RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE | ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE LUCIEN |
LUCIEN
PROMÉTHÉE OU LE CAUCASE (01).
MERCURE, VULCAIN, PROMÉTHÉE.
1.
MERCURE. Vulcain, voici le Caucase (02),
où il faut clouer ce malheureux Titan : cherchons donc autour de nous quelque
rocher commode, qui soit privé de neige, afin que les chaînes y entrent plus
solidement et que celui-ci soit en vue de tout le monde, bien cloué.
VULCAIN. Cherchons, Mercure ; il
ne faut pas, en effet, l'enchaîner dans un lieu bas et voisin de la terre, de
peur que les hommes qu'il a fabriqués ne viennent l'y délivrer ; et cependant
il ne faut pas que ce soit trop haut, parce qu'on ne le verrait plus d'en bas ;
mais, si tu veux bien, attachons-le à une hauteur moyenne, ici, au-dessus de ce
précipice, les mains étendues, l'une sur ce rocher, l'autre sur celui qui est
en face.
MERCURE. Tu as raison. Ces roches
sont escarpées, inaccessibles et pendantes de tous côtés : ce précipice
n'offre qu'une place étroite où l'on puisse poser le pied ; à peine s'y
peut-on tenir sur la pointe : nous ne saurions trouver de croix plus commode.
Allons, Prométhée, pas de retard : monte ici, et laisse-toi de bonne grâce
clouer à cette montagne. .
2. PROMÉTHÉE.
O vulcain ! ô Mercure ! prenez pitié d'un malheureux qui n'a pas mérité son
malheur (03).
MERCURE. Voilà un : "Prenez-
pitié" que tu nous dis sans doute, Prométhée, pour que nous soyons
attachés à ta place, si nous n'obéissons pas aux ordres que nous avons
reçus. Est-ce que le Caucase ne te semble pu assez grand, pour qu'on y
enchaîne encore deux malheureux ? Voyons ; étends la main droite. Toi,
Vulcain, attache, cloue et frappe vigoureusement de ton marteau. Maintenant,
donne l'autre main, qu'on l'attache aussi solidement. Voilà qui est fait :
bientôt va descendre l'aigle qui doit te ronger le foie, et tu seras payé de
tes belles et ingénieuses découvertes.
3. PROMÉTHÉE.
O Saturne ! ô Japet ! et toi, Terre, qui m'as donné le jour, quels maux on
fait souffrir à un infortuné qui n'a commis aucun mal !
MERCURE. Aucun mal, Prométhée ! Chargé
jadis de faire la distribution des viandes, n'as-tu pas poussé' l'injustice et
la fourberie au point de te réserver les meilleurs morceaux, et de ne servir à
Jupiter que des os
Recouverts d'une graisse blanche ?
Je me rappelle bien, par Jupiter ! les vers où Hésiode dit cela (04).
Ensuite, n'as-tu pas fait les hommes, animaux des plus malfaisants, et, chose
pire encore, les femmes ? En outre, n'as-tu pas dérobé l'apanage le plus
précieux des immortels, le feu, pour le donner aux hommes ! Après de tels
méfaits, tu dis que tu n'as commis aucun mal ?
4. PROMÉTHÉE.
Tu as bien l'air, Mercure, de vouloir, comme le dit le poète, inculper un
innocent. Tu me reproches des choses peur lesquelles je mériterais, à mon
avis, si l'on me rendait justice, d'être nourri au prytanée (05).
Si tu avais le temps de m'entendre, je me justifierais volontiers auprès de toi
de toutes ces accusations, et te prouverais les torts de Jupiter envers moi.
Mais toi, qui es un peu babillard et chicaneur, plaide pour lui et démontre qu’il
a porté un jugement équitable, en me faisant clouer près des portes
Caspiennes (06), sur le Caucase, triste
spectacle pour tous les scythes.
MERCURE. L'appel est un peu tardif,
Prométhée et le plaidoyer inutile ; parle cependant : aussi bien faut-il que
je demeure ici jusqu'à l'arrivée de l'aigle qui doit prendre soin de ton foie,
et je consens à passer le temps qui va s'écouler d'ici là à entendre les
déclamations sophistiques d'un parleur habile comme toi.
5. PROMÉTHÉE.
Parle le premier, Mercure ; et, pour donner à ton accusation la plus grande
véhémence, ne néglige rien de ce qui peut justifier ton père. Toi, Vulcain,
je te prends pour arbitre.
