rougeur :
elles seraient inutiles et nuisibles à vos succès. Mais ayez de la voix, une
voix sonore, un débit insolent, une démarche comme la mienne : voilà qui est
indispensable et qui peut suffire. Que vos vêtements soient d'une étoffe
fleurie, blanche, sortant des ateliers de Tarente, et laissant apercevoir le
corps au travers du tissu. Prenez une chaussure attique, semblable à celle des
femmes, ouverte en plusieurs endroits, ou un brodequin de Sicyone (16),
décoré de franges blanches ; faites-vous suivre de nombreux valets, tenez
toujours des tablettes à la main. Voilà les provisions que vous devez
apporter.
16. "Pour les autres objets, nous
allons voir tout cela en route ; écoutez. Je vais vous apprendre les signes
auxquels la Rhétorique vous reconnaîtra, vous admettra comme sien, loin de se
détourner et de vous envoyer aux corbeaux, comme un profane, un espion qui
vient surprendre ses mystères. Soignez bien, avant tout, votre extérieur ;
soyez élégamment vêtu ; choisissez ensuite une quinzaine, une vingtaine au
plus de mots attiques ; exercez-vous à les prononcer nettement ; ayez toujours
sur le bout de la langue tta, k˜ta, mÇn, Žmhg¡ph,
lÒste (17),
et autres expressions analogues, et saupoudrez-en tous vos discours, comme d'un
assaisonnement. Négligez les autres mots qui ne ressemblent pas à ceux-ci, qui
ne sont pas de la même famille et qui font une fausse note dans le concert. Il
faut toujours que la frange de pourpre soit belle et d'une couleur éclatante,
lors même que le reste du vêtement se compose d'une grossière peau de
chèvre.
17. "Faites-vous, en outre, un
recueil de mots étrangers, proscrits par l'usage, et qu'on ne trouve employés
que chez les auteurs anciens ; ayez-les tout prêts en dépôt, pour les
décocher sur ceux qui conversent avec vous. C'est par là que vous attirerez
sur vous les yeux du populaire, et l'on vous croira un homme d'une érudition
admirable et sans pareille, quand on vous entendra lancer un ŽpostleggÛsasyai,
au lieu d'Žpojæsasyai
(essuyer en frottant) ; un eßlhyereÝresyai,
pour ²lÛÄ y¡resyai
(se chauffer au soleil) ; dire ŽrrabÇna
en place de pronñmion
(les arrhes, au lieu du prix payé d'avance), et appeler Žkroknef¡w
ce que nous appelons öryron
(le point du jour) (18). Inventez
quelquefois des mots nouveaux et singuliers : forgez eëlejin
pour dire un homme gui s'énonce avec grâce ; sofñnoun
pour désigner un homme intelligent ; appelez un danseur xeirñsofon
(19). Si vous faites un solécisme ou un
barbarisme, remédiez-y à force d'impudence. Soyez toujours prêt à citer le
nom d'un auteur qui n'existe pas ou qui n'a jamais existé, soit poète, soit
prosateur ; affirmez qu'il approuve cette manière de s'exprimer, étant
d'ailleurs un homme savant, et versé dans la connaissance approfondie de la
langue. Ne lisez pas les ouvrages des anciens, Isocrate un bavard, Démosthène
un orateur sans grâce, Platon froid écrivain ; prenez-moi les discours
composés récemment, et ce qu'on appelle déclamations ; nourrissez-vous-en,
afin d'en user au besoin, et d'y puiser comme dans un grenier d'abondance.
18. "Quand il faudra parler, et
que les auditeurs vous proposeront un sujet, une matière à discours, ne vous
laissez pas décourager, si vous la trouvez difficile ; prenez hardiment la
parole, et affectez de dédaigner le sujet, comme si l'on vous avait choisi un
texte digne d'un enfant. N'hésitez donc pas : dites tout ce que vous suggère
une langue déréglée ; ne vous embarrassez pas de traiter en premier lieu ce
qui doit être traité le premier, de parler de chaque objet, au rang qui lui
convient, d'amener le second après le premier, et le troisième après le
second ; mais dites d'abord ce qui se présente d'abord à votre esprit, et, si
le hasard le veut, mettez la bottine au front et le casque à la jambe.