VULCAIN. Par Jupiter ! je serai ton
accusateur plutôt que ton arbitre, car tu m'as volé mon feu et laissé
refroidir ma forge.
PROMÉTHÉE. Eh bien ! partagez-vous
l'accusation ; toi, Vulcain, accuse-moi de larcin ; Mercure me citera pour avoir
fabriqué les hommes et distribué les viandes : tous deux vous paraissez bons
artisans de parole et vends dans l'art oratoire.
VULCAIN. Mercure parlera pour moi : je ne
suis pas au fait du langage de la chicane : je ne m'occupe guère que de ma
forge ; mais nous avons là un bon orateur, et des mieux ferrés à ces sortes
de causes.
PROMÉTHÉE. Je ne me serais jamais figuré
que Mercure se chargeât d'accuser quelqu'un de larcin, ni qu'il voulût me
reprocher d'avoir volé, étant aussi du métier. Cependant, fils de Maïa,
puisque tu tentes l'aventure, il est temps d'arriver à l'accusation.
MERCURE. Elle exigerait de longs discours,
Prométhée ; car il faudrait une certaine préparation pour énumérer tous tes
délits, et il ne suffirait pas de faire un exposé sommaire de tes méfaits, de
dire comment, le soin de distribuer les viandes t'ayant été dévolu, tu as
gardé pour toi les meilleurs morceaux, trompé ton souverain, fabriqué des
hommes, oeuvre parfaitement inutile, dérobé le feu à nous autres dieux, pour
en faire présent à tes créatures ; et il me semble, mon cher, qu'après tant
de crimes, tu ne comprends pas l'excessive clémence dont Jupiter use envers
toi. Si donc tu niais ces actions, il me serait nécessaire, afin de te
convaincre, de développer mon plaidoyer et de faire effort pour mettre la
vérité dans tout sou jour ; mais si tu avoues avoir fait cette distribution
des viandes, fabriqué des hommes par une invention nouvelle, et dérobé le
feu, l'accusation est finie, je n'ai plus rien à dire, et le reste n'est plus
que sornettes.
7. PROMÉTHÉE.
C’est tout ce que tu viens de dire qui n'est que sornettes, et nous le verrons
bientôt. Pour moi, puisque tu dis que l'accusation est suffisante, je vais
essayer, autant que possible, de me laver de tous ces crimes. Et d'abord,
écoute-moi au sujet des viandes. En vérité, j'en atteste le ciel, et je
rougis de le dire, c'est grande honte à Jupiter d'avoir l'esprit si étroit et
si jaloux que, pour avoir trouvé un petit os dans sa portion, il envoie clouer
ainsi un dieu ancien, sans se rappeler l'aide que je lui ai donnée, sans
réfléchir au motif de sa colère, se fichant comme un enfant, et entrant en
courroux parce qu'il n'a pas eu la plus grosse part.
8. Ces ruses de table, il ne faut pas, je
crois, Mercure, les garder dans son souvenir ; et, si quelqu'un a commis une
faute légère dans un banquet, on doit la considérer comme une vétille, et,
en sortant du repas, y laisser sa colère : mais mettre sa haine en réserve
pour le lendemain, nourrir sa rancune, et entretenir la mémoire de ce qui s'est
fait la veille, fi donc ! cela est indigne d'un dieu et d'un roi ! Si, en effet,
on bannit des festins ces sortes d'amusements, les tours, les plaisanteries, les
railleries et les rires, il n'y demeurera plus que l'ivresse, la satiété et le
silence, compagnie triste et maussade, et dont une table n'a que faire. Ainsi
j'étais loin de croire que le souvenir de Jupiter irait jusqu'au lendemain,
encore moins qu'il se fâcherait ainsi et se tiendrait pour gravement offensé,
parce qu'en faisant le partage des viandes, on s'est amusé à éprouver s'il
distinguerait et prendrait le meilleur morceau.
9. Mais supposé même, Mercure, ce qui est
bien plus grave, que non seulement j'aie donné à Jupiter la plus petite part,
mais que j'aie enlevé la part tout entière : quoi donc ? fallait-il pour cela,
comme on dit, confondre le ciel et la terre, songer à des chaînes, à des
croix, au Caucase, et faire descendre des aigles pour me ronger le foie (07)
! Vois si tout ce fracas n'accuse point celui qui se fâche de petitesse, de
bassesse dans les sentiments, de penchant à la colère. Qu'eût-il donc fait
s'il eût perdu un boeuf tout entier, puisque, pour un peu de viande, il entre
dans un tel courroux ?
10. Que les hommes, en pareil cas, se
conduisent avec bien plus d'équité, eux qui cependant devraient être plus
susceptibles que les dieux ! Toutefois, il n'y en a pas un seul qui condamnât
un cuisinier à être pendu, pour avoir, en faisant cuire des viandes, trempé
son doigt dans la sauce, et l'avoir léché, ou avoir arraché quelques lardons
à un rôti et les avoir avalés. Non ; ce sont des torts qu'on excuse ; ou, si
le maître s'emporte, il donne quelques coupe de poings au gourmand, quelques
soufflets sur la joue, mais personne n’a jamais été attaché à la potence
pour semblable délit. En voilà assez de dit sur les viandes : j’ai honte d’avoir
à me défendre à ce sujet, mais il est encore plus honteux pour Jupiter de m’accuser.
11. Passons à mon talent plastique et à
la fabrication des hommes : c’est le moment d’en parler. Sur ce point,
Mercure, l'accusation se divise en deux chefs, et je ne sais trop lequel vous me
reprochez le plus : en premier lieu, de ce que j'ai fait des hommes, tandis
qu'il aurait mieux valu qu'il n'y en eût pas, ou tout an moins qu'ils
demeurassent tranquilles, terre immobile et inerte ; et en second lieu, de ce
que, les ayant faits, je ne leur ai pas donné une autre forme que celle qu'ils
ont aujourd'hui. Je vais toutefois parler sur ces deux points : et d'abord, je
m'efforcerai de démontrer que les dieux n'ont éprouvé aucun dommage de ce que
les hommes ont été produits à la vie ; ensuite, que c'est même pour eux un
avantage réel et beaucoup plus considérable, que si la terre fût restée
déserte et privée d'habitants.
12. Dans l'origine, car il me sera plus
facile, en remontant jusque là, de prouver si j'ai fait une innovation
criminelle en fabriquant des hommes, dans l'origine, dis-je, il n'y avait qu'une
seule espèce divine et céleste ; la terre, inculte et difforme, était tout
entière couverte de forets, hérissée de bois impénétrables au soleil. Aussi
point d'autels pour les dieux, point de temples : où les aurait-on placés ?
point de statues ni d'images, rien enfin de semblable à ce qui se pratique
aujourd'hui avec tant de soin et de déférence. Moi, toujours le premier à
songer à l'intérêt commun, toujours attentif aux moyens d'augmenter la gloire
des dieux, de contribuer à leur splendeur, à leur magnificence, je regardai
comme une invention excellente de prendre un peu de boue, d'en façonner
certains êtres, et de leur donner une forme semblable à la nôtre. Il me
semblait qu'il manquait quelque chose à la divinité, tant qu'il n'existait
rien qui lui pût être opposé, un être qui, comparé à elle, prouvât
qu'elle est plus heureuse : je voulais toutefois que cet être fût mortel,
quoique industrieux, intelligent, et capable d'apprécier ce qui vaut mieux que
lui.
13. Alors, suivant le langage des poètes,
je mêlai de la terre et de l'eau, et de cette substance molle je formai des
hommes, puis j'appelai Minerve et la priai de mettre la main à mon ouvre.
Voilà le grand crime que j'ai commis envers les dieux ; tu vois quel tort j'ai
pu leur causer en fabriquant des animaux avec de la boue qui, jusque là
immobile, a été douée par moi du mouvement. Il paraît que, depuis ce
temps, les dieux sont devenus un peu moins dieux, parce qu'il existe sur la
terre certains êtres mortels ; et voilà pourquoi Jupiter se fâche, comme si
les dieux étaient amoindris par la naissance des hommes : à moins qu'il ne
craigne que ceux-ci ne conspirent contre lui et ne déclarent la guerre aux
dieux comme les Géants. Mais que vous ayez reçu quelque dommage de moi ou de
mes créatures, le contraire, Mercure, est évident : montre-moi que je vous ai
fait le plus léger tort, et je me tairai, et j'avouerai que vous avez raison de
me traiter ainsi.
14. Au contraire, j'ai été de la plus
grande utilité aux dieux ; et, pour t'en convaincre, tu n'as qu'à jeter les
yeux sur la terre, jadis aride et sans beauté, aujourd'hui parée de villes, de
campagnes cultivées, sur la mer sillonnée de navires, sur les îles remplies
d'habitants, sur les autels, les sacrifices, les temples, les solennités qui se
voient de tontes parts : les rues, les places publiques sont pleines de Jupiter.