Pressez votre débit, parlez sans discontinuer, et ne vous gardez que du
silence. Si vous parlez d'un rapt, d'un adultère commis à Athènes, citez les
coutumes de l'Inde et d'Ecbatane. Mais il vous faut avant tout du Marathon et du
Cynégire, sans lesquels rien ne saurait aller. Traversez à la voile le mont
Athos, passez à pied l'Hellespont ; que le soleil soit obscurci par les
flèches des Perses ; que Xerxès prenne la fuite, que Léonidas se dessine dans
sa gloire, qu'on lise les caractères sanglants d'Othryade, faites-moi sonner
Salamine, Artémisium, Platée (20) ;
frappez, redoublez ! Parsemez le tout de ces petits mots qui montent à la
surface de votre discours, et qui le fleurissent ; ne manquez pas de dire
souvent tta, d®pouyen
(21), n'en fût-il pas besoin : ces mots
sont fort jolis, même dits à contre-sens.
19. "Lorsque vous croirez venu le
moment de chanter, que tout alors soit chant et mélodie ; et, si votre sujet
n'a rien de musical, prononcez en cadence l’ ndrew
dikastaÛ, et soyez sûr que l'harmonie
sera parfaite. Répétez souvent : Oàmoi tÇn
kakÇn (grands dieux, quels malheurs !);
frappez-vous la cuisse, parlez de la gorge, crachez en parlant, et promenez-vous
en tortillant des reins. Si l'on ne vous applaudit pas, mettez-vous en colère,
insultez les auditeurs ; si, par un reste d'égard, ils demeurent debout, tout
prêts à sortir, ordonnez-leur de s'asseoir ; en un mot, régnez sur eux en
tyran.
20. "Mais, pour que la foule
surtout vous admire, remontez au siège de Troie, et même aux noces de
Deucalion et de Pyrrha, pour redescendre, si bon vous semble, aux événements
contemporains. Les gens habiles, s'il y en a un tout petit nombre, se tairont
par bonté d'âme ; s'ils disent quelque chose, ils paraîtront le faire par
jalousie. La multitude ne se lassera pas d'admirer votre extérieur, votre voix,
votre démarche, votre promenade, votre chant, votre chaussure et votre éternel
tta ; puis,
envoyant votre sueur, votre respiration haletante, elle ne pourra se refuser à
croire que vous êtes un formidable jouteur dans l'art oratoire. D'ailleurs, le
procédé d'improvisation est très propre à faire excuser les fautes et à
enlever la foule. Songez donc à ne jamais écrire ; parlez toujours sans
préparation : se préparer, c'est s'exposer à se faire prendre.
21. "Ayez des amis qui
trépignent sans cesse, et vous payent ainsi le prix de vos dîners. S'ils
s'aperçoivent que vous allez faillir, ils doivent alors vous tendre la main et
vous ménager, en applaudissant, le temps de retrouver ce que vous voulez dire.
Un de vos premiers soins, en effet, est de vous former un choeur dévoué et qui
chante avec ensemble. Voilà ce qu'ils feront quand vous parlerez : en marchant,
ils vous serviront de satellites, bataillon qui vous couvrira de son corps, et
s'entretiendra avec vous de ce que vous aurez dit. Si vous rencontrez quelqu'un,
parlez de vous en termes magnifiques, répandez-vous en éloges de vous-même,
jusqu'à l'en assourdir. "Qu'était votre orateur de Péanée (22)
auprès de moi ? Faudra-t-il donc que je batte un à un tous les anciens ?"
et autres phrases semblables.
22. "J'allais oublier le point
capital et le plus nécessaire pour acquérir de la réputation : moquez-vous de
tous les autres orateurs. Si l'un d'eux a quelque talent, faites semblant de
croire que ce qu'il dit n'est pas de lui, qu'il se pare des dépouilles
étrangères ; s'il est médiocre, trouvez-le détestable. Il faut aussi arriver
après tout le monde dans les auditoires, cela vous fait remarquer. Quand tout
le monde se tait ; lancez un éloge en termes singuliers, afin de distraire et
de choquer les auditeurs : vos hyperboles choquantes leur feront mal au coeur,
et ils se boucheront les oreilles. N'applaudissez que rarement de la main, c'est
trop commun. Ne vous levez pas non plus, si ce n'est une ou deux fois au plus ;
souriez dédaigneusement presque toujours, et ne paraissez jamais content de ce
qu'on dit. Il y a mille occasions de critiquer, et les oreilles sont ouvertes
sans cesse aux calomniateurs. Pour le reste, n'en soyez point en peine :
l'audace, l'impudence, le mensonge, sont toujours à portée ; ne manquez pas
d'avoir un serment tout prêt sur les lèvres ; soyez jaloux de tout le monde ;
répandez la haine, la calomnie, les faux rapports teints de couleurs
spécieuses ; avec cela vous deviendrez bientôt célèbre, et vous attirerez
tous les yeux. Telle est la conduite à tenir en public.