Encore, si j'avais formé les hommes pour moi tout seul, ou pourrait me taxer d’avarice
; mais c'est en vue de l'intérêt commun que je vous les ai fabriqués. Que
dis-je ? On voit partout des temples consacrés à Jupiter, à Apollon, et à
toi, Mercure, mais à Prométhée pas un. Tu vois si je ne songe qu'à mes
intérêts, si j'ai trahi ou diminué ceux des autres.
15. Songe en outre à ceci, Mercure, qu'un
bien, quel qu'il soit, possession ou oeuvre d'art, que personne ne peut voir ou
louer, ne saurait être doux et agréable à celui qui le possède. Or, pourquoi
parlé-je ainsi ! Pour montrer que, si les hommes n'eussent pas été créés,
la beauté de l'univers serait demeurée sans témoin, et nous autres dieux nous
serions riches d'une richesse que personne n'admirerait, et qui, par suite,
n'aurait pour nous aucune valeur, attendu que nous ne pourrions la comparer à
rien d'inférieur ; enfin nous ne comprendrions pas l'étendue de notre
félicité, si nous ne voyions aucun être privé de ce bonheur : car la
grandeur d'un objet ne se prouve que par sa comparaison avec un petit. Et vous,
qui deviez me combler d'honneurs pour cet acte de bon citoyen, vous me clouez à
un rocher en récompense de mes bonnes idées !
16. Mais, dis-tu, il y a des méchants
parmi les hommes : ils commettent des adultères, se font la guerre, épousent
leurs soeurs, tendent des embûches à leurs pères. N'y a-t-il pas chez nous
aussi abondante moisson de vices ? Et doit-on pour cela accuser Uranus et la
Terre (08) de nous avoir donné l'existence
? Tu me diras peut-être encore que c'est pour nous une rude affaire que de
prendre soin des hommes. Autant vaudrait alors qu'un berger se plaignit d'être
obligé de soigner son troupeau : s'il lui donne du mal, il lui procure aussi
des plaisirs et une occupation qui n'en pas sans agrément. Que ferions-nous, si
nous n'avions à veiller sur rien. Plongés dans l'oisiveté, nous boirions le
nectar, nous nous remplirions d'ambroisie, sans rien faire.
17. Mais ce qui me dépite le plus, c'est
que, me reprochant d'avoir fait des hommes, et plus encore des femmes, vous ne
vous faites pas faute de les aimer, de descendre sur la terre, tantôt changés
en taureaux, tantôt en satyres, ou en cygnes (09),
et vous ne dédaignez pas d'en avoir des dieux. Mais il fallait, diras-tu
peut-être, faire des hommes avec une autre forme, et non pas à notre
ressemblance. Hé ! quel autre mode pouvais-je me proposer que celui qui me
paraissait le plus beau ? Devais-je faire de l'homme un être sans raison, une
brute sauvage et grossière ? Et comment les hommes auraient-ils offert des
sacrifices aux dieux ? comment nous auraient-ils rendu les autres hommages,
s'ils n'eussent pas été tels qu'ils sont ? Mais vous, sitôt qu'ils vous
offrent des hécatombes, vous ne perdez pas un instant, dussiez-vous aller à
l'extrémité de l'Océan, chez les Éthiopiens irréprochables (10).
Et celui qui vous procure ces honneurs et ces sacrifices, vous l'avez cloué à
un rocher ! Mais en voilà assez su sujet des hommes.
18. Maintenant, si tu veux bien, passons au
feu et à ce larcin si amèrement reproché. Et d'abord, au nom des dieux,
réponds-moi sans hésiter. Avons-nous perdu la moindre parcelle de ce feu,
depuis qu'y est aux mains des hommes ? Tu ne saurais répondre : telle est, en
effet, la nature de cette possession, qu'elle ne peut être diminuée par le
partage ; le feu ne s'éteint pas en allumant un autre feu : c’est donc chez
vous pure jalousie de ne pas permettre qu'on fasse part d'un bien à ceux qui en
ont besoin, quand il n'en résulte pour vous aucun dommage. N’êtes-vous donc
pas des dieux, et, par conséquent, des êtres bons, faiseurs de riches
présents, étrangers à toute envie ? Et lors même que je vous aurais dérobé
tout le feu, pour le porter sur la terre, sans vous en rien laisser, je ne vous
aurais pas fait grand tort : vous n'en avez nul besoin, vous n'avez jamais
froid, vous ne faites pas cuire l'ambroisie, et vous pouvez vous passer de
lumière artificielle.