23. "Quant à votre particulier,
faites-vous une loi de vous livrer à tous vos vices : soyez joueur, ivrogne,
débauché, adultère, ou du moins vantez-vous de l'être, si vous ne l'êtes
pas ; dites-le partout, et montrez en confidence les billets doux que vous
recevez des femmes. Tenez à paraître beau, et qu'on vous croie un galant
recherché par le sexe aimable. Le vulgaire attribuera vos conquêtes à la
Rhétorique, et votre réputation passera ainsi jusque dans les gynécées. Je
vais plus loin : n'ayez pas honte de paraître aimé des hommes, pour un autre
motif que je ne dis pas, et cela, malgré votre belle barbe, ma foi, et votre
front dégarni de cheveux. Soyez toujours, au contraire, entouré d'amis de
cette espèce. Si vous n'en avez pas, c'est assez de vos valets. Tout cela est
infiniment utile à la Rhétorique ; on n'en acquiert que plus d'effronterie et
d'impudence. Voyez les femmes. Ne sont-elles pas plus bavardes que les hommes ?
N'ont-elles pas plus vite l'insulte à la bouche ? Faites comme elles, et vous
vous assurerez une grande supériorité sur les autres. Il faut donc que vous
soyez épilé partout, ou du moins aux endroits nécessaires. Votre bouche doit
être prête à s'ouvrir en toute occasion, et votre langue vous servir non
seulement à parler, mais à toute espèce de choses. Elle ne doit pas seulement
faire des solécismes et des barbarismes, débiter des niaiseries, jurer,
invectiver, calomnies, mentir, elle peut avoir la nuit d'autres emplois, surtout
si vous ne pouvez suffire à vos nombreuses amours. Qu'elle soit apte à tous
ces différents services, pleine de souplesse, et n'ayant de dégoût pour rien.
24. "Si vous retenez bien tous
ces préceptes, mon enfant, et vous le pouvez sans peine, ils n'ont rien de bien
difficile, j'ose vous promettre qu'avant peu vous serez un rhéteur parfait, en
tout point semblable à moi. Je n'ai pas besoin de vous énumérer tous les
avantages que va vous procurer la Rhétorique. Voyez-moi: je suis fils d'un
père inconnu, qui n'était pas encore franchement libre, après avoir subi un
esclavage plus dur que celui des Xoïs et des Thmouis (23) : ma mère était une
ravaudeuse fort aimable. Moi-même, qui n'étais pas entièrement dépourvu de
gentillesse, je commençai par gagner ma vie, en me plaçant, pour ma
nourriture, chez un libertin avare, qui eut mes premières faveurs. Voyant que
ce métier m'ouvrait une voie rapide vers la fortune, et qu'en continuant
j'allais arriver au sommet, car j'avais pour cela, qu'Adrastée me le pardonne !
toutes les provisions de voyage dont je vous parlais tout à l'heure, aplomb,
ignorance, effronterie, je cessai de me faire appeler Pothinus, et me voilà me
donnant le nom du fils de Jupiter et de Léda (24).
Je vécus ensuite avec une vieille, qui m'entretint grassement, vu le soin que
je prenais de paraître amoureux de cette beauté septuagénaire, à laquelle il
ne restait plus que quatre dents ; encore étaient-elles attachées avec un fil
d'or. Mais la pauvreté me fit supporter ce rude travail, et la faim me rendit
suaves ces froids baisers cueillis sur un cercueil. Enfin, peu s'en fallut que
la vieille ne me fît son légataire universel, si un scélérat d'esclave ne
lui eût révélé que je venais d'acheter du poison pour elle.
25. "On me pousse à la porte la
tête la première ; mais je n'ai manqué, malgré cela, d'aucune des choses
nécessaires à la vie. Je me donne pour rhéteur ; je me fais voir dans les
tribunaux, trahissant, en toute occasion, la cause de la justice, et promettant
la faveur des juges à ceux qui sont assez insensés pour me croire. Je perds
presque toujours : n'importe, l'entrée de ma maison n'en est pas moins
décorée d'une palme verte, tressée en couronne. C'est une amorce pour les
pauvres clients. Je suis l'objet de la haine et du mépris général ; j'ai une
réputation détestable pour mes meurs et plus encore pour mes discours ; on me
montre au doigt, et l'on dit que je suis passé maître en toute espèce de
méchancetés ; eh bien ! tout cela n'est pas d'un médiocre avantage. Tels
sont, par la Vénus publique, les conseils que j'ai à vous donner ; je me les
suis, depuis longtemps, donnés à moi-même, et je me sais un gré infini de
les avoir suivis."
26. Mais en voilà assez : le galant
t'en dira davantage. Si tu te conformes à ses avis, sois sûr d'arriver au but
que tu désires atteindre ; rien ne t'empêchera, guidé par ses préceptes, de
régner dans les tribunaux, de briller aux yeux de la multitude, d'être aimé
de tous, et d'épouser, non pas, comme ton législateur et ton maître, une
vieille de comédie, mais une très belle femme, la Rhétorique ; alors tu
t'appliqueras avec plus de justesse à toi-même, que Platon (25)
ne l'a fait à Jupiter, le mot "voler sur un char aux ailes rapides."
Quant à moi, timide et sans courage, je cède la route à vous autres ; et je
renonce à m'élever jusqu'à la Rhétorique : je ne puis lui payer le même
tribut que vous. Désormais j'ai fini. Faites-vois proclamer vainqueurs, sans
vous être couverts de poussière ; offrez-vous à l'admiration générale ;
seulement n'oubliez pas que, si vous remportez la victoire, vous la devez moins
à votre vitesse qui vous a fait gagner le prix de la course, qu'aux chances
d'une route très facile et toute en pente.
(01) Il
y a discussion entre les savants sur le but que s'est proposé Lucien dans cet
opuscule. Quelques-uns, d'après le scoliaste et Marelle, pensent qu'il a voulu
immoler à sa haine particulière Julius Pollux, auteur de l'Onomasticon,
son compétiteur à la place de précepteur du jeune Commode. D'autres, avec
Hemsterhuis, Gesner et Wieland, rejettent bien loin cette supposition comme une
imputation calomnieuse. Nous croyons bien difficile de prendre un parti, les
raisons de côté et d'autre nous paraissant concluantes. Ce qu'il y a de
certain, c'est que Lucien, dans ce traité, se moque, avec son bon sens
ordinaire, de la fausse éloquence et du style ampoulé des déclamateurs. Voy.,
dans le chapitre VII da la thèse latine d'H. Rigault. une appréciation de ce
traité et un rapprochement entre Lucien et Quintilien.
(02) Ce
nom n'avait pas d'abord le sens défavorable qu'il a pris par la suite. Voy. L.
Cresol, Theatrum rhetorum etc.
(03) Voy. Hésiode, Théogonie, v.
30.
(04) Voy.
t. I, p. 144.
(05) Travaux
et Jours, V. 290.
(06) Id., v. 308.
(07) Passage controversé. Nous
avons suivi Dusoul, et le rapprochement qu'il fait avec le texte de Pline
l'Ancien, Hist. nat. XXXIV, XIX..
(08) Démosthène. Cf. le Songe,
7.
(09) Eschine.
(10) Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi.
(11) Aristophane, Thesmophories,
p. 364 de la traduction de M. Artaud. Cf. A. Pieirron, Hist. de la litt. gr.,
p. 268,1re éd.
(12) Voy., sur ces courtisanes, devenues des
héroïnes de la comédie grecque, Athénée, livre XIII.
(13) Voy. Platon, Apologie de
Socrate, chap. V.
(14)
Voy. le Dict. de Jacobi.
(15) C'était, suivant Graevius, un rhéteur
du temps.
(16) Voy. le XIVe Dialogue
des courtisanes, 2.
(17) Cf. Lexiphane, 21.
(18) Quelques-unes de ces expressions se
trouvent dans l'Onomasticon de Pollux.
(19) Lucien s'est servi de ce mot dans le
traité de la danse, 69, et dans le Lexiphane,
14.
(20) Voy. notre thèse latine, De
ludicris, etc., p. 23 et suivantes.
(21) Cf. Lexiphane, 21.
(22) Démosthène. Péanée était une
bourgade de l'Attique.
(23) Noms d'esclaves égyptiens. Ceux
qui croient que Lucien a voulu satiriser Pollux voient là un trait personnel,
Pollux étant de Naucratis, ville d'Égypte.
(24) Je lis avec Grévius ¤pafrñditou
tinñw, que je traduis par fort
aimable, au lieu de ¤p' ŽmfodÛou tinñw,
qui signifie dans un carrefour.
(25) Dans le Phèdre. Lucien
s'en est déjà moqué dans la Double accusation, 33