19. Les hommes, au contraire, ont tout à
fait besoin du feu, surtout pour les sacrifices, pour parfumer les rues de
l'odeur des victimes, brûler l'encens et rôtir les cuisses sur les autels. Je
vois même que vous ne vous plaisez pas mal à la fumée, et que c'est pour vous
un délicieux régal, quand cette odeur monte vers le ciel avec la fumée qui
s'élève en spirales (11). Vos
reproches sont donc en contradiction complète avec vos goûts. Je m'étonne
aussi que vous n'empêchiez pas le soleil de luire sur les hommes : son feu est
bien plus divin, bien plus ardent. L'accuserez-vous aussi de vous avoir dérobé
votre bien ? J'ai dit. Pour vous, Mercure et Vulcain, si vous trouvez quelque
chose à reprendre, redressez, accusez, et moi je me justifierai encore.
20. MERCURE.
Il n'est pas facile, Prométhée, de lutter avec un si vigoureux sophiste.
Cependant félicite-toi de ce que Jupiter ne t'a pas entendu : je suis sûr
qu'il aurait attaché sur toi seize vautours pour te déchirer les entrailles,
tant tu as mis de violence à l'accuser, en paraissant te défendre. Mais je
suis étonné qu'étant devin tu n'aies pas prévu le supplice que tu subis.
PROMÉTHÉE. Je le savais, Mercure, et je
sais aussi que je dois être délivré : avant peu un Thébain (12),
de tes amis, viendra ici et tuera à coups de flèches l'aigle dont tu
m'annonces l'arrivée.
MERCURE. Puisse-t-il en être ainsi,
Prométhée ! puissé-je te voir délivré, assis à table avec nous, pourvu
seulement que tu ne fasses pas le partage des viandes !
21. PROMÉTHÉE.
Sois tranquille, Mercure, je m'assiérai
bientôt à votre table, et Jupiter me délivrera pour lui avoir procuré un
bien grand bonheur.
MERCURE. Lequel ? Parle vite.
PROMÉTHÉE. Tu connais Thétis (13),
n'est-ce pas, Mercure ? .... mais il ne faut rien dire ; mieux vaut garder mon
secret, afin qu'il soit le prix et la rançon de ma délivrance.
MERCURE. Garde-le donc, Titan, si tu crois
ce parti le meilleur. Pour nous, Vulcain, allons-nous-en ; voici l'aigle qui
arrive. Du courage, Prométhée ! Je voudrais déjà voir paraître l'archer
thébain, qui doit mettre fin aux cruelles morsures de cet oiseau
(01) On ne comprendra bien les finesses de ce spirituel dialogue qu'après avoir lu le drame d'Eschyle, intitulé : Prométhée enchaîné. Voy. l'élégante et fidèle traduction de M. A. Pierron, dans la bibliothèque Charpentier.
(02) Le Caucase, connu dès la plus haute antiquité, et que Pline dérive d'un mot scythe, qui veut dire blanchi par la neige, s'étend entre l'Europe et l'Asie, dans la région caucasienne de l'empire russe, de la mer Noire à la mer capsienne. Son plus haut sommet est l'Elbrouz ou Elbourz, à 5587 mètres au-dessus du niveau de la mer.
(03) Cette plainte de Prométhée est bien loin du sublime silence qu'il garde dans Eschyle ; mais Eschyle est un poète grave, majestueux, Lucien est un railleur.
(04) Hésiode, Théogonie, V. 541.
(05) Cf. Platon, Apologie de Socrate, chap. XXVI.
(06) Aujourd'hui le défilé de Khaouar.
(07) Voy. la traduction latine que Cicéron a faite d’un fragment du Prométhée délivré, pièce perdue d'Eschyle. Cicéron, Tusculanes, II, chap. X.
(08) Voy. le commencement de la Théogonie d'Hésiode.
(09) Jupiter, changé en taureau enleva Europe, séduisit Antiope sous la forme d’un satyre, et trompa Léda ou Némésis sous celle d'un cygne.
(10) Allusion à la fin du premier chant de l'Iliade.
(11) Iliade, I, v. 318.
(12) Hercule.
(13) Voy. le premier Dialogue des dieux.